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LÉVI-STRAUSS
de l'Académie française
LA POTIÈRE JALOUSE
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Ouvrages du même auteur
Gracchus Babeuf et le communisme, Bruxelles, Maison nationale d’édition L’Églantine, 1926.
Indiens du Matto-Grosso (Mission Claude et Dina Lévi-Strauss, novembre 1935-mars 1936), guide-
catalogue de l'exposition organisée à la galerie de la « Gazette des Beaux-Arts » et de « Beaux-Arts », 21
janvier-3 février 1937, Musée de l’Homme, 1937 ; rééd. J.-M. Place, 1988.
La Vie familiale et sociale des Indiens nambikwara, Musée de l’Homme, 1948.
Les Structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949 ; rééd. Mouton, 1967.
Race et histoire, UNESCO, 1952 ; rééd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987.
Tristes Tropiques, Plon, coll. « Terre humaine », 1955 ; rééd. Pocket, 1984.
Anthropologie structurale, Plon, 1958 ; rééd. Pocket, 1974.
Leçon inaugurale faite le mardi 5 janvier, Collège de France, Chaire d’anthropologie sociale, I960.
Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, par Georges Charbonnier, Plon, 1961.
Le Totémisme aujourd'hui, PUF, 1962 ; rééd. 1995.
La Pensée sauvage, Plon, 1962.
Le Cru et le Cuit. Mythologiques I, Plon, 1964 ; rééd. 2009.
Du miel aux cendres. Mythologiques II, Plon, 1967 ; rééd. 2009.
L'Origine des manières de table. Mythologiques III, Plon, 1968 ; rééd. 2009.
L'Homme nu. Mythologiques IV, Plon, 1971 ; rééd. 2009.
Anthropologie structurale deux, Plon, 1973 ; rééd. Pocket, 1996.
Discours prononcés dans la séance publique tenue à l'Académie française pour la réception de
Claude Lévi-Strauss à l'Académie française le jeudi 27 juin 1974, Institut de France, 1974, pp. 3-18.
La Voie des masques, Genève, Éditions Skira, 1975, 2 vol. ; nouv. éd. Plon, 1979.
L’Identitéséminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss (1974-1975), Grasset, 1977.
Myth and Meaning : Five Talks for Radio, University of Toronto Press, 1978 ; rééd. New York,
Schocken Books, 1979.
Le Regard éloigné, Plon, 1983.
Paroles données, Plon, 1984.
La Potière jalouse, Plon, 1985 ; rééd. Pocket, 1991.
L'Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, trois conférences prononcées par Claude
Lévi-Strauss à Tokyo en avril 1986 (multigraphié).
Des symboles et leurs doubles, Plon, 1989.
De près et de loin, entretiens avec Didier Éribon, Odile Jacob, 1988 ; nouv. éd. 1990.
Histoire de Lynx, Plon, 1991 ; rééd. Pocket 1993.
Regarder écouter lire, Plon, 1993.
Le Père Noël supplicié, Pin-Balma, Sables, 1994 (rééd. d’un article paru dans Les Temps modernes en
1952).
Saudades do Brasil, Plon, 1994.
Saudades de São Paulo, São Paulo, Companhia das Letras, 1996.
Race et histoire. Race et culture, préface par Michel Izard, Albin Michel/ Unesco, 2001.
Loin du Brésil : entretien avec Véronique Mortaigne, Chandeigne, 2005.
© Plon, 1985, 2009, et Plon, un département d’Édi8, 2014 pour la présente édition.
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La potière jalouse
Пρἱν μέν γάρ ζώεσϰον έπι χθονἱ φυλ’ άνθρώπων νόσφιν ἄτερ τε
ϰαϰῶν ϰαἱ ἄτερ χαλποῖο πόνοιο νούσων τ’ άργαλέων αἴ τ’ άνδράσι ϰῆρας
ἒδωϰαν. ’Aλλὰ γυνὴ χείρεσσι πίθου μέγα πῶμ’ άφελῦσα έσϰέδασ’,
άνθρώποισι δ’ έμήσατο ϰήδεα λυγρά.
Rentrant par bateau des États-Unis en 1947, je conversais parfois sur le pont-
promenade avec un chef d’orchestre français qui venait de donner des concerts à
New York. Il me dit un jour avoir observé au cours de sa carrière que le caractère
d’un musicien s’accorde souvent avec celui évoqué par le timbre et le jeu de son
instrument ; pour faire bon ménage avec son orchestre, le chef devait en tenir
compte. Ainsi, ajoutait-il, en quelque pays qu’il se trouvât, il pouvait s’attendre à
ce que le hautboïste fût pincé et susceptible, le trombone expansif, jovial et bon
garçon…
Cette remarque me frappa, comme toutes celles qui mettent en
correspondance des domaines que rien n’incite par ailleurs à rapprocher. Depuis
toujours, la pensée populaire s’ingénie à découvrir de telles analogies : activité
mentale où l’on reconnaîtra un des premiers moteurs de la création mythique.
En somme, mon chef d’orchestre redonnait vie dans son secteur à des
croyances anciennes et répandues selon lesquelles une homologie existe entre
deux systèmes : celui des occupations professionnelles et celui des
tempéraments ; croyances dont, encore aujourd’hui, on peut se demander si elles
sont totalement arbitraires ou si, pour une part, elles ne reposent pas sur un fonds
d’expérience et d’observation.
Il y a près d’un siècle, Sébillot s’était penché sur le problème. Son livre
Légendes et curiosités des métiers fait l’inventaire des traits constitutifs de la
personnalité associés par la tradition à l’exercice de divers artisanats. Ces traits
relèvent de trois ordres. L’aspect physique d’abord : peut-être parce qu’ils
travaillaient assis ou accroupis, on dépeignait les tisserands et les tailleurs
comme des avortons ou des infirmes. Les contes bretons donnent volontiers au
tailleur l’apparence d’un bossu affligé d’yeux qui louchent et d’une tignasse
rousse. Les bouchers passaient, eux, pour robustes et bien-portants.
On distinguait aussi les métiers par des critères de moralité. Pratiquement
unanime, un vieux folklore européen dénonce comme voleurs les tisserands, les
tailleurs et les meuniers qui reçoivent de leur pratique une matière première —
fils, tissu, grain — sur laquelle on les soupçonne de rogner avant de la rendre
transformée en pièce de tissu, habit ou farine. Si ces trois corps d’état étaient
censés frauder sur la quantité des produits, on suspectait les pâtissiers — qui
avaient une réputation d’entremetteurs sinon même de tenanciers de maisons de
passe — de mettre en vente des produits d’une qualité douteuse dissimulée par la
présentation.
Enfin, on prêtait à chaque catégorie d’artisans des dispositions
psychologiques distinctives : les tailleurs, vantards et peureux mais aussi rusés et
chanceux à l’instar des cordonniers ; ceux-ci farceurs, noceurs et égrillards ; les
bouchers, turbulents et orgueilleux ; les forgerons vaniteux ; les bûcherons
grossiers et désagréables ; les barbiers bavards ; les peintres en bâtiment buveurs
et toujours gais, etc.
Un dicton cité par Sébillot offre un condensé de ces croyances, non sans
d’ailleurs y introduire quelques variantes : « S’il y avait cent prêtres qui ne
seraient pas gourmands ; cent tailleurs qui ne seraient pas gais ; cent cordonniers
pas menteurs ; cent tisserands pas voleurs ; cent forgerons pas altérés ; cent
vieilles femmes pas bavardes : on pourrait couronner le roi sans crainte. »
Pour expliquer la locution anglaise As mad as a batter, « fou comme un
chapelier », on a fait état des troubles mentaux provoqués par les produits
chimiques servant à traiter les fourrures. Qu’il s’agisse ou non d’une
rationalisation, il est clair que dans tous les cas considérés, la pensée populaire
prétend se fonder sur l’expérience mais met aussi en œuvre toutes sortes
d’équivalences symboliques qui sont de l’ordre de la métaphore. Le vrai point de
départ n’est pas toujours facile à déceler : « Les Grecs, écrivait Montaigne,
descrioient les tisserandes d’estre plus chaudes que les autres femmes : à cause
du mestier sédentaire qu’elles font, sans grand exercice du corps. » Mais lui-
même était d’une opinion différente : il attribuait ce tempérament au
« trémoussement que leur ouvrage leur donne », c’est-à-dire au jeu des jambes
actionnant les pédales du métier. L’Amérique précolombienne ignorait le métier
à pédales ; pourtant les Aztèques faisaient entre tissage et lasciveté la même
association qu’incarnait la déesse lunaire Tlazolteotl. Chez les Maya la déesse
des tisserandes, Ixchel, présidait à la gestation des enfants, fonction que les Bella
Coola du Canada occidental assignent dans leurs mythes aux charpentiers.
Apparentés aux Maya, les Indiens Tzotzil du sud du Mexique partageaient,
semble-t-il, les idées des Aztèques tout en les appliquant à une phase antérieure
de l’industrie textile : au solstice d’hiver, les grand-mères donnaient aux jeunes
femmes des leçons de filage pour les inciter à se montrer bonnes partenaires
sexuelles de leurs maris.
Dans les sociétés qu’étudient les ethnologues, la spécialisation
professionnelle est beaucoup moins poussée que — depuis des siècles sinon des
millénaires — dans celles de l’Europe, de l’Orient et de l’Extrême Orient.
Pourtant, on y observe le même goût pour les correspondances, transposées
seulement dans d’autres registres. Elles s’établissent alors entre les apparences
physiques et les tempéraments d’une part, les appartenances claniques, les
provenances supposées ou les lieux de résidence d’autre part. Les insulaires du
détroit de Torrès qui sépare l’Australie de la Nouvelle-Guinée étaient distribués
en clans portant des noms d’animaux ; ils affirmaient qu’une ressemblance
physique et morale existait entre les membres du clan et l’animal éponyme. En
Amérique du Nord, les Ojibwa croyaient que les membres du clan du Poisson,
souvent imberbes et chauves, vivaient très vieux ; que ceux du clan de l’Ours
avaient des cheveux longs, noirs, épais, ne blanchissant pas avec l’âge, et qu’ils
possédaient un tempérament coléreux et combatif ; tandis que les gens du clan
de la Grue se distinguaient par une voix sonore et fournissaient les bons orateurs.
Dans le sud-est des États-Unis, les Creek caractérisaient aussi les clans par les
mœurs de leur animal éponyme, ou bien encore par les particularités
géographiques de leur lieu d’habitation ou par le nom dont on désignait celui-ci.
Ainsi donc, même dans des sociétés où les occupations professionnelles,
insuffisamment différenciées, ne pouvaient être assimilées à des espèces sociales
distinctes, des groupes constitués sur d’autres bases se définissaient à leurs
propres yeux ou étaient définis par les autres d’après des modèles naturels.
En Amérique du Sud, région du monde qui nous retiendra particulièrement
dans ce livre, plusieurs peuples, surtout de la famille linguistique carib, donnent
aux peuples étrangers des noms animaux et leur prêtent une apparence physique,
un caractère et une conduite en rapport. Le peuple des Crapauds a des jambes
longues et un gros ventre, celui des Singes hurleurs porte la barbe… Membres
eux-mêmes de la famille carib, les Waiwai dont il sera question plus loin (infra :
126,164-165) expliquent les différences entre les espèces animales, entre les
animaux et les humains et entre les diverses tribus par toutes sortes de
combinaisons et de dosages. Au départ, un petit nombre d’êtres destinés à
devenir des animaux se marièrent entre eux ou avec de futurs humains. Tous ces
êtres étaient encore à peine distincts les uns des autres. Des unions entre
animaux virtuels ou entre ces animaux et des humains virtuels, ou encore entre
ces derniers seuls, naquirent des espèces mieux différenciées, et ainsi de suite
jusqu’à ce que les espèces humaines et animales — étalées sur la table, si l’on
peut dire, à la façon des cartes d’une patience — offrent l’image enfin complète
du grand jeu de la création : genèse dont on analyse et commente chaque étape
pour justifier les caractères propres et les mœurs distinctives de chaque espèce,
la correspondance de la conduite et du tempérament de chaque groupe humain
avec son pedigree. L’union de quadrupèdes mâles et de vautours femelles
produisit des Indiens sédentaires ; celle entre sarigues mâles et femmes
humaines, des Indiens chasseurs de gros volatiles. Des coatis mâles et des
vautours femelles procréèrent des tribus étrangères. Parmi ces derniers peuples,
ceux nés d’aras mâles et de vautours femelles sont plus forts que les Waiwai.
Quelques agoutis mâles engendrèrent des Indiens non seulement étrangers, mais
sauvages et cruels au surplus.
De telles théories qu’on pourrait appeler évolutionnistes ne sont pas rares en
Amérique du Sud. Mais, comme le notait déjà Tastevin à propos des Cashinawa,
Indiens du haut Juruá dont je reparlerai souvent, « à l’inverse de Spencer [ils]
estiment que ce sont les animaux qui descendent des hommes et non pas
l’homme des animaux ». De même les Guarayo du rio Madre de Dios : pour eux,
certaines espèces jugées les plus nuisibles sont des humains directement
transformés. D’autres proviennent d’humains par une série d’intermédiaires : la
tortue terrestre descend du singe, et le singe de l’homme. Le tapir et l’agouti
descendent d’espèces végétales. Du tapir, les Surára qui vivent dans l’extrême
nord du Brésil disent au contraire que c’est un ancien singe coatá qui, tombé
d’un arbre, ne réussit pas à y remonter, et que les porcs sauvages furent jadis des
singes cuxiú.
Les quelque vingt tribus du bassin du Uaupés, membres de la famille
linguistique tukano, entretiennent des relations très spéciales. D’abord, chaque
clan d’une tribu ne contracte mariage qu’avec un clan de même rang dans une
autre tribu. Chaque tribu se croit aussi descendue d’un ancêtre animal dont elle
conserve certains traits caractéristiques. Pour telle d’entre elles, les tapirs sont
des « beaux-pères », les pécaris à lèvre blanche et les pacas deux sortes d’
« épouses étrangères », les agoutis des « gendres ». Tous ces animaux parlent des
dialectes en accord avec leur position dans le réseau des alliances intertribales :
le tapir parle tukano, le paca parle pira-tapuya, etc. Les caractères respectifs du
monde naturel et du monde social se reflètent mutuellement, car si les groupes
humains présentent des traits animaux, ces traits correspondent moins à des
propriétés objectives qu’à des valeurs, pourrait-on dire, philosophiques et
morales. Les Tukano classent les animaux d’après le type d’habitat, le mode de
locomotion, la couleur, l’odeur. Les deux premiers critères relèvent de
l’expérience, les autres renvoient à des valeurs symboliques. Les animaux
projettent leurs caractères empiriques sur les groupes humains qui se croient
descendus d’eux, et ces groupes humains réfléchissent sur le monde animal leur
système de valeurs et leurs catégories.
À cet égard, les classifications par odeurs offrent un intérêt particulier. Elles
ne sont d’ailleurs pas propres à l’Amérique : qu’on pense au calendrier d’odeurs
des insulaires Andaman. Selon les Desana du Uaupés, l’odeur peut être absente
ou présente, et, dans le second cas, bonne ou mauvaise. Mais, poursuit l’auteur à
qui j’emprunte ces observations, « le concept d’odeur ne se limite pas à une pure
expérience sensorielle. Il inclut ce qu’on pourrait appeler un ' air ’, une sensation
imprécise d’attirance, de répugnance ou de crainte. Les Desana expriment cela
clairement quand ils disent que les odeurs ne sont pas seulement perçues par le
nez, mais constituent une forme de communication engageant le corps tout
entier ».
Toujours en Amérique du Sud, un autre système de classification par odeurs
— en donnant à ce mot une acception plus large que celle de sensation olfactive
— a été bien décrit et analysé pour un groupe de la famille linguistique gé à tous
égards différent des Tukano : les Suya. Ces Indiens ne se contentent pas de
prêter des attributs distinctifs aux résidents des maisons longues qui composent
leur village : gens aux cheveux fins et plats comme ceux des Blancs ; gens aux
cheveux beaux et très noirs ; gens de grande taille ; gens qui déploient une
activité intense ; gens qui ont un rapport particulier avec la pluie… Ils appliquent
aux espèces animales et végétales, et aux humains selon le sexe, l’âge et les
fonctions politiques, une classification par odeurs qui distingue celles-ci en
quatre catégories. L’enquêteur, de langue anglaise, les rend par strong or gamey,
pungent, bland, rotten. Soit en français, approximativement : « forte ou
faisandée », « piquante, ou aromatique », « douce », « putride ». Ces classes
d’odeurs ne correspondent pas tant à des catégories sensorielles qu’à des valeurs
morales (ne parlons-nous pas aujourd’hui, presque toujours au figuré, d’ « odeur
de sainteté », et quand un danger menace ne disons-nous pas : « ça sent
mauvais » ?). Comme l’écrit le même auteur : « Les odeurs peuvent être moins
un mode de classement ‘ objectif ’ qu’une façon d’exprimer la puissance, la
force ou la dangerosité […]. Les termes désignant les odeurs au sens olfactif […]
renvoient à toute une variété de qualités, d’états, en même temps qu’à des
stimuli de l’odorat » ; de sorte que « les odeurs appartiennent à la fois au monde
naturel et au monde social ».
D’autres peuples sud-américains classent leurs clans ou ceux de leurs voisins
d’après des particularités linguistiques plus ou moins imaginaires : sourds,
muets, bègues ; ou bien parlant trop fort, trop vite, sur un ton plaisant, de
manière irrespectueuse… Les Sikuani des Llanos du Venezuela prêtent une
abondance de voyelles nasales à leurs voisins Saliva qui, selon les mythes,
s’étaient réfugiés dans un four de terre lors du déluge ; tandis qu’eux-mêmes, qui
avaient pu flotter sur un radeau, posséderaient une abondance de voyelles orales.
On retrouve cette opposition entre phonèmes sombres et phonèmes clairs en
Australie où les Yalbiri ou Lander Walbiri sont censés parler « haut » ou
« clair », c’est-à-dire avec des consonnes non voisées, tandis que les autres
groupes parlent « lourd » ou « pesant ».
L’ouvrage de Sébillot démontre à sa façon que dans nos sociétés aussi, une
tendance existait — existe peut-être encore — à traiter les catégories sociales
comme des espèces naturelles. Mais en même temps il soulève un problème.
Parmi plus de trente métiers recensés, on ne trouve aucune mention du potier.
Pourtant la poterie est avec le tissage un des deux arts majeurs de la civilisation.
Depuis des millénaires, la poterie sous une ou plusieurs formes — terres
vernissées ou non, faïence, grès, porcelaine — figure dans toutes les demeures,
humbles ou aristocratiques ; au point que les anciens Égyptiens disaient « mon
pot » pour « mon bien », et que nous-mêmes, à propos de dommages à réparer
quelle qu’en soit la nature, parlons toujours de « payer les pots cassés ».
Comment expliquer cette lacune ? Plutôt, s’agit-il d’une lacune dans la
documentation de l’auteur ou faut-il admettre que le potier (ou la potière) n’avait
pas de place marquée dans l’inventaire des idiosyncrasies professionnelles ?
Compte tenu de son érudition et de son scrupule, il est peu probable que Sébillot
eût négligé des informations disponibles, et à l’appui de la première hypothèse,
on fera valoir deux ordres de considérations.
Dans les sociétés européennes traditionnelles, le métier de potier était
souvent exercé par un groupe plutôt que par un individu isolé. Il existait des
familles de potiers où chaque membre — c’est le cas de le dire — mettait la
main à la pâte. Ou bien un atelier de potiers, parfois un ensemble d’ateliers,
choisissait de s’installer en dehors du village, à proximité des bancs d’argile
nécessaires à son industrie. Dans de tels cas, les potiers formaient une petite
société distincte de la communauté villageoise ; ils n’incarnaient pas une
fonction personnalisée et bien typée à l’intérieur de cette communauté. À la
différence du forgeron, du cordonnier, du bourrelier, on n’allait pas chez le potier
pour faire réparer un ustensile ou en commander un nouveau. Le potier apportait
ses produits au marché, à la foire, ou il les confiait à un intermédiaire. Les
occupations régulières, la vie de tous les jours ne mettaient pas chacun en
contact direct avec lui.
En second lieu, on peut se demander si, contrairement à la Chine ancienne
qui plaçait le potier et le forgeron presque sur le même rang, le travail du potier
ne représentait pas dans la pensée populaire européenne une sorte de réplique
affaiblie du travail de la forge. Ce dernier aurait concentré sur lui seul des
valeurs magiques et mystiques qui — les faits américains le prouvent — eussent
aussi pu s’investir dans l’autre. La forge et la poterie sont les deux grands arts du
feu, mais outre qu’on va chercher l’argile moins profondément que le minerai,
les températures requises ici et là sont inégales, et le travail du potier offre à tous
égards un spectacle peu héroïque comparé à celui du forgeron.
Ailleurs dans le monde, la poterie et la forge sont souvent associées. En
Afrique les ethnies ont parfois des fonctions artisanales distinctes et ressemblent
sous ce rapport à des castes ; on y connaît des sociétés où la même ethnie exerce
les emplois de potiers et de forgerons. Il existe aussi des castes endogames où les
hommes sont forgerons et les femmes potières. Chez certains peuples de l’Asie
septentrionale, le forgeron et le potier, qui façonnent des substances matérielles,
s’opposent ensemble au chaman qui, lui, manipule une substance spirituelle.
D’Asie aussi, mais celle du Sud, pourrait venir une autre confirmation. La
mythologie proto-indochinoise du Vietnam central donne une grande place à
l’Engoulevent d’une part comme oiseau forgeron, serviteur du tonnerre, d’autre
part comme oiseau riziculteur : il sait faire de bonnes récoltes, peut se remplir la
panse, raison pour laquelle on l’appelle d’un nom qui signifie « celui qui mange
à satiété ». Or, nous verrons que des mythes sud-américains associent
l’Engoulevent à l’origine de la terre à poterie. En même temps, donc, que les
mythes proto-indochinois remontent, si l’on peut dire, l’Engoulevent d’un cran
— de la poterie au travail des métaux — l’avidité que, nous le verrons aussi, lui
prêtent les mythes sud-américains acquiert une connotation positive au lieu de
négative. Je n’esquisse toutefois cette interprétation que sous réserve. Car si,
comme le croient divers enquêteurs, les Montagnards du Vietnam font de
l’Engoulevent un maître forgeron uniquement parce que son cri évoque pour eux
le bruit du marteau battant le fer, il serait superflu de recourir à d’autres
considérations.
Les peuples des forêts et des savanes de l’Amérique tropicale dont il sera
surtout question dans ce livre ignoraient le travail des métaux. Leurs arts du feu
se limitaient à la cuisine et à la poterie. Peut-être pour cette raison, ils y ont
investi la notion encore libre d’un combat cosmique, préfigurant en quelque
sorte celui du forgeron arrachant le feu au ciel pour le mettre au service des
humains.
Dans les quatre volumes des Mythologiques, j’ai montré qu’en Amérique, de
ce combat cosmique entre le peuple d’en bas et le peuple d’en haut le feu de
cuisine est l’enjeu. On verra maintenant que, pour les mêmes Indiens, la terre à
poterie qu’il faut faire cuire et qui donc, elle aussi, exige le feu, est l’enjeu d’un
autre combat, cette fois entre un peuple céleste et un peuple de l’eau ou du
monde souterrain. Témoins passifs de cette lutte, les humains en recueillent
incidemment le bénéfice. Ou bien encore les humains, mis en présence du peuple
de l’eau, reçoivent de lui la poterie sous condition et non sans risques.
L’idée que le potier ou la potière et les produits de leur industrie jouent un
rôle médiateur entre les puissances célestes d’une part, les puissances terrestres,
aquatiques ou chthoniennes d’autre part, relève d’une cosmogonie qui n’est pas
propre à la seule Amérique. Je me bornerai à un exemple emprunté non sans
dessein à l’ancienne mythologie japonaise, car elle repose sur un fonds de
croyances et de représentations dont il se pourrait que des vestiges subsistent des
deux côtés du Pacifique.
On lit dans le Nihongi que l’empereur Jimmu Tennô, premier d’une lignée
d’extraction divine qui eût la nature humaine, parti de Kyûshû pour conquérir le
Yamato, fit un rêve. Une divinité céleste lui promit la victoire si, avec de l’argile
provenant du sommet du mont Kagu — à mi-distance entre le monde d’en haut
et le monde d’en bas — il fabriquait quatre-vingts écuelles et autant de jarres
sacrées pour offrir un sacrifice aux dieux du ciel et de la terre. Mais — les
mythes américains le confirmeront — on n’obtient jamais la terre à poterie sans
tracas. Des bandits (entendez des peuples ennemis) barraient la route de la
montagne. Deux compagnons de l’empereur se déguisèrent en vieux couple de
paysans que les bandits laissèrent dédaigneusement passer. Ils rapportèrent
l’argile, l’empereur fit lui-même le nombre prescrit de jarres et d’écuelles. Il
sacrifia aux dieux du ciel et de la terre près des sources d’une rivière. Des
épreuves de divination confirmèrent la promesse céleste. Ces épreuves offrent
pour l’américaniste un intérêt supplémentaire, car elles ressemblent
curieusement à la pêche dite « au poison » ou « à la nivrée » pratiquée à la fois
en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est.
Toutefois, je n’ai pas l’intention d’entreprendre ici une étude comparative
portant sur l’idéologie de la poterie à travers le monde. Ce livre, consacré à des
mythes des deux Amériques, pose et tente de résoudre trois problèmes que
j’énumérerai non dans l’ordre où ils apparaîtront, mais dans celui de leur
généralité croissante. Un problème relève de l’ethnographie ; j’essaierai de
mettre en lumière des analogies, tant de structure que de contenu, entre des
mythes provenant de régions très distantes : la Californie du Sud et, dans l’autre
hémisphère, le piémont oriental des Andes depuis les Jivaro au nord jusqu’aux
tribus du Chaco au sud en passant par les Campa, les Machiguenga et les
Tacana ; comme si, dans les deux Amériques, on repérait le long des montagnes
une traînée archaïque qui aurait déposé çà et là les vestiges des mêmes croyances
et des mêmes représentations. Un autre problème, sur lequel s’ouvre ce livre et
dont un cours donné au Collège de France en 1964-1965 avait amorcé l’étude
(cf. Paroles données : 109-111), concerne la logique des mythes. Partant d’un
mythe bien localisé et qui, de prime abord, semble rapprocher par caprice des
termes à tous égards hétéroclites, je suivrai pas à pas les observations, les
inférences empiriques, les jugements analytiques et synthétiques, les
raisonnements explicites et implicites qui rendent compte de leur liaison. Le
troisième problème occupe les derniers chapitres. Ils traitent de la pensée
mythique en général, montrent la distance qui sépare sur ce sujet comme sur
d’autres l’analyse structurale de la psychanalyse, et ils posent enfin la question
de savoir si, loin que la pensée mythique représente un mode dépassé de
l’activité intellectuelle, elle n’est pas toujours à l’œuvre chaque fois que l’esprit
s’interroge sur ce qu’est la signification.
Chapitre I
Un mythe jivaro et ses variantes. Théorie de l’informe. Femme et
poterie. Énoncé du premier des problèmes qui font l’objet de ce livre.
Célèbres réducteurs de têtes, les Indiens Jivaro ne pratiquent plus cet art ;
mais, au nombre de quelques dizaines de milliers, ils habitent toujours les
confins de l’Équateur et du Pérou, sur les versants orientaux des Andes et à leur
pied.
Les Jivaro racontent dans un de leurs mythes que le soleil et la lune, alors
humains, vivaient jadis sur la terre ; ils avaient même logis et même femme.
Celle-ci nommée Aôho, c’est-à-dire Engoulevent, aimait que le chaud soleil
l’étreignît, mais elle redoutait le contact de lune dont le corps était trop froid.
Soleil crut bon d’ironiser sur cette différence. Lune se vexa et monta au ciel en
grimpant le long d’une liane ; en même temps, il souffla sur Soleil et l’éclipsa.
Ses deux époux disparus, Aôho se crut abandonnée. Elle entreprit de suivre Lune
au ciel en emportant un panier plein de cette argile dont se servent les femmes
pour faire de la poterie. Lune l’aperçut et, pour se débarrasser définitivement
d’elle, coupa la liane qui unissait les deux mondes. La femme tomba avec son
panier, l’argile se répandit sur la terre où on la ramasse maintenant çà et là. Aôho
se changea en l’oiseau de ce nom. On l’entend à chaque nouvelle lune pousser
son cri plaintif et implorer son mari qui l’a quittée.
Plus tard, le soleil monta lui aussi au ciel en s’aidant d’une autre liane.
Même là-haut, la lune continue de le fuir ; ils ne font jamais route ensemble et ne
peuvent se réconcilier. C’est pourquoi on ne voit le soleil que de jour, et la lune
seulement pendant la nuit.
« Si », dit le mythe, « le soleil et la lune s’étaient entendus pour partager la
même femme au lieu de la vouloir chacun pour soi, chez les Jivaro aussi les
hommes pourraient avoir en commun une épouse. Mais, parce que les deux
astres furent jaloux l’un de l’autre et se disputèrent la femme, les Jivaro ne
cessent de se jalouser et de se combattre au sujet des femmes qu’ils veulent
posséder. »
Quant à l’argile servant à fabriquer les vases destinés aux fêtes et aux
cérémonies, elle provient de l’âme de Aôho, et les femmes vont la ramasser là où
celle-ci, bientôt changée en Engoulevent, la répandit en tombant.
L’ethnologue finlandais Karsten, qui recueillit cette version au début du
présent siècle, en publia aussi une autre qui diffère de la première par trois traits
principaux : 1. le soleil n’y figure pas ; 2. la femme Aôho, épouse du seul Lune,
provoque la colère et le départ de son mari en se réservant les meilleurs
morceaux des courges qu’il lui a commandé de faire cuire ; 3. quand Lune coupe
la liane par laquelle sa femme tentait de le rejoindre au ciel, ce sont les courges,
contenues dans le panier de celle-ci au lieu d’argile, qui se répandent et sont à
l’origine de ces plantes alimentaires aujourd’hui cultivées par les Indiens.
Une troisième version, due au même enquêteur, provient des Indiens Canelo
de langue quechua, voisins des Jivaro et qui ont subi leur influence. Jadis, disent-
ils, l’Engoulevent était une femme que Lune — inconnu d’elle — visitait la nuit
en secret. Pour savoir qui était cet amant mystérieux, elle lui marqua le visage
avec du suc de genipa (un arbre à fruits dont le jus noircit à l’air). Incapable
d’effacer les taches, honteux d’être reconnu, Lune monta au ciel, et la femme
changée en Engoulevent gémit à chaque nouvelle lune en reprochant à son amant
de l’avoir délaissée.
Un missionnaire jésuite, le P. J.-M. Guallart, a publié une version très brève
qui consolide en un seul récit les deux premières versions de Karsten tout en
modifiant les protagonistes et leurs rapports. Au lieu de deux hommes mariés à
la même femme, on a ici un homme, Lune, marié à deux épouses. L’une d’elles
ne s’entend pas avec lui. Un jour qu’il lui a demandé d’aller au jardin cueillir des
courges bien mûres, elle en fait une soupe, la mange et rapporte seulement trois
courges vertes à son mari. Furieux, il monte au ciel par une corde de coton. La
femme le suit, il arrache la corde, la femme tombe et s’écrase au sol sous forme
d’argile molle. C’est l’origine de la terre à poterie.
Même intrigue dans une version provenant des Shuar, tribu Jivaro, mais
enrichie d’un détail supplémentaire : la femme emportait au ciel un panier plein
de vaisselle qui, en se brisant, devint une argile de mauvaise qualité tandis que le
corps même de la victime se transformait en bonne argile.
Il y a quelques années, Ph. Descola a obtenu une autre version des Achuar
(proches parents et voisins des Jivaro, à ne pas confondre avec les Shuar).
Autrefois, disent-ils, il faisait tout le temps jour car les frères Soleil et Lune
vivaient ensemble sur la terre. On ne pouvait dormir ni même cesser de
travailler. Le jour et la nuit ne commencèrent d’alterner que quand Lune monta
au ciel. Il était marié avec Auju (Nyctibius grandis, un Engoulevent américain)
qui mangeait toutes les courges mûres yuwi (Karsten yui : Cucurbita maxima) et
ne lui laissait que les vertes. Lune surprit la gloutonne, mais elle s’était cousu les
lèvres avec les épines du palmier chonta et prétendit qu’elle n’aurait pu manger
toutes les courges avec une si petite bouche. Lune ne fut pas dupe ; il grimpa au
ciel par la liane qui unissait alors les deux mondes. Auju le suivit, il fit couper la
liane par l’écureuil wichink (Sciureus sp.) : « De saisissement, [la femme] se mit
à déféquer çà et là en désordre, chacun de ses excréments se convertissait en un
gisement d’argile à poterie nuwe. Auju se transforma en oiseau et Lune devint
l’astre de la nuit. Lorsque Auju fait entendre son gémissement caractéristique par
les nuits de lune, elle pleure le mari qui l’a quittée. Depuis cette époque, la voûte
céleste s’est considérablement élevée et, faute de liane, il est impossible d’aller
se promener au ciel. »
Au cours d’une enquête menée chez les Jivaro en 1930-1931, M. Stirling
découvrit que les mythes antérieurement recueillis et publiés par divers auteurs
sont, en fait, des fragments d’une longue Genèse indigène dont, à cette époque,
la mémoire était presque complètement perdue. Stirling put cependant obtenir
quelques éléments d’un vieillard qui lui fit un récit dramatique, « accompagné de
toute une gesticulation, pantomime et modulations vocales, et en manifestant la
plus vive émotion ». L’informateur reconnaissait que sa mémoire le trahissait
souvent ; l’histoire, disait-il, était beaucoup plus longue et il ne pouvait en
retracer que les grandes lignes. D’autres fragments sont apparus par la suite dans
le travail du P. Guallart, et surtout dans le vaste corpus des traditions shuar dont
le P. Pellizzaro et ses collaborateurs des missions salésiennes ont entrepris la
publication.
J’aurai à revenir sur ce mythe capital et me bornerai, pour le moment, à
résumer l’épisode correspondant aux versions déjà citées.
À l’origine des temps n’existait que le créateur, Kumpara, et sa femme,
Chingasa. Ils eurent un fils, Etsa, le soleil. Un jour, pendant qu’il dormait, son
père mit un peu de boue dans sa bouche et la souffla sur Etsa. Elle devint une
femme, Nantu, la lune, qu’Etsa pouvait épouser puisqu’elle n’était pas sa sœur
par le sang. Nul doute que ce récit ne soit une réminiscence biblique : les
premiers contacts des Jivaro avec les Espagnols remontent au XVIe siècle et les
missionnaires jésuites s’établirent chez eux dès le XVIIIe siècle. La suite revient
aux thèmes résumés ci-dessus.
Auhu, l’Engoulevent — ici un homme aux mœurs nocturnes — s’éprit de
Lune et tenta vainement de la séduire. Etsa la courtisait aussi sans plus de
succès ; lasse de ses assiduités, Lune profita même d’un moment où il était
occupé à se peindre le visage en rouge pour monter au ciel. Là, elle se peignit en
noir afin que son corps devînt la nuit. Et elle poursuivit sa course en grimpant
comme un jaguar le long de la voûte céleste.
Témoin de cette fuite, Auhu voulut tenter sa chance. Il entreprit de se hisser
jusqu’au ciel en s’aidant d’une liane pendante. Mais Lune coupa la liane « qui
tomba et s’emmêla à tous les arbres de la forêt telle qu’on la voit aujourd’hui ».
Au ciel Nantu, la lune, se fabriqua un enfant d’argile auquel elle prodiguait tous
ses soins. La jalousie d’Engoulevent s’en accrut : il brisa l’enfant en morceaux
qui devinrent la terre. Plus heureux que son rival, Etsa, le soleil, qui avait pu
gagner le ciel, contraignit Lune au mariage. Les naissances successives de leurs
enfants, leurs aventures et celles de leurs parents occupent la suite du récit. Plus
tard, dans des circonstances sur lesquelles je reviendrai, Lune se trouve enfouie
sous terre, Engoulevent la délivre et la projette au ciel ; il la perd de nouveau,
cette fois définitivement. Depuis lors, quand il fait clair de lune, l’oiseau
inconsolable appelle sa bien-aimée.
Avant d’aborder ces mythes au fond, on doit s’arrêter sur une différence
entre les versions : elles prétendent expliquer l’origine soit de l’argile à poterie,
soit des courges cultivées, soit des lianes de la forêt.
Les Cucurbitacées sont des plantes rampantes ou grimpantes. Sous ce
rapport elles ressemblent aux lianes. De plus et bien qu’on les cultive dans les
jardins, elles conservent une parenté avec les espèces sauvages. Les Jivaro
Aguaruna appellent d’ailleurs les Cucurbitacées sauvages yuwish, nom dérivé de
celui qu’ils donnent aux espèces qu’ils cultivent, yuwi. Selon un expert en
agriculture amérindienne, « la manière dont croît la plante [cultivée] suggère
qu’elle a pu s’introduire spontanément dans des terrains cultivés primitifs, être
d’abord tolérée par l’homme, puis délibérément associée aux cultures
principales ». Sous réserve de confirmations qui manquent encore, on peut donc
traiter les Cucurbitacées cultivées, restées proches d’espèces sauvages et
semblables aux lianes par le port, comme des variantes combinatoires de ces
plantes sauvages que sont les lianes de la forêt.
Reste l’alternance des lianes et de la terre à poterie. On possède au moins des
indices que la pensée jivaro leur prête un caractère commun : elles relèvent de
l'informe, catégorie marquée d’une connotation négative et qui tient, semble-t-il,
une place essentielle dans l’esprit des Indiens1.
Que l’argile à poterie se présente d’abord à l’état informé, que le travail du
potier ou de la potière consiste précisément à imposer une forme à une matière,
qui, au départ, en était totalement dépourvue, on l’admettra sans peine. Le propre
de la poterie — qui la met en corrélation et opposition avec le travail des métaux
— tient au fait que par l’emploi du feu, l’artisan transforme du mou en dur,
tandis que grâce aussi au feu, l’autre artisan rend le métal dur malléable. La
version Guallart qualifie l’argile par sa mollesse. Et les lianes, emmêlées dans le
désordre aux arbres de la forêt, offrent aussi le spectacle d’une masse
inorganisée.
La plupart des plantes qu’utilisent les Jivaro pour la pêche dite au poison
sont des lianes ; ainsi le varvasco sauvage. Or, dit Karsten, « chez les Jivaro et
les Canelo, quand les hommes plantent le varvasco, ils s’abstiennent ensuite de
manger les intestins et le sang du gibier […] ainsi que les organes comme les
poumons, le cœur, le foie. Ils ne peuvent les manger parce qu’autrement, la
plante pourrirait ». Qu’il s’agisse bien là d’une répugnance pour le sang et les
viscères en raison de leur consistance molle et de leur aspect informe, d’autres
observations du même auteur le confirment : « Si les femmes mangeaient les
intestins des animaux divers, les plantes [qu’elles cultivent dans les jardins] se
décomposeraient en menus morceaux et seraient gâchées. De même si elles
mangeaient des choses qui coulent, se répandent facilement et se dispersent
comme le sang, la graisse de porc et le jus de canne à sucre ; ou encore les
choses sans consistance et qui se dissolvent aisément comme les têtards, les œufs
de poisson, la chair du crabe et de l’escargot. Les plantes perdraient leur
substance, se dissoudraient, se réduiraient à rien. Pour la même raison, les
femmes doivent s’abstenir de manger les cœurs de palmier qui sont faits de
fibres lâches, qui se désagrègent facilement. »
Cela étant, on comprend mieux que pour les Achuar déjà cités, l’idée d’
« ordure », dit Ph. Descola, « connote la densité des sous-bois [de formation
secondaire] qui présente un fouillis inextricable de taillis, de buissons et de
fougères arborescentes ». Les Machiguenga qui sont aussi des subandins, établis
sur le cours supérieur d’autres formateurs de l’Amazone, font un lien encore plus
direct entre l’informe corporel et l’informe végétal : un chasseur ne doit jamais
manger les tripes d’un singe qu’il a tué, car « elles se convertiraient en lianes
dans lesquelles le chasseur s’empêtrerait ». Toujours selon les Machiguenga, la
maladie la plus redoutée est celle qui fait en un instant pourrir les intestins. Dans
la maison d’un mourant, ses parentes doivent s’abstenir de filer. Sinon, le fil se
transformerait invisiblement dans les intestins du cadavre qui sortiraient de son
corps et s’attacherait à celui des personnes présentes, et toutes mourraient. Le
démon principal que craignent les Machiguenga se nomme Kientibakori : « Il a
un gros tas d’intestins qui ressemblent tous à des têtards inkiro. » Ce terme, me
dit Mme F.-M. Casevitz-Renard, spécialiste des Machiguenga, désigne aussi la
masse gélatineuse constituée par les têtards en formation, qu’on met à la
marmite et avec laquelle on assaisonne le manioc doux (on a vu que les Jivaro,
plus stricts, interdisent les têtards aux femmes).
Il est aussi notable que dans des mythes qu’on retrouvera plus loin, une
opposition apparaisse entre la liane ou la corde de coton, connecteur unissant
jadis le monde céleste et le monde terrestre, et le bambou par le moyen duquel
s’opère le passage entre le monde terrestre et le monde chthonien : ces mythes
relatent comment le Paresseux Uyush descendit sous terre par l’intérieur d’un
bambou dont il créa les nœuds en déféquant à intervalles réguliers. On a vu que
pour les Achuar, la terre à poterie provient des excréments de la femme
Engoulevent, ce qui met les excréments du côté de l’informe, et on découvrira
dans la suite de ce livre que les mythes opposent le Paresseux à l’Engoulevent.
Cette opposition se fonde principalement sur la façon dont le Paresseux se
soulage à plusieurs jours d’intervalle ; il est donc marqué au sceau de la
discontinuité.
Le contraste entre la liane flexueuse et le bambou à tige droite et creuse avec
nœuds cloisonnants le montrait déjà : l’opposition du bien formé et de l’informe
rejoint celle entre discontinu et continu. De cette dernière opposition j’ai
amplement traité dans les Mythologiques, et d’abord dans Le Cru et le cuit (58-
62 et passim). Cette analyse faisait apparaître que non seulement en Amérique,
mais aussi ailleurs dans le monde, le passage du continu au discontinu résulte de
l’intervention de divinités exigeantes, jalouses et rancunières. Une première piste
s’ouvre ainsi pour comprendre la place faite à la jalousie dans des mythes sur
l’origine de la poterie. S’exerçant sur une matière informe, l’art du potier ou de
la potière soumet cette matière à des contraintes ; il la morcèle et la façonne tout
en la restreignant.
Pour être exact, il faut cependant noter que les mythes jivaro font état d’un
troisième moyen de passage entre les étages de l’univers. Ils racontent qu’un
ogre voulut tuer Etsa, le soleil, en le clouant au sol avec un des poteaux de la
maison qu’ils construisaient ensemble. Ces poteaux sont des troncs d’arbre paeni
(Minquartia punctata, une Oléacée). Etsa évida magiquement le tronc sous
lequel il était pris, et il s’éleva par l’intérieur jusqu’au ciel où il devint le soleil.
On a donc un système triangulaire où la liane ou la corde souple s’oppose au
bambou et au poteau tous deux rigides, et où, respectivement noueux et lisse, le
bambou et le poteau s’opposent entre eux.
De toute façon, il est clair que même dans les versions « à courges » ou « à
lianes » du mythe sur l’origine de la poterie, la terre ou l’argile sont présentes, et
que, dans l’ensemble des versions, elles constituent un invariant. La Genèse dont
Stirling recueillit des fragments est dite en jivaro Nuhino, terme que sur les
indications de son informateur il traduit par Earth Story. Dans le mythe sur
l’origine de la poterie recueilli par Karsten, le mot jivaro pour argile est nui. La
Genèse de Stirling débute par le récit de la création du monde. Or les Jivaro se
représentent cette création — à la chinoise, pourrait-on dire — comme un travail
de potier : la voûte céleste est une grande coupe bleue en céramique. C’est avec
de la boue que le Créateur forma Nantu, la lune, qu’épousera le soleil ; c’est
avec de l’argile modelée que celle-ci se fabriqua un fils presque aussitôt détruit
par Engoulevent. Ce fils s’appelait Nuhi (cf. nui, « argile ») et son cadavre
devint la terre où nous vivons.
Dans le cours du même mythe, il est dit que Soleil et Lune donnèrent
naissance au Paresseux, au Dauphin, au Pécari, et à une fille, le Manioc. Après
quoi leurs facultés procréatrices se tarirent, et ils reçurent de leur mère deux
œufs. L’un fut perdu, de l’autre sortit une fille, Mika, plus tard épouse de son
frère le Paresseux Uñushi. Mika est le nom rituel des grands vases où l’on met la
chicha consommée lors des cérémonies ; aussi Mika est la patronne de la poterie.
Karsten a souligné cette équivalence entre la femme et la poterie : « C’est à
l’Indienne qu’il incombe de fabriquer les récipients en poterie et de s’en servir,
car l’argile dont on les fait est femelle, comme la terre — autrement dit, elle a
une âme de femme. » Le même auteur relève la proximité phonétique des mots
nui, « argile » et ma, « femme » ; les Indiennes en auraient elles-mêmes
conscience. « J’ai déjà signalé », dit-il ailleurs, « l’intéressante connexion entre
la femme, qui a la poterie dans ses attributions, et la terre et l’argile qu’elle
utilise. Dans la pensée des Indiens, le vase d’argile est une femme. »
C’est bien, d’ailleurs, ce qu’affirment nos mythes quand ils font provenir
l’argile à poterie des excréments, du cadavre ou de l’âme d’une femme, ou
encore du panier rempli d’argile qu’elle laisse échapper en tombant ; ou quand
d’autres, provenant des Shuar, disent que la maîtresse de la poterie façonna avec
de l’argile les organes génitaux féminins.
Les mythes jivaro n’en posent pas moins une énigme. Ils mettent en étroite
connexion un art de la civilisation, un sentiment moral, et un oiseau. Quel
rapport peut-il y avoir entre la poterie, la jalousie conjugale et l’Engoulevent ?
Chapitre II
La poterie « art jaloux ». Son origine mythique. Maîtres et maîtresses
de l’argile dans les deux Amériques. La potière jalouse des Hidatsa. La
poterie enjeu d’un combat cosmique.
Le second point concerne les œufs. Des créatures surnaturelles nées d’œufs
ne sont pas propres aux Jivaro. On suit le motif en direction nord-est jusqu’en
Guyane (Makiritaré); en direction sud-ouest dans l’ancien Pérou (Huamachuco);
près du Chaco chez les Mbaya. Le motif a d’ailleurs une diffusion
transpacifique : on le repère en Océanie, en Indonésie, en Corée, en Chine et
même en Inde. Sans nous interroger sur cette distribution, contentons-nous de
noter que le motif est, si l’on peut dire, rationalisé dans une version shuar qui,
sans l’affirmer nettement, donne à croire que la mère du Soleil eut un amant
Canard ; raison pour laquelle, semble-t-il, son mari la tua, la dépeça et trouva des
œufs dans son giron. Un canard récupère et couve les œufs dans une version
aguaruna.
Cela dit, revenons aux mythes jivaro analysés au début de ce livre et qui font
partie du même ensemble. Ils expliquent qu’au temps jadis le ciel et la terre
communiquaient ; les ancêtres des Indiens circulaient librement de l’un à l’autre.
La communication cessa quand fut rompue la liane par laquelle Soleil et Lune
montèrent au ciel. Il s’agissait pour eux, rappelons-le, d’empêcher la femme
Engoulevent de les rejoindre. La version shuar se montre là-dessus explicite :
« Si la liane n’avait pas été coupée elle continuerait à pendre, et nous aussi
aurions pu monter au ciel depuis la terre. » Ces heureux temps sont révolus, mais
un témoignage en subsiste : l’argile à poterie que la femme Engoulevent laissa
échapper, ou en quoi elle se transforma en tombant.
On observe donc un parallélisme remarquable entre ces mythes et ceux sur
l’origine du feu de cuisine, résumés et discutés dans L’Homme nu. De même que
le feu de cuisine, désormais présent sur la terre, atteste que le monde d’en bas et
le monde d’en haut communiquaient jadis, de même l’argile à poterie qui
suppose le feu — puisqu’on doit la cuire pour la durcir — joue entre les deux
mondes le rôle de terme médiateur.
Dans les mythes jivaro, ce terme figure sous trois modalités distinctes : la
femme Engoulevent, créatrice involontaire de l’argile à poterie, en est une. Deux
autres apparaissent en succession dans la version Stirling. D’abord Nuhi, le fils
que Lune non encore mariée au Soleil modèle avec de l’argile, et
qu’Engoulevent (ici un homme) brise par jalousie : ce fils meurt et devient la
terre où nous vivons. Enfin Mika, la jarre en poterie.
Dès lors, la construction du mythe devient un peu plus claire. Comme
d’autres mythes déjà rencontrés (supra : 43-47, 67-70) celui-ci fait de la poterie
l’enjeu d’un combat entre les puissances du ciel et celles du monde chthonien. À
un double titre, Mika a des attaches célestes : elle sortit d’un œuf donné aux
astres Soleil et Lune ; et cet œuf fut sauvé de la destruction par un oiseau. Cette
créature encore liée au ciel est attirée vers le bas par son fils le Serpent d’eau qui
s’unit incestueusement à elle. En conséquence, Lune, mère de Mika, sera
ensevelie (mise en terre), puis gagnera définitivement le ciel ; et le Serpent, fils
de Mika, en dévorant son aïeule céleste qui voulait le délivrer, sera
définitivement relégué au fond des eaux, c’est-à-dire dans le monde d’en bas.
Mais au cours de ces démêlés quelque chose de nouveau émerge : la
séparation des tribus et la guerre, thèmes qui envahissent progressivement la
deuxième partie du récit. Car, en fin de compte, il n’y aura qu’un seul gagnant, la
guerre : « Après avoir réussi à éviter la pacification [dont l’arc-en-ciel était le
symbole] l’esprit de la guerre Masata se remit à courir de tribu en tribu,
vociférant son mot d’ordre ‘ Faites la guerre ! Faites la guerre ! ’. »
(Sous réserve d’une inversion de la polarité de l’eau : haut → bas, on notera
la symétrie frappante que ce mythe paraît offrir avec celui des anciens Maya tel
que l’évoque la page du Codex de Dresde reproduite en couverture.)
En somme, les Jivaro transposent (à la romaine, pourrait-on dire en pensant
aux travaux de M. Georges Dumézil) le conflit cosmique entre les puissances
célestes et les puissances chthoniennes dans les termes d’un conflit politique où
les tribus prennent la place des camps affrontés. Mais les mythes jivaro sur
l’origine de la terre à poterie n’opéraient-ils pas déjà cette transposition, et de
manière encore plus directe ? Car ce qu’ils nous disaient revient à ceci : la
communication ancienne entre le ciel et la terre cessa par suite d’un conflit qui,
dans un ménage polyandre, opposa deux maris au sujet de la même femme.
Conflit inaugural, mais qui se perpétue dans et par les sentiments de jalousie
exacerbée qu’au témoignage des observateurs les Jivaro éprouvent envers leurs
épouses, et qui les opposent entre eux et aux étrangers. Les mythes et les
informateurs locaux soulignent pareillement cet aspect de la vie indigène. Un
petit conte aguaruna s’interroge sur les raisons qui rendirent les Indiens si jaloux
de leurs femmes : ils le sont donc ; et un informateur Shuar commentant la
mauvaise conduite de la femme Engoulevent — selon lui responsable des
querelles qui surgissent aujourd’hui entre les hommes au sujet des femmes —
fait explicitement le lien entre ces discordes privées et la guerre : « Quand une
femme mariée rencontre un autre homme, le mari et cet homme ne se bornent
pas à se disputer, ils se déclarent la guerre et se combattent jusqu’à ce que l’un
tue l’autre. Aussi, aujourd’hui, les maris doivent veiller jalousement sur leurs
femmes pour qu’il n’y ait pas de querelles. » En proposant de voir dans les
discordes motivées par la jalousie conjugale un modèle réduit et une image
anticipée de la guerre, je ne sollicitais donc pas les mythes. Le témoignage qui
précède montre que les Indiens eux-mêmes les comprennent de cette façon.
Sans doute rien de tout cela n’explique la place du Paresseux dans la Genèse
jivaro. Le problème nous retiendra longtemps. À titre préliminaire, j’introduirai
quelques mythes provenant d’autres populations et qui offrent un double intérêt :
le Paresseux y figure et on peut raccorder ces mythes à ceux déjà discutés. Après
avoir ainsi cerné le problème, on pourra l’aborder de front.
En Amérique du Sud, les Jivaro ne sont pas seuls à faire du Paresseux leur
ancêtre. Les Motilon, peuple de Colombie, disent qu’au commencement du
monde le Paresseux était un homme. Les Ipurina, Indiens de langue arawak qui
vivent au Brésil dans le bassin du rio Purus (à quelque mille kilomètres au sud-
est des Jivaro) croient descendre du Paresseux. Selon un de leurs mythes (indexé
M331 dans Du Miel aux cendres) il y avait jadis dans le soleil une grande marmite
où bouillaient les ordures qu’une multitude de cigognes allaient collecter par le
monde. Dès que ces choses pourries étaient cuites et remontaient à la surface,
elles les dévoraient.
Le chef des cigognes, créateur de tous les oiseaux, jeta un jour une pierre
ronde dans la marmite presque vide. La marmite s’emplit aussitôt d’eau
bouillante qui déborda et se répandit sur la terre, brûlant tous les arbres « et
même les cours d’eau ». Seuls survécurent les humains et un arbre de la famille
des Légumineuses (Cassia sp., employé comme purgatif par les Indiens). Le
Paresseux, qui était humain à cette époque, y grimpa en quête de fruits pour
nourrir ses compagnons affamés. Le soleil et la lune avaient disparu, une nuit
profonde régnait.
Le Paresseux cueillit les fruits, lança les graines qu’ils contenaient. Plus bas
elles tombaient (par terre d’abord, puis dans une eau de plus en plus profonde),
plus nettement réapparaissait le soleil : minuscule au début et grossissant peu à
peu pour atteindre sa taille actuelle. Le Paresseux obtint du chef des cigognes les
semences des plantes alimentaires, les Indiens purent cultiver des jardins. À
raison d’un homme par jour le chef des cigognes dévorait ceux qui ne voulaient
pas travailler. La marmite existe toujours dans le ciel, mais elle est vide.
À première vue, ce mythe n’offre aucun rapport avec ceux que nous avons
jusqu’ici rencontrés. Il faut y regarder de plus près. Les Jivaro font tomber du
ciel sur la terre l’argile, matière première de la poterie. Pour les Ipurina c’est le
contraire : au commencement des temps la poterie existait au ciel à l’état d’objet
déjà manufacturé. Au transfert spatial correspond un transfert temporel : la
marmite ne sert pas à cuire des denrées fraîches mais des immondices et autres
pourritures qui ont une place à la fin du cycle culinaire, non au début. Dans cette
cuisine à l’envers, les Cigognes n’ingèrent pas de la nourriture ; il serait plus
juste de dire que, consommatrices des rebuts et des détritus d’une cuisine
normale, elles résorbent des non-aliments.
Qu’une pierre bien ronde et donc intacte, jetée dans une marmite presque
vide, puisse l’emplir d’eau si brûlante qu’elle consume le monde en se
répandant, voilà qui inverse de manière saisissante les mythes ayoré du Chaco
bolivien (supra : 64-65) où tantôt des éclats de pierre se transforment en feu,
tantôt déclenchent une conflagration. Preuve supplémentaire que d’un groupe de
mythes à l’autre les mêmes termes s’inversent : dans les mythes du Chaco
relatifs au grand incendie, le seul arbre qui subsiste est un algarrobo,
Légumineuse alimentaire par excellence. Dans le mythe ipurina c’est un Cassia,
aussi une Légumineuse qu’on consomme non pour se nourrir mais pour se
purger. Enfin le manieur de pierre, auteur de la conflagration, d’Engoulevent
chez les Ayoré devient Cigogne chez les Ipurina.
Ces mythes sont donc en rapport de transformation. Nul ne contestera, je
pense, que la notion d’un incendie universel causé par une eau brûlante (et qui
consume jusqu’aux rivières !) ne peut représenter l’état premier de la
transformation. C'est plutôt l’aboutissement d’opérations inconscientes sur un
état initial dont un incendie provoqué par le feu a pu seul fournir l’argument. On
comprend mieux par là que le mythe ipurina se déroule dans un monde à
l’envers où les ustensiles de terre, précédant l’art de la poterie, servent à faire
une anti-cuisine, et où c’est l’eau mise à bouillir, au lieu du feu lui-même, qui
provoque un incendie.
Les Ufaina ou Tanimuka, petite peuplade du sud-est de la Colombie,
appartiennent à la famille linguistique tukano. Ils ont un mythe symétrique de
celui des Ipurina. Le Paresseux y figure comme auteur de la longue nuit au lieu
d’en être le vainqueur, et comme affameur au lieu de ravitailleur des Indiens.
Alors qu’il avait encore forme humaine, il grimpa en haut d’un arbre puis se
hissa jusqu’au ciel au moyen d’une liane. Il s’agrippa au soleil et le masqua. La
terre fut plongée dans l’obscurité, la pluie se mit à tomber : c’était le vieillard qui
urinait. L’inondation gagna partout, il n’y avait plus rien à manger. Un fruit de
Micrandra (une Euphorbiacée) tombé dans l’eau fit entrer celle-ci en ébullition.
On bombarda le vieux Paresseux de projectiles et on réussit enfin à le couper en
deux. Une moitié chut dans l’eau et devint un oiseau aquatique, l’autre arrêtée
par une branche devint le Paresseux à deux doigts (Cholœpus). Le soleil brilla de
nouveau.
La bipartition d’un être mythique en oiseau aquatique et en Paresseux retient
d’autant plus l’attention que, de son côté, le mythe ipurina mettait le chef des
Cigognes et le Paresseux en opposition au sein d’un couple. Les Umutina du
haut Paraguay, proches parents des Bororo par la langue et la culture, ont un
mythe où l’eau bouillante, présente dans le mythe tanimuka, joue le même rôle
incendiaire que dans celui des Ipurina. Cette eau appartenait aux loutres, elles
aussi créatures aquatiques. Du temps que Soleil et Lune vivaient sur la terre en
amis, les loutres fluviales (Pteronura brasiliensis) possédaient de grosses
marmites pleines d’eau bouillante où elles faisaient cuire leur pêche. Soleil
convoitait la plus belle ; il se changea en rat et la vola. Comme elle était trop
lourde et trop chaude, il dut appeler Lune à l’aide. Celui-ci, maladroit, laissa
tomber la marmite brûlante ; elle incendia la forêt. Pour échapper aux flammes,
Soleil se changea en gavião-tesoureiro (un Falconidé dont la queue se prolonge
par deux grandes plumes ; le mythe fut recueilli en portugais), et Lune en
corujinha (« petite chouette »). Mais au lieu de survoler le feu, Lune se cacha
dans la broussaille et périt consumé. Soleil rassembla les os et ressuscita son
compagnon.
FIG. 4. — Le Paresseux Choiœpus didactylus (d’après VOGT 1884, fig. 240, p. 496).
Les deux oiseaux pourraient être des doublets ou des variantes combinatoires
du grand et du petit Engoulevent. Comme le premier, certains engoulevents de
l’Amérique tropicale ont deux longues plumes caudales (Curiango tesoura en
portugais ; genres Macropsalis et Hydropsalis), et nous avons déjà rencontré
(supra : 54) un oiseau désigné comme chouette qui paraît être un engoulevent.
Les deux familles ont en commun des mœurs nocturnes et un plumage mou qui
rend leur vol silencieux. Dans la version bororo du mythe (indexé M120 dans Le
Cru et le cuit), des oiseaux aquatiques, au lieu de mammifères aquatiques,
gardent toute l’eau potable dans de grandes et lourdes jarres. Soleil vient
demander à boire, soulève imprudemment une jarre, la laisse choir, l’eau se
répand. Les oiseaux se fâchent, et comme la chaleur de Soleil les incommode ils
agitent leurs éventails, provoquant un vent qui emporte Soleil et Lune au ciel
d’où ils ne redescendront plus. À l’instar des mythes jivaro, la séparation
définitive du monde d’en haut et du monde d’en bas résulte d’une querelle entre
les astres et un ou plusieurs oiseaux — ici des Échassiers, là un Engoulevent.
Cette querelle naît à propos de vases en poterie, ou elle entraîne l’apparition de
l’argile dont on se sert pour faire les pots.
Ouvrons ici une parenthèse. Il est clair que l’eau potable contenue dans des
jarres de poterie dont parle le mythe bororo représente l’eau culturelle,
équivalente « en clé d’eau », si l’on peut dire, au feu de cuisine dans les mythes
qui traitent de l’origine de celui-ci. En Amérique du Sud beaucoup de ces
mythes disent que le feu de cuisine appartenait jadis au jaguar. Ici, l’eau de
cuisine — celle qu’on boit — appartenait jadis à des oiseaux aquatiques. La
perte du feu par le jaguar le condamne désormais à manger cru. De même, la
perte de l’eau culturelle par les oiseaux aquatiques les condamne à se nourrir
dans l’eau naturelle des lacs et des marais. Écoutons le mythe bororo : « Vous
n’aurez plus besoin de pots. Désormais, vous serez des oiseaux d’eau et vous
chercherez votre nourriture dans les lacs. Vous mangerez des crabes, des petits
poissons, de la vase et de la végétation aquatique. »
Qu’il s’agisse bien ici de faire le départ entre la nature et la culture, mais par
l'intermédiaire de la poterie, ressort aussi d’un détail sur lequel s’achève le
mythe ipurina : désormais, le chef des Cigognes châtiera les jardiniers paresseux.
Or, dans le deuxième volume de l'Encyclopédie bororo, le mythe qu’on vient de
commenter précède un autre, vraisemblablement recueilli à la suite, qui traite du
châtiment des cultivateurs négligents. Les mythes établissent donc un lien entre
l’agriculture et l’usage (plus exactement le bon usage) de la poterie.
Revenons maintenant aux protagonistes animaux de tous ces mythes. Des
oiseaux aquatiques y prennent la place occupée dans d’autres mythes par
l’Engoulevent, et ces mythes se rapportent aussi à une époque où le soleil qui
vivait encore sur la terre (Bororo) ou qui y a été précipité (Ipurina) monte ou
remonte définitivement au ciel par le fait d’oiseaux aquatiques (Bororo) ou par le
fait du Paresseux (Ipurina). La version tanimuka, qui inverse celle des Ipurina,
respecte le même schème tout en disposant autrement les termes : un personnage
sépare plus qu’il ne faudrait le soleil de la terre ; pour revenir à une situation
normale, cet être maléfique sera coupé en deux et donnera naissance d’une part à
un oiseau aquatique (perico d’agua dans l’espagnol rustique du narrateur),
d’autre part au Paresseux. Au terme d’une démarche régressive se trouve ainsi
restituée la paire que met en scène le mythe ipurina (supra : 106).
De l’autre côté de la frontière entre la Colombie et le Brésil, les Tukuna du
rio Solimões, linguistiquement isolés mais peu éloignés des Tanimuka, ont un
mythe qui ressemble singulièrement au leur. À l’origine des temps, disent-ils,
l’obscurité régnait sur la terre car un grand arbre du genre Ceiba (le même,
semble-t-il, où grimpe le vilain personnage du mythe tanimuka pour s’attaquer
au soleil) cachait le ciel. Le Singe nocturne visitait tous les jours un arbre arara
tucupy (Parkia oppositifolia, une Légumineuse) dont il mangeait les fruits. Il
faisait ses besoins au pied de l’arbre, provoquant chaque fois une lueur. Le héros
culturel bombarda la frondaison de l’arbre avec les coquilles des fruits et la troua
en mille endroits qui laissaient passer la lumière. C’est l’origine des étoiles.
Convaincu qu’il faisait jour au-dessus de l’arbre, le héros et son frère aidés
par les fourmis et les termites coupèrent le tronc. L’arbre resta suspendu à la
voûte céleste. On se demanda ce qui le retenait. Le petit Écureuil découvrit que
c’était un Paresseux à deux doigts. Il lui lança des fourmis dans les yeux,
l’animal lâcha prise et l’arbre tomba.
Une remarque au sujet d'arara tucupy. Cette Légumineuse porte de petites
gousses insignifiantes que consomment seulement les animaux. Du point de vue
de l’homme, c’est donc une non-nourriture qui s’oppose à la fois à l'algarrobo,
nourriture très excellente au Chaco, et à l’arbre du genre Cassia, employé, je l’ai
dit, comme purgatif et qui donc est une anti-nourriture. Il semble que les trois
Légumineuses forment système comme les mythes mêmes où elles figurent.
Reste le cas de Micrandra qui n’est pas une Légumineuse et sur l’emploi duquel
je manque d’informations. Mais si l’on tient compte que les Euphorbiacées
servent généralement de purgatifs ou d’émétiques en Amérique du Sud, on
pourrait voir en Micrandra une variante combinatoire de Cassia.
On se souvient que dans le mythe ipurina, le Paresseux jette du haut de
l’arbre les graines qu’il cueille pour nourrir ses compagnons affamés. Comme
nourrisseur — mais avec des graines de Cassia qui, purgatives, je viens de le
rappeler, sont une anti-nourriture — il procède à l’envers de ce qu’il fait quand il
défèque ; on le vérifiera au chapitre suivant. De même, les selles lumineuses du
Singe nocturne préfigurent les selles du Paresseux qui se changent en comètes ou
météores ignés quand, on va le voir aussi, il ne peut descendre à terre pour
déféquer.
Le décor ayant été ainsi dressé, on laissera le Paresseux occuper le devant de
la scène.
Chapitre VII
Le Paresseux, symbole cosmologique. Les excréments du Paresseux.
Savoir des Indiens et savoir des naturalistes. Autres rapports de corrélation
et d’opposition entre le Paresseux et l’Engoulevent. Poterie et tissage.
FIG. 5. — Le Singe hurleur rouge Alouatta (anciennement Mycetes) seniculus (d’après VOGT
1884, fig. 14, p. 50).
Dans le mythe d’origine diegueño, il est dit que le démiurge (ici nommé
Tuchaipa) creusa le sol et en tira de la boue dont il fit les Indiens ; dans le mythe
cahuilla, que le démiurge Mukat créa les premiers hommes « en travaillant
lentement et soigneusement l’argile pour modeler un beau corps comme les
hommes en ont un aujourd’hui ». Quand le démiurge et son frère se demandent
s’il faut ou non que les humains soient mortels, Mukat, partisan de la mort,
argumente : « Si les humains revenaient à la vie, le monde deviendrait trop
petit. » Temaïyauit, le mauvais démiurge, réplique : « Nous l’agrandirons. » —
« Soit, objecte Mukat, mais il n’y aura pas assez de nourriture pour tous. » —
« Ils mangeront de la terre », dit Temaïyauit — « Mais alors, ils la
consommeront tout entière. » — « Non, car nous conserverons le pouvoir de la
faire à nouveau grandir. » Comme on voit, les mythes conçoivent même l’idée
d’un univers en expansion…
Wiyot, le héros culturel luiseño, instructeur de l’humanité plutôt que
démiurge, régnait au départ sur un monde où la mort était inconnue et dont la
population, qu’il nourrissait d’argile, pouvait croître indéfiniment. Mais en
mourant, il emporta son savoir. Il fallut tenir conseil pour trouver comment une
création devenue trop nombreuse pourrait survivre. On résolut de différencier la
communauté primordiale en espèces animales et végétales, et on assigna à
chacune un milieu propre : sur terre, sous terre, dans l’eau ou dans les airs. Au
lieu d’une population homogène nourrie de terre, menant une vie paisible, libre
de se multiplier, on décida qui mangerait qui et de s’en remettre à des espèces
désormais antagonistes pour limiter mutuellement leur effectif. Façon de
cannibalisme, puisque la création consistait auparavant en un seul peuple au sein
duquel les animaux et les plantes ne se distinguaient pas les uns des autres, ni les
humains des animaux : « Ils tuèrent des animaux. Ils tuèrent des glands —
c’étaient alors des gens — ils tuèrent tout ce qu’on mange aujourd’hui. Car les
gens se changèrent en animaux, en graines, en glands et en plantes. » L’Aigle,
qui était très sage et très savant, voulut se soustraire à ce destin tragique : « Il
vola vers le nord, espérant sortir de ce monde, atteindre ses limites et les
franchir. Il essaya partout et échoua […] Au nord, la mort était là, et aussi à l’est,
au sud et à l’ouest. Quand il revint, il dit avoir trouvé la mort partout et toute
proche. Nul être ne pouvait lui échapper. » On institua les rites funéraires pour
marquer la frontière entre les morts et les vivants.
Cette interprétation philosophique du cannibalisme, les rites la mettaient
d’ailleurs en pratique. Chez les Juaneño, probablement aussi chez leurs voisins,
quand mourait un initié un officiant nommé takwé coupait un morceau de la
chair du cadavre. Il le dévorait ou faisait semblant devant le peuple assemblé. On
le craignait fort et on le rémunérait grassement. Les Indiens mettaient ce rite en
rapport avec l’épisode du mythe d’origine au cours duquel Coyote vole et mange
le cœur du dieu mort. On s’assurait ainsi que le cœur de l’initié irait au ciel et
deviendrait une étoile. Les cœurs et les âmes des non-initiés allaient dans un
monde souterrain.
Le sens de « mangeur » anciennement attribué au mot takwé est aujourd’hui
contesté. Kroeber le rapprochait de takwish, « éclair en boule », qui désigne
aussi le monstre cannibale tué par les Indiens et ressuscité sous l’apparence d’un
météore igné (supra : 182). Dans le mythe d’origine des Cahuilla, un personnage
nommé Takwic, décrit comme un « démon en boule de feu », joue un rôle décisif
dans l’épisode au cours duquel le démiurge Mukat apprend aux humains à tirer
des flèches les uns sur les autres, dupés par des oiseaux — dont l'Engoulevent,
une vieille connaissance — qui prétendent ce sport inoffensif : « Alors les
survivants virent leurs camarades morts et se lamentèrent bruyamment. »
L’épisode est précédé d’un autre où Lune, seule femme entre les créatures de
Mukat, répartit la population en moitiés exogamiques et leur apprend « à chanter
l’une contre l’autre comme si c’étaient des ennemis […] à courir, à sauter, à se
lancer des boulettes de terre et des pierres ». Autrement dit, Lune institue un
ordre social à base d’antagonisme où les camps sont animés par une hostilité
mutuelle préfigurant, mais « comme un jeu », celle qui s’imposera entre des
groupes étrangers.
Rappelons que dans cet ensemble de mythes, le démiurge ou héros culturel
peut entretenir avec la lune deux types de rapports. Pour les Luiseño, Wiyot,
instructeur de l’humanité, se change en lune après sa mort et revient sous cette
forme visiter périodiquement les humains. Le personnage homologue des
Cahuilla, Mukat, est un démiurge. Il crée la lune, extraite de son cœur ; plus tard,
il occasionne la disparition de Dame Lune, éducatrice de la première humanité.
Quand il meurt et qu’on incinère son cadavre, de son cœur naît le tabac, de son
estomac les courges, de ses pupilles les melons d’eau, de ses dents le maïs, de
ses lentes le blé, de son sperme les haricots, etc. Par conséquent, dans un cas
Mukat vivant tire la lune de son corps ; dans l’autre, symétrique, Wiyot mort se
réincarne en la lune. Et les humains reçoivent comme bienfait ici la lune dans le
ciel ; là, sur la terre, les plantes cultivées.
Où ces remarques conduisent-elles ? Elles mettent sur la piste d’analogies
frappantes entre les thèmes californiens et, loin de là en Amérique du Sud, ceux
qu’on rencontre dans les mythes de peuples subandins. Comme les Indiens du
Sud de la Californie, les Machiguenga — que nous avons déjà rencontrés ainsi
que leurs parents et voisins Campa, établis eux aussi au pied des Andes —
voient dans la création le résultat d’un conflit entre un bon et un mauvais
démiurge. Comme eux, ils croyaient en des « démons comètes », qu’ils
dénommaient kachiboréni (supra : 170). Comme eux enfin, ils pensaient qu’à
l’origine les humains se nourrissaient de terre. À vrai dire, ils faisaient à ce sujet
une distinction symétrique et inverse de celle des Luiseño. Pour ces derniers, les
humains consommaient une argile blanche, mais non l’argile rouge utilisée
seulement en poterie. Selon les Machiguenga, l’argile consommée par les
premiers humains était « une terre rouge semblable à celle dont on fait les pots
[…] sorte d’argile qu’ils pétrissaient et cuisaient dans les cendres chaudes », et
qu’ « ils avalaient comme les poules, car ils n’avaient pas de dents pour
mâcher ». Les Campa disent de leur côté qu’à l’origine, les humains se
nourrissaient de morceaux de termitières.
Le dieu Lune pénétra un jour en cachette dans la hutte où se tenait recluse
une jeune fille qui avait ses premières règles. Il lui fit don des plantes cultivées.
Plus tard il l’offensa, ou offensa une autre fille dans la même condition. En
représailles elles l’aspergèrent de sang menstruel ou de salive qui firent à la lune
ses taches. Dans une autre version, les taches proviennent du cadavre démembré
de la femme de Lune dont des morceaux collèrent au visage de son mari. Car il
est dit partout que la femme mourut, en suite de quoi Lune devint un dieu
cannibale.
Chez les Machiguenga comme en Californie, on le voit, Lune ou un
personnage plus ou moins directement assimilé à cet astre commet une offense
de caractère sexuel. Sans doute ni Mukat ni Wiyot ne sont ou ne deviennent des
cannibales. Mais en mourant sans léguer leur savoir à leurs créatures et en
emportant ce savoir dans la tombe, ils se rendent responsables du cannibalisme
métaphorique qui régnera désormais sur la terre entre des créatures jusque-là
toutes pareilles et formant une seule race, maintenant condamnées à se manger
entre elles. Le cannibalisme rituel du takwé commémore cette révolution ; et
c’est aidé par un personnage du même nom que, dans le mythe, le dieu institua
sinon le cannibalisme, au moins la guerre (supra : 191).
La conclusion s’impose qu’aussi bien chez les Machiguenga que chez les
Indiens californiens, le personnage de Lune, ambivalent, oscille entre deux
pôles : d’un côté instructeur et bienfaiteur (chez les Luiseño, bienfaitrice) des
humains ; de l’autre côté, responsable de la guerre, de la mort et plus ou moins
directement du cannibalisme. Sous le premier aspect, la lune apparaît comme
astre nocturne dans un rôle protecteur et civilisateur. Sous l’autre aspect, Lune
mâle ou femelle se rapproche du météore cannibale jusqu’à se confondre avec
lui. À preuve le mythe d’origine des Diegueño où le frère du démiurge Chakopa
ou Tuchaipa, devenu aveugle, monta comme Wiyot au ciel. À la différence de
Wiyot, on l’y voit aujourd’hui, non comme lune, mais comme « un éclair en
boule qui emporte au loin les âmes des humains et cause ainsi leur mort ».
Faisons un bref retour aux Jivaro dont j’ai déjà consolidé les mythes avec
ceux des Machiguenga, et qui voient dans des « anneaux » ou « boules de feu »
une des manifestations sensibles des « esprits ancestraux » arutam. Quand
Engoulevent exhume la lune ensevelie par le Paresseux, la fait jaillir hors du trou
comme un bolide et filer droit au ciel, ne la transforme-t-il pas en un météore
inversé ? Les Machiguenga disent de leur côté qu’avant que la lune ne fût
montée au ciel pour s’y fixer définitivement, seul le Paresseux éclairait un peu le
ciel nocturne. Selon les Shipaia du Xingu auxquels on fit dans le passé une
solide réputation de cannibales, Lune, frère incestueux que sa sœur cherchait à
rejoindre au ciel où il avait fui, précipita celle-ci dans le vide ; elle se changea
d’abord en météore, puis en tapir. Et le dieu lune cannibale des mythes
machiguenga, qui fait rôtir et mange les membres des morts, transforme le reste
de leurs corps en tapir. Le problème du rapport entre tapir et lune sera traité plus
loin (infra : 223).
Dans ces mythes des deux Amériques, lune et météore sont donc
commutables comme sont aussi commutables la lune et la tête séparée du corps
laquelle, nous l’avons vu, devient parfois un météore. Tête coupée, météore,
lune, forment un système où les deux premiers termes ont une connotation
négative tandis que la connotation du troisième oscille : tantôt positive et tantôt
négative. Compte tenu du rôle d’ordonnateur du cosmos que la déesse (plus
souvent le dieu) Lune tient dans les mythes, pourrait-il en être autrement ? Les
bêtes féroces ou venimeuses, les maladies, la guerre, la mort ont leur place dans
l’univers. Celui ou celle qui les a tolérées, parfois voulues, ne peut être
entièrement bon.
Cette ambivalence s’explique aussi par des raisons d’ordre formel sur
lesquelles, dans L’Origine des manières de table (p. 88-91), j’avais appelé
l’attention. Même quand elle ne change pas de sexe, écrivais-je, la lune, souvent
androgyne ou hermaphrodite, s’offre comme thème à une mythologie de
l’ambiguïté. Mais c’est que les corps célestes accomplissent un retour
périodique, selon le cas, chaque année, chaque mois ou chaque jour. Sous ce
rapport, la lune s’oppose aux constellations saisonnières par ses phases
mensuelles au lieu d’annuelles ; tandis que sa présence ou son absence alternant
avec celles du soleil reflètent la forme la plus courte de périodicité : celle du jour
et de la nuit.
À propos de cette analyse, on m’a non sans naïveté reproché une
contradiction. Ne disais-je pas dans la même phrase (L’Origine des manières de
table, p. 160) que le soleil et la lune peuvent chacun « signifier n’importe quoi »,
mais à la condition, pour le soleil, d’être « père bienfaisant ou monstre
cannibale », et pour la lune d’être soit « démiurge législateur ou décepteur », soit
« fille vierge et stérile, personnage hermaphrodite, homme impuissant ou
dissolu » ? Ainsi, j’aurais d’un seul jet réaffirmé le principe de l’arbitraire des
signes et donné un contenu concret à ces mêmes signes.
Or, poursuit mon critique, ces contenus découlent des modes spécifiques
d’existence des deux grands luminaires célestes : « Le soleil suit un cycle
journalier et annuel, la lune un cycle journalier et mensuel. Le soleil n’est jamais
altéré dans son être physique ; simplement il brille ou ne brille pas. Au contraire,
la lune croît et décroît. Le soleil est soit visible, soit invisible et ne connaît
qu’une courte période de transition à l’aube et au crépuscule. La lune, elle, n’est
jamais absolument présente ou absente, avec une courte période de transition à la
pleine lune et à la nouvelle lune. Le mode d’existence du soleil est marqué par
des contrastes : opposition entre le fait d’être-là et le fait de n’être-pas-là ; le
mode d’existence de la lune est marqué par la transition et la médiation, elle est
toujours dans un état de passage entre l’être et le non-être. »
On ne saurait mieux condenser des analyses éparses dans les quatre volumes
des Mythologiques. Mais en résulte-t-il, comme le prétend l’auteur, que le
principe de l’arbitraire du signe se trouve à la fois affirmé et récusé ? Trois
remarques s’imposent à ce sujet.
En premier lieu, dire comme je l’ai toujours fait que la signification des
mythèmes n’est jamais que de position n’équivaut pas à leur appliquer le
principe saussurien de l’arbitraire du signe sur lequel j’ai moi-même formulé des
réserves (Anthropologie structurale, p. 101-110). Le principe de l’arbitraire du
signe concerne les mots et les concepts dans leurs rapports respectifs avec les
signifiants et avec les objets physiques. J’ai, au contraire, souligné que si l’on
veut mettre en parallèle la linguistique structurale et l’analyse structurale des
mythes, la correspondance s’établit non entre mythème et mot, mais entre
mythème et phonème (Le Regard éloigné, p. 199). Or, s’il est vrai que le
phonème, sans rien signifier par lui-même, sert à différencier des significations,
il ne s’ensuit pas qu’un phonème d’une langue donnée soit apte à jouer ce rôle
n’importe où et n’importe comment. Son emploi est soumis à des contraintes
définies par sa place au début, au milieu ou en fin de mot, par sa compatibilité ou
son incompatibilité avec le phonème qui le précède ou qui le suit. Les
contraintes que j’évoquais sous forme imagée sont du même type. Elles relèvent
de ce que, dans mon langage, j’appellerais l’armature.
En second lieu, les rapports de corrélation et d’opposition que mon critique
relève à ma suite entre le soleil et la lune ne constituent nullement des propriétés
objectives, immédiatement appréhendées par les sens. Ces propriétés sont
abstraites de l’expérience par un travail de l’entendement. Elles consistent en
rapports logiques qui, en raison de leur nature formelle, peuvent admettre un
grand nombre de contenus différents. De ces contenus, j’offrais seulement des
exemples.
Enfin, ces rapports de corrélation et d’opposition sont ceux conçus et mis en
œuvre dans une famille parmi d’autres de mythes amérindiens. Ils correspondent
à un usage particulier fait des mythèmes soleil et lune pour bâtir un système de
significations. On ne saurait aller plus loin et leur conférer une portée générale.
En Amérique même et aussi ailleurs, des familles de mythes choisissent d’autres
rapports : soit qu’elles opposent entre eux le soleil et la lune, mais pas sur les
mêmes bases ; soit qu’elles opposent chacun pris à part, ou les deux ensemble, à
d’autres corps célestes ; ou bien à des objets relevant d’un ordre de réalité
différent. Le principe selon lequel la signification des mythèmes est toujours de
position ne souffre pas d’atteinte du fait qu’une famille de mythes assigne au
soleil et à la lune des positions sémantiques relatives qui leur permettent de
véhiculer certaines significations. C’est plutôt une manière de confirmer le
principe en illustrant concrètement une de ses applications.
Dans le cas qui nous intéresse, le point à retenir est que, selon qu’on
l’envisage sous l’un ou l’autre aspect, la lune évoque des formes différentes de
périodicité, l’une quotidienne, l’autre mensuelle, mais dont aucune n’entraîne de
changements comparables à ceux du cycle saisonnier. À la limite, la lune, tout
entière du côté d’une périodicité courte et sérielle, vient se confondre avec les
météores sans périodicité régulière mais assez fréquents, je l’ai dit, pour former
des séries. J’ai résumé et discuté dans Du Miel aux cendres un mythe
machiguenga (indexé M299, p. 273-280) d’après lequel l’épouse humaine du dieu
Lune mourut en accouchant de son quatrième enfant. La mère de la défunte
insulta son gendre, lui dit qu’il n’avait plus qu’à manger le cadavre de sa femme
après l’avoir tuée. Lune la prit au mot ; depuis ce temps, il est devenu cannibale
et nécrophage. En commentant ce mythe, Mme Casevitz-Renard a vu avec
beaucoup de perspicacité que « si Lune s’est montré bon époux en donnant
quatre enfants à sa femme, il a manqué de modération en la faisant concevoir
chaque année […] et non tous les trois ou quatre ans ». La périodicité courte de
la lune rend compte de son cannibalisme et de ses affinités « météoriques ».
En dépit de sa périodicité, la lune alternativement nouvelle et pleine présente
un caractère de discontinuité qui a conduit plusieurs peuples amérindiens à voir
en elle autant d’êtres distincts qu’elle a d’aspects. C’était le cas des anciens Tupi
et, à un moindre degré, des Araucan chez qui une divinité météorique, cannibale,
annonciatrice de maladie et de mort tenait une place non négligeable, bien faite
pour rappeler qu’eux aussi subandins, les Araucan relèvent d’un ensemble de
cultures vers lequel nous sommes constamment ramenés.
Bien que déjà évoqué (supra : 184, 189), un autre aspect du système doit
être maintenant reconsidéré. Le dieu lunaire qui nourrit ses créatures de terre ou
d’argile, ou qui apprend aux humains à remplacer ce régime alimentaire par un
autre à base de plantes cultivées, est un potier. Quand la jeune recluse des
mythes machiguenga offrit à Lune la terre calcinée dont les humains se
nourrissaient, le dieu lui expliqua que cette substance n’était pas de celles qu’on
mange ; on devait s’en servir pour fabriquer les pots, vases et autres récipients
dans lesquels on mettrait à cuire le manioc, tubercule nutritif d’une plante qu’il
était seul à posséder et qui serait désormais la base de l’alimentation humaine.
On croit en Californie du Sud — à la mésopotamienne, pourrait-on dire —
que les premiers humains furent faits d’argile. Le démiurge Mukat, précisent les
Cahuilla, les modela avec soin ; il les exposa ensuite à la chaleur du soleil. Selon
leur degré de cuisson les uns devinrent noirs, d’autres rouges, et ceux qui furent
exposés peu de temps restèrent blancs ; ainsi les races humaines se formèrent.
Wiyot, le héros culturel Luiseño, entre autres arts enseigna la poterie aux
humains.
Le dieu ou héros lunaire a aussi une nature jalouse. Il est enclin à la
persécution. Ces traits ressortent de façon particulièrement nette chez le
démiurge Mukat. Il tient à ce que ses créatures soient mortelles. Sous prétexte de
les amuser, il les incite à se tuer les unes les autres : « C’est ainsi que Mukat
trompa son peuple et se joua de lui », raison pour laquelle plusieurs de ses
créatures, révoltées, se liguèrent : « Mukat succomba finalement à la rancune des
humains parce qu’il les avait poussés à se disputer et à se combattre. » Même
Wiyot, sage éducateur des humains, qui « instruisit son peuple, veilla sur lui,
pourvut à ses besoins et les appelait tous ses enfants » se conduisit de façon si
perverse qu’on résolut de le tuer.
Le P. Geronimo Boscana, missionnaire franciscain qui catéchisa les Indiens
au début du XIXe siècle, dépeint Wiyot sous des couleurs très noires. D’abord
pacifique, bon et généreux, il se révéla quelques années plus tard comme un
monstre féroce, un tyran cruel et à l’occasion meurtrier. Ses sujets le prirent peu
à peu en haine ; poussés à bout, ils décidèrent enfin de le supprimer. On a discuté
ce témoignage : en décriant une divinité indigène, Boscana aurait été victime de
ses préjugés de prêtre catholique. Je serais plutôt porté à lui donner raison. Son
portrait de Wiyot coïncide avec celui que les mythes font du démiurge Mukat qui
remplace Wiyot chez les Cahuilla, et de son homologue serrano Kukikat dont les
humains voulurent se venger parce qu’il les avait séparés en nations parlant des
langues différentes et se faisant mutuellement la guerre. Selon les Maricopa qui
sont de langue yuman comme les Mohave, le démiurge furieux que les humains
eussent malmené son serpent favori les exposa au risque de mort violente par
morsure de serpents venimeux ou à la guerre. Une grenouille le fit mourir en
avalant les vomissures (remplaçant ici les excréments) qu’il dégorgeait du haut
d’un poteau.
Si la conduite de Wiyot n’avait pas été odieuse à ses créatures, on ne
comprendrait pas qu’elles aient résolu de le tuer. Sans doute le personnage de
Wiyot apparaît-il plus bienveillant dans des mythes recueillis à la fin du XIXe et
au début du XXe siècle. À l’inverse de la thèse défendue par Waterman, j’y
verrais plutôt l’effet d’une christianisation progressive de cette divinité.
Comme les mythes sud-américains par lesquels a débuté notre enquête, ceux
de la Californie du Sud associent donc la poterie et la jalousie. Et on y retrouve
aussi le motif des excréments présenté sous une affabulation qui offre une image
en miroir de celle des mythes sud-américains où figure le même motif.
En parfaite symétrie avec le Paresseux tacana qui doit descendre de l’arbre
où il habite pour déféquer au sol sous peine que ses excréments se changent en
comète, Mukat et Wiyot ont coutume, pour déféquer, de grimper au sommet d’un
poteau d’où leurs excréments, tombant dans la mer, font un fracas de tonnerre.
Faute d’entendre le bruit habituel (car une grenouille postée en bas du poteau a
saisi les excréments au vol avant qu’ils ne frappent l’eau) Mukat (ou Wiyot)
comprend qu’il a été ensorcelé. Dans la plupart des versions, la grenouille avale
les excréments, le dieu tombe malade, se sait perdu. Toujours de façon
symétrique, si les excréments du Paresseux tacana tombaient de haut et
frappaient la terre, ils causeraient la perte, non de leur auteur, mais de l’humanité
tout entière : laquelle, selon les mythes californiens, cherche au contraire son
salut en subtilisant, avant qu’ils ne frappent la mer, les excréments du dieu.
Le lien conçu par les mythes entre les excréments et la jalousie est encore
renforcé quand on note que chez les Mohave — dont le héros culturel Matavilye
remplace le héros Wiyot des Luiseño — les substances magiques servant de
talismans sont dites « follement jalouses » de leurs détenteurs. Dans la
perspective psychanalytique où il se place, l’auteur de cette observation croit
pouvoir assimiler les substances magiques à des excréments. D’après les mythes
mohave, les excréments, substance magique par excellence, servirent à perpétrer
le premier acte de sorcellerie. On rapporte des Cahuilla qu’ils ont grand soin
d’enterrer leurs excréments de peur qu’on ne les utilise à des fins magiques.
En raison de sa mauvaise régulation thermique, le Paresseux ne vit que dans
une zone forestière de l’Amérique méridionale et centrale où les écarts de
température ne sont pas trop grands, qui s’étend du nord de l’État brésilien de
Rio Grande do Sul jusqu’au Honduras. On ne s’attendra donc pas à le rencontrer
en Californie. Mais l’Engoulevent, uni au Paresseux par des rapports de
corrélation et d’opposition, est présent dans la nature californienne et pourrait
l’être aussi dans les mythes (supra : 191). Un mythe Luiseño se déroule au pied
d’un mât de cocagne auquel deux peuples rivaux tentent de monter : les gens de
l’Ouest et ceux de la Montagne. Le camp vainqueur décroche et fait tomber les
paniers pleins de nourriture que se disputent alors les assistants. À l’issue d’une
de ces épreuves, les gens de la Montagne avisèrent parmi eux un oiseau à grande
bouche — probablement un Engoulevent — et s’écrièrent : « À ton tour de
manger ! […]. Ils lui ouvrirent la bouche, lui enfournèrent toute la nourriture
qu’il engloutit. Ainsi le camp de la Montagne gagna. »
Comment expliquer que dans une région du Nouveau Monde où l’on ne
pouvait avoir aucune idée du Paresseux, la place que cet animal occupe dans les
mythes de l’Amérique du Sud se trouve, pour ainsi dire, marquée en creux ?
Peut-être sommes-nous là en présence d’un jeu de la pensée mythique qui,
comme ceux qu’on prête à la nature, confère fortuitement une apparence
semblable à des objets entre lesquels n’existe aucun rapport. Mais même sur de
faux problèmes il n’est pas interdit de rêver. En battant la campagne, on frôle
parfois des réalités qu’on n’apercevait pas et qui peuvent donner aux recherches
un nouveau tour. Faisons donc un moment l’école buissonnière. Au cas où le
problème serait réel, quelles solutions s’offriraient ?
Depuis quelques années, on se convainc que le début du peuplement de
l’Amérique remonte à une date plus ancienne que celles précédemment
acceptées. Au lieu des 10 000 ou 12 000 ans sur lesquels on s’accordait naguère,
certains parlent aujourd’hui de cent à deux cents millénaires. Dans l’état présent
des connaissances, une évaluation de l’ordre de 30 000 à 40 000 ans paraît
raisonnable et des voix, autorisées l’allongent jusqu’à 70 000 ans. En ces temps
reculés, l’extension du Paresseux fut-elle beaucoup plus grande ? Nous savons
que bien après cette époque, l’homme des deux Amériques cohabitait avec une
mégafaune (qu’il a probablement exterminée) comprenant entre autres des
paresseux géants, Mylodon et Megatherium, d’origine sud-américaine mais
présents aussi en Amérique du Nord. Toutefois ces lourdes bêtes ne grimpaient
pas aux arbres du haut desquels elles eussent pu lâcher leurs excréments, et les
paresseux arboricoles n’ont pas laissé de fossiles permettant de savoir s’ils
occupèrent jadis une aire plus vaste que celle où ils sont cantonnés aujourd’hui.
Puisque les animaux se dérobent, il faut interroger les hommes. Si ceux-ci
pénétrèrent par la terre ferme qui joignait l’Asie et l’Amérique à l’emplacement
actuel du détroit de Béring, rien n’oblige à croire qu’au cours des millénaires, les
mouvements de population se sont toujours faits du Nord vers le Sud. Des
mouvements en retour ont pu se produire comme ceux, bien attestés, de
l’Amazonie aux Antilles et jusque dans la partie sud-est des États-Unis. D’autre
part, la règle d’hygiène attribuée à leur dieu par les mythes du sud de la
Californie (monter en haut d’un poteau la nuit pour déféquer) relève de
l’imaginaire, tandis que celle suivie par le Paresseux est réelle. Dans ces
conditions, on pourrait voir dans les mythes californiens le produit d’une
élaboration secondaire à quoi des gens auraient été conduits par le souci de
maintenir ou de reconstituer leurs schèmes mythiques traditionnels dans un
habitat plus septentrional que celui où ils résidaient auparavant. J’ai montré
ailleurs (L’Origine des manières de table, p. 219-224) comment un animal
absent d’un nouveau milieu pouvait néanmoins conserver dans l’imagination
mythique une existence métaphysique. Les distances impliquées étaient en vérité
bien moindres. Il arrive aussi que les caractéristiques attribuées à un animal
présent dans un milieu déterminé soient transférées à un autre vivant dans un
milieu très éloigné du premier. Les Indiens sud-américains prétendent que les
fourmiliers sont tous femelles. Les Creek du sud-est des États-Unis disent la
même chose de l’Opossum (supra : 133, 146) et, au Canada, les Tsimshian
l’affirment du Castor.
On pourrait encore envisager une autre hypothèse. Un schème mythique
élaboré en Amérique du Nord dans l’abstrait, et transporté tel quel en Amérique
du Sud, y aurait trouvé une vérification imprévue dans les mœurs d’un animal
particulier en lequel il se serait incarné. Les deux hypothèses resteront
certainement gratuites. En faveur de la première on peut faire valoir que les
mœurs du démiurge californien et celles du Paresseux (jouant dans les mythes
sud-américains le rôle d’anti-démiurge) sont entre elles, je l’ai montré, dans un
rapport de transformation. Or les mœurs attribuées au Paresseux ont un
fondement empirique qui — et pour cause, s’agissant d’une divinité — fait
totalement défaut aux autres. Du texte plus haut cité de L’Origine des manières
de table, il ressortait aussi qu’une espèce absente d’un milieu déterminé, si elle
reste présente dans les mythes, s’y projette dans un « autre monde » où les
fonctions sémantiques que des mythes lui assignent ailleurs au titre d’animal réel
sont systématiquement inversées.
Quel que soit le sort promis à ces spéculations, on tiendra pour acquis que le
dieu californien a une place dans un ensemble de transformations dont les autres
états jusqu’ici repérés sont la tête coupée, changée en lune ou en météore ; les
excréments détachés du corps et changés en météore ; le personnage surnaturel
séparé de ses excréments et changé en lune… L’idée, bien attestée dans les deux
Amériques, que les excréments sont une substance chargée de la force vitale de
leur producteur, paraît sous-tendre ces transformations. Toutefois, quand on
compare ce que d’un point de vue logique seulement, on peut appeler leur état
initial et leur état terminal, une remarque que j’ai souvent présentée s’impose. En
fin de série, on observe non pas une dernière transformation s’ajoutant aux
précédentes, mais deux qui sont concomitantes. Car le dernier état applique au
premier une double torsion : l’excrément en position terminale transforme la tête
en position initiale et, si j’ose ainsi m’exprimer, il ne « fonctionne » pas de la
même façon. Que ce soit par le fait du sujet ou d’un tiers, la tête est abusivement
séparée du corps propre. On ne saurait en dire autant de l’excrément dont c’est la
destination naturelle. Déféquant à de longs intervalles, le Paresseux éloigne à
courte distance les excréments de son corps. Inversement, les dieux californiens
Mukat et Wiyot éloignent leurs excréments à grande distance, mais ils défèquent
chaque nuit, donc à de petits intervalles. Ce faisant, tous accomplissent une
fonction normale qui consiste pour chacun à séparer périodiquement les
excréments de son corps. L’ensorcellement du dieu californien ne peut donc pas
résulter du fait que les excréments se séparent de son corps propre, mais du fait
qu’ils sont captés par un corps autre (que la grenouille les avale ou qu’elle les
disperse, les exposant au même danger). Dans l’état initial de la transformation,
la tête séparée du corps propre se change en lune ou en météore. Dans l’état
final de la même transformation, les excréments ne remplacent la tête que pour
autant que, rattachés à un corps autre, ils inversent la tête quant à la fonction.
Par application de la formule canonique des transformations mythiques (supra :
78, 167) on écrira donc :
À côté des deux hypothèses que j’ai envisagées pour rendre compte des
analogies de structure entre les mythes californiens et subandins, il faut faire
place à une troisième. En Amérique du Sud comme en Amérique du Nord les
mythes pourraient donner une expression concrète à un schème reflétant des
contraintes mentales, suffisamment abstrait pour avoir été conçu n’importe où
sans rien devoir à l’expérience ni à l’observation. Même si ce schème déjà formé
n’avait pas rencontré le Paresseux dans les forêts de l’Amérique tropicale et
n’avait accueilli la chance ainsi offerte de passer de l’abstrait au figuratif, il eût
emprunté d’autres images ou bien il s’en serait passé.
Quel pourrait être ce schème ? Les mythes des deux Amériques que j’ai
rapprochés offrent pour l’essentiel deux caractères communs. D’une part, ils
posent une primauté logique de la lune sur le soleil et même une primauté
historique quand ils affirment qu’elle fut créée avant lui. D’autre part, ce sont
des mythes que, pour user d’un raccourci, on peut appeler « en bouteille de
Klein ». Qu’entendrons-nous par là ?
D’abord une remarque. Ces mythes font un emploi non inconnu ailleurs,
certes, mais inégalé ici, de l’image du tube ou du tuyau. Dans la Genèse jivaro
elle apparaît au moins deux fois. Quand, pour punir sa mère la Lune de n’avoir
pas empêché l’inceste entre sa femme et son fils, le Paresseux Uñushi la
précipite dans un trou et l’y ensevelit, Engoulevent, amoureux de Lune, vient à
son secours. Il fabrique une trompe avec un gros escargot d’eau, s’insinue dans
le tronc creux d’un palmier tombé à terre et souffle dans son instrument. Cet
appel fait jaillir Lune hors du tombeau, elle traverse le tronc comme un bolide en
chassant Engoulevent devant elle, et elle file tout droit jusqu’au ciel. Plus tard
dans le récit, Soleil décide de châtier son petit-fils incestueux. Il l’introduit de
force dans un tronc de palmier creux, y souffle comme dans une sarbacane en
faisant lentement tourner l’engin. Ahimbi, le petit-fils coupable, sort par l’autre
bout, transformé en boa que son grand-père ligote et place au fond d’un rapide
(supra : 98-100).
De même, dans le mythe amazonien — lui aussi lunaire — de Poronominaré
(supra : 118), le héros réussit à s’enfuir par l’âme de sa sarbacane de la demeure
d’un mari trompé qui tente de le tuer à coups de pets explosifs : en somme, un
tuyau le sauve d’un autre tuyau. Au cours de démêlés ultérieurs avec un
Paresseux (animal comparable, nous le savons, à un tuyau bouché)
Poronominaré précipité du haut d’un arbre traverse comme un bolide la terre
(formant tuyau en cette circonstance) et débouche dans l’autre monde. Avec
l’aide des cigales, il remonte en passant par l’âme de sa sarbacane qui fait
fonction de cage d’ascenseur. Après quoi il projette à son tour le Paresseux dans
le monde souterrain. Au début et à la fin du mythe, deux personnages sont quant
à eux mis en perce : la sœur ou compagne du héros, à qui un poisson fore le
vagin qui lui manquait ; et le Fourmilier qui, jusque-là sans anus, était réduit à
déféquer par la bouche.
1- Pour tout ce qui suit, on comparera, en français, la dérivation probable de l’adjectif péjoratif moche
à partir du francique mokka « masse informe » en passant par moche « paquet de soies filées non teintes et
n’ayant pas encore reçu leurs apprêts » ou « paquet de vers attaché au bout d’une ligne comme appât ».
Chapitre III
1- Mme Anita Albus et M. Dietrich Leube m’ont renseigné pour l'allemand, M. Ludwik Stomma pour
les langues slaves. Je les en remercie vivement.
2- Le Professeur Moriaki Watanabe a bien voulu me préciser que ces prostituées travaillaient à même
le sol et qu’une vieille littérature populire les disait promptes à empocher l’argent de leurs clients.
Chapitre V
1- À quoi il faut ajouter que le Poorwill (Phalœnoptilus), appelé « le Dormeur » par les Hopi, est un
oiseau hibernant, au moins dans le sud-ouest des États-Unis.
Chapitre VII
1- Je réitère mes remerciements au Professeur François Bourlière qui, en vue d’un de mes cours,
m’avait il y a vingt ans fourni la liste des sources à consulter sur la biologie du Paresseux.
Chapitre VIII
1- Les Tehuelche du sud-ouest de l'Argentine croient eux aussi en un « peuple du soleil » privé d’anus.
Mais, plus logiquement, ils le domicilient au ciel et non dans le monde souterrain. Le rapprochement avec
les « hommes-soleil » tacana est intéressant car les Tehuelche appartiennent à la famille linguistique chon,
rangée par divers auteurs avec le tacana et le mataco dans un ensemble dit macro-panoan.
Chapitre IX
1- Il est amusant de noter que les aborigènes du Queensland, en Australie, ont la théorie opposée.
Selon eux, les chauves-souris (des roussettes) n’ont pas d’anus et doivent excréter par la bouche.
Chapitre XI
1- Et aussi que la formule apparaît ici sous une de ses transformations : Cet emploi
est légitime pourvu que les conditions initiales soient respectées : qu’un des termes soit remplacé par son
contraire, et qu’une inversion se produise entre une valeur de terme et une valeur de fonction.
Chapitre XII
1- Pathologie astronomique, si l’on peut dire, parallèle à la pathologie de l’alliance mise en évidence
dans les mêmes mythes (Du Miel aux cendres : 257 sq.).
Chapitre XIV
1- L’idée de ce rapprochement n’est pas nouvelle. Elle s’est imposée dès la naissance du roman
policier dont le père, comme on sait, fut Émile Gaboriau (1832-1873). Dans un article écrit au lendemain de
sa mort, Francisque Sarcey le loue d’avoir renouvelé « un genre de récit [qui] se représente de siècle en
siècle depuis Zadig jusqu’à la légende d’Œdipe mise en œuvre par Sophocle et qui me semble être le
prototype ».