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L'Homme et la société

Le totalitarisme. Histoire et apories d'un concept


Enzo Traverso

Abstract
Enzo Traverso, Totalitarianism : History and Contradictions of a Concept
The concept of totalitarianism seems both inevitable and unusable because it concerns only a typology of power relations.
The problem is that it cannot explicate either the genesis or the history of these structural relationships. If historians and
sociologists cannot ignor the notion, they also cannot accept its limitations. Now that the ideological and political
connotations of the concept can be disregarded, it is nevertheless probable that it remains insuffisant in explaining the
phenomena specific to the twentieth century.

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Traverso Enzo. Le totalitarisme. Histoire et apories d'un concept. In: L'Homme et la société, N. 129, 1998. Regards sur
l'humanitaire. pp. 97-111.

doi : 10.3406/homso.1998.2963

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1998_num_129_3_2963

Document généré le 16/10/2015


Le totalitarisme
Histoire et apories d'un concept

Enzo Traverso

L'étrange destin du concept de totaUtarisme est celui d'être à la fois incontournable et


inutUisable. Incontournable pour la théorie poUtique (préoccupée par la définition d'une
typologie des formes du pouvoir) et pratiquement inutUisable pour l'historiographie et
les sciences sociales (confrontées à des expériences historiques concrètes), son usage se
révèle extrêmement problématique dans une perspective épistémologique
interdisciplinaire. Il rappeUe, en cela, l'idée d'Homme élaborée par la phflosophie des
Lumières, dont la critique par Joseph de Maistre est restée célèbre : il connaissait les
Français et les Italiens, U savait même, grâce à Montesquieu, l'existence des Persans,
mais l'« Homme » dont U est question dans la célèbre Déclaration de 1789, U ne l'avait
jamais vu nulle part. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt souligne la
pertinence des arguments avancés par un autre contre-révolutionnaire, Edmund Burke,
dans sa critique de la Déclaration des droits de l'Homme, auxquels elle reconnaît une
« force pragmatique... irréfutable » sans évidemment en partager les conclusions *. Pour
ceux qui, comme les Juifs au miUeu du xx* siècle, se trouveront en dehors du système des
États-nations et de toute reconnaissance juridique et politique, donc les plus proches
d'une teUe définition abstraite et universeUe de l'« Homme », cette Déclaration se
révélera parfaitement inutile, un symbole, un bout de papier ou, au plus, une pétition de
bonnes intentions. Dans l'esprit de Hannah Arendt, ce constat ne visait évidemment pas à
rejeter la tradition rationaliste des Lumières mais à en saisir les Umites. fl en va de même
pour le totaUtarisme, défini par Franz Neumann comme un « idéaltype », au sens
wébérien, ne correspondant presque jamais aux réalités historiques concrètes1, et
caractérisé par Pierre Bouretz comme une « catégorie a priori », au sens kantien, qu'on
appUque aux faits historiques beaucoup plus souvent qu'on ne la déduit de leur analyse *.
Autrement dit, le « totalitarisme » est une abstraction. Ses victimes l'ont connu sous un
autre nom, leurs souvenirs sont concrets. Sous ses formes idéaltypiques, U ressemble
davantage au monde cauchemardesque imaginé par George OrweU dans 1984, avec son

1. Hannah ARENDT, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt, Brace &
Company, 1976, p. 299-301 (trad. fr. L'impérialisme, Paris, Seuil, coll. «Points»,
p. 286-289).
2 Franz NEUMANN, The Democratic and the Authoritarian State. Essays in Political and
Legal Theory, Glencoe, The Free Press, 1957, p. 235.
3. Pierre BOURETZ, « Le totalitarisme : un concept philosophique pour la réflexion
historique », Communisme, n° 47-48, 1996, p. 40. .
L'Homme et la Société, n° 129, juillet-septembre 1998
98 Enzo Traverso
ministère de la Vérité, son Big Brother et sa néolangue, qu'à la réalité concrète des
fascismes ou du stalinisme.
Or, à l'origine du concept de totalitarisme il y a précisément trois expériences
historiques : celle du fascisme italien (1922-1945), celle du national-socialisme
allemand (1933-1945) et celle du staUnisme russe (entre la fin des années vingt et le
milieu des années cinquante). Ces trois régimes ont exprimé de nouvelles formes de
pouvoir, auparavant inconnues, dont les affinités soUicitent une approche de type
comparatiste et dont les aboutissements criminels posent de nouveUes interrogations au
sujet du rapport qui s'instaure, au XXe siècle, entre la violence et l'État. Le concept de
totalitarisme essaie d'apporter une réponse à ces questionnements. Sur un point au
moins tous ses théoriciens se trouvent d'accord : le totaUtarisme est l'antithèse, la
négation radicale de l'État de droit tel qu'U s'était développé et étendu en Europe tout au
long du siècle précédent. Toutes les caractéristiques fondamentales de l'État libéral
classique la séparation des pouvoirs, le pluralisme politique, des institutions
représentatives (même si, dans la plupart des cas, sur la base d'un suffrage Umité), ainsi
que la garantie constitutionnelle de certains droits politiques essentiels sont
radicalement détruites par les régimes totalitaires : graduellement démantelées en Italie,
immédiatement supprimées en Allemagne par un pouvoir « charismatique » qui ignore la
loi (et qui ne se soucie même pas d'abroger la Constitution de Weimar), anéanties en
Russie par une révolution qui se proposait d'instaurer une démocratie socialiste et qui
débouchera très vite sur un régime de parti unique (dont le rôle est consacré par la
Constitution de 1936). La nouveauté du totalitarisme réside dans le fait que cette remise
en cause des structures de l'État libéral n'implique pas un retour aux dictatures
traditionnelles et aux anciennes formes de pouvoir absolu. Les régimes totalitaires
s'inscrivent dans la modernité, Us supposent la société industrielle. Ils ne rejettent pas la
démocratie poUtique et les institutions représentatives afin de restaurer un État d'Ancien
Régime mais pour instaurer un pouvoir fondé sur l'embrigadement des masses et sur un
consensus plébiscitaire. Des masses constamment mobilisées mais privées de toute
subjectivité, non pas auto-organisées mais réduites, comme dans les chorégraphies des
défilés fascistes filmés par l'Istituto Luce ou par Leni Riefenstahl, à jouer un rôle
purement ornemental 4. Le totaUtarisme, écrit Franz Neumann, signifie « la destruction de
tout clivage entre l'État et la société et la politisation totale de la société 5 ». Autrement
dit, l'absorption de la société civile, jusqu'à son anéantissement, par l'État, non plus un
Léviathan fondé sur un contrat, mais un Béhémoth, règne du chaos et de l'arbitraire,
destructeur du principe même de la cité.
Tous les théoriciens du totalitarisme se trouvent aussi d'accord pour voir dans la
terreur, une terreur d'État dont les victimes se comptent par millions, un de ses éléments
essentiels. La terreur totalitaire suppose la monopolisation étatique de la violence,
exercée non pas au nom et pour la défense du droit, mais déployée néanmoins selon des
méthodes et des procédures parfaitement rationnelles, c'est-à-dire impliquant la
rationalité économique, administrative et militaire typique des États modernes. De ce
point de vue, le concept de totalitarisme apparaît comme la tentative de surmonter une

4. Cet aspect a été étudié, sur la base des intuitions de Siegfried Kracauer, par Peter
ReïCHEL, Lafascination du nazisme, Paris, Odile Jacob, 1993.
5. Franz Neumann, The Democratic and the Authoritarian State. Essays in Political and
Legal Theory, Glencoe, The Free Press, 1957, p. 245.
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 99
aporie de la philosophie et de la sociologie poUtique qui, depuis Thomas Hobbes jusqu'à
Norbert Elias, en passant par Max Weber, a interprété le processus de monopolisation
étatique de la violence comme un facteur de civilisation, presque inévitablement Ué à un
renforcement et à une extension du droit. Le totalitarisme, s'U reproduit bien toutes les
caractéristiques essentieUes du rationaUsme occidental décrit par Weber, débouche sur
la négation radicale de ce que le sociologue de Heidelberg définissait comme une
domination légale rationnelle moderne et signifie l'arrivée sur la scène de l'histoire de
l'État criminel \

Repères pour l'histoire d'un concept


Après la dissolution de l'URSS et la fin du bloc soviétique, la notion de totaUtarisme a
quitté le domaine de l'actualité pour entrer dans celui de l'histoire de la pensée politique
et des sciences sociales du xx' siècle. Non pas que toute réahté poUtique désignée par cet
appellation ait définitivement disparu de la planète, mais la fin des deux expériences
historiques qui l'ont engendré staUnisme et fascisme en Europe nous permet de
procéder à une première tentative d'historisation du concept de totalitarisme, depuis son
apparition, vers le miUeu des années vingt, jusqu'à sa résurgence récente. Il y a quelque
chose de paradoxal en ce retour éclatant d'un débat juste au moment où son objet (ou
tout au moins ses vestiges) disparaît de la scène de l'histoire, surtout si l'on pense qu'une
telle disparition l'implosion de l'URSS à cause de ses contradictions internes
n'avait pas été prévue, qu'elle était parfois même ouvertement exclue, par la plupart des
théoriciens du totalitarisme. Il ne serait pas arbitraire, à la lumière de ses
métamorphoses théoriques, de sa réception et de son usage public, de distinguer huit
étapes fondamentales dans l'évolution de ce débat inteUectuel :
1° L'apparition, en 1923, de l'adjectif « totalitaire » (totalitario) dans les écrits de
certains intellectuels libéraux italiens (notamment Giovanni Amendola), afin de
caractériser la politique du fascisme italien à peine installé au pouvoir et déjà en train de
se transformer en régime \ La notion de « système totalitaire » ne désignait pas encore
un nouveau type de domination fondée sur la terreur mais plutôt une version moderne de
l'absolutisme, comme l'indiquait implicitement la référence à Thomas Hobbes par
Amendola, lorsqu'U attribuait au fascisme italien le projet d'édifier un « État-Léviathan ».
Le terme le plus utilisé par les opposants pour définir le fascisme était à l'époque celui de
« tyrannie ». Il est intéressant de remarquer, à ce propos, qu'U n'est pas encore question
de totalitarisme chez les premiers intellectuels qui, tels Francesco Saverio Nitti et

6. J'emprunte cette définition à Yves TERNON, selon lequel le totalitarisme représente « la


forme la plus accomplie » des États criminels {L'Étal criminel. Les génocides au XX* siècle,
Paris, Seuil, 1995, p. 72).
7. Sur les origines du concept, cf. Michelle-Ircnc BRUDNY, « Le totalitarisme : histoire du
terme et statut du concept», Communisme, n° 47-48, 1996, p. 13-32, et surtout, Jens
PETERSEN, « Die Entstehung des Tolalitarismusbegriffs in Italien », in Eckhard Jesse (Hg.),
Totalitarismus im 20. Jahrhundert. Ein Bilanz der internat ionalen Forschung, Baden-Baden,
Nomos Verlag, 1996, p. 95-117. Pour une histoire de l'idée de totalitarisme, cf. Abbott
Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, New York, Oxford University
Press, 1995.
100 Enzo Traverso
Waldemar Gurian, essayent, en cette période, d'élaborer une analyse comparée du
bolchevisme russe et du fascisme itaUen V
2° L'adoption du concept par le fascisme. C'est d'abord Benito Mussolini qui, lors
d'un meeting, en mai 1925, revendique la « féroce volonîà totalitaria » de son régime.
Puis le concept est employé par le philosophe officiel du fascisme, Giovanni GentUe, dans
un article paru dans Foreign Affairs en 1928, avant d'être consacré en 1932 dans le
chapitre « Fascisme » de YEnciclopedia italiana, rédigé conjointement par GentUe et
Mussolini 9. Les fascistes italiens revendiquent la catégorie du totalitarisme qui résume
parfaitement leur phUosophie de l'État non seulement comme une entité morale et
spirituelle capable d'incarner la conscience de la nation, mais surtout comme une
institution susceptible d'englober complètement la société civile. Gentile y voit une
nouvelle métamorphose du UbéraUsme et l'accompUssement éthique de l'État hégéUen.
Quelques années plus tard, vers le crépuscule de la république de Weimar, une autre
idée de domination totalitaire est forgée par les idéologues de la Révolution
conservatrice. Le concept d'« État total » (totale Stoat) fait son apparition, dès 1931,
dans les écrits du philosophe du droit Cari Schmitt pour définir une dictature incarnant
une nouvelle forme de souveraineté (le souverain étant celui qui proclame l'état
d'exception et détient les pleins pouvoirs). Entre 1930 et 1932, l'écrivain Ernst JUnger
popularise dans plusieurs de ses écrits sur la guerre, notamment le recueil Krieg und
Krieger et l'essai Der Arbeiter, l'idée d'une « mobilisation totale » (totale
Mobilmachung) débouchant sur une dictature fondée sur la maîtrise de la technique

moderne
3° Avec
w. la montée au pouvoir de Hitler en Allemagne, en 1933, la notion de
totaUtarisme s'installe dans la Uttérature des exUés antifascistes. Le philosophe Herbert
Marcuse et le sociologue Paul TUlich lui consacrent plusieurs articles dans les deux
principales revues scientifiques de l'émigration allemande : Zeitschrift fur
Sozialforschung, la revue de l'école de Francfort, et Social Research, publiée à New

n° 15,
8. p.
Waldemar
197-203 Gurian,
; Francesco
« Faschismus
Saverio NiTTl,
und«Bolschewismus
Bolscevismo, fascismo
», Heiliges
e democrazia
Feuer, 1927-1928,
» (1927),
Scritti politici, Bari, Laterza, 1961, p. 263-280.
9. Sur le discours de Mussolini, cf. M. I. BRUDNY, « Le totalitarisme : histoire du terme et
statut du concept », Communisme, n° 47-48, 1996, p. 16 ; Jens Petersen, « Die Entstehung
des Totalitarismusbegriffs in Italien», in Eckhard Jesse (Hg.), Totalitarismus im20.
Jahrhundert. Ein Bilanz der internationalen Forschung, Baden-Baden, Nomos Verlag, 1996,
p. 98. G. GENTILE, « The Philosophic Basis of Fascism », Foreign Affaires 1928, n° 6, p. 299.
Sur la référence au totalitarisme dans YEnciclopedia italiana, cf. Mario Stoppino,
« Totalitarisme », in Norberto Bobbio, Nicola Matteucci, Gianfranco Pasquino (éds),
Dizionario di politico, Torino, TEA-UTET, 1990, p. 1 169.
10. Cari SCHMITT, « Die Wendung zum totalen Staat », puis inclus dans le recueil
Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar -G enf-Versailles, Hamburg, Hanseatische
Verlagsanstalt, 1940 (rééd. Duncker & Humblot, Berlin, 1988). Ernst JUnger, « Totale
Mobilmachung », Krieg und Krieger, Berlin, 1930, et Le Travailleur (1932), Paris, Christian
Bourgois, 1989. Sur le statut de la notion de totalitarisme dans l'uvre de Cari Schmitt, et
Emst JUnger, cf. Abbott Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, New
York, Oxford University Press, p. 20-28. Plus général, sur l'usage de ce concept par les
théoriciens de la Révolution conservatrice, cf. Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris,
Hermann, 1972, p. 377-395.
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 101
York par la New School for Social Research n. En France, le mot apparaît sous la plume
de deux inteUectuels cathoUques, Emmanuel Mounier et Jacques Maritain. À partir de
1936, année qui marque, avec le premier procès de Moscou, un nouveau tournant
répressif en URSS, l'idée de totalitarisme commence à circuler, avec un statut assez vague
et imprécis, parmi les opposants de gauche du stalinisme : d'abord Victor Serge,
fraîchement libéré d'un camp sibérien, puis Trotsky, notamment dans La Révolution

trahie*.
4° Bien évidemment, c'est le pacte germano-soviétique de 1939 qui, faisant
soudainement apparaître Hitler et Staline comme deux « étoUes jumelles » (Trotsky), va
conférer à l'idée de totaUtarisme une brûlante actualité. X partir de cet événement capital,
son usage se généralisera pour indiquer, sous une appellation commune, les deux
principales dictatures européennes de l'époque. Cette même année, le politologue
américain Carlton H.J. Hayes organise à Philadelphie le premier colloque sur le
totaUtarisme (Symposion on the Totalitarian State9), qui précède la parution de
plusieurs ouvrages, dont le plus connu demeure celui de l'ex-communiste autrichien
Franz Borkenau (The Totalitarian Enemy, 1940), où ce concept devient la clef
d'interprétation de l'essor parallèle du national-socialisme allemand et du stalinisme
russe .
Après avoir été théorisée par le fascisme italien et employé de manière
essentieUement descriptive par différents groupes d'intellectuels exilés (antifascistes
italiens et allemands d'un côté, opposants russes de l'autre), la notion de totaUtarisme
accède, lors de l'éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, au statut de mot-clé du
vocabulaire politique dont l'usage est partagé aussi bien par l'intelligentsia Ubérale-
conservatrice, opposée au communisme depuis le début de la. Révolution russe, que par
les inteUectuels antifascistes déçus par le stalinisme. L'arrivée de Hitler au pouvoir les
avait rapprochés de l'URSS ; les procès de Moscou, la répression de la gauche
révolutionnaire lors de la guerre civile espagnole, puis le pacte Ribbentrop-Molotov ont
fait du totalitarisme le mot d'ordre de leur virage à droite, de leur « désengagement » et
de leur déradicalisation poUtique. Amorcé en 1939, ce phénomène prendra une très
grande ampleur une dizaine d'années plus tard, au début de la guerre froide.
5° À partir de l'été 1941, avec l'agression nazie contre l'URSS et la mutation des
alliances militaires qu'eUe détermine au cours de la guerre, l'idée de totalitarisme, après
avoir été bannie des publications de propagande des puissances alliées (tout au moins
dans sa nouvelle acception comparante) connaît une éclipse significative. Cette éclipse
se prolonge jusqu'au début de la Guerre Froide, en 1947, à l'exception près de quelques
rares ouvrages qui en proposent une nouvelle systématisation théorique. C'est le cas de

11. Herbert Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de


l'État» (1934), in Culture et société Paris, Éditions de Minuit, 1970. Paul TIU.ICH, «The
Totalitarian State and the Claims of the Church », Social Research, 1934, n° 1, p. 405-433.
12. Sur Serge, voir Nicole RACINE, « Victor Serge. Correspondances d'URSS (1920-
1936) », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 1990, n° 8. Les écrits de Trotsky où le
concept de totalitarisme est le plus largement utilisé sont rassemblés dans son recueil Défense
du marxisme, Paris, EDI, 1976. Sur sa diffusion chez les antistaliniens de gauche, cf. Bruno
BONGIOVANNI, La caduta dei comunismi, Milano, Garzanti, 1995, p. 124-130.
13. Carlton Hayes (éd.), Symposion on the Totalitarian State, Proceedings of the
American Philosophical Society, Philadelphia, 1940, vol. 82.
14. Franz Borkenau, The Totalitarian Enemy, London, Faber and Faber, 1940.
102 Enzo Traverso
La route de la servitude (The Road to Serfdom *) du Ubéral Friedrich Hayek, pubUé en
1944, ou encore, à partir d'une approche radicalement différente, des ouvrages des
marxistes de l'école de Francfort en exil, Franz Neumann et Max Horkheimer, qui
publient respectivement, en 1942, un Uvre capital, Behemoth et un essai de coloration
« libertaire », L'État autoritaire16. On peut remarquer que le mot « totalitarisme » ne
figure jamais dans le titre de ces ouvrages.
6° L'éclatement de la guerre froide marque un retour en force du concept de
totalitarisme, auquel sont consacrés de nouveaux coUoques universitaires (sous la
direction de Cari Friedrich, en 1953 °) et surtout un ensemble considérable de
contributions visant tantôt à interpréter, sous cette catégorie, la barbarie du XXe siècle
(The Origins of Totalitaritarism, publié par Hannah Arendt en 1950), tantôt à
formaliser à travers un modèle théorique cohérent une analyse phénoménologique et
structurale des régimes stalinien et national-socialiste (Totalitarian Dictatorship and
Autocracy, publié par Carl J. Friedrich et Zbigniew Brzezinski en 1956 s). C'est aussi à
cette époque que le thème du totaUtarisme connaît la plus célèbre de ses transfigurations
littéraires grâce à Nineteen Eighty-Four àe George Orwell.
La période qui va de 1947 à I960 constitue ainsi l'âge d'or de l'idée de totalitarisme.
Beaucoup plus que le succès de cet ensemble d'ouvrages somme toute très hétérogènes,
c'est la transformation de cette notion en véritable arme de propagande certains ont
parlé, à ce propos, d'un « concept de combat » (Kampfbegriff19) qui, tout au long
de cette période, lui assure une large diffusion. Comme l'a souligné Wolfgang Kraushaar,
une fois reproposée sous une lumière essentiellement anticommuniste, cette notion
remplit maintenant une double fonction politique : d'une part, elle contribue à
« immuniser le système occidental » en le plaçant au-dessus de toute critique (les
opposants des États-Unis et de leurs alliés se transforment automatiquement en
sympathisants potentiels ou réels de l'ennemi totaUtaire) ; d'autre part, elle implique une
« neutralisation et une relativisation du passé nazi », à cause du rôle d'avant-garde joué
par la République fédérale allemande, l'État issu des cendres du national-socialisme,
dans la lutte contre le communisme " Le totalitarisme devient ainsi le drapeau d'une
armée d'intellectuels ex-communistes désormais passés avec armes et bagages à
l'anticommunisme militant (Sidney Hook et James Bumham) ou repliés sur un
humanisme pacifiste à coloration Ubertaire (Arthur Koestler, Mânes Sperber, Dwight
MacDonald et Ignazio Silone a). Leur rencontre avec l'anticommunisme libéral donnera

15. Friedrich Hayek, La route de la servitude, Paris, Presses universitaires de France,


1985.
16. Franz NEUMANN, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme, Paris,
Payot, 1987 ; Max HORKHEIMER, « L'État autoritaire », Théorie critique, Paris, Payot, 1978.
17. Cari J. FRIEDRICH (éd.). Totalitarianism (Proceedings of a Conference of the
American Academy ofArts and Science, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1953.
18. Carl J. Friedrich, Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Authocracy,
New York, Praeger, 1966.
19. Cf. Karl Graf Ballestrem, « Aporien der Totaliiarismus-Theorie », in Eckhard Jesse
(Hg.), Totalitarismus im 20. Jahrhundert. Ein Bilanz der internal ionalen Forschung, Baden-
Baden, Nomos Verlag, 1996, p. 240.
20. Wolfgang KRAUSHAAR, « Sich aufs Eis wagen. Plâdoyer fur cine Auseinandersetzung
mit der Totalitarismustheorie », in Eckhard Jesse (Hg.), ibidem, p. 457.
21. Voir à ce sujet le remarquable essai d'Isaac DEUTSCHER, « The Ex -Communist's
Conscience », Marxism, Wars &. Revolutions. Essays from Four Decades, London, Verso,
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 103
lieu à l'expérience du Congrès pour la liberté de la culture, qui jouera un rôle important
dans la diffusion des théories « totalitaristes » grâce à un vaste réseau de revues dans les
principales langues occidentales (Encounter, Preuves, DerMonat, Tempo présente ").
Dominant aux États-Unis et en Allemagne, ce courant demeure relativement minoritaire
dans des pays comme la France ou l'Italie, où les partis communistes ont été les
principales forces politiques de la Résistance et continuent d'exercer une influence
déterminante au sein de la culture antifasciste. L'ouvrage de C. Friedrich et Z. Brzezinski
ne sera jamais traduit en français ni en italien, celui de Hannah Arendt, considéré à tort
comme une sorte de « bible de la guerre froide8», le sera seulement avec quelques
décennies de retard.
7° Les bouleversements sociaux, poUtiques et culturels de 1968 engendrent une
nouveUe écUpse de l'idée de totalitarisme en Occident, où elle fait figure d'un reliquat
idéologique de la guerre froide. La révolution cubaine, la guerre du Vietnam et la flambée
des mouvements anticoloniaux réhabilitent la notion d'impérialisme, que les théories
« totalitaristes » avaient effacée ou mise entre parenthèses. Le retour du marxisme,
accompagné par l'essor d'une nouvelle génération d'historiens et de sociologues
affranchis des cUvages idéologiques des années cinquante, contribue à une remise en
cause radicale de ce concept, que les poUtologues américains Herbert Spiro et Benjamin
Barber proposent carrément de bannir du vocabulaire politique31. Pendant cette
période, les historiens du monde soviétique et de l'Allemagne nazie s'orientent vers un
approfondissement des spécificités de ces régimes, ne pouvant plus se satisfaire des
approches idéologiques, généralisantes mais souvent superficielles, qui ont dominé la
recherche tout au long des années cinquante. Les « totalitaristes » Leonard Shapiro et
Kark Dietrich Bracher sont remplacés par des historiens sociaux tels Moshe Lewin,
Martin Broszat et Hans Mommsen.
8° Parallèlement à son rejet de l'aire culturelle où il avait connu la plus large
influence pendant une vingtaine d'années, le concept de totalitarisme commence, à partir
de 1968 année du mai français mais aussi de l'intervention soviétique à Prague à
s'enraciner au sein d'une inteUigentsia d'Europe centrale et orientale qui rompt avec les
partis communistes et s'oriente vers une critique radicale du sociaUsme réel, tantôt en
abandonnant le marxisme (Leszek Kolakowski) tantôt en le réélaborant dans un sens
« occidental » (l'école de Budapest de Agnes HeUer et Ferenc Féher jusqu'à la fin des
années soixante-dix2*). Rares sont les intellectuels est-européens qui, à l'instar de

1984, p. 49-59. Pour ce qui concerne les intellectuels américains, cf. notamment Alan Wald,
The New York Intellectuals. The Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to
the 1980s, Chapell Hill and London, The University of North Carolina Press, 1987;
22. Cf. Pierre Gremion, Intelligence de l'anticommunisme, Paris, Fayard, 1994. Cf. aussi
Michael ROHRWASSER, Der Stalinismus und die Renegaten. Die Literatur der
Exkommunisten, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991.
23. Alexander Bloom, Prodigal Sons. The New York Intellectuals and their World, New
York, Oxford University Press, 1986, p. 219.
24. Herbert J. Spiro, Benjamin Barber, «Counter-Ideological Uses of
« Totalitarianism », Politics and Society, 1 970, n° 1 , p. 21 .
25. Leszek Kolakowski, « Hope and Hopelessness », Survey, Summer 1971, p. 37-52.
Cf. aussi Jacques RUPNIK, « Le totalitarisme vu de l'Est », in Guy HERMET, Pierre Hassner,
Jacques RUPNICK (éds). Totalitarismes, Paris, Économica, 1984, p. 43-71. Sur l'école de
Budapest des années soixante-dix, cf. Agnès HELLER, Ferenc FÉHER, Marxisme et démocratie.
Au-delà du socialisme réel, Paris, Maspcro, 1981, à confronter avec les elaborations des
104 Enzo Traverso
Czeslaw Milosz, l'auteur de La pensée captive (1953), avaient fait usage de ce terme
avant 1968. Quelques années plus tard, la traduction de L'archipel du Goulag
d'Alexandre Soljénitsyne aura l'effet d'une bombe dans un pays comme la France, en y
réintroduisant un débat qui ne l'avait jusqu'alors que marginalement touché. En 1974, la
France « découvre » le totaUtarisme, qui devient le mot d'ordre derrière lequel se
rangent les idéologues déçus du maoïsme (les soi-disant « nouveaux philosophes »).
Puissamment relayé par les media, ce débat donne un écho nouveau tant aux
représentants les plus cohérents de la critique Ubérale du totaUtarisme (Raymond Aron)
qu'aux marxistes hérétiques de la revue Socialisme ou Barbarie, animateurs, dès la fin
des années quarante, d'une critique de gauche du stalinisme (Cornelius Castoriadis,

Claude
9° La
Lefort
résurgence
V tardive du débat sur le totalitarisme, vers la fin des années quatre-
vingt, n'est évidemment pas sans rapport avec la crise du marxisme en Europe et la
restauration d'un ordre mondial néo-libéral. U s'agit précisément d'immuniser ce
dernier, en le décrétant comme le meiUeur des mondes possibles par opposition aux
dictatures du siècle. Ce n'est sans doute pas un hasard si ce renouveau d'intérêt pour le
totalitarisme a coïncidé avec la fabrication du mythe d'une « fin de l'Histoire ». Deux
livres, Der europdische Bùrgerkrieg &Ernst Nolte et Le passé d'une illusion de François
Furet représentent les produits inteUectuels les plus significatifs de cette nouvelle vague
« totalitariste ». La plus typique de ses caractéristiques consiste à réduire l'histoire de
l'antifascisme à une gigantesque entreprise de propagande au service des intérêts
soviétiques (ce qui a induit Eric Hobsbawm à présenter le livre de Furet comme « un
produit tardif de l'époque de la guerre froide v »).
À partir de 1989, l'épicentre de ce tournant intellectuel est devenu l'AUemagne. Il
n'est pas étonnant que le pays qui a eu le triste privUège de connaître, au cours de ce
siècle, la double expérience historique du national-socialisme et du staUnisme, soit
maintenant au cur du débat sur le totalitarisme, seule catégorie politique susceptible
d'élaborer, sous une définition commune, ce double héritage. Mais cela ne va pas sans
poser de problèmes. D'abord par la mise en parallèle de ces deux régimes qui implique,
d'emblée, des équations Hitler = Honecker, Stasi = Gestapo, Bautzen = Buchenwald
ou Auschwitz complètement mystifiantes. La RDA était, à proprement parler, une
dictature autoritaire et bureaucratique, non pas un régime qui envoyait ses dissidents par
mUUers dans des camps de concentration. Si elle s'est appropriée, en l'instrumentaUsant
et en le déformant, le legs de l'opposition à Hitler, elle n'a jamais pratiqué une poUtique
d'extermination. Mais une autre raison rend suspect ce retour du concept de
totaUtarisme. Exhumé à la fin d'un cycle de l'histoire de l'Allemagne contemporaine, U
contribue à déplacer l'analyse d'une rupture de civilisation le national-socialisme et

années suivantes in Agnès HELLER, Ferenc Feher, Eastern Left, Western Left :
Totalitarianism, Freedom and Democracy, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1987.
26. Claude LEFORT, Éléments d'une critique de la bureaucratie, Genève, Droz, 1971. Sur
ce courant, cf. David Brosshart, « Die franzôsischc Totalitarismusdiskussion », in Eckhard
JESSE (Hg.), Totalitarismus im 20. Jahrhundert. Ein Dilanz der internat ionalen Forschung,
Baden-Baden, Nomos Verlag, 1996, p. 252-260. Après leur rupture avec le marxisme, au
début des années soixante-dix, ils donneront une coloration nettement plus libérale à leur
critique antitotalitaire, dont le prototype demeure l'essai de Lefort Un homme en trop.
Réflexions sur l'« Archipel du Goulag », Paris, Seuil, 1976.
27. Eric Hobsbawm, « Histoire et illusion », Le Débat, 1996, n° 89, p. 138.
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 105
ses crimes, en premier lieu le génocide des Juifs d'Europe vers une rupture
géopolitique la division de la nation à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La
théorie du totalitarisme permet ainsi de relier le passé nazi à une déchirure nationale ; la
réunification du pays réinstalle l'histoire allemande sur ses rails, en redonnant au pays le
statut de nation « normale ».

Un concept polysémique
L'itinéraire inteUectuel esquissé ci-dessus suffit à montrer le caractère polymorphe,
malléable, élastique et, pour tout dire, ambigu, du concept de totalitarisme. Intégré au
sein de la doctrine officielle du fascisme italien, qui en a donné une élaboration
théorique cohérente, U est rejeté par les idéologies des deux régimes auxquels il est le
plus souvent appliqué : l'URSS et l'Allemagne nazie. Dans la plupart des cas, les
théoriciens du totalitarisme refusent d'inclure sous cette catégorie le seul régime qui l'ait
adopté et qui s'en réclame ouvertement : le fascisme italien, caractérisé seulement
comme un totaUtarisme « imparfait » ou « inachevé * ». C'est d'ailleurs afin de se
démarquer de ce dernier (me les idéologues nazis critiquaient la philosophie fasciste, au
centre de laqueUe trône l'Etat total comme finalité ultime et exclusive, alors que dans la
Weltanschauung nazie l'État n'est qu'un instrument au service de la domination du Volk,
la race. Des juristes nazis comme Otto Koellkreuter et Wilhelm Stuckart, l'un des auteurs
des lois de Nuremberg, se chargeront de formuler de façon très explicite cette différence
doctrinale entre fascisme itaUen et national-sociaUsme allemand *
Revendiquée par le fascisme et rejetée autant par le communisme russe que par le
national-sociaUsme aUemand, la notion de totalitarisme a été largement utilisée par leurs
critiques de tous bords exilés antifascistes italiens et allemands, opposants de gauche
du staUnisme, penseurs poUtiques libéraux, ex-communistes devenus anticommunistes,
inteUectuels est-européens exUés, marxistes et antimarxistes, Ubertaires et conservateurs,
idéologues de la guerre froide et pacifistes chacun lui attribuant des significations
différentes, selon les conjonctures, les contextes et les sensibilités.
Le champ culturel au sein duquel Us ont recherché les racines, les ancêtres ou les
précurseurs du totalitarisme est extraordinai rement vaste. Karl Popper remontait jusqu'à
Platon, coupable de prôner le mythe d'un « État parfait, celui de l'âge d'Or, l'État
définitivement immobUe " » ; l'historien israélien Jacob L. Talmon voyait la faute dans la
philosophie de Jean-Jacques Rousseau et le précédent historique dans la RépubUque
jacobine de 1793 * ; Friedrich Hayek croyait avoir découvert le berceau des monstres
totaUtaires du xx* siècle dans le collectivisme et dans le planisme des théoriciens
socialistes, les ennemis les plus cohérents du marché capitaliste s ; pendant les années

28. Cf. Nicola TRANFAGLlA.La prima guerra mondiale e il fascismo, TEA-UTET, Torino,
1995, p. 629-635, qui reprend à ce propos l'analyse d'Alberto Acquarone, L'organizzazione
dello Stato totalitario, Torino, Einaudi, 1965.
29. Voir notamment les textes en annexe à l'ouvrage de Jean-Pierre Faye, Théories du
récit. Introduction aux langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972, p. 91-99.
30. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Éditions du Seuil, 1979, L I,
p. 26.
31. Jacob L. TALMON, Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy,
1966.
32. « Les fascistes et les nazis écrit-il n'ont pas eu grand-chose à inventer. La
tradition d'un mouvement politique nouveau, envahissant tous les domaines de la vie, était
106 Enzo Traverso
trente, Raymond Aron a interprété le totalitarisme, dans le sillage d'ÉUe Halévy, comme
l'aboutissement tragique d'une technique du pouvoir et d'une conception de la politique
amorcée par Machiavel au début de l'âge moderne9; Herbert Marcuse a décelé les
inspirateurs de Hitler dans les saint-simoniens et dans la sociologie positiviste d'Auguste
Comte, théoricien d'une société industrielle hiérarchique et autoritaire31; Hannah
Arendt, qui a étudié l'antisémitisme et l'impériaUsme du m* siècle, y a vu le laboratoire
indispensable à l'essor du totalitarisme moderne et en a désigné pour ancêtres un
critique de la phUosophie des droits de l'Homme tel que Edmund Burke, les premiers
idéologues racistes Arthur Gobineau et Huston Stewart Chamberlain et même un partisan
acharné du colonialisme comme le Britannique Benjamin Disraeli * ; plus récemment,
Isaiah BerUn a saisi les signes annonciateurs de la terreur totalitaire dans l'apologie du
bourreau véritable pilier de l'ordre politique , à laqueUe s'était Uvré le contre-
révolutionnaire Joseph de Maistre*. Si un tel arbre généalogique étonne par sa richesse
et sa variété, il en va de même pour les tentatives de projeter la catégorie du totaUtarisme
sur des expériences historiques autres que ceUes des fascismes ou du stalinisme, tantôt
plus anciennes tantôt plus récentes. Ainsi, Karl August Wittfogel a utiUsé ce concept à
propos du despotisme oriental, Pitrim Sorokin pour définir l'Egypte ancienne et le
poUtologue Guglielmo Ferrero afin de caractériser la nature de l'empire romain *. Le
phUosophe francfortois Herbert Marcuse, en revanche, a mis l'accent sur les éléments
totalitaires présents dans les sociétés démocratiques du capitalisme tardif, source d'une
nouvelle forme d'oppression non plus fondée sur la terreur mais sur la réification de
l'ensemble des rapports sociaux, dans le respect formel de libertés et de droits
désormais vidés de tout contenu (One Dimensional Man *).

les apories d'un concept


Les exemples cités plus haut font du totalitarisme un mot caméléon, utUisé dans les
contextes les plus différents et dans un but souvent plus descriptif qu'analytique. Sa
diffusion a certes été favorisée par son caractère polysémique, mais elle révèle aussi, de
façon incontestable, l'exigence qui en est à l'origine : appréhender et donner un nom aux
nouveUes formes de domination et d'oppression apparues dans le monde contemporain.
Comme l'a affirmé Hannah Arendt d'une manière quelque peu apodictique, le xx' siècle a

déjà établie en Allemagne et en Italie, par les socialistes. » (Friedrich HAYEK, La route de la
servitude, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 85).
33. Cf. Raymond ARON, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Éditions du Fallois,
1993.
34. Herbert Marcuse, Raison et révolution. Hegel el la naissance de la théorie sociale,
Paris, Éditions de Minuit, 1968.
35. Hannah ARENDT, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt, Brace &
Company, 1976, p. 299-301 (trad. fr. L'impérialisme, Paris, Seuil, coll. « Points »).
36. Isaiah Berlin, « Joseph de Maistre et les origines du totalitarisme », Le bois tordu de
l'humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Paris, Albin Michel, 1992, p. 100-174.
37. Cf. Uwe BACKES, « Totalitarisme : un phénomène spécifique du XXe siècle ? », in
Yannis Thanassekos, Heinz WismaNN (éds.), Révision de l'Histoire. Totalitarismes, crimes
et génocides nazis, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 19-36.
38. Herbert MARCUSE, L'Homme unidimensionnel. Essai sur l'idéologie de la société
industrielle avancée, Paris, Éditions de Minuit, 1968. Voir à ce sujet Simon Tormey, Making
Sense of Tyranny. Interpretations of Totalitarianism, Manchester and New York, Manchester
University Press, 1995, chap. IV, p. 100-132.
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 107
vu surgir des régimes pour lesquels le vocabulaire politique n'avait pas de définitions
adéquates, et auxquels la pensée politique n'avait jamais été confrontée auparavant.
Montesquieu avait défini le despotisme comme un pouvoir arbitraire fondé sur la
crainte ; le totaUtarisme, en revanche, désigne pour eUe un type de domination tout à fait
nouveau, fondé sur l'idéologie et débouchant sur la terreur *. J'essayerai d'indiquer plus
loin la fécondité et les limites de cette hypothèse arendtienne. Il suffira ici de préciser
que si cette appeUation a l'avantage de résumer en un mot les violences subies par des
milUons d'hommes et de femmes dans les camps nazis et staliniens (un mot qui
reconnaît donc» implicitement, la valeur euristique de leur comparaison) elle ne
supprime pas pour autant les différences profondes qui caractérisent ces mêmes
violences. <
Afin de mettre un peu d'ordre dans cette pléiade de définitions, U ne serait pas inutile
de distinguer les différentes interprétations du totaUtarisme en deux groupes principaux :
d'une part les théories fonctionnalistes, qui souUgnent l'homologie structureUe entre les
régimes de Hitler et de StaUne ; d'autre part, les théories historico-génétiques, qui
essayent de rattacher certaines caractéristiques constitutives des régimes totalitaires à
leurs origines et à leur processus de formation *. H ne s'agit évidemment pas de deux
« écoles », mais simplement de deux tendances méthodologiques, au sens très large,
susceptibles d'inclure des approches fort éloignées l'une de l'autre.
Si l'on laisse de côté les interprétations les plus unilatérales du totalitarisme, qui en
donnent une définition extrêmement réductrice par exemple Eric Voegelin et
Waldemar Gurian, pour qui les régimes totalitaires ne sont au fond rien d'autre que des
religions sécularisées, voire des « idéocraties * », ou Friedrich Hayek, qui en saisit
l'essence dans le « planisme » opposé au marché, la source ultime à ses yeux des Ubertés
modernes , le modèle fonctionnaliste a été formulé de la façon la plus achevée et
cohérente par Brzezinski et Friedrich. Us ne définissent pas le totalitarisme comme une
formation historique mais comme un « système » qu'Us décrivent en ces termes :
« Le « syndrome » ou modèle (pattern) de traits corrélés de la dictature totalitaire consiste en
une idéologie, en un parti unique dirigé par un seul individu, en une pouce terroriste, dans le
monopole des moyens de communication, dans le monopole de la violence, et en une économie
dirigée au niveau central *. »

39. Hannah ARENDT, « La nature du totalitarisme » (1953), La nature du totalitarisme,


Paris, Payot, 1990, p. 117.
40. La notion de « fonctionnalisme » a été introduite, dans l'étude du système de pouvoir
nazi, par Tim Mason (voir notamment son essai « Banalisation du nazisme ? La controverse
actuelle sur les interprétations du national-socialisme », Le Débat, 1982, n° 21). C'est Ernst
NOLTE qui a qualifié de « historico-génétique » sa propre théorie du totalitarisme (« Sur la
théorie du totalitarisme », Le Débat, 1996, n° 89, p. 143). Cf. aussi sa correspondance avec
François Furet publiée en italien, XX secolo. Per leggere il Novecento fuori dai luoghi
comuni, Roma, Liberal, 1997, p. 24. Cette définition est reprise par François Furet, « Les
différents aspects du concept de totalitarisme », Communisme, n° 47-48, 1996, p. 10.
41. Waldemar GURIAN, « Totalitarianism as Political Religion », in C.J. FRIEDRICH (éd.).
Totalitarianism, op. cit., p. 119-129 ; Eric V0EGELIN,L« religions politiques (1938), Paris,
Éditions du Cerf, 1990.
42. Cari J. Friedrich, Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Authocracy,
New York, Praeger, 1966, p. 9. Voir l'analyse de cet ouvrage par Simon TORMEY, Making
Sense of Tyranny Making Sense of Tyranny. Interpretations of Totalitarianism, Manchester
and New York, Manchester University Press, 1995, chap. Ill, p. 69-99.
108 Enzo Traverso
Cette définition s'adapte bien à l'Allemagne nazie comme à l'URSS stalinienne, mais
eUe se Umite à une description superficielle et statique des formes extérieures du pouvoir
qui ne dit rien sur leur nature, leur évolution et leurs finalités45. Autrement dit, eUe
ignore les différences génétiques, économiques, sociales et idéologiques qui séparent ces
deux régimes : l'un issu d'une révolution, l'autre arrivé au pouvoir par la voie électorale ;
l'un radicalise jusqu'à son éclatement, au cours d'une guerre, au bout de douze ans
d'existence, l'autre auto-effondré au bout de plus de soixante-dix ans, entre une courte
phase révolutionnaire et un long déclin post- totalitaire ; l'un fondé sur une économie
coUectiviste instaurée par l'expropriation des anciennes classes dominantes, l'autre érigé
sur les bases d'une économie capitaliste, soutenu par les élites traditionneUes et par les
grands monopoles industriels ; l'un se réclamant peu importe ici avec quelle
légitimité d'une philosophie de l'émancipation, universaliste et humaniste, l'autre
prônant une Weltanschauung biologique et raciale, farouchement opposée aux
lumières. Par ailleurs, le rôle monopoliste du parti apparaît bien plus accentué dans
l'Union soviétique que dans l'Allemagne nazie, souvent caractérisée, depuis Franz
Neumann, comme une polycratie axée sur plusieurs centres de pouvoir : le parti,
l'armée, l'économie et la police (une polycratie encore plus accentuée en Italie, où
Mussolini et le parti fasciste seront toujours confrontés à la permanence de la monarchie
et au pouvoir de l'Église catholique). Le charisme de Staline ne puise pas aux mêmes
sources que celui de Ilitler ou Mussolini. Il se fonde sur le contrôle le plus strict de
l'appareU du parti-État, dans le cadre d'un régime qui est né d'une révolution où StaUne a
joué un rôle marginal, et qui survit à sa mort. Le pouvoir de Mussolini et Hitler relève
beaucoup plus du charisme au sens wébérien du terme, celui du chef qui a besoin du
contact avec la masse à laquelle il apparaît comme un homme aux qualités
exceptionnelles, « appelé » par le destin (les régimes fasciste et nazi naissent et meurent
avec leurs dictateurs**). La terreur, enfin, présente des caractéristiques profondément
différentes dans les deux systèmes. La violence du stalinisme s'exerce contre des citoyens
soviâiques, qui constituent la quasi-totalité de ses victimes. Elle a une double nature, à la
fois sociale et poUtique, visant à transformer de manière autoritaire les structures socio-
économique du pays et à encadrer la société civile par la répression. À l'apogée du
staUnisme, tout citoyen soviétique constitue une cible potentielle du NKVD et ce sont des
citoyens soviétiques, une masse de plusieurs millions de personnes, qui forment la
population des camps, soumise à des conditions de travail de type esclavagiste. Les
victimes du national-socialisme, en revanche, sont, à l'exception d'une petite minorité
d'opposants sur l'ensemble des déportés, des non-Allemands. Pour les Allemands qui ne
mènent pas une activité clandestine de résistance et qui n'appartiennent pas à une
catégorie de Gemeinschqfisfremde (tout d'abord les Juifs, mais aussi les homosexuels,
puis les Tziganes, les handicapés et autres groupes de « hors norme »), la vie sous le
Troisième Reich n'est pas constamment menacée. En URSS, la terreur découle d'une
véritable guerre déclenchée par le pouvoir contre la société traditionnelle afin de
transformer le pays, sur des bases autoritaires, en une grande puissance industrielle.

43. C'est la conclusion à laquelle parviennent tant Ian Kershaw (Qu'est-ce que le
nazisme ? Problèmes et perspectives d' interprétation, Paris, Folio-Gallimard, 1992, p. 79-84),
que Hans Mommsen (« Nationalsozialismus und Stalinismus. Diktaturcn im Vergleich »
(1994), in Eckhard Jesse (Hg.), Totalitarisme im 20. Jahrhundert. Ein Bilanz der
internationalen Forschung, Baden-Baden, Nomos Verlag, 1996, p. 471-481).
44. Cf. Ian KERSHAW, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995.
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 109
C'est une violence qui brise et désarticule le corps social, notamment à l'époque de la
collectivisation forcée des campagnes. En Allemagne, la terreur nazie implique la
pacification et la stabilité nationales, obtenues dès 1933-1934 grâce à un gigantesque
processus de répression poUtique et de « mise au pas » (Gleichschaltung) des classes
subalternes. Puis, à partir de 1939, c'est la violence d'une guerre de conquête et
d'anéantissement (conquête de l'« espace vital », anéantissement de l'URSS, du judéo-
bolchevisme, des ennemis extérieurs, des prisonniers de guerre, etc.). La terreur
staUnienne s'est attaquée à la tradition ; la terreur nazie est ceUe d'un régime qui ne
remettra jamais en cause les éUtes traditionnelles. QuaUtativement différente apparaît
aussi la nature du système concentrationnaire qui caractérise les deux régimes car,
même s'U en constitue incontestablement un trait essentiel, U n'y rempUt pas toujours la
même fonction. Les camps d'extermination, réservés aux « races » considérées
inférieures comme les Juifs et les Tziganes, demeurent une spécificité du national-
socialisme. Si la mort marque de manière profonde et visible le paysage
concentrationnaire russe, eUe n'y est qu'un sous-produit du système et non pas, comme
dans les camps d'extermination nazis,finalité immédiate. Le système du goulag possède
une certaine rationaUté économique que l'on retrouve, sous le Troisième Reich, dans le
vaste réseau des camps de concentration, les Konzentrationslager, réservés tout d'abord
aux prisonniers de guerre et aux prisonniers politiques, mais qui est radicalement
absente dans les camps d'extermination, les Vernichtungslager6. Cette différence était
par ailleurs saisie par les représentants les plus fins de la critique libérale du
totaUtarisme, comme Raymond Aron qui, tout en reprenant à son compte le modèle de
Friedrich et Brzezinski, ne manquait pas de rappeler que l'aboutissement de la terreur
était dans un cas le travaU forcé et dans l'autre la chambre à gaz *.
Les interprétations historico-génétiques du totalitarisme échappent, dans la plupart
des cas, aux dérives stériles de l'approche fonctionnaUste pour retomber tantôt dans une
reconstruction aporétique du processus de formation des régimes totalitaires, tantôt dans
la recherche obsessionnelle des « liens causaux » qui en expliqueraient la dynamique,
avec le résultat d'en relativiser, sinon d'en effacer, l'autonomie et l'originalité.
Une aporie insurmontable caractérise l'analyse arendtienne du totaUtarisme, axée
autour de trois thèmes centraux l'antisémitisme, l'impérialisme et le système
totaUtaire dont eUe ne se soucie jamais d'éclairer les connexions *. Si la naissance de
l'antisémitisme moderne et l'essor des idéologies racistes au xixe siècle peuvent bien
constituer les étapes nécessaires à la formation du national-socialisme, on voit mal la
relation qu'ils peuvent étabUr avec la révolution russe, le régime soviétique et la terreur
stalinienne. L'hypothèse qu'elle esquisse selon laqueUe le panslavisme pourrait jouer
dans le cas du stalinisme le même rôle précurseur que le racisme pour l'Allemagne

45. Cet aspect est souligné par plusieurs auteurs. Je citerai ici les études qui me paraissent
les plus significatives : Dan DiNER, « Nationalsozialismus und Stalinismus. Ûber Gedâchtnis,
Willkur und Tod », Kreislaufe. Nationalsozialismus und Gedâchtnis, Berlin, Berlin Verlag,
1995, p. 49-75 ; Alan Bullock, Hitler et Staline. Vies parallèles, Paris, Albin Michel/Fayard,
1994, vol. II, p. 445 ; Ian KERSHAW, « Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme
dans une perspective comparative », Esprit, janvier-février 1996, p. 101-121.
46. Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme (1965), Paris, Folio-Gallimard, 1987,
p. 298-299.
47. Cf. Margaret Canovan, Hannah Arendt. A Reinterprêtât ion of her Political Thought,
New York, Cambridge University Press, 1992, p. 19.
110 Enzo Traverso
hitlérienne n'apparaît ni argumentée ni convaincante * Il n'est pas inutUe de rappeler, à
ce propos, que dans le projet initial de The Origins of Totalitarianism U n'était question
ni du « totaUtarisme », ni de l'URSS. Selon le plan élaboré par Hannah Arendt en 1946 *
cet ouvrage avait été conçu comme une étude du processus de formation du national-
socialisme et comme une analyse des prémisses idéologiques et cultureUes des camps
d'extermination nazis.
Une interprétation historico-génétique du totalitarisme est ouvertement revendiquée
par siècle
XXe l'historien
sous conservateur
le signe d'une
Ernst
« guerre
Nolte, civUe
qui a analysé
européenne
l'histoire
» amorcée
de la première
par la Révolution
moitié du
russe de 1917. Le national-sociaUsme aurait ainsi pris forme comme une réaction
malheureusement extrême et outrancière mais au fond légitime... de l'Occident
contre la barbarie « asiatique » de la dictature bolchevique *. On connaît bien les
polémiques suscitées par une teUe interprétation qui réduit Auschwitz à une copie du
Goulag, « prius logique et factuel » des crimes totalitaires de la Deuxième Guerre
mondiale 9. Nolte oublie ainsi que le nazisme avait des racines profondes dans une
tradition nationaliste et dans une idéologie vôlkisch bien plus anciennes que la
Révolution russe. Le caractère apologétique de cette interprétation du totaUtarisme n'a
pas besoin d'être souUgné. Ce qui la rend problématique, c'est sa tendance à voir l'URSS
et l'AUemagne nazie comme des régimes non paraUèles et interactifs mais génétiquement
interdépendants, avec pour résultat de les assimUer (non sans avoir préalablement fixé
une hiérarchie axiologique) au lieu de les comparer. L'Union soviétique et le national-
sociaUsme sont nés au sein d'un même contexte historique, marqué par l'effondrement
de l'ancien ordre européen pendant la Première Guerre mondiale, mais Us ont pris
forme comme des phénomènes indépendants, chacun possédant des origines et une
dynamique propre. Nolte, en revanche, les transforme en deux phénomènes emboîtés
l'un dans l'autre, totalement incompréhensibles, dans l'évolution de leurs relations
réciproques, en dehors de leur filiation. Si la Révolution russe contribue de façon
certaine à forger le contexte dans lequel se développe le nazisme, U serait feux de voir
entre les deux un rapport de cause à effet qui ne prendrait en considération ni l'influence
du fascisme italien, ni l'histoire du nationalisme aUemand, ni enfin la situation sociale de
la répubUque de Weimar s.

48. Hannah ARENDT, L'impérialisme, Seuil, coll. « Points », chap. IV. Cf. aussi les
critiques adressées à Arendt par Stephen Whitefield, Into the Dark. Hannah Arendt and
Totalitarianism, Philadelphia, Temple University Press, 1980, p. 80.
49. Voir les textes annexes à Hannah ARENDT, « La nature du totalitarisme » (1953), La
nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 171-182.
50. Emst NoLTE,Dcr europâische Burgerkrieg. 1917-1945. Nationalsozialismus und
Bolschewismus, Frankfurt/M.-Berlin, Ullstein-Propylâen, 1987.
51. Cf. le recueil Devant l'Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de
l'extermination des Juifs par le nazisme, Paris, Éditiosn du Cerf, 1988.
52. François FURET, dont l'analyse du communisme présente beaucoup d'affinités avec
celle de Nolte, évite cette dérive : « Si le communisme écrit-il est indispensable à la
compréhension du fascisme (mais la réciproque est vraie aussi), c'est pour des raisons plus
vastes que ne le suggère la chronologie qui va de Lénine à Mussolini, 1917-1922, ou de
Lénine au premier Hitler, 1917-1923, selon une logique d'action-réaction. Bolchevisme et
fascisme se suivent, s'engendrent, s'imitent et se combattent, mais auparavant ils naissent du
même sol, la guerre ; ils sont les enfants de la même histoire. » (François Furet, Le passé
d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy,
1995. p. 197).
Le totalitarisme : histoire et apories d'un concept 111
Auschwitz et la Kolyma occupent désormais une place centrale, dans notre
conscience historique, comme les symboles de la barbarie du xxe siècle. Une approche
comparatiste féconde sur le plan de la sociologie historique consisterait à saisir leurs
affinités et leurs différences9. Force est de constater que, dans la grande majorité des
cas, la notion de totaUtarisme n'a pas servi ce type de comparatisme mais seulement des
amalgames douteux entre nazisme et communisme, assimilés comme variantes d'une
même essence criminelle, dans laquelle le « génocide de classe » correspond au
génocide racial et où le goulag apparaît inscrit dans la révolution de 1917 exactement
comme la Solution finale trouve ses racines dans la Weltanschauung hitlérienne. La
« passion » anticommuniste étouffe ainsi tout effort de compréhension *
À l'instar d'un très grand nombre de catégories de la philosophie politique, celle de
totalitarisme ne concerne qu'une typologie du pouvoir. À la différence de beaucoup
d'autres, en revanche, eUe a le plus grand mal à trouver des applications fécondes au
seui d'autres champs des sciences humaines. EUe peut orienter une étude des structures
du pouvoir, mais elle ne dit rien de leur genèse ni de leur histoire. Les historiens et les
sociologues ne peuvent pas ignorer cette notion, mais ils ne peuvent pas non plus s'y
soumettre. Maintenant que l'on peut commencer à repenser le concept de totaUtarisme
finalement débarrassé de tous les conditionnements idéologiques et poUtiques qui ont si
lourdement pesé sur son parcours, il est fort probable qu'il se révélera bien insuffisant
pour déchiffrer les énigmes d'un siècle si souvent placé sous son nom. .

53. Pour une première tentative dans cette direction, voir le recueil dirigé par Ian
KERSHAW et Moshe Lewin : Stalinism and Nazism. Dictatorships in Comparison, Cambridge,
Cambridge University Press, 1997.
54. Un exemple significatif d'une telle dérive est représenté par le hypermédiatisé Livre
noir du communisme. Crimes, terreur et répression dirigé par Stéphane COURTOIS (Paris,
Laffont, 1997), où la comptabilité des victimes remplace toute analyse contextuelle des
révolutions du XXe siècle et de l'histoire des régimes qu'elles ont engendrés.

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