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collection dirigée par Emmanuel Burdeau Sous la direction de

Math ieu Potte-Bonnevi I le

GAMEpFTHRoNES
SERIE NOIRE

0uvrage publié avec le eoncours de la région Îte-de-France

@ 201 5, Les Prairies ordinaires

1, avenue de Ségur 75007 Paris


Diffusion : Les Belles Lettres
ISBN : 978-2-35096-1 04-0
Rrlalisation : Les Prairies ordinaires
llôvision du manuscrit : Marianne Narboni et Louise Guilbaud
Couvorturs : conception graphique originale : gr20Paris
lrnprossion : Pulsio
LES PBAIRIES OBDINAIBES
COLLECTI0N « CINÉMA »
0uitter la marge
Yann Boudier

pour la télévision et plus personne ne vous prendra au


"TravailTez
sérieux. Peu importe que vous ayez été une star de cinéma. [...]
Rien de tout ça n'aura d'importance si vous vous mettez à la télé.
Vous pouvez remporter toutes les récompenses. Vous pouvez être
le plus grand du petit écran, Greg Kinnear sera toujours là pour
vous metke à la porte de la soirée Oscar d,e Yanity Fair en riant. "
Ce discours de Jack Donaghy (oué par Alec Baldwin dans
30 Rock) illustre à merveille la perception de la télévision face
au cltiéma. Que le discours soit fictif (Donaghy) ou réel (Godard
et son « petit écran "), il ne surprend pas : même si 0es castings
récents d't;;n Drhte, d'un Blue lasrnine - ou de House of Cards - en
attestent) des pônts entre ces deux mondes sont en train de se
créer, la télé est encore perçue comme intrinsèquement inférieure
au cinéma.
De la même façon la fantasy est encore soumise à un traite-
ment à part. On parle de « sous-genre » « sous-culture »... euels
que soient les mots employés, demeure la conviction tenace qu'il
ne s'agit pas d'Art légitime.
fantasy et la série télévisée partagent donc un point de
l-a,
départ commun : elles se trouvent à la marge, et sont en quête de
légitimité, de reconnaissance. Or, la üêation de la série qui nous
intéresse ici a été prise en main par deux entités qui avaient su se
distinguer de la " marge " et des perceptions clichés qu'on en a.
HBO, Home Box Offi,ce, propose d'offrir au spectateur des stan-
dards de qualité dignes de ceux du cinéma. Partant de sa position
de sous-culture, elle vise à s'en distinguer immédiatement. De la
télé contre une idée de la télé, dès le début. De grands succès
critiques (avec notamment The Wire, vaste fresque sociale se

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l

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déroulant dans un Baltimore de fiction, qui fait aujourd'hui figure d'un monde de fiction, aussi riche en détails sensuels qu'il puisse
de bête sacrée, de référence ultime en matière de télévision de l'être, ne peut par définition pas être historique.
. qualité ont pu construire la réputation d'excetrlence dont HBO
") Comme courant littéraire, le réalisme s'oppose au symbo-
bénéficie à ce jour. lisme. Or, dans Game af Thrones, I'utilisation de symboles est
Georges RR. Martin écrit lui aussi en réaction. Extrêmement, aussi flagrante que fréquente: les animaux sont employés
versé (et investi) dans la fantasy de son époque, il constate que pour symboliser les maisons qu'ils représentent, servant ainsi
I'influence deTolkien enchaîne le genre, une mauvaise copie après de présages ou de messages pour les personnages. Ainsi la
l'autre, dans un certain nornbre de carcans, de clichés dont il veut première rencontre des Stark avec un direwolf (leur emblème)
sortir. est prophétique : le loup partage une étreinte morbide avec un
I-a volonté de HBO de produire une télé de qualité se traduit par cerf (emblème des Baratheon). On retrouve le même emploi
( un certain nombre de choix artistiques, une exigence élitiste. En de la figure animale lorsqu'on voit Tywin (Lannister, le lion)
s'approchant d'un objet comme "A Song of lce and Fire, qui n'appar- préparer la carcasse d'un cerf.
üent pas à un genre légitime, " sérieux ", la chaîne est consciente Le courant symboliste ne peut bien sfir pas être résurné à l'em-
de faire prendre un risque à son image. Iæ style et le ton de Martin ploi occasionnel de symboles au sein de l'ceuvre. Mais l'usage
ne manquent pas de maturité, mais pour un spectateur qui refusera de symboles dans,4 Song Af Ice and Fire dépasse I'occasionnel :
de regarder delafantasy pour la seule raison qu'il s'agit defantasy, avec les dragons de Daenerys, Martin reprend une image célèbre
cela ne changera pas grand-chose. dans la littérature, celle du feu comme force simultanée de vie et
Pour tenter de contrer cet a priori, HBO fait et met en avant de destruction (qu'on retrouve notamment chez'Wagner avec le
(dans I'appareil promotionnel ainsi qu'au sein de l'æuwe) un personnage de Loge dans Der Ring des Nibelungen, celui d'Orc
discours, des choix, qui visent moins à défendre la légitimité du chez lMilliam Blake ou dans le Vol rouge, les dragons de Woild of
genre dontâ Song of lce and Fire est issu qu'à l'en éloigner. Warcrafi) dont la portée symbolique ne se limite pas aux person-
tiiil nages, mais a aussi fonction signiTiante pour le lecteur.
læ symbolisme n'est donc pas non plus l'élément qui pourrait
En finir avec Ie « réalisme »
définir (par opposition) ce « réalisme " si fréquemment employé.
ll
Ot s'il ne renvoie pas à une réalité historique et qu'il n'est pas
Malgré un usage massif, le mot " réaliste », employé à outrance employé par opposition au symbolisme, que lui reste-t-il ?
pour décrire Game of Thrones (et la quasiintégralité des fictions Pas grand-chose, en réalité, et c'est en cela que le mot est dange-
pour adultes) est extrêmement mal défini. Un monde de fantasy reux : proche de . réel ", il donne (de façon tout à fait artiflcielle)
(comme un monde de science-fiction, comme n'importe quel univers une valeur quasi documentaire - sans exiger la même prudence
de fiction) n'est pas, ne pourrait et ne doit pas être considéré, sous d'emploi. Il serait plus prudent de parler d'ffit, ou d'illusion de réel.
le seul prétexte de son habillage proche de notre conception du Malheureusement, le terme peut paraître abscons (aiors qu'il se
Moyen Âge, comme une reconstitution historique. [a description traduit à l'écran par des choses très précises). Comme la littérature

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ou le jeu vidéo, la série repose sur un certain nombre de codes voulant signifier ie réel, lorsque le réel échappe au vraisemblable ?
visuels et dramatiques, et sa capacité à créer I'illusion de réel (à Sont alors mis en place des mécanismes de défense de l'illusion
leurrer le spectateur) passe par leur utilisation. Mais il ne faut pas de réel.
oublier qu'il ne s'agit que d'outils - ce qui est facilement mis en Dans The Wire, lune tentative d'as§assinat sur, Omar Qe
ll jeter par la fenêtre
lumière lorsqu'on compare des séries entre elles, de trop grandes o braqueur de dealers
") pousse ce dernier à se
similitudes faisant ressortir leur caractère artificiel. d'un troisième étage, après quoi il parvient à s'enfuir. Action immé-
Ainsi retrouve-t-on ici des situations d'autres séries (qu'elles diatement saluée par un . Qu'est-ce que... ?, incrédule, et suivi
soient contemporaines ou antérieures) dépeintes de manière de cette discussion entre Marlo et Chris Qe commanditaire et
rigoureuserrlent identique, créant ou usant un langage visuel du I'homme de'main) :
pas I'air possible"
" crédible
» qui devient systématique. Un pâssage à tabac se rnani- " Marlo : Ça a
feste par un souffle coupé et des yeux écarquiliés face camera Chris:Nope...
(comme dans Justified), un combat à mains nues ne cesse que Marlo : I1 nous a fait du Spiderman 1à.
"
lorsque des yeux sont crevés (comme dans Djanga Unchained, Ce dialogue constitue un solide exemplè de mécanisme interne
ov Deaduood), les personnages kaumatisés exorcisent la violence de défense de l'illusion de réalité. I-incrédulité des personnages
l

subie en la recréant (comme dans The Shield).." Des scènes reflète (etflattg) celle du spectateur ; c'estunefaçon de le rassurer,
entières peuvent ainsi se retrouver'fllmées à l'identique. Les de lui confirmer que ce qu'il est en train de voir est hors norme.
derniers épisodes de Fargo et Boardwalk Empire voient tous les Dans Game of Thrones, ces mécanismes trouvent un écho dans
deux un personnage central mourir. Cet exemple étant le plus frap le scepticisme initial dont les personnages font preuve vis-à-vis
pant (ces scènes datent toutes les deux de 2014), prenons le temps du surnaturel. Un exemple (1à encore, parmi d'autres) est cette
de détailler: une phrase de la future victime y est suivie de deux conversation entre le jeune Jon Snow, qui s'apprête à rejoindre la
ou trois coups de feu (au torse, donc qui ne « comptent p25 "), puis Garde de Nuit, et Tyrion lannister :
" Jon : la Garde de
d'une pause. On revient sur le tueur, prenant conscience de ce qu'il Nuit protège le Royaume des...
a fait. Puis, un signe de vie de la victime (reprendre son souffle Tyrion: Mais oui, mais oui... des hippogriffes, des vouiwes, et
dans Fargo, lever le bras dans Baardwalk) et exécution « pour de de tous les autres monstres dont ta nourrice t'a parlé... Tu es un
fosn (respectivement : deux tralles, une à la tempe et une autre garçon intelligent. Tu ne crois pas à ces idioties. "
"
près de la bouche, contre une près de l'æil). Et pour finir, un plan la défiance de Tyrion est à double emploi : elle permet l'identifica-
fixe oir I'on prend le temps de filmer le corps sans vie, comme pour tion en reproduisant le scepticisme du spectateur, mais a aussi une
« garantir » qu'il est bien mort. dimension ironique (" tous les autres monstres " étant sur le point
de devenir bien réels pour Jon). Ce proèédé est utilisé par Martin
l

Cette liste de similitudes est malheureusement loin d'êke


exhaustive. [a volonté de sigqifier le réel à tout prix pousse vers de manière consciente et assumée, comme il le revendique dans
une qniformisation choquante. Les séries vônfiriême plus loin : vu une interview donnée au New York Times: " Si... vous plongez un
que parfois la réalité dépasse la fiction ,,, eüê peut faire une série crabe dans l'eau bouillante, il bondira tout de suite. Mais mettezle
"

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SERIE NOIRE

dans I'eau froide et montez graduellement la température... l'eau I-ladresse au spectateur n'est toutefois pas un procédé neuf- il
bouiliante, c'estlafantasy et la magie, et 1e crabe est le public. " est bien antérieur à I'apparition même de la tétévision.'lapparition
Mais Martin est avant tout un fan de fantasy. Iæs procédés qu'il d'un nouveau type de fiction Qa fausse-tétéréalitQ est une illustra-
choisit d'ernployer pour tromper la méfiance du lecteur ont pour tion bien plus flagrante de f influence de la téléréalite. Des séries
seul but de le " plonger " dans lafantasy. En ce qui concerne I'adap comme Modern Famity ou Parks and Recreatioz prennent le
tation télévisée en revanche, la distance prise vis-à-vis des éléments prétexte d'une équipe de télé venue filmer les personnages pour
merveilleux a peut-être moins pour but d'amener l'audience à la justifier que la fiction se déroule sur le même modèle qu'une émis-
fantasy que de suiwe 1a tendance contemporaine à donner à tout prix, sion de téléréalité. La fiction s'adapte donc à la menace de la télé-
sous l'influence de la téléréalité, l'apparence du . réel " à la fiction. réalité en reprenant ses codes.
Bien sirr, Game of Thrones îe reprend pas les codes de la télé-
réalité ; mais son besoin de se revendiquer " réaliste " vient certai-
Un contexte télévisuel particulier: l'influenee de
nement du fait que les distinctions enke fiction et réalité n'ont
la téléréalité jamais été (à l'écran, de télé du moins) aussi floues. Face au succès
de la téléréalité, la fiction cherche à réinventer sa légitimité en se
Très peu cofiteuse et exkêmement efficace, la téléréalité a énor- prétendant proche du réel.
mément changé la façon de signifier le réel, et l'importance qu'on Il est remarquable de constater qu'au sein des æuwes lancées
lui accorde au sein même d'æuvres de fiction. Elle a durablement dans cette << course au vrai,, les personnages ont, eux, permis-
secoué le champ télévisuel - au point qu'on ait cru I'existence sion de recourir à la fictiorr (pour justifier leur comportement,
même de la fiction menacée : ne nécessitant ni écrivains, ni acteurs, être compris, crus, suivis, obéis...). Nnsi Fargo (qui, rappelonsJe,
la téléréalité menaçait, records d'audience à l'appui, l'économie du s'ouvre sur les mots « Ceci est une histoire VRAIE' ,) connaît un
« petit écran dans son ensemble. épisode de v érltablefantasy, et nous montre comment cette dernière
"
læ succès de fictions comme Game of Throzes, indique que l'on peut influencer le réel, lors de cet échange entre Gus Grimly (poli
se trouve après f impact - la fiction ne disparaîtra pas tout de suite. cier incompétent) et l.orne Malvo (infaillible assassin) :
Mais le choc a été suffisamment grand pour que des séquelles " Lorne : Bonsoir, Monsieur
l'agent.
demeurent. Gus : Bonsoir. Vos papiers s'il vous plaît.
Ainsi; les séries font plus fréquemment appel à des procédés Lorne : On pourrait la jouer comme ça. ÿous me demandez
permettant de rompre le 4" mur, et de s'adresser directement au mes papiers, je vous dis que ce n'est pas ma voiture, que je
spectateur. Là aussi, la systématisation est choquante : House of I'ai empruntée... Et on voit où ça nous mên". On pourrait faire
Lies et House of Cards fonctionnent, malgré des objets et un traite- ça. Ou bien, vous pourriez retourner dans votre voiture et
ment radicalement différents, rigoureusement de la rnême façon : disparaître.
le personnage principal s'adresse régulièrernent à la caméra, pour Gæ: (rire) Et pourquoi est-ce que je ferais ça ?
It expliquer ses objectifs, sa vision, au spectateur. Lorne: Parce qu'il y a des chemins à éviter. Parce que les cartes

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iLlliill
POSITIONS
GAME OF THRONES
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idées préconçues sur le genre, sa médiatisation met en avant ces


disaient o Attention aux dragons ' et qu'elles ne le font plus"' mais
ne sont plus là' " préjugés pour mieux valoriser l'ceuvre... en dépréciant le genre.
ça ne veut pas dire que les dragons
li Et la menace (le .. dragon ") suffit. Terrorisé, Gus laisse Malvo le problème majeur avec la tendance à louer le " réalisme " de
l'æuwe de Martin, est que l'on arrive dans une situation (absurde)
s'échapper. On se retrouve donc dans une position inwaisem-
où c'est ce mot eui " ,, Garne of Thrones des inéütables
blable où l'appareil télévisuel semble reconnaîke la valeur perfor-
5211y"
travers delafantasy. comme si la qualité d'une æuwe defantasy ne
mative des histoires'.. tant qu'elles restent internes à l'æuwe !
pouvait venir que de ce qui l'éloigne du genre.
Comme si, contrairement aux personnâges de ces séries, le public
Or, s'il est certain que les mauvais imitateurs de Tolkien ont
d'aujourd'hui, n'était plus (sans le soutien artificiel de I'illusion de
existé, que les clichés du genre sont clairement identifiables et qu'il
réel) capable d'entendre (et de comprendre) une histoire'
est important de savoir en sortir, renforcer I'illusion de réel n'est pas
la seule solution envisageable. Llæuwe - gigantesque - de Terry
Pour louer l'æuvre, mépriser le genre ?
Pratchett, se définit également en réaction aux clichés du genre :
que le Disque-monde est une sorte
" Vous avez également dit "
defantasy postfantasy ". Est-ce que vous polJ\tez nous expliquer ce
Iorsqu'en awil2011, le site denofgeek.coz demande à Nikolaj
Coster-Waldau s'il était, avant d'interpréter le rôle de Jaime
que vous avez voulu dire ?

lannister, fan defanta.sy, voilà ce que répond I'acteur : - [...] Pour faire bref, le Disque-monde prend le monde de la
* Je ne peux pas prétendre ça, malheureusement' Je n'avais pas fantasy classique etle rend plus mature. Beaucoup de ses problèmes
sont d'ordre civique, politique, social. Il n'a pas besoin de Sombres
lu les liwes. Honnêtement, j'avais l'impression que le genre était
Seigneurs dans des tours lointaines - il y a suffisamment de Mal
très manichéen, un peu simplet. Je ne saurais pas dire pourquoi'
dans la rue d'à côté. (T Pratchett, Interview, laideartia.com.ar)
Peut-être parce que, lorsqu'on se dirige vers la section fantasy "
I-lauteur écrit donc clairement, lui aussi en réponse à Tolkien
d'une librairie et qu'on regarde les couvertures' on se dit : 'rll faut
(ou plutôt à I'influence de son héritage) mais sur un tout autre
waiment qu'elles soient si ridicules ?rl
mode que A Song of lce and Fire, comme en témoigne bien ce
Mais j'ai lu les liwes, et ils sont incroyables' Un super univers
court exkait du prologue de son premier liwe, The Colour of Magic
à découwir. J'imagine que j'avais des idées un peu stupides' Je ne
Huitième Couleur,1983) :
connaissais pas grand-chose au genre avant' Q-a,
panoramas beaucoup plus impres-
Mais le genre n'a pas waiment d'importance, pas vrai ? Si " læ Disque-monde offre des
sionnants que ceux qu'on trouve dans des univers dus à des créa-
I'histoire est bonne, elle est bonne. Si c'est bien écrit, c'est bien
teurs moins imaginatifs mais techniquement plus doués.
écrit. "
læ soleil du Disque n'est peut-être qu'une petite lune en orbite
Grâce à son rôle, I'acteur a donc dir dépasser ses préjugés
et, lisant les liwes, a pu constater qu'ils ne reposaient sur rien'
dont les éruptions dépassent à peine la hauteur d'arceaux de
Malheureusement, la série dans laquelle il joue risque d'entraîner croquet, mais ce défaut mineur ne compte guère auprès du spec-
le mouvement inverse : plutôt que d'amener le public à revoir ses tacle prodigieux de la Grande Tortue lfTuin, dont finalement

I
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lill
GAME OFTHRONES POSITIONS
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la carapace antique et criblée de météores supporte le Disque' [influence du média cible Ies choix d'adaptation.
l
Parfois, durant Sa lente progression sur les rivages de I'infini,
Elle tourne Sa tête grande comme un continent pour happer une Parmi les éléments ayant contribué au succès de HBO, on compte
comète de passage. " (trad. P Couton) notablement la volonté de représenter « sans concession " (sans
Pour reprendre la métaphore du crabe, Pratchett aurait plutôt ménagement du spectateur) laviolence etle sexe. Or ces éléments,
tendance à le jeter dans de la lave en fusion' Comme pour la mort présents dans,4 Song of lce and Fire sont rejetés par l'adaptation.
d'Eddard Stark (bien que sur un mode moins symbolique et plus Voici la description d'un rapport sexuel entre DaenerysTargaryen
comique) on a également ici alfaire à un sacffice métalittéraire' et Ktral Drogo :
là où Eddard Stark symbolise le chevalier honorable (qui dans le " Dany passa ses bras autour de ses épaules et pressa son
monde injuste de Game of Thrones d,oitmowit),les " univers dus à visage contre son cou pendant qu'il se précipitait en elle. Trois
{ des créateurs moins imaginatifs mais techniquement plus doués " coups vifs et ce fut fait. "
sont évidemmentles æuwes clichés defrintasy, oîr I'extraordinaire Trois courts oifs et ce fut faff : cette description d'un acte sexuel
est devenu si semblable, si systématique, qu'il peut être ridiculisé ne semble pas, au premier abord, correspondre aux idéaux
par le « florfiIâl » - Qui devient, puisque plus rare, exceptionnel' contemporains de virilité. Or, cet aspect de la sexualité de Khal
Uauteur, en ridiculisant les excès connus du genre, définit son Drogo est complètement absent dans la série, ce qui est gênant
æuvre en réaction. à deux titres. Premièrement, le personnage en devient rnoins
Pratchett, comme Martin, connaît suffisamment les travers du complexe, il est plus proche d'un cliché contemporain de « super
genre pour s'y opposer. Mais si la volonté de distinguer son æuÏTe mâIe ". Deuxièmement, la scène présente une façon de concevoir
des clichés est la même,les moyens employés sont radicalement les choses - ici, la virilité - qui nous est étrangère. Si Drogo jouit
différents ; au lieu d'une décapitation brutale et inattendue, on rapidement, une impression de puissance et de plaisir se dégage
trouve chezPratchett une gentille moquerie." mais il est essentiel néanmoins de la lecture de ce passage. I-a puissance vient de
I de comprendre que ces deux postures (rapidement: « renforcer l'écriture, avec la phrase monosyllabique (" three quick strikes and
l'illusion de réel » ou « pousser le merveilleux jusqu'à l'absurde ") it was done,,) qui donne un caractère explosif et sans appel à la
se valent. conclusion. Quant à l'impression de plaisir, elle vient du fait que la
Or, vision de l'adaptation, il apparaît que ce que HBO semble
à la brièveté de l'acte n'est pas vécue comme frustrante, au contraire :
avoir reconnu d'exploitable dans l'æuwe de Martin soit moins le après la douleur des premiers rapports pour Daenerys, cette
merveilleux que le traitement très adulte du sexe et de la violence' simplicité est moins la marque d'une faiblesse de Drogo qu'un
En mettant I'accent sur ces éléments, dans 19 sou-ci de renforcer symbole du caractère fusionnel de I'amour du couple.
l'illusion de réel, HBO prend le risque de non seulement délaisser En ôtant cette dimension à Drogo, l'adaptation va conke une (si
ce qui, dans l'æuwe, est propre àlafantasy, mais également de ce n'est /a plus essentielle) des fonctions de la fiction : présentant
passer d'une posture mature et réfléchie à un usage récréatif et des conditions imaginaires, fictives, elle pousse naturellement le
complaisant de ces deux thèmes. lecteur/spectateur à réflêchir au monde qui est le sien. Au lieu de

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illl
lll POSITIONS
GAME OFTHRONES
sÉrup Nomr
il
deux épisodes échappent à cette règle: dans les deux cas, on a
remettre en question, comme A Song of lce and Firele fait, notre
affaire à une scène de bataille (" Blackwater,' rrarrant la bataille
idée préconçue d'un idéal viril, Khal Drogo l'incarne.
Beaucoup plus frappant, I'exemple du premier rapport sexuel
de Ia Nera et,,The Watchers on the Wall" ceTle du Mur). Ainsi,
entre ces deux personnages est radicalement transformé par le les seuls choix d'adaptation qui sont faits par la série vont vers
passage à l'écran. Ce qui est un acte consenti, suivant une scène une indulgence: un usage récréatif de la violence, ls « grosse
de communication et de séduction (enke deux étrangers) est bagarre de fin de saison » qui, comme l'usage de la sexualité, se
remplacé par un uiol. Ce qui est doublement coupable : non seule-
montrera générateur d'émotion, visuellement agréable et surtout
pas critique.
ment l'étranger ('homme non blanc) devient monstrueux mais on
Une volonté de plaire qu'on retrouve dans la matière même de
ôte au personnage (féminin) la possibilité d'exprimer le désir.
la série. Iæ casting est en effet majoritairement constitué d'acteurs
Ici aussi, le traitement de la série par les médias aggrave les
{
choses. Lors d'uiib interview de Jason Momoa ('acteur qui joue Ktral
répondant à des critères de beauté hollywoodiens. Il s'agit peut-
Drogo) par Conan O'Brien, les deux hommes expliquent comment être, ici aussi, d'un effet de mode: beaucoup de chemin a été fait
du Gimli de Th e Lord of th e Ri,ngs au Thorin dr H obbi,t... et pas dans
être plus dirigiste satisfera " les femmes " (à l'aide du délicieux
Iæ propos' et le fait qu'il soit tenu le bon sens. Une même distance sépare le Tyrion de A Song of lce
euphémisme being forceTul
" ").
par deux hommes pourraient suffire à être choquant, mais il ne faut and Fire, bossu, difforme, repoussant, du beau Peter Dinklage. On

pas oublier qu'ils décrivent une relation qui commence par ttn uiol. réalise alors à quel point le terme de " réalisme » est hypocrite :
Dans l'ensemble I'usage de la sexualité est complaisant, parti- le physique d'un l(hal Drogo ou d'une Ygritte, dans leur environ-
nement respectif, ne se soucie pas de renvoyer àun réel. Son seul
culièrement eri ce qui concerne les corps de femmes' Si la nudité
,masculine n'apparaît que lorsqu'elle est justifiée » pâf ull élément objet est le plaisir visuel.
"
Si I'on croit en la capacité des Arts de marge à remettre le réel
narratif (Theon apparaît nt puisqull sera castré. Hodor apparaît
rluPourprouver son caractère fantastique, son « sang de géant en question et à susciter la réflexion, il est difficile de voir des
"),
les corps de femmes ont clairement tendance à être décoratifs. Il films " grand public, faire preuve de plus d'intelligence et d'auto-
ne s'agit pas d'idéaliser un << âge d'or , de HBO, dorénavant révolu critique sur ces questions. Dans Crazy Stu|i.d lnue, we comédie
(comme ils ont souvent tendance à l'être) ; on pourra ici saluer la romantique (qui, si l'on se place du côté des préjugés, n'esta priori
pas le plus violemment contestataire des objets èulturels), lorsque
série Girls, qui représente la sexualité de manière rare' engagée,
fémin:l§tè. I-es scènes de sexe, mettânt en avant le ressenti féminin, Ryan Gosling ôte sa chemise à la demande d'Emma Stone,, cette
y sont plus violentes pour les spectateurs mâles, ce qui constitue dernière s'exclame " Puuuuuu-tain ! Sérieusement ? On dirait que
'corps
un changement bienvenu. t'es Photoshopé ! ,. Iæ caractère surhumain, irréel, des
Cette complaisance se retrouve dans le traitement de la violence hollywoodiens est ainsi mis en avant pour être ridiculisé; à l'in-
(dont,4 Song of lce and Fire ne mânque pas). En effet, si la série verse de ce qui se passe dans Game of Thrones oîr ces exigences
de beauté sont intégrées, subi,es, sans qu'aucune réflexion critique
suit majoritairement l'organisation PoV (Point of Yiew) des liwes,
suivant tour à tour les points de vue de différents personnages, s'y oppose.

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I

POSITIONS
"lB*Hfrâl*T"'
Degrés d'invraisemblable: du dragon à la la tendance ,, Brown is Real
"(suppression des couleurs trop
moustache vives pour augmenter I'effet de réel) prend son dfi sw Game of
Thrones... ou plutôt sur certains de ces éléments. Si on n'hésite pas
Ces questions d'apparence, aussi futiles qu'elles peuvent paraître de à « normaliser Daariri, laprésence de dragons ne semble pas être
It "
prime abord, sont essenüelles. Elles permettent de révéler que si un problème. Comme si un dragon était plus intrinsèquement plau-
le réalisme semble compter tant qu'il se porte caution de tout type sible qu'une moustache teinte d'or. Dans son texte théorique On
d'excès violent, il disparaît complètement pour faire place à une Fantasy Martin insiste justement sur la capacité extraordinaire de

1l
totale complaisance dès que les plaisirs visuels entrent en jeu. De lafantasy à flatter les sens, à permettre de frôler le merveilleux :
la üolence et du sexe, du sexe violent ? Oui. Mais sur des individus "La.fantasy est d'argent et d'écarlate, d'indigo eLd'azur, d'obsi-
splendides, bien maquillés, bien éclairés, aux corps d'une perfection dienne veinée d'or et de lapis-lazuli. la Réalité est faite de contre-
qui n'est littéralement pas de ce monde (ne pas oublier Photoshop). plaqué et de plastique, recouverte de mârron boueux et de vert
Ce type de traitement à deux vitesses s'applique également aux morne. [...] Nous lisons de lafantasy pour retrouver les couleurs,
éléments de fantasy. Si les dragons, les morts-üvants, la magie je crois. Pour goriter les épices fortes et entendre les chants des
sont clairement représentés (voire mis en avant) comme objets sirènes. "
meroei.lleux clairement identi.fi.ables, on voit en revanche tout un . Retrouver les couleurs. , Un mouvement à I'exact opposé de
pan de l'æuwe de Martin disparaîke sur I'autel du waisemblable. celui que l'adaptation de HBO a choisi. Iæ succès de cette série est
Iæs styles vestimentaires et capillaires des personnages du liwe, moins celui de I'obsidienne veinée d'or que du marron boueux. Ia
1l
souvent hauts en couleur (au point d'en devenir ardus à imaginer), fantasy a un lien étroit (on osera : privilégié) avec la foi poétique.
sont drastiquement formatés à l'écran. De Martin à Tolkien, de Tolkien à Coleridge, la suspension volon-
Iæs exemples de ce processus sont extrêmement nombreux, taire de l'incrédulité permet le réenchantement du monde.
mais le plus flagrant a sans doute été I'incroyable transformation Dans un contexte où la différence entre fiction et réel devient
de Daario Naharis. l,e voici, décrit sous la plume de G.RR. Martin : de plus en plus floue (à cause de nouveatx formats, mais aussi de
.. Même pour un Tyroshi, Daario Naharis était exubérant. Sa barbe I'emploi massif d'une terminologie erronée) savoir ou placer sa foi
était coupée en trois pointes et teinte en bleu, de la même couleur poétique, c'est aussi savoir ou poser un regard critique. Avec cette
il que ses yeux et que ses cheverx bouclés qui lui tombaientndans adaptation, HBO ne se contente pas d'ôter ses couleurs à l'æuwe
le cou. Ses moustaches pointues étaient peintes couleur d'or. Ses de Martin. En séparant un inwaisemblable tolbrable (physique des
vêtements, de chaque nuance de jaune... " acteurs, ultraviolence, créatures surnaturelles) d'un inwaisem-
N'hésitez pas, ici, à vous mettre devant une image du Daario blable qu'on refuse (personnages trop complexes, trop repous-
de la série, le choc en vaut la peine. Il s'agit d'un homme jeune, sants, trop colorés, trop surprenants, en un mot: désagréables)
blond, glabre, vêtu dans des teintes sombres. Comme les corps, I'adaptation ne se montre pas à la hauteur des normes qualitatives
comme les voix, les couleurs sont victimes d'une volonté d'unifor- de la chaîne, et vient se placer dü côté èles objets télévisuels satis-
misation. Effet de mode très connu dans le monde des jeux vidéo, faisants (divertissants et non critiques).

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GAME OFTHRONES
sÉrup Nomo

De plus, si l'on accepte que le besoin de waisemblable soitwai-


I
ment ce qui guide les choix d'adaptation, il y a de frâs dérangeantes
questions à se poser: est-il plus waisemblable qu'une femme
accède à la sexualité par le viol que par I'expression de son propre
désir ? Est-il plus waisemblable qu'un étranger se fasse violeur
que séducteur ?
Alors que Trerne - la dernière série de David Simon, créateur
de The Wire qtti a tellement fait pour la reconnaissance critique de
la série en tant que genre - quitte l'écran sur une demi-saison, dans
un silence embarrassé, le succès de Game of Thrones, dépassant
le record d'audience des So|ranos, résonne moins comme une
reconnaissance delafantasy que comme la capitulation de HBO
aux normes « grand public ".

Motifs

BB

itrllllll

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