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 Continuez, dit-il.

– J’aitrouvé asile en France, reprit Papski. De grandes écoles m’y


ont ouvert leurs portes, des confrères – inconnus de la veille –
leurs bras. Pourtant, non, je n’aime pas ce pays. Peut-être est-ce
qu’à mes yeux d’astronome il s’étale trop insolemment sous son
maigre ciel cartésien. Peut-être est-ce sa gloriole de coquette sur le
tard. Ou le ressentiment peut-être, parce que sous le faux nez d’un
humanisme de façade la xénophobie s’y donne à cœur joie. Vous
voyez, je ne sais pas au juste. Toujours est-il que, écoles et
confrères nonobstant, j’ai été raflé à l’égal de milliers et de
milliers de mes semblables. Puis, avec la débâcle, les camps
français sont devenus des antichambres de la mort. Mais je ne
vous apprends rien que vous ne sachiez. Où je veux en venir, c’est
qu’après bientôt trois années de survie dans les camps j’y ai pris,
comment dire, j’y ai pris racine. Je ne compte pas en changer.
Il avait parlé à voix lente, presque monotone, sans accentuer un
mot plutôt qu’un autre. Smith s’aperçut qu’il chaussait des
espadrilles.
– Je ne vous suis pas, dit-il.

Obozy w Milles, obozy internowanych, internowanie, przepustka na dochodzenie paszportu.

Przebieg łapanek obraz literacki:

Le SOL Jean-Baptiste Mélodie avait exagéré. Imagination ou


enthousiasme de néophyte en mal de dévouement, il en avait
rajouté. Les choses avaient lieu plutôt en douce, avec retenue pour
ainsi dire, et dans les rares cas où l’on dut faire parler les
matraques la partie donnante semblait en être aussi navrée que la
partie prenante. La consigne était d’y aller mollo, pas de casse
inutile, discrétion et promptitude. Question de style,
d’indépendance nationale, les autorités tenaient qu’un travail,
encore qu’accompli sous la houlette des Allemands, devait se faire
à la française. On envisagea même de prier ces messieurs de
laisser leurs pétards au vestiaire, cet outillage n’étant pas
absolument indispensable pour tirer de leur sommeil d’inoffensifs
dormeurs ; mais un policier privé de son arme étant comme un
bourgeois privé de ses bretelles, le projet resta sans suite. En
revanche, l’idée de substituer des autobus aux traditionnels paniers
à salade dont le déploiement nocturne risquait d’ameuter les
perturbateurs de l’ordre public, lesquels – renseignés par qui ? –
avaient déjà placardé la ville et ses environs d’appels séditieux,
cette idée fut admise sans vaines tergiversations.
Les choses, en fait, se déroulaient on ne peut plus simplement,
presque partout d’une manière identique. Le bus s’arrête en
bordure du trottoir, deux civils, généralement un jeune et un dans
la force de l’âge sautent à terre, l’un pointe une torche électrique
pour s’y reconnaître, l’autre plaque un doigt sur la sonnette et l’y
laisse jusqu’à ce que, graillonnant et pestant, quelqu’un réponde.
L’un des civils grogne ouvrez, police ! et ça y est, on ouvre. Ils
repoussent le ou la concierge en lui plaquant leurs torches sous le
nez, répétant police, des fois qu’on les prendrait pour des dames
de charité. Le ou la concierge bat des paupières, rajuste ses
frusques. Tout en veillant à ce que la police ne leur marche pas sur
les orteils, il s’en trouve qui exhalent leur mauvaise humeur – pas
forcé d’ouvrir à c’t’heure, des fois que ça serait des monte-en-l’air
mais la loi vous autres la police vous vous mouchez dedans, c’est
la fin des haricots si avec ce que tu bouffes on peut plus roupiller
tranquille merde alors. Il arrive qu’une voix grincheuse monte des
profondeurs de la loge – qu’est-ce qui se passe le feu ou quoi ou
les Anglais. La réponse ne varie guère – va, c’est rien, c’est les
flics. Les civils en ont vu d’autres, flic flac, ils en sont à leur
nième loge, puis c’est connu, les Français faut que ça rouscaille,
alors à bon entendeur salut. L’un produit une liste, l’autre l’éclaire
– voyons, où c’est que ça perche Brzsnky Mlka Laya,
Tchécoslovache, sexe féminin, trente ans, et Schzwtrkfop Boruche
Simcha donc, té, un Judéoslave celui-là. La réponse tarde à venir,
tu parles de noms à dormir debout, puis c’est lent de la
comprenette les concierges. En revanche, faites que pipelet et
légionnaire coiffent le même bonnet et ça change du tout au tout.
Le travail s’en trouve vachement facilité, au point que le nom du
particulier, épelez-en la première syllabe et hop ! pas besoin de
menacer, le renseignement s’amène sur des roulettes, tel étage,
telle porte – puis tenez que je vous y accompagne avec mon passe-
partout au cas où. Hélas ! en général ça bougonne grimpez-y, c’est
sous 
. Les civils s’impatientent, assez lambiné, les particuliers ont cinq
minutes pour être prêts, sinon gare. Ils tournent le dos à la
chambre, encadrent la porte ouverte sur le palier face au populo
qui s’y attroupe. Le goutteux se tire du lit en geignant, sa femme
l’aide à enfiler son pantalon, lui passe la canne, le veston, lui noue
la cravate, il est capital d’avoir l’air convenable quand on va à la
police. Les civils regardent par-dessus leur épaule, tiens voilà la
moukère qui peigne la barbe à son homme, manquerait plus qu’il
faille se le coltiner, le foutu bancroche. La femme demande s’il
faut emporter quelque chose – ben de la mangeaille et les cartes
d’alimentation pardi. Le cortège s’ébranle, les civils en tête, des
voisins aident le bancroche, les voisines promettent de prendre
soin des chats. Le bus est là, avec sa cuve à gazogène semblable à
une chaudière et deux autres civils qui ont l’œil sur les raflés. Ils
se précipitent, le verbe haut – lesquels c’est du voyage ? Ceux qui
en sont s’avancent d’eux-mêmes, l’idée ne leur viendrait pas de se
rendre invisibles, et on les embarque dare-dare. Les quatre civils
comptent leur butin, ils travaillent aux pièces dirait-on, et pétant
haut et sec le bus démarre pour de nouvelles prises. Les gens sur le
trottoir regagnent un à un leur gîte, sentant peut-être qu’avec ce
rapt une part d’eux-mêmes s’en va dans la nuit qui recouvre tant
de terres hostiles, de fosses communes, de ravages innommables,
et d’espoirs aussi, trop tenaces pour qu’aucune ignominie jamais
n’en vienne à bout.

Ainsi allaient les choses – à peu près ainsi. Une trentaine de bus,
chacun avec ses quatre civils et son chauffeur, sillonnaient la ville
en quête de leur plein de chair juive. Çà et là on devait bousculer
un récalcitrant, traîner une hystérique à bras-le-corps, porter un
môme piaillant à tue-tête, clouer la gueule à quelque connard, bref
faire face aux petits inconvénients de la profession. Avec ça, les
juifs, on n’allait pas en faire une bouillabaisse, on allait tout juste
leur désapprendre à manger le pain des Français, à faire du marché
noir et à écouter la radio britiche. Cependant, malgré les
précautions d’usage, on ne put éviter un ou deux petits accrocs,
entre autres la mort d’une Polaque nommée Sonia Krantz.

Wagony:

Grinçant le long de leurs glissières mangées de rouille, les portes


roulantes des wagons à bestiaux se rabattaient avec fracas sur le
bétail humain. Des cris, des cognements s’en échappaient, les
mêmes que par toute l’Europe. Gregor Wolfgang savait d’où ils
venaient, où ils allaient. C’était sa punition de savoir. Ils lui
arrivaient de Pologne, d’Urss, des Balkans, des Pays-Bas, de
France désormais ; et ce fut en France, en la ville d’Orléans où
Jeanne d’Arc sur chaque pierre laissa l’empreinte de sa ferveur
que, deux ans après la nuit de Falenica où il avait perdu cent
marks mais regagné une parcelle de son âme, il tuera le SS Karl
Stoltz promu Hauptmann. Détaché depuis peu à l’état-major du
général commandant la région, Wolfgang se vit pourvu d’un billet
de logement qui le mena aux confins d’une paisible impasse
perdue derrière la cathédrale, face à un portail assis de guingois
dans un mur hérissé de tessons. Un long moment s’écoula après
qu’il en eut agité un heurtoir de bronze. Un raclement de sabots se
fit entendre, et lorsque enfin la porte s’entrebâilla tout juste assez
pour le passage d’un chien – d’un chien loulou – il entrevit,
longigambe et filiforme, le plus étrange vieillard du monde coiffé
du plus cocasse bonnet de la terre. Wolfgang glissa son billet dans
l’entrebâillement de la porte, que le vieillard rabattit sans plus.
Faisant les cent pas le long du mur, il imaginait un intérieur pas
beau peut-être, pas gai peut-être, mais où bibelots Empire, sabres
de grenadier, chromos de la Pucelle, respectables poussières
tendrement inamovibles évoquaient gloire et gloriole. L’attente se
faisant un tantinet longue, il était sur le point d’actionner à neuf le
heurtoir de bronze quand la porte s’entrouvrit, cette fois pour le
passage d’un chien de taille, et il dut se glisser de biais à
l’intérieur, l’épaule la première. Droite, svelte, une dame âgée,
longue robe de soie noire, le reçut debout, sans mot dire, sur le
seuil d’une pièce aux volets clos. Il salua, talons joints, un rien
déconfit de ne susciter aucun signe d’accueil. Précédé par le
vieillard filiforme dont le masque immobile lui procura la
troublante impression d’un spectre familier, il monta un large
escalier de pierre verdâtre. Wolfgang vécut dans une grande
chambre ne comportant que le lit, une armoire paysanne, un
lavabo camouflé en commode, une chaise, une cheminée creusée à
pans droits dans le mur blanchi à la chaux. Aucun objet – tapis,
gravure – n’en rompait la nudité. En revanche, deux grandes
fenêtres donnaient sur un jardin de belle allure, preuve de soins
attentifs, mais où jamais il n’aperçut âme qui vive. Parfois le désir
lui venait d’y descendre, de longer une allée de charmilles, de
s’asseoir sous un chêne, d’y lire une page de Herschel ou de
Kepler ; mais pas plus qu’il n’osa demander de logement pour son
ordonnance, il n’osait s’aventurer dans ce jardin qui le sollicitait.
Du reste, tout au long des quelque dix-huit semaines qu’il vécut
dans cette maison, il n’y fit aucune rencontre, ne capta aucun
bruit, à son départ vers les neuf heures du matin non plus qu’à son
retour à la nuit tombante, et jusqu’au soir du meurtre il se
demanda si la dame à la robe de soie noire et le spectre au bonnet
d’un autre siècle ne relevaient pas de la fantasmagorie. Draps et
serviettes étaient changés chaque dimanche, le broc d’eau
renouvelé chaque jour, et quand il laissait quelque argent pour qui
faisait le service de sa chambre, cet argent, personne n’y touchait.
La seule fois où il eut le sentiment que la demeure n’était pas tout
à fait déserte, ce fut le jour où, ayant joint un billet de cent francs à
une note avec prière de bien vouloir acheter du bois pour la
cheminée, il retrouva le billet intact, et griffonné sur la note que la
cheminée ne fonctionnait pas.

Au camp de Milles l’embarquement du bétail humain dans les


wagons à bestiaux tire à sa fin. Ce n’est pas encore le suintement
de l’aube, pas encore l’haleine du jour, mais déjà une promesse.
La main sur l’épaule de Gregor Wolfgang, Arthur Papski essaie de
le retenir au bord incertain de la raison. Il le sait revoyant d’autres
nuits – nuit de Noël en terre de Pologne à tant de marks le visage
écrabouillé, nuit en la ville d’Orléans où il tua le SS Stoltz. Il est
dans sa chambre nue et glacée. La neige blanchit la cime des
arbres. Une amertume lui vient à l’endroit des habitants de cette
demeure, dont il ignore s’ils existent réellement. Pourquoi ne sont-
ils pas hostiles, pourquoi ne manifestent-ils pas les réactions de
l’animal sur ses gardes puisque lui existe, foule le sol de leur pays,
en respire l’air. Il caresse des projets de violence – descendre à
l’heure du café, son uniforme impeccablement brossé, sa croix de
fer au col, s’asseoir au coin du feu, il doit y avoir un coin de feu là
en bas, dire c’est le norois qui a rabattu la neige sur la ville.
Quiétude et grandeur de parler pluie et beau temps. Quiétude et
grandeur. Mais il ne se leurre pas. Ils ne le regarderaient ni ne lui
adresseraient la parole, pas même s’il avait dix croix de fer à son
col. Il va et vient par sa chambre nue, une lettre d’Ulrike traîne sur
le lit, une de ses nombreuses lettres qu’il ne lira pas, auxquelles il
ne répondra pas – Ulrike, qu’il a perdue avec cent marks, avec sa
foi en l’uniforme grand-allemand, en cette veillée de Noël au
village de Falenica où, barbe et vêtements arrachés, des hommes
nus danseront la polka par vingt degrés sous zéro au bruit de rires
homériques, tanz du Saupole, tanz ! Il ouvre sa cantine, y prend
une liasse de lettres dont seul le censeur a violé le contenu, y met
le feu. Il regarde la flamme décacheter les lettres d’Ulrike, la
flamme qui en tourne les feuillets et vite en dévore le désespoir, et
c’est alors qu’un léger coup sur la porte l’arrache à l’appel du
suicide. Malgré lui, ou parce que c’est le seul recours que son
instinct lui dicte pour surmonter la panique qui le gagne, il se met
au port d’armes. Donc les fantômes, les âmes décharnées de cette
demeure ont compris sa solitude. Deux nouveaux coups se font
entendre, discrets mais non pas timides. Démarrant d’un pas
d’automate, il ouvre la porte. Le long, le spectral vieillard dont il a
certainement entrevu quelque part, quelque jour, le masque
mortuaire, se tient sur le seuil, aussi roide et impersonnel qu’il est
possible de l’être.

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