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« Quand on parle d’invention dans un domaine politique, il ne faut pas oublier que cela
ne doit pas s’entendre dans un sens uniquement subjectif. Les historiens savent qu’il y a
des conspirations pour ainsi dire objectives, qui semblent fonctionner en tant que telles
sans qu’elles soient dirigées par un sujet identifiable ».
Ainsi, tout État souverain serait totalitaire. Cela est conforme aux thèses des deux autres
auteurs de référence d’Agamben : Martin Heidegger, qui craignait que le nazisme ne
devienne « trop bourgeois » et tenta d’imposer à l’université et même à la pensée une
forme totalitaire (comme en témoignent son discours de Rectorat et dernièrement les
Cahiers noirs) ; et Michel Foucault, dont la théorie du Pouvoir dessine un État sans
autres institutions que les organes de répression et entièrement tourné vers la soumission
des citoyens, qui ne sont plus considérés que comme des corps sans défense,
conformément à sa théorie « biopolitique » qu’Agamben évoque sans tarder : « La
politique moderne est de fond en comble une biopolitique, dont l’enjeu dernier est la vie
biologique en tant que telle ». Dans tout les cas, l’État de droit, les droits de l’homme et
la démocratie ne seraient que des illusions.
Bien qu’Agamben ait évoqué en un autre endroit « les prétendus [cosidetti] droits de
l’homme », il conclut par une mise en garde sur les libertés que menacerait « un danger
d’ailleurs incertain » (alors que la pandémie est maintenant universelle) :
« Tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies
néfastes, il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la fin de l’urgence
sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser ».
Les victimes effacées. — Alors que le 11 janvier les chercheurs chinois avaient publié
leur analyse du génome du virus pour permettre la fabrication de tests de dépistage [3],
qu’au moment où paraît en avant-première son entretien l’Italie dénombre déjà plus de 6
000 décès (nombre d’ailleurs sous-estimé de l’avis général), et que lors de sa parution le
28 mars elle a dépassé les 8 000, qu’enfin un demi-million de personnes au moins sont
contaminées dans le monde, Agamben continue à évoquer un « danger d’ailleurs
incertain ». Il contribue ainsi à propager ce que l’Organisation mondiale de la Santé
(OMS) vient par image de nommer l’infodémie, désignant ainsi la désinformation qui
accompagne et aggrave l’épidémie en semant le doute sur les solutions de crise.
Nulle part il n’évoque les malades, les soignants, ni les défunts, se contentant de
critiquer les mesures prises : « La fausse logique est toujours la même : comme face au
terrorisme on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de même on
nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger ».
Ainsi, plus profondément, ce sont les faits et la réalité de ce bas monde qui ne
correspondraient pas à la vérité. Pour la théologie politique selon Agamben, si les
complots sont « objectifs », c’est que l’objectivité même relève d’un complot. Dès lors,
la mission de la pensée, du moins de la pensée déconstructive, consiste à destituer la
notion même de vérité des faits, et à justifier par là le conspirationnisme dont Agamben
donne ici un exemple magistral.
Notes :
[1] Voir « The coronavirus seems unstoppable. What should the world do now ? », Jon
Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 25 février 2020.
[2] « L’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, samedi 28 mars
2020. Nicolas Truong présente Agamben ainsi : « Philosophe italien de renommée
internationale, Giorgio Agamben a notamment élaboré le concept d’”état d’exception”
comme paradigme du gouvernement dans sa grande œuvre de philosophie politique
Homo Sacer (Seuil, 1997-2005) ».
[3] « Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia
outbreak », Jon Cohen, Science, 11 janvier 2020. | 28 mars 2020 | Idées & opinions,
Tribune
« Quand on parle d’invention dans un domaine politique, il ne faut pas oublier que cela
ne doit pas s’entendre dans un sens uniquement subjectif. Les historiens savent qu’il y a
des conspirations pour ainsi dire objectives, qui semblent fonctionner en tant que telles
sans qu’elles soient dirigées par un sujet identifiable ».
Une première interprétation, charitable, voudrait que les gouvernements et même les
États conspirent sans en être conscients et même malgré eux, bien qu’Agamben ajoute :
« pour le gouvernement, il s’agit de maintenir le contrôle ».
Ainsi, tout État souverain serait totalitaire. Cela est conforme aux thèses des deux autres
auteurs de référence d’Agamben : Martin Heidegger, qui craignait que le nazisme ne
devienne « trop bourgeois » et tenta d’imposer à l’université et même à la pensée une
forme totalitaire (comme en témoignent son discours de Rectorat et dernièrement les
Cahiers noirs) ; et Michel Foucault, dont la théorie du Pouvoir dessine un État sans
autres institutions que les organes de répression et entièrement tourné vers la soumission
des citoyens, qui ne sont plus considérés que comme des corps sans défense,
conformément à sa théorie « biopolitique » qu’Agamben évoque sans tarder : « La
politique moderne est de fond en comble une biopolitique, dont l’enjeu dernier est la vie
biologique en tant que telle ». Dans tout les cas, l’État de droit, les droits de l’homme et
la démocratie ne seraient que des illusions.
Bien qu’Agamben ait évoqué en un autre endroit « les prétendus [cosidetti] droits de
l’homme », il conclut par une mise en garde sur les libertés que menacerait « un danger
d’ailleurs incertain » (alors que la pandémie est maintenant universelle) :
« Tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies
néfastes, il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la fin de l’urgence
sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser ».
Les victimes effacées. — Alors que le 11 janvier les chercheurs chinois avaient publié
leur analyse du génome du virus pour permettre la fabrication de tests de dépistage [3],
qu’au moment où paraît en avant-première son entretien l’Italie dénombre déjà plus de 6
000 décès (nombre d’ailleurs sous-estimé de l’avis général), et que lors de sa parution le
28 mars elle a dépassé les 8 000, qu’enfin un demi-million de personnes au moins sont
contaminées dans le monde, Agamben continue à évoquer un « danger d’ailleurs
incertain ». Il contribue ainsi à propager ce que l’Organisation mondiale de la Santé
(OMS) vient par image de nommer l’infodémie, désignant ainsi la désinformation qui
accompagne et aggrave l’épidémie en semant le doute sur les solutions de crise.
Nulle part il n’évoque les malades, les soignants, ni les défunts, se contentant de
critiquer les mesures prises : « La fausse logique est toujours la même : comme face au
terrorisme on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de même on
nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger ».
Ainsi, plus profondément, ce sont les faits et la réalité de ce bas monde qui ne
correspondraient pas à la vérité. Pour la théologie politique selon Agamben, si les
complots sont « objectifs », c’est que l’objectivité même relève d’un complot. Dès lors,
la mission de la pensée, du moins de la pensée déconstructive, consiste à destituer la
notion même de vérité des faits, et à justifier par là le conspirationnisme dont Agamben
donne ici un exemple magistral.
Notes :
[1] Voir « The coronavirus seems unstoppable. What should the world do now ? », Jon
Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 25 février 2020.
[2] « L’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, samedi 28 mars
2020. Nicolas Truong présente Agamben ainsi : « Philosophe italien de renommée
internationale, Giorgio Agamben a notamment élaboré le concept d’”état d’exception”
comme paradigme du gouvernement dans sa grande œuvre de philosophie politique
Homo Sacer (Seuil, 1997-2005) ».
[3] « Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia
outbreak », Jon Cohen, Science, 11 janvier 2020.