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Leçon inaugurale prononcée le jeudi 22 mars 2012
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 7 novembre 2012
ISBN : 9782213671376
Nombre de pages : 60
Référence électronique
CARNEIRO DA CUNHA, Manuela. Savoirs autochtones : quelle nature, quels apports ? Leçon
inaugurale prononcée le jeudi 22 mars 2012. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de
France, 2012 (généré le 23 mai 2016). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/cdf/1282>. ISBN : 9782722601826.
1 Chère Collègue,
Chère Manuela Carneiro da Cunha,
2 Il y a tout juste vingt ans, la Convention de Rio sur la diversité
biologique reconnaissait l’importance des savoirs autochtones dans
l’économie mondiale. Reconnaissance tardive, car ces sociétés
traditionnelles, même si elles ne constituent qu’un faible effectif –
les indiens représentent un millième de la population au Brésil –,
ont acquis des connaissances et des techniques uniques pour
repérer, gérer et conserver des ressources naturelles.
3 Pour ces populations éloignées des lieux du pouvoir, il est ardu de se
faire entendre ; de même, il peut être aussi difficile pour les
instances nationales et internationales d’entrer en relation avec
elles. À ceci s’ajoutent les points de vue qui diffèrent, quand il ne
s’agit pas de conflits d’intérêts, entre peuples autochtones, équipes
scientifiques, ONG et États.
4 À titre d’exemple, les « ressources génétiques », c’est-à-dire le
matériel d’origine animale ou végétale contenant des gènes,
possèdent une valeur potentielle, mais leur utilisation soulève des
questions complexes de propriété intellectuelle et d’exploitation. Il
est indispensable de trouver des solutions pour pallier les inégalités
flagrantes qui résultent de l’asymétrie de savoir et d’expertise
juridique entre populations autochtones et entreprises, ou
chercheurs du secteur public ou privé.
5 C’est à ces questions difficiles que vous avez consacré l’essentiel de
vos recherches et de votre enseignement. Venue en France pour
compléter votre formation mathématique à l’université, vous avez
changé de cap en suivant le séminaire d’anthropologie de Claude
Lévi-Strauss au Collège de France. Rentrée au Brésil, vous avez été
nommée professeur d’anthropologie à l’université de Campinas, puis
à l’université de São Paulo, et finalement à l’université de Chicago
jusqu’en 2009.
6 Vos premiers travaux ont porté sur l’ethnologie amazonienne et la
définition de l’identité indienne au Brésil. Vous avez étudié le statut
légal des indiens et son incidence sur leurs droits personnels et
collectifs dans la société brésilienne contemporaine. Vous avez joué
un rôle important dans le comité sur les droits des indiens à
l’Assemblée constituante de 1988, dans plusieurs commissions de
l’UNESCO pour la conservation de la forêt tropicale, ou encore à la
Convention pour la diversité biologique.
7 Vos recherches ont porté sur le rôle des sociétés traditionnelles dans
la conservation et la gestion des ressources naturelles, et sur les
usages de l’environnement par les sociétés indiennes et non
indiennes. Votre Encyclopédie de la forêt, que vous avez publiée en
2002, a été décrite par Claude Lévi-Strauss comme l’« ouvrage le plus
enrichissant par son contenu qu’il [lui] ait été donné de lire depuis
longtemps ».
8 Vous poursuivez votre action dans deux directions : la lutte contre
les discriminations ethniques et raciales, et la réflexion sur les
savoirs traditionnels. La chaire annuelle que vous avez appelée
« Savoirs autochtones » est la quatrième du cycle « Savoirs contre
pauvreté – AFD » soutenue par l’Agence française de développement.
Elle s’inscrit dans les enjeux du développement en Amérique latine
que soutient l’AFD, et enrichit la réflexion qu’elle a publiée
récemment dans la collection « À Savoir ».
9 De retour en France cette année, vous êtes prête à nous faire
bénéficier de votre expérience dans la défense des peuples indigènes
et l’importance des savoirs qu’ils détiennent ; non seulement en
enseignant ici-même, mais aussi en interagissant par
vidéoconférence avec 7 campus numériques de l’Agence
universitaire de francophonie, et en pilotant un stage de 15 jours à
Paris que propose l’Agence française de développement à 7 jeunes
enseignants-chercheurs originaires du Brésil, de Centrafrique, du
Cameroun, de Madagascar et du Vietnam.
10 Soyez en remerciée.
AUTEUR
PIERRE CORVOL
NOTE DE L’ÉDITEUR
La chaire internationale Savoirs contre pauvreté reçoit le soutien de
l’Agence française de développement (AFD).
1 Monsieur l’Administrateur,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
2 Vous avez bien voulu m’accueillir parmi vous pour cette année : c’est
un grand et un bien redoutable honneur. Le Collège est ce lieu
vénérable où quelques savants, exceptionnels à tous égards, ont
infléchi la pensée de leur époque. D’être admise pour un temps dans
leur voisinage, je le dois à Philippe Descola et à Philippe Kourilsky :
je les remercie tous deux très vivement.
3 Chers amis,
Mesdames et Messieurs,
4 On célèbre cette année deux anniversaires : c’est d’abord le
cinquantième anniversaire de La Pensée sauvage, un livre qui a établi
la dignité des savoirs autochtones et par là l’unité de l’esprit ; c’est
ensuite le vingtième anniversaire du premier instrument
international qui a valorisé ces savoirs, la Convention sur la diversité
biologique du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro.
5 Ces deux événements vont encadrer ce que j’envisage de vous dire
aujourd’hui. Je voudrais vous faire saisir à la fois ce qui les relie et ce
qui les distingue. Entendez « La Pensée sauvage » à la fois comme le
titre du livre et comme un programme.
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38 Ces grandes espérances déçues ont eu des effets complexes. Elles ont
placé sur la défensive les populations autochtones, qui se méfient à
présent de tout chercheur. Les savoirs qu’elles tenaient pour les plus
importants ne sont pas ceux qui semblent être les plus demandés. Du
coup, toutes sortes de savoirs exotériques sont à présent conçus
comme des savoirs réservés, ésotériques. Les scientifiques, eux, sont
outrés que l’on ne veuille pas distinguer la recherche désintéressée
qu’ils pratiquent de l’exploitation de brevets. Or, étant donné les
politiques d’appropriation des universités, du moins aux États-Unis,
la différence entre la recherche commerciale et la recherche
purement scientifique est souvent devenue difficile à cerner.
39 La politique des institutions scientifiques n’a pas fondamentalement
changé. Concernant par exemple l’importance de la conservation on
farm pourtant, on l’a vu, reconnue par l’Organisation des Nations
unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les institutions
consacrées à l’agriculture dans la plupart des pays s’en soucient fort
peu.
40 C’est dans cette perspective que les recherches sur la nature, les
programmes et les régimes des savoirs traditionnels deviennent
cruciales. J’insiste sur le pluriel car on n’est pas en présence d’un
seul mode d’accès à la connaissance et d’un seul régime, mais bien
d’une pléthore qu’il faut encore apprendre à connaître. Il convient
d’autre part de discerner les effets qu’ont sur les populations
traditionnelles les nouvelles politiques suscitées par la prise en
compte de leurs apports. Ignorer ces dimensions, c’est mettre en
péril la continuité même des systèmes de savoirs autochtones.
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41 Si donc le bilan est pour l’instant décevant sous bien des aspects
pratiques, il a cependant déjà produit au moins deux résultats
importants.
42 Le premier, c’est que toute cette affaire a mis en évidence un thème
cher à Claude Lévi-Strauss, celui du rôle que les savoirs et les
pratiques autochtones devraient jouer dans la collaboration entre les
savoirs humains. Il est frappant que ce soient les mouvements
sociaux des peuples autochtones qui aient repris cette dimension
centrale et relativement oubliée de La Pensée sauvage. Chez les
anthropologues, les études dites « d’ethnoscience », au fond de
nature cognitive, se sont surtout penchées sur les classifications.
Mais les revendications développées par les mouvements
autochtones au sein de l’ONU ont une portée très différente : il s’agit
là de poser les bases d’un nouveau type de collaboration entre leurs
savoirs et la science. Pour Lévi-Strauss, toujours fasciné par les
techniques et qui, très tôt, a publié un article sur les poisons de
pêche des Amazoniens, c’était là une intention omniprésente. La
Pensée sauvage est, à bien des égards, un manifeste pour une
appréciation des savoirs autochtones à leur juste valeur.
43 En outre, et c’est le second point, une autre perception est apparue
sur la scène publique ainsi que parmi des anthropologues. Celle-ci,
sans être directement issue de Lévi-Strauss, s’est prévalu de ses
travaux sur la mythologie : elle nous fait comprendre que le savoir
des peuples sans écriture peut être rangé à côté de grandes
traditions philosophiques et donc considéré comme partenaire d’un
réseau de savoirs sur le monde, en un sens cette fois non pas tant
pragmatique (à quoi ça sert ?) mais plutôt ontologique (qu’est-ce qui
existe ?) et éthique (quelle est sa valeur ?).
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NOTES
1. www.ipcc.ch/home_languages_main_french.shtml
2. Une première réunion s’est tenue à Mexico du 19 au 21 juillet 2011 ; elle était centrée sur
les thèmes de la vulnérabilité au changement climatique et à son adaptation face aux
savoirs et aux techniques des populations traditionnelles. La seconde réunion s’est tenue du
26 au 28 mars 2012 à Cairns, en Australie ; elle était surtout consacrée aux techniques
traditionnelles de mitigation des effets du changement climatique.
3. Ce thème a fait l’objet d’une attention particulière lors du séminaire « Hommage à La
Pensée sauvage. Nature et apports des savoirs autochtones » organisé au Collège de France
les 14 et 15 mai 2012.
4. Miguel A. Altieri et Laura C. Merrick, « In-situ conservation of crop genetic resources
through maintenance of traditional farming systems », Economic Botany, 1987, vol. 41, no 1,
p. 86-96.
Miguel A. Altieri, « The ecological role of biodiversity in agroecosystems », Agriculture,
Ecosystems and Environment, 1999, no 74, p. 19-31
5. Alan L. Harvey, « Natural products and drug discovery », Drug Discovery Today , 2008,
vol. 13, n os 19-20, p. 894-901.
6.David J. Newman, Gordon M. Cragg et Kenneth M. Snader, « Natural products as sources of
new drugs over the period 1981-2002 », Journal of Natural Products, 2003, vol. 66, no 7,
p. 1022-1037, DOI : 10.1021/np030096l.
Jesse W-H. Li et John C. Vederas, « Drug discovery and natural products : end of an era or an
endless frontier ?, Science, 2009, vol. 325, p. 161-165, DOI : 10.1126/science.1168243.
7. Natália Dias da Costa Alves et al. , « Avaliação da adequação técnica de indústrias de
medicamentos fitoterápicos e oficinais do Estado do Rio de Janeiro », Ciência & Saúde Coletiva
, 2008, vol. 13 (suppl.), p. 745-753, DOI : 10.1590/S1413-81232008000700025
8. David Vivas-Eugui, Bridging the Gap on Intellectual Property and Genetic Resources in WIPO ’ s
Intergovernmental Committee (IGC) , ICTSD Programme on Innovation, Technology and
Intellectual Property, n o 34, Genève, International Centre for Trade and Sustainable
Development, 2012, p. 10 : http://ictsd.org/i/publications/124403
9. Cf. Kurt Gödel et son article « Über formal unentscheidbare Sätze der Principia
Mathematica und verwandter Systeme » [Sur les propositions formellement indécidables des
Principia Mathematica et des systèmes apparentés], Monatshefte für Mathematik und Physik,
1931, no 38, p. 173-198.
10. Edward E. Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, Oxford
University Press, 1937 ; trad. française : Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandés, Gallimard,
1972.
11. Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1962], Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1999.
12. Jean-Pierre Vernant, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique
chez les Grecs », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1957, vol. 10, no 3, p. 205-
225, DOI : 10.3406/rhs.1957.3609.
13. « […] ce que le grec appelle ἐμπειρἰα [empeiria], expérience, qui n’est pas
expérimentation ni pensée expérimentale, mais savoir pratique obtenu par tâtonnements. »
(J.-P. Vernant, ibid., p. 212-213).
14. Platon, Philèbe, 55 e ; Théétète, 176 с, cité par J.-P. Vernant, ibid. p. 220, note 2.
15. J.-P. Vernant, ibid., p. 220-221.
16. Stephen Hugh-Jones, « Patrimonialisation. Entre image et écrit », conférence prononcée
en anglais lors du séminaire ERSIPAL le 20 mars 2009 (www.iheal.univ-paris3.fr).
17. Federação das Organizações Indígenas do Rio Negro (FOIRN).
18. Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional (IPHAN).
19. Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, Plon, coll.
« Terre humaine », 2010.
20.Ibid., p. 685.
21. Voir par exemple : Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les
Yagua de l’Amazonie péruvienne, Georg Éditeur, Genève, 2000.
22. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. d’Alain Renaut, Flammarion, coll. « GF »,
2006, A138/B177, p. 225.
23. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
sciences humaines », 2005, p. 153.
24. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Paris,
Flammarion, 1974, p. 9-10.
25. Meyer Fortes, Religion, Morality and the Person. Essays on Tallensi Religion, introduction de
Jack Goody, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 247.
26. Mauro W. B. de Almeida, « Guerras culturais e relativismo cultural », Revista Brasileira de
Ciências Sociais, 1999, vol. 14, no 41, p. 5-14, DOI : 10.1590/S0102-69091999000300001.
Id., « Relativismo antropológico e objetividade etnográfica », Campos – Revista de Antropologia
Social, 2003, vol. 3, p. 9-30.
27. Georges Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », tiré à part de
Critique, juillet 1967, no 242, p. 599-618.
NOTES DE FIN
i. Source : Convention sur la diversité biologique, Nations unies, 1992 :
http://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf