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3/6/2020 L'invention du solitaire - Des Esseintes et la solitude : une affaire de secret - Presses Universitaires de Bordeaux

Presses
Universitaires
de
Bordeaux
L'invention du solitaire | Dominique Rabaté

Des Esseintes et la
solitude : une
affaire de secret
Jérôme Solal
p. 215-224

Texto completo
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1 À rebours est le récit d’une retraite. Huysmans raconte ce


qu’il en est d’un homme qui se retire du monde. Le héros,
des Esseintes, un duc excentrique, part à la recherche d’un
lieu : il abandonne le château familial de Lourps pour
habiter une « bicoque » de banlieue. Il part aussi à la
e
recherche d’un Dieu : dans cette fin de siècle où le Dieu
des chrétiens agonise sous les yeux condescendants de la
science, il veut adorer un moi enfin divinisé, enfin tout-
puissant. Ce lieu et ce dieu, il les trouve dans la solitude. Il
les perdra tous deux pour les avoir trouvés.
2 Le séjour de des Esseintes dans la « thébaïde raffinée » de
Fontenay-aux-Roses est au sens premier du terme un essai
de solitude. C’est une expérimentation qui résulte de la
séparation d’autrui sous une forme radicale. Le projet de
Huysmans consiste à représenter concrètement un solitaire
en train de s’inventer. Il dresse pour cela l’inventaire
romanesque des propositions de ce solitaire : ses solutions,
mais aussi ses aléas. Il montre la séparation, donne à voir le
secret de l’intériorité et de la réclusion.
3 Bien sûr, l’auteur se préserve de son personnage : une
distance ironique, des incongruités par trop voyantes, la
forme d’un récit au passé en forme de nosographie brouillent
habilement les pistes et autorisent une lecture d’À rebours
comme fumisterie décadente ou comme étude clinique d’un
cas de psychopathologie. Pourtant la force de l’œuvre balaie
les prudences et les roueries de son auteur. Roman
artificialiste, « conte » comme l’a défini Mallarmé1 , À
rebours engage à se fier à la vérité du faux. Pour présenter
rapidement cet essai de solitude qu’une crédulité attentive
incite à lire, nous ne retiendrons que quelques aspects :
l’invisibilité, la possibilité, qui mènent toutes deux à une
célébration de la solitude, puis la clôture, laquelle, par ses
failles mais surtout par son excellence, provoque la perte du
secret.

Le solitaire invisible
4 En toute rigueur, sur un plan spatial, une logique de
l’excentricité conduit à s’excentrer littéralement, à quitter
Paris, centre de toute chose. Dans le dernier paragraphe du

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chapitre préliminaire appelé la « Notice », le narrateur


indique que des Esseintes « sans faire part à qui que ce fût
de ses projets [...] disparut, sans laisser au concierge aucune
adresse » (Notice, p. 862 .)
5 Le départ pour Fontenay exprime donc le choix de la solitude
incognito et de l’invisibilité3 .
6 L’aspiration au devenir-invisible, pour parler en termes
deleuziens, est récurrente dans l’œuvre huysmansienne : si
par exemple la cathédrale ou le monastère sont des lieux
pour Dieu, ils sont d’abord des lieux sans yeux, des espaces
d’évanouissement. Dans À rebours, cette aspiration est
radicalisée. Le regard d’autrui ne détermine plus les actes de
des Esseintes. Le due ne quête plus la valeur de sa nouvelle
vie dans l’œil du contemporain provoqué.
7 Dès 1863, Baudelaire a caractérisé le dandy comme « épris
avant tout de distinction »4 . Se distinguer, c’est marquer sa
différence en s’élevant au-dessus du commun discret (la
banalité) ou épais (la vulgarité). Un regard extérieur est la
condition du dandysme. Sans autrui, « le plaisir d’étonner et
la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné5 »
perdent toute signification. Or voilà qu’au moment de la plus
haute distinction (car se séparer aussi radicalement, c’est
bien affirmer la plus hiératique différence), nul n’est en
mesure de constater cet écart éclatant. La réclusion à
Fontenay étant tenue secrète, des Esseintes se prive du bruit
de toute gloire, réprobatrice ou enthousiaste, La distinction
de des Esseintes s’annule à son acmé. Elle se fait
soustraction, évasion. C’est la fin du monde de l’avec, c’est la
mort aux autres. L’insolite désormais se passe de l’insolence
et se cultive en solo.
8 A partir de la séparation, une solitude nouvelle s’élabore. En
séjournant, solitaire et fantomatique, dans le giron de
l’invisible, il s’agit pour des Esseintes de conjurer les valeurs
du siècle, et d’échafauder un autre système de valeurs :
substituer l’autarcie au commerce, la gratuité à l’intérêt,
choisir la seule souveraineté capricieuse du moi contre la
soumission au bruit universel et à son suffrage.

Le monde du possible

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9 Mais que se passe-t-il entre le départ et le retour, puisque


retour il y a ? Que fait des Esseintes de l’existence inexistante
qu’il s’est choisie ?
10 En réponse à ces questions, le récit central nous fait pénétrer
derrière les murs de la thébaïde. Disons-le rapidement. Le
séjour à Fontenay se présente comme l’aventure de la
Possibilité. Par sa position dans l’espace, le « personnage »
est d’emblée convié à une telle aventure : à deux pas d’une
gare, sa thébaïde banlieusarde est l’interface entre la
province et Paris, entre la Ville et le désert.
11 Le principe de possibilité est mis en œuvre par une facticité
tous azimuts. Par la méditation (divagation et raillerie). Par
l’abstinence célibataire ou est tenue latente (et donc
entretenue et relancée) toute la gamme des désirs. Par la
frugalité ou par l’inversion alimentaire grâce auxquelles
s’opère le contrôle des appétits et du circuit digestif.
Possibilité encore par la contemplation esthétique qui fait
exploser la diachronie et réorganise à sa guise diverses
formules de temporalité. Par le déploiement orchestré de
l’ombre et du silence crépusculaires. Par le jeu des
sensations, par la roue libre de l’imagination qui donnent
accès à d’autres paysages, à d’autres climats, à une autre
nature, incessamment reprise, rêvée et disponible. Par un
certain usage fin-de-siècle de la névrose qui ouvre dans
l’hypocondrie à la conscience de la mort, conscience encore
aiguisée par un art d’habiter, dans un repos sans retenue,
une chambre vide de tout projet.
12 La thébaïde n’est pas un simple espace de villégiature, c’est
un laboratoire. Sans ce bain de jouissances expérimentales,
le geste du départ ne conduirait qu’à l’ascétisme et à la
pénitence. Or, la réclusion marque l’avènement du jeu et de
la sensation dans la fontaine du sens qu’est devenue
Fontenay. Des Esseintes n’est pas Rancé. Fontenay n’est pas
la Trappe. Dans sa bicoque crépusculaire, loin des
apparences, le reclus joue de l’orgue à bouche, s’enduit d’une
huile essentielle et, dans le noir et sans un cri, pratique
l’altérophilie. Intra-muros, dans la solitude suburbaine,
l’homme invisible arpente de toutes les manières le monde
du Possible. Il en cultive les fleurs et les fermentations.

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13 Ainsi se comprend son excentricité : sans s’arrêter à un


centre, à un noyau de vie, de valeur, de vérité, il se risque à
l’émancipation absolue qui passe par l’essai d’une existence
plurielle, gourmande de fantaisies renouvelables,
d’excitations virtuelles. Telle est la volonté de puissance
(synonyme ici de désir de possibilité) du héros huysmansien
qui, par une telle solitude affirmant son caractère absolu, se
donne naissance, se découvre et s’invente.
14 Bien sûr, l’expérience du possible ne saurait voir le jour sans
une certaine configuration, sociologique (aristocrate, il fait
partie d’une élite), économique (rentier, il est en mesure de
dépenser), ou « civilisationnelle » (né trop tard, il est homme
de fin de siècle), qui le place d’emblée dans l’horizon du
loisir. Et le loisir est une propédeutique au secret.
15 Est-ce à dire pour autant que Huysmans dessine un portrait
illustratif d’une psychologie d’époque qui, sous l’impulsion
des analyses de Bourget s’est définie sur le moment comme
décadente, et qu’on a depuis retenue comme telle ?
16 Il semble bien que non. On retrouve certes en des Esseintes
de multiples traits qui définissent le décadent, l’homme fin-
de-siècle : la névrose, les complications sensuelles et
cérébrales, la ferveur esthétisante, la fascination pour le
monstrueux, la lassitude de vivre, l’instinct de l’en-vain.
Mais ces facettes n’expliquent pas le mystère des Esseintes
puisqu’elles ne sont que l’amorce de l’expérience-Fontenay.
Loin d’éclairer son expérimentale solitude, elles lui
préparent simplement le terrain. Elles annoncent la
séparation et frayent ainsi un chemin au secret.
17 L’aventure de la possibilité commence après. Elle est le pas
au-delà de la psychologie décadente. Des Esseintes n’est pas
un type, il n’est ni le décadent ni le solitaire comme Alceste
est le misanthrope. Il ne tient pas dans la peau d’un
personnage. Il se tient en deçà du masque, glisse hors de la
littérature, hors des lettres et de l’être. En fait, ce qui le
définit est avant tout l’acte même de son départ (ou
arrachement à autrui et à la réalité) et l’expérience de son
séjour solitaire (ou attachement à soi-même et à la
Possibilité).

Célébration de la solitude
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18 Le halo d’invisibilité dont s’enveloppe des Esseintes s’étend,


au-delà de sa personne, sur son nouveau domicile. La maison
de Fontenay est placée à l’abri des regards extérieurs. Retirée
du circuit commercial, elle semble hors d’atteinte du négoce
et du langage. A ce titre, dans un texte marqué par le primat
de la description, il est remarquable que la façade de la
maison ne soit pas même mentionnée.
19 On ne peut pour autant parler de clandestinité. Car celle-ci
implique l’idée que tel un Folantin traqué, tel un Durtal
affolé, des Esseintes se cacherait dans son antre. Or, ne
donnant pas d’adresse il n’en donne pas de fausse. Il
disparaît, et c’est tout. Ni feinte, ni faute, ni même
mensonge par omission, cette discrétion lui donne accès à
une épure de solitude : nullement exhibée comme telle, celle-
ci est vécue à part entière à l’insu d’autrui, dans le secret
préservé de la séparation.
20 Des Esseintes complète son invisibilité pour autrui en
travaillant de son côté à l’invisibilité d’autrui et du monde
extérieur. Quant à ce qui provient quand même du dehors,
rien ne filtre à l’intérieur qui ne soit réfléchi, choisi, adouci6 .
Le parti pris d’isolement se traduit par une entreprise
d’isolation forcenée. Par exemple, au chapitre II, le narrateur
présente dans le détail un procédé de filtrage a trois niveaux
de la lumière extérieure7 . A l’inverse, se situant dans le
monde de la Possibilité, des Esseintes peut décider, si tel est
son bon plaisir, de sortir.
21 Avec la « sortie » en Angleterre, le due se fait « visible » tout
en restant « incognito ». Davantage que par une
impossibilité d’être vu (et de voir), son séjour est régi par la
possibilité de n’être pas vu et de ne pas voir, et inclut donc, à
titre optionnel, celle de voir et d’être vu. L’invisibilité n’exclut
nullement une visibilité désirable : se mettre à découvert
devant le monde ou le découvrir selon une perspective
nouvelle. Le voyage en Angleterre montre bien la vertu
émancipatrice du renfermement solitaire, qui maintient
ouvertes les portes de la thébaïde, de même que la gare à
proximité lui ouvre virtuellement la voie vers Paris.
22 Mais l’essentiel de son effort n’en consiste pas moins à
occulter le dehors tout en s’en rendant invisible. Total (les
volets clos, la fenêtre obturée) ou partiel (l’aquarium
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filtrant), ce brouillage de la réalité extérieure est très


insistant.
23 La séparation va loin, et préside au secret. L’environnement
spatio-temporel propre à l’être humain est abandonné : des
Esseintes vit dans un no man’s land balisé par ses soins, il
méprise le rythme des jours et des nuits. Mais c’en est fini
aussi de l’être humain lui-même (il ne reçoit pas de visites),
et jusqu’à l’image de l’humain finit par être évacuée. Non
seulement des Esseintes ne supporte plus « la figure
humaine frôlée » (II, p. 106), mais encore il « éprouve le
besoin de ne plus voir de tableaux représentant l’effigie
humaine » (V, p. 141). Après l’éviction du contemporain,
l’éviction de sa représentation, picturale ou littéraire. Il
appelle de ses vœux la naissance d’une littérature qui, à
l’instar de la peinture, serait abstraite8 . On sort ici tout à
fait de l’apologie de l’« art moderne », telle que Huysmans a
pu la pratiquer auparavant en célébrant la figure de Degas9 :
24 Par cette refonte générale du système de visibilité, des
Esseintes s’approprie un lieu pour y asseoir sa solitude, la
rendre respirable. Pour Huysmans, un lieu est une
structuration conférée à l’espace par l’entremise de
frontières qui dessinent un ici. Le lieu est situé ici. Au-delà
de ses limites, il est entouré par un milieu où il s’insère, qui
indue sur lui mais dont il se distingue. L’ici se différencie du
là de ses alentours. Le lieu est toujours ici (hic en latin), le
milieu est toujours là (istic). De même, à plus grande échelle,
le milieu lui-même prend place dans le cadre plus vaste d’un
horizon là-bas (illic)1 0 qui, tout en lui accordant une certaine
autonomie, le borde et l’excède de toutes parts.
25 Le secret qui commence avec l’arrachement incognito hors
du là (son cadre de vie) et du là-bas (la société dans son
ensemble) se poursuit dans l’invisibilité d’une solitude
voulue. Le secret est déploiement incognito de nouveaux
repères pour exister hors du contemporain et pour habiter
l’ici-et-maintenant.

Les carences de la clôture


26 L’invisibilité se tient derrière la clôture, laquelle définit le
lieu comme lieu et garantit la sauvegarde du secret. La

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réclusion dans un espace-sanctuaire permet d’établir des


valeurs propres, des fins appropriées : pour Huysmans, « la
nature réorganisée par l’homme et circonscrite par une
clôture est la seule habitable »1 1 .
27 Enserré par une clôture, le microcosme prend néanmoins
une ampleur démultipliée dans la mesure où il baigne dans
l’obscurité qui affranchit des contours, des limites : « [...] le
goût de la nuit est une des constantes chez Huysmans »1 2 . La
solitude s’enrichit au contact de l’ombre.
28 Artificielle de préférence, la lumière n’est plus qu’une
variante dérivée de la nuit1 3 . Derrière la clôture, l’in(dé)fini
du ténébreux prend ainsi sa revanche sur le (dé)fini du
lumineux. Dans une direction opposée à la démarche de
Balzac, qui s’est « borné à pénétrer dans ses souterrains
accessibles et éclairés » (XII, p. 252 ; nous soulignons),
Huysmans écoute dans À rebours le silence ténébreux de la
thébaïde. Loin de la fusion, de la compétition avec les alter
ego, loin du côtoiement qui expose, ici dans les alentours de
l’ombre, se tient le secret. Le secret et ses étranges
opérations. Non pas celui qui, se prêtant au jeu provocant de
l’énigme, se mettrait à murmurer : « Découvrez-moi. » Ni
celui des coulisses de la comédie sociale, avec partout
l’aiguillon voilé de l’argent et des passions qui fascinent
tellement Balzac. Encore moins ces secrets de famille, figures
œdipiennes, blessures incestueuses, mais, dans la proximité
insolite et inconnue d’un lieu clos, le secret qui efface jusqu’à
son statut même de secret et, en marge du devenir collectif,
s’engloutit dans la nuit et le silence de l’absence d’œuvre.
29 Des Esseintes séjourne retiré dans le secret de la séparation
désœuvrée et silencieuse. Le coup d’arrêt au dialogue
(langage par excellence de la relation à l’autre) n’implique
pas que l’écriture en prenne le relais. Aucune écriture,
aucune parole vive, ni pour les autres ni pour lui-même :
l’esthète est lecteur (et encore ! à la lecture, il préfère la
relecture et la reliure) mais nullement écrivain, il ne tient
pas même un journal de bord. Invisible, inaudible pour le
passant ordinaire, logé dans le repli le plus solipsiste, des
Esseintes se terre et se tait.
30 Les personnes qui ont un contact effectif avec des Esseintes
sont peu nombreuses : le livreur de tortue, les jardiniers, et
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surtout, fonctionnant en duos, les domestiques et les


médecins. Mais ces rares contacts vont suffire à ouvrir des
brèches dans l’invisibilité.
31 Les domestiques semblent de purs ustensiles qui le
dispensent de contact avec le monde extérieur. Ils
n’atténuent pas la solitude, n’empêchent pas l’invisibilité. Ils
la consolident plutôt. Les choses évoluent pourtant dans les
derniers chapitres. Un lien s’établit entre les domestiques et
le médecin, et ce rapprochement prend les allures d’une
collusion1 4 . Le domestique devient aide-soignant, puis
informateur. Des Esseintes se sent mis « en observation ».
Dès lors, le retour de la visibilité va coïncider avec cette
émergence d’une altérité dominatrice qui le pose à son tour
en objet.
32 Parallèlement, la médecine regagne du terrain. Congédié
avec virulence, le médecin local « s’en fut raconter, par tout
le village, les excentricités de cette maison » (XI, p. 231).
Ainsi la rumeur se répand-elle : avant d’être de nouveau
visible, avant d’être « vu », le duc est « dit », il est saisi par
une parole collective qui se pose sur lui, le dénonce et le juge.
C’est le premier effet de reprise en mains. En outre, une fois
ce premier médecin sorti par la porte, un second rentre par
la fenêtre : la réalité est têtue.
33 Ce second médecin se montre plus expéditif : d’autorité, il
expulse le réfractaire avec son consentement (signe flagrant
de sa victoire) pour lui imposer un « changement radical
d’existence » (XV, p. 337). Il le replace au cœur du monde,
sous le regard d’autrui. Motif : bon à soigner. Cet événement
marque le point ultime du retour à la visibilité et à la réalité
refoulée. C’est la fin du Livre. « Rentre le bon docteur et il
revient pour signifier la fin de la littérature »1 5 . La Société
se réapproprie des Esseintes. La mise au secret s’achève. Le
monde de l’avec (le monde, quoi !) reprend ses droits.
34 Le territoire de des Esseintes semble donc progressivement
gagné par une emprise sociale qui se signale sous une double
forme : celle d’un langage (la morne parole de la rumeur
lancée dans Fontenay par le premier médecin ; les
« renseignements » du domestique ; la sentence du second
médecin l’enjoignant de retourner vivre « là-bas ») et celle
d’un regard (un œil qui l’ausculte dans sa maladie, qui le
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fixe et le fige dans sa folie). Dès lors que des Esseintes est
projeté dans l’espace-temps communautaire, le secret
s’évapore.

L’excès d’absolu
35 Il existe certes des carences dans les procédés d’isolement.
Mais si des Esseintes consent au bout du compte à vivre an-
dehors (« pour y mourir lentement », précise Hennequin1 6 ),
c’est surtout parce qu’à certains égards la clôture fonctionne
trop bien. L’ici est plus menacé par son excellence que par
ses imperfections.
36 Sur un plan horizontal, la clôture n’agit plus comme un seuil
entre deux espaces contigus (le dedans et le dehors, l’ici et
l’à-côté). Elle cesse d’être cet espace de transition et devient
un véritable « mur du fond ». Assurant à des Esseintes une
protection totale, la claustration conduit à l’autonomie de
l’ici, au risque d’abolir les conditions mêmes de l’espace.
37 L’appel de l’extérieur se fait pourtant parfois sentir. Il suscite
alors la transgression des seuils, le passage à la limite et donc
le jaillissement de l’espace. Mais ce réveil soudain de l’espace
est insupportable : le voyage pour Londres se termine à
Paris, la promenade dans le jardin lui brouille la vue,
l’ouverture d’une fenêtre le fait s’évanouir. Si des Esseintes
éprouve tant de difficultés à passer de l’espace intérieur du
possible à l’espace extérieur du réel, c’est que le grand déni
du dehors est trop parfaitement accompli. Le lieu de la
maison s’est agrandi aux dimensions de l’espace qu’il
comprend en sa totalité et avec lequel il se confond. La
clôture fonctionne comme une butée terminale, comme la
limite recourbée d’un monde désormais sans extériorité.
L’intérieur devient tout. On est dans un lieu sans milieu.
38 Mais, se dispensant du là, l’ici cesse d’être viable. Tendant à
l’absolu, dans l’oubli de ses limites, le solitaire-totalitaire
risque la dissolution. L’ici où des Esseintes se targue d’être
partout, sans ouverture vers un dehors honni, pourrait bien,
faute de limites, se transformer en un nulle part.
L’habitation est gagnée par le rien où risque de se perdre à
jamais le lieu avec l’habitant réduit à n’être plus personne.

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39 Dans son caractère interne et absolu (« il faut être


absolument interne » semble crier un des Esseintes aphone),
la « localisation » de la thébaïde est vouée à l’échec. Des
Esseintes perd son assise. On a souvent qualifié À rebours
d’œuvre « artificialiste ». A ce titre, la solitude, investie en sa
plus sombre profondeur, constitue bien l’artifice
fondamental auquel tous les artifices ultérieurs, plus
« technologiques », savants, subtils, se rapportent. Faisant
l’essai de soi-même dans son caractère absolu, s’inventant
royalement, enivré de facticité, le solitaire ne découvre au
bout de la puissance qu’une indigence foncière. Au rendez-
vous du secret, la plus haute souveraineté ne vaut rien. Sans
espace, la divinité est nulle.

Notas
1. Stéphane Mallarmé, lettre à Huysmans du 18 mai 1884, Lettres sur la
poésie 1872-1898, dans Correspondance complète 1862-1871 suivi de
Lettres sur la poésie, Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 571. Sauf mention
particulière, les livres cités sont publiés à Paris.
2. Sauf indication particulière, nous renvoyons pour ce qui concerne À
rebours à l’édition de Marc Fumaroli chez Gallimard, coll. Folio, revue et
corrigée, de 1992.
3. Pour Jean Borie, la réclusion de des Esseintes est « un stratagème
pour assurer son invisibilité » (« Voyage, bricolage », Joris-Karl
Huysmans. A rebours « Une goutte succulente », S.E.D.E.S., 1992,
p. 146). C’est encore cette invisibilité que Huysmans admire chez Marie
Ock, carmélite belge née en 1622 : « [...] combien de grâces et de
souffrances inouïes resteront à jamais ignorées, car elle mena une vie
cachée et ne racontait que par obéissance les attaques démoniaques
qu’elle endurait. Elle suppliait le ciel de lui faire la grâce de rester
inaperçue » (« Note sur Marie Ock », texte inédit présenté et annoté par
Jean-Paul Corsetti, Bérénice, 1989, dicembre-merzo, no 25, p. 299).
4. Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, dans Œuvres
complètes, t. , Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 710.
5. Ibid.
6. Tout le contraire en somme de ce qui se passe dans les maisons du
quartier Saint Severin où Huysmans déplore que « l’on s’anémie dans de
minuscules loges dont les cloisons de papier et les plafonds bas laissent
filtrer tous les bruits. [...] Ni silence, ni bouffées de verdure, ni place pour
se mouvoir au dedans ; aucun moyen de s’abriter du chaud et du froid au
dehors, tels semblent être les résultats obtenus par ce fameux progrès

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dont tant de jobards nous rebattent les oreilles, depuis des ans ! » (La
Bièvre et Saint-Séverin, Brionne, Gérard Monfort, 1986, p. 52-53).
7. Grâce à ses vitraux, l’église – lieu de séjour privilégié dans la première
partie d’En route – peut aller, au-delà de la simple action de tamiser,
jusqu’à absorber la lumière extérieure : « Et ces vitraux, différents en
cela de ceux des autres églises, absorbaient les rayons du soleil, sans les
réfracter » (En route, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, coll. « Autour
de 1900 ». 1985, p. 48). L’église devient ainsi une sorte de « trou noir ».
8. Françoise Court-Perez précise que ce qui est vrai pour le personnage
des Esseintes l’est également pour l’écrivain Huysmans : « Parallèlement
à son personnage, l’auteur tente de passer outre la figurabilité ; il veut
obtenir un type d’écriture décanté » (« Le regard de l’ange. Le combat
contre la pesanteur chez Huysmans », Huysmans entre grâce et péché,
Paris, Beauchesne, coll. « Culture et christianisme », 1995, p. 13).
9. Voir « Le Salon de 1879 » de L’Art moderne, dans L’Art moderne,
Certains, U.G.E.. 10/18, coll. « Fins de Siècles », 1986, notamment p. 26-
27.
10. Dans notre analyse, le là-bas ne doit évidemment pas se comprendre
dans le cadre d’une opposition verticale au là-haut ; mais, selon une
analogie horizontale, il est au là ce que le là lui-même est à l’ici, c’est-à-
dire son domaine d’insertion.
11. Isabelle Danto, « Promenade architecturale dans l’œuvre de Joris-
Karl Huysmans », Huysmans entre grâce et péché, op. cit., p. 183-184.
12. Victor Brombert, « Huysmans et la Thébaïde raffinée », Critique,
1974. novembre, no 330. p. 980.
13. « La lumière naturelle ne peut être tolérée qu’à une condition : elle
doit être méticuleusement travaillée, comme le peintre, sur sa palette,
élabore ses couleurs » (Séverine Jouve, Les Décadents. Bréviaire fin de
siècle. Plon, 1989, p. 140).
14. Voir notamment le chapitre , p. 332.
15. Jean Borie, Le Célibataire français, Ed. du Sagittaire, 1976, p. 107,
cité par Jean-Paul Corsetti dans « Sainte Lydwine de Schiedam de J.-K.
Huysmans ou l’hagiographe dépossédé », L’Infini, 1988-89, hiver, no 24,
p. 113.
16. Emile Hennequin, « Le pessimisme des écrivains », Revue
Indépendante, 1884, reproduit dans le Bulletin de la Société J.-K.
Huysmans, 1981, no 73, p. 7.

Autor

Jérôme Solal
Del mismo autor
https://books.openedition.org/pub/6036 12/13
3/6/2020 L'invention du solitaire - Des Esseintes et la solitude : une affaire de secret - Presses Universitaires de Bordeaux

Pantomime et vaudeville : le
rire entre le pire et le dire in Le
rire moderne, Presses
universitaires de Paris
Nanterre, 2013
Chapitre VII. Huysmans en
route, ou Dieu à la Trappe in J.-
K. Huysmans, Presses
universitaires de Rennes, 2009
© Presses Universitaires de Bordeaux, 2003

Condiciones de uso: http://www.openedition.org/6540

Referencia electrónica del capítulo


SOLAL, Jérôme. Des Esseintes et la solitude : une affaire de secret In:
L'invention du solitaire [en línea]. Pessac: Presses Universitaires de
Bordeaux, 2003 (generado el 03 juin 2020). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/pub/6036>. ISBN: 9791030004106.
DOI: https://doi.org/10.4000/books.pub.6036.

Referencia electrónica del libro


RABATÉ, Dominique (dir.). L'invention du solitaire. Nueva edición [en
línea]. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux, 2003 (generado el 03
juin 2020). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/pub/5967>. ISBN: 9791030004106.
DOI: https://doi.org/10.4000/books.pub.5967.
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https://books.openedition.org/pub/6036 13/13

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