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LYCÉENS ET APPRENTIS AU CINÉMA

164 PANIQUE
dossier enseignant Un film de Julien Duvivier

1
Couverture : © D. R.
Fiche technique
1

Réalisateur
2
Un univers de désillusion

Genèse
3
Un contexte trouble

Adaptation
4
Simenon et le cinéma

Genre
6
Le film de lynchage

Découpage narratif 7

Récit
8
La horde et le bouc émissaire

Acteur
10
Michel Simon, le rôle d'une vie

Influences
11
Traces de l'expressionnisme allemand

Mise en scène 12
Foules au spectacle et
spectacle de la foule

Séquence
16
Énergie du montage
● Rédacteur du dossier

Point de vue 18 Critique au magazine Chronic'art


et à la revue Carbone, Guillaume
Un manifeste ironique Orignac est l'auteur de plusieurs
courts métrages et d'un
documentaire. Il a enseigné
Réception critique 20 le cinéma à l'École spéciale
d'architecture. Il est, par ailleurs,
L'histoire comme seul juge l'auteur du livre David Fincher
ou l'heure numérique paru chez
Capricci.

● Rédacteurs en chef

Camille Pollas et Maxime Werner


sont respectivement responsable
et coordinateur éditorial des
éditions Capricci, spécialisées dans
les livres de cinéma (entretiens,
essais critiques, journalisme et
documents) et les DVD.

2
Fiche
technique

● Générique

© 1946 - TF1 Studio


PANIQUE
France | 1946 | 1 h 31

Réalisation
Julien Duvivier
Scénario
Charles Spaak et
Julien Duvivier, adapté du
roman Les Fiançailles de
M. Hire de Georges Simenon
Directeur de la photographie ● Synopsis
Nicolas Hayer
Chef décorateur Villejuif, aux portes de Paris. Le corps d'une femme étran-
Serge Piménoff glée est découvert dans un terrain vague alors que des forains
Son s'installent sur la place du faubourg. À l'écart de la foule des
Joseph de Bretagne curieux, le solitaire M. Hire rentre chez lui. Le soir même, Alice,
Musique une jeune femme, arrive dans le quartier. Elle y retrouve secrè-
Jean Wiener tement Alfred, son amant, pour qui elle s'était accusée d'un vol
Montage qu'elle n'avait pas commis. Installée peu après dans une chambre
Marthe Poncin à l'hôtel, elle surprend Hire qui l'observe se déshabiller depuis les
Producteur fenêtres de son logis. Le lendemain, celui-ci répond avec dédain
Pierre O'Connell aux questions de la police, alors que les soupçons se concentrent
Société de production sur lui. À la fête foraine, il suit ensuite Alfred et Alice, avant de
Filmsonor croiser la jeune femme seule à qui il laisse entendre que son
Distribution amant est impliqué dans le crime. Ce dernier qui la rejoint dans
Filmsonor sa chambre avoue froidement le meurtre. Le lendemain, Alice
Les Acacias (reprise) se rend chez un certain docteur Varga, sur les conseils de Hire.
Format Mais c'est bien Hire qui lui ouvre la porte. Elle tente de le séduire
1.37, noir et blanc, 35 mm alors qu'il reconnaît détenir la preuve de la culpabilité d'Alfred,
Sortie et promet de la protéger. Après son départ, Alfred, venu à son
15 janvier 1947 tour pour le tuer, est jeté dehors sans ménagement par Hire. Les
30 mars 2016 jeunes amants décident alors de le piéger, en déposant le sac de
la victime dans son logis. Pendant que Hire emmène Alice dans
Interprétation une maison de campagne, où il lui propose de l'épouser, Alfred
Michel Simon M. Hire fait courir une rumeur insistante sur sa culpabilité. Le soir, Alice
Viviane Romance Alice dépose le sac dans la chambre de M. Hire, en feignant d'accepter
Paul Bernard Alfred sa demande en mariage. Le piège mis en place, des complices
Lita Recio Marcelle entreprennent de fouiller la chambre de M. Hire et, découvrant
Guy Favières M. Sauvage le sac, attisent la colère des habitants. Arrivé sur la place, Hire
Charles Dorat M. Michelet doit fuir une foule prête à le lyncher, en fuyant par les toits. Il finit
Max Dalban Capoulade par tomber, et meurt. Un policier découvre dans ses affaires une
Émile Drain M. Breteuil photographie prouvant la culpabilité d'Alfred.

1
Réalisateur
Un univers de
désillusions
En quarante-huit ans de carrière,
Julien Duvivier a réalisé plus de soixante
longs métrages. Cette prolixité fut le
résultat de l'infatigable travail mené par
un cinéaste qui se considérait avant tout
comme un artisan. Sa réputation de tech-
nicien hors pair fera dire à certains qu'il
n'était pas un auteur. Mais Jean Renoir
déclara que « ce rigoriste était un poète ».
Et de fait, derrière une œuvre éclectique
et protéiforme, Duvivier n'a jamais cessé
de poser un regard aussi féroce que désil-
lusionné sur les rêves des hommes.

Né le 8 octobre 1896 à Lille, il vit une


enfance austère dans un milieu familial
catholique, tempérée cependant par sa
fréquentation assidue du théâtre. Arrivé à
Paris en 1914, il trouve un emploi comme
régisseur et acteur de complément au
Théâtre de l'Odéon. En novembre 1915,
un insurmontable trou de mémoire lors
d'une représentation enterre définitive-
ment sa carrière de comédien. Ce sera
désormais le cinéma  : d'abord comme
assistant et scénariste à la Société ciné-
matographique des auteurs et gens de
lettres, puis comme réalisateur, en 1919,
avec le long métrage Haceldama. L'expé-
rience, bien qu'éprouvante, s'avère suffi-
samment concluante pour que Duvivier
tourne à nouveau. Après avoir perdu les

© D.R.
négatifs de son deuxième long métrage,
il s'engage alors vers des sujets plus com-
merciaux en adaptant des œuvres littéraires reconnues. Le succès France, entrée en guerre, est occupée par l'Allemagne nazie.
ne tarde pas à venir, lui offrant l'opportunité de tourner régulière- De l'exil hollywoodien n'émergeront que quatre films sans
ment, parfois trois films en une seule année. Cette période dite grand éclat, conçus comme des ersatz de ses succès français.
« muette » de sa carrière sera notamment occupée par des sujets L'expérience américaine, relativement amère, lui fera revenir le
d'inspiration religieuse, et connaîtra un pic de notoriété avec Poil plus vite possible en Europe, où un contrat avec le producteur
de carotte inspiré de l'œuvre de Jules Renard, avant de culminer Alexander Korda l'attendait pour réaliser une adaptation bri-
avec l'adaptation du roman d'Émile Zola, Au bonheur des dames. tannique du roman de Tolstoï, Anna Karénine. Le projet étant
retardé, Duvivier, soucieux de ne pas perdre de temps, se lance
À l'arrivée du cinéma parlant, Duvivier, s'empare très vite donc entre-temps dans l'adaptation d'un roman de Georges
de ce nouveau moyen pour présenter un mélodrame, David Simenon. Ce sera donc Panique, dont le pessimisme foncier lan-
Golder, tiré d'un roman d'Irène Némirovsky. Fort de ce premier cera sa carrière d'après-guerre sur une tonalité plus sombre que
succès, le cinéaste enchaîne rapidement avec de nouveaux films jamais. La noirceur de Duvivier culminera ainsi dix ans plus tard
où il creuse son goût des dramaturgies fortes. Les années 1930 avec Voici le temps des assassins, drame cruel où il retrouve Jean
allaient être la décennie la plus féconde de Duvivier, aussi bien Gabin. Entre-temps, il aura retourné un film à sketches, flirté
sur un plan productif (il tourne vingt films en moins de dix ans) avec le mélodrame fantastique et même connu son plus grand
qu'artistique. Entre 1935 et 1938, il réalise trois jalons importants succès populaire avec la comédie Don Camillo dont il tourne une
du cinéma français (La Bandera, La Belle Équipe, Pépé le Moko), suite deux ans plus tard. Mais, même à travers un tel véhicule
tous interprétés par Jean Gabin dont le réalisateur contribue à de comédie conçu pour Fernandel, Duvivier ne peut s'empêcher
former l'image de héros populaire, romantique et tragique. À d'affirmer un regard désillusionné sur le monde. Son cinéma
cette touche de « réalisme poétique » qu'il partage avec d'autres s'éloigne alors des préoccupations de l'époque, à l'heure où les
grands cinéastes de l'époque (Marcel Carné, René Clair et, dans films de la Nouvelle Vague débarquent sur les écrans. Avec ces
une moindre mesure, Jean Renoir), Duvivier apporte un sens des nouveaux corps d'acteurs, ces figures et ces motifs plus natu-
lieux et des ambiances construit en partie sur des décors natu- rels, les formules artisanales de Duvivier semblent brutalement
rels. La réussite exemplaire de ces films, et le succès international vieillissantes. Il a de plus en plus de mal à tourner. Son dernier
de son film à sketches, Un carnet de bal, lui ouvrent une première film, Diaboliquement vôtre, avec Alain Delon, sort sur les écrans
fois les portes d'Hollywood où il tourne en 1938 une biographie en 1967. Duvivier ne le verra pas : il meurt d'une crise cardiaque
musicale de Johann Strauss pour le compte de la Metro-Gold- au volant de sa voiture, laissant une œuvre qui a traversé cinq
wyn-Mayer. Revenu en France dès l'année suivante, il réalise La décennies de cinéma français.
Fin du jour avec Louis Jouvet et Michel Simon qui se déroule dans
une maison de retraite pour comédiens. Il tourne deux autres
films au cours de l'année 1940, avant de repartir pour Hollywood,
attiré par un contrat d'engagement opportun à l'heure où la

2
Genèse
Un contexte trouble
C'est à une production anglaise que Julien Duvivier doit son
retour en Europe au début de l'été 1945 [cf. Réalisateur]. Un
contrat signé avec le producteur Alexander Korda lui offre de
pouvoir réaliser une adaptation d'Anna Karénine à Londres, avec
Vivien Leigh dans le rôle-titre. Mais le tournage est retardé de
six mois à la demande de la vedette. Le cinéaste français pro-
pose alors de se rabattre, dans l'intervalle, sur un projet d'enver-
gure plus resserrée, susceptible d'être rapidement mené à bien.
Des sujets qui lui sont alors proposés, il fait le choix d'adapter
un roman noir de Simenon, Les Fiançailles de M.  Hire. Il expli-
quera plus tard cette décision par la volonté de se détourner du
cinéma qu'il a pratiqué pendant son exil américain : « J'arrivais
d'Hollywood où j'avais vu pendant cinq ans des films optimistes
avec le happy end inévitable, aussi avais-je envie de traiter un
sujet plus en rapport avec la situation actuelle. Je sais bien qu'il
est plus aisé de réaliser des films poétiques, doux et charmants
avec de belles photographies, mais ma nature me pousse vers
des thèmes âpres, noirs, amers. »1

Âpre, noir et amer, le film allait donc l'être plus que n'im-
porte quelle œuvre de Duvivier. Dès la fin du mois de juillet, on
annonce le tournage pour octobre, avec Michel Simon dans le
rôle de M.  Hire. Dans l'urgence, Duvivier demande à Charles
Spaak, un des scénaristes les plus représentatifs des années
1930 avec Jacques Prévert et Henri Jeanson, de travailler avec lui
sur l'adaptation. Ce n'est pas leur première collaboration, Spaak
ayant déjà écrit les scénarios de quatre longs métrages de Duvi-
vier, dont celui de La Belle Équipe (1936) qui a contribué à forger
le mythe Jean Gabin au temps du Front populaire. Spaak pré-
sente aussi l'avantage de connaître l'œuvre du romancier pour
avoir déjà travaillé dessus, ayant signé, en 1942, les dialogues
de La Maison des sept jeunes filles d'Albert Valentin, et deux ans
plus tard le scénario des Caves du Majestic de Richard Pottier.
Surtout, il apporte une couleur singulière aux tonalités noires de
l'univers de Duvivier. Spaak est le scénariste des élans fraternels de cinéastes. Mais ce n'est pas sans casse à la Libération : des
(La Belle Équipe) et des rêves de grandeur (L'Homme du jour, artistes (Sacha Guitry, Arletty, Viviane Romance qui joue Alice
1937, du même Duvivier) vite brisés sur le mur du destin. Sur le dans le film) font un séjour en prison, d'autres sont provisoire-
fond régulièrement pessimiste du cinéaste, il trace les contours ment écartés de la profession, comme Henri-Georges Clouzot,
d'une désillusion qui prend les atours d'une véritable vision du l'auteur du film Le Corbeau (1943) à qui l'on reproche d'avoir
monde, acerbe et cynique, où la moindre faiblesse sentimentale donné une mauvaise image de la France.
entraîne les personnages vers leur perte. Nul doute que Spaak
est donc l'homme de la situation, quand il s'agit de mettre en Cette atmosphère de suspicion ne profite pas plus à Duvivier.
dialogues le récit de la chute d'un individu dont les sentiments Une campagne insidieuse dans la presse lui reproche, ainsi qu'à
amoureux feront la faiblesse. Renoir et René Clair, d'avoir joué « la carte de la défaite ». Ce à
quoi les cinéastes répondront vertement. Mais le mal est fait : si
Loin d'Hollywood, Duvivier veut donc « traiter un sujet plus le retour de Duvivier dans le cinéma français suscite une réelle
en rapport avec la situation actuelle »2. Le mot renvoie avant tout curiosité, on n'attend plus rien de lui. Et ce d'autant plus que
au contexte de la France de l'après-guerre. Le pays reprend son pendant son exil hollywoodien (ses films américains n'étant pas
souffle et découvre progressivement les terribles conséquences distribués en France), une nouvelle génération de cinéastes est
des politiques anti-juives sous le gouvernement de Vichy et apparue avec Clouzot, Autant-Lara ou Jacques Becker. Le temps
l'occupation allemande, menées à l'intérieur d'une vaste machine de Duvivier est peut-être passé, et c'est sur ce fond d'inquiétude
génocidaire. Il sort aussi d'une période d'épuration, où dans la sociale et de trouble professionnel qu'il se lance dans le projet
confusion de la Libération, alors que les structures du nouveau de Panique, décidé à livrer un regard sans concession sur ce qu'il
pouvoir judiciaire tardent à se mettre en place, des cas de jus- perçoit de l'atmosphère sociale en France. C'est donc à l'abri des
tice expéditive se font connaître à l'encontre de collaborateurs studios de la Victorine, à Nice, où il reconstitue entièrement un
ou désignés tels. L'épuration qui se poursuit de manière légale quartier de banlieue parisienne, qu'il décide de mettre en scène
devant les tribunaux et dans les bureaux des préfets finit aussi un véritable réquisitoire contre son pays.
par toucher les milieux culturels, dont celui d'une industrie ciné-
matographique florissante au début des années 1940. Aiguil-
lonné par une société allemande, la Continental Films, le cinéma
français a en effet produit un nombre considérable d'œuvres
pendant la guerre, et donné naissance à une nouvelle génération

1 Cinémonde, n°639, 29 octobre 1946.


2 Ibid.

3
Adaptation par Julien Duvivier avec Harry Baur dans le rôle du célèbre poli-
cier. Aucun des films ne sera cependant un succès. Surtout, ils
Simenon et le cinéma déplurent à Simenon, qui déclara en 1936 : « On a tiré des films
de trois de mes romans, et je ne crois pas être injuste en disant
qu'on en a tiré trois navets. » 3 Navets, les films ne l'étaient pour-
« J'aime bien le cinéma, mais ça ne m'intéresse pas vraiment. tant pas. Mais ils s'éloignaient des romans d'origine. Avec La Tête
Quand je vais au cinéma, c'est plutôt pour l'atmosphère, pour d'un homme, Duvivier, par exemple, transforme une enquête
la publicité à l'entracte, pour les cacahuètes, pour les esqui- policière en film noir centré sur la personnalité de l'assassin,
maux glacés. »1 Quand Georges Simenon fait cette remarque dont l'identité est vite révélée. Le cinéaste oublie un peu le flair
aussi savoureuse que féroce sur le septième art, c'est un écri- du légendaire commissaire pour se concentrer sur l'âme empoi-
vain accompli dont nombre de romans ont été adaptés à l'écran. sonnée d'un criminel filmé comme un héros de Dostoïevski. Ce
Mais, pour ce cinéphile discret, l'indifférence railleuse cachait faisant, il s'éloigne de l'univers assourdi et étrange de Simenon,
une réelle déception  : Simenon avait envisagé un moment pour donner libre cours à son goût des scènes paroxystiques et
d'adapter lui-même une de ses œuvres au cinéma, avant d'y des situations de confrontation. Après ce film, Simenon refuse
renoncer, devant la somme de compromis nécessaires pour y désormais de céder ses droits d'adaptation cinématographique.
parvenir. Surtout, il reproche au cinéma de dénaturer les récits
dont il s'inspire : « Vous appelez ça de l'adaptation cinématogra- Mais les appréhensions de l'écrivain vis-à-vis du cinéma
phique, ce qu'on fait aujourd'hui d'une bonne moitié des romans vont tomber au cours de la Seconde Guerre mondiale. Simenon
portés à l'écran ? (…) Voulez-vous m'expliquer pourquoi, si un passe les années de l'Occupation en Vendée, et il a besoin
des romans paraît devoir donner un bon film, on commence par d'argent. À l'issue, notamment, d'un accord avec la Continen-
le transformer en une mauvaise histoire ? » 2 tal, la société de production cinématographique montée par les
autorités allemandes, il cède nombre des droits d'adaptation
Cette méfiance avait ses raisons. Après avoir écrit des de ses romans. Entre 1940 et 1945, ce ne sont pas moins de dix
œuvres de commande sous pseudonyme, le jeune écrivain avait films qui sont ainsi tournés à partir de ses œuvres. L'univers de
commencé à se faire connaître, au début des années 1930, avec Simenon contribue à la naissance du film noir à laquelle on assiste
une série de romans policiers mettant en scène le même person- en France pendant ces années-là. Les adaptations connaissent des
nage de commissaire Maigret. La force des caractères, la simpli-
cité des intrigues policières et un talent aiguisé pour faire vivre
des ambiances par une écriture simple et fluide avaient très vite
suscité l'intérêt du cinéma pour son travail. En l'espace de deux 1 Georges Simenon, dans un entretien accordé à L'Express,
le 6 février 1958, cité par Claude Gauteur, D'après Simenon,
ans, trois films furent réalisés à partir d'enquêtes du commis-
Carnets Omnibus, 2001.
saire Maigret. Il y eut d'abord, au cours de la seule année 1932,
Le Chien jaune de Jean Tarride et La Nuit du carrefour de Jean 2 Georges Simenon, dans Pour vous, n° 382, mars 1936.
Renoir. Puis, un an plus tard, sortait La Tête d'un homme, adapté 3 Ibid.

4
fortunes diverses, allant de l'atmosphère poisseuse et enté- ● D'un personnage à une foule
nébrée de L'Homme de Londres, réalisé par Henri Decoin, à la
comédie policière de Maurice Tourneur, Cécile est morte. Tout La tonalité change entre le roman de Simenon et le scénario
au plus peut-on repérer une même thématique des fausses appa- de Duvivier. D'un récit en chambre, comme le serait une pièce
rences qui traverse souvent ces films. Simenon, de son côté, musicale, ténue et modeste, le cinéaste développe une matière
empoche l'argent tiré de la cession de ses droits. Mais, à la Libé- orchestrale plus diversifiée. « Panique n'est pas, au sens usuel
ration, il est inquiété. Au pire, on le soupçonne d'avoir collaboré du mot, l'adaptation cinématographique du roman de Simenon
avec l'occupant allemand. Au mieux, on l'accuse d'opportunisme Les Fiançailles de M.  Hire. En choisissant cette œuvre, nous y
lâche. Ses accords avec la Continental sont scrutés à la loupe. avons vu la possibilité – absente du livre – d'élargir convenable-
Fuyant le Comité national d'épuration des gens de lettres, il part ment dans ses conséquences le plus banal des faits divers. En le
s'installer au Canada, loin de la France et de son atmosphère faisant, Charles Spaak et moi n'avons pas voulu ajouter un titre
de suspicion généralisée. L'auteur des Fiançailles de M.  Hire a nouveau à la liste des films policiers. » 6
bien trop peur des rumeurs collectives. Et son roman, écrit des
années auparavant, semble alors résonner de manière frappante Le film étoffe donc les personnages de Simenon, en les nour-
avec l'actualité. rissant d'abord d'une biographie plus fournie. Alice devient une
jeune femme clivée que la passion amoureuse entraîne vers des
rivages criminels déstabilisants. Alfred, qui n'est qu'une simple
silhouette dans le roman de Simenon, prend ici le visage d'un
être aussi veule que duplice, tout à la fois manipulateur et faible,
et qui incarne la faute morale recouverte par les passions col-
lectives. Hire, enfin, se développe véritablement en une figure
typique de l'univers de Duvivier, amère et désillusionnée, mais
dont un reste de sentimentalité va entraîner la perte. Surtout,
les deux scénaristes ajoutent deux éléments essentiels qui ne
figurent pas dans le roman. Le premier est une fête foraine
autour de laquelle va s'organiser la ronde des événements. Le
second est l'apparition de nombreux personnages qui leur per-
mettent d'offrir une multitude de visages à la foule anonyme
venue se presser pour lyncher Hire. Ce faisant, le film opère un
déplacement radical du récit par rapport à l'œuvre de Simenon,
déplacement qui témoigne du véritable sujet dans lequel Duvi-
vier désire s'investir. La foule, chez Simenon, n'est qu'un brouil-
lard qui s'étend sur le dernier chapitre de son roman. Chez Duvi-
vier, elle devient un principe actif, au centre du récit et qui en
● Le roman d'une phobie porte la dynamique. C'est en effet bien de sa formation, et de la
folie qui s'empare d'elle, que le film veut raconter l'histoire.
Lorsqu'il écrit en 1932 Les Fiançailles de M. Hire, c'est avec
l'idée d'abandonner le genre policier auquel il doit sa réputation. Cela suppose donc de s'intéresser à un quartier et à ses habi-
Il veut maintenant aller vers des œuvres offrant « une certaine tants, et de mettre en avant ce qui ne vivait, chez Simenon, qu'à
couleur de l'existence, l'ennui, le vague à l'âme des types qui en la périphérie du point de vue de son personnage principal. Le
ont marre et qui se cherchent désespérément, la nuit, sous la roman trame son récit à partir des déplacements de Hire, qu'il
pluie, dans les bistros » 4. L'intrigue, resserrée sur quelques jours, soit le sujet de l'action (en observateur), ou qu'il en soit l'objet,
y compte moins qu'un certain climat tissé autour de la figure d'un dans ces longues scènes de filature, où l'on passe insensiblement
homme cheminant vers un mauvais destin. Avant même d'en d'un point de vue à un autre, sans jamais quitter, ou presque, le
entreprendre la rédaction, il a déjà en tête la fin, qui lui vient d'un personnage principal. Selon un principe béhavioriste, il ne traite
souvenir vécu à Liège, au lendemain de la Première Guerre mon- des caractères qu'à partir d'une observation des comportements
diale, alors qu'il débutait comme journaliste. Appelé pour cou- et des trajectoires physiques, qu'il saisit en leur milieu. Quand le
vrir un fait divers, il s'était rendu dans un café où on annonçait récit de Simenon commence, le cadavre a ainsi déjà été décou-
une simple dispute d'ivrognes. Une fois sur place, il découvrit vert, l'enquête, initiée, et Alice vit dans le quartier depuis plu-
un homme, d'origine allemande, menacé par un groupe de voi- sieurs années. Le roman est celui d'un dénouement qui ne s'an-
sins venus prêter main-forte à son assaillant. Très vite, Simenon nonce pas mais qui se pressent, par son atmosphère lugubre,
assista impuissant à l'enhardissement de la foule, parcourue par pluvieuse et noyée dans la brume. Dans le film de Duvivier, au
la rumeur galopante que l'homme était un espion. Craignant contraire, c'est à une mécanique de la tragédie qu'on assiste, et
pour sa vie, l'Allemand fuyait alors sur les toits, mais glissait pour sous la lumière crue du soleil. Aussi le récit passe-t-il d'un per-
rester finalement suspendu à une corniche, en attendant que les sonnage à un autre, dans un patient jeu de construction narrative
pompiers viennent enfin le secourir sous les hurlements d'une où se mettent en place l'une après l'autre les pièces d'une fata-
foule prête à le lyncher. L'épisode marqua durablement Simenon lité. Là où Simenon règle le regard de son lecteur sur le compor-
au point de développer chez lui une phobie de la foule. tement de Hire, Duvivier lui fait visiter toutes les coulisses d'un
petit monde appelé à se déchirer.
Ce fond d'angoisse qui tapisse le récit de l'écrivain trouve de
troublants échos avec certains épisodes vécus sous l'Occupation
et pendant la période d'épuration qui s'ensuivit. Duvivier, consta-
tant l'atmosphère de soupçon et de rancœur colérique qui règne
à son retour en France, y voit une manière de métaphoriser en
un bref récit la désillusion que lui inspirent ses contemporains.
« Que dit Panique ? Il dit que les gens ne sont pas gentils, que
la foule est imbécile, que les indépendants ont toujours tort…
et qu'ils finissent inévitablement par marcher dans le rang. 4 Georges Simenon, dans Les Nouvelles littéraires, 17 décembre
1953.
Évidemment, nous sommes loin des gens qui s'aiment, mais j'ai
bien l'impression que nous traversons une époque où les gens ne 5 Julien Duvivier, dans Cinémonde n°639, 29 octobre 1946.
s'aiment pas » précise-t-il en 1946 5. 6 Ibid.

5
M le maudit de Fritz Lang © Blu-ray Films sans frontières
Genre
Le film de lynchage C'est ensuite un contexte historique qui a pu circonscrire
cette relation générale à l'intérieur du champ particulier du lyn-
chage. Ces circonstances, propres à l'histoire des États-Unis,
Panique s'inscrit dans une lignée de films qu'on pourrait
et qui expliqueront que le genre soit avant tout hollywoodien,
appeler « de lynchage » : leur récit se déploie autour d'une même
sont celles que connurent une grande partie des États du Sud de
scène pivot, celle d'une foule envahissant le cadre de l'image
1877 à 1950, avec le lynchage documenté, enregistré et repro-
pour y mener une vendetta contre un individu. Apparu tôt au
duit dans les journaux de la presse locale, de 4 000 personnes,
cinéma (dès Naissance d'une nation, réalisé en 1915 par David W.
issues de la communauté noire pour la plupart. Ces crimes, sou-
Griffith), ce n'est qu'à partir des années 1930 que le motif devient
vent racistes, donnèrent lieu aux commerces de cartes postales
un sujet de film à part entière, avec la sortie de Furie de Fritz
reproduisant les photographies prises sur les lieux de pendaison.
Lang (1936), puis celle de La ville gronde de Mervyn LeRoy (1937).
Accompli par le spectacle et en vue de sa représentation pho-
tographique, ce type de crime ne pouvait donc être déconstruit
● Le lynchage comme sujet cinématographique que par l'image. Il revenait au cinéma, art des grands rassemble-
ments, de le faire.
Cet intérêt du septième art pour un thème aussi sensible
s'est d'emblée nourri d'une évidence : avec son esthétique du
● Les archétypes langiens
cadre large, son invention du montage, et son enregistrement
des mouvements, le cinéma était, de toutes les expressions figu-
Cinéaste hanté par les questions de justice, Fritz Lang a
ratives, la plus à même de produire une image de la foule à l'ère
consacré deux chefs-d'œuvre au genre, l'un allemand, l'autre
moderne. Le philosophe allemand Walter Benjamin en fit même
américain. Avec M le maudit, le cinéaste livre un film sur le mal
une de ses qualités essentielles, soulignant la relation spécu-
(nous suivons le parcours d'un assassin d'enfant) et sa pandé-
laire entre les masses de spectateurs regroupés dans les salles
mie sociale (l'assassin, pourchassé par les organisations crimi-
et celles des silhouettes s'agitant sur les écrans : « À une repro-
nelles, manque d'être lynché). Dès lors, puisque ce mal déborde
duction de masse répond particulièrement une reproduction
de toutes parts, la victime n'est pas qualifiée par son innocence,
des masses. Dans les grands cortèges des fêtes, les assemblées
mais simplement par la violence illégale qu'elle subit.
monstres, les organisations de masse du sport et de la guerre
qui sont tous aujourd'hui offerts aux appareils enregistreurs, la
Cinq ans plus tard, le cadre hollywoodien contraindra cette
masse se regarde elle-même dans ses propres yeux. » 1
fois-ci le cinéaste à filmer le calvaire d'un innocent, dans Furie.
Lang imprime néanmoins un double mouvement significatif à
son film : le personnage interprété par Spencer Tracy, après avoir
● Foule et masses au cinéma échappé au lynchage d'une foule, fait ainsi croire à sa propre
mort pour que ses bourreaux soient à leur tour condamnés à
mort. La violence appelle donc la violence, et se répand comme
Si Walter Benjamin dresse un constat général sur la re- une traînée de sang, indépendamment des valeurs individuelles.
présentation des collectivités humaines par le cinéma, il Le cinéaste analyse le lynchage comme le produit d'une pul-
oublie de distinguer entre masse et foule. On pourra au sion endémique, terrée sous la loi judiciaire, et qui peut donc
contraire repérer ce qui différencie la mise en scène de ressurgir à la première étincelle. C'est la raison pour laquelle le
la masse au début du film de Dziga Vertov, L'Homme à la motif connaîtra par la suite une si grande fortune dans un cinéma
caméra, de celle de la foule dans La ville gronde de Mer-
attaché à la violence archaïque, aussi bien à travers le western
vyn LeRoy. Dans un cas, le cinéaste filme de vastes plans
(L'Étrange Incident de William Wellman, La Colline des potences
d'ensemble à la composition géométrique, qui assimilent
de Delmer Daves) que dans les films contemporains (La Chasse
les silhouettes humaines à des rouages mécaniques ; dans
l'autre, des plans qui s'approchent des personnages, dis- de Thomas Vinterberg), jusqu'à se reformuler aujourd'hui dans
tribuent les caractères et organisent lentement leur amal- des séquences mettant en scène les réseaux sociaux comme
game en entité collective. On verra ainsi avec profit King paradigmes des récits de vengeance horrifique (Unfriended de
Vidor mettre en scène cette différence à l'intérieur de son Levan Gabriadze).
film La Foule : aux premiers fourmillements d'une petite
bourgade agraire américaine, il oppose les cadres droits
et symétriques de la grande cité urbaine qu'on découvre
avec l'arrivée du héros. 1 Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité
technique, éditions Allia, 2003.

6
Découpage 5 DUPLICITÉ 9 LA CONSPIRATION

narratif 00:16:26 – 00:22:51


Le lendemain matin, Hire tente
00:47:29 – 00:56:26
Alfred se rend chez le docteur
maladroitement d'aborder Alice Varga avec l'intention de le tuer.
qui le rejette. Au café de l'hôtel, Mais Hire l'humilie et le jette
1 GÉNÉRIQUE
alors que Marcelle, une prostituée, dehors sans ménagement. Alfred
00:00:00 – 00:01:49
s'amuse à commenter le travail décide alors avec Alice d'orienter
de la police, Hire est interrogé par l'accusation vers Hire. Il incite
2 UN CADAVRE un inspecteur. Répondant avec Alice à déposer le sac à main de la
00:01:50 – 00:08:03 dédain aux questions, il admet avoir victime dans sa chambre d'hôtel.
D'un bus arrivé au terminus de pour vrai nom Hirovitch et faire
Villejuif descend un homme, M. Hire. profession de voyant, mais se déclare
10 LE PIÈGE
Alors qu'il fait ses courses pour sans lien avec le crime. Pendant qu'il
00:56:27 – 01:11:50
le repas du soir, une fête foraine tente de lire la fiche d'arrivée d'Alice,
Décidé à sauver Alice, Hire l'emmène
s'installe sur la place du quartier. afin de connaître son identité,
dans sa maison de l'île des Loups,
Un forain découvre dans un terrain Marcelle favorise sans le savoir le jeu
où il lui apprend qu'il fut autrefois
vague le cadavre d'une femme, entre la jeune femme et Alfred pour
avocat et marié, avant que sa
Mlle Noblet. Très vite, la lugubre faire croire à une première rencontre
femme ne le quitte au bras de son
nouvelle fait le tour des commerces, entre les deux amants.
meilleur ami. Il propose à Alice de
provoquant un attroupement
l'épouser. Pendant qu'Alfred dresse
de curieux, auquel M. Hire refuse
6 LA FÊTE FORAINE les habitants de Villejuif contre Hire,
de se mêler. Pendant qu'un jeune
00:22:52 – 00:29:07 Alice feint de son côté d'accepter
homme, Alfred, tente de contenir
Dans la fête foraine qui bat son plein, sa proposition de mariage. Mais le
la foule pour laisser passer la police,
Hire suit Alice et Alfred. Pour lui soir, elle cache le sac à main de Mlle
Hire monte dans sa chambre d'hôtel,
échapper, le couple rentre dans la Noblet dans son logis.
après avoir offert une pomme
roulotte d'une voyante. En sortant,
à une petite fille, ce qui provoque
Alfred décide d'aller aux autos-
la colère de sa mère. 11 LA FOULE SE PRESSE AU
tamponneuses avec l'idée que Hire
SPECTACLE
les suivra. Sur la piste, ce dernier ne
01:11:51 – 01:26:41
3 ALICE tarde pas à être pris en chasse par
Michelet vient interroger Alfred
00:08:04 – 00:14:42 tous les couples en voitures, sous
qui comprend que le temps presse.
À la nuit tombée, une jeune femme, l'impulsion d'Alfred et Alice.
Il envoie des complices exciter les
Alice, arrive au café-hôtel du Petit
habitants du quartier pendant que
Caporal, où les hommes discutent
7 L'AVEU lui et Alice assistent à un spectacle
âprement au sujet de la macabre
00:29:08 – 00:35:59 de lutte féminine. La petite troupe,
découverte. Reconnaissant Alfred
Le soir, Hire interpelle Alice en échauffée à l'idée de mettre Hire
parmi les clients, elle lui fait signe
lui laissant entendre qu'Alfred dehors, décide de rentrer dans
de rester discret, alors que le jeune
détiendrait le sac à main de Mlle sa chambre, en son absence, afin
homme lui donne rendez-vous
Noblet. Puis il lui conseille de de vider ses affaires. Marcelle,
derrière l'église. Là, les deux jeunes
consulter un voyant, le docteur découvrant le sac de Mlle Noblet,
gens ne tardent pas à s'enlacer.
Varga. Rejointe dans sa chambre par hurle alors à l'assassin. La foule
Alice, apprend-on, sort à peine de
Alfred, Alice tente de savoir par ruse se rassemble sur la place, tandis
prison où elle purgeait une peine
s'il est lié au meurtre. Alfred finit qu'Alice, pressée par Alfred, appelle
pour s'être accusée d'un vol à la
par avouer sans complexe être le Hire pour le faire venir.
place d'Alfred. Afin de n'éveiller
meurtrier recherché.
aucun soupçon, les deux amants
projettent de mettre en scène une 12 UN LYNCHAGE
fausse rencontre le lendemain. 8 LA RUSE 01:26:42 – 01:38:14
00:36:00 - 00:47:28 Arrivé sur place, Hire est immédia-
Au matin, alors que défile la tement molesté. Il tente de se
4 LA RENCONTRE
procession funéraire de Mlle Noblet, défendre avant de courir se réfugier
00:14:43 – 00:16:25
Michelet, l'adjoint du commissaire, sur les toits des immeubles. Pressé
Alice prend une chambre à l'hôtel
interroge Alice sur la personne de toutes parts, il glisse et tombe au
dont la fenêtre donne sur la
qu'elle a cherché à protéger en sol. La police ne peut que constater
chambre de Hire. Celui-ci l'observe
s'accusant du vol. La jeune femme sa mort. La fête foraine redémarre.
se déshabiller dans l'ombre de
décide ensuite de se rendre chez En fouillant la sacoche de Hire,
sa chambre, avant qu'elle ne le
le docteur Varga, qui se révèle être Michelet découvre une photographie
découvre et referme les rideaux.
Hire. En essayant de le séduire, qui prouve la culpabilité d'Alfred.
elle lui avoue être au courant de la
culpabilité d'Alfred mais craindre
qu'il ne lui fasse du mal. Hire propose
de l'aider après l'avoir informée qu'il
possède une preuve de la culpabilité
d'Alfred. Le soir, Alice raconte son
entrevue à son amant qui envisage
de trouver quelle est la preuve dont
Hire prétend être en possession.

7
Récit d'assurance de l'autre (la jeune femme est-elle impliquée dans
La horde et le bouc émissaire le meurtre ?). Mais les liens amoureux ne sont pas plus épar-
gnés : Alice ruse ainsi avec son amant Alfred pour qu'il confesse
son crime. La suspicion qui a cours se déploie donc sur un ter-
« Si toute l'action tourne autour d'un crime, l'intérêt du
rain déjà tissé d'intrigues et de mensonges.
sujet ne réside pas ici dans la découverte de l'assassin, ni dans
les péripéties de l'enquête : nous avons voulu faire de Panique
un film d'atmosphère sociale. » 1 En présentant ainsi son film, ● Duplicité
Julien Duvivier soulignait d'emblée qu'il s'intéressait moins à
un mystère criminel qu'à la dynamique sociale d'un lynchage. Cette duplicité, c'est d'abord celle du triangle formé par
Pour autant, l'identité du meurtrier ne nous est pas tout de suite les trois personnages principaux que sont Alfred, Alice et Hire.
révélée. La suspicion peut alors faire son chemin et répandre Menteur pathologique pour couvrir ses méfaits, le premier ne
son poison parmi tous les habitants de la place de Villejuif. Elle cesse ainsi de mettre en scène son innocence, en surjouant le
enclenche une mécanique implacable qui va se développer dans jeune homme attentionné et prêt à aider la police. Alice, son
une atmosphère étouffante. En filmant cette mécanique, Duvi- amante, enflammée par l'amour inconditionnel qu'elle lui voue,
vier fait le récit d'un délire collectif et de ses motifs, des plus n'est pourtant pas transparente. Si elle ment à la police, elle dis-
apparents aux plus profonds. simule aussi à Alfred qu'elle s'est proposée comme informatrice
et, surtout, ruse avec adresse auprès de Hire pour mieux le pié-
ger. Agissant au carrefour de plusieurs allégeances possibles,
● Crise de confiance
sa passion amoureuse lui sert donc de boussole dans cet éche-
veau de relations contradictoires. Hire, enfin, s'il est innocent
La découverte du cadavre est ainsi moins le prétexte d'une
du crime dont on l'accuse, éveille lui-même les soupçons par
investigation que la cause d'une perturbation dans l'univers
sa nature secrète. Sans passé connu, on découvre que son nom
routinier du quartier de Villejuif. Les habitudes sociales s'y
d'usage n'est que le diminutif de son nom réel, auquel il faut ajou-
dérèglent, étouffées par la curiosité maladive et inquisitrice des
ter un autre nom d'emprunt pour ses activités professionnelles.
habitants. L'enquête, dès lors, n'avance que dans l'arrière-plan
Hire-Hirovitch-Varga : cet éclatement identitaire manifeste la
d'une situation de paranoïa générale. À côté des rares scènes
défiance d'un homme vis-à-vis de ses contemporains, comme si
d'instruction policière, les conversations se muent elles-mêmes
le personnage présentait déjà les caractéristiques d'un coupable
en séances d'interrogatoires informels, sous couvert de séduc-
en fuite, quand bien même aucun crime ne lui serait imputable.
tion. Dans la rencontre entre Alice et Hire se joue la quête
Dès lors, la culpabilité, avant d'être la conséquence d'un acte
intéressée de l'une (quelle preuve possède Hire ?) et le besoin
déterminé, préexiste comme un sentiment général. Ce pour quoi
elle s'étend à tout l'univers de Panique.

1 Cité dans L'Avant-scène cinéma, n°390-39, mars-avril 1990.

8
● Tous coupables
● L'ambigu M. Hire
De cette culpabilité générale des hommes, le personnage de
la prostituée Marcelle est celui qui se fait l'écho indiscret. Mar- Si Hire est bien innocent du crime dont on l'accuse, le
regard de Duvivier ne l'absout pas cependant de toute
celle, dans la mécanique du récit, est à la fois le témoin et l'agent
culpabilité. Il est ainsi intéressant de voir comment le ci-
de la catastrophe à venir. Témoin quand elle ne cesse de commen-
néaste présente d'abord son personnage comme un être
ter et aviver les rumeurs. Agent quand elle sert, sans le savoir, le
aux activités occultes, indifférent au malheur des autres,
jeu de dupes mis en place par Alfred. Elle se présente ainsi comme
avant de l'éclairer d'une lumière plus pathétique. On
le double inversé d'Alice. À l'une, amoureuse d'un seul homme, la peut ainsi remarquer que les premières scènes de voyeu-
tâche de ramener un innocent devant un tribunal public. À l'autre, risme de Hire diffèrent dans leur traitement de celles qui
femme d'aucun homme et de tous, celle de les ameuter pour les suivent sa confession à Alice. D'un côté un être mysté-
dresser en juges et bourreaux. Marcelle porte sur elle le sceau de rieux et doté d'une étrange aura, de l'autre un individu
culpabilité dont elle marque les hommes. Mais, encore une fois, maladroit qui se signale à la fenêtre. Cette distinction
cette culpabilité, si elle se nourrit du crime inaugurant le récit et se retrouve dans tout le film, puisque le personnage est
des conséquences qu'il aura sur la communauté de Villejuif, lui parfois filmé comme un enfant, comme dans la scène des
préexiste aussi. D'abord par l'ensemble des petits comportements autos-tamponneuses. Elle culmine dans la scène de lyn-
tissés de mauvaise curiosité et de mesquinerie qu'adoptent les chage où Hire se montre d'abord combatif, avant qu'un
habitants du quartier, et qui témoignent d'une attitude déjà pré- croc-en-jambe ne le transforme en animal apeuré.
sente avant les événements. Ensuite, surtout, par ce que Marcelle
laisse entendre de ses relations avec les hommes de la place. Seule
femme présente au bar de l'hôtel où devise une petite assemblée posent (…), le seul fait qu'ils sont transformés en foule les dote
masculine, elle parade avec aise parmi la clientèle. Au précepteur, d'une âme collective. » 2 C'est de ce processus décrit par le socio-
M. Sauvage, qui se rapetisse devant Hire après avoir pourtant fan- logue Gustave Le Bon au tournant du XIXème siècle que le récit de
faronné, elle déclare : « Vous déshonorez ma clientèle. » Il y a, dans Duvivier s'attache à livrer la dynamique. Il typifie d'abord ses per-
cette seule phrase, le sous-entendu malicieux que ce M. Sauvage sonnages, désignés par leur profession (le boucher, le fleuriste,
compte parmi ses amants, comme probablement beaucoup des le précepteur, le pharmacien), avant de les amalgamer dans un
autres hommes présents. C'est bien ainsi qu'on peut alors com- ensemble où viennent se fondre les visages et les paroles. Les
prendre cette autre remarque de Hire, quand Marcelle tente comportements deviennent alors interchangeables, et les dialo-
d'orienter les soupçons vers lui : « Mais précisez que mon crime, gues se résorbent en bruit, et le bruit en un seul cri, qui est la
mon crime impardonnable, est d'être insensible à vos charmes. » clameur de la foule. Freud notait dans son ouvrage Psychologie
Si ce crime est vrai, alors tous les « innocents » qui entourent Hire des foules et analyse du moi qu'une énergie libidinale collective
sont bien, eux, sensibles aux appâts de Marcelle. Voilà bien ce qui était le moteur de cette dynamique, affranchissant les individus
les réunit tous entre eux, et les sépare de Hire : la fréquentation de leurs propres inhibitions. Et c'est bien cette énergie qu'on
coupable d'une femme qui n'est pas la leur. retrouve dans le film de Duvivier, où chaque homme semble vou-
loir rejeter sur un seul une faute collectivement partagée.

● Bouc émissaire

La panique dont parle le titre du film est donc celle d'une


communauté qui pense échapper à un dysfonctionnement
général en se regroupant contre un faux coupable. Nul mieux
que l'anthropologue René Girard n'a décrit le fondement et les
caractéristiques de cette logique pulsionnelle qui met en jeu un
indispensable bouc émissaire3. Ce dernier se doit ainsi d'appar-
tenir à la communauté qui va le châtier, afin d'être lié à sa faute
collective. Mais il doit aussi en être séparé pour que la punition
ne rejaillisse pas sur la communauté. Hire est donc à la fois un
habitant du quartier, mais aussi un étranger, dont les différences
sont soulignées, des plus superficielles (Hire ne salue pas, aime
la viande saignante) aux plus profondes (on ne lui connaît pas
de passé). Le fond anthropologique de Panique n'occulte pas
cependant le contexte historique dans lequel s'inscrit la sortie
du film. Hire est ainsi le diminutif de Hirovitch, qui est un nom à
consonance juive. Coupable, Hire l'est aussi de par son altérité
● Pulsion de la foule constitutive marquée par la généalogie de son nom. Sans y insis-
ter, Duvivier métaphorise discrètement ce qu'a pu être l'antisé-
Que la sexualité soit le ressort souterrain des relations entre mitisme criminel de la décennie précédente en l'évoquant deux
les personnages, la place des femmes dans le récit en porte la fois. La première, par le surgissement d'un bruit de train chaque
trace. Alice, femme de la passion amoureuse, est ainsi l'agent fois que la mort s'annonce (celle de Mlle Noblet dans le terrain
de la perte d'un homme. Marcelle, amante de la communauté, vague, puis, à la fin, celle de Hire s'échappant sur les toits), et
l'agent du chaos collectif. Et, enfin, l'absente dont on parle, Mlle qui évoque les déportations juives sous la guerre. La seconde,
Noblet, est désignée comme une vieille fille à qui personne ne par le choix de Michel Simon pour interpréter M. Hire. Bien que
connaissait de relation. Or, c'est d'avoir été la maîtresse d'Alfred le comédien ne fut pas juif, certains de ses rôles avant-guerre
qu'elle s'en retrouve la victime. La mort, dans Panique, est liée et ses difficultés avec les autorités allemandes pendant l'Occu-
à la sexualité, parce qu'elle en sanctionne le trouble et le dérè- pation, font que le bouc émissaire de Panique porte un peu la
glement. Pour remettre en ordre la communauté, et lui garan- mémoire de celui d'une France antisémite [cf. Acteur].
tir la paix qu'elle ne trouve plus, il faut donc la ressouder en la
constituant en entité collective. C'est le principe de formation
des foules dont Panique livre une saisissante description.
« Le fait le plus frappant présenté par une foule psycholo- 2 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, PUF, 2013.
gique est le suivant : quels que soient les individus qui la com- 3 René Girard, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982.

9
Acteur
Michel Simon,
le rôle d'une vie
« Je n'ai fait aucune concession à
l'anecdote. J'ai voulu créer un personnage
libéré de toute convention. L'individu
qui ne sourit pas, qui ne dit pas bonjour.
Il tombe du cinquième étage poursuivi
par la haine de son quartier. Les gens
s'éloignent, honteux de leur mauvaise
action. Pourquoi l'a-t-on tué ? Parce qu'il
ne serrait pas la main. Parce qu'il ne disait
pas : Merci, pas mal, et vous ? » 1

Par ces mots, Michel Simon expli-


quait avoir déshabillé son personnage de
M. Hire de tout attirail social comme des
habituelles conventions psychologiques,
au risque de nourrir exclusivement son
interprétation de sa propre personnalité.
Et, de fait, réputé pour sa misanthropie
et son caractère anarchiste, le comé-
dien semblait fait pour jouer le personnage écrit par Duvivier dans Jean de la Lune (Jean Choux, 1931) ou bien Tire-au-flanc
et Spaak. Sa persona, formée au croisement de sa personnalité (Jean Renoir, 1928) où il se glisse dans la peau d'un travesti. Le
publique, de ses traits physiques et des personnages antérieurs jeu de Simon se nourrit à la fois d'une puissance naturelle, d'un
qu'il avait joués, dressait une toile parfaite pour accueillir le por- instinct physique et d'une pénétration très précise de ses per-
trait qu'il allait donner de Hire à l'écran. Son visage portait déjà sonnages. Truffaut écrira ainsi que le secret du comédien est
les traces d'un être blessé mais fier, au besoin d'amour masqué d'incarner à « la fois la vie et le secret de la vie, l'homme que nous
par l'orgueil, et dont la solitude bravache ne pouvait qu'aviver le paraissons être et celui que nous sommes vraiment » 3, ce qui
mélange de suspicion et d'aversion qu'il provoquait autour de lui. explique la récurrence de personnages doubles dans sa filmo-
graphie. Il en fournit l'illustration la plus radicale à travers le per-
sonnage de Zabel dans le film de Marcel Carné, Quai des brumes
« On m'accusa (1938). Simon y incarne un commerçant d'apparence honnête
et pateline mais dont la laideur physique et les postures affec-
d'être Juif puis tées trahissent la nature perverse et criminelle. Le film, en asso-
ciant ces traits aux caricatures antisémites qui fleurissaient dans
collaborateur, les années 1930, manifeste un élément saillant dans ses rôles :
mais on m'accusa la figure d'une altérité singulière ou repoussante qui suscite la
curiosité ou le rejet. Dans une des scènes du film, il prononce
aussi d'être ainsi ces mots dont on ne sait s'ils sont ceux du personnage ou de
l'acteur : « C'est une chose horrible que d'être amoureux. Amou-
communiste. » reux comme Roméo quand on a comme moi la tête de Barbe
Michel Simon bleue. »

Son expérience personnelle de la disgrâce physique, qu'il


● Figure de l'altérité portait sur son visage épais, au menton fuyant et à la lippe pen-
dante, constitue le fil d'Ariane de tous ses rôles. Bon ou méchant,
En 1946, Panique venait donc ramasser d'un trait les éléments Michel Simon impose toujours la présence d'un corps en excès
d'une figure singulière que le cinéma français avait su employer dans les films qui l'accueillent. Après son rôle dans Quai des
depuis une quinzaine d'années. Après une carrière sur les brumes, il crut que tous les gens le regardaient avec une tête
planches, l'arrivée du parlant propulsa ce comédien sur les écrans d'assassin. Sous l'Occupation, il fut inquiété par les autorités
de cinéma, essentiellement dans des seconds rôles où ses inter- allemandes qui le soupçonnèrent d'être juif mais ses compro-
prétations hautes en couleur associées à son physique singulier missions professionnelles (il tourne en Italie fasciste, et avec
le firent remarquer du grand public. Au début des années 1930, la Continental allemande) lui valurent de solides inimitiés à la
il tourne coup sur coup trois films ambitieux qui s'avèrent cepen- Libération. Sa nature inquiète et malheureuse le trouve donc au
dant de lourds échecs commerciaux : La Chienne (Jean Renoir, moment du tournage de Panique dans la situation d'un mal-aimé.
1931), Boudu sauvé des eaux (Renoir, 1932) et L'Atalante (Jean Sa paranoïa, la conscience de sa laideur, et les stéréotypes de
Vigo, 1934). Souffrant de ces insuccès, il expliquera plus tard : l'étranger et du juif qu'il avait précédemment accumulés dans
« Je suis resté cinq ans sans tourner. Et je suis devenu un comé- son jeu avant-guerre vont donc lui servir pleinement pour le rôle
dien raisonnable, j'ai cessé d'avoir des idées extravagantes. » 2 de M. Hire. Le voilà, devant la caméra de Duvivier, avec le visage
L'anecdote renseigne plus ici sur les inquiétudes de Michel Simon d'un innocent que tous regardent comme un coupable.
que sur la véracité des faits. Le comédien n'a en effet jamais
cessé de composer ses rôles avec la démesure que lui autori-
sait la particularité de ses traits physiques. Sa diction étrange,
son visage d'une grande plasticité et ce corps à la fois imposant
et brisé lui ont offert l'opportunité de jouer des personnages 1 Michel Simon dans Paul Guth, Michel Simon, Calmann-Lévy, 1951.
ambivalents. À l'écran, il n'a pas d'âge (il joue souvent des rôles 2 Michel Simon dans Télé-Ciné, n°102, février/mars 1962.
de vieillards), et affiche parfois une sexualité ambiguë, comme 3 François Truffaut, Le Plaisir des yeux, Cahiers du cinéma, 2000.

10
Influences
Traces de
l'expressionnisme
allemand
Revenu tourner dans les studios fran-
çais, Duvivier se détourne de l'esthétique
glamour de sa période américaine pour
replonger dans la tradition française des
drames sombres d'avant-guerre. Il en
retrouve donc certaines des formules,
issues en droite ligne de l'expression-
nisme allemand.

Ce mouvement cinématographique
devenu caractéristique de la République
de Weimar est appelé aussi caligarisme,
du nom du film de Robert Wiene Le Cabi-
net du docteur Caligari (1920), qui en fut
le fleuron inaugural. Les films auxquels
on l'associe partagent un certain nombre
d'éléments dramaturgiques  comme la
hantise du double ou le somnambulisme,
mais ce sont surtout des motifs formels récurrents qui vont lui
offrir une postérité identifiable. Distorsions expressives des
décors, photographie contrastée en clair-obscur, environne-
ment brumeux et stylisation du jeu des comédiens se retrouvent
dans nombre des films de la période, ainsi que dans ceux qui
s'en inspireront, aussi bien en France qu'à Hollywood, dans le
registre fantastique comme dans celui du film noir. Le cinéaste
Fritz Lang en livra la clé fondamentale  quand il déclara à une
revue allemande : « L'espace sera façonné de telle sorte que tout
ce que l'homme vit en son sein ne paraîtra possible et logique
que dans cet espace-là. » Dès lors, précisait-il, « un expression-
nisme très subtil harmonisera alors les décors, les accessoires
et les actions ».

C'est donc par un lien étroit entre l'espace objectif dessiné


par le plan et la subjectivité tourmentée des personnages que
se reconnaît un film expressionniste. La formule fleurira très vite
dans le cinéma français, que ce soit de façon littérale (Duvivier
réalise lui-même un remake du Golem en 1936) ou plus distante,
Fritz Lang. Par-là, Duvivier semble donner corps aux fantasmes
quand elle se borne à emprunter des effets de lumière. On la
des habitants du quartier. Il y a, enfin, la manière avec laquelle
retrouvera sous l'Occupation, à travers une veine fantastique (La
il filme les traits d'Alfred, quand les amants devisent le soir au
Main du diable de Maurice Tourneur) et le registre criminel qui
pied de l'église. En rejetant une partie du visage dans l'ombre
culminera avec Le Corbeau, d'Henri-Georges Clouzot. Inscrit dans
du chapeau, la caméra souligne la puissance expressive de son
une veine proche du film de Clouzot, Panique semble donc à la
regard et les traits fins de ses lèvres outrageusement maquillées.
fois jouer avec les motifs expressionnistes et en reprendre le prin-
Alfred apparaît comme une créature vampirique au moment de
cipe défini par Lang. Avec le directeur de la photographie Nicolas
son étreinte avec Alice.
Hayer, déjà responsable de l'image du Corbeau, Duvivier s'amuse
Ces emprunts ponctuels aux motifs expressionnistes ne
ainsi à filmer des figures relevant du folklore caligariste. Devant
servent donc qu'un but : celui d'annoncer le drame à venir, en
sa caméra, Hire devient astrologue et magicien, et reçoit sa clien-
glissant sous la clarté réaliste du film, avec son pittoresque
tèle dans une pièce envahie de livres et de gravures ésotériques.
urbain, des éléments à la lisière du fantastique. Duvivier va
Les amants criminels vont, de leur côté, à la rencontre d'une
jusqu'à emprunter délibérément le motif usuel de l'escalier
diseuse de bonne aventure, fardée comme une vieille sorcière
comme métaphore du destin. Il y a ainsi deux fois recours, la
et qui annonce l'avenir d'une voix lugubre dans un décor où s'en-
première comme parodie, et la seconde comme dramaturgie
tassent animaux empaillés, vasque fumante et faux sarcophages
esthétique. Dans le premier cas, c'est l'ombre projetée d'Alice
égyptiens. Duvivier, ici, ne semble plus que parodier les clichés de
sur les murs de l'escalier menant au bureau du docteur Varga
l'expressionnisme allemand en soulignant leur théâtralité factice.
qui croise la silhouette d'un chat noir. Mais ce fantastique de
Cette épouvante de foire cache cependant des emprunts plus
théâtre cède la place à une symbolique plus rigoureuse avec le
discrets et significatifs. Une logique souterraine de hantise sinue
croisement des deux escaliers menant aux chambres respectives
ainsi à travers des jeux d'ombre et de lumière qui drapent aussi
de Hire et d'Alice : d'un simple décor, Duvivier signifie la fatalité
bien les décors que les visages. La première apparition d'Alice
de leur rencontre. Chacun suivra un destin différent, voué à leur
sur la place de Villejuif est filmée comme un spectre noir venu
radicale séparation. Hire ne le sait pas encore, mais le décor le
apporter la mort. À plusieurs reprises, la silhouette de Hire se
dit : Alice est ailleurs et le trahira.
découpe en ombre chinoise sur le carreau de sa fenêtre, quand
il observe la jeune femme vaquer dans sa chambre. Son ombre
se détache aussi dans l'escalier après qu'il a offert une pomme
à la petite fille, ce qui ne manque pas d'évoquer M le maudit de

11
Mise en scène
Foules au spectacle et
spectacle de la foule
« Il y a dans Panique, une poésie du mouvement,
une symphonie de la foule. »
Julien Duvivier

En centrant son drame sur une communauté humaine,


Duvivier place sa mise en scène au cœur d'un monde fermé dont il
observe le dérèglement progressif. En découlent alors les grands
principes qui l'animent : filmer des espaces clos comme des
scènes de théâtre, à l'intérieur desquelles se pressent violemment
de mauvaises passions, jusqu'à l'explosion en folie meurtrière.

● Clôture

Ayant construit sa réputation dans les années 1930 sur son


emploi des décors naturels, qu'il savait habilement mêler aux
décors de studio, Duvivier s'en détourne dans Panique. Le film
est ainsi presque intégralement tourné aux studios de la Victo-
rine, à l'exception de deux brefs extérieurs, l'un sur les quais de
Paris, l'autre sur les bords d'une rivière. Ce choix, au-delà de ses
évidentes raisons pratiques, répond à des questions esthétiques
très arrêtées. Là où le roman de Simenon organisait un gracieux
ballet de points de vue autour des filatures et des promenades
du regard, Duvivier préfère resserrer sa dramaturgie dans le
périmètre formé par trois lieux différents (le bureau de Hire, sa
maison de campagne, la place de Villejuif qui s'étend au pied de
son hôtel), dont l'un est investi par une fête foraine. Cette clô-
ture scénographique est d'autant plus marquée que les espaces
ne communiquent pas entre eux. Duvivier ne filme aucun trajet,
mais passe de l'un vers l'autre par le biais de fondus enchaînés
qui marquent une coupure dans l'espace et le temps. L'univers de
Panique se présente donc comme divisé en trois mondes, relati-
vement autonomes, où ne peuvent circuler de l'un à l'autre que
les trois personnages principaux que sont Hire, Alfred et Alice.
Ces mondes sont cependant d'une importance inégale, du fait
que deux d'entre eux ne fonctionnent que comme coulisses du
troisième. Si la place de Villejuif est le lieu central d'une confron-
tation entre Hire et la foule, les deux autres décors arrangent
des arrières-scènes où se dévoilent les dimensions secrètes du
personnage.

Coulisses féériques

Isolé socialement à Villejuif, Hire devient l'énigmatique doc-


teur Varga dans son antre parisien. La nature occulte du person-
nage s'y épanouit au point d'ensorceler tout l'espace alentour.
Il suffit ainsi à Alice de regarder la carte de Varga, de scruter
son nom et son adresse, pour que le montage la dépose au lieu-
dit, par la grâce d'un fondu enchaîné. Cette opération magique
se redouble encore d'une ritualisation de l'entrée. Il faut ainsi, à
Alice comme plus tard à Alfred, traverser au préalable un même précisément mystifier par Alice à l'endroit où il pensait contrôler
cadre, occupé à l'avant-plan par la silhouette d'un artisan penché les événements, et lui ouvre alors les portes de son deuxième
sur son établi. Sans visage, cet homme n'a pas d'autre fonction monde secret, selon un principe de contamination.
que celle d'une statue animée pour orienter les égarés vers le Ce deuxième monde, c'est celui d'une maison de campagne,
cabinet de Varga. À ce premier passage s'en ajoute un second, située dans l'île des Loups, et qui s'élève au milieu d'une nature
avec cet autre plan répété qui voit Alice, puis Alfred, grimper les virginale. Uniquement accessible par le franchissement d'une
marches d'un escalier avec leur ombre grandissant sur le mur, rivière, il semble comme protégé par cette eau des enchan-
comme si elle s'animait d'une vie propre. L'arrivée chez le doc- tements où « le monde reflété est la conquête du calme » 1. À
teur Varga prend la tournure d'une entrée dans un espace de l'abri des injures du temps historique, la maison de Hire pos-
conte de fées, où Hire règnerait en maître mystérieux. Ce monde sède la qualité d'une fantasmagorie : derrière sa réalité objec-
se présente donc comme le lieu d'une réclusion et d'un renver- tive, s'étend la puissance symbolique d'une mémoire préservée
sement : méprisé à Villejuif, Hire devient ici un personnage puis- mais recluse. L'arrivée d'Alice dans ce passé empaillé provoque
sant et respecté qui semble maîtriser son destin. C'est à la fois ce
qui lui donne sa force, avec laquelle il peut repousser sans égard
Alfred venu le tuer, mais aussi sa faiblesse. Hire se laisse en effet 1 Gaston Bachelard, L'Eau et les Rêves, Le Livre de poche, 1993.

12
une brutale anamnèse. En ouvrant les rideaux, Hire inonde ses ● Jeux de rôle
recoins secrets de la lumière du présent. Surtout, par ce geste
répété (déjà accompli dans les appartements du docteur Varga) Chaque décor circonscrit donc une identité de Hire. À Paris,
il laisse, sans le savoir, un poison s'épandre dans son intimité : il est le docteur Varga, sur l'île des Loups, l'avocat Hirovitch et,
après l'avoir séduit dans son cabinet parisien, Alice pénètre cet enfin, à Villejuif, M. Hire, dont le nom coupé symbolise la césure
abri mémoriel vêtue d'une robe noire. Cette tache chromatique avec le passé et les relations sociales. Cette distribution tripar-
vient ainsi contaminer l'espace subjectif de Hire (son fantasme tite des identités indique que ces espaces autonomes sont des
passé, sa mélancolie, la cause de sa misanthropie) en y déposant espaces de jeu : Hire y joue un rôle, comme le font tous les autres
un signe mortel. En blessant doublement la puissance de Hire, personnages, principaux comme secondaires. La place de Ville-
celle de l'astrologue respecté et celle de l'avocat passé, Alice se juif, avec sa scène centrale et ses dépendances (ses commerces
révèle donc ici en pur agent de mort. Elle peut alors retourner et ses chambres d'hôtel), accueille ainsi des mises en scène
dans le monde présent de la comédie humaine, et du spectacle concurrentes où chacun s'efforce d'être l'acteur d'une pièce dont
écumant des bourreaux. il souhaite maîtriser la dramaturgie.

La grande scène Regarder

Comme le montre le montage alterné des scènes sur l'île Metteur en scène de sa propre vie à Paris et sur l'île des
des Loups avec celles où s'organise le coup monté d'Alfred, c'est Loups, Hire se révèle à l'opposé bien plus faible à Villejuif. Au
dans le quartier de Villejuif que se joue le drame central du film. premier interrogatoire mené par un inspecteur de police, il ne
Mais d'abord, quel quartier ? Une place, circulaire, cernée des tarde pas à révéler un pan de son identité. Mis en cause à plu-
façades d'immeubles dont la construction décorative semble sieurs reprises par Marcelle, sa défense, aussi hautaine soit-elle,
parfois accuser la nature de simples palissades. C'est qu'elles en est une manière de rompre la conversation face à la force du
ont la fonction : à l'instar des clôtures en bois qui masquaient nombre. Le cadeau d'une pomme à une petite fille devient un
le cadavre de Mlle Noblet sur le terrain vague, les immeubles geste déplacé qui s'ajoute au tableau de ses fautes. Enfin, quand
compriment l'espace en bouchant l'horizon. La place centrale a il aborde Alice, c'est avec la maladresse d'un novice dans l'art
donc la structure d'une scène encaissée vers laquelle convergent de la séduction. À Villejuif, Hire n'agit pas, ou mal. Il n'est que
tous les regards. Sa forme circulaire se redouble de celle des le spectateur impuissant des événements, toujours en retrait,
manèges qui viennent s'y installer, comme si le spectacle à venir isolé par la mise en scène de Duvivier qui le place à l'écart
se constituait en carrousel tournoyant, fondant les énergies dans des petits groupes de discussion. C'est un homme qui attend.
un mouvement giratoire. Mais la circularité du décor lui offre une Cette impuissance, un geste en donne la mesure : si, à plusieurs
dernière fonction scénographique en divisant l'espace général de reprises, Hire ouvre et referme les rideaux des lieux où il domine,
manière alvéolaire : les immeubles renferment des commerces il n'en est plus rien à Villejuif. Dans sa chambre, il n'est plus qu'un
séparés de la place centrale par une vitrine. Chacun de ces com- triste voyeur guettant l'ouverture de la fenêtre qui donne sur
merces devient à son tour le lieu d'une petite poche théâtrale qui celle d'Alice. Le voilà littéralement paralysé : son regard, porté
est, selon le principe de la vitrine en verre, à la fois séparée et obsessionnellement vers le logis de la jeune femme, fige tout
ouverte sur la place. La grande scène se décompose ainsi en de son corps dans l'encadrement de la fenêtre, en attendant qu'elle
plus petites où les protagonistes peuvent être tour à tour acteurs daigne ouvrir les rideaux de sa chambre. D'objet du désir, Alice
ou spectateurs, selon que la dramaturgie se déroule sur la place devient la maîtresse d'un spectacle qui convertit sa chambre en
(en hors-champ) ou à l'intérieur des commerces. La place de scène de représentation, et celle de Hire en fauteuil d'orchestre.
Villejuif est donc le lieu d'un babillage collectif sans contrôle.
Hire, figure de maîtrise dans les arrières-scènes de ce monde, se
réduit ici à celle d'un simple spectateur devant le théâtre social
qui se joue sous son regard. Cette scène où il habite est donc
aussi le lieu de son impuissance.

● Les axes de circulation

La fermeture bouclée des décors induit une transforma-


tion des espaces de circulation en véritables enceintes
d'enfermement. Duvivier regarde ainsi ses personnages
évoluer comme des mouches prisonnières à l'intérieur
d'un verre. Si les horizons sont bouchés par les clôtures
du décor, il reste la possibilité d'en sortir par le haut. Aux
axes horizontaux dessinés par la scénographie, le film op-
pose donc ponctuellement des mouvements verticaux qui
visent à briser cette barrière invisible. Les élèves peuvent
ainsi repérer cette disposition spatiale en s'attachant aux Jouer
mouvements de caméra qui accompagnent l'action de
travellings latéraux. C'est, notamment, en remarquant Tout décor transforme les relations sociales en une scène de
leur point d'arrêt qu'ils pourront voir comment des obs- jeu. Tout jeu transforme le décor en scène. Le bar de l'hôtel, en
tacles physiques contraignent les personnages (voir la accueillant la petite foule des commentateurs, devient ainsi le
scène de dialogue des deux amants au pied de l'église). À théâtre d'une pièce de boulevard où chacun veut croire qu'il peut
l'opposé, on pourra alors montrer comment les amorces jouer les premiers rôles. C'est encore le règne des expressions
de verticalité, que ce soit à travers les déplacements des individuelles (Marcelle tente ainsi d'imposer ses monologues de
personnages ou bien les décors eux-mêmes, semblent diva) avant qu'elles ne s'effacent dans un destin collectif.
toujours accompagner des illusions de sortie possible : es- Aussi chacun veut encore croire qu'il joue une partition per-
caliers, vues en contre-plongée, échappée sur les toits… sonnelle. Mais, à ce petit jeu, Alfred, associé à Alice, se révèle
comme un véritable chef d'orchestre. Le jeune homme se

13
construit des alibis, joue l'innocence, invente une fausse preuve
et renforce des soupçons mal placés. Il agit comme un metteur ● La caméra subjective
en scène qui ferait de la place de Villejuif son théâtre et de ses
habitants ses comédiens, à tel point qu'il semble parfois prendre Une règle de mise en scène veut que les acteurs ne
en charge la mise en scène du film. C'est ainsi qu'il met en place regardent pas la caméra, sans quoi le mur symbolique
la fiction de sa fausse rencontre avec Alice à l'endroit le plus séparant le monde fictionnel et le monde réel serait
visible du quartier, formé par l'avancée de la terrasse du bar sur franchi. À l'inverse, la caméra prend rarement la place
la grande place. En s'approchant de Michelet qui y prend son d'un des personnages. Si elle le fait, on parle alors de
café, Alfred le choisit comme spectateur de sa mise en scène. caméra subjective, puisque l'axe de la caméra correspond
La jeune femme, juchée à quelques mètres de là sur une table à la direction de regard de ce personnage, et identifie
du bar, prend elle-même Marcelle pour témoin de sa réaction ainsi le point de vue du spectateur à celui-ci. Le procédé
au regard séducteur que lui adresse Alfred. Duvivier filme donc est donc d'un emploi double : d'une part il réduit le champ
leur échange de regards par un champ-contrechamp qui divise des informations auxquelles le spectateur a accès, d'autre
l'espace en deux échelles différentes : d'une part la scène géné- part il le force à adopter le point de vue d'un personnage
rale où se recrée la rencontre entre les deux amants ; d'autre part dans lequel il ne souhaitait pas forcément se projeter. Il
les deux scènes de la terrasse et du bar intérieur où chacun joue sera intéressant de repérer parmi les films ayant employé
respectivement sa partition pour le témoin qu'il s'est choisi. C'est radicalement ce procédé ceux qui relèvent plutôt de
l'un ou de l'autre emploi : ainsi La Dame du lac de Robert
alors un travelling avant qui vient raccorder ces deux espaces en
Montgomery qui nous place dans la peau d'un détective
suivant le mouvement d'Alfred quand il rejoint Alice. La caméra
et crée ainsi des effets de suspens. A contrario, Le Voyeur
de Duvivier semble ainsi lier sa mise en scène à celle du jeune
de Michael Powell offre au spectateur le regard d'un
criminel. Un dernier détail en retient cependant la parfaite
assassin macabre, ce qui vaudra au film d'affronter une
superposition : lorsque la silhouette d'Alfred rentre enfin dans polémique à sa sortie. On verra alors que la caméra sub-
le cadre où Alice est assise, le regard de la jeune femme reste jective place le spectateur dans une situation d'inconfort
tourné vers l'extérieur du bar. Ce n'est donc pas lui qu'elle regar- cognitif, soit qu'il craigne les événements, soit qu'il refuse
dait. Mais qui alors ? Peut-être Michelet resté sur la terrasse, ou d'y participer. Et c'est bien cet inconfort que va provo-
déjà une foule d'anonymes dont nous n'aurions pas tout à fait quer l'emploi d'une caméra subjective lors de la scène des
pris conscience, et qui seraient nous, les spectateurs du film. autos-tamponneuses dans Panique [cf. Séquence].

● La place du spectateur

Requis par la nécessité de montrer l'avant-scène comme les Du spectateur du film au spectateur
coulisses de son récit principal, Duvivier semble d'abord choisir des événements
de filmer les événements en adoptant un point de vue externe :
la caméra, posée à distance de ses personnages, s'identifie au Dans la suite du film, Duvivier ne va donc pas cesser de faire
regard d'un narrateur extérieur. Le point de vue y est donc à la fois glisser insensiblement le point de vue du spectateur de l'exté-
décentré, passant d'un personnage à un autre, et objectif, puisqu'il rieur vers l'intérieur des scènes. Le premier plan où apparaît le
ne privilégie le regard de personne. De ce fait, le regard du spec- cadavre de Mlle Noblet s'ouvre ainsi sur une vue générale pré-
tateur semble se tenir en dehors du film. Pourtant, un détail logé sentant l'arrivée des camions de forains sur la place. Puis, dans
dans un des tout premiers plans du film laisse penser que cette la continuité du plan, un mouvement de grue rabaisse la caméra
situation n'est pas aussi figée qu'elle paraît l'être. Au moment jusqu'au pied d'une palissade bordant un étroit terrain vague.
où Hire prend en photographie le sans-abri qui fouille dans une Elle y découvre les pieds du cadavre qui apparaissent en même
poubelle, un zoom brutal recadre brièvement le plan autour du temps à notre regard et à celui des forains. En un long travelling
vagabond. Cette incongruité (le zoom est réalisé par un trucage aérien, Duvivier passe ainsi d'un plan général objectif à un gros
optique en postproduction, comme un grossissement du photo- plan subjectif qui assimile notre point de vue à celui d'un témoin
gramme) synchronise alors le mouvement de notre regard avec accourant sur la place. La suite de la scène ne le démentira pas :
celui de l'appareil de Hire. Autrement dit : le regard du spectateur placée au milieu des badauds, la caméra de Duvivier associe
s'identifie, à cet instant, par une cascade symbolique (nous pho- notre regard à celui d'un voyeur parmi d'autres, appâté par le
tographions Hire qui photographie le clochard) à celui du voyeur. spectacle macabre de la mort.

Le spectateur et la foule

Ce passage progressif du point de vue


Croquis de Serge Piménoff pour la scène de lutte féminine © D.R.

du spectateur vers une focalisation interne


se retrouve dans le mouvement général du
film. Si les premières scènes de regrou-
pement des habitants du quartier sont
filmées sous des axes variés, plus le récit
avance vers son dénouement paroxys-
tique, plus la caméra semble occuper
la position d'un homme glissé parmi les
badauds. Dans les scènes se déroulant
dans le bar de l'hôtel, le point de vue se
fixe ainsi à hauteur du comptoir, au milieu
des autres clients. Les groupes tendent
aussi à se former en un cercle ouvert dont
la caméra devient un des maillons. La
répétition du procédé dans le cours du
film contraint ainsi le spectateur à parti-
ciper de l'intérieur au mauvais spectacle
qui s'annonce. Mais il arrive aussi que la
caméra se détache de la foule pour en saisir

14
le mouvement général. Cet écartèlement du point de vue est D'un spectacle à l'autre
même au cœur de la séquence de lynchage : nous sommes à la
fois dans la foule par l'usage ponctuel de plans américains, et en De l'arène de la fête foraine à celle de la place urbaine,
dehors, dès lors que Duvivier passe à des plans d'ensemble. Mais c'est donc une relation de continuité qui s'instaure. La première
le cinéaste ajoute encore une troisième échelle : celle du gros plan fonctionne comme un catalyseur émotionnel de la seconde,
sur le visage de Hire qui nous en livre le calvaire. Par cette multi- en excitant la foule dans un tourbillon d'énergie qui va ensuite
plication des points de vue, Duvivier interroge donc notre propre emporter toute la place. C'est le principe même de la séquence
place en suggérant l'impossibilité éthique qu'il y a à demeurer un où Duvivier filme le combat de lutte féminine : autour du ring,
simple spectateur : ou nous sommes avec Hire, ou nous sommes les spectateurs se regroupent en un seul public qu'une rumeur
avec ses bourreaux. va à son tour transformer en foule hystérique. Dans un intense
mouvement giratoire des plans, par un montage consécutif de
● La foule, à elle-même son propre spectacle panoramiques latéraux qui suivent le déplacement des individus,
la fête se vide de son public. Ce dernier part comme une masse
Enjeu central du récit, la formation de la foule ne pouvait que mugissante se regrouper sur les côtés de la place en attendant
devenir la préoccupation essentielle de la mise en scène de Duvi- de planter la banderille finale. À l'arrivée de Hire, le décor est
vier. Comment passer d'une somme d'individualités à la masse donc devenu une arène, ceint de centaines de spectateurs hur-
indistincte d'une multitude menée par une passion collective ? lant à la mise à mort du bouc-émissaire. La fête peut alors s'éva-
Comme tout changement métabolique, il lui faut une catalyse. nouir puisque le spectacle s'est déplacé. Elle aura, au préalable,
Ce sera la fête foraine. rempli sa fonction : en dissolvant l'ordre social traditionnel dans
un renversement carnavalesque, elle aura regroupé les individus
en une foule indistincte, mue par une même énergie des pas-
sions mauvaises. Une fois la mise à mort achevée, les criminels
pourront reprendre leur tour de manège.

● Filmer la rumeur

Comme le montre la scène de lutte féminine,


c'est aussi par la contamination de la parole
que les individus se constituent en foule. Une
écoute sonore du film pourra ainsi montrer
l'accélération progressive des dialogues
de groupe en une clameur bruyante. Des
scènes impliquant la clientèle du bar jusqu'à
celles du lynchage, en passant par le spec-
tacle de la lutte et la rumeur parcourant les
travées de la fête, on pourra faire entendre
une véritable compression du son qui offre
Concurrence une autre manière de figurer la foule. Une
analyse attentive du montage pourra aussi
« Les foires, ça fait du tort au commerce » : derrière les vitu- servir à montrer comment le cinéaste filme
pérations commerciales du boucher se cache une vérité plus cette parole comme une balle que chaque
fondamentale sur la concurrence entre le spectacle de la fête protagoniste semble passer au suivant selon
foraine et celui des événements de la place de Villejuif. C'est un principe d'accélération giratoire des mou-
d'abord spatialement qu'elle s'exprime : les manèges reprennent vements.
le motif circulaire de la place en attirant vers eux la déambu-
lation des habitants. La fête produit ainsi
une image réduite de ce qui constitue une
place urbaine, à savoir un afflux de per-
sonnes venues se regrouper dans un péri-
mètre défini. Cette concurrence entre les
représentations débouche naturellement
sur celle des fréquentations : le spectacle
ne peut être à la fois dans les manèges et
sur la place qui les accueille. Deux scènes
s'en font ainsi l'écho. À l'arrivée de Hire
dans la séquence finale, les manèges
sont coupés : « un spectacle gratuit, c'est
de la concurrence déloyale, arrêtons les
frais » dit ainsi un forain, dans une plainte
inversée de celle que tenait le boucher au
début du film. Avant cela, la procession
funéraire qui accompagne la dépouille
de Mlle Noblet est aussi filmée depuis
la piste des autos-tamponneuses mises
à l'arrêt. D'un seul plan qui regroupe les
deux scènes du manège et de la proces-
sion à travers un surcadrage, Duvivier
signale ainsi que la fête foraine ne peut se
tenir en même temps que le spectacle de
la mort, mais qu'elle nous y prépare.

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Séquence ● Liaison

Énergie du montage Mais qui tient la mèche ? Dans le film, comme dans cette
séquence, elle se tresse autour de la relation trouble unissant
La séquence de la fête foraine [00:22:51 – 00:28:17] débute Hire à Alice et Alfred. Aussi la caméra de Duvivier s'attache, dans
sur une ouverture au noir, signe qu'elle prend place dans un les plans qui suivent, à en cartographier les liens. D'abord en iso-
temps et un lieu distincts de celle qui la précède et que va s'y lant les personnages du décor avec un travelling latéral serré qui
jouer un récit autonome. Ce récit sera à la fois une reprise du rompt avec les plans d'ensemble précédents. Puis en les filmant
mouvement global du film, une métaphore du lynchage de Hire dans une posture de retrait par rapport aux autres spectateurs :
et, enfin, une annonce de la mort à venir. Elle témoigne du talent le regard en arrière (alors que la foule reste dos à la caméra,
de Duvivier pour filmer des développements paroxystiques à tra- happée par le spectacle forain), tourné vers Hire qui les observe
vers un implacable découpage, jusqu'à l'explosion finale. [5]. Par un effet de symétrie, lui-même se tient le dos tourné au
public [6]. Où est le spectacle ? Devant ou derrière les specta-
teurs ? Sur les estrades foraines ou dans le lien entre les trois
personnages que nouent les raccords regard du montage ? Tout
« Une idée géniale de mise l'espace est ainsi recomposé subjectivement par la tension des
regards que s'adressent les personnages. Mais cette tension est
en scène, M. Hire fait un tour comme un charme qui fige l'action. Aussi faut-il le rompre par un
en auto-tamponneuse, sortilège encore supérieur. Derrière les deux amants, se dresse
ainsi un grand panneau qui annonce les tours d'une cartoman-
et tous les autres clients cienne, Mme Blanche [7]. Le panneau tient la place d'un rideau de
théâtre dissimulant un monde alternatif. Franchir le rideau, c'est
de l'attraction fondent sur lui, donc fuir le regard inquisiteur de Hire, pour pénétrer un espace
magique, ce que Duvivier souligne par un fondu enchaîné qui
lui rentrent dedans. nous installe directement dans l'antre de Mme Blanche. Dès lors,
Je vois encore un plan la scène qui suit se présente comme une petite poche narrative
outrancièrement théâtralisée avec son décor parodique [8]. Mais
incroyable de Michel Simon, la faute d'Alfred ne disparaît pas, pas plus que le personnage de
Hire. Évoqué à travers les paroles de Mme Blanche, il réappa-
raide, impeccable, dans raît dans la même posture quand les amants sortent de chez la
cartomancienne. Rien n'a changé, à un étrange détail près : le
sa voiture, alors que le spectacle forain qui se joue devant lui n'est plus le même. Voilà
lynchage a commencé. » donc où était la magie : dans l'apparition littérale d'une comédie
de guignol singeant une querelle à coups de bâton [9]. C'est un
Patrice Leconte signal pour Alfred et une étincelle. L'explosion peut enfin venir.

● Explosion
● Compression
Voilà donc la foule, ivre de l'énergie accumulée précédem-
Le premier plan offre une vue en plongée, aussi générale ment, qui s'empresse sur la piste des autos-tamponneuses, cein-
qu'anodine, sur la place envahie de manèges [1]. Tout autour se turée comme l'arène d'un spectacle [10]. La fermeture de l'es-
dressent les immeubles qui cernent la fête foraine avec leurs pace circulaire va ainsi en compresser violemment le dynamisme
façades, comme des palissades sur un chantier. Cet emboîte- par un double effet d'accélération et d'accumulation. L'accéléra-
ment de motifs circulaires rappelle la situation du terrain vague tion, c'est d'abord celle de la musique foraine dont la cadence,
où avait été découvert le cadavre. Mais l'entassement d'im- d'abord mesurée, monte crescendo. C'est aussi celle du décou-
meubles et de manèges crée une surcharge visuelle inédite dans page : la scène débute avec un plan d'ensemble relativement
le film. La mort plane ainsi comme un souvenir lointain qui sur- anecdotique où se produit un premier choc sur la voiture de Hire
vole le plan mais se tapit aussi sous le grouillement de la fête, [11], avant de se resserrer spatialement (par l'emploi de plans
dans un terrain vague désormais recouvert de manèges. Derrière américains) et rythmiquement (par des coupes plus rapides qui
sa surface innocente, l'image contient donc déjà le drame à venir multiplient les collisions). L'accumulation vient, elle, de l'entrée
et n'attend plus que d'être remplie de l'énergie nécessaire pour de nouveaux personnages dans la scène. Ils peuvent être à l'inté-
le faire naître. rieur de la piste [12], ou parmi les curieux, serrés dans un cadre
Cette énergie, c'est précisément par le montage que Duvi- penché, comme si le film lui-même était entraîné dans cette
vier va s'employer à la transmettre. Les plans suivants offrent des ivresse collective [13]. Dès lors le découpage ne va plus cesser
vues en contre-plongée sur les nacelles des manèges aériens qui de jeter les images les unes contre les autres. Par la répétition
se détachent sur le fond d'un ciel pur [2]. La musique de la fête de plans subjectifs, où la mise en scène précipite le regard du
accompagne la joie éclatante de ces corps tournoyant dans le spectateur à la place des conducteurs, ces images deviennent en
ciel [3]. Le dynamisme du mouvement des nacelles est aussi ren- effet elles-mêmes les véhicules entrant en collision [14]. L'ordre
forcé par un montage qui oppose les directions du mouvement instable qui prévalait au début de la séquence explose désormais
d'un plan à l'autre. Le découpage condense ainsi une impression dans un chaos de sons et d'images, saturés de rires hystériques,
de plénitude associée à la sensation irréelle de corps libérés de et qui s'accumulent en une énergie de destruction précipitée
la gravité. Une fois animée, cette jouissance désinhibée peut être contre Hire. On revient alors à un plan d'ensemble [15], qui des-
rapatriée à l'intérieur du décor de la fête foraine. Par un travelling serre enfin la tension de la séquence, et s'achève sur le commen-
arrière, la caméra se détache d'un funambule marchant dans les taire placide de Michelet (« Je parle de grande chasse, de chasse
airs pour rejoindre la foule fourmillant au pied des manèges [4]. à courre »), laissant personnages et spectateur avec la sensation
Dès lors le regard du spectateur ne quittera plus ce niveau d'ho- amère d'un mauvais lendemain de fête.
rizontalité, redescendu à hauteur d'homme, parmi la foule des
gens venus se distraire. Le cadre général est ainsi posé, avec sa
circulation folle d'énergies traversant le public, et qui attendent
une mèche et une étincelle pour s'enflammer.

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Point de vue caricature. Ils parlent haut et fort, d'un débit rapide, rient, crient,
grondent, et assènent leurs répliques avec l'assurance des cabo-
Un manifeste ironique tins. Acteurs d'un spectacle vivant, ils se mobilisent pour se faire
entendre de tous, du premier au dernier rang, conscients d'agir
● De la tragédie à la comédie sur les tréteaux d'un théâtre social. Mais cette énergie qui les
anime contribue aussi à révéler leurs ridicules. Comme chez
En ouvrant puis clôturant son récit sur une mort, en enfer- Molière, l'arlequinade se mue alors en comédie de caractères.
mant ses personnages dans un espace circulaire sans issue,
Panique reprend l'un des traits essentiels de la tragédie qui Comédie de caractères
est d'inscrire la fatalité de son dénouement dès ses prémices.
Le premier plan du film ne laisse ainsi aucun doute sur la suite : Ainsi de Marcelle, la prostituée, dont le sans-gêne vient de
l'expulsion, par un policier, d'un sans-abri de la place où il se l'assurance prétentieuse avec laquelle elle pense user de ses
reposait annonce une logique d'exclusion qui va ordonner le film charmes. M. Sauvage, le percepteur, balance entre obséquiosité
jusqu'à son terme. Reste qu'à l'intérieur de ce développement devant les autorités et morgue devant les voisins. Le boucher se
narratif méthodique, Duvivier ne cesse de glisser des éléments révèle très vite comme un modèle de bêtise ordinaire, assenant
de comédie, moins pour en suspendre le cours funeste, que pour des opinions aussi butées qu'infondées et qui manifestent la
y insérer d'intéressants effets de contraste. crédulité de son caractère. Il tente même d'acheter la parole de
la jeune Lucienne en lui promettant une pièce de viande si elle
Commedia dell'arte dénonce le comportement supposément déplacé de Hire à son
encontre. L'enfant, seule innocente dans cette troupe de cou-
Si la tragédie semble aussi bien soutenir l'architecture du pables, s'y refuse, renvoyant l'attitude du boucher à sa propre
récit que les relations entre Hire et le couple formé par Alice et obscénité, comme le roi à sa nudité. C'est que la comédie vaut ici
Alfred, ce sont les personnages secondaires qui y apportent une comme principe de révélation : plus les personnages sont drôles,
tonalité comique. Affublés d'une gouaille populaire, d'expres- plus se dévoilent leur bêtise et leur fatuité. Or, ces faiblesses
sions fleuries et de costumes fonctionnels, ces derniers semblent sont justement des failles qui les exposent au jugement intran-
sortir d'une pièce de commedia dell'arte qui se jouerait dans les sigeant du misanthrope Hire. Déjà insensible aux charmes de
coulisses du drame général. Comme dans ce genre de théâtre Marcelle, sa qualité d'avocat passé peut aussi en remontrer aux
populaire italien, les personnages apparaissent sur scène, nour- prétentions sociales de M. Sauvage. Quant au si naïf boucher,
ris par un ensemble de traits physiques appuyés. Leurs com- le voilà prêt à croire aux puissances que Hire se donne lorsqu'il
portements psychologiques s'accompagnent de signes distinc- se fait appeler Varga. Hire porte sur eux un regard sans conces-
tifs qui contribuent à renforcer leur typification : chapeau et sion, révélant par ses silences, ou ses rares commentaires, les
binocles du précepteur, blouse du boucher tirée sur un ventre défauts qu'ils prétendaient faire oublier. En se posant comme un
bedonnant, bouche outrageusement maquillée de la prostituée. juge sarcastique de leurs défaillances, il appelle en retour leur
À cela s'ajoute une direction de jeu poussée vers l'outrance et la détestation. Mais son point de vue de moraliste désenchanté

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demeure bien celui du cinéaste. Le rire, dans Panique, est donc viciée par les machinations et les jalousies des personnages.
l'expression d'une désillusion sur les relations humaines qui voit La seconde est un chant liturgique qui s'élève de l'église devant
dans la faiblesse des individus le ferment de leur cruauté sociale. laquelle Alice et Alfred se retrouvent le premier soir de leur ren-
Longtemps préservé de ce regard comique, le patron de l'hôtel, contre. Elle revient dans la scène de procession funéraire, alors
M. Breteuil, est ainsi celui qui résiste le mieux à la pulsion du qu'Alice est interrogée par Michelet, l'adjoint du commissaire.
lynchage. Mais il finit paresseusement par y céder : « Oh, et puis En contrepoint des images, la signification du chant se déplace
zut » souffle-t-il alors, comme emporté par le nombre. La comé- donc : d'une louange à Dieu, il devient le rideau sonore derrière
die vient ici de la faiblesse désarmante de sa réaction qui se mêle lequel une jeune femme ourdit des alibis pour protéger le crimi-
inextricablement à un sentiment de terrible accablement. Quand nel qu'elle aime. Éclairée par ce contraste, la religion devient la
Duvivier veut faire rire, c'est donc pour mieux relever l'amertume manifestation des hypocrisies sociales.
de sa tragédie.

● Les signes de l'ironie

Dans les bas-côtés du récit de Panique, Duvivier ne va donc


pas cesser d'en éclairer la lecture par des signes ironiques. Ces
signes tiennent ici la place d'un chœur antique, chargé de com-
menter les événements sans en interrompre la course, en diffu-
sant leur lumière expressive dans les arrière-plans du film.

Fraternité

Si le fond musical permet à Duvivier d'exprimer un point de


vue désenchanté sur l'amour et la religion, c'est dans les arrière-
plans de son décor qu'il précise son regard sur le contexte natio-
nal du film. Sur les façades du bâtiment le plus élevé de la place
est ainsi dessinée une même enseigne : « lavoir de la fraternité ».
L'édifice apparaît une première fois à l'image juste après que le
boucher s'est plaint de l'arrivée de la fête foraine où « les clients
Amour vont se bourrer de sucreries et de pain d'épices ». Peine perdue,
le plan suivant montre bien l'installation des camions forains,
C'est d'abord dans la musique du film que le cinéaste trouve avec en arrière-fond le panneau du lavoir, avant de découvrir le
la matière la plus appropriée à ses intentions ironiques. Sans cadavre dans le terrain vague. L'inscription produit ici un double
qu'on en devine la portée, le générique de début défile ainsi au éclairage : d'une part sur la peur de l'étranger, ici manifestée par
son orchestral d'une chanson composée par Jacques Ibert. La le boucher et, d'autre part, sur la part de violence et de cruauté
musique est une valse à trois temps typique de celles qui pou- qui compose les relations humaines. La fraternité qui dessine
vaient être alors dansées dans les bals populaires. Elle invite au son nom discrètement dans les arrière-plans de l'image est donc
mouvement et à la joie, alors que s'affiche le titre du film dans une celle, biblique, qui lie Abel et Caïn : elle renvoie au meurtre pri-
typographie épaisse et inquiétante annonçant tout autre chose : mordial de la mythologie, qu'on sait mû par un terrible sentiment
« Panique ». Elle se refait entendre plus tard, quand la fête foraine d'envie. Le mot se montre ainsi sous de multiples angles dans la
bat son plein. Un chanteur de rue, accompagné d'un orchestre, scène finale : d'abord élevé au-dessus de la silhouette de Hire
en chante les paroles devant un public : « Besoin si profond sur lorsque la foule le menace, et ensuite plaqué contre le bâtiment
notre mappemonde, la main dans la main, l'amour, l'amour, c'est vers lequel il essaie de la fuir. Au mot s'ajoute alors l'image du
la beauté du monde. » Le chant précède puis accompagne la drapeau national, hissé sur les toits. À ce moment-là, l'ironie du
promenade d'Alfred et Alice à la fête foraine. Il revient ensuite à cinéaste se déplace d'un point de vue général et abstrait vers
deux reprises dans le film : la première fois, juste avant qu'Alfred un autre, beaucoup plus précis et féroce dans le contexte de
n'avoue le meurtre à Alice ; la seconde, dans les derniers plans la sortie du film : c'est bien la fraternité républicaine qui est ici
précédant le générique de fin. Elle offre alors au film une sorte visée, comme témoin silencieux et donc impuissant des crimes
de coda ravageuse venue conclure le récit d'une machination et qui peuvent avoir lieu sous son drapeau. Ajoutée au son des
d'un lynchage, enclenché précisément par le sentiment amou- trains qui accompagne chaque mort du récit [cf. Récit], l'ironie
reux de Hire. La chanson ferme ainsi le film avec la cruauté d'une de Duvivier passe d'une désillusion de misanthrope à un mani-
antiphrase : loin, bien loin d'être la beauté du monde, l'amour est feste contre les années troubles de l'Occupation et de la Libéra-
plutôt la porte d'entrée de la laideur morale, du mensonge et du tion : jamais les Français, semble-t-il dire, n'avaient laissé courir
crime. C'est de ne l'avoir pas compris (son point de vue misan- crimes et injustices avec une telle ferveur sous le drapeau de la
thrope se dissociant à ce moment-là de celui de Duvivier) que solidarité nationale. Au terme de cette terrible danse de mort,
Hire en sera la victime. l'ironie habituelle du cinéaste trouve donc la forme d'un réquisi-
Deux autres musiques jouent aussi un rôle dans la lecture iro- toire féroce contre la société en général, et la France en particu-
nique du film. La première est celle de la fête foraine qui accom- lier. Et Duvivier d'achever son film sur la tonalité la plus sombre
pagne les scènes nocturnes de sa présence lointaine et réver- de son cinéma, dans l'inanité d'un chant d'amour.
bérée dans la place de Villejuif. Jouée par un orgue de barbarie,
elle propage un air enjoué et innocent dans une atmosphère

19
Réception
critique
L'histoire
comme
seul juge

Sorti en janvier 1947, après avoir été refusé au Festival de la bannière de qui se lanceront dix ans plus tard les jeunes Turcs
Cannes, Panique suscite des critiques féroces dans la presse de la Nouvelle Vague, et qui écrit alors dans Le Parisien libéré,
française. Dans L'Humanité, Pol Gaillard écrit ainsi : « Panique « tout dans le film, et surtout la peinture sociale de banlieue pari-
est un film faux et ignoble, qui se complaît dans la bassesse, qui sienne, sent le calcul et la fabrication sans jamais atteindre au
soulève le cœur. Sauf une prostituée fort en gueule, rien que des ton juste. »
personnages odieux. Un criminel lâche et salaud, une fille éper- Le reproche adressé par Bazin ressort d'une critique qui
due d'amour pour lui, qui joue de la cuisse et du sein, une espèce traverse toute l'œuvre de Duvivier. Celle qui voudrait voir dans
de vieux sadique astrologue qu'on voudrait nous faire plaindre ou le cinéaste un créateur sans âme, « un simple et honnête bon
admirer, des commerçants ridicules, une foule bête et méchante, raconteur d'histoires » comme a pu l'écrire Henri Langlois dans
voilà les héros de ce film ! Et l'histoire est digne d'eux : tous les ses carnets dès 1933, ajoutant « Est-ce un cinéaste ? Non, le
poncifs du genre y passent… » La même semaine de la sortie, cinéma ne lui doit rien »1. Maltraité à sa sortie, Panique dut donc
Jean Néry en rajoute dans le journal Franc-tireur : « Un défi lancé souffrir d'un certain oubli par la suite, alors que la cote de Duvi-
à tout ce qui pourrait s'y glisser de santé, d'humanité, de joie de vier ne cessait de s'effondrer dans les cercles de la cinéphilie.
vivre… Tout s'enchaîne ensuite pour enfoncer l'action toujours L'arrivée des cinéastes de la Nouvelle Vague allait balayer ce
plus avant dans le pénible, le dégradant et le visqueux. Et si, par cinéma d'une fabrication soignée et à la noirceur étouffante, pour
mégarde, nous étions tentés d'échapper à cette morne désespé- proposer sur les écrans des œuvres plus réalistes, détachées des
rance, quelques scènes brutales ou cyniques se chargeraient de goûts expressionnistes et décoratifs de ce cinéma de « qualité
nous rappeler à l'étouffement. » française » comme le nomma François Truffaut. Pourtant, ce der-
C'est ici d'abord la noirceur sans répit du film qui lui est repro- nier défendit le film de Duvivier Voici le temps des assassins à sa
chée. Et ce reproche s'exprime avant tout dans les colonnes de sortie en 1956. Significativement, ce long métrage est le film le
journaux liés aux mouvements de la Résistance. Deux ans après plus noir du cinéaste depuis Panique. Est-ce à dire que ce dernier
la Libération, l'heure n'est plus aux règlements de compte. Sous pouvait être redécouvert ? Il faut attendre les années 1980 pour
l'impulsion d'un accord tacite entre gaullistes et communistes, que le film connaisse une réhabilitation critique. Elle est essen-
l'historiographie de la France pendant la Seconde Guerre mon- tiellement due au travail de programmation que fit Patrick Brion
diale commence à s'écrire sous une forme légendaire : l'État dans la case ciné-club de la chaîne de télévision France 3 (FR3,
français de Vichy n'était qu'une parenthèse minoritaire, la majo- à l'époque). Le film fut redécouvert, au point qu'un de ses admi-
rité des Français ayant participé silencieusement à la Résistance. rateurs, le cinéaste Patrice Leconte, réalisa en 1989 une nouvelle
Qu'importe que la vérité soit largement plus nuancée si elle ne adaptation du roman de Simenon. Dans les colonnes du journal
satisfait pas à la volonté d'union des Français et de réparation Libération, Louis Skorecki vanta chez Duvivier les « plans pois-
des blessures de la guerre civile. Dans un tel contexte, le regard seux, poreux, comme si la peur progressive du personnage prin-
féroce de Duvivier sur la folie criminelle qui s'empare d'un petit cipal pénétrait littéralement la pellicule ». Une fois détaché du
quartier de la banlieue parisienne peut être ressenti comme une contexte historique de sa sortie en salles, Panique a donc fini par
provocation désespérante. Chacun peut deviner la part méta- apparaître comme une des meilleures œuvres du cinéaste et un
phorique du film sur les événements passés, et Duvivier se le voit classique du cinéma français.
reprocher à mots couverts, comme Clouzot s'était autrefois vu
reprocher son film Le Corbeau.
D'autres critiques préfèrent insister sur le caractère méca-
nique du récit, reprochant au film son manque de nuance et sa
facticité. Dans L'Écran français, Jean Vidal écrit que « la furie
collective revêt un caractère arbitraire parfaitement odieux (…).
Foule de convention, personnages de convention : les trois
figures centrales de cette histoire n'offrent pas davantage de
consistance humaine ». Pour André Bazin, critique essentiel sous 1 Henri Langlois, Écrits de cinéma, Flammarion, 2014.

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FILMOGRAPHIE La Colline des potences Entretien et articles
(1959) de Delmer Daves,
Édition du film DVD, Warner Bros. • Panique (découpage intégral
du film), L'Avant-scène
Panique, Combo Blu-ray et Le Jour du fléau (1975) cinéma, n°390-391, 1990.
DVD, TF1 Vidéo. de John Schlesinger,
Cette édition présente des DVD, Paramount Pictures. • Noël Simsolo, « À propos de
entretiens avec Patrice Julien Duvivier ou Comment
Leconte et Claude Gauteur La Chasse (2012) réussir une séquence »,
ainsi qu'un commentaire du de Thomas Vinterberg, Image et son, n°366, 1981.
film par Guillemette Odicino DVD, Studiocanal.
et Eric Libiot. Il contient en • Jean-Pierre Berthomé,
outre un livret de 28 pages « Duvivier quatre fois
réalisé par Christophe BIBLIOGRAPHIE retrouvé », Positif, n°663,
Lemaire à partir de quelques mai 2016.
documents de tournage. Le roman à l'origine
du film
Le remake du film SITES INTERNET
réalisé par Patrice • Georges Simenon,
Leconte Les Fiançailles de M. Hire, Présentation de Panique
Le Livre de Poche, 2003. par Raymond Chirat :
Monsieur Hire (1989), ↳ youtube.com/
DVD, Pathé. Ouvrages sur watch?v=R0d44RjlQUA
Julien Duvivier
Quelques films de Conférence de Noël Herpe
Julien Duvivier • Hubert Niogret, Julien sur Julien Duvivier : « Qui
Duvivier, 50 ans de cinéma, êtes-vous Julien Duvivier ? »
La Bandera (1935), Bazaar&Co, 2010. ↳ cinematheque.fr/video/
DVD, M6 Vidéo. • Eric Bonnefille, Julien 77.html
Duvivier, le mal aimant du
La Belle Équipe (1936), cinéma français, vol. 1 et 2,
DVD et Blu-ray, Pathé. L'Harmattan, 2002.
Transmettre le cinema
Pépé le Moko (1937), • Yves Desrichard,
DVD, Studiocanal. Julien Duvivier : Cinquante Des extraits de films,
ans de noirs destins, des vidéos pédagogiques,
Voici le temps des assassins Bibliothèque du Film - des entretiens avec
(1956), DVD et Blu-ray, Pathé. Durante Éditeur, 2001. des réalisateurs et des
professionels du cinéma.
Films de lynchage • Raymond Chirat, ↳ transmettrelecinema.com/
Julien Duvivier, Serdoc, 1968. film/panique
M le maudit (1931)
de Fritz Lang, Blu-ray, Ouvrages sur • Présentation du film
Films sans frontières. Michel Simon VIDÉOS
EN par l'historien du
LIGNE
Furie (1936) de Fritz Lang, cinéma Noël Herpe
DVD, Warner Bros. • André Bernard et • Filmer les visages
Claude Gauteur, Michel
They Won't Forget (1937) Simon, PAC, 1975. CNC
de Mervyn LeRoy,
DVD import, Warner Bros. • Gwénaëlle Le Gras, Michel Tous les dossiers du
Simon, l'art de la disgrâce, programme Lycéens et
L'Étrange Incident (1943) Scope Éditions, 2010. apprentis au cinéma sur le
de William Wellman, DVD, site du Centre national du
Fox Pathé Europa. cinéma et de l'image animée.
↳ cnc.fr/professionnels/
enseignants/lyceens-et-
apprentis-au-cinema

Les éditions Capricci


remercient la Cinémathèque
française pour sa
contribution à l'iconographie
de ce dossier.

21
réalisation : Capricci Éditions — 103 rue Sainte Catherine – 33000 Bordeaux  – www.capricci.fr | Achevé d'imprimer par IME by Estimprim : septembre 2018
chef : Camille Pollas et Maxime Werner | Rédacteur du dossier : Guillaume Orignac | Iconographe : Capricci Éditions | Révision : Capricci Éditions | Conception graphique : Charlotte Collin — formulaprojects.net | Conception et
Directrice de la publication : Frédérique Bredin | Propriété : Centre national du cinéma et de l'image animée — 291 bld Raspail, 75675 Paris Cedex 14 — T 01 44 34 34 40 | Directeur de collection : Thierry Lounas | Rédacteurs en
Fraîchement accueilli à sa sortie en 1946, Panique est aujourd'hui
considéré comme un des meilleurs films de Julien Duvivier.
Cette différence de perception, à plus de cinquante ans d'écart,
tient essentiellement au contexte historique qui a entouré
la production du long métrage. Revenu alors de son exil
hollywoodien, le cinéaste trouve en France un climat de suspicion
généralisée au moment d'écrire cette adaptation d'un roman
de Georges Simenon. Le pays, après avoir connu l'occupation
allemande et une politique d'État antisémite, sort tout juste
d'une période d'épuration et de justice expéditive. Marqué par
cette atmosphère de déliquescence sociale, le cinéaste réalise
une œuvre d'une noirceur sans égale qui s'inscrit dans la lignée
des grands films sur le lynchage. Avec Michel Simon dans le rôle
de la victime expiatoire, Duvivier filme dans un implacable
découpage la mécanique d'une conjuration qui s'achève par la
mort d'un innocent. Mû par une ironie radicalement désenchantée,
le film dresse ainsi le portrait méthodique et étourdissant d'une
petite communauté entraînée par les passions collectives
vers un mouvement de foule criminel. Par l'habilité de sa mise
en scène, Duvivier pose alors la question au spectateur : et nous,
qu'aurions-nous fait dans une telle situation ?

AVEC LE SOUTIEN
DE VOTRE
CONSEIL RÉGIONAL

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