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Pascal Dupond
Philopsis : Revue numérique
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I. Un oubli de l’existence ?
1
Exister vient étymologiquement de ex-sistere, paraître, se montrer, sortir de… Ainsi
Lucrèce : vermes de stercore existunt (« les vers naissent du fumier »).
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pour « être un être », il faut « être » ; mais le sens verbal n’est plus qu’une
harmonique du sens nominal : quand on dit « un être », on pense surtout que
pour « être », il faut « être un être ».
Voyons bien la différence. Si on pense : pour être un être, il faut
d’abord être, la signification verbale reste active ; être un être, pour tout être,
c’est d’abord assumer le fait d’être, le métier d’être (et par exemple persévé-
rer en son être, résister à l’anéantissement). Mais si on pense : pour être, il
faut d’abord être un être (un être déterminé, réel ou possible), la signification
verbale risque de se perdre, car nous posons alors inévitablement que X est =
X est un être, l’être pur et simple (aplôs) = l’être tel ; la différence est
comme neutralisée ; l’être comme tel passe sous la coupe de l’être tel.
Cette situation est présente dès l’aube de la métaphysique. La question
ti to on ? ne signifie rien d’autre, pour Aristote, que tis è ousia ? (littérale-
ment : qu’est-ce que l’étantité ?). Si c’est l’ousia qui est le cœur de la ques-
tion de l’être, l’essence est plus digne d’être questionnée que l’existence.
Aristote a parfaitement reconnu la spécificité de la question de
l’existence. Dans les Seconds Analytiques (II, 1, 89b23), il distingue quatre
questions : le fait (to oti), la raison (to dioti), l’existence (ei esti qui devien-
dra en latin an sit) et l’essence (ti esti, quid sit). Les deux premières ques-
tions portent sur des objets complexes et donnent lieu à des jugements syn-
thétiques. Les deux autres portent sur des objets simples ou du moins consi-
dérés comme tels et donnent lieu à des jugements analytiques ou d’identité.
Par exemple nous demandons si le soleil s’éclipse ou non et, si oui, nous en
demandons la raison, ou bien nous demandons quelle est l’essence de
l’homme ou si la licorne de mer existe.
Aristote distingue parfaitement la question de l’essence et la question
de l’existence. Il écrit ainsi : « ce qu’est l’homme est une chose et le fait que
l’homme existe en est une autre ». Il distingue l’être absolument <aplôs> (au
sens existentiel) et l’être tel. Ainsi dans le passage cité sur les quatre ques-
tions : « Il y a certaines choses que nous examinons d’une autre manière ;
par exemple nous demandons si le centaure existe ou n’existe pas, si Dieu
existe ou n’existe pas. Je prends “est” ou “n’est pas” dans un sens absolu et
non comme “est blanc” ou “n’est pas blanc”. Enfin quand nous connaissons
l’existence, nous nous enquérons au sujet de l’essence, par exemple nous
demandons ce qu’est Dieu ou ce qu’est l’homme ».
Et cependant, malgré la distinction entre essence et existence ou entre
l’être-tel et l’être-existence, l’existence n’est pas l’objet d’une interrogation
explicite. Quelle en est la raison ?
1/ Ce qui impose la distinction entre essence et existence, ce n’est pas
la conscience, comme ce sera le cas chez Kant, par exemple, que l’essence et
l’existence relèvent de rapports différents à notre faculté de connaître, ce se-
rait plutôt la considération que, par différence avec l’essence qui se définit
par genres et espèces, l’einai n’est pas un genre, présente une extension qui
dépasse celle du genre en rassemblant les êtres les plus différents, la pierre et
le dieu, l’étoile, le vers de terre, et ne donne par là-même rien de déterminé à
connaître. « to einai, dit Aristote, n’est en aucune façon l’essence, car to on
n’est pas un genre ». Le sens verbal de l’être est mis entre parenthèses.
L’einai est négativement considéré comme ce qui ne peut contribuer à la dé-
termination de l’essence.
ditions du bien vivre, c’est-à-dire dans l’éthique. Car si le bien agir suppose
une connaissance de l’essence et de l’ergon à accomplir, il est surtout une
question pour l’existence et se joue en elle.
Si donc le lien explicite entre la question de l’existence et la manière
humaine d’être ne se déclare que dans la pensée post-hégélienne, avec Kier-
kegaard (à force de connaissances l’oubli s’est étendu sur ce qu’est exister,
non pas seulement exister religieusement, mais aussi exister humainement)
et Heidegger, il s’annonce dès le moment où une éthique est impliquée dans
la question de l’être (comme vient nous le rappeler le titre du grand ouvrage
de Spinoza).
Le mode d’expérience qui se dit dans le terme mana est analysé par E.
Cassirer dans le premier tome de sa Philosophie des formes symboliques (La
pensée mythique). Heidegger commente les analyses de Cassirer dans une
recension de cet ouvrage (Ernst Cassirer, Martin Heidegger, Débat sur le
kantisme et la philosophie et autres textes de 1929-1931, Beauchesne, Paris,
1972).
La distinction du sacré et du profane est le principe fondamental de
l’expérience mythique, l’articulation fondamentale de son rapport au monde.
Qu’est-ce qui est visé au juste, dans la qualification d’un objet comme
« numineux » ou porteur de mana. ? Cassirer répond : ce n’est pas un carac-
tère concernant la teneur intrinsèque de l’étant, l’essence distinctive de la
chose, car les objets les plus différents par le genre ou l’essence peuvent en-
trer dans la catégorie du mana ; « le mana ne désigne pas une sphère déter-
minée d’objets » ; ce n’est pas non plus la présence dans l’objet mana d’une
force d’ordre animique ou spirituel. Plus fondamentalement, plus originai-
rement, ce qui est visé dans le mana, c’est le mode de présence de l’objet, le
comment de son apparaître, la présence comme surpuissance qui assaille
l’existence humaine, la touche, la frappe de saisissement, la subjugue. Et
comme le mana est indépendant de l’essence naturelle des choses, il ne faut
pas comprendre cet excès de puissance comme une force de la nature qui
menacerait l’humain dans sa vie ou son intégrité physique. Le mana n’est
pas la présence d’une puissance, mais la présence comme puissance qui as-
saille et subjugue, renverse l’intentionnalité qui distancie le réel et sépare
ainsi la subjectivité et son monde, l’intérieur et l’extérieur.
Le mana, la présence comme puissance, désigne la compréhension de
l’être caractéristique de la forme de vie mythique et sa véritable signification
ne peut donc être comprise que si l’on remonte jusqu’à sa condition de pos-
sibilité dernière, qui est l’existence comme compréhension, et d’abord
comme compréhension de l’être.
Et comme la compréhension de l’être comme tel est, en toute vie hu-
maine, une compréhension de son propre être, on peut se demander quelle
compréhension l’homme du mythe doit avoir de son propre être pour que sa
compréhension de l’être porte la frappe du sacré, de la présence comme ex-
cès de puissance. Heidegger répond : dans l’expérience du sacré, l’homme se
comprend comme dérélictio ou être-jeté. Etre jeté signifie être livré au
monde et à sa toute puissance, dominé, annexé, harcelé ou happé par lui,
(c’est ce que Binswanger appelle Verweltlichung). Etre ainsi happé ce qui
harcèle est le centre de l’expérience de l’horreur
Un autre champ d’expérience serait celui de la nuit tragique. Œdipe
tente de résister par sa décision, ses actes, sa volonté constante, inébranlable
au destin mauvais. Il tente ainsi de construire une sphère intérieure de déci-
sion et de liberté contre l’extériorité « invasive » du destin mauvais. Mais ce
sont ses actes qui consomment le destin. C’est en se repliant dans
l’intériorité qu’il se livre à l’extériorité : l’intériorité ou la lumière sont illu-
soires. Le mouvement vers la lumière épaissit la nuit.
Le geste philosophique réaffirme, contre la tragédie, le droit inexpu-
gnable de l’intériorité ou de la subjectivité ou de la lumière. Platon dit dans
le mythe d’Er que nul n’est trompé par le destin, chacun est responsable de
son lot. A travers le doute méthodique, Descartes constitue une sphère de
certitude inexpugnable, puisque ni la supposition de la folie, ni les attaques
2
L. Binswanger, Le rêve et l’existence, in Introduction à l’analyse existentielle, Mi-
nuit, pp. 199-225. Le premier chiffe renvoie à cette édition, le second au texte allemand
(Ausgewählete Vorträge und Aufsätze, Bern, Francke Verlag, 1955).
3
RE p 199.
4
RE 200.
12
RE 203, TuE 77.
13
Id.
14
Id.
15
RE 211, TuE 85.
16
RE 212.
17
RE 210 : « Je me trouvais dans un monde merveilleux, dans un océan où, dépourvu
de forme, je me laissais flotter. Je voyais de très loin la terre et tous les autres et je me sentais
extraordinairement léger et débordant d’un sentiment de puissance ». Et Binswanger précise :
« le malade décrit ce rêve comme un rêve de mort ».
18
RE 217 : « … Pétrone, esprit fin et libertin, le familier de Néron, déclara ironique-
ment que ce n’étaient point les sanctuaires ou l’impératif divin qui envoyaient les songes du
haut du ciel, mais que chacun les élaborait lui-même » <somnia, quae mentes ludunt volitan-
tibus umbris, non delubra deum, nec ab aethere numina mittunt sed sibi quisque facit >.
19
RE 212, TuE 85.
20
RE 217, TuE 90.
21
D’où la volonté de maîtrise du monde extérieur par « les force matérielles, sociales
et techniques » (RE 212).
22
RE 214, TuE 87.
23
RE 214.
29
RE 216 : « Le rêve d’Atossa [dans Les Perses] et l’oracle du faucon et de l’aigle ne
se scindent pas en extérieur et intérieur, en événement objectif et subjectif, mais au contraire
en royaume nocturne confiné en sa proximité, obscur et flou, et en un royaume du plus vigile
de tous les dieux, Apollon, étincelante divinité du soleil, regardant et dardant au loin ses
rayons ».
30
Et Cézanne a pensé pendant un certain temps que l’originalité de sa peinture était
due à un trouble de sa vision, avant qu’il ne comprenne qu’il s’agissait d’ « aller plus loin ».
31
« Je me trouvais un soir, bien lasse, et je m’étais endormie au milieu des tourments
d’un trouble intérieur intense. Je me vis, en rêve, en train de marcher le long d’une grève in-
terminable et le bruissement sempiternel des vagues sur les brisants, leur agitation sans fin me
jetèrent bientôt dans le désespoir. De toute mon âme, je désirais imposer silence à la mer,
l’apaiser de force. C’est alors que je vis s’avancer, marchant parmi les dunes, un homme de
haute taille, coiffé d’un chapeau mou. Il portait un large manteau et tenait à la main un bâton
et un grand filet, un de ses yeux était caché par une grosse boucle de cheveux qui pendait sur
son front. Lorsqu’il s’arrêta à ma hauteur, l’homme déplia son filet et y prit la mer qu’il étala
devant moi. Je regardais entre les mailles du filet et, horrifiée, je voyais la mer mourir lente-
ment devant mes yeux. Un calme inquiétant s’étendait autour de moi ; les algues, les bêtes et
les poissons pris dans le filet prenaient lentement une teinte brunâtre et un aspect fantoma-
tique. En larmes, je me jetai aux pieds de l’homme, l’adjurant avec véhémence de rendre sa
liberté à la mer car je savais à ce moment que l’agitation était la vie et que le calme signifiait
la mort. Et l’homme déchira le filet et libéra l’Océan et lorsqu’à nouveau j’entendis les vagues
mugir et se briser, je sentis en moi une joie délirante… et je m’éveillai ».
32
Le terme présomption traduit ce que Binswanger appelle Verstiegenheit. On se re-
portera à l’article « Verstiegenheit », in Drei Formen missglückten Daseins, Niemeyer, 1956
(traduit sous le titre : “ Du sens anthropologique de la présomption ”, in Introduction à
l’analyse existentielle, p. 236 et sv.
esse]33. Dans une création comme dans toute production, l’existence s’ajoute
à l’essence :
« Car bien que l’existence d’une chose soit autre que son essence, on
ne doit pas comprendre qu’elle lui est surajoutée à la manière d’un accident,
mais elle est déterminée, si l’on peut dire, par les principes de l’essence »
(Commentaires de la Métaphysique d’Aristote). — « Il faut savoir qu’esse se
dit de trois manières. Premièrement on nomme esse la quiddité même ou na-
ture de la chose, comme lorsqu’on dit que la définition est la formule qui si-
33
« In creatura differt essentia rei et esse suum », Livre des Sentences. « In qualibet
creatura est aliud creatura quae habet esse et ipsum esse ejus ».
« L’existence est dans le chose et est l’acte de l’être résultant des prin-
cipes de la chose, comme le luire est l’acte de la lumière » (Sentences).
34
« Esse dicitur actus entis inquantum est ens », Questions ad libitum.
35
« Ipsum esse commune (non est) aliquid praeter omnes res existantes nisi in intel-
lectum solum » (CG).
36
« Non possumus dicere quod ipsum esse sit » (Sur le livre de Boece Les Semaines).
37
Même si l’exister comme tel ne peut être divers : esse inquantum est esse non potest
esse diversum (CG).
phanes, non seulement in fieri, mais in esse. Quia non habet radicem in aere
statim cessat lumen, cessante actione solis. De même l’existence continuel-
lement influée par Dieu dans les êtres n’y prend jamais racine.
« Prise au sens d’un nom, ens signifie ce qui a une essence réelle, pré-
cision faite de l’existence actuelle, c’est-à-dire non pas en l’excluant ou en la
niant, mais en l’écartant simplement par abstraction ; au contraire, en tant
qu’il est participe, ens signifie l’être réel même, qui a l’essence réelle avec
l’existence actuelle, et de la sorte il le signifie comme plus contracté ».
« Posé que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié ce qui a
été dit, à savoir ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu, il ne
s’ensuit pas pour cela qu’on entende que la chose qui est signifiée par ce nom
soit dans la nature, mais seulement dans l’appréhension de l’entendement... »
(516).
nonçant le mot Dieu) soit le concept d’un être tel que rien de plus grand ne
peut être conçu, que ce concept soit par conséquent le concept d’un être qui
existe, cela n’apprend rigoureusement rien sur l’existence de Dieu. Penser un
être comme existant, ce n’est assurément ni le faire exister par sa pensée ni
recevoir par sa pensée l’attestation qu’il existe 38 . En revanche, tel est
l’argument de Descartes, quand on perçoit que l’existence appartient néces-
sairement à la nature de Dieu comme certaines propriétés mathématiques
appartiennent à l’essence du triangle, on peut légitimement affirmer que
Dieu existe.
Descartes souligne donc que la difficulté de l’argument se concentre
dans la mineure (« nous concevons clairement et distinctement qu’il appar-
tient a sa vraie et immuable nature qu’il existe »). La difficulté est double.
1. Nous distinguons communément essence et existence et nous éten-
dons cette distinction à Dieu. Or cette extension, remarque Descartes, est in-
fondée. Quand, habituellement, nous concevons clairement et distinctement
l’idée d’une chose ou l’idée de la nature d’une chose, par ex. l’idée de la na-
ture d’un triangle, nous concevons un ensemble de propriétés nécessairement
liées entre elles et formant une cohésion intelligible (telle qu’aucune ne
puisse être retranchée des autres) ; de cet ensemble de propriétés ayant une
cohésion intelligible, l’existence ne fait pas partie : certes nous pensons la
chose comme pouvant exister (535) ou même comme existante au sens de
présente devant les yeux de l’esprit (536 : « encore que nous ne concevions
jamais les autres choses, sinon comme existantes… ») ; mais il ne s’ensuit
pas qu’elle existe, car nous sommes pas contraints par l’unité intelligible de
la chose (ou de sa nature) à affirmer l’existence en même temps que les
autres propriétés. En revanche quand nous pensons clairement et distincte-
ment la nature de Dieu, nous pensons un ensemble de propriétés dont
l’existence fait partie : l’existence a donc avec les autres attributs de Dieu la
même cohésion intelligible que chaque propriété d’un triangle avec les
autres.
2. La seconde difficulté concerne non plus le lien de l’existence avec
les autres attributs de la nature ou de l’essence divine, mais la vérité intrin-
sèque de cette nature ou de cette essence elle-même. Nous accordons que
l’existence appartient à ce que nous nous représentons comme l’essence di-
vine ou que nous ne pouvons pas penser l’essence divine autrement
qu’impliquant l’existence, mais nous faisons porter notre soupçon sur ce que
nous nous représentons comme nature ou essence divine : « nous ne savons
pas si son essence est immuable et vraie ou si elle a seulement été inventée »
(535).
Supposons que notre idée de la nature de Dieu soit « factice », que
nous l’ayons formée par composition. Nous y trouvons certes alors
l’existence, mais simplement parce que nous l’y avons mise. La déduction de
l’existence à partir de l’essence est alors purement tautologique. Pour ré-
soudre la difficulté, Descartes fait valoir que l’idée factice (un cheval ailé, ou
un lion pensé comme actuellement existant) comprend des éléments qui sont
conjoints sans avoir aucune véritable cohésion ou solidarité interne et qui
38
Comme le disait déjà Gorgias dans son traité Du non-être et de la nature, il ne suffit
pas que nous pensions des hommes volants ou des chars courant sur la mer pour que des
hommes volent ou que des chars courent sur la mer…
peuvent être réunis ou disjoints selon le choix arbitraire de la pensée (je peux
me représenter un lion existant ici-maintenant ou un lion en général). En re-
vanche quand je pense une vraie et immuable nature, je pense un ensemble
d’éléments qui ont une telle cohésion interne que même si je peux à la ri-
gueur faire abstraction de l’un d’entre eux (je peux ainsi penser un triangle
sans considérer la somme de ses trois angles), je ne peux pas le nier expres-
sément. Bref là ou il y a vraie et immuable nature, ma pensée fait
l’expérience d’une nécessité intelligible qui s’impose à l’entendement. Et
cette nécessité intelligible ne se rencontre pas seulement dans des figures
simples telles que le triangle ou le carré. Si je construis une figure composée,
telle qu’un triangle inscrit dans un cercle, cette figure composée n’est pas
non plus une idée factice, elle a une vraie et immuable nature, elle impose à
ma pensée ses propriétés.
Tout le ressort de l’argumentation est donc la distinction entre l’idée
factice et l’idée d’une vraie et immuable nature. Soit l’idée d’un « corps très
parfait ». Puis-je dire que l’existence appartient à la nature d’un corps très
parfait (de telle sorte qu’un corps très parfait existe nécessairement) au motif
que c’est une plus grande perfection pour un corps d’exister à la fois hors de
l’entendement et dans l’entendement que dans l’entendement seul ? Non, ré-
pond Descartes : je peux seulement dire qu’il peut exister. L’idée d’un corps
très parfait est une idée factice, sans nécessité interne, sans véritable cohé-
sion intelligible. Même si cette idée ne comporte pas de contradiction in-
terne manifeste qui la rendrait impensable, elle est « plate » pour ainsi dire,
elle ne contient rien de plus que ce que l’esprit y met expressément, elle n’a
pas de productivité interne, d’ « arrière plan » qui se découvrirait peu a peu a
l’investigation, elle n’est pas une vraie et immuable nature, rien ne peut
vraiment s’en déduire, l’existence ne peut donc pas non plus s’en déduire, et
même, précise Descartes, l’existence nécessaire lui répugne autant qu’il peut
répugner à la nature d’une montagne de n’avoir point de vallée.
Tout autre est la situation d’une chose « qui ait toutes les perfections
qui peuvent être ensemble ». L’idée de cette chose est l’idée d’une vraie et
immuable nature : tout ce qui est pensé en elle est en cohésion intelligible.
Parmi ses perfections, il y a la souveraine puissance ou la puissance infinie:
En vertu de cette puissance infinie, Dieu existe par sa propre force ; existant
par sa propre force, il existe toujours. Cette souveraine puissance implique
non pas seulement une existence possible, mais une existence nécessaire.
Si nous examinons cette argumentation à la lumière de la distinction
kantienne du possible et du réel (ou du concept et de l’intuition), nous ne
pouvons que la refuser en disant : au moment où Descartes introduit la puis-
sance parmi les caractères de l’essence ou de la perfection divine, il est su-
brepticement passé de l’essence à l’existence car seul un être existant pos-
sède une puissance ou une force produisant des effets. L’existence ayant été
arbitrairement introduite dans l’essence, il n’est pas étonnant qu’elle soit en-
suite retrouvée comme une conséquence de l’essence. Mais rien n’a été
prouvé, nous sommes dans ce que Kant appelle « une misérable tautologie ».
Si l’on veut donc entrer dans l’intelligence de la preuve cartésienne, il
faut expliciter le concept de l’essence qui est le nerf de la preuve.
Comme nous l’avons vu, le concept de l’essence apparait dans
l’antiquité sous le nom grec d’ousia. Ce qui caractérise l’ousia, sous son vi-
sage platonicien comme sous son visage aristotélicien, c’est qu’elle est bi-
face : elle est a la fois une structure du réel, présente et opérante dans les
choses, faisant de la diversité de leurs propriétés une unité sensée, et le signi-
fié premier de tout logos, c’est-à-dire la première des catégories. L’humanité
qui est l’essence de tout homme, c’est à la fois une structure identique ou un
plan qui se reproduit identiquement de génération en génération et ce qui
nous visons par la pensée quand nous prononçons le mot homme.
Si l’essence est biface, quel est le rapport entre ses deux faces ?
Quand il s’agit d’un être naturel, la structure parait réellement inscrite
et opérante dans le réel et on dira alors que c’est un accident pour l’essence
de venir en position de signification et d’être la première des catégories.
Même sans aucun langage pour la designer, l’essence d’un être naturel,
fourmi ou licorne de mer, serait une structure invariante ou relativement in-
variante se réitérant de génération en génération. Cet ancrage réaliste de
l’essence est confirmé par le fait que le même mot ousia désigne à la fois le
tode ti et l’essence : l’essence agit dans l’existant et le fait exister confor-
mément a cette essence (l’essence agit dans le lion et le fait exister à la façon
des lions, comme l’essence agit dans la lumière et la fait exister à la façon de
la lumière, c’est-à-dire dans le luire).
En revanche quand il s’agit d’un être artificiel, la situation est diffé-
rente. Considérons une trirème. Toutes les trirèmes présentent, à quelques
variantes près, une identité de structure, elles ont une essence. Mais l’identité
de structure ou l’essence n’est rien d’autre ici que le plan selon lequel elles
sont conçues puis réalisées par le constructeur de navire. La causalité de
l’essence est externe, non interne. C’est l’architecte qui rassemble des élé-
ments inertes et les rend fonctionnellement solidaires selon une certains
structure. Du coté de l’objet, il n’y a que matière, la structure, la forme,
l’essence refluent du côté de l’esprit humain. Ici l’essence est vraiment pen-
sée avant d’exister.
La philosophie des Temps modernes naît avec la distinction de la res
cogitans et de la res extensa. La res extensa est entièrement soumise au mé-
canisme. Tout ce qui y présente de l’unité, vivant ou non vivant, possède
l’unité d’une machine, c’est-à-dire une unité extrinsèque, qui est dans
l’entendement de l’architecte divin ou humain avant d’être dans la chose
même et qui ne prend même jamais vraiment racine dans la chose. Si l’on
considère la profonde solidarité entre essence et causalité formelle dans la
pensée antique, on peut dire qu’au moment où, chez Descartes, la causalité
formelle déserte le domaine de la res extensa, c’est l’essence également qui
déserte la res extensa. Il est vrai que Descartes emploie toujours la termino-
logie de l’essence et de l’existence. Il dit ainsi que l’extensio est l’essence de
la res extensa. Mais 1/ c’est une essence qui n’est ni vraiment active, ni
vraiment différenciante (elle est commune à tous les corps), et 2/ lorsqu’elle
devient plus différenciante, comme dans l’analyse du morceau de cire qui est
determiné comme quelque chose d’étendu, de flexible et de muable, elle ne
l’est que par le détour d’une opération de l’esprit qui juge que la même cire
demeure.
Où l’essence retrouve-t-elle l’agir, l’opérativité qui était la sienne dans
l’antiquité et le Moyen-Age aristotélicien ? En Dieu et dans la substance
pensante (l’une étant l’image de l’autre). En Dieu parce que son essence est
une nature active ou productive, une nature à laquelle est jointe nécessaire-
ment une force ou une puissance de production de soi. Dans la res cogitans
parce que son essence est aussi une nature active impliquant qu’elle se révèle
elle-même à elle-même. En Dieu comme en l’âme, essence et existence sont
inséparables, soit parce que l’essence est comprise comme une puissance de
production d’existence, soit parce que l’essence est comprise comme une
puissance de révélation d’existence.
On pourrait dire, en simplifiant, que Spinoza et Leibniz cherchent a
étendre à la totalité de la nature (comprise chez l’un comme la totalité de
l’être et chez l’autre comme l’ens creatum) ce lien que Descartes réserve à
Dieu et a l’âme. Ils renouent donc avec l’universalité de l’essence.
Kant, lui, paraît avoir une démarche opposée. Même si du point de
vue physique, Kant est un newtonien et non un cartésien, on peut considérer
que la res extensa cartésienne devient pour lui l’être naturel par excellence.
Le type d’être qui est caractérisé par la disjonction de l’essence et de
l’existence (ou qui même, plus radicalement, est privé d’essence) devient
donc l’être naturel par excellence. De telle sorte que l’être naturel est privé
d’unité ou de cohérence intrinsèque ou interne. Si l’être naturel a de l’unité,
cette unité est externe : c’est 1/ l’unité qui est introduite dans la matière de la
sensation par les formes de la sensibilité ou les catégories, c’est-à-dire par le
sujet transcendantal ; c’est 2/ l’unité de ce qui résulte du co-fonctionnement
des parties (l’unité d’une machine se distingue ainsi de l’unité d’un tas de
pierres) ; c’est 3/ l’unité de l’idée que nous devons supposer au fondement
des organismes pour nous représenter la possibilité de l’organisation. Unité
transcendantale. Unité de co-fonctionnement. Unité d’un principe heuris-
tique. Dans ces trois modalités, l’unité est externe. Qui plus est, Kant ne veut
plus entendre parler d’une connaissance de l’âme et d’une connaissance de
Dieu. Donc il exclut le type d’unité entre essence et existence que Descartes
attribue à l’âme et à Dieu. Si l’on veut comprendre pourquoi Kant refuse la
preuve ontologique, il suffit de considérer ce qu’il fait du cogito. Certes il ne
récuse pas le cogito cartésien, mais il le vide de substance : le je pense est
une simple forme de synthèse pour le divers, à laquelle est liée la conscience
d’une existence, mais sans aucune connaissance. Et Dieu est une idée de la
raison, objet de croyance, non de savoir.
On peut conclure de cette analyse que :
a/ Le refus kantien de la preuve dite ontologique est solidaire de sa re-
formulation du cogito cartésien (Kant le reformule en ayant le souci de mon-
trer qu’il n’est pas une connaissance et surtout qu’il n’est pas la première des
connaissances) et ce double refus est celui d’une certaine compréhension de
l’essence, qui accompagne, chez Descartes, la conception de Dieu et la con-
ception du cogito.
b/ La conception cartésienne de l’essence n’est pas seulement le pro-
longement de celle de l’antiquité. Elle est novatrice. Dans l’antiquité,
l’essence est opérante (comme causalité formelle), sans que cette opération
implique une révélation de (à) soi-même. Chez Descartes, l’essence n’est
dans son plein sens qu’en Dieu et dans l’âme, de telle sorte qu’elle est indi-
visiblement une puissance de production de soi et une puissance de révéla-
tion de (à) sol.
Si l’on veut donc restaurer, non pas même la validité, mais le sens de
l’argumentation cartésienne, il faut s’arrêter sur le concept de l’essence qui
en est la clé de voûte.
Une des façons d’entrer clans la question est de remarquer que, pour
Descartes, une force ou une puissance (infinie) est jointe à l’essence de Dieu
(Alquié, II, p. 538 : « … parce que nous ne pouvons penser que son exis-
tence est possible, qu’en même temps, prenant garde à sa puissance infinie,
nous ne connaissions qu’il peut exister par sa propre force, nous conclurons
de là que réellement il existe… »). Et dans ses réponses aux 4e objections,
Descartes ajoute : « Dieu fait en quelque façon la même chose à l’égard de
soi-même que la cause efficiente à l’égard de son effet » (677), proposition
que Descartes, devant le refus d’Arnauld tenter de justifier.
Descartes soutient que l’on doit penser Dieu comme cause de soi-
même, mais il se défend d’avoir pensé Dieu comme la cause efficiente de
soi-même. Il parait même soutenir que s’il y a causalité en Dieu, cette causa-
lité est de l’ordre de la cause formelle ; Dieu est cause de soi-même signifie :
« la puissance inépuisable de Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il
n’a pas besoin de cause » (678). Mais, comme le souligne Alquié, le souci de
Descartes est avant tout de distinguer la causalité divine et la causalité effi-
ciente dans les choses finies (ce qu’il appelle p. 682 « cause efficiente pro-
prement prise »). Son souci n’est pas du tout de refuser à Dieu toute causalité
efficiente. Au contraire : Descartes souligne que toute preuve de l’existence
de Dieu passe par la cause et la causalité : « la cause efficiente est le premier
et principal moyen que nous ayons pour prouver l’existence de Dieu (681).
On dira donc que Descartes se propose de montrer qu’en Dieu, en tant qu’il
est « par soi », cause formelle (ou essence) et cause efficiente s’identifient.
Mais que Dieu soit par soi, qu’en Dieu cause formelle et cause effi-
ciente s’identifient, que la cause efficiente, en Dieu, soit aussi une causalité
formelle ou par l’essence ne veut pas dire que Dieu serait soustrait à la cau-
salité et qu’il n’y aurait donc pas a demander pourquoi Dieu existe. Pour
Descartes, le principe de causalité est absolument universel (Premier axiome
de l’exposé géométrique faisant suite aux Réponses aux 2e Objections). At-
tribuer à Dieu une causalité formelle, affirmer que Dieu existe par sa propre
nature, c’est bel et bien le penser comme cause de soi. Cette causalité n’est
pas la causalité efficiente proprement dite, elle est une causalité efficiente à
la limite, ou elle est l’analogue d’une causalité efficiente, elle est, à la causa-
lité efficiente ce qu’est le concept de la plus grande ligne circulaire au con-
cept de la ligne droite ou le concept d’un polygone rectiligne ayant un
nombre indéfini de cotés au concept du cercle.
Deux objections sont opposées à l’extension de la causalité efficiente
à Dieu. L’une fait valoir que la cause efficiente est antérieure à son effet,
l’autre que la cause efficiente est différente de son effet.
Descartes refuse la première objection en faisant valoir que la cause
efficiente ne peut pas être antérieure à son effet : elle existe comme cause ef-
ficiente dans l’instant où elle produit son effet, dont elle est par conséquent
contemporaine. A la seconde objection, il répond que la causalité efficiente
est en effet différente en Dieu et dans les choses finies : dans les choses fi-
nies, la cause et l’effet sont différents, en Dieu ils sont identiques. La causa-
lité efficiente n’est donc pas en Dieu « au sens propre », mais qu’elle ne soit
pas en Dieu au sens propre ne doit pas dissimuler l’essentiel : que la cause
par laquelle Dieu produit son être est une cause positive.
On peut conclure de cette analyse que le but de Descartes est double :
il ne veut pas entièrement se démarquer de la langue de ses interlocuteurs,
39
Prädikat = Bestimmung = détermination. Le concept kantien de détermination vient
de Baumgarten qui écrit dans la Metaphysica, au § 34 : « ce qui est posé comme étant A ou
n’étant pas A est déterminé […] Ce qui, dans l’opération de déterminer, est posé dans une
chose quelconque, ce sont des déterminations. Elles sont de deux sortes, l’une positive et af-
firmative qui, si elle est vraie, est la réalité, l’autre négative qui, si elle est vraie, est la néga-
tion ».
le prédicat du concept, c’est le concept qui doit être compris, dans le juge-
ment d’existence, comme le prédicat de quelque chose d’existant.
Et c’est pourquoi, d’ailleurs, l’existence n’apporte rien à la connais-
sance de l’objet, elle en est, comme chez Aristote, le préalable (je dois
m’assurer que le narval existe avant de chercher à en connaître l’essence) ; et
surtout elle engage un intérêt qui n’est pas de connaissance, mais de « vie ».
C’est un intérêt de vie, non de connaissance, qui me fait préférer cent thlalers
réels (= existant) à cent thalers possibles ; c’est aussi un intérêt de vie qui me
fait parier en faveur de l’existence de Dieu ou contre l’existence de Dieu (en
un sens, l’objet du pari, chez Pascal, ce n’est pas Dieu, mais le bonheur ou le
malheur de ma vie).
Puis Kant distingue position relative et position absolue.
Dans la proposition A est B, B est posé en tant que relatif à autre
chose et être signifie la relation entre sujet et attribut.
Dans la proposition A existe, la chose est posée absolument, ce qui
veut dire qu’elle est posée en elle-même et pour elle-même, indépendam-
ment de toute relation à autre chose.
De la même façon, la Critique distingue l’usage logique du verbe être
(est = copule du jugement) et l’être comme « seulement la position d’une
chose ou de certaines déterminations en elles-mêmes » (= les variations mo-
dales de l’être). Ici bloss = absolu = non relativement.
Et le § 76 de la 3e Critique énonce : « Or toute notre distinction entre
le simple possible et le réel <das Wirkliche> repose sur ce que le possible si-
gnifie seulement la position <Position> de la représentation d’une chose re-
lativement à notre concept et en général à la faculté de penser, tandis que le
réel signifie l’acte de position <Setzung> de la chose en soi-même (en de-
hors de ce concept » (Vrin p. 216)
Ces propositions ne doivent pas nous faire conclure qu’il n’y aurait,
dans le jugement d’existence, aucune relation. S’il y a jugement, il y a syn-
thèse, c’est-à-dire position d’une relation. Mais cette synthèse a un caractère
essentiellement autre qu’une synthèse du type A est B. Ce qui est lié, ajouté à
la représentation, au concept, ce n’est pas un autre concept, c’est la relation
du concept à son objet. La synthèse d’existence porte sur le lien du concept
et de son objet. Il en résulte que, pour constituer ce lien, nous devons sortir
du concept et aller chercher ce qui est ajouté au concept, c’est-à-dire la chose
même, ailleurs que dans le concept, en l’occurrence ici dans l’expérience.
Dans le Beweisgrund Kant dit également que dans un jugement
d’existence, rien de plus et rien d’autre n’est posé que dans la position d’un
simple possible au sens où c’est le même contenu quidditatif qui est posé. En
revanche par la réalité effective <durch die Wirklichkeit> (Beweisgrund, p.
83, l. 3) ou bien par quelque chose d’existant <durch etwas Existierendes>
quelque chose de plus est posé que par un simple possible au sens où il s’agit
de la position absolue de la chose même.
Concluons en observant que Kant pense le sens du mot être depuis la
sphère du jugement. L’être, nous n’en avons l’expérience proprement dite
que dans la mesure où nous l’effectuons dans un jugement. Il est vrai que
l’existence se rencontre d’abord dans la perception : le narval existe puisque
je le vois. Mais la perception réduite à elle-même ne nous donne pas encore
l’existence, elle nous donne une affection aveugle. Cette affection ne devient
port à la connaissance a priori. Elle énonce les règles qui guident le juge-
ment transcendantal dans la subsomption de l’intuition sous les catégories.
En d’autres termes, les schèmes des catégories de la modalité sont les
médiateurs temporels de la subsomption de l’intuition sous les fonctions de
la modalité. Les principes correspondants donnent les règles de la subsomp-
tion légitime.
C’est pourquoi aussi Kant précise que les principes de la modalité « ne
sont rien de plus que des éclaircissements… ». Ils sont des éclaircissements
dans la mesure où ils restreignent les catégories de la modalité à l’usage
simplement empirique, conformément auquel
- le possible n’est pas simplement le possible logique, mais le possible
réellement possible, c’est-à-dire s’accordant avec les conditions formelles ou
a priori de l’expérience en général
- le réel n’est pas simplement ce qui est pensé comme tel, mais ce qui
est perçu
- le nécessaire est le matériellement nécessaire.
Kant ajoute : les principes de la modalité restreignent l’usage de toutes
les catégories à l’usage empirique. Ils ne sont donc pas les règles d’usage des
seules catégories de la modalité, ils concernent toutes les catégories. On peut
donc dire que les principes de la modalité sont les règles de l’usage légitime
du terme est ou être, qui est le mot fondamental du jugement, la condition
pour que l’unité des représentations (que le mot est exprime) soit objective.
Aucun jugement, quelque soit le type de liaison des représentations qui s’y
présente, n’échappe à la condition - à laquelle doit satisfaire tout jugement,
pour être une connaissance - d’être une position d’être, soit comme être pos-
sible, soit comme être réel ou être-existant, soit enfin comme être nécessaire.
Le postulat de la possibilité « exige que le concept des choses [des ob-
jets prétendant être des objets de connaissance] s’accordent avec les condi-
tions formelles (intuitives et intellectuelles) d’une expérience en général.
Or il y a deux façons pour une synthèse de l’entendement d’appartenir
à l’expérience :
- elle peut d’abord lui appartenir au sens où l’objet construit par cette
synthèse est donné dans la perception
- elle peut lui appartenir ensuite au sens où cette synthèse ouvre le
champ de l’expérience en instituant l’objectivité en général, les caractères
formels par lesquels un objet se qualifie comme objet de connaissance.
Or il est clair qu’un objet considéré comme possible n’est pas donné
dans l’expérience. Donc si la synthèse qui le produit appartient à
l’expérience, c’est au sens où elle en est la condition. Un objet non donné
dans l’expérience, donc connu a priori, n’est réellement possible que si la
synthèse qui l’instaure est la forme de la connaissance empirique en général,
la condition formelle pour qu’il y ait connaissance empirique.
Il en résulte que la possibilité réelle n’est pas réductible à la possibilité
logique. Il ne suffit pas qu’un objet soit logiquement possible pour qu’il le
soit aussi réellement. Le concept d’une figure comprise entre deux lignes
droites est logiquement possible (au sens où il n’y a pas de contradiction lo-
gique entre les termes de l’énoncé) mais réellement impossible. Kant dis-
tingue donc strictement le possible comme pouvoir être pensé et le possible
comme pouvoir être-existant. Les conditions de possibilité de l’existence
tuellement existant. Or c’est une science de cet ordre, qui apparaît sous le
nom d’ontologie, une science qui étudie les caractères universels de l’être en
tant qu’être, indépendamment de toute considération de l’existence actuelle.
Le concept central de l’ontologie ainsi comprise est le concept de possibilité.
Est appelé « être » ce qui peut exister, ce qui ne répugne pas a l’existence :
quod possibile est ens est. Or comme, pour Kant, le possible signifie seule-
ment la position de la représentation d’une chose relativement à notre enten-
dement (faculté des concepts), l’ontologie, comme science de l’être possible
peut être appelée une science par concepts, et une argumentation qui tente de
conclure l’existence de Dieu du concept de Dieu sera dite ontologique.
Dans cette preuve, Kant attaque la mineure. Il ne dit pas seulement
comme St Thomas, que notre concept de Dieu n’est pas assez élevé pour que
nous puissions en déduire l’existence. Il dit plus radicalement : quelque
chose comme l’existence n’appartient pas à la détermination d’un concept,
ne constitue pas un prédicat réel. Elle ne peut donc pas en être dérivée, sauf
si j’ai déjà ajouté à mon concept l’existence de son objet (j’ai le concept
d’un objet existant), mais alors le jugement qui extrait l’existence du concept
est analytique et n’enrichit en rien notre connaissance de l’objet.
La preuve ontologique est donc soumise à une alternative : si notre
concept de Dieu est le concept d’un « Dieu existant », le jugement qui déduit
l’existence du concept est purement analytique et n’augmente pas notre con-
naissance. Si en revanche nous affirmons qu’en déduisant l’existence de
Dieu de son concept, nous formons un jugement synthétique, alors ce juge-
ment est invalide car aucun jugement synthétique n’est possible à partir du
seul concept, une synthèse n’est possible qu’à la condition de sortir du con-
cept en direction de l’intuition (pure ou empirique) afin d’y puiser une nou-
velle connaissance. La preuve ontologique n’est donc pas légitime. Son pro-
ton pseudos est de vouloir franchir la distance entre le possible et le réel sans
passer par l’intuition.
La majeure énonce :
« S’il existe quelque chose […], il faut accorder aussi que quelque
chose existe nécessairement. Car le contingent n’existe que sous la condition
d’autre chose qui constitue sa cause, et à partir de celle-ci, le raisonnement
continue de s’appliquer avec la même validité jusqu’à une cause qui n’existe
plus de façon contingente, qui existe sans condition et avec nécessité. Tel est
l’argument sur lequel la raison fonde sa progression vers l’être originaire
(PUF p 432, Aubier p 525)
nante dans une cause, puis dans la cause de cette cause, etc. Dans une telle
démarche, on ne peut jamais atteindre une cause première, car la régression
ne peut pas s’arrêter ;et même si nous supposons qu’il est possible
d’atteindre une cause première, celle-ci ne peut pas être hors du monde, elle
ne peut être qu’une partie du monde. Cette issue ne peut que décevoir
l’argument cosmologique. Il va donc subrepticement passer du contingent
empirique au contingent intellectuel. Le contingent au sens intellectuel, c’est
ce qui est indéterminé (ce qui peut être, mais aussi bien ne pas être) et exige
un principe de détermination : ce principe de détermination, s’il se trouve en
un être contingent, exige à nouveau un principe de détermination, et ainsi
jusqu’à ce qu’on parvienne en dernière instance à un être nécessaire.
L’argument cosmologique confond donc la régression empirique infinie se-
lon le principe de causalité et la régression intellectuelle du contingent au
nécessaire selon le principe de raison suffisante. Or rien n’autorise à identi-
fier le contingent empirique et le contingent intellectuel. Bref, ce que l’on
constate à nouveau, c’est que la preuve cosmologique fait comme si elle était
enracinée dans l’existence, alors qu’en vérité elle procède par concepts et
est, en ce sens, très apparentée à la preuve ontologique.
b/ La seconde irrégularité serait la mise en œuvre d’un raisonnement
fallacieux et même doublement fallacieux. On soutient d’abord qu’une série
infinie de causes étagées les unes au dessus des autres est impossible, car
elle nous priverait de la raison suffisante (voir la preuve de la thèse de la
troisième antinomie, p. 442). On en conclut donc à une cause première. A
cela on doit objecter que, si l’on reste dans l’ordre des phénomènes, il n’y a
pas de cause première et qu’en cherchant cette cause première au dessus du
champ de l’expérience, on se met en contradiction avec le point de départ
que l’on s’est donné, c’est-à-dire l’usage du principe de causalité dans
l’expérience
c/ Une troisième irrégularité serait l’usage abusif du concept de néces-
sité qui ne nous donne une connaissance que s’il est compris comme nécessi-
té conditionnée, c’est-à-dire comme nécessité d’une relation (entre la cause
et l’effet ou entre les prémisses et les conséquences). Le concept d’une né-
cessité inconditionnée est pour nous un concept vide
d/ Une quatrième irrégularité serait la confiance illégitime accordée au
« concept de toute la réalité réunie », au nom de sa possibilité logique, alors
que seul est réellement possible ce dont on peut faire la synthèse dans
l’intuition. .
Et cependant, ce qui donne à l’argument cosmologique sa puissance
au regard du sens commun, c’est qu’il répond à la question de la raison hu-
maine dans le monde des phénomènes. Les phénomènes sont contingents (au
sens de la contingence empirique) ; or il y a une « insuffisance intrinsèque
du contingent » (p. 528) ; cette insuffisance lance la raison dans la recherche
d’une cause première ou d’une cause suprême qui mette un terme à la ques-
tion pourquoi et la raison attribue cette causalité suprême et dernière à
« l’Etre qui renferme originairement en soi la raison suffisante de tout effet
possible » (Id.). En d’autres termes, nous avons besoin de la nécessité incon-
ditionnée comme de l’ultime support de toutes choses (p. 542), car « si l’on
suppose que quelque chose existe, on ne peut éviter cette conséquence que
quelque chose aussi existe de manière nécessaire » (p. 543). L’usage du
principe de raison suffisante tient à l’essence même de la raison.
disjonction du possible et du réel ne vaut que pour les phénomènes, non pour
les choses en général, c’est l’incessante exigence de la raison d’admettre
quelque chose qui existe nécessairement sans condition. En d’autres termes :
cette exigence, qui ne peut trouver satisfaction dans le champ des phéno-
mènes, atteste ou témoigne, par sa seule présence, qu’il y a un autre plan
d’être, en arrière des phénomènes, celui des choses en général, où il n’y a
plus disjonction entre possible et réel, où, par conséquent il peut y avoir du
nécessaire. Mais on pourrait objecter à Kant : si les catégories de la modalité
sont relatives à la structure de notre faculté de connaître, la catégorie de né-
cessité n’y fait pas exception ; il n’y a de nécessité que pour un entendement
discursif, comme Kant le reconnaît lui-même clairement :
1. La Nausée
40
La Nausée, Folio, p. 12
41
« Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose de neuf, une certaine façon de
prendre ma pipe ou ma fourchette. Ou bien c’est la fourchette qui a, maintenant, une certaine
façon de se faire prendre, je ne sais » (15).
42
« La chose, qui attendait, s’est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi,
j’en suis plein. - Ce n’est rien : la Chose, c’est moi. J’existe » (141).
43
« …et ce journal, est-ce encore moi ? tenir le journal existence contre existence, les
choses existent les unes contre les autres, je lâche ce journal. La maison jaillit, elle existe ;
devant moi le long du mur je passe, le long du long mur j’existe…… » (144) ; « le disque qui
tourne existe, l’air frappé par la voix qui vibre existe, la voix qui impressionna le disque exis-
ta. Moi qui écoute, j’existe. Tout est plein, l’existence partout, dense et lourde et douce… »
(146).
44
« J’appuie ma main sur la banquette, mais je le retire précipitamment : ça existe »
(176)
45
« je murmure : c’est une banquette, un peu comme un exorcisme. Mais le mot reste
sur mes lèvres… » (176) ; « les choses se sont délivrées de leur nom » (177).
46
« c’était la “pâte même des choses… » (179) ; « il restait des masses monstrueuses
et molles » (180).
47
« je ne pouvais plus supporter que les choses fussent si proches » ; « l’existence me
pénètre de partout, par les yeux, par le nez, par la bouche » (178) ; « le marronnier se pressait
contre mes yeux… » ; « le petit bruit de la fontaine se coulait dans les oreilles […] mes na-
rines débordaient d’une odeur verte et putride » (180) ; « l’existence n’est pas quelque chose
qui se laisse penser de loin… » (186).
48
P. 189 : « on ne pouvait même pas se demander d’où ça sortait, tout ça, ni comment
il se faisait qu’il existât un monde ».
Etre de trop, c’est être comme enfermé dans l’existence, sans pouvoir
se retirer dans le néant, sans avoir d’autre choix que d’exister. Dans
l’existence, il n’y a ni naissance ni mort à la rigueur, passage du néant à
l’être ou de l’être au néant, pas de mouvement de la puissance à l’acte, pas
de devenir orienté, pas de sens.
La contingence n’a donc pas ici sa signification classique. Le contin-
gent au sens classique, c’est ce que l’on reconnaît n’avoir pas en soi la raison
de son existence ou de son être tel, ce qui suppose que l’être dit contingent
se laisse interroger du point de vue de la raison de son existence. Le contin-
gent au sens de Sartre, ce serait plutôt ce qui obture par avance, par sa densi-
té, sa saturation d’être, tout espace d’interrogation, ce qui se dérobe par
avance à toute question de raison d’être. Le contingent, ce n’est plus le vul-
nérable, c’est l’invulnérable.
La position d’un être nécessaire ne peut sauver le monde de sa contin-
gence radicale
On pourrait objecter que l’expérience qui se désigne elle-même
comme la nausée ne présente qu’une demi-vérité : le narrateur met l’accent
sur ce qui, dans la révélation de l’existence, le précipite dans la promiscuité
des choses, mais il est tout à fait conscient que l’existence et sa contingence
apparaissent dans un champ d’expérience, qui n’est pas identifiable aux
choses qui y apparaissent, un champ d’expérience qui est je ou nous, l’étant
que nous sommes nous-mêmes49. Et c’est pourquoi il dit bien que l’existence
« est là, autour de nous, en nous, elle est nous ». Cette formulation en trois
temps cerne de plus en plus près le « foyer » de l’existence ou de la révéla-
tion de l’existence. Mais si les trois temps sont nécessaires, c’est parce que
ce foyer ne peut pas se saisir réflexivement comme quelque chose ayant des
propriétés autonomes, c’est-à-dire comme ce que la philosophie réflexive
appelle esprit : dès qu’il cherche à se saisir, il se scinde en deux dimensions
antithétiques et inséparables : par l’une je suis chose parmi les choses, dans
une relation de promiscuité avec elles qui exclut distance et objectivation,
par l’autre je suis ce qui permet à des choses d’apparaître, je suis le pur es-
pace ou le pur néant de leur venue à la lumière ou à la manifestation.
L’homme se dissout : il se dissout à la fois et symétriquement dans
l’en soi des choses et dans le néant du pour soi. L’homme disparaît soit par
excès (ou saturation) d’être dans l’en soi, soit par défaut d’être dans le
néant50.
Ou plutôt il disparaîtrait s’il n’y avait un second versant de la relation
au monde, complémentaire de celui dont nous parle la nausée et qui
n’apparaît dans La Nausée qu’en filigrane : le domaine de l’art et
l’imagination qui en est le seuil.
Chez Sartre, en effet, la perception et l’imagination s’excluent : la
perception pose son objet comme présent ; l’imagination le vise sous une
49
« Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou
plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle - puisque j’en
avais conscience - et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle » (185)
50
Et cette dissolution de l’homme rend paradoxale la question de la liberté. Si le
bourgeois est un « salaud », c’est sans doute parce qu’il y va de sa liberté dans l’élision de
l’existence, mais cette liberté est si radicale qu’elle n’est pas de l’ordre du vouloir ou de l’agir
et présente une structure intransitive et impersonnelle : « l’existence se cache » et, quand elle
se révèle, c’est toujours par surprise et dans une expérience qui est de l’ordre du déracine-
ment.
2. L’Etre et le néant
51
On ne peut pas « comprendre que, parce que quelque chose est, quelque chose
d’autre existe ». Il est vrai que nous lions les existants par la relation de causalité, mais la cau-
salité n’est pas un une production ou un engendrement d’un existant par un autre existant, elle
exprime seulement que la succession de nos représentations est universelle, nécessaire, objec-
tive, et non simplement subjective.
partie de matière qui découvre jamais par ses qualités sensibles une force ou
une énergie quelconque […] Solidité, étendue, mouvement, ces qualités sont
complètes en elles-mêmes et n’indiquent jamais aucun autre événement qui
puisse en résulter »).
L’en soi est pour ainsi dire enfermé dans sa massive présence.
Et c’est en tant qu’il est, purement et simplement, qu’il est dit contin-
gent.
Où se trouve l’originalité de ce concept de contingence ?
Prenons le contre-exemple de Leibniz. Le contingent, tel que le com-
prend Leibniz possède pour ainsi dire trois « racines » :
La première est le possible : l’existant contingent a été possible avant
d’être réel, il a été pensé avant d’exister.
La seconde est l’existant : « la raison d’une existence ne saurait venir
que d’une existence » (Leibniz, De l’origine radicale des choses, Ed. L. Pre-
nant, p. 339)
La troisième est le nécessaire : la raison d’une existence contingente
ne saurait se trouver que dans une existence nécessaire.
Et cette triple racine détermine la contingence du contingent.
Est contingent :
- ce dont la possibilité n’implique pas l’existence
- ce dont l’existence dérive d’une autre existence
- ce dont l’existence n’a pas en soi sa raison suffisante et ne trouve sa
raison suffisante que dans une existence nécessaire.
On voit que le concept de contingence a été élaboré, au moins dans
une phase de son histoire métaphysique, en rapport étroit avec :
- une problématique de la possibilité et des rapports entre possibilité et
réalité
- une problématique de la causalité et de la production de l’existant
par l’existant
- une pensée de la création de l’être contingent par l’être nécessaire.
Sartre récuse cet horizon métaphysique mais conserve le concept de
contingence. Et c’est même – paradoxalement – parce que l’en soi échappe
entièrement à l’horizon métaphysique qui était traditionnellement celui de la
contingence qu’il est dit contingent.
Observons enfin que, dans la VIe partie de l’Introduction, la contin-
gence est présentée comme un caractère de l’en soi et non comme un carac-
tère du pour soi. Y a t-il aussi une contingence du pour soi ? Souvenons-
nous que le narrateur de La Nausée perçoit la contingence dans l’existence
de la racine et dans sa propre existence et peut-être dans une certaine pro-
miscuité entre l’existence de la racine et sa propre existence. Nous verrons
plus loin comment concilier les deux perspectives.
Quand il analyse le sens d’être du pour soi, Sartre parle plutôt de fac-
ticité.
La facticité se découvre dans la présence à soi, qui est reconnue
comme « la loi d’être du pour soi » (119). La présence à soi n’est pas analy-
sée à partir du cogito (qui relève déjà, pour Sartre, du versant réflexif de la
conscience), mais à partir de modalités de la conscience telles que la
croyance ou l’ennui.
Ce qui intéresse Sartre dans le phénomène de la croyance, c’est que la
conscience croyante soit à la fois, dans l’unité d’un seul et même acte, ac-
pour soi accompagne comme son ombre cette part d’être que le pour soi
néantit en surgissant comme pour soi.
Et cette part d’être se présente sous plusieurs modalités.
S’attachant à l’être du pour soi, elle accompagne d’abord l’existence
présente ou passée de tout ce qui existe comme pour soi : Philippe II a vécu
de telle date à telle date ; mon ami Pierre vit aujourd’hui à Londres… Elle
accompagne aussi la condition de ce qui existe comme pour soi : Pierre est
bourgeois français de 1942. Elle accompagne enfin la conscience d’être-jeté
dans une situation, la conscience d’une contingence de cet être-jeté – qui fait
surgir la « question originelle », la conscience, en ce qui existe comme pour
soi, qu’il y a en lui « quelque chose dont il n’est pas le fondement : sa pré-
sence au monde » (122).
Avant de préciser ce que Sartre entend par facticité, observons que les
concepts de facticité et d’être-jeté viennent de Heidegger. Le terme de facti-
cité apparaît au § 29 de Etre et temps :
Etant, le Dasein est jeté, ce n’est pas par lui-même <von ihm selbst>
qu’il est mis en son là. Etant, il est déterminé comme pouvoir-être qui
s’appartient à lui-même et ne s’est pourtant pas remis en tant que tel à lui-
même en propre. Existant, il ne revient jamais en arrière de son être-jeté, de
telle sorte qu’il pourrait, ce fait qu’il est et qu’il a à être, à chaque fois le dé-
livrer rien qu’à partir de son être-soi et le conduire dans le là (S. 284).
Le Dasein est remis à lui-même quand il naît, mais ce n’est pas lui-
même qui se remet à lui-même en naissant ; la naissance n’est pas
l’expérience d’entrer dans le monde, mais celle d’être déjà né et de se trou-
ver déjà là (Ricœur). Cette « nativité » (ce caractère ontologique d’être tou-
jours déjà né, toujours déjà là), elle accompagne le Dasein de part en part,
elle constitue son être-jeté et sa facticité.
Indéniablement la facticité « heideggérienne » et la facticité « sar-
trienne » relèvent de la même sphère de sens. Là où l’un dit : le Dasein ne
s’est pas par lui-même mis dans son là, l’autre dit : le pour soi n’est pas le
fondement de sa présence au monde.
On retrouve ce concept de facticité chez Merleau-Ponty. Il y a, ditla
Phénoménologie de la perception, une facticité du monde (PP XII), un « jail-
lissement immotivé du monde » (PP VIII), que ne peut pas résorber ou ré-
duire la recherche des raisons, car précisément toute recherche des raisons
suppose ce jaillissement du monde, et son indépassable primauté. Merleau-
Ponty parle aussi d’une facticité du cogito (PP XII) au sens où le cogito ex-
prime l’existence d’une nature pensante donnée à elle-même et qui est ainsi
réelle avant même de rien connaître du possible. La facticité du monde ou du
cogito signifie la primauté du réel sur le possible ou le nécessaire ou une
primauté du fait sur la raison. Mais cette primauté du fait n’exclut pas que la
facticité soit ouverte à la raison, non pas au sens où elle serait toujours déjà
justifiée par une raison suffisante qui la précéderait dans l’être, mais au sens
où elle est l’assise de toute création de sens et de valeur.
L’analyse sartrienne de la facticité se poursuit auprès du cogito carté-
sien. Le cogito est la conscience d’un être fini. L’ego cogitans doute et sait
que le doute est une imperfection. Cette conscience d’imperfection a pour
corrélatif l’idée du parfait. Or avoir l’idée du parfait et se connaître comme
imparfait, c’est avoir conscience de soi-même comme n’étant pas le fonde-
ment de son être, comme n’étant pas venu à soi à partir de soi : « un être qui
serait son propre fondement ne pourrait souffrir le moindre décalage entre ce
qu’il est et ce qu’il conçoit car il se produirait conformément à sa compré-
hension de l’être et ne pourrait concevoir que ce qu’il est ». On se souvient
que l’entendement discursif kantien est caractérisé par la non-coïncidence du
réel et du conceptuel. C’est cette non coïncidence que nous retrouvons chez
Sartre, cette fois, cependant, non plus seulement comme structure de la fa-
culté de connaître théorique, mais comme constitution fondamentale de
l’existence humaine ou du pour soi. Le pour soi conçoit son être comme en
défaut par rapport à ce qu’il conçoit ; son propre être est en défaut par rap-
port à son concept de l’être ; cet excès dans le pour soi de son concept de
l’être sur son propre être signifie qu’il n’est pas le fondement de son être.
D’où la conscience de la contingence du pour soi : je ne peux pas
rendre raison de mon être, je ne peux pas justifier que je sois et sois ce que je
suis. Etre contingent, ce n’est pas être sans causes (je peux donner des causes
de mon être ou de mon être-tel), c’est ne pas être son propre fondement.
Cette facticité veut dire qu’être libre ne signifie pas être son propre
fondement ; la liberté ne décide pas de son être libre, pas plus que le pour
soi n’est le fondement de son être. Mon existence n’est jamais une exis-
52
Pascal, Pensées et Opuscules (Ed. Brunschvicg), Section VI, n° 339, p. 486.
53
Cf La Structure du comportement, pp. 160-161.
toujours encore enracinée dans la nature, dans une nature toujours déjà re-
prise par le pouvoir d’échappement de la liberté.
La seconde conséquence est que si la liberté, l’invention du sens sont
de l’ordre d’une transcendance, cette transcendance ne laisse pas derrière
elle ce qu’elle transcende (car si elle le laissait derrière elle, elle perdrait son
énergie de transcendance active), elle le retient en elle. Cela implique deux
conséquences. 1/ Il y a dans la vie humaine une possibilité permanente de
régression et d’appauvrissement du sens (en raison, en particulier, des acci-
dents du corps, comme l’aphasie de Schn : la conduite amoureuse perd les
composantes affectives qui en font une relation « humaine »). 2/ L’assise
(naturelle et toujours déjà historique) de la liberté, en particulier le corps,
étant toujours co-principe de l’invention du sens, ne peut jamais être un fac-
teur fortuit de l’existence : la raison reconnaît dans la situation de fait qui la
précède l’assise dont elle avait besoin pour surgir : « l’existence n’a pas
d’attributs fortuits ».
Cette conclusion éveille une objection : « on répondra peut-être que
l’organisation de notre corps est contingente… » : si l’essence de l’homme
est la cogitatio, si « je ne suis précisément parlant qu’une chose qui pense »,
mens, intellectus ou ratio, alors l’organisation de mon corps paraît bien être
contingente par rapport à l’exercice des fonctions de mon essence : un corps
organisé tout autrement pourrait, semble t-il, tout aussi bien accompagner
l’exercice des fonctions de mon essence, - et d’autant plus si l’on soutient
qu’il existe une différence réelle entre l’âme, substance pensante et le corps,
substance étendue.
A cette objection d’inspiration cartésienne, on peut répondre, en res-
tant cartésien, que l’âme et le corps, qui sont connus par deux notions primi-
tives irréductibles à l’unité, qui sont différents d’une différence réelle, sont
aussi unis indivisiblement dans la vie, et que cette union est connue par une
3e notion primitive, irréductible aux deux premières. L’âme et le corps sont
incommensurables si l’on considère l’âme comme pure res cogitans et le
corps comme un fragment de matière, c’est-à-dire comme un corps-objet, un
mode de l’extensio, divisible, bref le corps humain tel que l’étudie
l’anatomie, tel qu’il apparaît dans un cadavre. Et dans ce cas, si l’essence de
l’homme est dans l’âme et la pensée, le corps est contingent. Mais ils ne le
sont plus si l’on considère leur union, qui me donne le sentiment que l’âme
s’étend à tout le corps, et que le corps est aussi indivisible que l’âme ; et si
l’âme et le corps sont unis, il devient impossible de séparer une pensée qui
serait attribut essentiel et un corps qui serait attribut contingent.
Observons cependant que ce qui est connu dans l’union de l’âme et du
corps est de l’ordre de l’utile et du nuisible à la vie, plutôt que de l’ordre de
la vérité. Descartes sépare la lumière naturelle et le sentiment naturel. On ne
peut certes pas vivre dans l’union de l’âme et du corps en négligeant le sen-
timent naturel, mais on ne peut pas bien vivre, ou vivre selon le bien, dans
l’union de l’âme et du corps en négligeant la lumière naturelle. C’est même,
pour l’homme, une obligation fondée en son essence (qui est la lumière de la
vérité, le pouvoir de penser par idées claires et distinctes) de vivre sa condi-
tion d’homme, l’union de l’âme et du corps, selon cette essence, c’est-à-dire
en séparant d’abord les trois notions primitives (de l’âme, du corps, de
l’union de l’âme et du corps), en prenant conscience de la différence réelle
entre l’âme et le corps, et en réglant l’union de l’âme et du corps selon une
mesure qui est puisée dans la lumière naturelle, plutôt que dans le sentiment
naturel, dans la connaissance du corps par l’âme, plutôt que dans l’union de
l’âme et du corps. Ainsi l’union de l’âme et du corps interdit sans doute que
nous considérions notre organisation corporelle comme contingente (car elle
est liée à notre essence), mais elle ne permet pas que nous la considérions
comme nécessaire, c’est-à-dire comme une grandeur intérieure à notre es-
sence. Pour le dire autrement, l’union, la vie n’est pas, pour Descartes, la vé-
rité ou la lumière. Le pas au delà de Descartes consiste donc à réconcilier la
vie et la lumière, à considérer que la vérité ou la lumière, en l’homme, sont
aussi sa vie, c’est-à-dire son expérience, « sa manière propre de mettre en
forme le monde ». Penser la lumière naturelle comme expérience, c’est réin-
tégrer la vie et, par là, toute l’organisation corporelle à la définition ou à
l’essence de l’homme.
Cette réponse fait rebondir l’objection : on prétend faire entrer dans
l’essence de l’homme son organisation corporelle au motif que celle-ci dé-
termine son expérience, sa manière propre de mettre en forme le monde ?
Cela veut tout simplement dire que l’on a cessé de considérer avec sérieux le
concept de l’essence. Le concept d’essence est celui d’une unité de sens et,
qui plus est, d’une unité nécessaire : les caractères de l’essence sont indivi-
sibles, ils ont une cohésion intelligible. Or en définissant l’homme par son
expérience du monde, en intégrant son organisation corporelle à sa défini-
tion, on se contente d’additionner ses différentes propriétés, telles qu’elles
sont empiriquement constatables, et ces propriétés qui n’ont été rassemblées
en l’homme que par des intersections causales aléatoires, par le « caprice de
la nature », on leur donne une unité factice, on les élève arbitrairement au
rang d’essence, d’unité nécessaire. Ainsi de deux choses l’une : ou bien on
attribue à l’homme une essence, au sens d’une unité nécessaire, ayant une
cohésion intelligible : mais il faut alors séparer le nécessaire et le contingent
et reconnaître la contingence de l’organisation corporelle. Ou bien on veut
retenir tout l’homme, le tout de l’homme dans son essence, mais alors on
doit renoncer à l’essence, avouer que l’on a perdu toute véritable cohésion de
la diversité de l’homme et que l’on appelle essence une rhapsodie empirique
de qualités ou d’attributs.
Merleau-Ponty répond à l’objection en montrant qu’on peut penser
l’homme comme union d’une âme et d’un corps ou comme expérience du
monde sans perdre l’unité. Il existe une unité de l’homme concret. Mais cette
unité n’est pas l’unité d’une essence, c’est dit Merleau-Ponty, une « con-
nexion d’existence ». Où est donc la différence entre l’unité en tant
qu’essence et l’unité en tant que connexion d’existence ?
La différence est double. Formulons la première ainsi : dans un être
qualifiable comme possédant une essence, l’unité de cette essence ne doit
rien à son existence. Et si l’existence ajoute quelque chose à l’essence, ce se-
rait plutôt une diversité irréductible à l’unité (il n’y a pas de connexion intel-
ligible entre les prédicats accidentels, entre le fait que Socrate soit de telle
taille, soit assis en ce moment à l’agora dans la boulè, soit musicien, ami de
Phédon, etc). En revanche si l’unité de l’homme n’est pas de l’ordre de
l’essence, mais est de l’ordre de la connexion d’existence, elle ne se réalise
que dans l’existence : c’est en existant, en assumant, transformant, transcen-
dant sa situation de fait et la diversité inhérente à toute situation de fait, en
donnant à cette situation un sens ou plus de sens, que l’homme lui donne une
unité intelligible. Si l’unité de l’homme est une unité d’essence, elle se fait
en lui sans lui (à cette réserve près, cependant, qu’il lui appartient
d’actualiser cette essence et son unité dans le choix d’une vie qui le conduise
au souverain bien, ce qui nous fait retrouver, même en régime d’essence,
l’unité comprise comme connexion d’existence), et elle laisse en dehors
d’elle tous les prédicats (contingents) générés par l’existence. Si en revanche
l’unité de l’homme est une connexion d’existence, elle n’est indépendante ni
de son existence, ni des initiatives de sa liberté, elle ne se réalise même que
par elles, précision faite qu’on ne peut jamais entièrement séparer l’initiative
de la liberté et l’assise de nature qui en est la condition dans une connexion
d’existence. Une connexion d’existence vient toujours d’en deçà de la liber-
té, à la condition, cependant, d’être reprise par une initiative de la liberté ;
l’homme ne peut rien recevoir de la nature ou de ce qui, de son histoire, s’est
sédimenté en nature, sans un engagement de sa liberté.
Formulons la seconde ainsi : quand l’unité d’un être est celle que lui
assigne son essence, on peut discriminer en lui le nécessaire (c’est-à-dire
tout ce qu’il doit à son essence, tout ce qu’il ne peut pas ne pas être tant qu’il
est) et le contingent (tous les caractères qui excèdent son essence et qu’il re-
çoit dans l’existence). Quand en revanche l’unité, comme dans la vie de
l’homme, relève d’une connexion d’existence, une telle discrimination est
impossible. On plus exactement le partage du nécessaire et du contingent
prend un autre sens.
Tout est nécessaire dans l’homme, au sens où tous les attributs qui lui
appartiennent relèvent d’une cohésion et d’une unité intelligible. Que l’on
dise avec Anaxagore que l’homme est le plus intelligent des animaux parce
qu’il a des mains, ou avec Aristote qu’il a des mains parce qu’il est le plus
intelligent des animaux, il demeure qu’une connexion intelligible relie la
main et l’intelligence et que l’organisation corporelle humaine ne peut passer
pour contingente par rapport à son pouvoir de penser. La pensée grecque
l’avait d’ailleurs parfaitement reconnu puisqu’elle considérait la station
droite comme le signe de l’enracinement céleste de l’homme. Et Merleau-
Ponty a montré, dans des analyses consacrées à Léonard de Vinci et à Cé-
zanne que tout, dans l’histoire d’une vie, contribue, à sa place, à la genèse
d’une œuvre, non pas au sens où la vie déterminerait l’œuvre, mais au sens
où une œuvre se construit dans un mouvement de transcendance, une reprise
des données de la vie, où rien de la vie n’est perdu, où tout est transformé
par l’invention de l’œuvre, l’invention d’une unité de sens où la vie et
l’œuvre ne sont plus à la rigueur séparables. Une vie accomplie, ce serait une
vie qui invente l’œuvre (de praxis ou de poièsis) capable de la rassembler
dans une véritable cohésion de vie, c’est-à-dire dans l’unité d’un sens en ge-
nèse.
Mais on peut dire aussi et à l’inverse que, dans l’homme, tout est con-
tingent, au sens où le mouvement de transcendance ne dépasse jamais rien de
ce qu’il « reprend » : comme la toile est recouverte mais demeure sous le ta-
bleau (et peut se déchirer), comme l’acteur se fatigue sous le rôle qu’il joue,
de même le donné subsiste sous l’invention du sens : le sens et sa nécessité
sont toujours sous la menace des incidents du corps objectif, sous celle des
incidents de société (un enfant privé prématurément de société humaine est
privé de son humanité), et même sous la menace de la liberté elle-même, s’il