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L’existence

Variations sur l’existence

Pascal Dupond
Philopsis : Revue numérique
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I. Un oubli de l’existence ?

Le mot et le concept d’existence sont apparus dans la langue et la


conscience philosophiques pour exprimer le sens verbal du mot être, pour
réactiver la différence entre le sens verbal et le sens nominal du mot être1.
Au sens verbal, être = einai = esse, le fait même qu’une chose soit. Au sens
nominal, être = un être, un étant, on, ens, l’une quelconque des choses sont
on dit qu’elles sont.
En français, le participe « étant » est apparu au XVIIe siècle sans que
ce néologisme parvienne à s’imposer, même dans la langue philosophique.
Pour désigner l’une quelconque des choses dont on dit qu’elles sont, on dit
« un être » plutôt que « un étant ». Ainsi dans l’expression du sens nominal
du mot être, la forme verbale (un être) a supplanté la forme participiale (qui
participe du verbe et du nom). Faut-il en conclure que le sens verbal a préva-
lu sur le sens nominal ? Non, ce serait plutôt l’inverse. Si la tournure verbale
a pu prévaloir sur la tournure participiale, c’est parce que le sens verbal de la
tournure verbale s’était assez affaibli pour se laisser oublier de telle sorte que
celle-ci puisse endosser le sens nominal. Certes le sens verbal de la tournure
verbale nominalisée n’a pas disparu : en parlant d’un être, je parle de
quelque chose qui est réellement et de fait en tant qu’il est réellement et de
fiat ; le sens verbal (l’étant en tant qu’il est) subsiste dans le sens nominal ;
en d’autres termes, quand on dit « un être », on pense implicitement que,

1
Exister vient étymologiquement de ex-sistere, paraître, se montrer, sortir de… Ainsi
Lucrèce : vermes de stercore existunt (« les vers naissent du fumier »).
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pour « être un être », il faut « être » ; mais le sens verbal n’est plus qu’une
harmonique du sens nominal : quand on dit « un être », on pense surtout que
pour « être », il faut « être un être ».
Voyons bien la différence. Si on pense : pour être un être, il faut
d’abord être, la signification verbale reste active ; être un être, pour tout être,
c’est d’abord assumer le fait d’être, le métier d’être (et par exemple persévé-
rer en son être, résister à l’anéantissement). Mais si on pense : pour être, il
faut d’abord être un être (un être déterminé, réel ou possible), la signification
verbale risque de se perdre, car nous posons alors inévitablement que X est =
X est un être, l’être pur et simple (aplôs) = l’être tel ; la différence est
comme neutralisée ; l’être comme tel passe sous la coupe de l’être tel.
Cette situation est présente dès l’aube de la métaphysique. La question
ti to on ? ne signifie rien d’autre, pour Aristote, que tis è ousia ? (littérale-
ment : qu’est-ce que l’étantité ?). Si c’est l’ousia qui est le cœur de la ques-
tion de l’être, l’essence est plus digne d’être questionnée que l’existence.
Aristote a parfaitement reconnu la spécificité de la question de
l’existence. Dans les Seconds Analytiques (II, 1, 89b23), il distingue quatre
questions : le fait (to oti), la raison (to dioti), l’existence (ei esti qui devien-
dra en latin an sit) et l’essence (ti esti, quid sit). Les deux premières ques-
tions portent sur des objets complexes et donnent lieu à des jugements syn-
thétiques. Les deux autres portent sur des objets simples ou du moins consi-
dérés comme tels et donnent lieu à des jugements analytiques ou d’identité.
Par exemple nous demandons si le soleil s’éclipse ou non et, si oui, nous en
demandons la raison, ou bien nous demandons quelle est l’essence de
l’homme ou si la licorne de mer existe.
Aristote distingue parfaitement la question de l’essence et la question
de l’existence. Il écrit ainsi : « ce qu’est l’homme est une chose et le fait que
l’homme existe en est une autre ». Il distingue l’être absolument <aplôs> (au
sens existentiel) et l’être tel. Ainsi dans le passage cité sur les quatre ques-
tions : « Il y a certaines choses que nous examinons d’une autre manière ;
par exemple nous demandons si le centaure existe ou n’existe pas, si Dieu
existe ou n’existe pas. Je prends “est” ou “n’est pas” dans un sens absolu et
non comme “est blanc” ou “n’est pas blanc”. Enfin quand nous connaissons
l’existence, nous nous enquérons au sujet de l’essence, par exemple nous
demandons ce qu’est Dieu ou ce qu’est l’homme ».
Et cependant, malgré la distinction entre essence et existence ou entre
l’être-tel et l’être-existence, l’existence n’est pas l’objet d’une interrogation
explicite. Quelle en est la raison ?
1/ Ce qui impose la distinction entre essence et existence, ce n’est pas
la conscience, comme ce sera le cas chez Kant, par exemple, que l’essence et
l’existence relèvent de rapports différents à notre faculté de connaître, ce se-
rait plutôt la considération que, par différence avec l’essence qui se définit
par genres et espèces, l’einai n’est pas un genre, présente une extension qui
dépasse celle du genre en rassemblant les êtres les plus différents, la pierre et
le dieu, l’étoile, le vers de terre, et ne donne par là-même rien de déterminé à
connaître. « to einai, dit Aristote, n’est en aucune façon l’essence, car to on
n’est pas un genre ». Le sens verbal de l’être est mis entre parenthèses.
L’einai est négativement considéré comme ce qui ne peut contribuer à la dé-
termination de l’essence.

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2/ Aristote parle de l’einai du triangle ou de l’unité : « le géomètre


montre que le triangle est » (existe) ; « l’arithméticien pose au début et
l’essence de l’unité et son être » (existence). Ici einai ne signifie pas une
existence individuelle localisée spatio-temporellement. Einai = ne pas être
fictif, inventé, comme la chimère, être objectif, avoir des propriétés objec-
tives qui s’imposent à l’entendement mathématicien. A nouveau nous
sommes hors de l’ordre de l’existence proprement dite.
3/ L’essence est toujours comprise par Aristote comme « essence ré-
elle » ; la question ti esti est différente de la question ti sémainei (comme la
définition réelle est différente de la définition nominale) : « ce n’est qu’après
avoir appris qu’une chose est (existe) que nous cherchons ce qu’elle est »
(SA II, 1, 89b 34) – « Il est nécessaire, pour connaitre l’essence de l’homme
ou de n’importe quelle autre chose de savoir que cela existe, car personne ne
peut connaître l’essence de ce qui n’existe pas ». Ainsi essence et existence
tendent a coïncider dans une connaissance de l’essence qui écarte les généra-
lités vagues et cherche a rejoindre ce qui existe par une connaissance con-
crète.
On voit ainsi le mouvement général de la pensée aristotélicienne : ou
bien l’existence est prise en un sens faible et elle se confond alors avec
l’objectivité d’un concept ; ou bien elle est considérée comme un simple
préalable de la connaissance de l’essence tandis que l’essence, étant envisa-
gée aussi concrètement que possible, tend à s’identifier aux existants dont
elle est l’essence.
Ainsi, ce qui disqualifie l’existence, ce qui la renvoie en dehors du
questionnement philosophique, c’est qu’elle ne peut être objet de science,
soit qu’on la considère comme ayant une extension si vaste qu’elle ne donne
rien a connaitre de déterminé, soit, à l’inverse qu’elle coïncide tellement
avec l’existant dont elle est l’existence qu’elle devient absolument singu-
lière, ce qui, a nouveau, la soustrait aux prises de la connaissance.
On ne s’étonnera donc pas qu’Aristote donne un seul et même nom,
ousia, à la fois à l’essence commune à tous les êtres appartenant à un même
genre (ousia deutera) et au sujet réel et individuel appartenant à ce genre et
ayant cette essence (ousia protè). Il appelle d’un seul et même nom la forme
(spécifiante) et le composé de matière et de forme Il tend donc à identifier
l’individu avec ses conditions d’intelligibilité qui ne peuvent justement pas
aller, pour Aristote, jusqu’a l’individualité.
Et cependant l’ordre de l’existence n’est pas pour autant effacé. On
pourrait même dire que les distinctions ontologiques fondamentales
d’Aristote (l’être en puissance et l’être en acte, l’être par essence ou par soi
et l’être par accident, la diversité des catégories - essence, lieu, temps, quali-
té, quantité...) recoupent la distinction de l’essence et de l’existence. Car
c’est bien à travers (les aléas de) l’existence qu’un être s’achemine vers
l’achèvement de son essence et entre dans sa propre perfection, c’est-à-dire
passe de la puissance à l’acte ; et c’est bien parce que notre être n’est pas
seulement un être d’essence, mais aussi un être d’existence, que nous
sommes non seulement être par soi, mais être par accident (ou que Socrate
n’est pas seulement homme, mais aussi musicien ou non, assis ou debout, au
temple ou sur l’agora, athénien ou spartiate, jeune ou vieux, etc.). Cet ordre
de l’existence n’intéresse pas la connaissance scientifique des êtres naturels.
Mais il revient au premier plan au moment où la tâche est de penser les con-

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ditions du bien vivre, c’est-à-dire dans l’éthique. Car si le bien agir suppose
une connaissance de l’essence et de l’ergon à accomplir, il est surtout une
question pour l’existence et se joue en elle.
Si donc le lien explicite entre la question de l’existence et la manière
humaine d’être ne se déclare que dans la pensée post-hégélienne, avec Kier-
kegaard (à force de connaissances l’oubli s’est étendu sur ce qu’est exister,
non pas seulement exister religieusement, mais aussi exister humainement)
et Heidegger, il s’annonce dès le moment où une éthique est impliquée dans
la question de l’être (comme vient nous le rappeler le titre du grand ouvrage
de Spinoza).

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II. Il y a. L’être impersonnel (E. Levinas, De l’existence à


l’existant (pp. 93-105)

Si l’être comme tel se donne à percevoir, ce n’est peut-être jamais de


manière plus intense que dans le silence et dans la nuit.
Le néant du silence est une abolition des formes sonores : elles se ré-
sorbent dans un fond indifférencié, d’où rien ne se détache, qui n’offre rien à
entendre, parce qu’il est privé de toute articulation interne, mais qui est
d’autant plus « obsédant » pour notre être auditif au monde.
Le néant de la nuit est l’effacement des formes visuelles se résorbant
dans un fond invisible parce que sans différences et sans reliefs, mais
d’autant plus obsédant pour notre être visuel au monde.
La nuit est cette situation, ou plutôt cette non-situation, dans laquelle
« le courant anonyme de l’être envahit, submerge tout sujet, personne ou
chose » (p. 94), de telle sorte que « ce qu’on appelle le moi est lui-même
submergé par la nuit, envahi, dépersonnalisé, étouffé par elle » (p. 95).
La nuit dépouille la conscience de sa subjectivité, c’est-à-dire de son
pouvoir de retrait dans l’intériorité.
La subjectivité naît en traçant la frontière qui sépare - et constitue par
cette séparation même - une intériorité et une extériorité. Là où cette fron-
tière fléchit, la subjectivité est dépouillée de son pouvoir de retrait et mena-
cée par là-même en son être conscience ou en son être subjectivité.
Nous pensons : pour qu’il y ait événement, il faut un sujet qui agisse
ou auquel quelque chose arrive (le sujet est la présupposition de l’action ou
de l’événement). Cette représentation est en un sens aussi ancienne que la
métaphysique grecque : l’ousia est la première des catégories, et toutes les
autres catégories énoncent les prédicats de la première.
Ce que nous découvrons dans le silence et dans la nuit, c’est que
l’extinction du sujet de l’événement d’être n’abolit pas nécessairement
l’événement d’être, mais le rend seulement impersonnel. C’est comme si
l’événement d’être se rendait autonome de tout sujet dans lequel il puisse se
cristalliser. Henri Maldiney parle d’une malade psychotique dont les ta-
bleaux représentaient une immense tache de couleur envahissant presque
complètement la toile, de telle sorte qu’il n’y ait plus de figure se détachant
d’un fond. La question qu’elle répétait était : « est-ce que j’existe ? » Ce qui
peut s’entendre comme : est-ce un “je” qui, en moi existe ? l’existence se po-
larise t-elle dans ma vie de conscience vers une subjectivité mienne ou bien
demeure t-elle impersonnelle ? Si un sujet ici surgit, c’est seulement dans la
hantise de sa résorption dans le fond indifférencié de l’existence : c’est
comme si sa seule possibilité était la possibilité de son impossibilité.
Une certaine expérience de l’existence n’est jamais plus vive qu’au
moment où nous sommes le moins assuré du sujet présumé de l’existence.
L’amenuisement ou l’évanouissement de tout sujet de l’existence,
sans disparition de l’existence, nous l’éprouvons au plus vif dans le silence
ou dans la nuit, dans l’horreur de la nuit.
L’horreur de la nuit n’est pas la peur des choses du jour, qui subsiste-
raient dans la nuit et seraient devenues, parce qu’imperceptibles, d’autant
plus menaçantes ; elle n’est pas la peur d’être démuni devant l’agression des
choses du jour devenues, dans la nuit, invisibles et imprévisibles ; elle vient
au contraire de ce que, comme dans la mélancolie profonde, plus rien

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n’approche, ne vient ou ne menace, plus rien que nous aurions à accueillir


dans la confiance ou à éviter dans la peur, plus rien qui nous offrirait (en
mode attractif ou en mode répulsif) ancrage ou point d’appui. Il n’y a plus de
partage, plus d’échange à moduler entre l’intériorité et l’extériorité : l’espace
nocturne nous livre à l’être qui nous envahit ou nous investit dans
l’impersonnalité.
L’horreur de la nuit n’est pas l’angoisse de la mort. La seconde frappe
l’homme comme vivant et elle est angoisse devant le néant, la première le
frappe comme existant ou comme subjectivité et serait plutôt l’horreur de-
vant l’impossibilité du néant, horreur qui surgit au moment où je découvre
que l’événement d’être fait retour, revient à travers la négation que je pré-
tendais lui opposer – et même dans la mort ou dans le meurtre : « dans le
néant que crée le crime l’être se condense jusqu’à l’étouffement et arrache
précisément la conscience à sa retraite de conscience » (On pensera à Mac-
beth - Acte III, sc. 4, folio classique, p. 263 ou acte V, sc. 1 : les mains impu-
rifiables ; « ce qui est fait, rien ne pourra le défaire » ; l’impossibilité du re-
pos et de l’oubli ; la vigilance qui hante la conscience en sommeil dans le
somnambulisme de Lady Macbeth. On pensera aussi à Ionesco, Amédée ou
comment s’en débarrasser. Le fantôme ou le revenant, au delà de tout « éso-
térisme », ont une signification ontologique universelle. Le revenant est une
cristallisation de l’horreur de l’être, ou de la résistance inexpugnable de
l’être au néant, le revenant est l’être revenant à travers sa négation. L’horreur
de la nuit, l’horreur qu’inspirent les fantômes de la nuit, ne serait donc pas la
répulsion devant le rien, mais plutôt la répulsion devant l’être, devant
l’impuissance du rien vis-à-vis de l’être, devant le pouvoir de l’être de reve-
nir à travers ce qui le nie.
Cette résistance de l’être au néant a souvent été approchée par la phi-
losophie. On pense à Bergson et à sa critique de l’idée de néant : une néga-
tion n’est jamais que le moment négatif d’une substitution, c’est-à-dire
l’envers d’une position (et même si, par fiction, j’imaginais une négation to-
tale, au moins y aurait-il la position de l’esprit qui s’affirme dans la négation
universelle, comme Descartes le montre dans la IIe Méditation. Donc l’idée
d’une négation de tout est contradictoire. Mais, observe aussi Levinas, Berg-
son comprend l’être comme étant, la négation de l’être est négation de
l’étant et la position ou l’affirmation qui en résulte est position d’un étant.
Ainsi Bergson manque la présence de l’être impersonnel ou a-substantif.
Il y a deux façons de concevoir le rapport de l’être et du néant. Ou
bien on pense le néant comme la limite par laquelle l’être devient un être,
quelque chose, c’est-à-dire reçoit sa détermination (Spinoza) Mais on dé-
couvre alors que le néant qui limite l’être, c’est en vérité l’être qui limite
l’être, l’être a le dernier mot et le néant n’est rien (Descartes, Spinoza), une
négation absolue est auto-contradictoire. Ou bien on comprend le néant
comme le silence ou la nuit où s’abolit le quelque chose, non pas en faveur
du rien impossible, mais en faveur du il y a, au sens de l’événement d’être
impersonnel.
De quels autres champs d’expérience pourrions-nous rapprocher
l’horreur de la nuit ?
L’une des expériences qui en approche est l’expérience du sacré ou du
numineux (selon la formule de R. Otto) ou du mana.

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Le mode d’expérience qui se dit dans le terme mana est analysé par E.
Cassirer dans le premier tome de sa Philosophie des formes symboliques (La
pensée mythique). Heidegger commente les analyses de Cassirer dans une
recension de cet ouvrage (Ernst Cassirer, Martin Heidegger, Débat sur le
kantisme et la philosophie et autres textes de 1929-1931, Beauchesne, Paris,
1972).
La distinction du sacré et du profane est le principe fondamental de
l’expérience mythique, l’articulation fondamentale de son rapport au monde.
Qu’est-ce qui est visé au juste, dans la qualification d’un objet comme
« numineux » ou porteur de mana. ? Cassirer répond : ce n’est pas un carac-
tère concernant la teneur intrinsèque de l’étant, l’essence distinctive de la
chose, car les objets les plus différents par le genre ou l’essence peuvent en-
trer dans la catégorie du mana ; « le mana ne désigne pas une sphère déter-
minée d’objets » ; ce n’est pas non plus la présence dans l’objet mana d’une
force d’ordre animique ou spirituel. Plus fondamentalement, plus originai-
rement, ce qui est visé dans le mana, c’est le mode de présence de l’objet, le
comment de son apparaître, la présence comme surpuissance qui assaille
l’existence humaine, la touche, la frappe de saisissement, la subjugue. Et
comme le mana est indépendant de l’essence naturelle des choses, il ne faut
pas comprendre cet excès de puissance comme une force de la nature qui
menacerait l’humain dans sa vie ou son intégrité physique. Le mana n’est
pas la présence d’une puissance, mais la présence comme puissance qui as-
saille et subjugue, renverse l’intentionnalité qui distancie le réel et sépare
ainsi la subjectivité et son monde, l’intérieur et l’extérieur.
Le mana, la présence comme puissance, désigne la compréhension de
l’être caractéristique de la forme de vie mythique et sa véritable signification
ne peut donc être comprise que si l’on remonte jusqu’à sa condition de pos-
sibilité dernière, qui est l’existence comme compréhension, et d’abord
comme compréhension de l’être.
Et comme la compréhension de l’être comme tel est, en toute vie hu-
maine, une compréhension de son propre être, on peut se demander quelle
compréhension l’homme du mythe doit avoir de son propre être pour que sa
compréhension de l’être porte la frappe du sacré, de la présence comme ex-
cès de puissance. Heidegger répond : dans l’expérience du sacré, l’homme se
comprend comme dérélictio ou être-jeté. Etre jeté signifie être livré au
monde et à sa toute puissance, dominé, annexé, harcelé ou happé par lui,
(c’est ce que Binswanger appelle Verweltlichung). Etre ainsi happé ce qui
harcèle est le centre de l’expérience de l’horreur
Un autre champ d’expérience serait celui de la nuit tragique. Œdipe
tente de résister par sa décision, ses actes, sa volonté constante, inébranlable
au destin mauvais. Il tente ainsi de construire une sphère intérieure de déci-
sion et de liberté contre l’extériorité « invasive » du destin mauvais. Mais ce
sont ses actes qui consomment le destin. C’est en se repliant dans
l’intériorité qu’il se livre à l’extériorité : l’intériorité ou la lumière sont illu-
soires. Le mouvement vers la lumière épaissit la nuit.
Le geste philosophique réaffirme, contre la tragédie, le droit inexpu-
gnable de l’intériorité ou de la subjectivité ou de la lumière. Platon dit dans
le mythe d’Er que nul n’est trompé par le destin, chacun est responsable de
son lot. A travers le doute méthodique, Descartes constitue une sphère de
certitude inexpugnable, puisque ni la supposition de la folie, ni les attaques

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d’un universel trompeur ne sont de nature à la miner. Il y a une lumière


qu’aucune nuit ne peut atteindre : cette lumière est la subjectivité elle-même,
le pouvoir qui en est constitutif de distinguer le vrai du faux, le bien du mal.
Mais cette lumière est-elle vraiment une forteresse inattaquable?

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III. La structuration d’un sujet de l’existence (L. Binswanger,


Le rêve et l’existence2)

Le passage de l’existence à l’existant se fait par la position d’une cé-


sure qui sépare et unit le jour et la nuit, le sommeil et la vigilance,
l’ascension et la chute, rendant ainsi possible une Gestaltung de l’existence
autour de deux pôles dialectiquement unis.
Cette Gestaltung, L. Binswanger la voit à l’œuvre dans le rêve, et en
particulier les rêves de vol et de chute.
Binswanger en introduit l’étude par une réflexion sur l’expérience de
la déception extrême, qui est l’expérience d’un écroulement, d’une chute,
d’un déracinement, comme en témoigne la parole qui nous vient quand
l’assise s’est plus ou moins rétablie : « j’étais alors comme frappé par la
foudre » ou bien « comme tombé des nues »3. La déception extrême se dit
métaphoriquement et la métaphore, signale Binswanger, ne relève pas ici
d’une intention stylistique, elle n’est pas l’expression seconde d’une situa-
tion qui pourrait en droit se dire en termes propres ou non figurés et qui se-
rait traduite secondairement en termes figurés. Le langage est d’emblée mé-
taphorique dans la mesure où il recueille au plus juste le sens de
l’expérience, sans séparer ce qui, dans le vécu lui-même, est étroitement
uni : « la forme vivante et psychique » (la direction de sens de la chute) et
« le contenu vivant et psychique » (l’affect d’effroi ou de souffrance ex-
trême).
Cette unité de la forme vivante et du contenu vivant, aussi bien que la
dimension originairement métaphorique du langage, nous sont, dans une cer-
taine mesure, devenues étrangères parce que nous réfléchissons sur
l’existence et le langage après la survenue de l’éclair foudroyant qui a séparé
de sa flamme la forme et le contenu. Par la suite de l’article, on peut conjec-
turer avec vraisemblance que cet éclair est l’avènement du logos en Grèce,
lequel produit le partage de « l’intérieur » et de « l’extérieur » et en même
temps la distinction du contenu vivant et de la forme vivante, de la pensée et
de son expression dans le langage, de l’âme et du corps, de l’homme et du
monde. Une fois ce partage accompli, la métaphore, qui unit indivisiblement
l’intérieur et l’extérieur, est comprise, non plus comme la forme originelle
du dire humain, mais comme un effet de sens obtenu par transgression de la
règle du sens propre, cette transgression consistant, comme le dit Aristote,
dans « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre « .
Quand aujourd’hui le biologiste dit que le sentiment d’une chute ac-
compagnant la déception est la conséquence d’un phénomène physique, la
« perte de tonus ou de tension de notre musculature striée « 4 menaçant la
station debout du corps, quand nous faisons de l’expression tomber des nues
une expression analogique ou métaphorique d’un événement du corps phy-
sique, nous nous tenons dans l’espace de la compréhension de soi qui a été
ouverte par le partage de l’intérieur et de l’extérieur.

2
L. Binswanger, Le rêve et l’existence, in Introduction à l’analyse existentielle, Mi-
nuit, pp. 199-225. Le premier chiffe renvoie à cette édition, le second au texte allemand
(Ausgewählete Vorträge und Aufsätze, Bern, Francke Verlag, 1955).
3
RE p 199.
4
RE 200.

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Or certains phénomènes de l’existence, tels l’écroulement accompa-


gnant la déception extrême ou les rêves de vol et de chute, restent, selon
l’auteur, incompréhensibles quand on tient pour insurmontable la division de
l’intérieur et de l’extérieur. Le projet de Binswanger est de former un con-
cept de l’existence, de l’expérience, du langage qui se libère de ce régime de
division initié par le logos grec, mais sans rien abandonner du logos et de la
compréhension rationnelle de soi, dont les Grecs ont formé l’idéal. Bins-
wanger se propose ainsi de reprendre à nouveau frais ce qu’il présente
comme « le plus difficile d’entre les difficiles problèmes de notre époque »5,
celui de la relation de l’âme et du corps.
Ce projet fait comprendre l’intérêt de Binswanger pour le Dasein hei-
deggerien, qui appréhende l’être de l’homme avant toute séparation de
l’homme et du monde, de l’âme et du corps. Le Dasein est en effet In-der-
Welt-sein, dont les deux structures cardinales sont l’être-jeté et le projet. Le
Dasein est projet-jeté, il se découvre comme exposé au monde dans le mou-
vement de naître à soi. Cette ouverture à soi et au monde a lieu dans une cer-
taine Stimmung qui n’est ni de l’ordre de l’extériorité (comme l’atmosphère),
ni de l’ordre de l’intériorité (comme l’humeur) mais qui est plutôt leur unité
indivise. Ainsi lorsque Goethe écrit : « O Dieu comme le monde et le ciel se
resserrent quand notre cœur se serre dans ses limites »6, le serrement du
cœur et le serrement du ciel sont inséparables, la parole se tient au plus près
de l’ouverture originelle, là où l’existant se rencontre lui-même dans la phy-
sionomie de son monde.
Le rêve et l’existence se propose de décrire l’une des structures fon-
damentales de l’ouverture au monde, la direction de sens de l’ascension et de
la chute. Binswanger l’appelle « direction de sens générale » ou encore
« structure ontologique essentielle » 7 de l’être-homme. Cette figure est
transversale aux « sphères régionales » de l’existence (telles que les sphères
« spatiale, acoustique, spirituelle, psychique »), elle est même transversale
aux existentiaux heideggériens, tels que celui de « la spatialité éloignante-
orientante »8 ou bien celui de « l’être-jeté de la thymie »9 ou bien celui de
« l’explicitation de la compréhension ». Avec cette structure, précise Bins-
wanger, « nous heurtons le fond ontologiquement parlant » [stossen wir on-
tologisch auf Grund ]10 ; elle ne peut être déduite d’une structure plus origi-
naire et en particulier : elle n’est pas l’effet psychique d’une asthénie phy-
sique qui aurait ontologiquement la primauté car, observe l’auteur, « il con-
viendrait d’expliquer pourquoi la déception possède un caractère asthé-
nique ».
A partir du moment où nous saisissons l’être-homme avant toute sépa-
ration de l’homme et du monde, de l’âme et du corps, le sujet de la présence
<das Subjekt des Daseins>11, le sujet de l’ascension et de la chute, que nous
appelons l’homme devient énigmatique. Pour plusieurs raisons.
La première raison est que le sujet de la présence est polymorphe. Il
« ne s’offre pas ouvertement, mais aime à se cacher sous mille formes », car
5
RE 202.
6
Die natürliche Tochter (cité par Binswanger, PE 90)
7
RE 201
8
RE 201 (traduction modifiée).
9
Id (traduction modifiée).
10
RE 202 (TuE 77).
11
RE 202, TuE 77.

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il ne peut être identifié « au corps <Leib> individuel et à sa forme exté-


rieure »12 ; il est, dans le rêve, représenté par la forme corporelle complète ou
bien un membre de cette forme, ou bien encore par quelque chose du monde
ambiant (l’oiseau de proie) qui se prête à symboliser le mouvement
d’ascension et de chute. Il est vrai que, malgré cette polymorphie plastique
du sujet de l’ascension et de la chute, « moi, je demeure le sujet originaire
<Trotzdem bleibe ich das Ursubjekt> de ce qui s’élève ou tombe »13 ; mais
ce sujet qui parle à la première personne risque fort de n’être que l’identité
linguistique formelle du sujet qui se désigne, dans le récit du rêve, comme
celui qui a rêvé, non l’identité concrète de l’instance rêvante.
La seconde raison est que les aventures de la présence rêvante sont
marquées par une coïncidentia oppositorum : si le rêveur est son monde, si
l’âme est le corps, l’ascension est aussi la chute, en ce sens que l’ascension
et la chute ne sont pas opposables contradictoirement (Binswanger parle
constamment du Dasein qui « s’élève et tombe »). La tragédie donne le té-
moignage de cette coïncidence des opposés. Ainsi Œdipe. Dans sa passion
de sauver Thèbes, de purifier la cité de la souillure qui est responsable de la
peste, Œdipe existe, est présent à soi et au monde dans la direction de sens
de l’ascension. Mais la hauteur à laquelle il s’élève est bivalente. Elle de-
vient, au moment où Œdipe interprète, selon la formule de Hölderlin, « trop
infiniment » l’oracle (c’est-à-dire non en homme qui se sait homme , mais en
homme qui se croit l’égal d’un dieu), une menace d’effondrement, la hauteur
est cette nuée sinistre, comme dit Sophocle, d’où vient l’éclair du retourne-
ment. La tragédie montre constamment cette proximité anti-logique du jour
et de la nuit, de l’ascension et de la chute, de la gloire et de la souillure.
Et c’est pourquoi aussi, dans les rêves de vol que cite Binswanger, le
symbole est frappé d’ambivalence : l’oiseau de proie est touché par l’éclair
« au plus haut de son fier envol »14, l’aigle majestueux, en mourant, se trans-
forme en un tas de papiers déchirés et noircis, le milan magnifique est jeté
sur un tas de fumier. Cette ambivalence du symbole correspond à une sorte
de pulsation de l’existence, une diastole et une systole
Les rêves exprimant cette pulsation en donnent une expression plus ou
moins structurée. Lorsque le contenu thymique de la pulsation n’est pas
structuré et symbolisé par une « image dramatique », une forme dynamique
(telles que l’ascension ou la chute du corps propre ou de l’oiseau de proie),
là commence ce que Binswanger a parfois appelé l’ « être en dépassement de
monde » ou ce qu’il appelle aussi dans l’article « dissolution dans le plus
subjectif du subjectif »15 ou « dans la subjectivité pure »16. Binswanger men-
tionne ainsi un rêve de vol « océanique »17, dans lequel la présence se dis-
sout dans le sans forme ; la pulsation de la présence n’est plus structurée par
une forme qui serait l’opérateur d’une articulation de l’autre et de soi, elle
n’est plus qu’à peine une figure se détachant du fond. Elle n’est plus que

12
RE 203, TuE 77.
13
Id.
14
Id.
15
RE 211, TuE 85.
16
RE 212.
17
RE 210 : « Je me trouvais dans un monde merveilleux, dans un océan où, dépourvu
de forme, je me laissais flotter. Je voyais de très loin la terre et tous les autres et je me sentais
extraordinairement léger et débordant d’un sentiment de puissance ». Et Binswanger précise :
« le malade décrit ce rêve comme un rêve de mort ».

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l’identité spéculaire de la toute-puissance et de la mort et elle cherche à re-


trouver le contenu thymique du rêve par le suicide. Quand, en revanche, le
contenu thymique se dégage d’une image dramatique, le rêveur structure dy-
namiquement la pulsation de sa présence au monde, il existe comme figure
se détachant du fond, le Dasein surgit à soi.
Que le contenu thymique de la pulsation s’affranchisse de toute forme
ou qu’il soit au contraire dramatiquement configuré, la bivalence du symbole
(l’in-séparation de l’ascension et de la chute, qui peut aller jusqu’à
l’indistinction de la puissance et de la mort) montre que, dans le rêve, la fi-
gure (ou plutôt la figuration) de l’existence n’est pas séparable d’un fond de
monde dont elle se détache mais auquel elle reste adhérente, dans lequel elle
est retenue (et retenue parfois jusqu’à l’angoisse ou la jouissance de sa ré-
sorption dans le fond). Et dans la mesure où la figure de l’existence (ou le
symbole qui l’exprime) appartient encore au fond dont elle se détache, elle
est « totipotente » (selon une formule qu’on pourrait emprunter ici à la mi-
crobiologie), elle unit ce qu’elle sépare en séparant ce qu’elle unit et c’est
pourquoi le symbole est bivalent et même ambivalent : l’ascension annonce
(« est ») est chute et la chute ascension.
La troisième raison de l’opacité du sujet de la présence dans le rêve,
c’est que le rêve (donc aussi son sujet) sont engagés dans l’historicité de la
culture : la compréhension grecque du rêve n’est plus la nôtre, qui a reçu de
Pétrone sa première formulation : somnia sibi quisque facit18 (« ses rêves,
chacun se les fabrique »).
La différence dans la compréhension du rêve est aussi et d’abord une
différence dans le mode d’existence. La condition des hommes
d’aujourd’hui est celle d’une « solitude originelle dans le cosmos » <Urein-
samkeit im Kosmos>19. Les hommes d’aujourd’hui vivent dans « l’hybris de
l’esseulement » <Hybris der Vereinzelung>20, dans la « toute puissance et
l’identification aux dieux <Göttergleichheit> de l’individu humain » (217)21.
L’individu est devenu le ‘sujet’ de l’existence et du rêve. Chez les Grecs, en
revanche, « se confondent les frontières de l’espace intérieur de l’expérience
vécue, l’espace extérieur de l’événement <Geschehen> et l’espace cul-
tuel »22 : le rêve communique avec l’existence sociale et historique, avec la
divinité, avec le cosmos entier, il est, pour l’existence grecque, non repli
dans une subjectivité déliée du monde, mais ouverture d’un espace commun
aux hommes et aux dieux : « tout ce qui est “intérieur” est ici “extérieur”
comme aussi tout ce qui est “extérieur” est “intérieur” »23. Et c’est pourquoi
le rêveur n’est pas l’individu isolé, mais un sujet participant à un destin his-
torique régi par les dieux.
Cette compréhension du rêve n’est plus la nôtre, elle est révolue en
raison de l’éclair foudroyant, dont parle la première page, en l’occurrence la

18
RE 217 : « … Pétrone, esprit fin et libertin, le familier de Néron, déclara ironique-
ment que ce n’étaient point les sanctuaires ou l’impératif divin qui envoyaient les songes du
haut du ciel, mais que chacun les élaborait lui-même » <somnia, quae mentes ludunt volitan-
tibus umbris, non delubra deum, nec ab aethere numina mittunt sed sibi quisque facit >.
19
RE 212, TuE 85.
20
RE 217, TuE 90.
21
D’où la volonté de maîtrise du monde extérieur par « les force matérielles, sociales
et techniques » (RE 212).
22
RE 214, TuE 87.
23
RE 214.

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séparation de l’espace onirique, de l’espace cultuel et de l’espace de


l’événement historique, ou bien encore la séparation entre l’intérieur et
l’extérieur. Cette séparation discrédite toute « prophétique du rêve », qu’on
veuille la fonder sur une inspiration divine, sur une sympathie de toutes
choses ou bien sur l’observation d’un lien régulier entre rêves et événe-
ments24. Et si la conception grecque du rêve est révolue, c’est d’abord parce
que nous sommes les héritiers des Grecs, qui ont séparé le rêve et la vigi-
lance, « l’image, le sentiment, la pensée subjective, la forme doxique » d’un
côté et « l’esprit, l’objectivité, la vérité », de l’autre, ou bien encore « le
quisque, l’individu, l’esseulé » et « la communauté humaine-divine, médiée
par le Logos, la compréhension », ou la doxa et le logos, l’idios kosmos et le
koinos kosmos. Ce sont les Grecs qui ont inventé la catégorie du chacun, au
sens de l’homme qui s’enferme « dans le monde du rêve, des images, des
sentiments »25, d’où est issue la formule de Pétrone : somnia sibi quisque fa-
cit. Et pour nous, comme pour Pétrone, le rêve relève de l’individualité.
Même si les rêves d’ascension et de chute on un contenu d’image supra-
individuel, ce contenu, c’est l’individu isolé qui le possède dans le rêve, qui
le voit et qui en est ravi ou tourmenté : « ses images, ses sentiments, sa dis-
position thymique appartiennent à lui et à lui seul, il vit entièrement dans son
propre monde, et tout cela s’appelle rêver, psychologiquement parlant, que,
ce faisant, nous soyons, d’un point de vue physiologique, endormis ou éveil-
lés »26.
Pourquoi alors revenir à la compréhension grecque du rêve, c’est-à-
dire à une construction « naïvement réaliste-métaphysique »27 et y chercher
un élargissement de notre compréhension dominante du rêve qui est dans le
sillage d’Héraclite, de Lucrèce et surtout de Pétrone ?
La première raison est que « les tenants de la théorie du quisque de la
subjectivité ne détiennent qu’une demi-vérité »28. Car si l’homme « fait rou-
ler son char où bon lui semble », « sous les roues de celui-ci tourne, invisible
la sphère qu’il parcourt ». Et c’est pourquoi les lectures contemporaines les
plus fécondes du rêve ont bien dû renouer, malgré la réduction du rêve à un
théâtre privé, avec l’esprit de la compréhension grecque du rêve.
Qui plus est, l’approche grecque du rêve présente quelque chose
d’exemplaire pour nous aujourd’hui. Binswanger montre que l’essence de
toute psychothérapie est de permettre à un humain de s’éveiller de son rêve,
de passer de l’idios kosmos du rêve et de la nuit au koinos kosmos de la lu-
mière et de l’universel. Ce passage est en même temps le projet de toute
formation de soi, ou de toute culture.
Or ce passage de la doxa à la vérité, il est mis en scène de façon gran-
diose dans la compréhension grecque du rêve. Les Grecs ont su que le rêve
24
RE 216. Le texte de l’édition française présentant des erreurs, on devra le corriger
ainsi : « [Cicéron] mentionne dans le De divinatione (II, 60, 124) la possibilité d’inspiration
par une force divine <divina vis quaedam>, par les congruences et conjonctions naturelles
qui sont appelées sympathie <convenientia et conjunctia naturae quam vocant sumpatheian>
et par l’observation constante et durable (quaedam observatio constans atque diuturna) de
coïncidences d’événements oniriques avec des événements réels postérieurs ».
25
RE 218.
26
RE 219. Binswanger écrit : « que, ce faisant, nous soyons, d’un point de vue physio-
logique, endormis ou éveillés » et non pas (ce qui n’aurait guère de sens) : « bien que, physio-
logiquement, nous soyons endormis ou éveillés ».
27
RE 218.
28
RE 217.

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appartient en un sens au « royaume de la nuit emprisonné dans la proximi-


té » et relève des divinité chtoniennes, mais est aussi une ouverture vers un
sens universel ou vers une compréhension universelle de soi29. Cette ouver-
ture vers l’universel apparaît déjà, au sein de la compréhension mythique du
rêve, comme la communication entre les hommes et les dieux ou la prémoni-
tion d’événements historiques. Elle se confirme au moment où
l’interprétation des rêves est remise à une divinité solaire, Apollon, qui fait
passer le rêve de la nuit au jour. Bref, dans leur compréhension du rêve, les
Grecs ont su exister et penser une liaison vivante entre idios kosmos et koi-
nos kosmos, l’émergence du jour dans l’opacité de la nuit et une sorte de
proportion et d’équilibre entre le règne du jour et le règne de la nuit. Voilà
précisément ce que Binswanger cherche à retrouver en repérant dans certains
rêves la direction de sens de l’ascension et de la chute.
La direction de sens du vertical unit en séparant, sépare en unissant
l’ascension (qui est joie dans le mouvement vers le sensé et la communica-
tion universelle) et la chute (qui est souffrance dans l’obscurcissement du
sens et l’enfermement dans le particulier). Cet obscurcissement du sens ne
doit pas être compris comme purement négatif : toute invention de sens doit
passer par la destruction des significations sédimentées déposées dans une
vie individuelle, mais aussi dans une culture et un groupe social30. Dans sa
bivalence, la direction de sens du vertical fait communiquer le sens et le non-
sens, elle est l’axe de l’invention du sens.
Binswanger cite un rêve remarquable31 qui fait bien apparaître cette si-
tuation, même si la verticalité est moins visible que dans les autres rêves
mentionnés par l’auteur.
Si l’on s’intéresse en effet à la structure spatiale du rêve, sans préju-
dice de ses autres significations, on voit que, dans son premier moment, le
rêve évoque une marche interminable dans l’horizontal, le long de la mer,
avec, en contrepoint thymique, le tourment dans l’isolement, le désir
d’imposer silence à la mer ; quelles que soient ses autres aspects, visibles ou
moins visibles, il se pourrait que la mer, son bruissement, son éternelle agita-

29
RE 216 : « Le rêve d’Atossa [dans Les Perses] et l’oracle du faucon et de l’aigle ne
se scindent pas en extérieur et intérieur, en événement objectif et subjectif, mais au contraire
en royaume nocturne confiné en sa proximité, obscur et flou, et en un royaume du plus vigile
de tous les dieux, Apollon, étincelante divinité du soleil, regardant et dardant au loin ses
rayons ».
30
Et Cézanne a pensé pendant un certain temps que l’originalité de sa peinture était
due à un trouble de sa vision, avant qu’il ne comprenne qu’il s’agissait d’ « aller plus loin ».
31
« Je me trouvais un soir, bien lasse, et je m’étais endormie au milieu des tourments
d’un trouble intérieur intense. Je me vis, en rêve, en train de marcher le long d’une grève in-
terminable et le bruissement sempiternel des vagues sur les brisants, leur agitation sans fin me
jetèrent bientôt dans le désespoir. De toute mon âme, je désirais imposer silence à la mer,
l’apaiser de force. C’est alors que je vis s’avancer, marchant parmi les dunes, un homme de
haute taille, coiffé d’un chapeau mou. Il portait un large manteau et tenait à la main un bâton
et un grand filet, un de ses yeux était caché par une grosse boucle de cheveux qui pendait sur
son front. Lorsqu’il s’arrêta à ma hauteur, l’homme déplia son filet et y prit la mer qu’il étala
devant moi. Je regardais entre les mailles du filet et, horrifiée, je voyais la mer mourir lente-
ment devant mes yeux. Un calme inquiétant s’étendait autour de moi ; les algues, les bêtes et
les poissons pris dans le filet prenaient lentement une teinte brunâtre et un aspect fantoma-
tique. En larmes, je me jetai aux pieds de l’homme, l’adjurant avec véhémence de rendre sa
liberté à la mer car je savais à ce moment que l’agitation était la vie et que le calme signifiait
la mort. Et l’homme déchira le filet et libéra l’Océan et lorsqu’à nouveau j’entendis les vagues
mugir et se briser, je sentis en moi une joie délirante… et je m’éveillai ».

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tion, symbolisent la vie universelle (comme la terre qui tourne impercepti-


blement sous nos pas) et que le tourment éprouvé dans le rêve, au delà de
ses motifs biographiques, soit celui du retrait hors de l’universel, du refus
d’engager l’individuel dans l’universel, dans une compréhension trans-
personnelle de soi-même. Le second moment du rêve est marqué par
l’émergence de la dimension du vertical : un homme de haute taille tenant à
la main un bâton. Alors que, dans l’horizontal, l’individuel se dérobe à
l’universel, tout en le laissant subsister comme une grandeur rivale et mena-
çante, la verticalité dramatise et radicalise leur opposition : le rêveur de-
mande à l’homme au filet de capturer la mer et de livrer ainsi la vie univer-
selle à la toute-puissance imaginaire de l’individualité. Du point de vue de la
verticalité, ce moment est celui de l’ascension, mais cette ascension est pré-
somptueuse32, comme celle d’Œdipe (qui pensait ne pas être concerné par la
vérité) et elle s’inverse donc en chute dans le non-sens, le flétrissement et la
mort de tout ce qui est vivant. On peut supposer que l’homme au filet sym-
bolise l’analyste, qui est une figure transitionnelle, la médiation entre
l’isolement dans le particulier et l’ouverture à l’universel. Médiatrice, cette
figure transitionnelle participe des contraires qu’elle sépare et unit : elle ex-
prime la persévérance dans l’isolement (au sens où l’analysant attend de
l’analyste, dans un fantasme de toute-puissance, qu’il impose silence à la
mer et le conforte dans son refus de l’universel) mais aussi l’attente d’un
passage, d’un transfert vers la vie universelle. Le troisième moment est la
découverte que le fantasme de toute puissance signifie l’épuisement mortel
de la vie universelle, et par là même aussi de la vie individuelle. Du point de
vue de la verticalité, il est un mouvement vers la terre (« je me jetai aux
pieds de l’homme… »), mais il signifie aussi bien la véritable ascension : le
rêveur demande à l’homme au filet de libérer la mer, la vie universelle,
d’être le médiateur dans l’ouverture de la vie individuelle à la vie univer-
selle. Celle-ci n’est plus seulement côtoyée comme une grandeur étrangère et
hostile, elle est accueillie comme l’élément d’une vie dans la lumière du sens
et la joie d’exister.

Il resterait à se demander, en conclusion, pourquoi ce passage de


l’individuel à l’universel est mis en scène dans un rêve, c’est-à-dire dans
l’imaginaire, pourquoi l’imaginaire est la dimension dans laquelle
l’avènement de l’universel se représente à l’analysant comme le sens du tra-
jet analytique et sans doute aussi comme le sens de toute invention de cul-
ture. On peut former l’hypothèse suivante : si la libération se met en scène et
se dramatise dans un rêve, c’est sans doute parce que le rêve favorise la figu-
ration de l’existence (ce qui est appelé Gestaltung en allemand), autour, en
particulier, de l’axe dynamique vertical, en rendant aux signifiants sédimen-
tés, ossifiés, de notre histoire, leur mobilité, leur instabilité, leur vulnérabilité
féconde – et se présente ainsi comme l’émergence de la liberté. Si c’est dans
la verticalité que l’existence, comme l’a dit Foucault, s’éveille, il se pourrait
que le rêve ou certains rêves soient, dans l’existence, osons le paradoxe, la
dimension de l’éveil.

32
Le terme présomption traduit ce que Binswanger appelle Verstiegenheit. On se re-
portera à l’article « Verstiegenheit », in Drei Formen missglückten Daseins, Niemeyer, 1956
(traduit sous le titre : “ Du sens anthropologique de la présomption ”, in Introduction à
l’analyse existentielle, p. 236 et sv.

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IV. Ens necessarium et ens contingens. La composition de


l’essence et de l’existence dans l’être fini (Thomas d’Aquin)
(Heidegger, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie)

La pensée antique a formé le concept d’essence dans le cadre d’une


théorie du logos. L’eidos platonicien répond a la question ti esti. Et le So-
phiste montre que « c’est par la mutuelle communication des formes noé-
tiques que le Logos nous est né ». Chez Aristote, l’ousia est la première des
catégories de l’être, la première des significations selon lesquelles l’être est
dit. Dans le livre gamma de la Métaphysique, Aristote distingue deux ré-
gimes du signifier : ce qu’il appelle « signifier essentiellement » (Socrate est
homme) et ce qu’il appelle « signifier attributivement » (Socrate est blanc).
Le prédicat signifié attributivement est de l’ordre de l’accident, le prédicat
signifié essentiellement est de l’ordre du nécessaire, au sens où la relation
d’un être a son essence est une relation (hypothétiquement) nécessaire: « ce
qu’il est » (= son essence), un être ne peut pas ne pas l’être, il l’est nécessai-
rement, tant qu’il est. Socrate, Callias, ne peuvent pas ne pas être leur ousia
(l’humanité), tant qu’ils sont. Et dans la mesure où l’essence est, dans l’être
un pôle d’universalité et de nécessité, elle est, par excellence, l’objet de la
science.
Que le concept d’essence ait été élaboré dans le cadre d’une réflexion
sur le logos n’exclut pas qu’il y ait aussi un lien entre essence et existence.
Le concept d’existence est impliqué dans le « sens » du concept d’essence,
dans la mesure ou l’essence est comprise par Aristote comme essence de ce
qui existe (ti esti et ti semainei sont deux questions différentes) : la connais-
sance de l’existence est le préalable d’une recherche de l’essence.
Que devient ce lien dans la pensée médiévale ?
La compréhension médiévale de l’être est soumise à la distinction
fondamentale entre ens infinitum et ens finitum. Dans l’ens infinitum,
l’existence appartient à l’essence : telle est, son essence qu’il ne peut pas ne
pas exister. Son essence est nécessairement actuelle. En revanche, l’ens fi-
nitum peut ne pas être, l’existence n’appartient pas a “ »ce qu’il est », à sa
realitas ; son essence n’est pas nécessairement actuelle. Il y a donc en lui
composition d’essence et d’existence, l’existence s’ajoute à l’essence.
La nature du lien entre essence et existence devient une question fon-
damentale dès lors que l’ontologie commence par la distinction primordiale
entre l’être qui est l’unité indissociable de sa realitas et de son existentia et
l’être dont la constitution (la finitude) est caractérisée par la désunion de la
realitas et de l’existentia.
Le premier est ens necessarium, acte pur : il n’y a en Dieu aucune in-
détermination, aucun devenir, aucun changement.
Le second est ens contingens, il apparaît et, en apparaissant, la chose
se tient « par elle-même » <eigenständig> en dehors de sa ou ses causes et
en dehors du rien, et puis il disparaît ; et il présente donc une « composi-
tion » (ou une décomposition) d’essence et d’existence.
Comment comprendre cette composition ?
Thomas réfléchit sur les rapports de l’essence et de l’existence dans la
perspective de la création. Pour qu’une création soit pensable, on doit distin-
guer dans la créature l’essence et l’existence, comme on doit distinguer la
créature [= ens, l’être déterminé qui possède l’exister] et son exister [=

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esse]33. Dans une création comme dans toute production, l’existence s’ajoute
à l’essence :

« Tout ce qui n’entre pas dans le concept de l’essence ou de la quiddi-


té lui vient de l’extérieur et se compose avec l’essence ; car aucune essence
ne peut être conçue sans ses éléments, mais toute essence ou quiddité peut
être conçue sans son existence : je puis, en effet, concevoir ce qu’est
l’homme ou le phénix sans savoir s’ils possèdent l’existence dans l’ordre du
réel. Il est donc évident que l’existence est autre que l’essence ou la quiddité,
à moins qu’il n’existe un être dont la quiddité soit son existence même »
(L’être et l’essence)

En tout être fini, il y a une composition réelle d’essence et d’existence.


Cette « composition réelle » est parfois comprise comme composition de
deux réalités. Mais s’il s’agissait de la composition de deux réalités, une dif-
ficulté se présenterait que Suarez a formulée ainsi: si l’essence qui est censée
se composer avec l’existence existe avant cette composition, elle n’a plus à
se composer avec l’existence, puisqu’elle existe déjà ; et si elle n’existe pas,
comme elle n’est rien, elle ne peut se composer avec rien. On ne doit donc
pas comprendre la composition réelle comme la composition de deux réali-
tés, c’est-à-dire comme une composition physique entre deux éléments (qui
devraient exister antérieurement et indépendamment de la composition). La
composition doit plutôt être comprise dialectiquement : l’essence n’a pas de
réalité indépendamment de son rapport à l’existence, l’essence doit à
l’existence de pouvoir se composer avec l’existence, et à l’inverse
l’existence doit à l’essence (qui la détermine comme existence d’un être qua-
lifié comme tel ou tel) de pouvoir se composer avec l’essence. En d’autres
termes :
1/ l’essence ne préexiste pas à l’exister qui lui donne d’être, elle n’est
rien avant d’avoir reçu l’exister, si ce n’est comme essence objective dans
l’intellect divin :

« De ce que l’existence est conférée à la quiddité, c’est non seulement


l’existence mais même la quiddité qui est dite créée ; car avant d’avoir
l’existence, elle n’est rien, sinon dans l’intelligence créatrice, où elle se
trouve non comme créature, mais comme essence créatrice » (Questions dis-
putées sur la puissance).

2/ Inversement on ne peut pas concevoir l’existence hors de l’essence


(ou hors d’un existant qualifié, qui est de telle essence), elle n’existe pas in-
dépendamment de l’essence, bien qu’elle en soit distincte. Thomas écrit :

« Car bien que l’existence d’une chose soit autre que son essence, on
ne doit pas comprendre qu’elle lui est surajoutée à la manière d’un accident,
mais elle est déterminée, si l’on peut dire, par les principes de l’essence »
(Commentaires de la Métaphysique d’Aristote). — « Il faut savoir qu’esse se
dit de trois manières. Premièrement on nomme esse la quiddité même ou na-
ture de la chose, comme lorsqu’on dit que la définition est la formule qui si-

33
« In creatura differt essentia rei et esse suum », Livre des Sentences. « In qualibet
creatura est aliud creatura quae habet esse et ipsum esse ejus ».

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gnifie ce que l’être est; et en effet la définition signifie la quiddité de la


chose. Deuxièmement on nomme esse l’acte même de l’essence ; ainsi par
exemple vivre qui est l’esse de ce qui vit, est l’acte de l’âme, et non pas l’acte
second qui en est l’opération, mais l’acte premier. Troisièmement on nomme
esse celui qui signifie la vérité de la composition des termes dans les proposi-
tions. C'est en ce sens que est se nomme copule » (Commentaire des Sen-
tences de Pierre Lombard].

Ce que l’on peut comprendre ainsi : comme l’existence désigne l’acte


d’être d’une chose qui est telle chose, qui a telle essence34, elle est détermi-
née en son sens d’être par l’essence de la chose dont elle est l’existence.

« L’existence est dans le chose et est l’acte de l’être résultant des prin-
cipes de la chose, comme le luire est l’acte de la lumière » (Sentences).

L’existence considérée séparément de la chose existante est une abs-


traction ; hors des réalités existantes, l’existence n’est qu’une notion men-
tale35. L’existence seule n’existe pas36. L’exister n’existe que diversifié dans
la multiplicité des substances concrètes (« Esse diversum in diversis ») et ce
n’est que par analogie qu’il est commun à toutes37.
Qu’on ne puisse pas concevoir l’existence en dehors de l’essence, que
l’existence soit pour ainsi dire déterminée par les principes de l’essence, ne
veut naturellement pas dire que, l’existence dériverait de l’essence ou pour-
rait en être déduite. L’existence d’une chose finie a une cause qui n’est pas
son essence, mais le Créateur.

« Tout ce qu’une réalité possède en plus de son essence doit avoir


pour cause, soit les principes de l’essence, à la façon des propriétés acciden-
telles qui tiennent à l’espèce, comme par exemple le rire tient à l’homme à
cause des principes essentiels de son espèce ; soit une réalité extérieure
comme la chaleur de l’eau a pour cause le feu. Si donc l’existence même
d’une réalité est distincte de son essence, il est nécessaire que l’existence de
cette réalité ait pour cause, soit une autre réalité, soit les principes essentiels
de cette même réalité ; mais il est impossible qu’une réalité ait pour cause
uniquement ses principes essentiels, car aucune réalité dont l’existence est
causée ne peut être à elle-même la cause de son existence »

Et cette existence qui a pour cause le créateur ne prend jamais racine


dans les êtres crées. Thomas l’explique par une analogie. Le feu échauffe
une masse d’eau et fait qu’elle possède la forme de la chaleur, et c’est pour-
quoi l’eau reste chaude après qu’on l’a retirée du feu. Le feu est cause de la
chaleur in fieri. Au contraire la lumière du soleil pénètre dans les milieux
diaphanes qu’elle illumine, sans s’y incorporer. C’est pourquoi quand le so-
leil disparaît derrière l’horizon, le milieu diaphane retombe aussitôt dans
l’obscurité. Le soleil est donc cause de la lumière dans les milieux dia-

34
« Esse dicitur actus entis inquantum est ens », Questions ad libitum.
35
« Ipsum esse commune (non est) aliquid praeter omnes res existantes nisi in intel-
lectum solum » (CG).
36
« Non possumus dicere quod ipsum esse sit » (Sur le livre de Boece Les Semaines).
37
Même si l’exister comme tel ne peut être divers : esse inquantum est esse non potest
esse diversum (CG).

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phanes, non seulement in fieri, mais in esse. Quia non habet radicem in aere
statim cessat lumen, cessante actione solis. De même l’existence continuel-
lement influée par Dieu dans les êtres n’y prend jamais racine.

Suarez soutient contre Thomas qu’il y a entre essence et existence une


distinction de raison raisonnée. Deux choses sont différentes par distinction
réelle quand elles sont deux réalités différentes, abstraction faite de toute
conception par la pensée. Deux choses sont différentes par distinction de rai-
son pure (ou purement logique) quand elles ne sont différentes que du point
de vue de la pensée (homo/animal rationale). Enfin la distinction de raison
raisonnée (ratio ratiocinata) est une distinction opérée par l’esprit (et donc
par la-même relative à l’esprit), mais fondée dans la chose même. Telle est la
différence entre essence et existence. C’est la différence entre le sens nomi-
nal et le sens verbal du mot ens :

« Prise au sens d’un nom, ens signifie ce qui a une essence réelle, pré-
cision faite de l’existence actuelle, c’est-à-dire non pas en l’excluant ou en la
niant, mais en l’écartant simplement par abstraction ; au contraire, en tant
qu’il est participe, ens signifie l’être réel même, qui a l’essence réelle avec
l’existence actuelle, et de la sorte il le signifie comme plus contracté ».

Que recouvre au juste le sens nominal du mot ens (c’est-à-dire préci-


sion faite de l’existence actuelle) ?
l/ L’être simplement possible (au sens d’une essence réelle, non ima-
ginée, et capable d’exister réellement)
2/ L’être actuellement existant, abstraction faite de son existence.
Ni dans un cas ni dans l’autre l’existence ne s’ajoute a l’essence, car
1/ avant leur venue a l’existence, les essences n’ont aucun être propre. Elles
sont seulement des possibles, elles sont relatives à l’entendement qui les
pense. Elles ne peuvent donc rien recevoir qui s’y ajoute. C’est seulement
quand elles viennent à l’existence que les essences reçoivent un être propre,
une « tenue » autonome en soi-même. 2/ Quand ens = être actuellement exis-
tant (abstraction faite de l’existence), l’existence ne peut pas non plus
s’ajouter à l’essence, puisqu’elle est déjà contenue dans l’être réel dont on
parle.
On comprend pourquoi la distinction entre essence et existence est une
distinction de raison raisonnée. Dans la mesure où l’essence comme possible
ou puissance objective dans l’entendement de Dieu n’est pas l’essence plei-
nement actualisée (ayant une tenue autonome en soi-même), la distinction
entre essence et existence est bien fondée dans la chose même. Mais dans la
mesure ou nous ne connaissons l’essence que comme essence actualisée,
l’essence comme possible n’est qu’une projection rétroactive de l’essence
actualisée et la distinction entre essence et existence est bien relative à la
pensée. Et c’est pourquoi l’existence n’est pas séparable de la chose qui
existe, elle lui appartient, elle est enfermée ou enclose en elle, l’existence
comme telle, en dehors des choses existantes, n’est rien d’autre qu’un objet
de la pensée.
On peut tirer de ces analyses, deux conclusions.
1/ Thomas souligne la discontinuité de l’existence et de l’essence : on
ne peut penser les choses comme créatures qu’en distinguant réellement
l’essence et l’existence et en pensant l’existence comme s’ajoutant à

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l’essence. Suarez tend au contraire à effacer cette discontinuité, puisqu’il


pense l’essence comme essence actuelle, non réellement distincte de
l’existant dont elle est l’essence.
2/ Cette différence n’exclut pas une situation commune, qui consiste à
penser l’existence comme acte ou « agir » de l’essence. L’un comprend
l’existence comme contenue dans l’essence actuelle de la chose. L’autre
comprend l’existence comme s’ajoutant à l’essence, mais à partir des prin-
cipes de l’essence, de telle sorte que l’existence est à l’existant comme l’acte
de luire à la lumière. On voit bien ce qui est commun : L’existence est
comme diversifiée par l’essence ou le genre des existants. Exister n’a pas
exactement le même sens en Dieu, en l’homme, en un arbre ou une pierre.

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V. La preuve a priori d’une existence nécessaire: Anselme et


Descartes

La preuve d’Anselme se présente ainsi : Majeure : le concept de Dieu


est ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé <id quo majus co-
gitari non potest>. Mineure : « ce qui existe à la fois indépendamment de
l’intellect et dans l’intellect est plus grand que ce qui n’existe que dans
l’intellect ». Conclusion : « Dieu, étant tel que rien de plus grand ne peut être
pensé a lieu indépendamment de l’intellect humain ». On peut reformuler la
preuve anselmienne ainsi : lorsque nous pensons Dieu, nous pensons un être
dont l’existence, supposé qu’il existe, ne peut pas être, comme la notre, con-
tingente, un être dont l’essence et l’existence ne peuvent être séparées. Si es-
sence et existence ne peuvent être séparées, là où est cette essence, là est
cette existence. Or l’essence est présente à notre esprit quand nous la pen-
sons. L’existence divine est donc aussi présente en quelque sorte à notre es-
prit quand nous pensons l’essence divine. A vrai dire, quand elle est ainsi
présente à notre esprit et en tant qu’elle est présente à notre esprit,
l’existence divine n’est pas indépendante de l’existence de notre esprit ; sa
présence à notre esprit n’a pas lieu indépendamment de notre esprit ; mais
l’existence de Dieu n’étant pas contingente ou dépendante, elle n’est pas dé-
pendante de notre esprit, elle n’a pas lieu seulement là où un esprit pense à
l’essence divine, elle a lieu indépendamment de tout esprit.
Descartes formule une preuve de l’existence de Dieu qui est voisine
de celle d’Anselme, dans la 5e Méditation Au concept de Dieu appartient la
détermination selon laquelle il est l’étant infiniment parfait. Or l’étant infi-
niment parfait est celui auquel ne peut manquer aucune détermination pos-
sible et auquel toute détermination positive revient d’une façon infiniment
parfaite. A la perfection de l’infiniment parfait appartient aussi et même
d'abord l’existence. Dieu ne peut pas être ce qu’il est selon son essence,
c’est-à-dire infiniment parfait, sans exister. En résumé : si Dieu est pensé se-
lon son essence, selon l’idée que nous en avons, son existence doit être co-
pensée. Son existence devant être co-pensée, il existe. Ou en d’autres
termes : nous devons, par une nécessité intérieure à la nature divine que nous
pensons, penser Dieu comme existant ; donc il existe.

La première critique de la validité de l’argument est venue de Thomas


d’Aquin. Dans le De Veritate, Thomas observe que les premiers principes de
la démonstration (principe d’identité et principe de contradiction) sont con-
nus par soi au sens ou ils ne peuvent pas être pensés comme n’étant pas (on
ne peut en général penser quelque chose qu’en y obéissant), et il se demande
si l’existence de Dieu est connue par soi <per se notum> dans le même sens.
Il se demande si le concept de Dieu (c’est-à-dire le concept d’un être qui ne
peut pas ne pas exister) nous fait connaitre quelque chose de l’existence de
Dieu (comme le concept ou la pensée des principes de la démonstration nous
fait connaitre quelque chose de leur existence). Et il répond par la négative :
pour que quelque chose de Dieu soit connu ou intelligible à partir du concept
que nous en avons, il faudrait que soit aussi connue de nous la raison con-
formément à laquelle le prédicat est conclu du concept du sujet. En d’autres
termes, étant admis que raison équivaut ici a essence, nature ou réalité :
quelque chose de Dieu nous est connu a partir de son concept à la condition

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seulement que ce concept soit celui de sa nature ou de son essence, à la con-


dition, par conséquent que l’essence de Dieu nous soit parfaitement intelli-
gible. Or la quiddité de Dieu ne nous est pas connue, nous ne savons pas de
Dieu ce qu’il est. Il manque à la preuve de l’existence de Dieu a partir de son
concept une fondation suffisante du point de départ de la preuve, c’est-à-dire
le concept de Dieu. Nous ne pouvons, selon Thomas, approcher par la pen-
sée la quiddité de Dieu qu’à partir de l’expérience des choses sensibles et du
principe de causalité.
Cette argumentation thomiste est reprise par Catérus dans ses objec-
tions à Descartes. Catérus fait valoir en s’inspirant de Thomas les points sui-
vants.
1. Il est impossible à la créature finie de concevoir clairement et dis-
tinctement l’infini ; il y a certes une connaissance naturelle de Dieu em-
preinte en l’esprit de tous les hommes, mais c’est une connaissance qui nous
fait connaitre Dieu « sous quelque confusion » et « en tant qu’il est la béati-
tude de l’homme » (Alquié, II, p. 514) ; ce n’est pas une connaissance claire
et distincte de la nature de Dieu dont on pourrait déduire l’existence.
2. Supposé que l’on accorde que nous avons la connaissance claire et
distincte de la nature de Dieu, la preuve n’est pas davantage acceptable :

« Posé que chacun entende que par ce nom Dieu il est signifié ce qui a
été dit, à savoir ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu, il ne
s’ensuit pas pour cela qu’on entende que la chose qui est signifiée par ce nom
soit dans la nature, mais seulement dans l’appréhension de l’entendement... »
(516).

Que répond Descartes a Catérus ?


1. Il accorde à Catérus que l’infini ne peut pas être « compris » par la
créature finie, mais seulement « entendu », tout en précisant qu’il n’a jamais
voulu parler d’autre chose que de cette « entente » de Dieu quand il a parlé
d’une connaissance claire et distincte de la nature divine (533 : « ...je n’ai
jamais entendu parler que de cette connaissance finie et accommodée à la
petite capacité de nos esprits »); et que les deux passages où l’infini inter-
vient dans le développement de la preuve (a/ l’idée de l’infini a un contenu
éminemment positif et b/ l’existence appartient à la nature de Dieu comme la
trilatéralité à la nature du triangle) ne supposent rien d’autre que cette en-
tente finie de l’infini.
2. Surtout il cherche a établir que son argumentation n’est pas identi-
fiable a celle d’Anselme. Descartes rappelle que sa preuve peut être présen-
tée comme un syllogisme. La 1e prémisse ou majeure énonce : « ce que nous
concevons clairement et distinctement appartenir a la nature [...] de quelque
chose, cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cette chose ». La 2e pré-
misse ou mineure énonce : « nous concevons clairement et distinctement
qu’il appartient à la vraie et immuable nature de Dieu qu’il existe » ; et la
conclusion énonce : « donc nous pouvons affirmer avec vérité qu’il existe ».
Et il souligne qu’Anselme prend comme point de départ de sa preuve
ce que signifie le nom de Dieu, alors que lui, Descartes, parle de l’essence ou
de la nature de Dieu. D’une signification on ne peut rien tirer d’autre que ce
que l’on pense déjà en elle ; en revanche d’une essence, telle qu’une essence
mathématique, on peut tirer par déduction des connaissances nouvelles. Que
notre concept de Dieu (ou la signification que nous avons en l’esprit en pro-

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nonçant le mot Dieu) soit le concept d’un être tel que rien de plus grand ne
peut être conçu, que ce concept soit par conséquent le concept d’un être qui
existe, cela n’apprend rigoureusement rien sur l’existence de Dieu. Penser un
être comme existant, ce n’est assurément ni le faire exister par sa pensée ni
recevoir par sa pensée l’attestation qu’il existe 38 . En revanche, tel est
l’argument de Descartes, quand on perçoit que l’existence appartient néces-
sairement à la nature de Dieu comme certaines propriétés mathématiques
appartiennent à l’essence du triangle, on peut légitimement affirmer que
Dieu existe.
Descartes souligne donc que la difficulté de l’argument se concentre
dans la mineure (« nous concevons clairement et distinctement qu’il appar-
tient a sa vraie et immuable nature qu’il existe »). La difficulté est double.
1. Nous distinguons communément essence et existence et nous éten-
dons cette distinction à Dieu. Or cette extension, remarque Descartes, est in-
fondée. Quand, habituellement, nous concevons clairement et distinctement
l’idée d’une chose ou l’idée de la nature d’une chose, par ex. l’idée de la na-
ture d’un triangle, nous concevons un ensemble de propriétés nécessairement
liées entre elles et formant une cohésion intelligible (telle qu’aucune ne
puisse être retranchée des autres) ; de cet ensemble de propriétés ayant une
cohésion intelligible, l’existence ne fait pas partie : certes nous pensons la
chose comme pouvant exister (535) ou même comme existante au sens de
présente devant les yeux de l’esprit (536 : « encore que nous ne concevions
jamais les autres choses, sinon comme existantes… ») ; mais il ne s’ensuit
pas qu’elle existe, car nous sommes pas contraints par l’unité intelligible de
la chose (ou de sa nature) à affirmer l’existence en même temps que les
autres propriétés. En revanche quand nous pensons clairement et distincte-
ment la nature de Dieu, nous pensons un ensemble de propriétés dont
l’existence fait partie : l’existence a donc avec les autres attributs de Dieu la
même cohésion intelligible que chaque propriété d’un triangle avec les
autres.
2. La seconde difficulté concerne non plus le lien de l’existence avec
les autres attributs de la nature ou de l’essence divine, mais la vérité intrin-
sèque de cette nature ou de cette essence elle-même. Nous accordons que
l’existence appartient à ce que nous nous représentons comme l’essence di-
vine ou que nous ne pouvons pas penser l’essence divine autrement
qu’impliquant l’existence, mais nous faisons porter notre soupçon sur ce que
nous nous représentons comme nature ou essence divine : « nous ne savons
pas si son essence est immuable et vraie ou si elle a seulement été inventée »
(535).
Supposons que notre idée de la nature de Dieu soit « factice », que
nous l’ayons formée par composition. Nous y trouvons certes alors
l’existence, mais simplement parce que nous l’y avons mise. La déduction de
l’existence à partir de l’essence est alors purement tautologique. Pour ré-
soudre la difficulté, Descartes fait valoir que l’idée factice (un cheval ailé, ou
un lion pensé comme actuellement existant) comprend des éléments qui sont
conjoints sans avoir aucune véritable cohésion ou solidarité interne et qui

38
Comme le disait déjà Gorgias dans son traité Du non-être et de la nature, il ne suffit
pas que nous pensions des hommes volants ou des chars courant sur la mer pour que des
hommes volent ou que des chars courent sur la mer…

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peuvent être réunis ou disjoints selon le choix arbitraire de la pensée (je peux
me représenter un lion existant ici-maintenant ou un lion en général). En re-
vanche quand je pense une vraie et immuable nature, je pense un ensemble
d’éléments qui ont une telle cohésion interne que même si je peux à la ri-
gueur faire abstraction de l’un d’entre eux (je peux ainsi penser un triangle
sans considérer la somme de ses trois angles), je ne peux pas le nier expres-
sément. Bref là ou il y a vraie et immuable nature, ma pensée fait
l’expérience d’une nécessité intelligible qui s’impose à l’entendement. Et
cette nécessité intelligible ne se rencontre pas seulement dans des figures
simples telles que le triangle ou le carré. Si je construis une figure composée,
telle qu’un triangle inscrit dans un cercle, cette figure composée n’est pas
non plus une idée factice, elle a une vraie et immuable nature, elle impose à
ma pensée ses propriétés.
Tout le ressort de l’argumentation est donc la distinction entre l’idée
factice et l’idée d’une vraie et immuable nature. Soit l’idée d’un « corps très
parfait ». Puis-je dire que l’existence appartient à la nature d’un corps très
parfait (de telle sorte qu’un corps très parfait existe nécessairement) au motif
que c’est une plus grande perfection pour un corps d’exister à la fois hors de
l’entendement et dans l’entendement que dans l’entendement seul ? Non, ré-
pond Descartes : je peux seulement dire qu’il peut exister. L’idée d’un corps
très parfait est une idée factice, sans nécessité interne, sans véritable cohé-
sion intelligible. Même si cette idée ne comporte pas de contradiction in-
terne manifeste qui la rendrait impensable, elle est « plate » pour ainsi dire,
elle ne contient rien de plus que ce que l’esprit y met expressément, elle n’a
pas de productivité interne, d’ « arrière plan » qui se découvrirait peu a peu a
l’investigation, elle n’est pas une vraie et immuable nature, rien ne peut
vraiment s’en déduire, l’existence ne peut donc pas non plus s’en déduire, et
même, précise Descartes, l’existence nécessaire lui répugne autant qu’il peut
répugner à la nature d’une montagne de n’avoir point de vallée.
Tout autre est la situation d’une chose « qui ait toutes les perfections
qui peuvent être ensemble ». L’idée de cette chose est l’idée d’une vraie et
immuable nature : tout ce qui est pensé en elle est en cohésion intelligible.
Parmi ses perfections, il y a la souveraine puissance ou la puissance infinie:
En vertu de cette puissance infinie, Dieu existe par sa propre force ; existant
par sa propre force, il existe toujours. Cette souveraine puissance implique
non pas seulement une existence possible, mais une existence nécessaire.
Si nous examinons cette argumentation à la lumière de la distinction
kantienne du possible et du réel (ou du concept et de l’intuition), nous ne
pouvons que la refuser en disant : au moment où Descartes introduit la puis-
sance parmi les caractères de l’essence ou de la perfection divine, il est su-
brepticement passé de l’essence à l’existence car seul un être existant pos-
sède une puissance ou une force produisant des effets. L’existence ayant été
arbitrairement introduite dans l’essence, il n’est pas étonnant qu’elle soit en-
suite retrouvée comme une conséquence de l’essence. Mais rien n’a été
prouvé, nous sommes dans ce que Kant appelle « une misérable tautologie ».
Si l’on veut donc entrer dans l’intelligence de la preuve cartésienne, il
faut expliciter le concept de l’essence qui est le nerf de la preuve.
Comme nous l’avons vu, le concept de l’essence apparait dans
l’antiquité sous le nom grec d’ousia. Ce qui caractérise l’ousia, sous son vi-
sage platonicien comme sous son visage aristotélicien, c’est qu’elle est bi-

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face : elle est a la fois une structure du réel, présente et opérante dans les
choses, faisant de la diversité de leurs propriétés une unité sensée, et le signi-
fié premier de tout logos, c’est-à-dire la première des catégories. L’humanité
qui est l’essence de tout homme, c’est à la fois une structure identique ou un
plan qui se reproduit identiquement de génération en génération et ce qui
nous visons par la pensée quand nous prononçons le mot homme.
Si l’essence est biface, quel est le rapport entre ses deux faces ?
Quand il s’agit d’un être naturel, la structure parait réellement inscrite
et opérante dans le réel et on dira alors que c’est un accident pour l’essence
de venir en position de signification et d’être la première des catégories.
Même sans aucun langage pour la designer, l’essence d’un être naturel,
fourmi ou licorne de mer, serait une structure invariante ou relativement in-
variante se réitérant de génération en génération. Cet ancrage réaliste de
l’essence est confirmé par le fait que le même mot ousia désigne à la fois le
tode ti et l’essence : l’essence agit dans l’existant et le fait exister confor-
mément a cette essence (l’essence agit dans le lion et le fait exister à la façon
des lions, comme l’essence agit dans la lumière et la fait exister à la façon de
la lumière, c’est-à-dire dans le luire).
En revanche quand il s’agit d’un être artificiel, la situation est diffé-
rente. Considérons une trirème. Toutes les trirèmes présentent, à quelques
variantes près, une identité de structure, elles ont une essence. Mais l’identité
de structure ou l’essence n’est rien d’autre ici que le plan selon lequel elles
sont conçues puis réalisées par le constructeur de navire. La causalité de
l’essence est externe, non interne. C’est l’architecte qui rassemble des élé-
ments inertes et les rend fonctionnellement solidaires selon une certains
structure. Du coté de l’objet, il n’y a que matière, la structure, la forme,
l’essence refluent du côté de l’esprit humain. Ici l’essence est vraiment pen-
sée avant d’exister.
La philosophie des Temps modernes naît avec la distinction de la res
cogitans et de la res extensa. La res extensa est entièrement soumise au mé-
canisme. Tout ce qui y présente de l’unité, vivant ou non vivant, possède
l’unité d’une machine, c’est-à-dire une unité extrinsèque, qui est dans
l’entendement de l’architecte divin ou humain avant d’être dans la chose
même et qui ne prend même jamais vraiment racine dans la chose. Si l’on
considère la profonde solidarité entre essence et causalité formelle dans la
pensée antique, on peut dire qu’au moment où, chez Descartes, la causalité
formelle déserte le domaine de la res extensa, c’est l’essence également qui
déserte la res extensa. Il est vrai que Descartes emploie toujours la termino-
logie de l’essence et de l’existence. Il dit ainsi que l’extensio est l’essence de
la res extensa. Mais 1/ c’est une essence qui n’est ni vraiment active, ni
vraiment différenciante (elle est commune à tous les corps), et 2/ lorsqu’elle
devient plus différenciante, comme dans l’analyse du morceau de cire qui est
determiné comme quelque chose d’étendu, de flexible et de muable, elle ne
l’est que par le détour d’une opération de l’esprit qui juge que la même cire
demeure.
Où l’essence retrouve-t-elle l’agir, l’opérativité qui était la sienne dans
l’antiquité et le Moyen-Age aristotélicien ? En Dieu et dans la substance
pensante (l’une étant l’image de l’autre). En Dieu parce que son essence est
une nature active ou productive, une nature à laquelle est jointe nécessaire-
ment une force ou une puissance de production de soi. Dans la res cogitans

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parce que son essence est aussi une nature active impliquant qu’elle se révèle
elle-même à elle-même. En Dieu comme en l’âme, essence et existence sont
inséparables, soit parce que l’essence est comprise comme une puissance de
production d’existence, soit parce que l’essence est comprise comme une
puissance de révélation d’existence.
On pourrait dire, en simplifiant, que Spinoza et Leibniz cherchent a
étendre à la totalité de la nature (comprise chez l’un comme la totalité de
l’être et chez l’autre comme l’ens creatum) ce lien que Descartes réserve à
Dieu et a l’âme. Ils renouent donc avec l’universalité de l’essence.
Kant, lui, paraît avoir une démarche opposée. Même si du point de
vue physique, Kant est un newtonien et non un cartésien, on peut considérer
que la res extensa cartésienne devient pour lui l’être naturel par excellence.
Le type d’être qui est caractérisé par la disjonction de l’essence et de
l’existence (ou qui même, plus radicalement, est privé d’essence) devient
donc l’être naturel par excellence. De telle sorte que l’être naturel est privé
d’unité ou de cohérence intrinsèque ou interne. Si l’être naturel a de l’unité,
cette unité est externe : c’est 1/ l’unité qui est introduite dans la matière de la
sensation par les formes de la sensibilité ou les catégories, c’est-à-dire par le
sujet transcendantal ; c’est 2/ l’unité de ce qui résulte du co-fonctionnement
des parties (l’unité d’une machine se distingue ainsi de l’unité d’un tas de
pierres) ; c’est 3/ l’unité de l’idée que nous devons supposer au fondement
des organismes pour nous représenter la possibilité de l’organisation. Unité
transcendantale. Unité de co-fonctionnement. Unité d’un principe heuris-
tique. Dans ces trois modalités, l’unité est externe. Qui plus est, Kant ne veut
plus entendre parler d’une connaissance de l’âme et d’une connaissance de
Dieu. Donc il exclut le type d’unité entre essence et existence que Descartes
attribue à l’âme et à Dieu. Si l’on veut comprendre pourquoi Kant refuse la
preuve ontologique, il suffit de considérer ce qu’il fait du cogito. Certes il ne
récuse pas le cogito cartésien, mais il le vide de substance : le je pense est
une simple forme de synthèse pour le divers, à laquelle est liée la conscience
d’une existence, mais sans aucune connaissance. Et Dieu est une idée de la
raison, objet de croyance, non de savoir.
On peut conclure de cette analyse que :
a/ Le refus kantien de la preuve dite ontologique est solidaire de sa re-
formulation du cogito cartésien (Kant le reformule en ayant le souci de mon-
trer qu’il n’est pas une connaissance et surtout qu’il n’est pas la première des
connaissances) et ce double refus est celui d’une certaine compréhension de
l’essence, qui accompagne, chez Descartes, la conception de Dieu et la con-
ception du cogito.
b/ La conception cartésienne de l’essence n’est pas seulement le pro-
longement de celle de l’antiquité. Elle est novatrice. Dans l’antiquité,
l’essence est opérante (comme causalité formelle), sans que cette opération
implique une révélation de (à) soi-même. Chez Descartes, l’essence n’est
dans son plein sens qu’en Dieu et dans l’âme, de telle sorte qu’elle est indi-
visiblement une puissance de production de soi et une puissance de révéla-
tion de (à) sol.

Si l’on veut donc restaurer, non pas même la validité, mais le sens de
l’argumentation cartésienne, il faut s’arrêter sur le concept de l’essence qui
en est la clé de voûte.

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Une des façons d’entrer clans la question est de remarquer que, pour
Descartes, une force ou une puissance (infinie) est jointe à l’essence de Dieu
(Alquié, II, p. 538 : « … parce que nous ne pouvons penser que son exis-
tence est possible, qu’en même temps, prenant garde à sa puissance infinie,
nous ne connaissions qu’il peut exister par sa propre force, nous conclurons
de là que réellement il existe… »). Et dans ses réponses aux 4e objections,
Descartes ajoute : « Dieu fait en quelque façon la même chose à l’égard de
soi-même que la cause efficiente à l’égard de son effet » (677), proposition
que Descartes, devant le refus d’Arnauld tenter de justifier.
Descartes soutient que l’on doit penser Dieu comme cause de soi-
même, mais il se défend d’avoir pensé Dieu comme la cause efficiente de
soi-même. Il parait même soutenir que s’il y a causalité en Dieu, cette causa-
lité est de l’ordre de la cause formelle ; Dieu est cause de soi-même signifie :
« la puissance inépuisable de Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il
n’a pas besoin de cause » (678). Mais, comme le souligne Alquié, le souci de
Descartes est avant tout de distinguer la causalité divine et la causalité effi-
ciente dans les choses finies (ce qu’il appelle p. 682 « cause efficiente pro-
prement prise »). Son souci n’est pas du tout de refuser à Dieu toute causalité
efficiente. Au contraire : Descartes souligne que toute preuve de l’existence
de Dieu passe par la cause et la causalité : « la cause efficiente est le premier
et principal moyen que nous ayons pour prouver l’existence de Dieu (681).
On dira donc que Descartes se propose de montrer qu’en Dieu, en tant qu’il
est « par soi », cause formelle (ou essence) et cause efficiente s’identifient.
Mais que Dieu soit par soi, qu’en Dieu cause formelle et cause effi-
ciente s’identifient, que la cause efficiente, en Dieu, soit aussi une causalité
formelle ou par l’essence ne veut pas dire que Dieu serait soustrait à la cau-
salité et qu’il n’y aurait donc pas a demander pourquoi Dieu existe. Pour
Descartes, le principe de causalité est absolument universel (Premier axiome
de l’exposé géométrique faisant suite aux Réponses aux 2e Objections). At-
tribuer à Dieu une causalité formelle, affirmer que Dieu existe par sa propre
nature, c’est bel et bien le penser comme cause de soi. Cette causalité n’est
pas la causalité efficiente proprement dite, elle est une causalité efficiente à
la limite, ou elle est l’analogue d’une causalité efficiente, elle est, à la causa-
lité efficiente ce qu’est le concept de la plus grande ligne circulaire au con-
cept de la ligne droite ou le concept d’un polygone rectiligne ayant un
nombre indéfini de cotés au concept du cercle.
Deux objections sont opposées à l’extension de la causalité efficiente
à Dieu. L’une fait valoir que la cause efficiente est antérieure à son effet,
l’autre que la cause efficiente est différente de son effet.
Descartes refuse la première objection en faisant valoir que la cause
efficiente ne peut pas être antérieure à son effet : elle existe comme cause ef-
ficiente dans l’instant où elle produit son effet, dont elle est par conséquent
contemporaine. A la seconde objection, il répond que la causalité efficiente
est en effet différente en Dieu et dans les choses finies : dans les choses fi-
nies, la cause et l’effet sont différents, en Dieu ils sont identiques. La causa-
lité efficiente n’est donc pas en Dieu « au sens propre », mais qu’elle ne soit
pas en Dieu au sens propre ne doit pas dissimuler l’essentiel : que la cause
par laquelle Dieu produit son être est une cause positive.
On peut conclure de cette analyse que le but de Descartes est double :
il ne veut pas entièrement se démarquer de la langue de ses interlocuteurs,

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qui est la langue de la scolastique, et c’est pourquoi la causalité de Dieu par


rapport à soi-même est constamment présentée comme une causalité for-
melle ou comme une causalité de l’essence : Dieu est cause de soi au sens ou
l’immensité de sa nature est telle qu’il n’a pas besoin de cause efficiente
pour exister. Mais ce qu’il dit clans la langue de la scolastique est nouveau :
l’immensité de la nature divine est pensée comme une cause positive (et non
comme ce qui soustrait Dieu à l’ordre de la causalité) : la cause pourquoi
Dieu existe est bien son essence, qui est sa cause formelle, mais cette cause
formelle est une cause efficiente ou une « quasi-cause efficiente » : la cause
formelle, « pour cela même qu’en Dieu l’existence n’est point distinguée de
l’essence, a un très grand rapport avec la cause efficiente, et partant peut être
appelée quasi cause efficiente » (Alquié commente à juste titre : « Descartes
passe de l’affirmation : il est de l’essence de Dieu d’exister à l’affirmation :
l’essence de Dieu le fait exister ».
Si donc on veut redonner un sens à la preuve ontologique cartésienne,
il faut se souvenir que l’essence cartésienne n’est pas une signification inerte
pensée par l’entendement (ce que Kant appelle un concept ou un possible).
L’essence est pour Descartes une force, une vis activa, une puissance
d’existence (ou, concernant l’âme, une puissance d’auto-révélation de son
existence), et cette force ou cette puissance n’a pas pour nature (ou pour es-
sence) d’être une signification ou un concept de l’entendement, elle a pour
nature ou pour essence d’agir et de produire des effets. Mais cette force ou
cette puissance qui, exactement comme l’essence aristotélicienne, n’a pas
pour nature d’être un concept de l’entendement est cependant aussi ce qui,
de tout être, se donne à connaitre à l’entendement. Connaitre un être, c’est
connaitre son essence ou c’est au moins toucher par la pensée son essence.
L’essence de Dieu est d’abord une puissance en Dieu, mais l’essence de
Dieu, c’est aussi ce qui, de Dieu, se donne (au moins en partie) à connaître à
l’homme. Et c’est parce que l’essence de Dieu est à la fois la puissance par
laquelle Dieu produit son existence et la puissance par laquelle il se fait con-
naître à l’homme qu’une preuve de l’existence de Dieu à partir de son es-
sence est, pour Descartes, possible. Dès le moment où nous faisons de
l’essence, non plus une puissance dans l’être mais un concept ou une signifi-
cation dans la pensée, la preuve ontologique devient une « misérable tauto-
logie ».
Cette analyse nous permet de comprendre la critique kantienne. La
preuve énonce : (Majeure) Dieu est, selon son concept, l’être infiniment par-
fait. (Mineure) Au concept de l’étant infiniment parfait appartient
l’existence. (Conclusion) Donc Dieu existe. Kant attaque la mineure. Kant
ne dit pas, comme Thomas, que notre concept de la nature ou de l’essence de
Dieu n’est pas assez élevé pour que nous puissions en dériver l’existence. Il
dit plus radicalement : l’existence ne peut pas appartenir à la détermination
d’un concept, ne constitue pas un prédicat réel. Et « la perception, qui pro-
cure au concept sa matière est le seul caractère de la réalité » (CRP, p. 281).

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VI. Le concept kantien de l’existence : existence contingente,


existence nécessaire

Le concept de l’existence est, dans la Critique de la raison pure, thé-


matisé en deux moments principaux. Dans l’Analytique transcendantale,
l’existence est comprise comme l’une des catégories de la modalité (PUF 94,
Aubier 163) auxquelles correspondent, du point de vue des principes de la
possibilité de l’expérience, les postulats de la pensée empirique en général.
Dans la Dialectique transcendantale, le concept de l’existence est à nouveau
central dans le chapitre consacré à l’Idéal de la raison pure.

Les catégories de la modalité, 2e groupe des catégories dites dyna-


miques, se présentent comme trois couples de termes opposés : possibilité-
impossibilité, existence-inexistence, nécessité-contingence.
Elles correspondent
- sur le plan de la fonction logique de l’entendement dans les juge-
ments (PUF, p. 88), à la modalité du jugement : problématique, assertorique,
apodictique. « Les jugements sont problématiques quand on admet
l’affirmation ou la négation comme simplement possibles (arbitraires), asser-
toriques quand on les y considère comme réelles (vraies), apodictiques
quand on les y regarde comme nécessaires ».
- sur le plan des principes de l’expérience, aux postulats de la pensée
empirique (p. 200).
Kant précise que la modalité du jugement est d’un tout autre ordre que
la quantité, la qualité ou la relation car elle ne concerne pas le contenu du ju-
gement, mais « la valeur de la copule par rapport à la pensée en général ».
Identiquement les catégories de la modalité sont d’un autre ordre que les ca-
tégories des trois autres groupes, car elles « n’augmentent pas le moins du
monde, comme déterminations de l’objet, le concept auxquelles elles sont
jointes comme prédicats, mais […] elles n’expriment que le rapport au pou-
voir de connaître » (p. 200). Il en résulte que les catégories de la modalité
sont subjectivement synthétiques : une chose est et reste identique du point
de vue de son contenu chosal qu’elle soit possible, réelle ou nécessaire.
Que les catégories de la modalité soient subjectivement synthétiques
n’empêche en rien qu’elles soient la source de connaissances objectives.
L’objectivité d’un jugement d’existence n’est en rien inférieure à
l’objectivité des autres types de jugement. La synthèse de l’entendement
dont les catégories de la modalité sont le principe s’exerce à partir de et en
vue d’une certaine position ou disposition de l’objet lui-même, elle s’exerce
au profit de l’objet lui-même « dans l’élément de sa relation réflexive » avec
le pouvoir de connaître en général

Kant donne une première élucidation des catégories de la modalité en


les rapportant aux schèmes qui leur correspondent (ou plus exactement aux
schèmes correspondant au premier terme de chacune des trois dualités : « Le
schème de la possibilité est l’accord de la synthèse de différentes représenta-
tions avec les conditions de temps en général (comme, par exemple, que les
contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose, mais seule-
ment l’un après l’autre […] Le schème de la réalité <Wirklichkeit> est

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l’existence dans un temps déterminé. Le schème de la nécessité est


l’existence d’un objet en tout temps » (154).
Nous constatons que les trois couples de termes « s’entrecroisent » : le
concept de l’existence qui est au centre de la seconde modalité (existence-
inexistence) intervient dans la définition des trois modalités : l’existence se
qualifie ainsi, dans la première modalité, comme possible ou impossible et
dans la 3e, comme contingente ou nécessaire.
D’où deux questions :
Comment Kant pense t-il le concept d’existence ?
Pourquoi la question de l’existence engage t-elle nécessairement une
interrogation sur la modalité de l’existence

1. Comment Kant pense t-il le concept d’existence ?


Dans un texte « précritique » intitulé De l’unique fondement possible
d’une preuve de l’existence de Dieu (UFP), Kant énonce plusieurs proposi-
tions sur l’existence.
Il précise d’abord que certaines notions (comme les notions d’espace
ou de représentation) n’ont pas besoin d’être définies, car elles sont suffi-
samment claires par elles-mêmes et leur usage est assez sûr sans explicita-
tion particulière. De cet ordre est la notion d’existence. Il ne peut donc s’agir
de la définir (il n’y a au demeurant de véritable définition que dans les ma-
thématiques, qui se donnent leur objet par construction), il s’agit seulement
d’établir ce qui peut être dit avec sûreté sur l’existence, ce qui se résume en
deux propositions :
- être = position : « l’idée de position <Position oder Setzung> est ab-
solument simple et tout à fait équivalente à l’idée d’être » (UFP, PUF, p. 81).
- « Pour aucune chose l’existence <Dasein> n’est attribut <Prädikat>
ou détermination »39.
Ces énoncés sont repris dans la première Critique : « Etre n’est évi-
demment pas un prédicat réel <Sein ist offenbar kein reales Prädikat>, c’est-
à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une
chose. C’est simplement <bloss> la position <Position> d’une chose ou de
certaines déterminations en soi » (p. 429).
Ils sont également repris dans la 3e Critique au § 76.
Que nous donnent-ils à entendre ?
1. La proposition être = position n’est pas explicitée et ne peut l’être :
« l’idée de position est absolument simple et tout à fait équivalente à l’idée
d’être ; puis Kant ajoute : « ce concept est tellement simple que l’on ne peut
y ajouter aucune explication » et clôt la question ainsi : « eu égard aux capa-
cités de notre entendement, l’objet, de sa nature, ne comporte pas de plus
grande clarté ».
2. L’être n’est pas de l’ordre de la réalité, realitas, ne relève pas du
contenu quidditatif de la chose.

39
Prädikat = Bestimmung = détermination. Le concept kantien de détermination vient
de Baumgarten qui écrit dans la Metaphysica, au § 34 : « ce qui est posé comme étant A ou
n’étant pas A est déterminé […] Ce qui, dans l’opération de déterminer, est posé dans une
chose quelconque, ce sont des déterminations. Elles sont de deux sortes, l’une positive et af-
firmative qui, si elle est vraie, est la réalité, l’autre négative qui, si elle est vraie, est la néga-
tion ».

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Cette seconde proposition, le Beweisgrund l’établit de la façon sui-


vante. Supposons un être possible possédant une véritable individuation. En
tant que possible, il est pensé par l’entendement divin avec toutes les déter-
minations qui lui appartiennent, toutes les particularités de temps et de lieu
appartenant à sa notion complète. Si nous modifions la moindre de ces dé-
terminations, ce n’est plus du même être qu’il s’agit. La notion complète de
César, alors même qu’elle relève du simple possible inclut tous les prédicats
requis pour sa complète détermination. Il s’ensuit que si l’existence s’ajoute
à la notion, elle ne peut constituer une détermination de plus, donc elle est
étrangère à l’ordre de la détermination. Cent thalers possibles et cent thalers
réels <wirkliche> sont, du point de vue du contenu quidditatif, tout à fait
identiques. Si un être possible et ce même être, devenu réel <wirklich>
n’étaient pas quidditativement identiques, le second ne serait pas le premier
existant, mais une autre chose.
Corrélativement, Kant fait la critique de la proposition de Wolf selon
laquelle l’existence est le complément de la possibilité. Kant argumente ain-
si : si l’existence était un complément de la possibilité, il y aurait plus de dé-
termination dans l’être-existant que dans l’être-possible ; la détermination
complète appartiendrait donc non à l’essence seule, mais à l’essence exis-
tante ; l’existence achèverait seule la détermination de ce qui serait « laissé
indéterminé par les attributs inhérents à l’essence ou découlant de
l’essence » (UFP p. 84). Or que l’être possible ne soit pas complètement dé-
terminé, Kant refuse de le concéder : « la règle de l’exclusion d’un moyen
terme entre deux termes opposés et contradictoires interdit une pareille indé-
termination » (Id.). L’être possible est entièrement déterminé. Le « en
quelque temps » ou le « en quelque lieu » ne peuvent donc pas être considé-
rés comme indices de l’existence, puisqu’ils appartiennent déjà à l’essence
de tout possible individué. Si je me représente Ahasverus comme un indivi-
du possible, sa notion complète doit inclure tous les pays et tous les temps où
il doit errer. Et pourtant c’est un être imaginaire, il n’existe pas dans le
monde. L’existence n’est donc pas un complément de la possibilité, elle
n’est pas de l’ordre de la détermination.
On peut, il est vrai, observe Kant, considérer l’existence comme un
prédicat, au sens où j’attribue l’existence à la licorne de mer en disant
qu’elle existe. Tout jugement catégorique est de la forme S est P. Cela, pré-
cise Kant, est permis, tant du moins que l’existence n’est pas considérée
comme un prédicat réel, compris dans la nature d’un être, donc pouvant en
être extrait par analyse (comme cela a lieu dans la preuve ontologique). Cela
est permis, à la condition que l’on comprenne bien ce que l’on fait : quand
dans le langage courant on désigne l’existence comme attribut, cet attribut,
ce qu’il donne à connaître, concerne moins la chose (considérée dans son
contenu quidditatif) que notre jugement sur la chose. Le narval existe = la
notion de narval est une notion d’expérience, je l’ai tirée de l’expérience (j’ai
vu le narval ou je connais quelqu’un de confiance qui l’a vu) = je qualifie le
jugement qui attribue l’existence au sujet comme jugement de perception ou
d’expérience. Kant explicite ce point dans l’éclaircissement qui fait suite à
l’exposé des postulats de la pensée empirique (p. 200). Pour éviter toute
équivoque, il faudrait, ajoute Kant, reformuler le jugement d’existence, en
disant : à quelque chose que je perçois conviennent les attributs que je réunis
dans le concept de narval. En d’autres termes, ce n’est pas l’existence qui est

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le prédicat du concept, c’est le concept qui doit être compris, dans le juge-
ment d’existence, comme le prédicat de quelque chose d’existant.
Et c’est pourquoi, d’ailleurs, l’existence n’apporte rien à la connais-
sance de l’objet, elle en est, comme chez Aristote, le préalable (je dois
m’assurer que le narval existe avant de chercher à en connaître l’essence) ; et
surtout elle engage un intérêt qui n’est pas de connaissance, mais de « vie ».
C’est un intérêt de vie, non de connaissance, qui me fait préférer cent thlalers
réels (= existant) à cent thalers possibles ; c’est aussi un intérêt de vie qui me
fait parier en faveur de l’existence de Dieu ou contre l’existence de Dieu (en
un sens, l’objet du pari, chez Pascal, ce n’est pas Dieu, mais le bonheur ou le
malheur de ma vie).
Puis Kant distingue position relative et position absolue.
Dans la proposition A est B, B est posé en tant que relatif à autre
chose et être signifie la relation entre sujet et attribut.
Dans la proposition A existe, la chose est posée absolument, ce qui
veut dire qu’elle est posée en elle-même et pour elle-même, indépendam-
ment de toute relation à autre chose.
De la même façon, la Critique distingue l’usage logique du verbe être
(est = copule du jugement) et l’être comme « seulement la position d’une
chose ou de certaines déterminations en elles-mêmes » (= les variations mo-
dales de l’être). Ici bloss = absolu = non relativement.
Et le § 76 de la 3e Critique énonce : « Or toute notre distinction entre
le simple possible et le réel <das Wirkliche> repose sur ce que le possible si-
gnifie seulement la position <Position> de la représentation d’une chose re-
lativement à notre concept et en général à la faculté de penser, tandis que le
réel signifie l’acte de position <Setzung> de la chose en soi-même (en de-
hors de ce concept » (Vrin p. 216)
Ces propositions ne doivent pas nous faire conclure qu’il n’y aurait,
dans le jugement d’existence, aucune relation. S’il y a jugement, il y a syn-
thèse, c’est-à-dire position d’une relation. Mais cette synthèse a un caractère
essentiellement autre qu’une synthèse du type A est B. Ce qui est lié, ajouté à
la représentation, au concept, ce n’est pas un autre concept, c’est la relation
du concept à son objet. La synthèse d’existence porte sur le lien du concept
et de son objet. Il en résulte que, pour constituer ce lien, nous devons sortir
du concept et aller chercher ce qui est ajouté au concept, c’est-à-dire la chose
même, ailleurs que dans le concept, en l’occurrence ici dans l’expérience.
Dans le Beweisgrund Kant dit également que dans un jugement
d’existence, rien de plus et rien d’autre n’est posé que dans la position d’un
simple possible au sens où c’est le même contenu quidditatif qui est posé. En
revanche par la réalité effective <durch die Wirklichkeit> (Beweisgrund, p.
83, l. 3) ou bien par quelque chose d’existant <durch etwas Existierendes>
quelque chose de plus est posé que par un simple possible au sens où il s’agit
de la position absolue de la chose même.
Concluons en observant que Kant pense le sens du mot être depuis la
sphère du jugement. L’être, nous n’en avons l’expérience proprement dite
que dans la mesure où nous l’effectuons dans un jugement. Il est vrai que
l’existence se rencontre d’abord dans la perception : le narval existe puisque
je le vois. Mais la perception réduite à elle-même ne nous donne pas encore
l’existence, elle nous donne une affection aveugle. Cette affection ne devient

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l’expérience de quelque chose qui existe que dans la mesure où intervient un


acte de position qui se fonde sur les catégories de la modalité.
Les catégories effectuent toutes une position ; la catégorie de
l’existence a pour propriété d’effectuer une position absolue.
Ce qui permet à la pensée ou au jugement d’effectuer une position (re-
lative ou absolue), c’est qu’elle est elle-même position de soi : l’être pensant
ne reçoit pas simplement son être comme la statue le reçoit du sculpteur ou
le vivant de ses géniteurs, il se rapporte à son être en mode d’effectuation, il
effectue son être. Le cogito cartésien marque le moment où le rapport que
nous avons avec notre propre être n’est plus seulement de l’ordre de la ré-
ception, mais aussi de l’ordre de l’effectuation.
Il est donc clair que la compréhension kantienne de l’être comme po-
sition est redevable à la percée cartésienne. L’idée selon laquelle le jugement
est une composition vient de la philosophie antique. Mais c’est seulement
dans la philosophie post-cartésienne que la position peut devenir le nom de
l’être.

2. Pourquoi la question de l’existence engage t-elle nécessairement


une interrogation sur la modalité de l’existence ?

Une existence est-elle (nécessairement) contingente ?


Pouvons nous connaître une existence nécessaire ?

Ce qui introduit, et introduit nécessairement, la modalité dans la ques-


tion de l’existence, c’est la structure même de notre faculté de connaître.
C’est ce que montre clairement le § 76 de la troisième Critique :

« Il est absolument nécessaire pour l’entendement humain de distin-


guer la possibilité et la réalité <Wirklichkeit> des choses. La raison s’en
trouve dans le sujet et la nature de ses facultés de connaître. Il n’y aurait pas
une telle distinction (entre le possible et le réel) si pour leur emploi deux
moments <Stücke> tout à fait hétérogènes n’étaient nécessaires :
l’entendement pour les concepts et l’intuition sensible pour les objets qui leur
correspondent. Si notre entendement était intuitif, il n’y aurait pas d’autre ob-
jet que le réel (das Wirlkliche>. Les concepts (qui se rapportent simplement
<bloss> à la possibilité d’un objet) et les intuitions sensibles (qui nous don-
nent quelque chose sans pour cela le faire connaître comme objet) disparaî-
traient les uns et les autres »

La distance qui sépare le possible et le réel est parallèle à la distance


qui sépare la spontanéité et la réceptivité de notre faculté de connaître. Et
comme la seconde est pour nous indépassable (puisqu’elle tient à la nature
même de notre faculté de connaître), la première l’est aussi et s’attache à
tous les objets de notre connaissance : je peux penser un concept par
l’entendement sans qu’un objet correspondant à ce concept soit donné dans
l’intuition sensible, et symétriquement « quelque chose » peut m’être donné
dans l’intuition sensible sans que j’en forme le concept par l’entendement.
Kant ajoute que la distinction entre le possible et le réel conduit inévi-
tablement notre pensée à la distinction entre le contingent et le nécessaire : si
le possible et le réel sont hétérogènes, alors notre pensée doit nécessairement
opposer le contingent et le nécessaire. Alors que pour un entendement intui-

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tif il n’y aurait que du réel, pour un entendement discursif, il y a inévitable-


ment du contingent et du nécessaire :

« …je ne peux présupposer chez tout être pensant la pensée et


l’intuition comme deux conditions différentes de l’exercice des facultés de
connaître, ni par conséquent de la possibilité et de la réalité des choses. Pour
un entendement dans lequel cette différence n’interviendrait pas, cela signi-
fierait : tous les objets que je connais sont (existent) ; et la possibilité de cer-
tains objets, qui sont cependant inexistants ; c’est-à-dire la contingence de
ceux-ci s’ils existaient, ainsi que la nécessité qu’il en faut distinguer, ne pour-
raient pas du tout surgir dans la représentation d’un tel être » (CFJ p. 217)

Le concept de contingence ou plus précisément d’existence contin-


gente présente, dans la pensée critique, plusieurs niveaux de signification.
En un premier sens, on dira que toute chose existante, dès le moment
où elle se présente à un entendement discursif, possède une existence onto-
logiquement contingente : le concept et l’objet relevant de facultés hétéro-
gènes, il est impossible à l’esprit humain de déduire l’existence d’une chose
du concept de cette chose. Il faut et il suffit que la réalité <Wirklichkeit>
d’un objet de connaissance ne puisse pas être dérivée de sa possibilité pour
qu’il soit ontologiquement contingent.
Et c’est pourquoi la connaissance, qui conçoit, qui est conceptuelle, ne
peut jamais équivaloir à une compréhension.
La distinction entre concevoir et comprendre traverse toute la pensée
kantienne. Mentionnons quelques passages où cette distinction apparaît
- Dans l’Essai pour introduire en philosophie le concept des gran-
deurs négatives, Kant distingue deux ordres de « principes » qu’il appelle
principe logique et principe réel <Realgrund> et deux ordres de rapport.
Dans une relation logique, la conséquence est « posée » <gesetzt> par
le principe selon la règle de l’identité » (la conséquence est tirée du principe
initial par analyse). De la nécessité, on déduit ainsi l’immutabilité ou
l’infinité l’omniscience ; dès qu’on se donne le concept d’un assemblage, on
se donne, par identité, celui de sa divisibilité. Une telle déduction par analyse
est transparente à l’entendement.
Dans une relation réelle, là où intervient une liaison entre des choses
existantes, là la règle de l’identité n’est plus opérante, la liaison n’est plus
justifiée par une identité et se dérobe à la « compréhension » :

« Comment quelque chose découle de quelque autre chose, et non sui-


vant la règle de l’identité, voilà ce que j’aimerais qu’on m’éclaircit […] Tou-
chant ce principe réel et son rapport à la conséquence, voici, simplement pré-
sentée, ma question : comment dois-je comprendre que, parce que quelque
chose est <ist>, quelque autre chose existe <sei> ? […] La volonté de Dieu
contient le principe positif de l’existence du monde. La volonté divine est
quelque chose ; le monde existant est une tout autre chose. Et cependant l’un
pose l’autre. […] De deux corps situés sur une même ligne droite, l’un, A, est
en mouvement, l’autre, B, est en repos. Le mouvement de A est quelque
chose, celui de B est quelque autre chose, et cependant par l’un est posé
l’autre. Analysez maintenant autant qu’il vous plaira le concept de volonté
divine, vous n’y trouverez jamais un monde existant, comme s’il y était con-
tenu et posé par l’identité : il en est de même dans les autres cas ».

© Philopsis – Pascal Dupond 34


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Concevoir, selon le concept de la causalité, que le mouvement du


corps A met le corps B, initialement au repos, en mouvement, n’équivaut pas
à comprendre comment se franchit la césure entre deux choses existantes.
- Critique, Remarque sur la 3e antinomie : « Il nous faut nous conten-
ter, dans la causalité qui a lieu selon les lois de la nature, de connaître a prio-
ri qu’une causalité de ce genre doit être supposée <erkennen, dass eine sol-
che Causalität vorausgesetzt werden müsse> bien que nous ne comprenions
<begreifen> pas du tout comment il est possible que, par une certaine exis-
tence, l’existence d’une autre chose soit posée et que nous nous croyions
ainsi obligés de nous en tenir uniquement à l’expérience » (PUF 350/Aubier
376)
- Critique, Discipline de la raison pure par rapport aux hypothèses :
« comme nous ne saurions nous faire le moindre concept de la possibilité de
la liaison dynamique a priori et que la catégorie de l’entendement ne sert pas
à la comprendre <erdenken> mais seulement à la concevoir <verstehen>
quand elle se rencontre dans l’expérience… » (524/560)

A partir de ce premier sens « nodal », la contingence se décline en


plusieurs autres sens.
Kant distingue une contingence « intelligible » et une contingence
« empirique ».
Est contingent au premier sens, c’est-à-dire au sens de la catégorie
pure de contingence, ce dont l’opposé contradictoire est possible.
Est dit contingent, en ce sens, ce qui, existant, aurait pu, au moment
précisément où il existe, ne pas exister ou ce qui, au moment précis où il est
ce qu’il est, aurait pu être autrement. L’état donné et l’état opposé (présenté
à l’irréel : aurait pu) ne sont pas considérés comme appartenant à deux mo-
ments différents du temps (comme dans le phénomène du changement), mais
à un seul et même moment.
- Est contingent au sens de la catégorie dans son usage empirique ce
dont le contraire est possible. Est dit contingent, en ce sens, ce qui peut de-
venir autre. Soit le corps A qui est dans un certain état de mouvement à
l’instant t et dans l’état contraire (de repos) à l’instant t+1 ; puisque l’état de
repos s’est produit ou est devenu réel en t+1, il était possible en t. Mais qu’il
y ait, dans la chose qui est en mouvement à l’instant t la possibilité de son
repos en t+1 ne veut pas dire qu’il y ait aussi la possibilité de son repos à
l’instant t ; qu’elle aurait pu, elle qui est en mouvement à l’instant t, y être en
repos. Qu’une chose puisse devenir autre ne veut pas dire qu’elle aurait pu
être autre. On voit par là toute la distance entre la contingence « pure » et la
contingence « empirique ».
A cela s’ajoute un 4e sens, lié au 3e : un état est contingent quand il se
produit par la causalité d’une cause appartenant au temps précédent et non
par lui-même (PUF, p. 356).
Les deux derniers sens de la notion de contingence n’appellent pas
une vigilance critique particulière parce qu’ils visent et concernent l’objet de
l’expérience. En revanche le sens numéro 2 (en lequel se nouent les implica-
tions existentielles les plus vives : aurais-je pu agir autrement que je ne l’ai
fait ?) exige au contraire un examen critique.

© Philopsis – Pascal Dupond 35


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La catégorie du nécessaire ou plus précisément d’existence nécessaire


se prend en deux sens. Une existence peut être nécessaire absolument ou
bien relativement.

1. L’existence nécessaire au sens relatif, nous en trouvons


l’explicitation dans la partie de l’Analytique des principes consacrée aux
postulats de la pensée empirique.
Postulat : Kant justifie l’emploi de ce terme à la fin du passage consa-
cré aux postulats et précise que le terme est employé non pas selon une ac-
ception philosophique récente (= une proposition que l’on admet sans justifi-
cation ni preuve, par sa seule évidence), mais selon l’usage traditionnel des
mathématiciens (est postulat, au sens mathématique, « le principe pratique
qui ne contient que la synthèse par laquelle nous nous donnons tout d’abord
un objet et nous en produisons le concept »). Est donc postulat, au sens de
Kant, le principe exprimant la synthèse par laquelle notre pouvoir de con-
naître produit un concept (= se donne l’objet de ce concept) dans l’intuition.
Cette production comprend trois formes : ou le concept est produit dans les
conditions formelles de l’expérience, de telle sorte qu’il s’accorde avec elles
et l’objet de ce concept relève alors de la possibilité. Ou il est produit dans
les conditions matérielles de l’expérience de telle sorte qu’il se rattache à
elles, et l’objet relève alors de la Wirklichkeit. Ou bien enfin il est produit
dans la Wirklichkeit, mais de telle sorte qu’en plus il s’accorde avec les
principes qui régissent le cours des événements dans le réel (les principes de
la relation) et l’objet est alors nécessaire.
Nous avons observé antérieurement que les catégories de la modalité
sont subjectivement synthétiques : quand on les met en jeu, on outrepasse le
concept du sujet en direction de la faculté de connaître puisqu’elles détermi-
nent la position de l’objet par rapport au pouvoir de connaître. Elles décident
si l’objet est posé comme possible, réel <wirklich> ou nécessaire.
Et Kant précise :

« C’est précisément pour cela que les principes de la modalité ne sont


rien de plus que des éclaircissements des concepts de la possibilité, de la réa-
lité <Wirklichkeit> et de la nécessité, dans leur usage empirique et en même
temps aussi des restrictions de toutes les catégories à l’usage simplement em-
pirique, sans qu’on en admette ou permette l’usage transcendantal » (200-
201)

L’analytique des concepts s’occupe de l’entendement en tant que pou-


voir des concepts purs, qui sont les différentes fonctions d’unité du divers de
l’intuition. L’analytique des principes s’occupe elle aussi de l’usage de
l’entendement, mais cette fois sous l’angle de l’usage objectif des catégories.
Il s’agit donc de l’application in concreto des catégories aux phénomènes.
Le comment de l’application est traité dans la doctrine du schématisme, pre-
mière partie de l’Analytiques des principes, qui montre quels schèmes cor-
respondent à la possibilité, à la réalité <Wirklichkeit> et à la nécessité (PUF,
fin de la p. 154). La seconde partie de l’Analytique des principes traite de la
faculté transcendantale de jugement. La faculté de juger en général est la fa-
culté de distinguer si une certaine règle s’applique ou non dans un cas donné.
La faculté transcendantale de jugement est ce même pouvoir, mais par rap-

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port à la connaissance a priori. Elle énonce les règles qui guident le juge-
ment transcendantal dans la subsomption de l’intuition sous les catégories.
En d’autres termes, les schèmes des catégories de la modalité sont les
médiateurs temporels de la subsomption de l’intuition sous les fonctions de
la modalité. Les principes correspondants donnent les règles de la subsomp-
tion légitime.
C’est pourquoi aussi Kant précise que les principes de la modalité « ne
sont rien de plus que des éclaircissements… ». Ils sont des éclaircissements
dans la mesure où ils restreignent les catégories de la modalité à l’usage
simplement empirique, conformément auquel
- le possible n’est pas simplement le possible logique, mais le possible
réellement possible, c’est-à-dire s’accordant avec les conditions formelles ou
a priori de l’expérience en général
- le réel n’est pas simplement ce qui est pensé comme tel, mais ce qui
est perçu
- le nécessaire est le matériellement nécessaire.
Kant ajoute : les principes de la modalité restreignent l’usage de toutes
les catégories à l’usage empirique. Ils ne sont donc pas les règles d’usage des
seules catégories de la modalité, ils concernent toutes les catégories. On peut
donc dire que les principes de la modalité sont les règles de l’usage légitime
du terme est ou être, qui est le mot fondamental du jugement, la condition
pour que l’unité des représentations (que le mot est exprime) soit objective.
Aucun jugement, quelque soit le type de liaison des représentations qui s’y
présente, n’échappe à la condition - à laquelle doit satisfaire tout jugement,
pour être une connaissance - d’être une position d’être, soit comme être pos-
sible, soit comme être réel ou être-existant, soit enfin comme être nécessaire.
Le postulat de la possibilité « exige que le concept des choses [des ob-
jets prétendant être des objets de connaissance] s’accordent avec les condi-
tions formelles (intuitives et intellectuelles) d’une expérience en général.
Or il y a deux façons pour une synthèse de l’entendement d’appartenir
à l’expérience :
- elle peut d’abord lui appartenir au sens où l’objet construit par cette
synthèse est donné dans la perception
- elle peut lui appartenir ensuite au sens où cette synthèse ouvre le
champ de l’expérience en instituant l’objectivité en général, les caractères
formels par lesquels un objet se qualifie comme objet de connaissance.
Or il est clair qu’un objet considéré comme possible n’est pas donné
dans l’expérience. Donc si la synthèse qui le produit appartient à
l’expérience, c’est au sens où elle en est la condition. Un objet non donné
dans l’expérience, donc connu a priori, n’est réellement possible que si la
synthèse qui l’instaure est la forme de la connaissance empirique en général,
la condition formelle pour qu’il y ait connaissance empirique.
Il en résulte que la possibilité réelle n’est pas réductible à la possibilité
logique. Il ne suffit pas qu’un objet soit logiquement possible pour qu’il le
soit aussi réellement. Le concept d’une figure comprise entre deux lignes
droites est logiquement possible (au sens où il n’y a pas de contradiction lo-
gique entre les termes de l’énoncé) mais réellement impossible. Kant dis-
tingue donc strictement le possible comme pouvoir être pensé et le possible
comme pouvoir être-existant. Les conditions de possibilité de l’existence

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empiriquement réelle décident en dernier ressort de ce qui est réellement


possible. L’existence prédétermine la nature de la véritable possibilité.
On pourrait ajouter ici que toute la déduction des catégories consiste à
établir la possibilité réelle de leur objet. Le concept de substance (quelque
chose qui demeure identique tandis que l’état change), le concept de causali-
té (un événement appelé effet suivant nécessairement un autre événement
appelé cause), le concept d’une action réciproque des substances sont tous
logiquement possibles : on peut les penser sans contradiction. Mais qu’est-ce
qui prouve que la synthèse des représentations qu’ils effectuent n’est pas ar-
bitraire ? D’où vient la possibilité réelle des objets de ces concepts ? Kant
répond : l’objet des catégories est réellement possible parce que la synthèse
qui correspond à ces catégories est la condition de la forme objective de
l’expérience. C’est parce que les catégories (ou les synthèses correspon-
dantes) rendent possible l’objectivité en général que les objets correspon-
dants sont réellement possibles.
Puis une incidente se présente dans le développement principal (qui
reprend p. 203 avec les mots : « Mais je laisse de côté tout ce dont la possibi-
lité ne peut être déduite que de la réalité dans l’expérience… ») : « Que si
l’on voulait se faire des concepts nouveaux de substances, de forces,
d’actions réciproques avec la matière que la perception nous fournit sans
emprunter à l’expérience elle-même l’exemple de leur liaison, on tomberait
alors dans de pures chimères… ». Cette incidente aborde des questions qui
seront plus amplement développées dans la « Discipline de la raison pure par
rapport aux hypothèses ». En sa direction générale, la position kantienne
s’énonce ainsi : dès lors qu’un concept ne peut pas être déduit (comme le
sont les catégories), dès lors qu’il ne peut pas établir sa possibilité réelle,
comme les catégories, par une déduction, il ne peut prouver sa possibilité
qu’en donnant naissance à une hypothèse vérifiable, qu’en se soumettant à la
sanction de l’expérience.
Prenons un exemple. Nous percevons que la limaille de fer est attirée
par l’aimant. Cette attraction (perçue), nous la pensons comme l’effet d’une
cause que nous ne percevons pas. Nous faisons l’hypothèse d’une matière
magnétique qui pénètre tous les corps et dont le mouvement de la limaille de
fer est l’effet. Cette hypothèse est permise dans la mesure où elle est con-
forme aux lois de la sensibilité et au contexte de nos perceptions. Elle est
conforme aux lois de la sensibilité puisque nous supposons une force agis-
sant par contact (comme celles dont nous avons l’expérience) et qui est sous-
traite à notre sensibilité en raison de la constitution factuelle de nos organes
sensoriels. Elle est conforme au contexte de nos perceptions puisque nous
constatons un événement auquel il faut, selon la seconde analogie de
l’expérience, attribuer une cause productrice. Cette hypothèse peut donc être
considérée comme une connaissance (p. 204 : « Partout donc où s’étendent
la perception et ce qui en dépend, en vertu de lois empiriques, là s’étend aus-
si notre connaissance de l’existence des choses »). Notre connaissance de ce
qui existe s’étend au delà des capacités limitées de nos organes sensoriels ;
elle n’est limitée que par l’usage empirique des catégories appliqué au con-
texte de l’expérience.
En revanche des hypothèses qui ne sont conformes ni aux lois de la
sensibilité, ni au contexte de l’expérience doivent être considérées comme
des chimères. Ainsi « une substance qui serait constamment présente dans

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l’espace mais sans le remplir… » (c’est-à-dire sans être matérielle) ce serait,


pense Kant, une supposition arbitraire puisqu’elle ne serait fondée ni sur
l’expérience, ni sur l’usage des analogies de l’expérience à partir d’un donné
d’expérience.
Résumons cette analyse. Quand il explicite le premier des postulats,
Kant montre que la possibilité réelle, non simplement logique d’un objet ne
peut jamais être seulement fondée sur le concept de cet objet ni non plus sur
une construction a priori dans l’intuition pure. Ainsi la construction a priori
dans l’espace du concept de triangle ne nous donne pas à la rigueur un objet,
mais plutôt une pure forme, sauf si nous supposons que cette forme a été
construite « sous les seules conditions sur lesquelles reposent tous les objets
de l’expérience ». La construction purement géométrique du triangle ne nous
prouve la possibilité réelle de ce concept que si la détermination catégoriale
de l’espace qui permet la construction de la figure dans l’intuition pure est le
fondement de l’objectivité de quelque chose pouvant être subsumé sous la
catégorie de Wirklichkeit. Le triangle est réellement possible si et seulement
si la synthèse par laquelle nous le construisons dans l’intuition pure est iden-
tique à celle que nous appliquons dans l’appréhension d’un phénomène em-
pirique. D’où le décentrement de la possibilité vers la réalité, la subordina-
tion de la première à la seconde. Le réel a une préséance sur le possible.
Et on peut aller d’un pas plus loin et soutenir qu’il y a une préséance
de la nécessité sur la réalité.
Quand il expose le second des postulats de la pensée empirique, le
souci de Kant est de montrer que le réel, ce qui relève de la Wirklichkeit,
n’est pas réductible au perceptible, c’est-à-dire au domaine factuellement
accessible, en raison de leur constitution, à nos organes sensoriels (p. 203).
La grossièreté de nos organes sensoriels nous empêche d’avoir l’intuition
empirique immédiate de la matière magnétique. Et pourtant nous sommes
fondés à dire que celle-ci existe, qu’elle tombe dans le domaine de
l’expérience. Suivant le fil des analogies de l’expérience, nous déterminons
les causes imperceptibles par les effets perceptibles : nous connaissons
l’existence de la matière magnétique en tant qu’elle s’accorde, selon les ana-
logies de l’expérience, avec l’attraction de la limaille de fer.
La conclusion est que « la grossièreté de nos organes ne touche en rien
à la forme de l’expérience possible en général ». Ce qui existe, c’est ce qui
tombe dans le champ de l’expérience possible, c’est donc tout ce qui, comme
le dit Kant, peut être connu « relativement a priori », par sa liaison, selon les
analogies, avec quelque chose de perçu. Or, connaître quelque chose relati-
vement a priori, c’est-à-dire a priori, mais relativement à un certain con-
texte d’expérience et aux analogies, c’est le connaître comme hypothétique-
ment nécessaire. L’existence de la matière magnétique est nécessaire sous la
condition d’un certain contexte d’expérience, en l’espèce, l’attraction de la
limaille de fer. Nous sommes ainsi conduits, par la logique de l’articulation
des postulats, vers le 3e d’entre eux : « ce dont l’accord avec le réel est dé-
terminé suivant les conditions générales de l’expérience est nécessaire ».
Et par conséquent, de même que le possible ne reçoit, malgré sa diffé-
rence d’avec l’effectif, son amplitude exacte que de ce dernier, de même
l’effectif, malgré sa différence d’avec le nécessaire ne reçoit son amplitude
exacte que du nécessaire.

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On peut donc souscrire à la lecture de H. Birault (Heidegger et


l’expérience de la pensée) : le centre de gravité des postulats est bien, en un
sens, situé dans la second d’entre eux ; la possibilité, l’existence, la nécessité
« ne peuvent être justifiées par rien si l’on fait abstraction de toute intuition
sensible » (p. 221). L’effectif est impliqué dans le possible au sens au sens
où la condition de la possibilité réelle est, comme nous l’avons vu, l’identité
de la synthèse apriorique et de la synthèse empirique. Et il est impliqué dans
le nécessaire puisque, dans le 3e postulat, la nécessité (conditionnelle) d’une
existence est connue « par sa liaison avec ce qui est perçu, faite en vertu des
lois générales de l’expérience » (p. 204).
Mais cette lecture doit recevoir deux compléments.
1. La subordination du possible au réel s’accompagne d’une subordi-
nation du réel au nécessaire. De ce point de vue, le centre de gravité des pos-
tulats est situé dans le 3e. Et cette double subordination prive le concept de
contingence de pertinence théorique (dans la sphère de la connaissance),
sauf au sens n) 4 indiqué ci-dessus de la catégorie de contingence.
2. Si le nécessaire régit le réel, c’est aussi en dernier ressort parce que
le réel est régi par les conditions formelles de l’expérience (dont font partie
les analogies de l’expérience intervenant, dans l’exemple choisi par Kant,
dans la supposition de la matière magnétique. Or les conditions formelles de
l’expérience constituent la possibilité réelle. Donc si le nécessaire régit le ré-
el, c’est dans la mesure où le réel est lui-même régi par la possibilité.
Il est donc manifeste qu’une double lecture des postulats est possible.
Si le sens du possible est déterminé à partir du réel <wirklich> et si le sens
du réel est déterminé à partir du nécessaire, alors la nécessité est la perspec-
tive centrale pour la détermination de l’objet de l’expérience. Mais si le né-
cessaire ne régit le réel que parce que le réel est lui-même régi par le pos-
sible, alors la perspective s’inverse : c’est le possible qui est au premier
rang : sans l’ouverture subjective – opérée par les formes intuitives et intel-
lectuelles de l’expérience – d’une scène du monde, il ne pourrait pas y avoir
une expérience de l’existant dans la perception ; et sans la perception, il ne
pourrait y avoir de nécessité matérielle dans l’existence. La subjectivité du
possible régit l’objectivité du réel et du nécessaire. La possibilité est la
perspective centrale pour la détermination de la constitution de l’objet de
l’expérience.
Cette situation constitue une « tension » intérieure à la pensée kan-
tienne, une tension entre
- le « droit » de la subjectivité, qui est un pouvoir-être, une liberté et
qui, en ouvrant le champ du possible (les conditions formelles de
l’expérience) ouvre celui du réel et du nécessaire
- et le « droit » de l’objectivité qui exige la subordination du possible
au réel (au sens où les conditions formelles de l’expérience, espace, temps,
catégories, sont pour l’expérience ou pour l’objet de l’expérience) et la su-
bordination du réel au nécessaire (au sens où l’amplitude du réel est mesurée
par ce qui est hypothétiquement nécessaire).

2. L’existence nécessaire au sens absolu, nous pouvons en préciser le


concept en revenant au § 76 de la troisième Critique.
Après avoir établi que la distance séparant le possible et le réel dans la
connaissance humaine présente une validité simplement subjective (au sens

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où elle est toute relative à la structure de notre faculté de connaître), Kant va


donner une raison supplémentaire, indirecte de tenir cette validité pour sim-
plement subjective, et cette raison, c’est « l’incessante exigence de la raison
d’admettre quelque chose (le fondement originaire) en tant qu’existant né-
cessairement sans condition et dans lequel la possibilité et la réalité ne doi-
vent plus du tout être distingués » (Vrin, p. 216-217).
L’argument que Kant met en œuvre ici peut être présenté ainsi :
1. Il y a dans la raison le besoin d’admettre un être dans lequel pos-
sible et réel ne pourraient pas du tout être séparés. D’où vient ce besoin ? Il
ne peut venir que de la constitution de notre faculté de connaître. C’est parce
que celle-ci distingue nécessairement (en raison de sa structure) le possible
et le réel, avec cette conséquence que tout ce qui existe (tout ce que nous
connaissons exister) baigne dans une lumière de contingence essentielle, on-
tologique, et c’est parce que cette contingence ontologique « blesse » notre
raison et son aspiration à l’inconditionné, c’est pour ces raisons que surgit le
besoin d’échapper à cette distinction et à la contingence qu’elle implique en
admettant un être où cette distinction serait suspendue et qui serait par con-
séquent nécessaire.
2. La distinction du possible et du réel doit ne valoir que pour les phé-
nomènes car, dans le cas contraire, le besoin de notre raison ne pourrait pas
être satisfait.
Nous sommes donc dans une situation paradoxale.
Si notre raison nous porte à admettre un fondement originaire, c’est en
raison de la structure de notre faculté de connaître.
Et en même temps ce fondement originaire transcende (en échappant
au partage du possible et du réel) notre faculté de connaître, car c’est à cette
condition qu’il peut répondre au besoin de notre raison. Et, transcendant ain-
si notre faculté de connaître, il est pour nous irreprésentable : c’est, comme
le dit Kant, un « abîme ».
Abîme il est, abîme il doit rester. D’où le refus des preuves de
l’existence de ce fondement originaire, c’est-à-dire d’une existence absolu-
ment nécessaire.

La critique kantienne de la preuve a priori (Idéal de la raison pure, 4e


section)

Sous sa forme cartésienne, comme nous l’avons vu, l’argument a


priori dit : à l’idée de Dieu appartient la détermination selon laquelle il est
l’étant infiniment parfait. A la perfection de l’infiniment parfait appartient
nécessairement l’existence. Dieu ne pourrait pas être ce qu’il est selon son
concept ou son essence, soit infiniment parfait, sans exister. Si Dieu est pen-
sé selon son essence, selon l’idée vraie que nous en avons, son existence est
co-pensée ; et son existence devant être nécessairement co-pensée, il existe.
Chez Kant, l’argument a priori devient ontologique.
Pourquoi « ontologique » ?
Le mot ontologie est devenu d’usage courant à l’époque de Wolf. Il
est le révélateur d’une nouvelle façon de comprendre la question aristotéli-
cienne de l’être en tant qu’être (voir sur ce point les analyses de E. Gilson).
Ni Aristote, ni Thomas d’Aquin n’avaient isolé dans la philosophie première
une science de l’être abstrait comme tel, l’être posé à part de tout étant ac-

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tuellement existant. Or c’est une science de cet ordre, qui apparaît sous le
nom d’ontologie, une science qui étudie les caractères universels de l’être en
tant qu’être, indépendamment de toute considération de l’existence actuelle.
Le concept central de l’ontologie ainsi comprise est le concept de possibilité.
Est appelé « être » ce qui peut exister, ce qui ne répugne pas a l’existence :
quod possibile est ens est. Or comme, pour Kant, le possible signifie seule-
ment la position de la représentation d’une chose relativement à notre enten-
dement (faculté des concepts), l’ontologie, comme science de l’être possible
peut être appelée une science par concepts, et une argumentation qui tente de
conclure l’existence de Dieu du concept de Dieu sera dite ontologique.
Dans cette preuve, Kant attaque la mineure. Il ne dit pas seulement
comme St Thomas, que notre concept de Dieu n’est pas assez élevé pour que
nous puissions en déduire l’existence. Il dit plus radicalement : quelque
chose comme l’existence n’appartient pas à la détermination d’un concept,
ne constitue pas un prédicat réel. Elle ne peut donc pas en être dérivée, sauf
si j’ai déjà ajouté à mon concept l’existence de son objet (j’ai le concept
d’un objet existant), mais alors le jugement qui extrait l’existence du concept
est analytique et n’enrichit en rien notre connaissance de l’objet.
La preuve ontologique est donc soumise à une alternative : si notre
concept de Dieu est le concept d’un « Dieu existant », le jugement qui déduit
l’existence du concept est purement analytique et n’augmente pas notre con-
naissance. Si en revanche nous affirmons qu’en déduisant l’existence de
Dieu de son concept, nous formons un jugement synthétique, alors ce juge-
ment est invalide car aucun jugement synthétique n’est possible à partir du
seul concept, une synthèse n’est possible qu’à la condition de sortir du con-
cept en direction de l’intuition (pure ou empirique) afin d’y puiser une nou-
velle connaissance. La preuve ontologique n’est donc pas légitime. Son pro-
ton pseudos est de vouloir franchir la distance entre le possible et le réel sans
passer par l’intuition.

La critique kantienne de la preuve cosmologique (Idéal de la raison


pure, 5e section

La majeure énonce :

« S’il existe quelque chose […], il faut accorder aussi que quelque
chose existe nécessairement. Car le contingent n’existe que sous la condition
d’autre chose qui constitue sa cause, et à partir de celle-ci, le raisonnement
continue de s’appliquer avec la même validité jusqu’à une cause qui n’existe
plus de façon contingente, qui existe sans condition et avec nécessité. Tel est
l’argument sur lequel la raison fonde sa progression vers l’être originaire
(PUF p 432, Aubier p 525)

La mineure est strictement empirique et énonce: il existe quelque


chose, car « j’existe au moins moi-même ».
La conclusion affirme l’existence d’un être nécessaire.
Les Progrès de la métaphysique (p 66) résument l’argument ainsi:
« Puisque toute existence doit être soit nécessaire, soit contingente, et que
cette dernière suppose toujours une cause qui ne saurait avoir sa raison com-
plète que dans un être qui n’est pas contingent, par conséquent dans un être
nécessaire, il existe donc un être de cette nature ».

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Voilà dans sa littéralité la preuve cosmologique. Mais Kant précise en


outre qu’elle ne peut se contenter de passer de l’existence contingente à
l’existence nécessaire, qu’elle doit déterminer l’Etre dont l’existence est né-
cessaire, c’est-à-dire « trouver, parmi tous les concepts de choses possibles,
celui qui ne contient en lui rien qui entre en conflit avec la nécessité abso-
lue » (Aubier p 526). Or, parmi tous nos concepts, celui qui s’accorde le
mieux avec la nécessité absolue, c’est le concept d’un être contenant en soi
« la solution de tous les pourquoi » (526) ou le concept de l’être possédant
en lui-même « toutes les conditions pour tout le possible », c’est-à-dire l’ens
reallissimum.
Kant montre que la preuve cosmologique est exposée à une double
critique, correspondant à ses deux niveaux. On peut refuser le passage de
l’être nécessaire à l’ens realissimum, mais on peut aussi refuser le passage de
l’être contingent à l’être absolument nécessaire.
La réfutation kantienne porte surtout sur l’articulation être nécessaire -
ens realissimum ; elle se résume en deux points :
a/ Il est impossible d’affirmer que seul l’ens reallissimum possède une
existence absolument nécessaire (526, l. 24-27 et 527 l. 35-37). Certes, si
nous cherchons le sujet d’une existence nécessaire d’après de purs concepts,
nous ne pouvons le trouver nulle part mieux que dans l’ens reallissimum.
Mais que la pensée ne puisse se représenter une existence nécessaire que
dans l’ens reallissimum ne veut pas dire qu’un être limité ne possédant pas la
réalité suprême serait nécessairement privé d’existence nécessaire. Qui plus
est, l’ens reallissimum, à supposer qu’on en accepte le concept, n’est pas né-
cessairement de nature théologique, il peut être aussi strictement cosmolo-
gique (Remarque sur la thèse de la 4e antinomie : « la pure preuve cosmolo-
gique ne peut démontrer l’existence d’un être nécessaire qu’en laissant indé-
cidée la question de savoir si cet être est le monde lui-même ou une chose
distincte de lui » (Aubier p. 450). Donc, même si on admet qu’une existence
contingente renvoie à une existence nécessaire, on ne peut rien tirer de cette
existence nécessaire, on ne peut pas en formuler le « sujet ».
b/ La preuve cosmologique met en œuvre de façon inavouée la preuve
ontologique : si l’on cherche le sujet de l’existence nécessaire dans l’ens
reallissimum, c’est parce qu’on suppose que seul l’ens reallissimum « satis-
fait pleinement au concept de l’absolue nécessité dans l’existence » (p. 538,
l. 38-39)
La réfutation porte aussi sur l’autre articulation, mais de façon beau-
coup plus nuancée et ambivalente. En effet contre la légitimité du passage du
contingent au nécessaire, Kant relève plusieurs irrégularités
a/ La première serait la confusion entre le contingent au sens intellec-
tuel et le contingent au sens empirique.
Contingent, au sens empirique = ce qui change et ce dont le change-
ment est soumis à une causalité empiriquement déterminante. Un corps qui
passe du mouvement au repos est contingent empiriquement au sens où son
changement (le passage du mouvement au repos) est soumis à une cause dé-
terminante, et cette cause à son tour à une autre cause, et ainsi indéfiniment.
Contingent au sens intellectuel = ce dont l’opposé contradictoire est
possible.
L’argument cosmologique confond les deux sens du contingent. Il part
du contingent empirique, c’est-à-dire ce dont on cherche la raison détermi-

© Philopsis – Pascal Dupond 43


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nante dans une cause, puis dans la cause de cette cause, etc. Dans une telle
démarche, on ne peut jamais atteindre une cause première, car la régression
ne peut pas s’arrêter ;et même si nous supposons qu’il est possible
d’atteindre une cause première, celle-ci ne peut pas être hors du monde, elle
ne peut être qu’une partie du monde. Cette issue ne peut que décevoir
l’argument cosmologique. Il va donc subrepticement passer du contingent
empirique au contingent intellectuel. Le contingent au sens intellectuel, c’est
ce qui est indéterminé (ce qui peut être, mais aussi bien ne pas être) et exige
un principe de détermination : ce principe de détermination, s’il se trouve en
un être contingent, exige à nouveau un principe de détermination, et ainsi
jusqu’à ce qu’on parvienne en dernière instance à un être nécessaire.
L’argument cosmologique confond donc la régression empirique infinie se-
lon le principe de causalité et la régression intellectuelle du contingent au
nécessaire selon le principe de raison suffisante. Or rien n’autorise à identi-
fier le contingent empirique et le contingent intellectuel. Bref, ce que l’on
constate à nouveau, c’est que la preuve cosmologique fait comme si elle était
enracinée dans l’existence, alors qu’en vérité elle procède par concepts et
est, en ce sens, très apparentée à la preuve ontologique.
b/ La seconde irrégularité serait la mise en œuvre d’un raisonnement
fallacieux et même doublement fallacieux. On soutient d’abord qu’une série
infinie de causes étagées les unes au dessus des autres est impossible, car
elle nous priverait de la raison suffisante (voir la preuve de la thèse de la
troisième antinomie, p. 442). On en conclut donc à une cause première. A
cela on doit objecter que, si l’on reste dans l’ordre des phénomènes, il n’y a
pas de cause première et qu’en cherchant cette cause première au dessus du
champ de l’expérience, on se met en contradiction avec le point de départ
que l’on s’est donné, c’est-à-dire l’usage du principe de causalité dans
l’expérience
c/ Une troisième irrégularité serait l’usage abusif du concept de néces-
sité qui ne nous donne une connaissance que s’il est compris comme nécessi-
té conditionnée, c’est-à-dire comme nécessité d’une relation (entre la cause
et l’effet ou entre les prémisses et les conséquences). Le concept d’une né-
cessité inconditionnée est pour nous un concept vide
d/ Une quatrième irrégularité serait la confiance illégitime accordée au
« concept de toute la réalité réunie », au nom de sa possibilité logique, alors
que seul est réellement possible ce dont on peut faire la synthèse dans
l’intuition. .
Et cependant, ce qui donne à l’argument cosmologique sa puissance
au regard du sens commun, c’est qu’il répond à la question de la raison hu-
maine dans le monde des phénomènes. Les phénomènes sont contingents (au
sens de la contingence empirique) ; or il y a une « insuffisance intrinsèque
du contingent » (p. 528) ; cette insuffisance lance la raison dans la recherche
d’une cause première ou d’une cause suprême qui mette un terme à la ques-
tion pourquoi et la raison attribue cette causalité suprême et dernière à
« l’Etre qui renferme originairement en soi la raison suffisante de tout effet
possible » (Id.). En d’autres termes, nous avons besoin de la nécessité incon-
ditionnée comme de l’ultime support de toutes choses (p. 542), car « si l’on
suppose que quelque chose existe, on ne peut éviter cette conséquence que
quelque chose aussi existe de manière nécessaire » (p. 543). L’usage du
principe de raison suffisante tient à l’essence même de la raison.

© Philopsis – Pascal Dupond 44


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Et pourtant, ajoute aussitôt Kant, je ne peux rien concevoir comme


nécessaire absolument : quelque soit le concept que je me donne dans la pen-
sée, je ne peux jamais me représenter son objet comme ayant une existence
absolument nécessaire. Je ne peux pas ne pas penser un être nécessaire
comme raison suprême du contingent et en même temps je ne peux pas pen-
ser un être nécessaire. Telle est la situation que Kant nomme l’ « abîme de la
raison » :

« La nécessité inconditionnée dont nous avons besoin de manière si


indispensable comme de l’ultime support de toutes choses est le véritable
abîme de la raison humaine. Même l’éternité, si effrayant que fut le sublime
avec lequel un Haller pouvait la dépeindre, est loin de produire sur l’esprit la
même impression de vertige ; car elle se borne à mesurer la durée des choses,
mais elle n’en constitue pas le support. On ne peut ni écarter de soi, ni sup-
porter la pensée qu’un être, quand bien même nous nous le représentons
comme le plus élevé de tous les êtres possibles, se dise pour ainsi dire à lui-
même : je suis éternel pour l’éternité, et en dehors de moi il n’y a rien d’autre
que ce qui existe simplement par ma volonté ; mais d’où vient-il donc que je
sois ? Ici tout s’effondre au dessous de nous, et la plus grande perfection,
comme la plus petite, flotte, sans rien qui la soutienne, simplement devant la
raison spéculative, à laquelle il ne coûte rien de faire disparaître l’une aussi
bien que l’autre sans rencontrer le moindre obstacle » (Aubier, p. 542)

Telle est la structure de ma faculté de connaître que je ne peux me dé-


fendre d’attribuer à Dieu la question qui est inséparable de la conscience que
je prends de ma contingence : mais d’où vient-il donc que je sois ?
Je ne peux pas penser et je ne peux pas ne pas penser une existence
nécessaire.
La contradiction ne peut être écartée que si l’on fait des deux versants
qu’elle présente un usage régulateur ou heuristique.
- Je ne peux pas ne pas penser un être nécessaire comme raison du
contingent : la raison doit nécessairement « chercher, pour tout ce qui est
donné comme existant, quelque chose qui soit nécessaire » ; nous devons
étudier la nature « … comme si, pour tout ce qui appartient à l’existence, il y
avait un premier fondement nécessaire » (p. 544).
- Aucune chose qui puisse être empiriquement donnée ne peut être
considérée comme absolument nécessaire.
La contingence des phénomènes autorise-t-elle que l’on admette un
être nécessaire comme raison ultime du contingent ? Kant reste très réservé
sur cette question.
1/ La première Critique n’admet qu’un usage heuristique du concept
de l’inconditonné (Je ne peux pas me représenter comme achevée la synthèse
régressive sans admettre un être nécessaire, mais je ne peux pas commencer
par lui).
2/ La troisième Critique présente une position plus complexe ou am-
biguë. Dans le § 76, comme nous l’avons vu, Kant dit : la distinction du
possible et du réel ne vaut que pour les phénomènes, non pour les choses en
général. Qu’est-ce qui le montre ? Kant pourrait répondre simplement : les
catégories de la modalité n’ont de sens que pour l’entendement discursif que
nous sommes. La disjonction du possible et du réel ne vaut que pour
l’entendement discursif, c’est-à-dire dans le champ des phénomènes. Or sa
réponse n’est pas seulement celle-là ; il répond aussi : ce qui établit que la

© Philopsis – Pascal Dupond 45


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disjonction du possible et du réel ne vaut que pour les phénomènes, non pour
les choses en général, c’est l’incessante exigence de la raison d’admettre
quelque chose qui existe nécessairement sans condition. En d’autres termes :
cette exigence, qui ne peut trouver satisfaction dans le champ des phéno-
mènes, atteste ou témoigne, par sa seule présence, qu’il y a un autre plan
d’être, en arrière des phénomènes, celui des choses en général, où il n’y a
plus disjonction entre possible et réel, où, par conséquent il peut y avoir du
nécessaire. Mais on pourrait objecter à Kant : si les catégories de la modalité
sont relatives à la structure de notre faculté de connaître, la catégorie de né-
cessité n’y fait pas exception ; il n’y a de nécessité que pour un entendement
discursif, comme Kant le reconnaît lui-même clairement :

« Pour un entendement dans lequel cette différence [entre le possible


et le réel] n’interviendrait pas, cela signifierait : tous les objets, que je con-
nais, sont (existent) <sind (existieren)> et la possibilité de certains objets, qui
sont cependant inexistants, c’est-à-dire la contingence <die Zufälligkeit> de
ceux-ci s’ils existaient, ainsi que la nécessité qu’il en faut distinguer [je sou-
ligne] ne pourrait pas du tout venir à la représentation d’un tel être » (p. 217)

L’idée du nécessaire nous serait étrangère si la distinction du possible


et du réel ne nous était pas imposée par la structure de notre faculté de con-
naître. Et par conséquent l’idée du nécessaire (comme les autres catégories
de la modalité) n’a de sens qu’au regard d’un entendement fini. Elle n’a de
sens que pour un être qui, ne pouvant pas unir le possible et le réel, ne peut
qu’en exiger (à vide) la réunion, et réaffirme leur division en exigeant leur
réunion. Dans le domaine des « choses elles-mêmes », elle n’a plus aucun
sens, elle ne peut plus être d’aucun emploi.
Concluons. Pour Kant, notre exigence du nécessaire est l’attestation
qu’il existe du nécessaire au delà des phénomènes ontologiquement contin-
gents. Mais ne pourrions-nous pas lui objecter que notre quête du nécessaire
atteste purement et simplement l’irréductible facticité de l’existence ? Là où
la pensée classique disait : le nécessaire est premier et il est la raison du con-
tingent, nous dirions volontiers, inversement : le contingent est premier et il
est la raison ne nécessaire.

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VII. Existence, facticité, liberté chez Sartre

La conscience d’une contingence de l’existence répond à une expé-


rience vive que Sartre appelle la nausée. La tâche de la philosophie est de
penser cette expérience, d’en faire apparaître les conditions ontologiques.
Tel est le chemin qui conduit de La nausée à L’Etre et le néant.

1. La Nausée

Cet ouvrage, publié en 1938, achevant un projet commencé au début


des années 30, a été désigné par Sartre comme un écrit sur la contingence,
Une césure, un tournant se produisent dans la vie d’Antoine Roquen-
tin : un visage quotidien, familier, profane, des choses, s’écroule, disparaît et
un visage inquiétant, « répulsif » surgit de façon violente et imprévisible, ac-
compagné d’une tonalité affective que Sartre appelle nausée.
Le profane, ce sont les choses telles qu’elles existent pour les salauds,
les bourgeois, le narrateur lui-même avant le « renversement », tous ceux qui
éludent l’existence et sa contingence radicale.
Le bourgeois (catégorie économique mais aussi ontologique) est celui
qui justifie son être par son avoir : richesse, puissance sociale, famille, des-
cendance (ou même par un avoir négatif, comme M. Achille qui trouve son
identité et se dérobe à l’existence par le mépris de soi), mais aussi par son
savoir – savoir sur les choses et sur l’homme lui-même. L’humanisme est
ainsi une figure subtile de la maîtrise.
Au rebours, seul peut éprouver l’existence et sa contingence celui qui,
comme Antoine Roquentin, ne possède rien, ni maison, ni famille, ni recon-
naissance sociale, ni lieu d’enracinement. Au début, le narrateur ressemble
aux « autres » : il justifie l’existence par les rôles qu’on y joue. Mais il entre
peu à peu dans une sorte d’ascèse et les rôles se dérobent : ceux de
l’aventure personnelle (le voyageur, l’amant d’Any) ou bien ceux de
l’aventure vécue par procuration (la biographe de M de Rollebon). Dès lors
l’existence perd la relation transitive à elle-même que lui offrait la médiation
des rôles ; elle ne peut plus se « comprendre », elle ne peut que s’éprouver,
dans une inquiétante proximité.
Une première vague d’existence s’annonce à travers la prise d’un ga-
let40. Le narrateur éprouve une inflexion fondamentale dans son rapport à
tout ce qui existe, le loquet de la porte, la main de l’Autodidacte, le verre de
bière ; il ne peut savoir si le changement vient des choses ou de lui-même41,
mais il le perçoit sur la physionomie des choses.
Une seconde vague d’existence coïncide avec la fin du projet d’écrire
la biographie de M. de Rollebon : dès lors que le narrateur ne peut plus se
déposséder de son existence en faveur de celui auquel il l’infuse, celle-ci re-
flue vers le je42. Cette existence le narrateur l’éprouve comme une grandeur

40
La Nausée, Folio, p. 12
41
« Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose de neuf, une certaine façon de
prendre ma pipe ou ma fourchette. Ou bien c’est la fourchette qui a, maintenant, une certaine
façon de se faire prendre, je ne sais » (15).
42
« La chose, qui attendait, s’est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi,
j’en suis plein. - Ce n’est rien : la Chose, c’est moi. J’existe » (141).

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inhumaine, étrangère et en même temps si proche dans son étrangeté, que


rien ne peut la mettre à distance, dans la distance de l’objectivité.
Puis, dans une troisième vague, l’existence se découvre dans une sorte
d’indivision ou de promiscuité du narrateur et des choses43 : l’existence se
découvre dans une adhérence aux choses, qui les soustrait à toute « disponi-
bilité » <Zuhandenheit>44.
Pour le bourgeois, la mer est le médium du commerce qui enrichit,
pour le prêtre, elle est un bréviaire qui parle de Dieu. Elle fait partie d’un
monde ambiant « disponible ». Mais cette « disponibilité », dès le moment
où l’existence se révèle, apparaît comme une façade, une surface dissimulant
une profondeur insondable de la nature : la vraie mer, c’est-à-dire la mer
rendue à la dimension de l’existence est tout autre : elle « est froide et noire,
pleine de bêtes, elle rampe sous cette mince pellicule verte qui est faite pour
tromper les gens » (175). La légalité des phénomènes sur laquelle nous fon-
dons notre sécurité n’est qu’un écran fragile devant une nature qui est un
pouvoir de rupture, de métamorphose, de transgression et qui peut se réveil-
ler à chaque instant. La conscience de l’existence surgit dans l’écroulement
du monde humain, dans la disparition du vêtement humain des choses, es-
sence, usage, mode d’emploi, nomination45, individuation spatio-temporelle.
Les choses surgissent dans l’existence en perdant le vêtement familier de
leur forme identifiante, en devenant matière pure, inqualifiée46, qui nous en-
vahit, nous investit dans une sorte de monstrueuse promiscuité47.
Sartre souligne enfin que l’existant est « de trop », au sens où il est
simplement là, privé de raisons d’exister, radicalement injustifiable et con-
tingent (184-185).
Pour que l’existence se laisse déduire et justifier, l’existant devrait ré-
aliser un fantasme auto-contradictoire : il devrait, sans cesser d’exister (car il
ne peut rien penser sans se supposer existant), se dégager ou se décharger de
l’existence, reculer au fond du néant, en deçà de l’existence, pour y entrer à
nouveau (en étant le témoin de cette entrée), par son initiative et sa liberté,
en existant comme fondement de soi-même. Il faudrait qu’il y ait un néant
avant l’existence des choses, que les choses sortent du néant, et que
j’accompagne leur naissance, leur passage du néant à l’être, en pouvant ainsi
justifier leur existence par les raisons de leur existence48.

43
« …et ce journal, est-ce encore moi ? tenir le journal existence contre existence, les
choses existent les unes contre les autres, je lâche ce journal. La maison jaillit, elle existe ;
devant moi le long du mur je passe, le long du long mur j’existe…… » (144) ; « le disque qui
tourne existe, l’air frappé par la voix qui vibre existe, la voix qui impressionna le disque exis-
ta. Moi qui écoute, j’existe. Tout est plein, l’existence partout, dense et lourde et douce… »
(146).
44
« J’appuie ma main sur la banquette, mais je le retire précipitamment : ça existe »
(176)
45
« je murmure : c’est une banquette, un peu comme un exorcisme. Mais le mot reste
sur mes lèvres… » (176) ; « les choses se sont délivrées de leur nom » (177).
46
« c’était la “pâte même des choses… » (179) ; « il restait des masses monstrueuses
et molles » (180).
47
« je ne pouvais plus supporter que les choses fussent si proches » ; « l’existence me
pénètre de partout, par les yeux, par le nez, par la bouche » (178) ; « le marronnier se pressait
contre mes yeux… » ; « le petit bruit de la fontaine se coulait dans les oreilles […] mes na-
rines débordaient d’une odeur verte et putride » (180) ; « l’existence n’est pas quelque chose
qui se laisse penser de loin… » (186).
48
P. 189 : « on ne pouvait même pas se demander d’où ça sortait, tout ça, ni comment
il se faisait qu’il existât un monde ».

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Etre de trop, c’est être comme enfermé dans l’existence, sans pouvoir
se retirer dans le néant, sans avoir d’autre choix que d’exister. Dans
l’existence, il n’y a ni naissance ni mort à la rigueur, passage du néant à
l’être ou de l’être au néant, pas de mouvement de la puissance à l’acte, pas
de devenir orienté, pas de sens.
La contingence n’a donc pas ici sa signification classique. Le contin-
gent au sens classique, c’est ce que l’on reconnaît n’avoir pas en soi la raison
de son existence ou de son être tel, ce qui suppose que l’être dit contingent
se laisse interroger du point de vue de la raison de son existence. Le contin-
gent au sens de Sartre, ce serait plutôt ce qui obture par avance, par sa densi-
té, sa saturation d’être, tout espace d’interrogation, ce qui se dérobe par
avance à toute question de raison d’être. Le contingent, ce n’est plus le vul-
nérable, c’est l’invulnérable.
La position d’un être nécessaire ne peut sauver le monde de sa contin-
gence radicale
On pourrait objecter que l’expérience qui se désigne elle-même
comme la nausée ne présente qu’une demi-vérité : le narrateur met l’accent
sur ce qui, dans la révélation de l’existence, le précipite dans la promiscuité
des choses, mais il est tout à fait conscient que l’existence et sa contingence
apparaissent dans un champ d’expérience, qui n’est pas identifiable aux
choses qui y apparaissent, un champ d’expérience qui est je ou nous, l’étant
que nous sommes nous-mêmes49. Et c’est pourquoi il dit bien que l’existence
« est là, autour de nous, en nous, elle est nous ». Cette formulation en trois
temps cerne de plus en plus près le « foyer » de l’existence ou de la révéla-
tion de l’existence. Mais si les trois temps sont nécessaires, c’est parce que
ce foyer ne peut pas se saisir réflexivement comme quelque chose ayant des
propriétés autonomes, c’est-à-dire comme ce que la philosophie réflexive
appelle esprit : dès qu’il cherche à se saisir, il se scinde en deux dimensions
antithétiques et inséparables : par l’une je suis chose parmi les choses, dans
une relation de promiscuité avec elles qui exclut distance et objectivation,
par l’autre je suis ce qui permet à des choses d’apparaître, je suis le pur es-
pace ou le pur néant de leur venue à la lumière ou à la manifestation.
L’homme se dissout : il se dissout à la fois et symétriquement dans
l’en soi des choses et dans le néant du pour soi. L’homme disparaît soit par
excès (ou saturation) d’être dans l’en soi, soit par défaut d’être dans le
néant50.
Ou plutôt il disparaîtrait s’il n’y avait un second versant de la relation
au monde, complémentaire de celui dont nous parle la nausée et qui
n’apparaît dans La Nausée qu’en filigrane : le domaine de l’art et
l’imagination qui en est le seuil.
Chez Sartre, en effet, la perception et l’imagination s’excluent : la
perception pose son objet comme présent ; l’imagination le vise sous une

49
« Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou
plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle - puisque j’en
avais conscience - et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle » (185)
50
Et cette dissolution de l’homme rend paradoxale la question de la liberté. Si le
bourgeois est un « salaud », c’est sans doute parce qu’il y va de sa liberté dans l’élision de
l’existence, mais cette liberté est si radicale qu’elle n’est pas de l’ordre du vouloir ou de l’agir
et présente une structure intransitive et impersonnelle : « l’existence se cache » et, quand elle
se révèle, c’est toujours par surprise et dans une expérience qui est de l’ordre du déracine-
ment.

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forme qui enveloppe toujours une négativité : la conscience « imageante »


vise un objet irréel dans l’exacte mesure où elle est capable de tenir le réel à
distance, de s’en affranchir, de le nier : « nier d’un objet qu’il appartienne au
réel, c’est nier le réel en tant qu’on pose l’objet ».
Elles sont aussi sont inséparables, elles sont comme avers et revers.
Avers : la conscience pose le réel (l’existant) en se néantisant par rapport au
réel mais en étant par là-même reprise par lui (puisque la néantisation de la
conscience par rapport au réel le fait justement apparaître comme ce à quoi
elle est vouée. Revers : la conscience nie le réel en posant un irréel (par
l’imagination) et cet irréel l’affranchit du réel au moment où il devient
source de création. Néantisation et négation sont inséparables.
L’air de jazz qui hante la mémoire de Roquentin est le contre-point de
la nausée ou son envers créateur.

2. L’Etre et le néant

Dans cet ouvrage, Sartre parle à la fois de contingence et de facticité.


Il arrive que les deux notions soient purement et simplement identifiées (p.
543 : « contingence et facticité ne font qu’un »). Mais leur origine est diffé-
rente. Le concept « métaphysique » de contingence apparaît dans la pensée
grecque, particulièrement chez Aristote et on peut en suivre l’histoire jusque
chez Hegel. Le concept de facticité est formé par Heidegger, et ce concept,
désignant un sens d’être propre au Dasein, est manifestement destiné à éviter
l’usage du concept de contingence – la pensée doit éviter les concepts fon-
damentaux de la métaphysique qui ne sont pas daseinsmässig, taillés à la
mesure du Dasein, mais taillés à la mesure des choses « subsistantes » <Zu-
handen-Vorhanden> . Et c’est parce que les deux concepts n’ont pas la
même provenance qu’ils n’ont pas non plus exactement le même sens, bien
qu’ils communiquent et que Sartre, parfois, les identifie.
Le concept de contingence est abordé dès le VIe partie de
l’Introduction. Après avoir montré que le concept de phénomène est
l’horizon indépassable de la pensée moderne (« la pensée moderne a réalisé
un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui
le manifestent »), Sartre présente son projet philosophique comme celui
d’une « ontologie phénoménologique », explicitant les structures d’être de ce
qui est, de l’existant, à partir de ce qui se présente, les phénomènes. Or la
structure même du phénomène implique une bipolarité : ce qui apparaît et ce
à qui apparaît ce qui apparaît, deux types d’être présentant des caractères on-
tologiques distincts : l’en soi et le pour soi.
La partie VI de l’Introduction dégage les caractères ontologiques de
l’en soi : la contingence, l’absence de rapport à soi, l’infinie densité excluant
toute altérité, et elle s’ouvre sur une critique du « créationnisme ».
1. L’en soi est incréé.
L’ontologie grecque, Heidegger l’a souligné, comprend l’être à la lu-
mière du comportement producteur. Existe ce qui a été produit selon un mo-
dèle. Ce schéma se poursuit dans la pensée des Pères de l’Eglise : le monde
est créé (et plus précisément créé ex nihilo, ce qui signifie qu’il n’est pas
créé ex Deo, au sens où il en serait une émanation, ni non plus ex materia, au
sens où il serait donation de forme à une matière préexistante).

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Or, objecte Sartre, le concept de création ne donne à l’être aucune vé-


ritable intelligibilité : « une creatio ex nihilo ne peut expliquer le surgisse-
ment de l’être » (31). Ou bien l’être-créé reste constamment dépendant de
Dieu, comme dans la doctrine cartésienne de la création continuée, mais
alors il n’est rien en dehors de Dieu, il se fond en Dieu, il n’a pas
d’autonomie ontologique. Ou bien l’être existe véritablement en face de
Dieu, mais il est alors « son propre support », « il ne conserve pas la moindre
trace de la création divine » ; même s’il est créé, il n’est pas explicable par la
création, autant dire qu’il est incréé. (Même si le traitement de l’idée de créa-
tion est expéditif, on reconnaîtra que Sartre rencontre un véritable problème
que l’on voit apparaître en pleine clarté chez Leibniz : comment l’homme
peut-il être à la fois dépendant de Dieu quant à son essence et son existence
et pourtant assez indépendant de Dieu dans l’existence pour pouvoir être
responsable devant Dieu ? Si vraiment l’homme est la créature de Dieu,
comment l’existence devant Dieu (et la faute) sont-elles possibles ?
2. Il ne se crée pas lui-même, il n’est pas causa sui car cela suppose-
rait qu’il soit antérieur à soi.
3. Il n’est ni actif ni passif, par delà l’action et la passion. Ces con-
cepts n’ont de signification que par rapport à l’homme et ne peuvent donc
pas appartenir à l’en soi en tant que tel.
4. Il est par delà l’affirmation et la négation et cela dans la mesure où
il est « inhérence à soi sans la moindre distance ». Il ne possède pas cette dis-
tance à soi qui conditionne toute affirmation ou négation de soi.
5. Il n’est pas dans un rapport à soi, il ne présente pas la déhiscence
qui rend possible un renvoi à soi (« il s’est empâté de soi-même »). On peut
donc dire qu’il est soumis au principe d’identité, il est ce qu’il est, par oppo-
sition au pour soi qui est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est.
6. Il est isolé en son être, il ignore l’altérité, il n’entretient aucun rap-
port avec ce qui n’est pas lui ; il ne se pose jamais comme autre qu’un autre
être ; il est donc étranger au passage, au devenir.
7. Selon la modalité, il est, purement et simplement, au sens où il ne
peut être « ni dérivé du possible, ni ramené au nécessaire ».
Il ne peut pas être dérivé d’un possible parce que la catégorie du pos-
sible relève d’une autre région de l’être, qui est fondamentalement étrangère
à l’en soi.
Il ne peut pas être ramené au nécessaire, parce que « la nécessité con-
cerne la liaison des propositions idéales, non celle des existants. Un existant
phénoménal ne peut jamais être dérivé d’un autre existant, en tant qu’il est
existant ». Cette proposition rappelle Kant (cf. infra la distinction kantienne
entre principe logique et principe réel dans la Remarque générale de l’Essai
sur les grandeurs négatives51) et Hume. Hume distingue les relations d’idées
et les relations de fait. Entre les idées (le triangle et ses propriétés), il peut y
avoir une connexion nécessaire, mais non entre les existants ou les propriétés
des existants (voir la 7e section de l’Enquête : « En réalité il n’y a aucune

51
On ne peut pas « comprendre que, parce que quelque chose est, quelque chose
d’autre existe ». Il est vrai que nous lions les existants par la relation de causalité, mais la cau-
salité n’est pas un une production ou un engendrement d’un existant par un autre existant, elle
exprime seulement que la succession de nos représentations est universelle, nécessaire, objec-
tive, et non simplement subjective.

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partie de matière qui découvre jamais par ses qualités sensibles une force ou
une énergie quelconque […] Solidité, étendue, mouvement, ces qualités sont
complètes en elles-mêmes et n’indiquent jamais aucun autre événement qui
puisse en résulter »).
L’en soi est pour ainsi dire enfermé dans sa massive présence.
Et c’est en tant qu’il est, purement et simplement, qu’il est dit contin-
gent.
Où se trouve l’originalité de ce concept de contingence ?
Prenons le contre-exemple de Leibniz. Le contingent, tel que le com-
prend Leibniz possède pour ainsi dire trois « racines » :
La première est le possible : l’existant contingent a été possible avant
d’être réel, il a été pensé avant d’exister.
La seconde est l’existant : « la raison d’une existence ne saurait venir
que d’une existence » (Leibniz, De l’origine radicale des choses, Ed. L. Pre-
nant, p. 339)
La troisième est le nécessaire : la raison d’une existence contingente
ne saurait se trouver que dans une existence nécessaire.
Et cette triple racine détermine la contingence du contingent.
Est contingent :
- ce dont la possibilité n’implique pas l’existence
- ce dont l’existence dérive d’une autre existence
- ce dont l’existence n’a pas en soi sa raison suffisante et ne trouve sa
raison suffisante que dans une existence nécessaire.
On voit que le concept de contingence a été élaboré, au moins dans
une phase de son histoire métaphysique, en rapport étroit avec :
- une problématique de la possibilité et des rapports entre possibilité et
réalité
- une problématique de la causalité et de la production de l’existant
par l’existant
- une pensée de la création de l’être contingent par l’être nécessaire.
Sartre récuse cet horizon métaphysique mais conserve le concept de
contingence. Et c’est même – paradoxalement – parce que l’en soi échappe
entièrement à l’horizon métaphysique qui était traditionnellement celui de la
contingence qu’il est dit contingent.
Observons enfin que, dans la VIe partie de l’Introduction, la contin-
gence est présentée comme un caractère de l’en soi et non comme un carac-
tère du pour soi. Y a t-il aussi une contingence du pour soi ? Souvenons-
nous que le narrateur de La Nausée perçoit la contingence dans l’existence
de la racine et dans sa propre existence et peut-être dans une certaine pro-
miscuité entre l’existence de la racine et sa propre existence. Nous verrons
plus loin comment concilier les deux perspectives.
Quand il analyse le sens d’être du pour soi, Sartre parle plutôt de fac-
ticité.
La facticité se découvre dans la présence à soi, qui est reconnue
comme « la loi d’être du pour soi » (119). La présence à soi n’est pas analy-
sée à partir du cogito (qui relève déjà, pour Sartre, du versant réflexif de la
conscience), mais à partir de modalités de la conscience telles que la
croyance ou l’ennui.
Ce qui intéresse Sartre dans le phénomène de la croyance, c’est que la
conscience croyante soit à la fois, dans l’unité d’un seul et même acte, ac-

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quiescement ou adhésion à ce qu’elle croit et le témoin de cet acquiesce-


ment, et qu’en en étant ainsi le témoin, elle ait conscience qu’elle peut à
chaque instant le suspendre, qu’elle est ainsi toujours prête à se renverser en
non-croyance. Cette situation de la croyance permet à Sartre d’y repérer – et
de repérer par extension dans la conscience comme telle – une loi de non
identité : la croyance est conscience de croyance (c’est la conscience qui se
fait croyante) et la conscience de croyance est croyance (la conscience qui se
fait croyance ne survole pas sa croyance, elle est engagée en elle). Il y a là
une première découverte de la facticité : tout ce qui est pour la conscience
est aussi par la conscience, sans que cela signifie autonomie ou spontanéité
absolue.
On est conduit au même résultat par l’analyse de l’ennui. Je m’ennuie,
il s’ennuie – je suis affecté par l’ennui dont je m’affecte. Le pronom réfléchi
n’est pas identifiable au sujet grammatical je : s’il était purement et simple-
ment identifiable au sujet, celui-ci n’aurait pas de rapport à soi. Le réfléchi
indique une dualité. Mais en même temps le réfléchi n’est pas différent du
sujet, il n’est pas autre chose que le sujet. Ainsi la conscience n’est pas iden-
tique à son ennui et en même temps elle ne s’en distingue pas, elle est enga-
gée en lui et « transie » par lui. La conscience sait bien que l’ennui n’est pas
un état qui lui surviendrait sans qu’elle y soit pour rien (comme un couleur
survient au tissu plongé dans une teinture), elle s’ennuie, mais elle est véri-
tablement en passion dans la tonalité affective dont elle s’affecte – ce qui est
précisément la facticité.
Présence à soi : la croyance est conscience de croyance et la cons-
cience de croyance est croyance. Quand je tente de saisir la conscience dans
l’identité, elle se dédouble ; et quand je tente d’en fixer la dualité, elle se ré-
sout en unité. Cela montre que le pour soi existe à distance de soi comme
présence à soi. Mais cette distance n’est proprement rien, ce n’est pas une
réalité qualifiée, qualifiable, elle est néant (p. 120 : « l’être de la conscience
en tant que conscience c’est d’exister à distance de soi comme présence à soi
et cette distance nulle que l’être porte dans son être, c’est le Néant »). La
conscience est ce néant qui la sépare sans la dissocier d’elle-même, elle est
néant opérant, néantisation, être qui s’affecte perpétuellement d’une incon-
sistance d’être, acte néantisant de l’être, dégradation de l’en soi en pour soi,
décompression d’être. Cet décompression d’être, Sartre l’appelle l’acte onto-
logique.
La néantisation n’est pas une négation, elle est antérieure à la négation
qui est de l’ordre du discours, elle n’est pas non plus un anéantissement,
l’inverse d’une création, elle est production au sein de l’être d’un néant ou
non être. Ce surgissement du néant est particulièrement visible dans des pos-
tures humaines telles que l’interrogation, le doute, l’attente, le regret, mais il
a lieu, plus fondamentalement, là où une part de l’être, par décompression
d’être, vient en présence de soi, devient pour soi.
Qu’en est-il de la facticité du pour soi ?
Le pour soi qui est présence à soi surgit comme avènement du néant
dans l’être. Par cette néantisation une part de l’en soi entre dans la lumière
de l’apparaître. Le pour soi découvre en lui-même, comme lui-même, autour
de lui-même l’en soi dont il est la néantisation et qui, ainsi néantisé, monte à
la lumière de la présence. Le pour soi ne peut surgir sans faire apparaître
l’en soi qu’il néantit, qu’il est sur le monde de ne l’être pas. La facticité du

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pour soi accompagne comme son ombre cette part d’être que le pour soi
néantit en surgissant comme pour soi.
Et cette part d’être se présente sous plusieurs modalités.
S’attachant à l’être du pour soi, elle accompagne d’abord l’existence
présente ou passée de tout ce qui existe comme pour soi : Philippe II a vécu
de telle date à telle date ; mon ami Pierre vit aujourd’hui à Londres… Elle
accompagne aussi la condition de ce qui existe comme pour soi : Pierre est
bourgeois français de 1942. Elle accompagne enfin la conscience d’être-jeté
dans une situation, la conscience d’une contingence de cet être-jeté – qui fait
surgir la « question originelle », la conscience, en ce qui existe comme pour
soi, qu’il y a en lui « quelque chose dont il n’est pas le fondement : sa pré-
sence au monde » (122).
Avant de préciser ce que Sartre entend par facticité, observons que les
concepts de facticité et d’être-jeté viennent de Heidegger. Le terme de facti-
cité apparaît au § 29 de Etre et temps :

« En tant qu’affecté d’humeur <in der Gestimmtheit>, le Dasein est,


conformément à cette humeur <stimmungsmässig> toujours déjà découvert
comme cet étant auquel le Dasein a été livré en son être comme l’être qui a,
en existant, à être. Et justement, c’est au milieu de la quotidienneté la plus
indifférente et la plus anodine que peut faire irruption l’être du Dasein dans
la constatation brute “qu’il est et qu’il a à être”. Le pur “qu’il est” se montre ;
d’où et vers où restent dans l’obscurité […] La disposition d’humeur <Befin-
dlichkeit> préside à l’ouverture de l’être du là en son “que” ».

La disposition affective découvre au Dasein « qu’il est et a à être ».


Dans la disposition affective le Dasein découvre son être comme fait ou
plus précisément comme facticité ou être jeté <Geworgenheit>. On dis-
tingue depuis les Grecs oti et dioti, le quoi et le pourquoi. Je peux connaître
par expérience ou ouï-dire un événement historique sans en connaître les
causes et les conséquences, c’est-à-dire sans l’insérer dans une séquence in-
telligible ; ou bien quelque chose peut m’être donné à percevoir sans que
j’en ai le concept ; je dis alors : c’est ainsi, c’est un fait (factum brutum).
C’est ce thème qui est ici repris et appliqué au Dasein, mais Heideg-
ger a le souci de distinguer le fait qu’il y ait des choses qui soient telles
qu’elles sont (la factualité, Tatsächlichkeit) et le fait que nous existions
comme cet étant, avec telles qualités, en telle situation spatio-temporelle, au-
quel le Dasein est livré (Faktizität). Entre factualité et facticité, il y a en par-
ticulier cette différence que la factualité des choses se voit, et se voit avec
assez d’évidence pour nous engager dans la recherche des causes ou des rai-
sons, alors que la facticité du Dasein se dissimule pour ainsi dire à elle-
même – sous le voile de la neutralité rassurante du « on », et ne resurgit que
dans certaines modalités de la Befindlichkeit telles que l’angoisse. Mais mal-
gré cette différence, on trouve une structure commune, à savoir que factuali-
té et facticité s’annoncent dans le dérobement de quelque chose. Lorsque le
Dasein s’ouvre à son propre être, quelque chose se dérobe à même cette ou-
verture (et doit nécessairement se dérober, si cette ouverture doit avoir lieu
dans la modalité de la Befindlichkeit) : « d’où et vers où restent dans
l’obscurité ». En d’autres termes : l’être du Dasein est voilé dans sa prove-
nance et sa destination (woher/wohin), et ce voilement révèle l’être-jeté.
Cette situation est reprise dans un passage ultérieur :

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Etant, le Dasein est jeté, ce n’est pas par lui-même <von ihm selbst>
qu’il est mis en son là. Etant, il est déterminé comme pouvoir-être qui
s’appartient à lui-même et ne s’est pourtant pas remis en tant que tel à lui-
même en propre. Existant, il ne revient jamais en arrière de son être-jeté, de
telle sorte qu’il pourrait, ce fait qu’il est et qu’il a à être, à chaque fois le dé-
livrer rien qu’à partir de son être-soi et le conduire dans le là (S. 284).

Le Dasein est remis à lui-même quand il naît, mais ce n’est pas lui-
même qui se remet à lui-même en naissant ; la naissance n’est pas
l’expérience d’entrer dans le monde, mais celle d’être déjà né et de se trou-
ver déjà là (Ricœur). Cette « nativité » (ce caractère ontologique d’être tou-
jours déjà né, toujours déjà là), elle accompagne le Dasein de part en part,
elle constitue son être-jeté et sa facticité.
Indéniablement la facticité « heideggérienne » et la facticité « sar-
trienne » relèvent de la même sphère de sens. Là où l’un dit : le Dasein ne
s’est pas par lui-même mis dans son là, l’autre dit : le pour soi n’est pas le
fondement de sa présence au monde.
On retrouve ce concept de facticité chez Merleau-Ponty. Il y a, ditla
Phénoménologie de la perception, une facticité du monde (PP XII), un « jail-
lissement immotivé du monde » (PP VIII), que ne peut pas résorber ou ré-
duire la recherche des raisons, car précisément toute recherche des raisons
suppose ce jaillissement du monde, et son indépassable primauté. Merleau-
Ponty parle aussi d’une facticité du cogito (PP XII) au sens où le cogito ex-
prime l’existence d’une nature pensante donnée à elle-même et qui est ainsi
réelle avant même de rien connaître du possible. La facticité du monde ou du
cogito signifie la primauté du réel sur le possible ou le nécessaire ou une
primauté du fait sur la raison. Mais cette primauté du fait n’exclut pas que la
facticité soit ouverte à la raison, non pas au sens où elle serait toujours déjà
justifiée par une raison suffisante qui la précéderait dans l’être, mais au sens
où elle est l’assise de toute création de sens et de valeur.
L’analyse sartrienne de la facticité se poursuit auprès du cogito carté-
sien. Le cogito est la conscience d’un être fini. L’ego cogitans doute et sait
que le doute est une imperfection. Cette conscience d’imperfection a pour
corrélatif l’idée du parfait. Or avoir l’idée du parfait et se connaître comme
imparfait, c’est avoir conscience de soi-même comme n’étant pas le fonde-
ment de son être, comme n’étant pas venu à soi à partir de soi : « un être qui
serait son propre fondement ne pourrait souffrir le moindre décalage entre ce
qu’il est et ce qu’il conçoit car il se produirait conformément à sa compré-
hension de l’être et ne pourrait concevoir que ce qu’il est ». On se souvient
que l’entendement discursif kantien est caractérisé par la non-coïncidence du
réel et du conceptuel. C’est cette non coïncidence que nous retrouvons chez
Sartre, cette fois, cependant, non plus seulement comme structure de la fa-
culté de connaître théorique, mais comme constitution fondamentale de
l’existence humaine ou du pour soi. Le pour soi conçoit son être comme en
défaut par rapport à ce qu’il conçoit ; son propre être est en défaut par rap-
port à son concept de l’être ; cet excès dans le pour soi de son concept de
l’être sur son propre être signifie qu’il n’est pas le fondement de son être.
D’où la conscience de la contingence du pour soi : je ne peux pas
rendre raison de mon être, je ne peux pas justifier que je sois et sois ce que je

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suis. Etre contingent, ce n’est pas être sans causes (je peux donner des causes
de mon être ou de mon être-tel), c’est ne pas être son propre fondement.

Comment le moi pensant, le moi croyant, le moi qui s’ennuie peut-il


être à la fois événement absolu et réalité contingente, être qui existe par soi
et non par soi, qui existe par soi comme n’étant pas le fondement de son
être ? Sartre répond qu’il n’y a aucune contradiction à être par soi sans être
le fondement de son être : le pour soi n’est pas par soi au sens où il serait le
fondement de son être, il est par soi au sens où il est le fondement de la
néantisation qui le fait surgir comme pour soi, fondement de son propre
néant. Le pour soi existe par soi en tant précisément qu’il est pour soi ; mais
il n’existe pas par soi en tant qu’il est l’en soi néantisé dans le surgissement
du pour soi ; l’événement absolu du pour soi n’abolit pas l’en soi, il le néan-
tit, c’est-à-dire justement le fait apparaître comme l’autre-du-pour soi que je
suis (sur le mode de ne l’être pas).
Sartre va d’ailleurs radicaliser cette proposition en montrant que la
qualité du pour soi d’être le fondement de son propre néant n’exprime pas
une modalité seconde, secondaire et déficiente, de la fondation, comme si
fonder voulait dire au premier rang (ou pour Dieu) fonder son propre être, et
secondairement (pour l’homme, qui n’est justement pas le fondement de son
être) fonder son propre néant. C’est exactement l’inverse : la structure onto-
logique qui est implicitement présente et opérante dans ce que la tradition
appelle causa sui, auto-fondation en Dieu de son propre être, ce n’est rien
d’autre que la structure ontologique du pour soi, qui consiste à être le fon-
dement de son propre néant. Et en effet, ainsi argumente Sartre, la causation
de soi n’est possible que dans une distance de soi à soi, une réflexivité, la-
quelle précisément caractérise le pour soi qui est ce qu’il n’est pas et n’est
pas ce qu’il est. Si le concept d’une causa sui (l’être qui est le fondement de
son être) surgit dans le pour soi (l’être qui est le fondement de son néant),
cela montre que l’homme pense l’idée de Dieu (un être qui est le fondement
de son être, c’est-à-dire un être nécessaire) parce que lui-même a conscience
de ne pas être le fondement de son être, c’est-à-dire d’être un être contin-
gent. Ce n’est pas à partir du concept de l’être nécessaire que nous avons
l’entente de notre contingence (au sens où le concept de l’infini est, pour
Descartes, la condition de l’entente de notre finitude), mais c’est à l’inverse
à partir de la conscience de sa contingence que le pour soi forme le concept
de l’être nécessaire. Ce n’est pas le contingent qui est une négation du néces-
saire, c’est le nécessaire qui est une négation du contingent.
L’impulsion qui a conduit à cette façon de comprendre la relation du
nécessaire et du contingent vient, nous l’avons vu, de Kant. Kant montre
dans la Critique de la faculté de juger que l’exigence d’admettre un fonde-
ment originaire comme existant nécessairement sans condition ne peut appa-
raître que dans un être qui, en raison de la structure de sa faculté de con-
naître, ne connaît que du contingent. Sartre montre symétriquement que le
concept d’un être auto-fondateur quant à son être n’est ontologiquement
possible que dans l’être qui se comprend comme étant le fondement de son
propre néant, mais non pas celui de son être.
Puis Sartre ajoute : « Quant à l’effort de Leibniz pour définir la néces-
sité à partir du possible – définition reprise par Kant – il se conçoit du point

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de vue de la connaissance et non pas du point de vue de l’être ». Sartre op-


pose donc son concept du nécessaire à celui de Leibniz.
Sartre définit le nécessaire à partir du contingent, sans que son concept
de contingence suppose un concept préalable du possible : est contingente la
réalité humaine non pas en tant qu’elle peut être ou aussi bien ne pas être,
mais en tant qu’elle existe par soi comme n’étant pas le fondement de son
être.
Leibniz, au contraire, observe Sartre, implique le concept du possible
dans sa définition du nécessaire : nécessaire est l’être dont la possibilité im-
plique ou enveloppe l’existence.
L’objection de Sartre à Leibniz, c’est que le concept leibnizien du né-
cessaire (à partir du possible) est second, dérivé : avant de penser le néces-
saire comme ce dont la simple possibilité implique l’existence, je dois le vi-
ser dans une intentionnalité affective, y aspirer, le désirer comme la « condi-
tion » qui, si elle était mienne, ferait de moi le fondement de mon propre
être, en suspendant ainsi la contingence de l’être du pour soi. En d’autres
termes, c’est la contingence de mon être qui me fait exiger le nécessaire,
avant même que la conscience du possible et de la différence du possible et
du réel me conduise à former le concept du nécessaire.
De façon plus radicale encore, Sartre met en cause la construction du
nécessaire à partir du possible. Il existe, montre Sartre, deux figures du pos-
sible.
La première est la possibilité extrinsèque à l’être à qui je l’attribue : la
possibilité que la bille soit déviée par le pli du tapis n’est pas une possibilité
de la bille ou pour la bille, c’est une possibilité pour moi qui anticipe les
événements à venir et en envisage les variantes possibles (« elle ne peut
qu’être établie synthétiquement par le témoin comme un rapport externe »)
La seconde est la possibilité intrinsèque à l’être à qui je l’attribue. Il
n’y a qu’un cas de figure de possibilité intrinsèque, celui du pour soi qui est
ses possibilités ou qui a à être ses possibilités.
Or aucune de ces deux figures du possible ne permet une dérivation du
nécessaire à partir du possible. Sartre en conclut donc que le nécessaire est
bien secondaire au contingent ou que la nécessité attribuée à Dieu n’est que
la contre-figure de la contingence de l’être du pour soi.
D’où également la non-légitimité à la fois de la preuve ontologique
(qui pense le nécessaire comme synthèse du possible et du réel) et de la
preuve cosmologique (qui en appelle de la contingence de mon être à un être
nécessaire). Contre la preuve cosmologique, Sartre paraît formuler deux ob-
jections : la liaison établi par la pensée entre le contingent et le nécessaire
échoue à rejoindre la contingence à chaque fois singulière de ce qui existe
factuellement ; et en outre cette liaison répond à un besoin de la raison qui
n’a en lui-même aucune signification objective.
Nous remarquions plus haut que Sartre parle plus volontiers de la
croyance et de l’ennui que du cogito cartésien pour éclairer la constitution du
pour soi comme présence à soi et cela parce que croyance et ennui font bien
voir l’ambiguïté de la conscience qui est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce
qu’elle est. Nous retrouvons la même situation avec la soif ou la colère. Ma
soif n’est pas ce qu’elle est comme une étoffe est bleue : elle est conscience
de soif ; j’ai soif parce que je me produis comme conscience de soif, parce
que je fais apparaître ma soif en la néantisant. Identiquement la fatigue n’est

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pas un événement survenant au pour soi comme la coloration à un tissu


plongé dans une teinture : la fatigue existe comme pour soi, sans être pour
autant réductible à la néantisation qui la fait apparaître à la conscience. Le
pour soi qui est fondement de lui-même comme conscience de fatigue n’est
pas fondement de lui-même comme conscience de fatigue. Aussi puis-je me
demander : pourquoi suis-je soif ? pourquoi suis-je conscience de ce verre ?
Questions sans réponse, questions auxquelles la réponse fait – par principe -
défaut là où, et au moment où, l’auto-fondation du pour soi (comme pour soi
ou comme conscience) fait apparaître – comme par contraste – ce qui n’est
justement pas intégrable dans (à) cette auto-fondation (ou dans l’événement
absolu du surgissement du pour soi). Et cela, qui n’est pas intégrable à
l’auto-fondation du pour soi et doit donc rester sans fondement et sans rai-
son, c’est justement mon propre être, néantisé et révélé dans l’auto-position
de la conscience. La contingence de ma soif (son caractère d’irréductibilité à
toute fondation) est le revers de l’auto-fondation du pour soi surgissant à lui-
même comme conscience de soif.
La même analyse peut-être conduite à propos de la colère. Ma colère
est conscience de colère. Il n’existe de colère qu’à même l’auto-fondation
d’un pour soi surgissant comme conscience de colère. D’où la responsabili-
té : j’ai à répondre, devant les autres ou devant moi-même, de cette colère.
Mais ma conscience de colère n’est pas (seulement) une conscience (de co-
lère) - elle ne le deviendra à la rigueur que dans la réflexion, une fois
l’émotion éteinte -, elle est colère : ma colère n’est pas réductible à l’auto-
fondation de ma conscience de colère. Et c’est pourquoi elle est capable de
m’emporter et de m’aliéner en quelque sorte à moi-même. Et c’est pourquoi
aussi, par contraste avec le caractère de toute conscience d’être par soi, elle
est contingente, inassimilable, pour ainsi parler, à ce qui, de la conscience
de colère, relève du par soi. Je pouvais ne pas me mettre en colère. Ce
« pouvoir ne …pas » n’a pas besoin, pour venir à la conscience, d’une in-
trospection ou de l’expérience qu’à un autre moment, dans une situation
semblable, j’ai agi autrement, il est directement lié à la constitution du pour
soi.
Le pour soi est factice. La facticité du pour soi, c’est sa dette (incom-
blable) envers l’en soi contingent qu’il néantit en surgissant à soi et auquel il
est irrémissiblement « livré » puisque le surgissement du pour soi n’est rien
d’autre que la néantisation de l’en soi qu’il est sur le mode de ne l’être pas.
La facticité du pour soi, c’est donc le lien du pour soi à l’en soi et à la con-
tingence de l’en soi. Ce lien, Sartre l’exprime métaphoriquement en disant
que la contingence de l’en soi hante le pour soi, elle le hante parce qu’elle
est toujours dépassée et toujours pourtant indépassable.
Cet accent mis sur la facticité du pour soi fait comprendre ce que
Sartre refuse dans la phénoménologie husserlienne, en la qualifiant
d’idéaliste.
L’histoire raconte qu’au moment où Sartre découvrit pour la première
fois Husserl, en feuilletant, sur le Boulevard St Michel, l’ouvrage d’E. Levi-
nas, La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, il y dé-
couvrit des « allusions à la contingence » et en éprouva un solide coup au
cœur : « Quelqu’un lui avait-il coupé l’herbe sous le pied ? Lisant plus avant,
il se rassura. La contingence ne semblait pas jouer un rôle important dans le

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système de Husserl, dont Levinas ne donnait d’ailleurs qu’une description


formelle et très vague » (S. de Beauvoir, La force de l’âge).
Il est clair en effet que la contingence ne peut pas jouer, chez Husserl,
le même rôle que chez Sartre. On en voit la preuve dans le fait qu’un aspect
très important de la méthode phénoménologique husserlienne est abandon-
née par Sartre : la réduction, la double réduction éidétique et phénoménolo-
gique. Je dirai ici seulement un mot de la seconde. La réduction phénomé-
nologique a pour présupposé que tout contact de la conscience avec l’être se
noue à travers un sens. La conscience husserlienne ne connaît que du sens,
cognitif ou non cognitif. Considérons par exemple le désir. On y distingue
habituellement deux dimensions : un affect et des représentations qui
l’accompagnent. Faut-il considérer que la représentation accompagnatrice
est intentionnelle, tandis que l’affect lui-même ne le serait pas ? Ou bien
faut-il admettre que le vécu affectif est lui aussi intentionnel, c’est-à-dire se
porte vers la chose représentée ? Husserl adopte la seconde solution : le désir
est une intentionnalité originale qui vise un sens lui-même original, irréduc-
tible au sens objectif qui se donne à l’intentionnalité représentative. Le sens
intentionnel du désir, le désirable, ce n’est pas un simple objet de représenta-
tion qui serait couplé à un certain état d’âme, c’est un sens d’être original.
Ainsi la vie affective relève de l’intentionnalité. Il y a un « caractère d’acte »
de la vie affective.
Et c’est même ce caractère d’acte de la vie affective qui permet, selon
Husserl, de la distinguer de la « vie sensitive ». Considérons par exemple une
douleur. Husserl appelle la douleur « sensation affective » (Ve Recherche
logique, § 15, p. 196) et il lui refuse le caractère intentionnel : « Quand nous
nous brûlons, la sensation de douleur ne peut assurément pas être mise sur le
même plan qu’une conviction, une présomption, une volition, mais elle est
sur le même plan que des contenus sensoriels tels que le rugueux, le poli, le
rouge ou le bleu, etc.… ». Faut-il dire alors qu’au moins sur ce plan le con-
tact de la conscience et de l’être se noue en dehors de la catégorie du sens ?
On peut en douter, car la sensation de douleur se réalise elle-même dans des
vécus intentionnels.
Tous ces sens qui sont pour la conscience sont aussi par la cons-
cience, par une Sinngebung que la conscience opère mais ignore, tout aussi
bien, au sens où elle ne la connaît que par son résultat, c’est-à-dire les sens
intentionnels diversifiés qui se présentent à elle et qui, dans l’attitude natu-
relle, vont de soi, valent par soi. L’epochè phénoménologique suspend notre
adhésion à ces sens pour que la conscience se retrouve elle-même comme la
source de tout sens et de toute valeur. On pensera à la conclusion des Médi-
tations cartésiennes : « L’oracle delphique a acquis un sens nouveau. La
science positive est une science qui s’est perdue dans le monde. Il faut
d’abord perdre le monde par l’epochè pour le retrouver ensuite dans une
prise de conscience universelle de soi-même. Noli foras ire, in te redi, in in-
teriore homine habitat veritas ».
Sartre qualifie la compréhension husserlienne de la conscience comme
idéaliste au sens où il y voit une préséance de l’abstrait (la conscience) sur
le concret (la présence de l’homme au monde). Ce jugement paraît ne pas
rendre justice au concept d’intentionnalité mais s’explique, cependant, si on
en comprend le sens : « la conscience, écrit Sartre, est un abstrait parce
qu’elle recèle en elle-même une origine ontologique vers l’en soi » (noter la

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paradoxale et intéressante formule : origine vers…). Ce qui est concret, ce


n’est pas la conscience intentionnelle, c’est la conscience dépendant d’une
origine dont elle ne peut pas se délier (car la néantir, ce n’est pas la faire dis-
paraître, c’est au contraire la faire apparaître) et qui n’est pas non plus réduc-
tible au statut de sens intentionnel, c’est-à-dire « opposable » à la cons-
cience. On peut se demander si Husserl, tout en élargissant le champ de
l’intentionnalité au delà des actes dits objectivants n’a pas au moins implici-
tement soutenu que tout ce qui est pour la conscience fait face d’une façon
ou d’une autre à la conscience. Et c’est en ce point que s’exerce le refus de
Sartre : le pour soi qui est le fondement de son propre néant n’est pas le fon-
dement de son être ; la conscience a une origine qui ne se laisse pas capter
dans le mode de ce qui me fait face ; l’en soi est irréductible aux multiples
sens à travers lesquels je ne cesse de le capter, justement parce qu’il est le
fond inappropriable de tout acte de fondation.
Pour conclure, on soulignera les points suivants
1. En soi et pour soi sont inséparables : il n’y a d’en soi que pour le
pour soi (la référence au soi dans sa nomination témoigne de sa relativité au
pour soi ; il n’y a d’en soi que toujours déjà néantisé par le pour soi ; on
pourrait presque dire qu’il appartient au sens d’être de l’en soi d’être néanti-
sé par le pour soi. Et (ce « et » équivaut à un « mais », car à ce second ni-
veau, nous découvrons pourquoi l’en soi n’est pas réductible à son sens
d’être qui consiste à être toujours déjà néantisé par le pour soi) il n’y a de
pour soi que par l’en soi, puisque le pour soi n’est, en son surgissement
même, que l’acte de néantir l’en soi. Le pour soi est comme soutenu dans
l’être par l’en soi.
2. La néantisation de l’en soi est donatrice de sens ; l’acte néantisant
qui fait surgir le pour soi lui révèle une situation qui est de l’ordre du sens,
du sensé. Mais ce sens qui est le revers du projet de mes possibles ne rend
pas raison de ma situation et n’en résorbe pas la contingence initiale. L’acte
néantisant suppose l’être de l’en soi qu’il néantit ; l’être de l’en soi, supposé
par sa néantisation « donatrice de sens » est irréductible à son sens ; l’en soi
élevé au rang du sens par l’acte néantisant ne peut pas résorber l’en soi qui
soutient l’acte néantisant.
3. Et c’est pourquoi, même si le garçon de café n’est pas garçon de ca-
fé comme la table est table, même s’il n’est garçon de café qu’en jouant à
l’être, c’est-à-dire en néantisant sa situation contingente ou facticielle pour la
retrouver comme situation sensée, sa situation contingente ne se résorbe pas,
ne se dilue pas dans sa situation sensée, elle est ce qui, à même la prise du
sens sur la situation, excède toute prise du sens sur la situation. La situation
d’un homme est contingente dans la mesure où le pour soi qui en fonde le
sens en présuppose l’existence comme le socle de toute donation de sens. On
passe de l’existence au sens – passage paradoxal puisqu’il s’opère à travers
la discontinuité radicale de la néantisation donatrice de sens -, et non du sens
à l’existence. Et c’est pourquoi Sartre peut dire que le garçon de café aura
beau jouer à être marin ou diplomate, il ne le sera pas et restera garçon de ca-
fé.
Mais doit-on vraiment dire qu’il n’y a pas de passage du sens à
l’existence ou que le sens est sans prise sur l’existence ? La prise du sens sur
l’existence, c’est l’action.
Comment Sartre conçoit-il l’action ?

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Dans la 4e partie de l’Etre et le néant, Sartre aborde la question de la


liberté humaine par une analyse de la structure de l’action.
Toute action est intentionnelle : elle vise une fin. Une fin est un pos-
sible et un possible désirable. En tant que telle, elle est un être déterminé par
un ne…pas, ce que Sartre appelle une négatité. Quant à l’être qui se propose
des fins et qui agit, il doit être capable de réaliser une rupture néantisante
avec le monde et avec soi-même. Cette rupture néantisante est la liberté.
Sartre refuse donc toute lecture « déterministe » de la réalité humaine.
Si un acte naît de la projection par le pour soi en avant de lui-même d’un
possible qu’il n’est pas et si, en outre, il est impossible que ce qui est déter-
mine ce qui n’est pas (p. 511), alors aucun état de fait ne peut déterminer la
conscience à le saisir comme négatité ou comme manque : seule la libre
néantisation du donné fait apparaître en lui les motifs de le surmonter. Et
Sartre ajoute (p. 511) :

« En aucun cas et d’aucune manière le passé par lui-même ne peut


produire un acte, c’est-à-dire la position d’une fin qui se retourne sur lui pour
l’éclairer. C’est ce qu’avait entrevu Hegel lorsqu’il écrivait que l’esprit est le
négatif, encore qu’il ne semble pas s’en être souvenu lorsqu’il a dû exposer
sa théorie propre de l’action et de la liberté »

Comment penser, sur cette question, la différence entre Hegel et


Sartre ?
Chez Hegel la négation exprime l’excès du sens ou du concept sur la
réalité en laquelle il se donne une existence de fait. C’est le sens du réel qui
opère dans le réel la négation transformatrice visant à accorder l’existence
et le sens. Ce n’est pas la négation qui donne le sens, c’est le sens qui
« travaille » le réel, le nie et le transforme. Et c’est pourquoi la négation
hégélienne est toujours le revers d’une affirmation ; et c’est pourquoi aussi
la liberté hégélienne a beau être négatrice, disons au premier degré, elle est
aussi et plus fondamentalement affirmative : « la forme la plus haute du
néant pris pour lui-même serait la liberté, mais elle est la négativité en tant
qu’elle s’approfondit en elle-même jusqu’à la plus haute intensité et qu’elle
est elle-même affirmation et, à la vérité, affirmation absolue » (Encyclopé-
die).
Chez Sartre, la relation entre le sens et le néant est l’inverse : ce
n’est pas le sens qui produit une négation comme négation du réel, c’est la
néantisation qui fait surgir le sens dans le réel. Il en résulte que la liberté,
en tant qu’elle fait surgir le sens, se dérobe à l’explicitation. Expliciter con-
siste en effet à démêler et articuler les structures d’une essence. Un acte a
une essence. Il est un sens constitué par la libre néantisation du donné.
Cette liberté donatrice de sens a t-elle elle-même une essence ou un sens ?
Non, répond Sartre, car si elle en avait un, elle serait un sens constitué, re-
levant d’une donation libre de sens et nous serions ainsi conduits dans une
régression sans fin. Vouloir, ce n’est pas d’abord vouloir vouloir, et vouloir
vouloir vouloir, et ainsi indéfiniment. Celui qui, pour vouloir, attendrait de
vouloir vouloir ne voudrait jamais rien. Ainsi, le sens surgissant avec la li-
berté néantisante, la liberté est elle-même en deçà du sens. Elle est le fait
irréductible de son propre surgissement. Et la nécessité qui la qualifie
(« nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres ») est une nécessité de
fait, non une nécessité logique ou intelligible.

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Plusieurs conséquences en dérivent.


1. La volonté n’est pas la manifestation unique ni même prévalente
de la liberté ; elle n’est pas la liberté elle-même se manifestant en tant que
telle. Elle suppose au contraire la liberté originelle, elle est une manière
d’être vis-à-vis des fins posées par la liberté (p. 519 : « elle décrète que la
poursuite des fins sera réfléchie et délibérée »).
2. « La délibération volontaire est toujours truquée » (p. 527). En dé-
libérant, j’affirme ne vouloir choisir qu’en considération de la valeur res-
pective des motifs et des possibles qui leur correspondent. Or cette valeur,
loin d’orienter ma liberté, résulte d’une évaluation qui est un acte de la li-
berté. Ma liberté ne fait que retrouver, à l’issue de la délibération, ce
qu’elle a toujours déjà décidé ; la délibération ne fait que masquer, sous
l’apparence d’un choix selon des raisons ou des valeurs, l’évaluation sans
raison, en deçà de toute raison, que fait surgir la liberté néantisante du pour
soi. La liberté échappe au principe de raison suffisante dans la mesure où
elle le rend tout d’abord possible.
3. La liberté humaine est une liberté finie.
Comment entendre cette finitude ? On pense immédiatement à une
finitude dans l’ordre de la puissance ; on pense à ce « coefficient
d’adversité des choses » qui est « tel qu’il faut des années pour obtenir le
moindre résultat » (p. 541). Mais Sartre observe que ce coefficient
d’adversité n’est pas à la rigueur un obstacle à notre liberté. En effet :
- c’est notre liberté qui constitue, par son projet, les limites et les
obstacles auxquels se heurte l’accomplissement du projet. L’en soi est
« neutre » et doit attendre la liberté et la néantisation donatrice de sens pour
se manifester comme adversaire ou au contraire auxiliaire, point d’appui ou
obstacle.
- c’est l’opacité de l’en soi, sa résistance, son altérité par rapport au
pour soi qui rend possible que l’acte comporte une réalisation et ne soit
pas un pur et simple rêve – dans lequel le possible et le réel se confon-
draient. Ainsi « les résistances que la liberté dévoile dans l’existant, loin
d’être un danger pour la liberté, ne font que lui permettre de surgir comme
liberté.
D’où la facticité de la liberté :

« Montrer que le coefficient d’adversité de la chose et son caractère


d’obstacle (joint à son caractère ustensile) est indispensable à l’existence
d’une liberté, c’est se servir d’un argument à double tranchant, car s’il permet
d’établir que la liberté n’est pas dirimée par le donné, il indique d’autre part
un conditionnement ontologique de la liberté »

Le conditionnement en question n’est rien d’autre que cette « origine


vers l’en soi » de la conscience qui est mentionnée au début de L’être et le
néant, c’est-à-dire la facticité de la liberté :

« Si l’on définit la liberté comme l’échappement au donné de fait, il y


a un fait de l’échappement au fait. C’est la facticité de la liberté »

Cette facticité veut dire qu’être libre ne signifie pas être son propre
fondement ; la liberté ne décide pas de son être libre, pas plus que le pour
soi n’est le fondement de son être. Mon existence n’est jamais une exis-

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tence « de droit », elle est injustifiable. C’est ce que montrent a contrario


la tentation et la tentative de s’identifier à sa fonction, de telle sorte que la
justification par la fin, qui est le propre de la fonction, s’étende sur la totali-
té de l’existence comme telle. Ces efforts pour fuir la contingence la ren-
dent d’autant plus évidente comme irrémissible.
La liberté est toujours libre dans le choix de ses fins, mais elle n’est
pas libre de choisir entre la liberté et la non liberté. On doit donc distinguer
la liberté comme acte et la liberté comme être. La liberté comme être surgit
à même la liberté comme acte, elle ne lui est pas antérieure, comme une fa-
culté est dite antérieure à ses opérations. Mais que la première ne surgisse
que dans la seconde ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas à les distinguer. La
liberté rend possible le choix, le choix libre, mais non le choix d’être libre
ou le choix de la liberté. Il en résulte qu’un acte libre n’est jamais justi-
fiable : sa justification n’est jamais qu’une autojustification, une justifica-
tion de mauvaise foi. Mais cela ne rend pas une éthique impossible. Chez
Leibniz la contingence de l’existant rend possible l’imputabilité. Chez
Sartre la facticité de la liberté, l’ombre portée de l’en soi sur le pour soi le
rend toujours déjà coupable et la justification échoue. Mais si la justifica-
tion est l’ennemie de la justice, si la justification, en un sens, me dispense
d’être juste, l’échec de la justification rend possible l’exigence de justice.
Les catégories de contingence et de facticité ne sont jamais dépourvues
d’une implication éthique.

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VIII. Essence et connexion d’existence (Merleau-Ponty)

Merleau-Ponty écrit dans la Phénoménologie de perception :

« …il y a dans la nature humaine un principe d’indétermination, et


cette indétermination n’est pas pour nous seulement, elle ne vient pas quelque
imperfection de notre connaissance, il ne faut pas croire qu’un Dieu pourrait
sonder les cœurs et les reins et délimiter ce qui nous vient de la nature et ce
qui nous vient de la liberté. L’existence est indéterminée en soi à cause de sa
structure fondamentale, en tant qu’elle est l’opération même par laquelle ce
qui n’avait pas de sens prend un sens, ce qui n’avait qu’un sens sexuel prend
une signification plus générale, le hasard se fait raison, en tant qu’elle est la
reprise d’une situation de fait. Nous appelons transcendance ce mouvement
par lequel l’existence reprend à son compte et transforme une situation de
fait. Justement parce qu’elle est transcendance, l’existence ne dépasse jamais
rien définitivement, car alors la tension qui le définit disparaîtrait. Elle ne se
quitte jamais elle-même. Ce qu’elle est ne lui reste jamais extérieur et acci-
dentel, puisqu’elle le reprend en elle. La sexualité, pas plus que le corps en
général, ne doit donc être tenue pour un contenu fortuit de notre expérience.
L’existence n’a pas d’attributs fortuits, pas de contenu qui ne contribue à lui
donner sa forme, elle n’admet pas en elle-même de pur fait pace qu’elle est le
mouvement par lequel les faits sont assumés. On répondra peut-être que
l’organisation de notre corps est contingente, que l’on peut « concevoir un
homme sans mains, pieds, tête »52 et à plus forte raison un homme sans sexe
et qui se reproduirait par bouture ou marcottage. Mais cela n’est vrai que si
l’on considère les mains, les pieds, la tête ou l’appareil sexuel abstraitement,
c’est-à-dire comme des fragments de matière, non pas dans leur fonction vi-
vante, - et que si l’on forme de l’homme une notion abstraite elle aussi, dans
laquelle on ne fait entrer que la Cogitatio. Si au contraire on définit l’homme
par son expérience, c’est-à-dire par sa manière propre de mettre en forme le
monde et si lon réintègre les “organes” à ce tout fonctionnel dans lequel ils
sont découpés, un homme sans mains ou sans système sexuel est aussi incon-
cevable qu’un homme sans pensée. On répondra encore que notre proposition
ne cesse d’être paradoxale qu’en devenant une tautologie : nous affirmons en
somme que l’homme serait différent de ce qu’il est et ne serait donc plus un
homme s’il lui manquait un seul des systèmes de relation qu’il possède effec-
tivement. Mais, ajouterait-on, c’est que nous définissons l’homme par
l’homme empirique, tel qu’il existe en fait et que nous lions par une nécessité
d’essence et dans un a priori humain les caractères de ce tout donné qui n’y
ont été assemblés que par la rencontre de causes multiples et par le caprice de
la nature.. En réalité, nous n’imaginons pas, par une illusion rétrospective,
une nécessité d’essence, nous constatons une connexion d’existence. Puisque,
comme nous l’avons montré plus haut par l’analyse du cas Schn., toutes les
“fonctions” dans l’homme, de la sexualité à la motricité et à l’intelligence,
sont rigoureusement solidaires, il est impossible de distinguer, dans l’être to-
tal de l’homme une organisation corporelle que l’on traiterait comme un fait
contingent et d’autres prédicats qui lui appartiendraient avec nécessité. Tout
est nécessité dans l’homme, et, par exemple, ce n’est pas une simple coïnci-
dence que l’être raisonnable est aussi celui qui se tient debout ou possède un
pouce opposable aux autres doigts, la même manière d’exister se manifeste
ici et là53. Tout est contingence dans l’homme en ce sens que cette manière
humaine d’exister n’est pas garantie à tout enfant humain par quelque es-

52
Pascal, Pensées et Opuscules (Ed. Brunschvicg), Section VI, n° 339, p. 486.
53
Cf La Structure du comportement, pp. 160-161.

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sence qu’il aurait reçue à sa naissance et qu’elle doit constamment se refaire


en lui à travers les hasards du corps objectif. L’homme est une idée historique
et non pas une espèce naturelle » (pp 197-199).

La première proposition annonce d’emblée la difficulté d’établir une


essence de l’homme. Penser l’essence d’un être, c’est le définir ou le déter-
miner par des attributs qui lui assignent un noyau invariable d’identité. Or
l’homme présente, dit Merleau-Ponty, une indétermination fondamentale,
inhérente à son existence.
Que faut-il entendre ici par existence ? Il est clair que le terme exis-
tence ne désigne pas dans ce contexte l’objet de la question ei esti ? qui est,
chez Aristote, par exemple, le préalable de la recherche de l’essence (ti esti).
Au sens classique, l’existence désigne soit la présence d’un être dans la spa-
tio-temporalité du monde où il produit certains effets et se donne à percevoir
(Kant), soit l’acte de son essence (au sens où le luire est l’acte de la lumière).
La notion d’existence, telle que la pense ici Merleau-Ponty ne s’identifie
avec aucun de ces deux sens. Elle dit plus que le premier sens puisqu’à la
présence au monde s’ajoute ici un sens d’être propre à l’homme, qui est
l’invention du sens. Et elle dit autre chose que le second sens, puisque
l’existence humaine n’est pas le sillage de l’essence dans la spatio-
temporalité, mais l’invention infinie d’une essence (ouverte) dans
l’historicité.
Pourquoi cette invention de l’homme par l’homme est-elle désignée
par le terme d’existence, qui est ainsi conduit au delà de ses deux acceptions
classiques ? A partir du moment où Merleau-Ponty pense l’être de l’homme
dans les concepts métaphysiques d’essence et d’existence, le pouvoir de
l’homme d’inventer son essence (au lieu de la recevoir de la nature et de se
mouvoir entre les limites invariables qu’elle prescrit) ne peut être désigné
que comme existence.
L’indétermination inhérente à l’existence de l’homme, précise Mer-
leau-Ponty, ne doit pas être comprise comme relevant de notre ignorance.
L’homme n’est pas déterminé en son être et indéterminé seulement pour
nous, c’est-à-dire par les lacunes de notre connaissance. Il est indéterminé en
lui-même dans la mesure où il est impossible, même à un être omniscient, de
« délimiter ce qui nous vient de la nature et ce qui nous vient de la liberté ».
L’homme serait déterminable si l’on pouvait discriminer une part de la na-
ture (ou de la détermination) et une part de la liberté (ou de
l’indétermination) ; il serait déterminable si l’on pouvait faire sa part à la li-
berté et ainsi isoler, par contraste, la part de la détermination ou de la nature.
Or on ne peut pas faire « sa part » à la liberté, qui est coextensive à la totali-
té de notre être et y porte l’indétermination dont elle est le vecteur. Il en ré-
sulte que 1/ la liberté est le principe de l’indétermination de l’existence hu-
maine ; 2/ la liberté est principe d’indétermination dans la mesure où rien en
notre être ne lui est extérieur ou étranger ; 3/ l’indétermination que
l’existence humaine doit à sa liberté n’a pas une signification négative ou
privative, elle n’est pas un défaut de détermination (au sens où l’apeiron du
Philèbe ou la puissance aristotélicienne sont indéterminées par défaut), sa si-
gnification est éminemment positive, puisqu’elle veut dire que l’existence
n’est pas enfermée dans l’identité invariable d’une nature, mais ouverte à
une invention illimité, qui est une invention de sens. ; 4/ l’analyse de Mer-
leau-Ponty fait apparaître, comme en filigrane, une connexion étroite entre

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essence et nature : un être déterminé ou déterminable, définissable par les


limites invariables de son essence ou de sa nature, un être dont les possibili-
tés d’être sont d’emblée et invariablement circonscrites par son essence ou sa
nature, c’est un être qui reçoit son être de la nature et n’y ajoute rien de lui-
même. L’essence d’un être, sa nature, ce serait donc la nature comme prin-
cipe de son être et de son agir (le concept de l’essence apparaît en philoso-
phie avec Aristote au moment où l’être comme tel est pensé comme physi-
kon ; et la crise du concept de l’essence survient au moment où la philoso-
phie se pense comme partagée en deux domaines autonomes, régis l’un par
le concept de nature, l’autre par le concept de liberté. Dans un passage de la
première Critique consacré à la République de Platon (PUF p. 265), Kant dit
de la liberté qu’elle est le pouvoir de « dépasser toute limite assignée ». Une
telle conception de la liberté ne pouvait pas apparaître quand l’existence de
l’homme était assignée à une essence (comme on dit assignée à résidence),
même si la volonté est pensée (par ex. chez Descartes) comme volonté infi-
nie.
Le pouvoir d’invention qui établit l’homme dans son indétermination
fondamentale, Merleau-Ponty la présente comme l’opération par laquelle ce
qui n’avait pas de sens prend un sens ou bien quand un sens diffuse des har-
moniques au delà de son champ initial (ainsi l’évidence sensible prend un
sens nouveau quand, à travers la géométrie, elle devient évidence ration-
nelle ; une conduite sexuelle prend une signification plus générale quand elle
s’étend à la totalité de la vie et devient une conduite amoureuse) – en
d’autres termes l’opération par laquelle le hasard se fait raison. Cette opéra-
tion, Merleau-Ponty l’appelle « reprise d’une situation de fait », ou encore
« transcendance ».
En distinguant comme il le fait ici hasard et raison, Merleau-Ponty ne
veut pas dire que ce que l’homme reçoit de la nature relève du hasard, au
sens où la forme de nos pieds ou le nombre de nos dents seraient dus à une
intersection contingente de multiples séries causales, qui ne pourraient se to-
taliser dans l’unité d’un sens. Il veut dire plutôt que les inventions de sens
font apparaître, par contraste, l’assise qui les fonde et qu’elles transforment
comme moins humaine, moins intelligible, moins sensée, résistante à ce que
nous nous représentons comme une nécessité rationnelle, relevant, en ce
sens, du hasard. Après l’invention de sens, l’existence peut, se retournant
vers son passé, y reconnaître comme une préfiguration du sens ou de la rai-
son (l’évidence sensible peut être reconnue, après l’invention de l’évidence
rationnelle, comme une préfiguration de l’évidence rationnelle), mais
l’antérieur ne contient pas l’ultérieur, ni ne l’annonce, et c’est pourquoi il y a
véritablement invention et comme une création « d’imprévisible nouveau-
té ».
L’indivisibilité, dans l’existence, de ce qui relève de la nature et de ce
qui relève de la liberté entraîne deux conséquences.
La première est qu’on ne peut pas séparer nature et liberté dans le
principe de l’invention du sens. Certes la liberté de l’homme se reconnaît à
l’invention de sens, elle est opérante dans l’invention du sens, on peut même
dire qu’il n’y a pas de sens dans le monde sans une donation humaine de
sens, mais le sens qui ne vient pas au monde sans l’homme ne vient pourtant
pas au monde par la seule liberté de l’homme : il vient dans une reprise de la
nature par la liberté, à la jointure de la nature et de la liberté, dans une liberté

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toujours encore enracinée dans la nature, dans une nature toujours déjà re-
prise par le pouvoir d’échappement de la liberté.
La seconde conséquence est que si la liberté, l’invention du sens sont
de l’ordre d’une transcendance, cette transcendance ne laisse pas derrière
elle ce qu’elle transcende (car si elle le laissait derrière elle, elle perdrait son
énergie de transcendance active), elle le retient en elle. Cela implique deux
conséquences. 1/ Il y a dans la vie humaine une possibilité permanente de
régression et d’appauvrissement du sens (en raison, en particulier, des acci-
dents du corps, comme l’aphasie de Schn : la conduite amoureuse perd les
composantes affectives qui en font une relation « humaine »). 2/ L’assise
(naturelle et toujours déjà historique) de la liberté, en particulier le corps,
étant toujours co-principe de l’invention du sens, ne peut jamais être un fac-
teur fortuit de l’existence : la raison reconnaît dans la situation de fait qui la
précède l’assise dont elle avait besoin pour surgir : « l’existence n’a pas
d’attributs fortuits ».
Cette conclusion éveille une objection : « on répondra peut-être que
l’organisation de notre corps est contingente… » : si l’essence de l’homme
est la cogitatio, si « je ne suis précisément parlant qu’une chose qui pense »,
mens, intellectus ou ratio, alors l’organisation de mon corps paraît bien être
contingente par rapport à l’exercice des fonctions de mon essence : un corps
organisé tout autrement pourrait, semble t-il, tout aussi bien accompagner
l’exercice des fonctions de mon essence, - et d’autant plus si l’on soutient
qu’il existe une différence réelle entre l’âme, substance pensante et le corps,
substance étendue.
A cette objection d’inspiration cartésienne, on peut répondre, en res-
tant cartésien, que l’âme et le corps, qui sont connus par deux notions primi-
tives irréductibles à l’unité, qui sont différents d’une différence réelle, sont
aussi unis indivisiblement dans la vie, et que cette union est connue par une
3e notion primitive, irréductible aux deux premières. L’âme et le corps sont
incommensurables si l’on considère l’âme comme pure res cogitans et le
corps comme un fragment de matière, c’est-à-dire comme un corps-objet, un
mode de l’extensio, divisible, bref le corps humain tel que l’étudie
l’anatomie, tel qu’il apparaît dans un cadavre. Et dans ce cas, si l’essence de
l’homme est dans l’âme et la pensée, le corps est contingent. Mais ils ne le
sont plus si l’on considère leur union, qui me donne le sentiment que l’âme
s’étend à tout le corps, et que le corps est aussi indivisible que l’âme ; et si
l’âme et le corps sont unis, il devient impossible de séparer une pensée qui
serait attribut essentiel et un corps qui serait attribut contingent.
Observons cependant que ce qui est connu dans l’union de l’âme et du
corps est de l’ordre de l’utile et du nuisible à la vie, plutôt que de l’ordre de
la vérité. Descartes sépare la lumière naturelle et le sentiment naturel. On ne
peut certes pas vivre dans l’union de l’âme et du corps en négligeant le sen-
timent naturel, mais on ne peut pas bien vivre, ou vivre selon le bien, dans
l’union de l’âme et du corps en négligeant la lumière naturelle. C’est même,
pour l’homme, une obligation fondée en son essence (qui est la lumière de la
vérité, le pouvoir de penser par idées claires et distinctes) de vivre sa condi-
tion d’homme, l’union de l’âme et du corps, selon cette essence, c’est-à-dire
en séparant d’abord les trois notions primitives (de l’âme, du corps, de
l’union de l’âme et du corps), en prenant conscience de la différence réelle
entre l’âme et le corps, et en réglant l’union de l’âme et du corps selon une

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mesure qui est puisée dans la lumière naturelle, plutôt que dans le sentiment
naturel, dans la connaissance du corps par l’âme, plutôt que dans l’union de
l’âme et du corps. Ainsi l’union de l’âme et du corps interdit sans doute que
nous considérions notre organisation corporelle comme contingente (car elle
est liée à notre essence), mais elle ne permet pas que nous la considérions
comme nécessaire, c’est-à-dire comme une grandeur intérieure à notre es-
sence. Pour le dire autrement, l’union, la vie n’est pas, pour Descartes, la vé-
rité ou la lumière. Le pas au delà de Descartes consiste donc à réconcilier la
vie et la lumière, à considérer que la vérité ou la lumière, en l’homme, sont
aussi sa vie, c’est-à-dire son expérience, « sa manière propre de mettre en
forme le monde ». Penser la lumière naturelle comme expérience, c’est réin-
tégrer la vie et, par là, toute l’organisation corporelle à la définition ou à
l’essence de l’homme.
Cette réponse fait rebondir l’objection : on prétend faire entrer dans
l’essence de l’homme son organisation corporelle au motif que celle-ci dé-
termine son expérience, sa manière propre de mettre en forme le monde ?
Cela veut tout simplement dire que l’on a cessé de considérer avec sérieux le
concept de l’essence. Le concept d’essence est celui d’une unité de sens et,
qui plus est, d’une unité nécessaire : les caractères de l’essence sont indivi-
sibles, ils ont une cohésion intelligible. Or en définissant l’homme par son
expérience du monde, en intégrant son organisation corporelle à sa défini-
tion, on se contente d’additionner ses différentes propriétés, telles qu’elles
sont empiriquement constatables, et ces propriétés qui n’ont été rassemblées
en l’homme que par des intersections causales aléatoires, par le « caprice de
la nature », on leur donne une unité factice, on les élève arbitrairement au
rang d’essence, d’unité nécessaire. Ainsi de deux choses l’une : ou bien on
attribue à l’homme une essence, au sens d’une unité nécessaire, ayant une
cohésion intelligible : mais il faut alors séparer le nécessaire et le contingent
et reconnaître la contingence de l’organisation corporelle. Ou bien on veut
retenir tout l’homme, le tout de l’homme dans son essence, mais alors on
doit renoncer à l’essence, avouer que l’on a perdu toute véritable cohésion de
la diversité de l’homme et que l’on appelle essence une rhapsodie empirique
de qualités ou d’attributs.
Merleau-Ponty répond à l’objection en montrant qu’on peut penser
l’homme comme union d’une âme et d’un corps ou comme expérience du
monde sans perdre l’unité. Il existe une unité de l’homme concret. Mais cette
unité n’est pas l’unité d’une essence, c’est dit Merleau-Ponty, une « con-
nexion d’existence ». Où est donc la différence entre l’unité en tant
qu’essence et l’unité en tant que connexion d’existence ?
La différence est double. Formulons la première ainsi : dans un être
qualifiable comme possédant une essence, l’unité de cette essence ne doit
rien à son existence. Et si l’existence ajoute quelque chose à l’essence, ce se-
rait plutôt une diversité irréductible à l’unité (il n’y a pas de connexion intel-
ligible entre les prédicats accidentels, entre le fait que Socrate soit de telle
taille, soit assis en ce moment à l’agora dans la boulè, soit musicien, ami de
Phédon, etc). En revanche si l’unité de l’homme n’est pas de l’ordre de
l’essence, mais est de l’ordre de la connexion d’existence, elle ne se réalise
que dans l’existence : c’est en existant, en assumant, transformant, transcen-
dant sa situation de fait et la diversité inhérente à toute situation de fait, en
donnant à cette situation un sens ou plus de sens, que l’homme lui donne une

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unité intelligible. Si l’unité de l’homme est une unité d’essence, elle se fait
en lui sans lui (à cette réserve près, cependant, qu’il lui appartient
d’actualiser cette essence et son unité dans le choix d’une vie qui le conduise
au souverain bien, ce qui nous fait retrouver, même en régime d’essence,
l’unité comprise comme connexion d’existence), et elle laisse en dehors
d’elle tous les prédicats (contingents) générés par l’existence. Si en revanche
l’unité de l’homme est une connexion d’existence, elle n’est indépendante ni
de son existence, ni des initiatives de sa liberté, elle ne se réalise même que
par elles, précision faite qu’on ne peut jamais entièrement séparer l’initiative
de la liberté et l’assise de nature qui en est la condition dans une connexion
d’existence. Une connexion d’existence vient toujours d’en deçà de la liber-
té, à la condition, cependant, d’être reprise par une initiative de la liberté ;
l’homme ne peut rien recevoir de la nature ou de ce qui, de son histoire, s’est
sédimenté en nature, sans un engagement de sa liberté.
Formulons la seconde ainsi : quand l’unité d’un être est celle que lui
assigne son essence, on peut discriminer en lui le nécessaire (c’est-à-dire
tout ce qu’il doit à son essence, tout ce qu’il ne peut pas ne pas être tant qu’il
est) et le contingent (tous les caractères qui excèdent son essence et qu’il re-
çoit dans l’existence). Quand en revanche l’unité, comme dans la vie de
l’homme, relève d’une connexion d’existence, une telle discrimination est
impossible. On plus exactement le partage du nécessaire et du contingent
prend un autre sens.
Tout est nécessaire dans l’homme, au sens où tous les attributs qui lui
appartiennent relèvent d’une cohésion et d’une unité intelligible. Que l’on
dise avec Anaxagore que l’homme est le plus intelligent des animaux parce
qu’il a des mains, ou avec Aristote qu’il a des mains parce qu’il est le plus
intelligent des animaux, il demeure qu’une connexion intelligible relie la
main et l’intelligence et que l’organisation corporelle humaine ne peut passer
pour contingente par rapport à son pouvoir de penser. La pensée grecque
l’avait d’ailleurs parfaitement reconnu puisqu’elle considérait la station
droite comme le signe de l’enracinement céleste de l’homme. Et Merleau-
Ponty a montré, dans des analyses consacrées à Léonard de Vinci et à Cé-
zanne que tout, dans l’histoire d’une vie, contribue, à sa place, à la genèse
d’une œuvre, non pas au sens où la vie déterminerait l’œuvre, mais au sens
où une œuvre se construit dans un mouvement de transcendance, une reprise
des données de la vie, où rien de la vie n’est perdu, où tout est transformé
par l’invention de l’œuvre, l’invention d’une unité de sens où la vie et
l’œuvre ne sont plus à la rigueur séparables. Une vie accomplie, ce serait une
vie qui invente l’œuvre (de praxis ou de poièsis) capable de la rassembler
dans une véritable cohésion de vie, c’est-à-dire dans l’unité d’un sens en ge-
nèse.
Mais on peut dire aussi et à l’inverse que, dans l’homme, tout est con-
tingent, au sens où le mouvement de transcendance ne dépasse jamais rien de
ce qu’il « reprend » : comme la toile est recouverte mais demeure sous le ta-
bleau (et peut se déchirer), comme l’acteur se fatigue sous le rôle qu’il joue,
de même le donné subsiste sous l’invention du sens : le sens et sa nécessité
sont toujours sous la menace des incidents du corps objectif, sous celle des
incidents de société (un enfant privé prématurément de société humaine est
privé de son humanité), et même sous la menace de la liberté elle-même, s’il

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est vrai que, parfois une mystérieuse lassitude interrompe le développement


d’une œuvre).
Là où l’unité d’un être relève de son essence, la nécessité (l’unité du
sens) et la contingence (les prédicats multiples et dispersés) sont disjointes,
la contingence est sans prise sur la nécessité, comme la nécessité sans prise
sur la contingence (l’animal vit dans les limites invariables de son essence,
ou meurt).
Là en revanche où un être invente son existence, là où l’unité du sens
relève d’une connexion d’existence, la nécessité et la contingence sont pour
ainsi dire coextensives : le contingent est repris dans l’unité d’un sens en ge-
nèse, élevé au rang du nécessaire (au moins idéalement, car aucun homme,
sans doute, ne peut résorber entièrement la contingence des événements que
la vie lui présente par une invention de sens qui ferait du nécessaire avec du
contingent et de l’un avec du multiple). Mais aussi tout est contingent, tout
peut se défaire et retomber dans ce que Merleau-Ponty appelle parfois la dis-
persion du temps naturel. Alors que l’animal vit selon son essence ou meurt,
l’homme est, selon la formule hégélienne, l’animal malade. La maladie, on-
tologiquement comprise, désigne la chute dans cette contingence qui est, en
l’homme, le revers de sa nécessité, le revers de la promesse faite à tout
homme venant en ce monde d’exister dans la lumière d’un sens indivisible-
ment transmis et inventé. L’existence ne peut avoir la charge d’inventer son
propre sens sans être dans le risque constant de sa chute dans le non-sens ou
l’obscurcissement du sens.

Merleau-Ponty nous a montré pourquoi l’existence ne peut avoir le


même sens pour l’homme et pour un être naturel. Pour un être naturel, non
historique, l’existence signifie à la fois l’actualisation de son essence et
l’addition à l’essence ainsi actualisée de prédicats qui ne sont pas contenus
en elle, contingents, irréductiblement multiples, et qui sont sans effet sur
l’essence, incapables d’introduire une variation dans l’immuabilité de
l’essence. Pour l’homme, l’existence signifie une invention de son essence,
de cette unité de sens qui se construit, en tant que connexion d’existence,
dans la reprise d’une situation de fait. Cette unité doit être comprise comme
une unité ouverte, engagée dans un développement indéfini par une dialec-
tique de la reprise et de la sédimentation : la création de sens se dépose dans
des œuvres de culture qui deviendront à son tour l’assise pour une nouvelle
création de sens. L’homme est engagé par son existence dans une téléologie
infinie. La vérité de son être ne peut donc lui apparaître que comme une Idée
à l’horizon d’une histoire infinie.

© Philopsis – Pascal Dupond 70

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