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C’est dans le § 46 de la Critique de la faculté de juger que Kant expose les caractères du

génie considéré comme principe de la production de l’œuvre d’art. Afin de mieux


comprendre cette analyse, il convient de rappeler brièvement à quels résultats est
parvenu Kant dans les paragraphes précédents.

Quand je dis que quelque chose est beau, j’énonce un jugement de goût, jugement dont la
nature est aussi paradoxale qu’étonnante. S’il prétend être universel, le jugement de goût ne
peut pourtant pas être démontré. Si devant un tableau que je juge beau, quelqu’un me dit ne
pas approuver mon jugement, je ne puis lui prouver qu’il se trompe comme je ne peux
démontrer que j’ai raison. Si je le pouvais, ce ne serait plus un jugement de goût exposant un
plaisir personnel mais un jugement de type scientifique. Il n’en demeure pas moins que je
reste persuadé que mon contradicteur devrait trouver beau ce tableau. Ce dernier point est
intéressant. Car si le jugement de goût prétend à l’universalité, c’est que l’œuvre d’art n’est
pas le produit d’une pure fantaisie déréglée. Toute œuvre d’art obéit à des règles qu’il n’est
certes pas toujours facile d’expliquer mais qui fondent le sentiment d’unité qui s’en dégage.
Ainsi l’objet de notre étude sera-t-il de découvrir l’origine de l’œuvre d’art et plus
précisément de cette espèce de régularité interne à l’œuvre et dont la singularité tient à son
inexplicabilité.
En affirmant, c’est le titre même du § 46, que « les beaux-arts sont les arts du génie », on
pourrait croire que Kant définit les beaux-arts, autrement dit ce que nous nous appelons l’art.
Je crois qu’il n’en est rien car à ce moment-là du déroulement de l’analyse kantienne, chacun
tient pour entendue la nature de l’art que Kant a jusque-là opposé à la nature, à la technique et
à la science. Ce dont il est ici question, c’est du génie, et la définition qu’en donne Kant a
pour but d’en expliciter la nature. Il est d’ailleurs à noter que le nom de « génie » apparaît ici
pour la première fois dans l’ouvrage. Et le problème qui est alors posé peut se formuler
clairement : que doit être le génie pour qu’il puisse être considéré comme l’origine de la
production des œuvres d’art ? Last but not least, est-il tellement certain que le caractère
exceptionnel du grand artiste soit affaire de génie et non de technique ?

« Le talent qui donne les règles à l’art »


En premier lieu, écrit Kant, il faut considérer le génie comme le « talent naturel qui donne ses
règles à l’art ». Le génie est donc bien défini à partir de l’art. Chaque œuvre obéit à des règles,
l’expérience esthétique le montre. Mais ces règles, au premier abord et contrairement aux
règles techniques qui peuvent être enseignées parce qu’on peut les expliquer, ne sont pas
démontrables. Tout le monde peut, par exemple, apprendre les règles de la menuiserie et
fabriquer, en s’exerçant et en s’appliquant, un tabouret ou une table. Et tout le monde peut,
semble-t-il, apprendre les règles de l’harmonie classique. Mais même la connaissance la plus
approfondie des règles de l’harmonie ne fait pas le compositeur. Car il faut pour cela être en
capacité de créer, d’inventer quelque chose qui ne soit pas seulement conforme aux
prescriptions des traités de composition mais qui possède une cohérence interne à ce point
parfaite qu’on puisse parler d’œuvre d’art, et non de simple exercice scolaire. Ainsi les grands
compositeurs sont-ils ceux qui peuvent inventer de nouvelles règles sans les avoir au préalable
définies, et les inventer de façon immanente, de telle sorte qu’elles seront reconnues et suivies
par leurs successeurs.

Le génie, don de la nature


Kant prend ainsi la notion de génie dans son sens le plus populaire, où l’on dit de quelqu’un
qu’il a du génie, et non au sens où l’on dit qu’un tel est un génie. Parce qu’il s’agit avant tout
de savoir à quelles conditions des œuvres d’art sont possibles, le « génie » se présente d’abord
comme la condition de possibilité de l’art. Ainsi le mot ne renvoie-t-il nullement à l’artiste
génial, sauf si par là on veut seulement parler de la structure particulière de son esprit, qui fait
qu’il est doué pour son art. Le génie désigne donc les dons que possède l’artiste.
Ce mot français de « don », comme d’ailleurs le mot allemand gabe dont il est l’exacte
traduction, est ici très éclairant. Un artiste génial a des dons venus d’on ne sait trop où. Sur ce
point, les avis divergent. Pour les uns, les dons viennent de l’hérédité, pour les autres de la
providence, de la grâce, et pour d’autres encore du milieu social, familial ou encore des
circonstances… Pour être bref, disons que ces différentes conceptions se ramènent à deux
hypothèses principales : le don est naturel ou divin.
Quelle que soit l’idée que l’on se fait du divin, cette seconde conception a prévalu pendant
longtemps, et ce depuis l’Antiquité. C’est celle de Socrate et de Platon qui lui fait dire, dans le
dialogue intitulé Ion, « c’est que ce don que tu as, Ion, n’est pas un art mais une vertu divine »
(533d). L’artiste est ici tout à la fois un théios anèr, c’est-à-dire un homme divin en ce sens
qu’il jouit d’une théia moïra, d’une faveur divine, et un médium, un ventriloque, c’est-à-dire
un être à travers lequel s’expriment et se manifestent la transcendance et le divin.
Or Kant rejette catégoriquement cette conception de l’art et de l’artiste. La raison principale
en est que si le génie constituait une inspiration ou une force divine, il serait assimilable à une
contrainte. Un artiste inspiré, œuvrant sous la dictée d’un dieu, ne serait pas responsable. Or,
l’art est, pour Kant, de l’ordre de la liberté. « On ne devrait appeler art, écrivait-il au § 43, que
la production par liberté. » Le talent de l’artiste n’est donc pas une puissance extérieure mais
au contraire un don qui n’impose aucune contrainte sinon celle de le faire fructifier.
Parce que le génie ne provient pas d’une force surnaturelle, il vient de la nature. Il est un
talent naturel qu’on ne peut expliquer. Il est là. C’est un fait de nature inné dans l’artiste. Et
cette idée va permettre à Kant d’envisager de façon tout à fait nouvelle les rapports entre l’art
et la nature.
En effet, on dit communément que « l’art imite la nature », expression qui vient d’Aristote
(Physique, livre II, chap. 2 et 8) et résume assez bien l’esthétique aristotélicienne, qui
d’ailleurs est fortement inspirée par la sculpture de Praxitèle et de Phidias. Kant renverse
complètement cette conception. L’art n’imite pas la nature puisqu’il provient du génie qui est
une force naturelle. Il n’imite pas la nature puisqu’il lui appartient. Ce serait plutôt une sorte
de nature extraordinaire. Alors que l’art selon Aristote ressemble à la nature à laquelle il est
extérieur, l’art, selon Kant, diffère d’elle tout en lui étant intérieur. On tient là deux positions
totalement inverses.
C’est la raison pour laquelle Kant, dans une deuxième formulation, envisage la nature comme
la véritable source des règles de l’art. « Le génie est la disposition innée de l’esprit par
laquelle la nature donne ses règles à l’art. »
Mais l’art ne se réduit pas pour autant à la nature. La différence entre la nature et l’art, c’est
que dans le premier cas la règle est antérieure au produit. La nature agit selon des lois
uniformes dont nous pouvons prévoir les effets. Dans le cas des beaux-arts, la règle ne
préexiste pas au produit. Elle naît avec l’œuvre qu’elle organise ; elle est produite par le génie
en tant qu’il est génie, c’est-à-dire en tant qu’il crée, non pas seulement une règle mais une
œuvre qui lui est conforme.
L’essentiel pourtant, comme en témoigne la parenthèse qu’ouvre Kant touchant l’exactitude
de la définition du génie, est en effet ailleurs. Car à vrai dire il n’est pas certain que le contenu
du concept de génie soit si déterminant. Ce qui, en revanche, l’est bien davantage, c’est
l’ensemble des caractéristiques de l’origine à laquelle renvoient les beaux-arts, et ce
indépendamment de telle ou telle définition. Nous le disions déjà, le problème de fond est
celui de savoir quelle est l’origine de l’œuvre d’art.
Mais une fois de plus, nous voyons aussi que la démarche de Kant ne vise aucunement à
définir l’art. Car pour ce faire, il eût fallu, en toute logique, pouvoir définir l’inconnu (ici
l’art) par le connu (le génie). Or, Kant reconnaît lui-même ne pas pouvoir garantir la validité
de sa définition du génie ! En outre, sa définition du génie incluant le concept d’art —
disposition de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art —, Kant commettrait une
faute que les logiciens appellent un cercle s’il définissait l’art par le génie lui-même défini par
l’art. Mais passons. Car l’important est ici de montrer que les beaux-arts, à leur origine,
impliquent quelque chose de différent d’eux-mêmes, ce que va mettre en évidence la suite de
l’analyse.
Celle-ci se présente comme une sorte de syllogisme dont la majeure serait la thèse selon
laquelle tout art suppose des règles, ce qui s’explique aisément. L’art désignant ici toute
technique, les beaux-arts sont donc une partie de l’art, si bien que ce qui sera vrai de celui-là
le sera de ceux-ci. Or, il est clair que tout art, toute production humaine, présume que le
producteur ait dans la tête une idée cohérente de l’œuvre qu’il va réaliser. La règle est donc ce
qui permet de concevoir la possibilité de l’objet. Une production sans règle est donc
impossible, ce qui étant vrai de l’art en général le sera des beaux-arts en particulier.
Cela précisé, le raisonnement développé par Kant s’appuie sur une autre thèse, pour ainsi dire
une mineure, thèse selon laquelle, pour le dire de façon concise, les beaux-arts ne fournissent
pas eux-mêmes la règle de leur production (§3). Pour comprendre ce qui justifie cette thèse,
qui se fonde dans le caractère paradoxal de l’œuvre d’art, il convient de revenir à l’idée du
jugement de goût. S’il est clair en effet que je peux dégager les règles auxquelles un objet doit
correspondre pour mériter le nom de table et tenir debout, et par conséquent que je peux
déterminer objectivement le concept de table, on ne peut en revanche démontrer qu’une table
ou tout autre objet sont beaux, car le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts mais
sur un sentiment de plaisir. De fait, s’il n’y a pas de règle conceptuelle pour juger de la beauté
d’un objet, artistique ou non, il ne peut y avoir de « concept de la manière dont le produit est
possible » (§3). L’artiste ne peut donc compter sur aucune règle lui garantissant qu’il
parviendra à réussir un chef-d’œuvre. De telles règles n’existent pas. En effet, c’est de
l’œuvre belle dont nous parlons, et qui en tant que telle n’obéit à aucune règle que l’on puisse
apprendre. « Aucun Homère, aucun Wieland, ne peut montrer comment ses idées… surgissent
et s’assemblent dans son cerveau, écrira Kant dans le § suivant, parce qu’il ne le sait pas lui-
même et ne peut l’enseigner à personne. » Solitude de l’artiste face à son œuvre dont la
réussite ne peut lui être assurée par aucun procédé.
On voit donc ici l’ampleur de la difficulté qui consiste à penser l’art. D’un côté, la majeure du
syllogisme établit que tout art suppose des règles. De l’autre, la mineure établit que les beaux-
arts ne peuvent donner ces règles que pourtant ils doivent suivre. Cette difficulté est presque
une contradiction, et c’est grâce au concept de génie que Kant va tâcher de la résoudre. Si les
beaux-arts ne sont possibles que s’ils sont réglés et qu’ils ne peuvent eux-mêmes fournir ces
règles, alors ils « ne sont possibles que comme produits du génie ». Telle est la conclusion du
syllogisme.
Reste à savoir comment la conciliation des deux exigences énoncées dans la majeure et dans
la mineure est possible dans l’esprit de l’artiste. Kant ne répond qu’au détour d’une
parenthèse, « (et cela par la concorde des facultés de celui-ci) ». C’est là l’une des questions
les plus difficiles de la Critique de la faculté de juger, sur laquelle Kant s’explique dans la «
Remarque générale » qui suit le § 22. Pour être concis, les deux facultés dont veut parler Kant
ici sont l’imagination, puissance d’invention et de liberté, et l’entendement, puissance d’ordre.
Par un mécanisme des plus mystérieux, ces deux facultés s’accordent pour rendre possible la
production de l’œuvre d’art qui repose donc sur une harmonie naturelle, qu’on ne peut ni
créer ni commander, entre l’entendement et l’imagination de l’artiste. Il y a donc bien une
règle, mais qui, premièrement, ne préexiste pas à la réalisation de l’œuvre et, deuxièmement,
n’est pas donnée en dehors du processus qui est celui-là même du travail producteur de
l’œuvre. Aussi peut-on dire qu’elle naît en même temps que l’œuvre qu’elle gouverne. Ce qui
entraîne, d’une part, qu’elle n’est pas le produit d’une délibération intellectuelle et d’autre
part, que si l’artiste sent ce qu’il doit faire, il ne peut expliquer sa méthode.
Nous comprenons bien, maintenant, pourquoi la définition du génie donnée initialement
importait si peu. Ce qui est primordial, c’est de trouver un concept fondant la possibilité de
l’œuvre d’art, pas le terme désignant ce concept dont seule la fonction importe. Le génie, c’est
la nature qui donne à l’art une règle sans qu’elle puisse être expliquée.

Les caractères du génie


La question des caractères du génie est abordée par Kant à partir d’un prisme qui est celui de
la fonction qu’il remplit à l’origine de l’œuvre d’art (§4).
Sa première caractéristique est celle de l’originalité, ce qui ne nous surprendra pas au regard
des analyses précédentes ayant établi que le génie est ce qui produit ce dont on ne saurait
donner aucune règle déterminée. En effet, quand on peut donner une telle règle, le produit ne
relève pas des beaux-arts mais de la technique. Le génie ne s’apprend donc pas ; on ne devient
pas génial par le travail ou quoi que ce soit d’autre. « Puisque apprendre n’est pas autre chose
qu’imiter, expliquera Kant au § 47, la plus grande facilité à apprendre ne peut comme telle
passer pour du génie. » Attention, cela ne veut pas dire que l’artiste génial peut se passer de
tout apprentissage. Il y a, dans tout art, une part de technique et d’habilité dont on ne peut se
passer et qu’il faut bien acquérir par l’exercice et le travail. Mais cela ne donne pas de génie et
c’est en ce sens que le génie doit être original, entendons d’abord originaire. Par conséquent,
l’artiste génial ne pourra être qu’original puisque son génie, n’existant ni par imitation ni par
apprentissage, ne pourra qu’être sans précédent et sans exemple. Ainsi le génie ne peut-il
avoir de maître. Car ce que nous appelons son « maître » ne peut lui apprendre que des règles
techniques.
Mais l’originalité ne suffit pas à faire le génie. « L’absurde aussi peut être original. » S’il est
un fait que l’originalité constitue une part essentielle du génie, il faudrait être naïf pour
imaginer qu’il suffit de se délivrer de la contrainte de toute règle, autrement dit de faire
preuve d’excentricité, pour faire œuvre de génie. Pour être originale, une œuvre confuse et
désordonnée ne sera pas belle. Il y a donc une mauvaise originalité, qui ne cherche qu’à se
faire remarquer et qui, recherchée pour elle-même, est absurde et proche du maniérisme.
Ainsi la volonté farouche de « faire du nouveau » peut parfois donner lieu à des œuvres qui
n’ont rien de génial et donc rien de beau. À l’inverse, les produits du génie « doivent en même
temps, écrit Kant, être des modèles », c’est-à-dire exemplaires. Sans du tout avoir été
engendrées par l’imitation, les belles œuvres, autrement dit les produits du génie, « doivent
toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de jugement ». Le génie, disions-nous, n’a
pas de maître. Il aura des admirateurs et des disciples. On peut noter que l’exemplarité n’est
peut-être ici qu’un approfondissement de l’originalité, tant le génie exemplaire est celui qui
est à l’origine d’une École. C’est aussi ce que voulut dire Gérard de Nerval en déclarant : « Le
premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second était un imbécile. »
L’artiste génial est sans antécédent. L’œuvre géniale doit être imitable et servir d’exemple au
bon goût. L’œuvre de génie a ainsi un double effet : sur le goût et sur la création. Beethoven a
profondément modifié le goût du public, tout en éveillant à son propre génie un musicien
comme Berlioz, qui trouva dans les symphonies de Beethoven une espèce d’incitation « à
exercer son indépendance vis-à-vis des règles de l’art ».
En vérité, le génie, incapable de percer son propre mystère, est ce que l’on pourrait appeler
une cause sans cause. Un génie peut créer des œuvres belles mais personne ne peut créer de
génie. C’est une origine qui n’a pas d’origine, un commencement sans commencement. C’est
pourquoi, écrit Kant, le génie « ne peut… expliquer scientifiquement comment il réalise son
produit ». C’est la raison pour laquelle « le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait
pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent ». L’analyse
philosophique rejoint ici une expérience immémoriale, celle de la déception que chacun peut
éprouver en interrogeant un créateur sur ses procédés de création, comme si la création
artistique était condamnée à demeurer opaque à l’intelligence du créateur. Mais à vrai dire, ne
serait-ce pas le contraire qui serait étonnant ? Rendre raison de l’origine de l’œuvre d’art ne
reviendrait-il pas à trouver une cause, autrement dit un concept, une règle, à cette œuvre ?
Dans ce cas, cette dernière ne serait-elle pas plutôt une production technique qu’une œuvre
d’art ?
À un premier niveau d’observation, c’est ce qui ressort de l’examen d’une lettre écrite par
Vincent Van Gogh et qui semble remettre en cause l’analyse de Kant. S’adressant à son ami et
conseiller Anthon Van Rappard, Van Gogh écrit : « Pénétrons si bien les secrets de la
technique que le public s’y laisse prendre et jure ses grands dieux que nous n’avons pas de
technique. Que notre œuvre soit si savante qu’elle paraisse naïve et ne pue pas notre talent. »
Il y a là plusieurs thèses. La première veut que l’excellence soit, dans l’art, ce que l’on atteint
en se hissant au plus haut niveau de la technique. Le grand artiste serait alors un très grand
technicien, ce qui semble remettre en cause la théorie kantienne de la genèse de l’œuvre d’art.
Toutefois, il n’est pas certain que Van Gogh, ici, contredise Kant. S’il s’agit bien, pour
l’artiste, d’atteindre le plus haut niveau de la technique, cet accès, écrit le peintre, consiste à
pénétrer des « secrets ». Ce dernier terme mérite attention. Si le secret est au sens le plus
trivial ce qu’on n’a pas le droit de trahir, il est aussi ce que l’on est incapable de dire et
d’expliciter. Il est ainsi ce qui résiste à l’expression, à l’analyse et à la clarification. Pour cette
raison, le secret est, à proprement parler, ce qui nous introduit au seuil du mystère, et ici du
mystère de l’art. Définissant un idéal artistique, Van Gogh exhorte l’artiste à travailler et à se
perfectionner techniquement. Mais le plus haut degré de la technique semble ici relever d’un
au-delà de la technique si cette dernière, par opposition au secret et au mystère, est bien ce
qui, pouvant s’enseigner, peut d’abord être explicité. D’où la question, de fait, de savoir s’il
est tellement certain que Van Gogh s’oppose à Kant.
D’autant que si l’idéal artistique semble, pour lui, constituer un idéal de perfectionnement
technique, cet idéal est celui d’une technique qui serait celle grâce à laquelle l’artiste paraît «
naïf », autrement dit une technique qui serait celle-là même de la dissimulation, ou de
l’effacement de la technique. Loin de devoir cultiver et manifester de la virtuosité, l’artiste
doit au contraire se garder de vouloir paraître savant. Une œuvre virtuose, non seulement ne
serait pas belle, mais aurait quelque chose de repoussant. Elle aurait quelque chose de « puant
», donc de dégoûtant. Tant et si bien que, à supposer que le plus haut niveau technique soit
encore affaire de technique, ce dont on peut douter, nous l’avons montré, l’œuvre d’art
pourrait bien tirer sa beauté d’une technique qu’il faut dire paradoxale si elle est bien la
technique de l’effacement de la technique. Sur ce dernier point, Kant et Van Gogh sont encore
loin de s’opposer. En effet, si les beautés naturelles sont belles, selon Kant, de nous laisser
imaginer qu’elles sont des produits de l’art, les beautés artistiques, elles, nous émeuvent en
tant, précisément, qu’elles nous ouvrent la liberté d’imaginer qu’elles sont des produits de la
spontanéité et non du travail technique. Par où l’on voit qu’en affirmant que les œuvres d’art
nous paraissent belles quand elles semblent être des beautés naturelles, Kant considère,
comme Van Gogh, que la beauté de l’œuvre d’art est suspendue à la capacité que possède
l’artiste, en effaçant techniquement sa technique, de donner à son œuvre l’apparence de la
spontanéité.

Conclusion
Pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer, il semble que le concept de génie soit bien
le terme ultime de la réflexion kantienne sur l’art, raison pour laquelle Kant se réfère aussi à
l’étymologie du mot « génie », genius, désignant, au sens religieux, « l’esprit donné à sa
naissance à un homme pour le protéger et le diriger ». Ce rapprochement entre le sens
esthétique et le sens religieux de la notion de génie ne signifie nullement que l’artiste génial
soit inspiré par les dieux. Nous avons vu combien la perspective kantienne rejette cette
conception. Il montre sans doute qu’à l’instar du divin, le génie est un absolu, une cause non
causée comme nous disions plus haut, un point de départ inexplicable mais qu’il faut
cependant admettre puisqu’il y a des œuvres d’art et que celles-ci ne sont possibles que si l’on
considère le génie comme leur origine.
Au terme de cette analyse, il semble acceptable d’affirmer que le génie peut donner l’espoir
d’une solution aux contradictions de l’esthétique, puisqu’en lui se concilient la règle propre à
l’art et la liberté du créateur. Mais s’il renvoie à une notion populaire — qui niera que Bach
ou Vermeer sont des génies ? —, il reste pourtant une espèce d’irrationnel puisqu’il demeure
inexpliqué. Il est déduit comme condition de possibilité de l’œuvre d’art mais il n’est pas
analysé dans ses rapports avec la société ou l’histoire. Kant ne se demande pas davantage quel
sens, historique, social, on peut donner à l’existence des génies. Son seul problème ici est
celui de la création artistique qui n’est possible qu’à la condition d’admettre à son principe
une origine qui n’a pas d’origine, un principe, de fait, inconditionné, anhypothétique, un
premier moteur de l’art : le génie.

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