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Préface

« Un philosophe ne peut jamais exposer qu'un seul point de vue : le sien (Heidegger ?).»

Je suis assez d'accord mais un formateur doit bien essayer cependant de montrer combien sa
vision, pour cohérente qu'elle soit, n'épuise pas le sujet. La forme de présentation universitaire
du savoir, qui n'est souvent qu'"une" histoire, celle entrevue par l'enseignant, doit donc aussi
trouver sa place.

« Il est vrai que le constructivisme véhicule une autre représentation de la « vérité» que la
classique adéquation de l'esprit avec les choses, et qu'une lecture superficielle pourrait
l'interpréter comme un pur « instrumentalisme». La version que j'en présente se refuse à une
telle réduction. Pour moi, le scientifique ne se situe pas simplement devant un monde de
choses à contrôler ou à dominer ou même à comprendre. Il a, au contraire, sans cesse à
négocier avec les autres et avec le monde, l'histoire humaine que nous construisons ensemble
dans ce corps nôtre qu'est l'univers. Dans cette perspective, la technoscience véhiculerait, à
condition de ne pas l'éliminer une dimension symbolique significative, distincte mais
comparable à celle de l'art ou de l'éthique. Cela signifierait que le « salut» de la technoscience
ne serait pas à situer uniquement à l'extérieur d'elle, mais que les enjeux symboliques de
l'humanité se situent aussi en son sein (*note ci-dessous). C'est ce que, j'espère, la dynamique
de cet ouvrage fera comprendre.»
(*) Parmi les penseurs de notre siècle, c'est sans doute Teilhard de Chardin qui a le plus
soulevé cette question de «la puissance spirituelle de la matière» (1961). Mais les courants
les plus récents du «Technology Assessment» se situent dans la même perspective lorsqu'ils
refusent de séparer la technologie de l'organisation humaine de la société. Ou encore, la
perspective de ce qu'on appelle l'école de Paris en sociologie des sciences (Latour, 1989;
Callon, 1989), qui voit dans toute production scientifique une négociation humaine.

Je veux bien prendre une option a priori d'ouverture pour comprendre la profondeur du
constructivisme.

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chapitre I
Introduction à la philosophie pour les scientifiques....

Une explicitation de ses mots pour décrire les choses. Je découvre Habermas: quatre niveaux
d'intérêt: technique (faire les choses concrètement), interprétatoire (pour communiquer le sens
que l'on donne aux événements); émancipatoire (pour se libérer des carcans). Cela n'apporte
pas grand chose à notre question de connaître la vérité des sciences.
Il distingue ensuite l'épistomologie traditionnelle commme le savoir sur la manière dont les
savoirs se construisent et l'épistémologie empirique ou socio-épistémologie comme les savoirs
sur les manières dont les savoirs se construisent indépendamment des manières dont les
scientifiques croient qu'ils se construisent ! (refus de considérer les savoirs comme
indépendants de l'histoire humaine où ils se construisent).

Quatre niveaux de normalité:


- sens scientifique et trivial (normal, explicable scientifiquement, compréhensible
théoriquement)
- sens statistique
- sens donné par le consensus social
- sens dépendant d'un jugement de valeur.

Que va-t-il faire de ces distinctions peu satisfaisantes car ce ne sont que des éclairages
langagiers (plusieurs sens car plusieurs disciplines) et non métaphysiques ?

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Chapitre II
Réflexions épistémologiques
La méthode scientifique : l'observation

Une méthode dialectique: des ruptures dans la connaissance: apprendre, c'est abandonner une
représentation pour en adopter une autre, plus prometteuse.
C'est bien ici la dialectique hegelienne qui n'admet que la vérité critique des choses.
Comment l'accepter sans accepter l'idéalisme qu'elle contient ?

Observer, c'est déjà se donner une représentation du monde, dans un contexte et liée à des
projets (on observe pour quelquechose...); la construction de la réalité est un phénomène
social. L'objectivité consiste à s'insérer dans un monde socialement institué... l'observation
implique toujours une "altérité". ..le monde "objectif" c'est-à-dire "socialement institué".... la
charge théorique des observations....l'observation c'est une certaine interprétation théorique
non contestée (au moins sur le moment).... C'est cette absence d'élément théorique neuf qui
donne l'effet conventionnel. On retrouve ici l'idée du paradigme dominant comme j'ai essayé
de l'expliquer pour les PE2.

Ce qu'il appelle observation c'est pour moi l'hypothèse de la méthode expérimentale.


L'observation n'est certes pas neutre historiquement, pschylogiquement, socialement,
théoriquement... mais elle dépasse ces éclairages: elle est un lien entre le sujet et l'objet qui
PEUVENT ÊTRE DÉFINIS SÉPARÉMENT, même si leur compréhension (complète: com-
prehendre) n'est pas à la portée de l'esprit humain. Lorsque j'observe, moi, sujet pensant, un
objet, être réel, je le fais certes avec mes sens et ma raison, avec ce corps, cette matière et cet
esprit, c'est là que se noue une relation unique entre l'objet et le sujet qui est un lien de vérité,
qui est connaissance. C'est pour cela que je crois encore à une connaissance qui transcende
ce lien social. C'est effectivement là probablement que je me sépare de l'épistémologie socio-
constructiviste. Si je reprends le mots de Gérard Fouchez mais dans la sens opposé: je me
refuse à considérer que le savoir (la connaissance) ne puisse être indépendant de l'histoire: je
crois à des savoirs immuables, peut-être construits, biologiquement, historiquement, dans la
raison de chaque homme (car ils sont humains), mais qui dépassent (transcendent) la raison
(et atteignent l'être des choses existant en dehors de l'homme). Si je reviens à un vocabulaire
métaphysique: la raison atteint l'être mais ne l'épuise pas. Le temps (indiscutablement lié à
l'acte de connaissance par la raison) est nécessaire à la raison mais n'est pas une propriété
nécessaire à l'être.

Objectivité absolue ou objectivité socialement instituée ?


Les objets sont objets en vertus de leur caractère institutionnel.
Être objectif c'est suivre les règles instituées. C'est donc un phénomène social.
Là encore, c'est vrai du point de vue logique mais pas métaphysique. Une chose n'est pas
QUE dans son appréhension par l'esprit humain. Même si on peut dire qu'un concept lui est
strictement dépendant de l'esprit humain. Une chaise peut très bien être un concept inutile
(inexistant et donc incompréhensible) dans une autre culture mais la matière et le lien entre
cette matière et l'esprit qui lui a donné forme, que l'on pourrait qualifier d'art ou de travail, est
indépendant de toute culture. Le concept de cellule n'est bien qu'un concept, je ne cesse de le
répéter depuis plusieurs années, mais l'être vivant qui travaille sous mon objectif (si je suis en
train d'observer une cellule au microscope) est plus que ce concept et peut donc être observé
en dehors du paradigme dominant, mais pas en dehors de toute subjectivité.
L'objectivité en référence au social est une objectivité sociale mais n'est pas une objectivité
ontologique qui pour moi est la seule unifiante et qui fait que je regarde toute connaissance
humaine comme imparfaite (elle n'englobe pas la totalité de l'être de la chose connue) même
si elle est vraie.

Dans notre société occidentale, le concept de matière joue parfois le rôle de mythe ultime
auquel on se réfère sans cesse. Il est pourtant impossible de définir ce qu'est la matière....
Certes, définir n'est pas épuiser l'être de la matière mais avec un language métaphysique
unifiant on peut décrire le réel avec le terme de matière (pas seulement). Là il y a une traîtrise
de l'auteur (inconsciente ?): on n'est plus dans un concept scientifique ni de language courant
mais bien dans un concept métaphysique. Il n'est pas plus difficile de définir "matière" que
"chaise" ou "cellule" à l'aide des concepts que l'on voudra. Les concepts scientifiques (atomes,
particules, intéractions, énergie... ) satisfont souvent socialement l'auditeur mais on peut aussi
donner un statut ontologique à la matière.

(p 41) Dire que quelquechose est réel, ce serait privilégier une grille d'interprétation.
Et inversement. Dire que rien n'est réel en dehors du sujet pensant, est privilégier un idéalisme
qui s'oppose à un réalisme.

On peut dire qu'en science on ne peut parler que des objets phénoménaux.
Parler, oui, et encore. Atteindre, non. Que la science expérimentale ne soit pas métaphysique,
je n'en doute pas, mais qu'il existe des sciences métaphysiques qui atteignent l'être, je n'en
doute pas non plus. Si la vérité de l'être ne peut pas être atteinte c'est toute science qui est
mystification. La vérité scientifique n'est pas toute la vérité, mais elle est vérité. Elle atteint
l'être, même si son éclairage ne permet pas de saisir tout l'être.

(p 43) La récolution copernicienne de la philosophie des sciences (Kant)


... elle consiste à dire que l'observation c'est d'abord une construction du sujet et non d'abord
la découverte de quelquechose qui serait indépendant du sujet observant....il s'agit de
délégitimer la vision des sciences qui les présente comme un processus absolu et nullement
historique. ... il s'agit de faire le deuil d'un rêve qui nous habite tous plus ou moins : celui de
l'observation absolue, directe, globale, immédiate, quasi fusionnelle avec le monde, d'un
rapport duel avec la réalité.
Le premier projet est juste (décentration) mais il ne s'applique qu'à la connaissance
scientifique et non à toute connaissance, et il me semble qu'il va être difficile, une fois la
confiance dans la réalité ébranlée, de revenir à la vérité sans qu'un relativisme s'insinue dans
toute connaissance. Ce qui est appelé par l'auteur la révolution copernicienne de la
philosophie des sciences est la naissance d'un idéalisme...

 ... c'est la collectivité scientifique qui «habite» les processus d'observation. Distinguant les
notions de sujet empirique, de sujet transcendental et de sujet scientifique, (je ne les ai pas vu
dans les lignes précédentes malgré des relectures...) nous sommes arrivés à la conclusion que
l'objectivité n'a son lieu ni dans la subjectivité, ni dans un «réel en soi», mais dans l'institution
sociale du monde.
(Note en bas de p 43): Il peut être intéressant de faire un lien entre ces analyses et le schéma
aristotélicien selon lequel les objets sont composés de matière et de forme (et, pour Aristote,
la forme est toujours liée à une certaine intentionnalité, c'est-à-dire un certain projet). La
«matière première», notion qu'ont développée les philosophes scolastiques, n'est aucun objet
spécifique, mais indique que rien n'existe hors d'une référence à une passivité; cette notion
rejoint un peu ce que nous avons appelé le «monde», c'est-à-dire cette altérité à laquelle nous
n'avons pas encore donné « forme »; elle correspond aussi à ce que nous avons présenté en
indiquant que, même si tout objet est construit, il ne peut se définir comme pure construction.
Et par ailleurs, dans une conception aristotélicienne, il n'est d'objet que par sa « forme »,
elle-même liée à l'intentionnalité: dans cette manière de parler (cette métaphore), pour qu'il y
ait objet, il faut qu'on ait donné «forme» à la matière première. On pourrait, dans la même
perspective, considérer le lien des développements de ce chapitre avec la philosophie des
sciences de Blondel (1893) ou la pensée de Fichte. Je ne suis pas sûr de comprendre l'idée de
l'auteur: la matière première est pure puissance mais elle n'est pas l'objet de la connaissance,
elle ne recouvre pas du tout le notion de monde, extérieur à l'homme, comme pour un
phénoménologiste. C'est encore l'idéalisme qui est sous-jacent. Là encore le raisonnement
idéaliste revient sur lui-même: en définissant des idées comme sujet de connaissance, le
monde est idée.

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ChIII.
La méthode scientifique: création et rejet du modèle
(p 45)
La représentation inductiviste
...on suppose qu'à partir d'observations, on "propose", ou on "déduit", ou on "trouve" des lois
scientifiques....C'est ce qu'on appelle le point de vue "inductiviste". On n'y considère pas qu'il
y a une rupture, une sorte de coup de force, entre les informations empiriques réunies, et
l'invention d'un modèle théorique (ou d'une "loi") qui va en quelquesorte les "araisonner"
(c'est vraiment un joli mot)(et le jeu de mot indique bien qu'il s'agit d'un coup de force, mais
que celui-ci est la base d'une approche qu'on appellera "rationnelle"). Mais c'est encore ma
vision thomiste qui me fera préférer l'idée d'harmonie à celle d'opposition: connnaître est
avant tout se soumettre. La vérité est humilité. La force de la raison se trouve bien "dans" ou
au moins "par" l'objet de la connaissance qui se donne (se soumet) à elle.

(p46) ...on ne déduirait pas la loi du levier des observations, car dès ce moment, la loi y avait
déjà été injectée par les termes théoriques utilisés...vérifier une loi, c'est moins un processus
purement logique que la constatation que la loi nous satisfait.
... La science est sous-déterminée.
Toujours cette même impression d'un sophisme; si la connaissance (appelée la science) n'est
que construction de la raison, comment s'étonner que toute observation exprimée par des mots
et donc raisonnée nécessite une loi préalable. On est clairement dans une discussion logique et
non plus métaphysique. Si la connaissance scientifique n'atteint pas l'être elle n'est donc bien
qu'une construction de l'homme et ne vaut pas grand chose. Je crois à la dimension
métaphysique de la science. Je crois à la vérité des sciences.

p 47 On peut alors se représenter l'approche scientifique comme suit. Nous commençons


toujours par regarder le monde avec un certain nombre d'idées en tête : des idées préconçues,
des représentations, des modèles, soit scientifiques, soit-préscientifiques, soit mythiques... on
appellera théories, lois ou modèles toutes ces représentations que l'on se donne du monde....
Les représentations aparaissent donc plus ou moins intéressantes suivant les projets humains
dans lesquels on veut les situer (Mach, 1925, La mécanique, Hermannn, Paris, p. 81).
Les modèles donc, tout comme les objets, ne sont pas subjectifs, mais des institutions sociales
liées à des projets : des technologies.
Les modèles scientifiques peuvent être vus, non comme une représentation du monde, mais
comme une représentation de notre champ d'action possible dans le monde.
Le saut est d'importance, nous verrons comment il sera étayé. Pour l'instant il ne l'est pas. Je
trouve ici quelques accents des "corps transfigurés" de M. Tibon-Cornillot, notamment dans
la conclusion compilée sur ce site.
On est passé de la recherche de la vérité à partir d'une raison (observante comme dirait Tibon-
Cornillot) à l'agir (raison militante...) sans aucune discussion.

Il y a une "objectivité" d"une carte (géologique, routière, physique...) dans ce sens que,
lorsqu'on sait s'en servir, elle permet de communiquer des connaissances à propos du terrain.
Il en est de même pour les modèles scientifiques. C'est la possibilité de les utiliser au sein
d'une communauté scientifique qui connaît leur mode d'emploi qui leur donne leur
"objectivité", c'est-à-dire leur possibilité de servir comme "objet" dans cette communauté
humaine.
La vérité de la carte est-elle dans l'adéquation de ce projet et cette raison à la réalité, dans
l'utilité sociale que l'on peut en avoir où bien transcende-t-elle l'esprit de l'homme et son agir
social ? Elle est à la fois une chose, matière pensée, construite, faite de main d'homme
(artificielle, au sens étymologique), projet et en ce sens media, mais son existence transcende
ce rapport à la raison qui l' a créée. Sa vérité logique est certainement son intelligibilité, sa
vérité sociale est sans aucun doute sa communicabilité, sa vérité technique est son
applicabilité, mais sa vérité ontologique, son rapport à l'être des choses, la cause ultime de
tout ce qui est vrai (intelligible), bon et beau, où est-elle ? N'y-a-t-il pas une autre cause, une
cause première qui est source de toutes ces vérités participées ? Cette vérité ne peut pas être
atteinte par la science si l'on pose à priori que la vérité scientifique n'est QUE logique.

Il serait préférable de parler d'inventions plutôt que de découvertes scientifiques...


...les chercheurs savent fort bien que leur activité est créatrice et demande une imagination
poétique, c'est-à-dire, qui crée un nouveau point de vue.

(p 52) Vérifications, falsifications


Quand on pense vérifier des théories scientifiques, l'idée qui prévaut est que, partant d'une
hypothèse ou d'un modèle, on fait des expériences pour voir si cette loi est vraie... A propos
des vérifications, on peut redire ce qu'on disait des preuves (ci-dessus réf. p 46): ce sont des
relectures du monde à l'aide de la théorie que l'on "vérifie", et dont nous sommes satisfaits.
... Dans cette optique, on ne se pose plus la question de savoir si les modèles sont vrais, mais
on s'intéresse simplement à leur efficacité dans un cadre donné.
D'après cette représentation, les pratiques scientifiques ne cherchent pas tant à vérifier les
théories que, pour utiliser le mot du philosophe Karl Popper (1973), à les "falsifier", ou, en
meilleur français à les infirmer. On entend par là que, dans la pratique, les sciences avancent
dans leurs recherches en tâchant de déterminer les limites des modèles utilisés; ils essaient de
montrer comment les modèles sont "faux" pour être amenés à les remplacer.
Popper "revisited"
Le modèle poppérien est aussi intéressant quand il s'agit d'enseigner les sciences. Selon la
perspective inductiviste, la didactique des sciences procède à peu près comme suit.
L'enseignant, dans les meilleurs des cas, sera conscient que ses élèves ont, eux aussi, une
représentation de ce que l'on entend étudier (pour fixer les idées, disons : la pesanteur). Il
essayera alors de dénigrer cette représentation et de présenter aux élèves moultes expériences,
en espérant que, finalement, ils vont "trouver" le "bon", modèle (qui a généralement été
habilement suggéré, par exemple à travers les protocoles d'expériences). Et, souvent, après
toute cette peine, l'enseignant constatera que ses élèves continueront à croire en leur ancienne
représentation qui, selon eux, et dans certains contextes, ne fonctionne pas si mal que cela !
Un didacticien poppérien, au contraire, valorisera le modèle initial des élèves (même s'ils
croient que les objets tombent à cause de la pression de l'air). Il sait que, jusqu'à un certain
point, ce modèle doit fonctionner d'une façon qui les satisfait. Il essayera de l'utiliser jusqu'au
moment où les élèves en percevront les limites autant que l'intérêt. Alors, l'enseignant
proposera le modèle scientifique qu'il désire enseigner en disant quelque chose comme : « Si
l'on considérait les choses comme ceci (et de décrire le modèle), ne serait-ce pas une manière
intéressante de voir; une manière plus intéressante que l'autre modèle dont on perçoit malgré
tout les limites? ».
Selon le critère de falsifiabilité, seules sont scientifiques les théories qu'un test pourrait
conduire à rejeter.
... mais ce critère n'est pas aussi clair qu'il apparaît à première vue... la pratique scientifique
est plus complexe : non seulement, on peut utiliser des lois non falsifiables mais il faut une
décision volontariste pour conclure qu'une expérience contredit une loi: l'échec du modèle
face à une expérience n'implique pas automatiquement son rejet; décider qu'une expérience
est cruciale, c'est introduire un élément volontariste (et nullement un raisonnement
scientifique).
Ce passage reprend toujours la même idée. Ce qui habituellement est traduit par "testabilité"
est appellé "falsifiabilité".
Je ne suis pas un familier de Popper mais lorsqu'il écrit (in E.U., article Popper) : « La
science n'est pas un système d'énoncés certains ou bien établis; notre science n'est pas savoir
(épistémè ), elle ne peut jamais prétendre avoir atteint la vérité » ou encore « Nous ne savons
pas, nous pouvons seulement conjecturer », il ne cherche pas à fonder la vérité de la science
mais uniquement le discours scientifique (une logique et non une métaphysique): « La sûreté
et la justification des prétentions à la connaissance ne me concernent pas. Par contre, mon
problème est la croissance de la connaissance.»
Quand à la construction scientifique proposée par testabilité et décision volontaire, je n'en
saisis pas la cohérence. On est au départ avec une proposition logique, insérée dans une raison
sociale et le jugement que l'on porte sur une hypothèse est qualifié de volontariste. Mais il est
évident que la volonté intervient dans le jugement scientifique, c'est en celà qu'il y a une
morale scientifique (il s'agit plutôt d'une déontologie), que le jugement peut être faussé par
une volonté qui n'est pas droite: le scientifique est homme. Mais on s'est beaucoup éloigné de
la question du rapport de la science à la vérité.
Par contre la discussion relative à la recherche de propositions non falsifiables (non testables)
ressemble à s'y méprendre au travail de nombre de didacticiens des sciences expérimentales
qui essaient de définir ce qu'est une hypothèse scientifique (par opposition à une hypothèse
non scientifique et d'une façon plus générale à une supposition émise par les enfants; voir par
exemple le cours des PE1).
Un exemple me semble aussi peu clair: Une expérience ne donne jamais un résultat que
moyennant des interprétations théoriques...c'est d'ailleurs aussi vrai quand j'utilise mes sens:
par exemple si je goûte une poudre blanche et décrète que c'est du sucre, il s'agit là d'une
interprétation théorique discutable....Par ailleurs il peut se faire que, dans certaines situations,
un chercheur ou un groupe de chercheurs décident de faire une expérience "cruciale". Sans
chercher des exemples scientifiques élaborés, il suffit de voir l'expérience cruciale que nous
faisons souvent pour savoir si tel produit est du sel ou du sucre : on en met un peu sur le doigt
et si le goût n'est pas celui ou du sel ou du sucre, on abandonne l'hypothèse correspondante.
Cela n'est possible que parce qu'on s'est donné un cadre théorique précis, qui suppose que si
ce produit qui a cette forme blanche ne donne pas un goût dont j'ai la mémoire, je dirai que ce
n'est pas du sel (ou pas du sucre). Mais, pour que ce type de raisonnement fonctionne, il faut
en avoir «décidé», ainsi à l'avance. Il faut, par exemple, avoir «décidé» qu'il est impossible
qu'un produit ne me donnant pas une saveur dont je me souviens puisse être du sel. (Signalons
ici la différence entre les expériences «positives» et « négatives », c'est-à-dire celles qui vont
faire «accepter», ou « rejeter» un modèle. Il y a en effet une différence entre l'expérience qui
me conduira à accepter l'hypothèse selon laquelle ce produit blanc est du sucre et l'expérience
qui me fera rejeter l'hypothèse selon laquelle ce produit blanc est du sel).
Ce paragraphe est pour moi contre nature: on marche sur la tête, mais peut-être ne l'ai-je pas
compris.
Tout d'abord, une petite imprécision de vocabulaire: le résultat de l'expérience ne dépend pas
de la théorie mais il ne peut y avoir de résultat interprétable (et donc jugement) que s'il y a
une théorie.
Le sel existe-t-il en dehors de ma pensée ? OUI Le sel est-il autre chose qu'un condiment
socialement construit (gabelle)? OUI Peut-on définir le sel chimiquement (chlorure de
sodium, système cubique), pétrologiquement et géologiquement (halite, roches salines,
évaporites) ? OUI
Le sel est, même si le concept de sel nécessite la raison, cette chose (être) transcende la
raison et franchit l'histoire (le sel a été utilisé de tous temps par l'homme, de mémoire
historique... un livre tout récent de Pierre LAZLO traite de ce superbe sujet il me semble).
Plus on approfondit la connaissance de la chimioréception gustative et de l'intégration gusto-
olfactive au niveau du cerveau, plus on est persuadé que, si les goûts et les couleurs ne se
discutent pas, il n'en reste pas moins que l'homme, animal sensible (mais faillible), perçoit le
NaCl (et seulement ce sel là, les autres sels pouvant avoir une saveur sucrée ou amère: voir
cours de SVT: je goûte avec ma bouche: le goût). La sensation de l'homme peut être atténuée,
trompée, anesthésiée, cela ne change pas la nature de la relation entre un être sensible et une
chose qui est vérité sensible. Quelle que soit la "décision volontariste" du goûteur, cela ne
change rien à la nature du sel. Pour moi, que le sel s'appelle sel parcequ'il est concept
humain, cela me paraît sans aucun doute vrai, mais qu'il soit sel pour cette même raison, ce
me semble sans aucun doute faux.
Où est le rapport à la vérité dans ce discours ? Le sel fait sans aucun doute partie de la vie de
l'homme et des êtres vivants en général, de tout homme, il y a là la preuve que cette
transcendence de l'individu vers l'homme atteint l'être même de l'homme. Si la sensation salée
est partagée, au-delà de nos individualités, de nos erreurs, de nos faiblesses, de nos handicaps,
cette sensation est vérité de l'homme, de tout homme. Une science expérimentale qui se
repose sur cette sensation vérité n'est pas une vérité logique, construite, un choix de
vocabulaire.

p 62 On peut considérer les sciences comme des technologies intellectuelles destinées à


fournir des interprétations du monde qui correspondent à nos projets..... Voir les sciences
comme des technologies intellectuelles c'est abandonner l'idée que leur but serait la
découverte d'une vérité préexistante, pour y voir la négociation de solutions à des
problèmes contextuels.
Le fait de croire à La vérité sans la chosifier n'est certainement pas facile, mais le fait de la
trouver dans une négociation peut paraître bien pauvre. Et pourtant cette formulation rejoint
quelque peu ma pensée lorsque j'affirme croire que la vérité est lumière donnée à
l'intelligence. Pour l'instant, avec ma courte expérience et ma pauvre culture je ne vois pas
d'autre moyen que de dire que la vérité est humilité. C'est l'humilité de l'intelligence face au
monde, à l'homme, à l'autre, à la raison. Il y a une vérité de l'homme qui s'oppose à l'erreur
qui est une mauvaise compréhension de l'homme qui est principalement orgueil. Il y a une
vérité scientifique qui s'oppose à une fausse science, elle aussi issue de l'orgueil. On pourrait
aussi dire que faire la vérité c'est soumettre son intelligence au réel, au monde. Mais cela
suppose peut-être que l'on y reconnaisse une transcendance qui est loi de Dieu.
Le qualitatif de vérité préexistante est trompeur: il s'agit ici de la vérité expérimentale (et
donc d'un jugement sur une hypothèse); JAMAIS personne (à ma connaissance) n'a affirmé
que cette vérité expérimentale préexistait à l'expérience. Par contre dire qu'il existe UNE
vérité, indépendante de cette expérience et de toutes les expériences, une vérité ultime,
première, immuable, est un position métaphysique fort respectable qui n'empêche aucunement
le raisonnement scientifique. La vérité construite (faite) à partir de mon expérience participant
de cette vérité première.

La conclusion du chapitre est étonnante: Parler de sciences comme de technologies, c'est donc
insister sur le fait qu'elles ne prennent leur sens que dans ce contexte humain. Elles produisent
des représentations adéquates et fiables de notre monde. C'est-à-dire celui dans lequel nous
inscrivons notre histoire. De quelle adéquation (adequatio) et confiance (confidere) veut-il
parler ?

Une autre idée me revient de façon lancinante: toute cette épistémologie constructiviste est-elle
bien le point de départ, ou n'est-elle pas plutôt le retour (?) de cette pédagogie pragmatique
qui ne finit par n'enseigner que des concepts qui ont un sens pour les étudiants c'est-à-dire (au
sens constructiviste) qu'ils peuvent faire rentrer dans leur projet sur le monde.... ? Cette
pédagogie n'est-elle en fait la conséquence "obligée" de la quasi inculture des étudiants qui les
empêche de rentrer de plein esprit dans les paradigmes de l'enseignant et d'essayer d'en
explorer avec son aide les limites...? On oblige ainsi les enseignants à entrer dans des pseudo-
paradigmes (mythes et représentations variés mais dont la plus fréquente est sans conteste
l'IGNORANCE) afin de pouvoir enfin espérer, après un travail épuisant de destruction-
justification où l'enseignant s'expose sans cesse, présenter le paradigme qui fait toute leur
motivation d'enseignant des sciences. Belle avancée pédagogique . L'étudiant est ici le
consommateur qu'il faut convaincre. On est loin d'une recherche de la vérité. L'enseignant est
plus vendeur que sage. Or il ne me paraît pas bon de vouloir confondre la légitime égalité des
personnes avec l'inévitable inégalité de culture. Tous les paradigmes ne se valent pas. Toutes
les philosophies ne se valent pas.

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Ch IV La méthode scientifique : la communauté scientifique

Un point de vue agnostique sur la nature ultime des sciences


Le mot agnostique fait si je ne me trompe référence à un Dieu non connaissable. Une science
agnostique, c'est une science relativiste et non pas seulement historique, non universelle, non
absolue et non sacrée comme l'affirme G. Fourez. Cette absence de réference à la vérité ôte
toute réalité en soi (l'être métaphysique). Comment ne pas tomber dans un subjectivisme ? A
mon sens il ne faut ni un positivisme qui fonderait la vérité par la science ni un relativisme-
subjectivisme qui nie toute vérité ultime. Contrairement donc à ce que l'auteur affirme au
début du livre; on débouche bien sur un relativisme et la suite du livre le prouve.

Ch V La méthode scientifique : disciplines intellectuelles et interdisciplinarité


Une discipline est déterminée par une organisation mentale. C'est ce que l'on appelle en
philosophie des sciences une matrice disciplinaire ou un paradigme (Kuhn, 1972, La structure
des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion).
(p 86) Un paradigme c'est, suivant la définition:
- l'ensemble des présupposés définissant la discipline
- un cas type qui sera l'image motrice de la discipline.

Savoir faire son deuil de certains absolus : un humanisme


L'énumération que l'auteur fait de ces défunts absolus (l'observateur absolu tué par la relativité
; la mesure parfaite tuée par le principe d'incertitude d'Heisenberg...) sont autant de nouveaux
absolus réductible à un seul: "il n'y a pas d'absolu". C'est le plus aliénant qu'il soit.

L'interdisciplinarité : la recherche d'une super-science ?


... on ne fait que recréer un point de vue particulier.
Mais les points de vue ne sont pas tous équivalents. Pour qui croît à la vérité, les disciplines
n'ont pas toutes le même rapport avec la vérité. Sans parler de super-science on peut parler de
sciences maîtresses et de sciences servantes dans la mesure où certaines sont des outils pour
d'autres. La métaphysique qui s'intéresse à l'être des choses, aux causes premières et non
secondes n'englobe pas les autres mais les utilise pour approcher plus la vérité qu'aucune autre
science.

La construction d'îlots de rationalité


Construire un ilôt de rationalité autour d'un problème concret est un travail en soi
interdisciplinaire. C'est sans doute cet apprentissage à la capacité d'entreprendre des
approches théoriques interdisciplinaires de ce genre qui méritent d'être au centre de la
formation des populations à l'esprit scientifique (peut-être polus que l'enseignement des
sciences purement disciplinaires) (G. Fourez, 1944, Alphabétisation scientifique et technique,
essai sur les finalités de l'enseignement des sciences, Bruxelles, De Boeck).

Intermède
Les sciences et les bandes dessinées sans légende

On peut comparer les démarches scientifiques à un jeu présenté dans certains journaux pour
jeunes : celui de la bande dessinée sans légende...Par exemple, on peut présenter une page
d'un album d'Hergé et le jeu consiste à situer ce matériau dans une histoire qui a du sens pour
un lecteur.
Les dessins ne sont pas suffisants pour déterminer une seule histoire.
Même si Hergé a écrit l'histoire, on pourrait considérer qu'une autre légende pourrait être
aussi intéressante
Je ne vois que des côtés négatifs à cette analogie: comment considérer que l'histoire d'Hergé
véhicule un autre message que celui qu'il voulait donner ? (le seul message vrai, historique,
est celui d'Hergé, le message réinterprété et subjectif n'a pas une grande valeur). Pour moi le
monde à un sens qui vient de son rapport permanent avec son Créateur.

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Ch VI . Les sciences modernes comme produits de l'histoire

Les sciences fonctionnent comme une économie de pensée, liée à une communication.
«L'économie dans la communication et dans la conception appartient à l'essence même de la
science» (Mach, 1925, La mécanique, Paris, Hermann, p 12). La science «doit sa naissance à
la nécessité de mettre ses expériences sous forme communicable et de les étendre au-delà du
métier et de la pratique professionnelle (p 79)».

Mais le savoir est, pour moi, une manière de mettre ensemble le language, les choses
partagées et les corps, de manière à construire un univers humain partagé, symbole de nos
rencontres....parler des sciences comme de technologies, c'est tout sauf les réduire à du "pur
utilitaire"; c'est au contraire les insérer dans une histoire à faire. C'est pourquoi, pour moi,
contrairement au courant Heideggerien, la technologisation des sciences et leur lien au
pouvoir n'est pas une aliènation ou une instrumentalisation du savoir, mais une manière de les
situer dans ce qu'il y a de plus profond dans l'humain.

Extrait complet p 121-138 (c'est moi qui souligne)


je souhaite présenter cette vision "logique" de l'histoire car, comme le souligne son auteur ce
n'est pas une œuvre d'historien mais une reconstruction théorique, tout à fait à la manière de
sa bande dessinée sans légende.... pour moi, on marche parfois sur la tête, mais il y a aussi des
intuitions assez convaincantes. De plus cette vision dépasse une philosophie des sciences (au
sens d'épistémologie) et touche des questions d'éthique que je souhaite commenter.

Une reconstruction théorique de l'histoire des sciences

Le terme «science» peut désigner plusieurs types de phénomènes. D'abord, la représentation


que se fait du monde n'importe quelle civilisation ou n'importe quel groupe humain. Dans son
second sens, il vise plus précisément ce que nous appelons les sciences modernes, c'est-à-dire
cette représentation particulière du monde que s'est donnée la civilisation occidentale,
notamment à partir du XIVème siècle. Dans le premier sens, le terme «science» désigne
pratiquement toute connaissance tandis que dans le second, il désigne le mode spécifique de
connaissance que s'est donné le monde occidental moderne. Car les sciences modernes sont
situées dans l'histoire. Même si on peut en retrouver les antécédents dans les sciences
grecques et d'autres, on peut estimer qu'elles sont nées pendant le Moyen Age, suite à l'essor
de la civilisation bourgeoise.

La montée de la science moderne demande en effet à être située dans un contexte historique
qui en « explique » l'évolution. Mon objectif n'est pas ici d'en proposer une vision plus ou
moins marxisante qui prétendrait montrer comment les sciences sont le résultat de
transformations économiques de la société occidentale. Il s'agit plutôt de proposer une
perspective historique très simple et de montrer le lien qu'il peut y avoir entre la connaissance
dite « objective » et une attitude typique de la vie quotidienne dans nos sociétés dites
«efficaces» et de l'ordre culturel qui les accompagne. Evidemment, une telle analyse
historique est toujours une construction théorique (et donc idéologique) simplifiée. Celle que
nous allons présenter rassemble en une seule représentation des évolutions historiques qui
différent par les époques, les lieux, les cultures, les classes sociales et les sexes. Elle négligera
donc de nombreux aspects pour mettre en évidence une approche particulière du phénomène «
scientifique ». Le modèle présenté est simplificateur et évite des questions comme : « En quoi
la rationalité bourgeoise diffère-t- elle de celle des marchands phéniciens? des grecs? de celle
des stoïciens? des épicuriens? Qu'v a-t-il de vraiment «neuf» dans les mutations allant du
XIIème siècle au XVIIème ?».
 

Dans certaines cultures, une personne achetant un billet de chemin de fer racontera les
raisons de son voyage et presque toute sa vie à l'employé. Elle a fimpression que sa
demande est inséparable du récit de tout ce qui lui donne du sens. Dans notre culture
scientifico~technique « objective » on demandera simplement un billet pour telle
destination.

L'univers autarcique du haut Moyen Age

On peut, dans la perspective proposée ci-dessus, considérer qu'il y a environ mille ans, et à
peu près jusqu'au XIIème siècle, les gens, en Occident, avaient une vision du monde
fortement liée à leur existence dans des villages autarciques (G. Fourez, 1984). Ils naissaient,
vivaient, et mouraient dans le même environnement humain. Pour eux, les objets n'étaient
jamais inanimés, car ils faisaient partie de l'univers humain dans lequel ils vivaient. Un chêne,
par exemple, n'était jamais «un chêne en général», mais il était toujours lié à une histoire
particulière, à ce village, à ces événements. Un chou ou une paire de sabots n'étaient pas,
comme dans notre société moderne, des marchandises impersonnelles, mais le chou produit
par un tel et les sabots fabriqués par un tel; tout était chargé d'une dimension humaine et
affective. Dans ces sociétés, il est difficile «de distinguer des phénomènes naturels de
conventions sociales » (Baudouin, 1989).

Dans cette perspective, il était pratiquement impossible de parler d'un objet «purement
matériel» puisque toute la nature et le monde entier étaient finalement humanisés. Dans un tel
monde, il était même pratiquement impossible d'imaginer le regard «froid» de l'observateur
scientifique. Ce regard suppose en effet une certaine distance, comme s'il y avait d'un côté
l'observateur et de l'autre la nature que l'on regarde. Or dans l'environnement des villages
autarciques, l'observateur et la nature peuvent être considérés, du moins à première
approximation, comme un tout unifié.

Dans un tel univers, chaque être a sa place, chacun dans son espèce et son genre, le tout étant
facilement déterminé par une loi du monde, créée et voulue par Dieu (Illich, 1982). Dans un
tel univers, les choses sont à peu près aussi éternelles que le village dans lequel on vit. Le
temps n'est pas la dimension du progrès, mais c'est un temps fondamentalement cyclique, qui
revient avec chaque saison, ramenant toujours l'ordre éternel des choses. Dans cet univers, la
terre, les êtres humains, les hommes, les femmes, les animaux, les plantes, tout a sa place de
toute éternité. Les planètes tournent autour de cet univers terrestre avec la sérénité de l'éternel.
C'est un monde que l'on ne domine pas, mais où l'on s'insère et que l'on tâche éventuellement
d'apprivoiser, notamment grâce à la magie. Jamais, en tous cas, les gens de cette civilisation
ne se sentaient face aux «lois inexorables et froides de la nature»; ils se situaient toujours dans
un univers animé, enchanté. Dans un tel monde, d'ailleurs, la morale ne fait que refléter cet
ordre des choses. Toute transgression de l'ordre apparaît comme la transgression d'un tabou, la
destruction de quelque chose de sacré. Ce n'était pas une morale du calcul ou de la raison,
mais une morale des interdits. L'important, dans l'action humaine. ce n'était pas la
responsabilité, mais ce qu'elle faisait dans l'ordre du monde, quasi indépendamment de
l'intention de l'agent. Cette description de la vision du monde des gens de l'an mille a
évidemment été simplifiée, en vue de construire un modèle d'interprétation historique mettant
en valeur son évolution. Pour être plus précis, il aurait fallu, par exemple, noter que, avec
l'héritage stoïcien ou la pensée de Lucrèce, notre culture avait déjà une certaine représentation
d'un monde inanimé: de même que les marchands Grecs et Phéniciens avaient déjà pris
l'habitude de transformer toute chose en marchandise impersonnelle. Mais il reste que la
description donnée correspond, en gros, à la culture agraire du Moyen Age.

 L'univers des marchands bourgeois

Pour comprendre la transformation profonde qui s'est opérée en quelques siècles, il peut être
utile de considérer l'image du bourgeois marchand (il s'agit encore ici d'une reconstruction
théorique destinée à faire comprendre certains phénomènes, et non d'un essai historique).
( Note: Quand je parle ici de «bourgeois», j'utilise le terme dans son sens technique. et non populaire. Je parle
de cette classe sociale apparue au Moyen Age, parvenant à se faire reconnaître puis à remplacer l'aristocratie
comme classe dirigeante (dominante, hégémonique) en Occident. Il ne s'agit cependant pas ici de considérer la
>sion de la bourgeoisie telle que l'a vulgarisée le marxisme, mais seulement d'en montrer une attitude
culturelle. De plus, je n'entends nullement prétendre que cette manière d'analyser rend compte de tout le
phénomène. Mais je serais assez d'accord avec Popper quand il dit que « la cause principale de la chute de la
société close doit être recherchée dans le développement du commerce et des communications maritimes,>
(Popper, 1979, p. 145).) Ce marchand est d'abord un être déraciné. Il vit une bonne partie de son
existence en dehors de l'univers humain qui l'a vu naître. Il voit des choses étranges,
inconnues, des choses d'ailleurs qu'il tentera de raconter lorsqu'il rentrera chez lui. Mais où est
son «chez lui »? L'univers lui apparaît comme un lieu de plus en plus neutre et avec de moins
en moins de structure humaine. Il n'est plus centré autour du village natal où chaque direction
est marquée par des objets familiers; c'est devenu un univers où on peut aller vers le Nord, le
Sud, l'Est ou l'Ouest, c'est-à-dire des directions définies fort abstraitement. C'est un monde où
tous les lieux sont équivalents, un monde de l'étendue pure. duquel va pouvoir naître la
représentation de l'espace physique que nous connaissons (cf. le concept de l'étendue chez
Descartes).

Alors que le paysan ne pouvait s'imaginer en dehors de son environnement, le marchand


commence à vivre seul. D'ailleurs, c'est dans cette culture qu'on voit se répandre une notion
nouvelle : celle de la vie intérieure. Le centre de l'univers, ce n'est plus le village, une
extériorité toujours animée par l'intériorité, mais cela devient l'intériorité pure liée à l'individu.
On commence à faire une différence énorme entre l'intérieur, ce qui accompagne toujours
l'individu et est subjectif, et l'extérieur, monde inanimé qui commence à être vu comme un
objet. Les choses que l'on considère se voient peu à peu dépouillées de tout sentiment. Le
marchand observe des coutumes étranges pour ceux de son village; il voit des choses qui,
pour lui, n'ont aucune histoire : son observation devient de plus en plus froide.

En même temps, l'intériorité du sujet se développe. La spiritualité et la prière consisteront


moins à s'insérer dans quelque chose de collectif (comme le choeur des moines) qu'à prier
individuellement et à méditer. La prière, comme la lecture, deviendra de moins en moins
corporelle pour valoriser l'intériorité pure. Ce n'est pas pour rien qu'lgnace de Loyola voudra
que ses jésuites puissent porter avec eux, individuellement, toute leur personnalité,
indépendamment de tout environnement. Ce n'est pas pour rien non plus que les maisons
bourgeoises sont moins « publiques », et plus fermées que celles des aristocrates. À l'univers
intérieur s'oppose la réalité extérieure. Le monde moderne devient celui de l'intériorité, même
s'il s'agit d'un «exil intérieur», (Jaccard, 1975).

 Alors que dans les villages, tout était toujours lié à la vie des gens, à leurs projets, à leur vie
affective et pratique, le marchand commence à parler d'événements sans histoire, et qui
existent uniquement pour eux- mêmes, dans un monde «désenchanté ». Un concept va naître,
celui de l'objectivité «pure», c'est-à-dire de ce qui reste lorsqu'on a dépouillé le monde de tout
ce qui fait sa particularité, de son lien avec tel ou tel individu, tel ou tel groupe, telle ou telle
histoire. C'est ainsi qu'au regard de l'histoire, l'objectivité, loin de représenter un regard absolu
sur le monde, apparaît comme une manière particulière de le construire. C'est la culture des
marchands bourgeois qui institue la vision du monde en un agrégat d'objets indépendants des
observateurs. (Note: Michel Serres a bien exprimé ce lien entre les sciences et la culture
bourgeoise : « Maîtrise et possession, voilà le maître mot lancé par Descartes à l'aurore de l'âge scientifique
et technique, quand notre raison occidentale partit à la conquête de l'univers. Nous le dominons et nous nous
l'approprions : philosophie sous-jacente et commune à l'entreprise industrielle comme à la science dite
désintéressée, à cet égard non différenciable. La maîtrise cartésienne redresse la violence objective de la
science en stratégie bien réglée. Notre rapport fondamental avec les objets se résume dans la guerre et la
propriété» (Serres, 1990, p. 58).)

Pourtant, ce langage de l'objectivité pure reste finalement encore enraciné; il a son lieu. Il est
lié au récit de ceux-là qui doivent pouvoir raconter ce qu'ils ont vu à d'autres qui n'ont pas
partagé la même histoire. C'est là que, selon B. Latour, se situe la différence entre la
connaissance d'un archipel polynésien telle qu'elle est vécue par les indigènes de l'endroit et la
description que va en rapporter un explorateur occidental (Latour, 1983). On ne peut pas dire
que l'explorateur occidental connaît mieux les archipels de Polynésie que les indigènes; ceux-
ci sont d'ailleurs capables de s'y diriger parfaitement, généralement bien mieux que les
explorateurs. Mais leur représentation du monde n'est pas transportable; elle est liée à leur vie.
Leur récit ne sera pas compris à Paris, Londres ou Lisbonne. Au contraire, le monde
occidental s'est créé des méthodes de description (des technologies intellectuelles) telles que
ce qui a été observé aux îles Marquises peut être rapporté à Paris. L'objectivité paraît ainsi
comme une manière de voir le monde qui permet de détacher ce que l'on voit de la globalité :
la civilisation moderne dispose de représentations mentales dans lesquelles elle va pouvoir
insérer des descriptions d'objets séparés. L'« objectivité », alors, n'existerait pas en elle-même,
mais serait la production d'une culture.

 Cette attitude d'objectivité vis-à-vis d'une nature considérée comme passive peut aussi être
mise en relation avec des manières de percevoir la relation homme-femme. Ainsi, I. Stengers
(1984) montre-t-elle comment, pour se dégager, les sciences modernes ont lutté contre une
conception animiste de la nature où la «sorcière » a une place importante. La sorcière
symbolise une relation à « la nature qui, elle aussi, est redoutable et douée de pouvoir». Elle
communique avec la nature «de manière non rationnelle, mais néanmoins efficace». Tandis
que, selon Stengers, pour les sciences modernes, la métaphore féminine pour parler de la
nature renvoie à «une femme passive, que l'on peut pénétrer à merci, que l'on peut connaître
en la pénétrant, qui n'est plus redoutable: l'analyse d'une série de textes met pratiquement en
parallèle la découverte collective de la nature, sa mise en oeuvre collective et une espèce de
viol collectif, pénétration collective des hommes en position d'initiative volontariste par
rapport à quelque chose qui est en soi soumis, livré à la connaissance, qu'il suffit d'avoir la
volonté de pénétrer pour connaître.» (cf. aussi Elzinga, 1981: Easlea, 1980: Mendelsohn,
1977; Merchant, 1980).

L'objectivité scientifique serait.elle une attitude masculine liée à une perspective où l'on
traite plus avec des choses qu'on ne communique avec des gens?

Une objectivité permettant une communication universelle


 Les descriptions «objectives», que l'on peut faire aussi bien à Oslo qu'à Naples donnent
évidemment l'effet d'un discours universel (Note: Pour une réflexion sur l'universalité. ci. M. Walzer, 1992). On a
ainsi l'impression que le discours scientifique est complètement dégagé de l'enracinement du
discours particulier des villages et de ses caractéristiques culturelles locales. Mais on oublie
ainsi que pour comprendre une description scientifique, il faut avoir une culture scientifique.
Les sciences forment un langage commun qui fournit des repères aux scientifiques comme les
éléments locaux fournissaient des repères communs à tous les villageois. Sans ce langage
commun, il est impossible de comprendre « l'objectivité» d'une carte géographique ou la
description d'un système de poulies par des physiciens. Un univers conceptuel mental,
intériorisé par chaque scientifique, va remplacer l'univers partagé des villages: c'est cette
culture des prérequis qui permet à un physicien de Moscou d'expliquer à son collègue de San
Francisco la « même» expérience.

Pour se rendre compte de l'importance de cette culture scientifique partagée, il suffit d'essayer
de lire un ouvrage «scientifique » du XVIème siècle : on sera vite persuadé qu'une culture
commune est nécessaire pour que l'universalité du discours scientifique soit opérationnelle. Et
par ailleurs, il suffit d'apprendre une science (c'est-à-dire de s'acculturer à cette approche du
monde) pour pouvoir comprendre les praticiens de cette discipline partout dans le monde.
Mais si l'on vit suffisamment longtemps à l'écoute des indigènes d'une culture, on comprendra
aussi leur vision du monde.

L'anglais est devenu une langue universelle dans la mesure ou les anglophones sont
pratiquement parvenus à imposer à tous de l'apprendre et de l'utiliser. Les disquettes
informatiques sont « universellement» standardisées. La vision scientifique serait-elle
universelle dans la mesure ou l'on imposerait à tous de la comprendre et d'en faire usage
?

Le secret de l'universalité du langage scientifique ne résiderait-il pas dans le fait que, partout
dans le monde, des gens apprennent les mêmes prérequis et construisent les mêmes
laboratoires? Ils se comprennent donc pour avoir uniformisé leur perception du monde,
exactement comme le font les habitants d'un même village. Le secret de la méthode
scientifique s'enracinerait alors dans cette tradition bourgeoise de la communication. La
culture bourgeoise aurait inventé des représentations mentales que n'importe qui peut isoler,
intérioriser et même parfois communiquer sans les comprendre, alors que les autres cultures
présupposent toujours, pour permettre la communication, le partage total de l'environnement;
d'où ce lien entre l'émergence des sciences modernes et des méthodes modernes d'écriture et
de lecture.

À partir du XIIème siècle, en effet, on commence à écrire en séparant les mots. À cette
époque il devient possible de lire un texte et de le faire comprendre par un autre, même si on
ne le comprend pas (ce qui est rigoureusement impossible dans les écritures non alphabétiques
- les idéogrammes ou les symboles mathématiques - ou dans les langues qui n'écrivent aucune
voyelle - comme l'hébreu). À la même époque, on commence à pouvoir lire mentalement,
sans remuer les lèvres. Ainsi s'élabore peu à peu une manière de penser qui fait de moins en
moins appel au corps et dans laquelle un travail intellectuel peut se faire sans qu'on y soit
corporellement ou personnellement impliqué: l'aboutissement de cette tendance apparaît dans
les ordinateurs, capables de travailler pour nous sans que nous comprenions ce qu'ils font. (cf.
la communication de Ivan Illich à la 2d National Literacy Conference, à Washington DC,
février 1987).

Alors, l'universalité des sciences est- elle si différente de l'universalité de toute langue ? Elles
sont toutes universelles, à condition qu'on les apprenne. Et comme le discours et la
perspective scientifiques ont une efficacité remarquable - en tous cas quand il s'agit de la
production, de l'organisation ou de la conquête - ils se sont ou ont été imposés partout dans la
planète. ( Reste le mystère de la traductibilité des expériences: comment se fait-il que nous
puissions traduire d'une langue vers d'autres de manière significative, même si nous savons
qu'il est impossible de tout traduire?)

Une culture de la standardisation

En se construisant comme un langage universel, pouvant être utilisé partout sur la planète, les
sciences se sont aussi révélées une entreprise de standardisation. Une des forces des sciences
modernes réside, en effet, dans le fait qu'elles adoptent un langage précis utilisable en des
lieux divers. Ainsi, lorsque la médecine réunit dans l'unique diagnostic de diabète une série de
conditions pathologiques variées, elle produit un concept standardisé d'une efficacité
remarquable. De la même façon, la physique va produire des unités de vitesse, d'accélération,
de force, etc., qui permettront à des générations de physiciens de converser, toujours grâce à
ces concepts standardisés. Similairement encore, lorsque les cartographes proposent une
manière de se représenter les rivières et les routes, il s'agit, là encore, d'une entreprise de
standardisation.

« Les physiciens peuvent passer d'un laboratoire à un autre comme un industriel passe
d'un Hilton à un autre. Ils retrouvent chaque fois un environnement construit de
manière identique » (Stengers, dans une conférence).

Sans cette normalisation de langage et de procédures, la communication scientifique est


impossible. Par exemple, sans elle, les médecins deviendraient incapables de consulter un
dossier médical dans un hôpital, pour peu que celui-ci eût été fait par un autre. La
standardisation est une opération essentielle à tout développement technologique. Elle l'est
particulièrement pour les technologies intellectuelles que sont les sciences. Elle n'est pas
simplement un supplément à l'entreprise scientifique : elle fait partie de son essence. Ainsi, la
nomenclature en chimie n'est pas une manière simple d'exprimer une théorie qui existerait en
dehors d'elle : la nomenclature et la théorie ne font finalement plus qu'un (cf. Bensaude-
Vincent in Serres, 1989).

L'informatisation des pratiques techniques montre bien l'importance de la normalisation dans


le processus de scientifisation. Si, par exemple, on informatise des analyses médicales, les
normes qui seront incorporées dans le système deviendront partie intégrante du savoir des
médecins. La normalisation de données peut être ainsi considérée comme une manière de
créer un univers «factuel» sur lequel la science va pouvoir opérer. Finalement un «fait» est
une donnée normalisée et acceptée comme telle : la norme ou le «standard» est ce à quoi on se
réfère pour se mettre d'accord par rapport à ce dont on parle. La production (ou
l'établissement) d'un «fait», ne renvoie pas seulement à des présupposés théoriques, mais aussi
à une technique de normalisation. À ce niveau, la scientificité et la technicité ne sont plus
distinguables.
 

Affirmer que l'on a du mercure dans une éprouvette, c'est se référer à une technique de
standardisation de données ; cette normalisation est inséparable de la théorie
scientifique qui me permet de parler du mercure.

On peut ainsi considérer le progrès des sciences comme une lente mais efficace
standardisation de manières de voir. C'est elle qui permet de faire les « mêmes» choses d'un
laboratoire à un autre et produit ainsi l'universalité des sciences.

Une culture de la maîtrise et ses limites

Une autre différence importante entre la nouvelle mentalité et la mentalité antérieure est liée
au projet de contrôler et de maîtriser l'environnement. Dans le village autarcique du Moyen
Age, on s'insère. La mentalité bourgeoise, au contraire, va plutôt essayer de je maîtriser. La
notion d'investissement est d'ailleurs liée à cet essai de maîtrise : il s'agit, comme la fourmi de
La Fontaine, de prévoir, de calculer, de ne jamais se laisser prendre au dépourvu. Les
mathématiques seront un outil peu banal dans cet art de la prévision, au sein d'une société
marchande, puis industrielle. La morale, elle aussi, apparaîtra comme un contrôle des
passions, une maîtrise de soi (G. Fourez, 1984).

La prévision de la fourmi a parfois des avantages sur l'insouciance de la cigale. Mais on


peut parfois se révolter contre les exigences d'une telle attitude... Et la moralité de la
fourmi, en ramenant tout au «faire», néglige que travail et connaissance peuvent aussi
être jouissance et communion.

Ce qui va permettre aux Conquistadores de dominer la planète, c'est d'ailleurs cet art de la
prévision, du calcul, de la maîtrise. Peu à peu, cette capacité des occidentaux à voir le monde
indépendamment des sentiments humains, mais uniquement en fonction de leurs projets de
maîtrise, va se révéler d'une efficacité remarquable. Les navigateurs seront capables de
transporter leurs connaissances d'un endroit à l'autre. Leur savoir, parce que dépouillé de ce
qui est individuel et local, va apparaître de plus en plus comme universel.

À partir du moment où on a retiré d'une pomme ce qui fait sa particularité propre, ce qui lui
donne un goût spécial parce qu'elle a été offerte par quelqu'un ou parce qu'elle a grandi sur un
pommier familier, il devient possible de parler du concept universel de la pomme. Il devient
possible d'en vendre, d'en produire, dans ce monde de plus en plus uni-dimensionnel du
marchand (Marcuse, 1968). Pour l'univers de la bourgeoisie et de l'industrie, qui est aussi
celui des sciences, les objets perdent de plus en plus leur saveur particulière pour devenir
objets d'un calcul et d'une maîtrise. La morale, et notamment la morale sexuelle, n'apparaîtra
plus comme le respect d'un ordre plus ou moins sacré, mais simplement comme un calcul, de
plus en plus utilitaire, pour maîtriser le monde ou l'organiser au mieux (Foucault, 1976). Et,
en parallèle, l'individu devient le centre du monde observé et de son destin éthique.
La morale n'est pas le respect d'un ordre plus ou moins sacré mais choix libre de la fin de ses
actes qui doit tendre vers le bien moral. Ce bien est sans cesse proposé à l'homme par sa
conscience. Tout homme, vraiment libre, qui n'étouffe pas la voix de sa conscience, ressent
cet appel permanent vers la vérité de l'homme. Moralité, liberté et vérité sont indissociables.
La liberté est la possibilité de choisir toujours responsablement le bien. (voir humanisme). G.
Fourez, me paraît présenter une vision fausse (erronée) de la morale qui est vécue comme une
norme imposée à l'homme du dehors alors qu'elle est constitutive de son être et libératrice. En
la plaçant dans une communion de fins, pour juste qu'elle soit, on sépare la relation
individuelle de la personne avec sa conscience; on passe d'un mal personnel (le péché) à un
mal social, dépersonnalisé.

Cet individu capable d'entreprendre est sans doute une des grandeurs de l'humanité moderne,
scientifique et technique. Mais j'aurais aussi tendance à ajouter: une de ses limites car dans
l'univers froid de la bourgeoisie, où le «faire» (la production) devient premier, nos
contemporains éprouvent un manque. Le monde ne serait-il là que pour être dominé? Ne peut-
il pas aussi être reçu dans la rencontre, la jouissance et la communion?

Efficacité et limites des maîtrises scientifiques

Les sciences modernes sont ainsi liées à l'idéologie bourgeoise (au sens technique et
nullement péjoratif de ce terme) et à sa volonté de maîtriser le monde et de contrôler
l'environnement. En cela, elles ont été parfaitement efficaces. Elles ont été les outils
intellectuels qui ont permis à la bourgeoisie, d'abord de supplanter l'aristocratie et ensuite de
dominer économiquement, politiquement, colonialement et militairement la planète.

Pendant des siècles, on a surtout senti l'efficacité de cette méthode et ses succès ont servi de
base aux idéologies du progrès. Et effectivement, les bienfaits qui en résultent sont énormes:
c'est grâce à la production de la société bourgeoise, à ses sciences et à ses technologies, que la
vie humaine a connu de multiples améliorations. Ce sont les sciences et les techniques qui
empêchent que les gens soient complètement dépendants de l'énergie, des aspects aléatoires
du climat, d'une famine toujours menaçante, etc. La civilisation bourgeoise a produit, pour
pratiquement tous ceux qui s'y sont ralliés, des biens multiples; non seulement pour les plus
riches mais, au moins dans sa dernière phase dans les pays occidentaux, pour presque tous.
Grâce à elle, la majorité de la population bénéficie d'un bien-être économique dont les plus
riches n'auraient pu rêver il y a quelques siècles. Cependant, les évolutions récentes de la
société, les dangers de la pollution, la course aux armements - notamment les armes
atomiques -, les problèmes de l'énergie, etc., amènent de plus en plus de personnes à se poser
des questions par rapport à cette attitude de maîtrise. Lorsque les êtres humains se posent ainsi
en maîtres solitaires du monde. en «exploiteurs» de la nature et finalement, très souvent en
calculateurs par rapport à la vie elle-même, est-il, à la longue, encore possible de vivre ?

Le problème est non pas de justifier la maîtrise mais de discuter de la fin (projet moral) de
ceux qui gouvernent et maîtrisent.

 Cette attitude de maîtrise est-elle souhaitable en toutes choses ? Dans certains domaines en
tous cas, elle semble être arrivée à une faillite. C'est notamment le cas de l'éthique sexuelle. À
partir de la fin du siècle dernier. Freud montre les limites d'une éthique sexuelle basée sur la
maîtrise et le contrôle des passions et de la sexualité: elle aboutissait à de tels problèmes de
pathologie psychique que, finalement, beaucoup l'ont trouvée inadéquate. (Freud a pourtant
gardé, dans le fond, un projet de «contrôle» typiquement bourgeois : la psychanalyse est
finalement une méthode, basée sur l'individu, pour gérer ses passions - ou ses pulsions.)
Aujourd'hui, notamment avec le mouvement écologique. beaucoup se demandent si les
sciences et les technologies apportent toujours et nécessairement le bonheur aux êtres
humains. (Intéressante à ce niveau est l'évolution de Leprince-Ringuet, 1978.)

La psychanalyse de Freud reflète bien l'ambiguïté d'un projet culturel typique d'une
société bourgeoise et scientifique: elle vise à la fois la gestion et la libération des passions.

Dans notre société, on a vu une sorte de révolte face à l'attitude scientifico-technique. La


civilisation des sciences, civilisation de la précision, de l'écriture, est remise en question ainsi
qu'en témoigne le désir de beaucoup de retrouver un contact plus vivant, voire fusionnel, avec
la nature. La limite de la gestion du monde par le scientifico-technique devient patente quand
on considère l'impuissance du progrès à résoudre les problèmes sociaux de la planète - et
notamment son incapacité à supprimer les dominations humaines, surtout celles créées par
l'industrie et l'exploitation du tiers-monde (deux produits de la société bourgeoise). Il semble
que les sciences ne sont guère efficaces pour résoudre les grandes questions éthiques et socio-
politiques de l'humanité ( Reeves, 1986). Plus encore, certains leur attribuent un rôle dans
l'établissement des inégalités mondiales (Morazé. 1979).

C'est pourquoi, aujourd'hui, beaucoup, tout en reconnaissant généralement l'efficacité et les


performances des sciences et des techniques, refusent d'y enfermer complètement leur vision
du monde. On peut percevoir, dans notre monde contemporain, une recherche d'un
dépassement de la coupure entre l'univers du faire (l'homo faber) et celui de la rencontre
(homo symbolicus) (cf. Kwashin 199l). Alors que beaucoup estiment que «la technique est
l'autre du symbolique» (Hottois, 1990), ne pourrait-on pas dire que, parce qu'elles sont projets
humains, toute science et toute technique sont déjà chargées de sens humain. Dans cette
perspective on dépassera la vision du scientifico-technique comme pure domination des
choses, pour y voir une négociation humaine des humains entre eux, avec et dans le monde. Il
y a du bon sens dans cette vision mais justement parceque l'auteur au-lieu de dépersonnaliser
les acteurs de l'histoire considère la liberté individuelle.

La partie qui suit est vraiment passionnante

De la physique, paradigme des sciences éternelles, à l'histoire des sciences

La lente dérive de la civilisation occidentale («dérive» dans le sens de la dérive des continents)
vers une attitude de plus en plus scientifico-technique s'est structurée autour d'une discipline
particulière, la physique. À partir du XVIème siècle, ceux que l'on appellera plus tard les
physiciens (ou les « mécaniciens») commencèrent à se donner une représentation du monde où
les objets n'avaient plus rien de subjectif, plus rien d'animé. Le monde des astres obéissait à
des lois froides, à un déterminisme qui allait bientôt être dit, comme le langage, «universel». Il
s'agissait là d'« un nouveau modèle d'exploration rationnelle de la nature, une nouvelle forme
de cette interrogation fondamentale qui traverse toutes les civilisations et toutes les cultures»
(Prigogine et Stengers, 1979, p. 52). Ainsi se produit une nouvelle forme de savoir qui
proviendrait de « la science classique, en tant que produite par une culture, symbole même
pendant un temps d'une unanimité culturelle, et non de la science en général» (lbid. p.62).
 

« Galilée et ses successeurs pensent la science comme capable de découvrir la vérité


globale de la nature... le langage unique que la science déchiffre dans la nature »
(Prigogine et Stengers, 1979, pp. 52 et 101).

Dans cette perspective, l'histoire n'existe plus, puisqu'un système commence avec ses
conditions initiales, quelle que soit la manière dont ces dernières sont advenues. Avec la
mécanique analytique, le temps perdra son orientation privilégiée et sera réduit à une nouvelle
dimension spatiale. Les mathématiques vont donner à la physique un langage où chaque point
de l'espace sera perçu comme équivalent à un autre. De même que, pour le marchand, tous les
objets deviennent des marchandises et sont réduits à cet équivalent général qu'est la monnaie,
ainsi, pour les sciences issues de la révolution galiléenne, tout va devenir mesurable et le
monde va se transformer en chiffres, y perdant sa particularité pour ne devenir que l'expression
de lois absolument générales. Cette perspective ne sera pas le propre de la physique. Toutes les
disciplines, y compris les sciences humaines, vont essayer de la copier. En biologie, par
exemple, Monod parlera d'un monde désenchanté, où tout doit se ramener aux causes initiales,
par le hasard ou la nécessité (Monod, 1970). Pendant plusieurs siècles, les sciences auront
l'allure d'être à la recherche d'«une vérité qui préexisterait à notre histoire, que celle-ci y mène
ou l'ait oubliée», un peu comme une «vision du monde coupée de ses racines, s'imposant telle
une vision révélée», (Prigogine et Stengers, 1988). Dans ce sens, on pourrait dire que les
sciences se sont développées à partir du XVIIème siècle autour d'une sorte de programme fort
de la physique qui viserait à donner une seule théorie englobant l'entièreté du monde et son
histoire.

 On peut d'ailleurs se demander si cette recherche d'une vérité globale qui comprendrait tout
n'est pas une trace restante de la mentalité antérieure à la science moderne. Dans le village
autarcique, tout participe de la globalité; cela n'impliquerait-il pas une vérité englobant tout et
qui devrait être le but des recherches? Ce n'est que des siècles plus tard que sera de plus en
plus accepté le caractère partiel de ces constructions que nous appelons des vérités.

Il faudra attendre le XXème siècle, et notamment les travaux de Prigogine, pour que, de
nouveau, on réintroduise la notion d'histoire d'un système physique; pour que l'on considère à
nouveau la nature comme pouvant produire de l'original, du neuf, des événements qui n'étaient
pas entièrement décrits par les lois universelles dans lesquelles on voulait tout enfermer; pour
que les sciences et la rationalité cessent de vouloir refléter « l'identité statique d'une raison à
laquelle il faudrait se soumettre ou résister» et puissent se sentir «participer à la création de
sens au même titre que l'ensemble des pratiques humaines», et se découvrir « invention de
langages nouveaux, ouvertures de nouvelles possibilités de penser et de dire ce que nous
vivons», (Prigogine et Stengers, 1988).

En attendant, au cours de leur évolution, les sciences ont peu à peu gommé leur origine
particulière. On a oublié les questions de la vie quotidienne qui ont donné naissance à la
physique, à la médecine, à l'informatique, pour prétendre qu'il n'y a qu'une science
universelle. On a commencé à croire que tout dépend de raisonnements qui peuvent être les
mêmes en chaque endroit et l'on prétendra que le discours scientifique obéit à une rationalité
indépendante de toute époque. Le laboratoire est cette invention géniale par laquelle les
scientifiques contrôlent l'environnement pour que les expériences se fassent selon les
conditions prévues par le paradigme: ainsi les résultats seront toujours transposables... à
condition de contrôler l'environnement par un laboratoire équivalent ou d'avoir un
environnement totalement équivalent à celui qui a donné les résultats (Latour, 1982).

 On a oublié que ce qui donne aux sciences une allure quelque peu universelle, c'est
précisément ce déracinement des marchands qui ne décrivent nullement le monde tel qu'il est
mais bien un monde tel qu'il est rapportable, racontable et contrôlable d'un endroit à l'autre. Et
l'on va gommer aussi tous les détours des raisonnements scientifiques, toutes les négociations
de l'observation, toutes les composantes affectives, religieuses, économiques, politiques des
pratiques scientifiques, pour n'en retenir qu'une image relativement abstraite (NOTE: Comme nous
l'avons vu plus haut, on appelle parfois les sciences comme elles sont ainsi racontées «science publique» et les
science comme elles se font avec tous leurs détours : « science privée»). Ainsi on « durcit » les approches
scientifiques au point de gommer tout ce qu'elles ont de relativité historique (Stengers, 1987).

 L'universalité des sciences est liée à un projet de production et de gestion du monde. N'y
aurait-il pas une importante oeuvre culturelle à faire en essayant de nous situer dans leur
particularité ?

La manière dont on écrit des articles scientifiques est d'ailleurs indicative à ce point de vue : on
n'y relate que le « raisonnement scientifique » et nullement la démarche concrète que l'on a
suivie; quand on prétend dire ce que l'on a fait, on présente une démarche relue à travers les
résultats (L'exemple le plus typique de cette réécriture, et bien étudié par les historiens (Holton, 1986, pp. 9-
12), est celui de Millikan dans son fameux article « prouvant» le caractère particulaire des électrons. Même si la
manière dont il a «tripoté» ses rapports d'expérience paraît peu compatible avec l'éthique scientifique
couramment admise, ce n'est qu'un cas extrême extrapolant des pratiques courantes (cf. Latour, 1984)) . À partir
de la fin du XVIIème siècle, l'écriture de la science reflétera aussi cette distance par rapport à
l'insertion historique. Comme Michel Serres (1989) l'a bien noté, les auteurs scientifiques ne se
préoccupent plus de questions particulières comme, par exemple, la nature du feu, mais
écrivent des traités englobant toute une discipline, comme la chimie ou la mécanique. Avant
1800, « l'ensemble de la science présente des collections informelles plutôt que des systèmes»
(Serres, 1989, p. 343); après, «chaque grand savant pour chaque grande discipline édifie un
grand système universel en son genre. Appelons-le x-logie: cosmologie, thermologie...»
(Serres, 1989, p 349). Les disciplines y apparaissent comme des totalités systématisées,
existant prafiquement indépendamment de leur contexte.

C'est ainsi que l'histoire des sciences a souvent gommé leur enracinement historique. En
l'écrivant, on n'a que rarement cherché à retrouver la singularité du passé; bien plutôt, on a
voulu montrer le déroulement du progrès scientifique, généralement perçu comme inexorable
et aussi linéaire que l'univers de Laplace (ou que le matérialisme dialectique de certains
marxistes) (cf. Sarton, 1927-1948). L'histoire des sciences ressemble alors aux raisonnements
tenus dans les articles scientifiques: on n'y raconte que ce qui, par après, paraît utile, rationnel,
scientifique. Et l'on masque les moments de bifurcation, là où elles auraient pu évoluer
différemment. Dans cette perspective, le «progrès» avance toujours avec une logique
implacable, rationalisant les cheminements vécus pour en arriver là où il est.
Au regard critique, les sciences apparaissent donc comme une institution humaine, avec toutes
ses particularités historiques. Elles ont l'allure de «structures dissipatives» (cf. Prigogine et
Stengers, 1979). Elles ont pris figure dans une évolution historique bouillonnante : une
certaine rationalité et un certain discours se sont construits et structurés peu à peu dans
l'occident bourgeois et ont donné aux méthodes et savoirs scientifiques la forme que nous leur
connaissons aujourd'hui. C'est historiquement que les disciplines ont été séparées comme nous
les voyons aujourd'hui. Cette évolution n'obéit pas à une logique prédéterminée, mais dépend
d'événements et de choix (généralement non intentionnels). Ces choix scientifiques - comme
tous les choix technologiques d'ailleurs - ont été opérés au hasard de l'histoire, pour toute une
série de raisons «raisonnables» mais non déterminantes. Ils ont aussi été conditionnés par les
structures de société et par des relations humaines, avec toutes les dominations et luttes
sociales et économiques que cela implique.

On peut comparer les disciplines scientifiques aux orages. Ceux-ci apparaissent dans un
contexte atmosphérique qui va les conditionner. Cependant, la structure particulière
qu'ils vont prendre dépend de micro-circonstances non prévisibles. Mais une fois qu'un
orage a éclaté dans une région, un autre ne pourra naître dans l'environnement proche.

Et pourtant, l'histoire des sciences pourrait se faire tout autrement. De même qu'il est possible
de se demander ce que serait devenue l'histoire de la voiture si c'était le moteur électrique qui
avait prédominé avant la fin du XIXème siècle, ainsi est-il possible de se poser des questions
sur ce qu'eussent été les résultats scientifiques si certains choix avaient été différents. Mais
dans les deux cas, il est impossible de prétendre savoir ce qu'eût été l'avenir d'autres choix que
ceux qui ont été pris. À tout jamais, ce qui eût pu arriver si les moteurs des voitures eussent été
électriques est inconnu, de même que nous ne saurons jamais ce qu'eussent été nos
connaissances si la physique n'avait pas pris la forme que Galilée, Neivton et leurs
contemporains lui ont donnée. D'ailleurs, de plus en plus d'historiens des sciences étudient
aujourd'hui les débats du passé en évitant de les biaiser par le point de vue qui, par après, a été
déclaré « vainqueur » (cf. Pandore, 1982 ; Latour, 1984; Stengers, 1987). Michel Serres et ses
collaborateurs (1989, p.4), par exemple, refusent « l'histoire des sciences spontanée (qui) se
réduit souvent à une histoire sainte ou plutôt sacralisée» pour instaurer une écriture de l'histoire
des sciences privilégiant les points de bifurcation et leurs enjeux, plus que les résultats.

Il est cependant possible de décrire et d'examiner toute une série de conditionnements de


l'histoire telle qu'elle s'est déroulée. On peut voir, par exemple, quels ont été les facteurs
économiques, culturels, politiques, qui ont contribué au développement technique du moteur à
explosion des automobiles. On peut aussi examiner quels sont les facteurs économiques,
militaires, industriels, etc., qui ont conditionné le développement de la physique hier et de
l'informatique aujourd'hui. On peut examiner les différences de société qui peuvent éclairer les
différences entre l'évolution des savoirs en Occident, et en Chine ( Need ham, 1972). Mais tout
semble indiquer que, même si les sciences sont conditionnées par ces facteurs, le
développement n'obéit pas à des règles et des lois universelles, comme paraissent le croire à la
fois les idéologies de la rationalité scientifique absolue et celles du matérialisme dialectique
marxiste. Les sciences seraient alors une véritable création culturelle, faites par les humains
et pour les humains (Prigogine et Stengers, 1979). Et comme toute création culturelle, elles
véhiculeraient les grandeurs et les myopies d'une civilisation particulière.

Cette vision n'empêche pas le rapport à une vérité transcendante, tout au contraire.

Les étranges noces des sciences et des techniques

Pour beaucoup de nos contemporains, il paraît évident que sciences et technologies sont liées.
Bien plus, que ce sont les sciences qui permettent le développement des techniques.

Une telle vision ne semble guère «tenir», historiquement (cf. Staudenmaier, 1984). En effet,
pendant longtemps, sciences et techniques se sont développées séparément. Bien plus, ce sont
souvent les techniques qui étaient en avance sur les compréhensions théoriques. Il y avait, par
exemple, des machines à vapeur bien avant qu'on ne parle du cycle de Carnot (cf. aussi
Layton, 1993).

« Comme la science crée des êtres techniques nouveaux, la technique crée des lignées
nouvelles d'objets scientifiques. La frontière est si ténue qu'on ne peut même plus
distinguer entre l'attitude d'esprit du scientifique et celle de l'ingénieur, tant il y a des
cas intermédiaires » (Salomon, 1970, p. 136).

Le mariage entre sciences et techniques s'est opéré de façons différentes selon les époques.
Ainsi les débuts de la biologie ont souvent été marqués par les travaux de médecins. Le
développement de la chimie au XIXème siècle en Allemagne a été fortement conditionné par
les industries des colorants. Et la sidérurgie, de même que les industries des métaux non
ferreux et d'autres, vont, dés le XIXème siècle, aller de pair avec les progrès de la chimie. La
physique et la biologie mirent plus de temps à s'industrialiser. Pour la première, la production
électrique, l'industrie atomique, les semi-conducteurs, etc. le firent. Et actuellement, la
biologie, avec l'ingénierie génétique bien plus qu'avec les industries antérieures de la
fermentation, subit une profonde mutation en s'industrialisant. Quant à l'informatique, on
pourrait presque dire qu'elle est née industrialisée.

Le lien entre sciences et techniques a une dimension épistémologique dans la mesure où des
pratiques parfois distinctes sont réunies. Il oblige à repenser les liens entre l'intellectuel et le
manuel, l'esprit et le corps, la pensée solitaire et son insertion dans un monde partagé. Mais il
a aussi une dimension économique puisqu'il tend à inféoder le travail scientifique à la
production. Ce sont ces dimensions variées que le mouvement S.T. S. et le «Technology
Assessment», essayent de prendre en compte (cf. Chap.XI).

Quoi qu'il en soit de ces développements historiques, reste que sciences et technologies
semblent être aujourd'hui complètement liées; au point qu'il est difficile de déterminer quels
développements doivent être considérés comme «techniques,, et lesquels seraient «
scientifiques ». Comme on le voit dans le cas des semi-conducteurs, un « progrès» technique
entraîne un «progrès scientifique » et vice versa, presque continuellement (MacDonald,
1975). Le mariage entre techniques et sciences semble donc être consommé et certains
estiment qu'il faut aujourd'hui parler de technoscience (Hottois, 1987 et199 Il. Dans quelle
mesure cela changera-t-il de plus en plus la méthode scientifique concrète. c'est-à-dire les
méthodes pour produire des résultats ? On peut déjà observer ces mutations en examinant le
lien des universités avec les industries. L'avenir nous le dira sans doute. Mais ce mariage entre
sciences et techniques montre, à qui en douterait, qu'il n'existe pas une seule science : les
pratiques scientifiques se modifient sans cesse.

Parler de «technoscience », est ambigu. Ce peut être une manière de tout ramener à
l'impérialisme de la production. Mais ce peut être aussi une façon de dire que les
pratiques scientifico-techniques sont un lieu de rencontre où nous construisons ensemble
le monde partagé que nous habitons.

Cependant, si sciences et techniques semblent, d'un point de vue, faire très bon ménage, elles
semblent, d'un autre point de vue, se séparer. On peut en effet considérer deux courants dans
les diverses pensées scientifiques : celui des « savants» et celui des « artisans ». On a souvent
qualifié de «scientifique» la pratique des spécialistes - les savants - qui donnèrent naissance
aux disciplines que nous connaissons. Mais on considère aussi comme «scientifiques» les
démarches des architectes, des ingénieurs et des médecins, ces «hommes de l'art ». Dans la
pratique, ces deux courants de la pensée scientifique privilégient des attitudes parfois
différentes. Et surtout, les hommes de l'art prétendent se confronter à des situations plus
complexes que celles qu'étudient les savants qui peuvent manier des idées plus simples dans
le contexte restreint et la protection feutrée des laboratoires où les corps tombent en suivant
les lois de Galilée (tandis que pratiquement aucun diabète n'est aussi simple que dans les
manuels !). La querelle de ménage entre les sciences des facultés des sciences ou de
l'enseignement secondaire et celles des ingénieurs, des médecins et des architectes montre la
complexité des rapports entre des attitudes qu'il est parfois intéressant d'assimiler et parfois de
distinguer.

Cette question du lien entre la science est la technique ne reçoit pas à mon sens ici d'éclairage
vraiment nouveau. Je voudrais mettre en relation ce texte avec celui de Tibon-Cornillot dans
les corps transfigurés à partir d'une analyse de la relation de l'outil à l'organisme humain par
Leroi-Gourhan: "Les techniques et la disponibilité créatrice du corps humain" et "Entre la
préservation et la transformation du corps, l'ambiguïté des techniques modernes" (dans la
conclusion)

La technoscience et l'innovation comme biens économiques

L'aventure scientifique au XXème siècle se caractérise enfin par des liens de plus en plus
profonds avec le secteur marchand. Dès le siècle dernier, des ingénieurs produisent des
innovations liées à des développements scientifiques qui bouleversent l'économie songeons,
par exemple, aux procédés de production de soude caustique ou de colorants. Cependant,
jusqu'il y a quelques décennies, les scientifiques continuaient à percevoir leur activité surtout
comme une recherche désintéressée de la vérité.

Aujourd'hui, même si bien des chercheurs continuent à se considérer de cette façon, la


technoscience est de plus en plus prise dans la mouvance du secteur marchand. Toute
innovation tend à être soumise au droit de propriété. Il est, par exemple, significatif que le
récent et gigantesque projet de recherche sur le génome humain soit, à chaque pas, jalonné par
des prises de brevet. Les universités sont liées à l'industrie par un réseau de contrats, au point
que l'idéal d'une recherche libre, publique et ouverte est fortement battu en brèche. Les
économistes tendent à voir les sciences comme une composante du système de production, à
gérer comme les autres. Ils ne sont guère disposés à considérer la connaissance comme un
«bien public».

On peut donc se demander si l'emprise de l'économie sur les pratiques scientifiques n'en
modifie pas de plus en plus la nature. Ce qui montre à quel point une définition des sciences
qui se voudrait univoque et éternelle serait ambigüe.

Finalement, le mot «science», pris historiquement, recouvre bien des pratiques que nous
trouvons utiles de rassembler en une seule notion - et non un objet que nous serions contraints
de reconnaître. C'est pourquoi, pour connaître le phénomène que sont les sciences, des
approches sociologiques et historiques s'imposent.

La sociologie des sciences modernes

Historiquement, les sciences sont un phénomène de société. C'est aussi ce qu'ont constaté les
sociologues qui ont commencé à les étudier comme telles.

Les premières recherches de sciences humaines relatives aux sciences ne concernaient guère
le processus même de la production des résultats scientifiques (Bloor, 1982). On ne
considérait pas que les sciences mêmes pouvaient être étudiées par la sociologie, mais on
admettait qu'autour des sciences, toute une série de phénomènes pouvaient être considérés soit
par la sociologie, soit par la psychologie. Ainsi le psychologue des sciences pouvait
s'intéresser aux raisons et aux motivations qui amenaient un scientifique à faire de la science.
Et les sociologues des sciences pouvaient considérer les liens entre les scientifiques et d'autres
institutions sociales. On étudiait, par exemple, la manière dont le mécénat des princes avait
subsidié les recherches. De même, les liens entre les orientations des recherches et les intérêts
militaires ou industriels pouvaient être mis en valeur. Pourtant, on n'étudiait pas les pratiques
scientifiques elles-mêmes, mais leur environnement. Un second courant, représenté par le
sociologue R. Merton (1973), s'est intéressé plus directement aux pratiques scientifiques. Il ne
s'agissait plus de voir uniquement le lien entre les scientifiques et d'autres institutions, mais
d'étudier aussi la sociologie même de la communauté scientifique. Sans analyser les contenus
scientifiques ou les résultats des recherches (toujours considérés comme de l'ordre du
rationnel et donc impossibles à étudier sociologiquement), les sociologues voulaient
comprendre les us et coutumes des chercheurs, leurs façons de s'organiser, leur carrière, leur
manière d'entrer en compétition, leurs ambitions, etc. On a fait ainsi une sociologie de la
communauté scientifique. Et effectivement, les carrières de ces chercheurs, les types de
récompenses qui leur sont proposées, les manières dont ils seront rétribués, la bureaucratie des
organisations et des publications scientifiques, les congrès, les manières de rédiger les
communications, les relations sociales dans un laboratoire, les méthodes d'évaluation des
projets, etc. peuvent donner lieu à des recherches sociologiques. Mais on ne considère encore
en rien les contenus scientifiques.

Le troisième courant se caractérise par les travaux de Thomas Kuhn et sa notion de matrice
disciplinaire ou de paradigme (1972). Cette fois-ci, on accepte que la recherche scientifique
est influencée par son biais d'attaque, ses « lunettes », ses préjugés, les projets qui lui sont
sous-jacents, etc. Ici, la sociologie - ou l'histoire des sciences - commence à considérer
comment des éléments sociaux peuvent structurer les connaissances scientifiques.
Par exemple, lorsqu'il s'agit d'étudier sociologiquement la médecine scientifique, on a vu que
l'organisation même de cette discipline est liée à un paradigme qui privilégie l'intervention, le
diagnostic, le microscopique, le biologique, etc., plutôt que les éléments liés à
l'environnement, à l'hygiène, aux valeurs, etc. De même, le paradigme des mathématiques
n'est pas sans liens avec les pratiques des marchands qui doivent établir des comptabilités ou
des navigateurs qui doivent calculer leur position, des ingénieurs, ou enfin des gestionnaires
intéressés par les organigrammes d'entreprises.

Avec la notion de paradigme, les sociologues commencent donc à percevoir que les contenus
mêmes des sciences sont structurés autour de projets, de préjugés, et même de dominations
sociales qu'on peut étudier. Dans des études où la sociologie et l'histoire sont sans cesse liées,
on peut aller jusqu'à considérer, par exemple, une homologie entre les hiérarchies féodales et
les hiérarchies des planètes dans le système astronomique du Moyen Age; entre le système
héliocentrique de Copernic et le système politique où le roi est le centre du pouvoir
(l'expression « le roi soleil » ne serait pas tout à fait due au hasard). Avec la notion de
paradigme de Kuhn, l'aspect institutionnel des contenus était mis en évidence. Cependant,
dans une première période, les sociologues s'intéressèrent à l'influence des phénomènes
sociaux sur le paradigme et sur les pratiques scientifiques, tout en gardant à l'arrière-plan,
comme une idée régulatrice, l'idée d'un noyau dur des sciences. Ils considéraient qu'au centre
du travail scientifique, il y avait des éléments qui représentaient une objectivité absolue,
même si, à la périphérie, on pouvait percevoir les conditionnements des disciplines et leur
relativité historique. L'histoire et la sociologie des sciences étaient capables de parler de tout
ce qui tournait autour de ce noyau, mais finalement la rationalité scientifique elle- même
restait à l'abri des recherches psychologiques ou sociologiques : elle ne dépendait que de la
raison pure.

Existerait. il un « noyau dur » de la rationalité scientifique, imperméable à toute


recherche socioloqique ou psychologique ?

Des philosophes des sciences, des historiens des sciences et des sociologues des sciences
dénoncèrent finalement cette idéalisation de l'histoire et de la sociologie des sciences et
montrèrent que, dans ce que l'on appelle la rationalité scientifique, entrent des éléments
psychologiques et sociologiques. Nous l'avons vu en examinant comment la «description
objective des choses» est toujours liée à des éléments contingents. Des philosophes des
sciences tels que Feyerabend (1965), ou des sociologues des sciences tels que Bloor Il 976),
ou des prix Nobel comme Prigogine (1979) (cf. aussi Lakatos et Musgrave, 1970) estiment
maintenant que les sciences sont un produit de l'histoire des humains, et sont liées à cette
histoire. Les contenus mêmes des sciences apparaissent comme des créations humaines par et
pour des êtres humains: on commence à étudier les sciences comme une activité humaine
quelconque, sans a priori sur leur valeur, donc avec des présupposés agnostiques quant à la
nature des sciences et quant à la vérité de leurs résultats. Des études socio-historiques
examinent les pratiques scientifiques sans faire une différence entre les scientifiques qui
eurent «raison» et ceux qui, historiquement, eurent tort.

 
Pour le programme fonde la sociologie des sciences, on peut étudier les pratiques
scientifiques comme on peut étudier la cordonnerie : sans présupposer qu'il y ait, au
centre de ces pratiques, un noyau qui devrait être considéré comme différent des autres
pratiques humaines.

Une approche sociologique nécessite bien évidemment de ne pas s'intéresser à ce qui peut
transcender le social. Mais il existe aussi une étude métaphysique des sciences qui cherche ses
rapports avec l'être et la vérité.

À partir des années 65 aussi, commencent à se faire des analyses détaillées des pratiques de
laboratoires. Une des premières fut celle de Georges Thill sur un laboratoire de particules
élémentaires (Thill, 1972; signalons aussi Latour et Woolgar, 1981). À travers des analyses
détaillées, ces études montrent, comme nous l'avons déjà indiqué, comment ce qui paraît être
le noyau dur des sciences est produit à travers des négociations humaines observables. C'est
ainsi que finalement, la tendance dominante actuelle est de croire que « le noyau dur des
sciences» n'était qu'un artefact des catégories utilisées. Ces recherches, tendant à montrer
comment les résultats et les concepts scientifiques euxmêmes sont l'objet de certains
conditionnements sociaux, ont été appelées le «programme fort de la sociologie des sciences»
(Bloor, 1982).

 Selon ces sociologues des sciences, l'objectivité éternelle des observations scientifiques,
souvent prétendues absolument objectives, n'apparaît éternelle qu'à cause de l'accoutumance à
un certain nombre de présupposés et de catégories utilisées. Ainsi, je ne puis observer le
ruisseau de la montagne qu'à condition de m'être donné les catégories de descente, de
ruisseau, de montagne, etc. L'objectivité soi-disant « éternelle » dépendrait donc des
catégories intellectuelles ou des technologies intellectuelles utilisées. Comme l'a montré
David Bloor Il 982), la « logique » elle-même dépend de la société dans laquelle elle existe:
ce n'est plus la logique éternelle, mais bien une sorte de résumé des règles que nous utilisons
pour mettre de l'ordre dans notre environnement, règles qui semblent d'ailleurs extrêmement
efficaces.

On revient toujours à l'idéalisme qui fonde cette vision sociologique.

Cette perspective, cependant, n'entraîne pas qu'on considère les sciences comme un pur jeu de
pensées. Elles ont une objectivité relative, c'est-à-dire qu'elles ont une maniére extrêmement
efficace de mettre de l'ordre dans notre perception, dans notre monde, et de communiquer le
type d'ordre qu'ensemble nous pouvons utiliser. Dire qu'elles sont conditionnées
historiquement, ce n'est pas nier leur autonomie propre. Ainsi une fois qu'une problématique
mathématique a été définie, elle se déploiera dans le temps sans qu'il faille chercher comment
les théorèmes seraient conditionnés socio-historiquement. L'image des structures dissipatives
est encore éclairante : un tourbillon naît à un endroit précis pour des causes indéterminables,
au sein d'un conditionnement physique précis. Mais une fois qu'il existe, la structure du
tourbillon se développe selon sa « logique » propre.

Dire que les sciences sont conditionnées historiquement, ce n'est pas non plus nier leur valeur
et leur efficacité. La comparaison avec les technologies matérielles peut le montrer: dire que
le développement technologique est conditionné historiquement ne signifie nullement que les
technologies ne sont pas efficaces par rapport aux buts poursuivis. Ce que des penseurs
comme Bloor dénient, c'est la prétention à séparer ce qui serait «purement et objectivement
scientifique» de ce qui est conditionné historiquement (de même, si je considère la
technologie de la voiture, je ne puis séparer ce qui est conditionnement historique de ce qui
serait «efficace»).

Il est intéressant de considérer les résistances à l'étude socio-historique des sciences et de


comparer ces recherches avec l'étude sociologique d'autres phénomènes, notamment de ceux
dont on a aussi longtemps cru qu'ils ne pouvaient être étudiés par les sciences humaines : les
phénomènes religieux par exemple. Dans les deux cas, il y eut une résistance à l'étude
sociologique, comme si cette approche risquait de ternir le caractère sacré respectivement des
sciences et de la religion.

On peut faire de la sociologie des sciences, ou de la sociologie de la religion, sans pour


cela nier la pertinence des sciences ou de la religion. Dire que quelque chose est relatif,
ce n'est pas sombrer dans un « relativisme désenchanté ».

De toutes façons, il est généralement admis aujourd'hui que tant la religion que les sciences
peuvent être étudiées par le sociologue, sans nécessairement perdre de leur valeur et de leur
authenticité ni être réduites à ce qu'en dit la sociologie. Mais autant certains scientifiques que
certains croyants semblent avoir peur non seulement du relativisme mais aussi du « relatif».
Pourtant le christianisme pourrait être éclairant à ce sujet, par la considération des doctrines
chrétiennes relatives à l'incarnation : selon celles-ci, une réalité peut être soumise aux
conditions historiques et sociales tout en véhiculant un message de transcendance qui,
pourtant, ne sera jamais séparé de ses conditions historiques!

Je ne crois pas qu'il s'agisse de peur mais plutôt d'une prudence devant un éventuel manque de
confiance dans le rapport entre la vérité et la raison. La foi conduit à des certitudes qui
fondent une raison, affaiblie, meurtrie, limitée mais capable de vérité. Un relativisme réduit
ce rapport soit à l'individu (et non à l'universel), soit à un moment de l'histoire (et non à
l'éternité de Dieu). La raison, capable de Dieu, doit toucher à l'universel et à l'éternel, ce qui
ne l'empêche pas de rester humaine, faillible, limitée.... Un relativisme sociologique, culturel,
de la science est acceptable mais pas un relativisme métaphysique.

Y aurait-il un lien entre l'attitude de certains scientifiques qui voudraient à tout prix que la
rationalité puisse être cernée dans un noyau dur désignable et l'attitude stigmatisée dans la
bible par le terme d'idolâtrie, qui voudrait que l'absolu puisse être localisé dans une réalité
finie ? Beaucoup semblent éprouver une difficulté à croire que l'essentiel pourrait ne pas
résider dans une rationalité ou une objectivité absolue, mais dans le relatif de l'histoire
humaine. C'est de cette difficulté que parlait sans doute Saint-Exupéry quand il mit en scène
le petit prince découvrant l'existence de milliers de roses toutes semblables à la «sienne »: il
lui fallut quelque temps pour accepter que l'important ne résidait pas dans une propriété
intrinsèque spéciale qu'aurait eue sa rose, mais dans sa relation historique, concrète et unique
à «sa » rose.
L'essentiel ? La vérité de la science ? Peut-être n'ai-je pas la même compréhension du mot
relatif: dans un relativisme historique toute la vérité de la science serait dans son histoire, ce
qui exclut toute transcendance. Personnellement je ne vois pas comment le relativisme peut
disparaître même dilué au sein d'une conscience collective (comme Durkheim le propose
d'ailleurs).

Pour terminer à propos de la sociologie des sciences, signalons un dernier bouleversement de


méthode à son sujet. Généralement, les sociologues étudient les rapports entre les humains qui
sont les seuls à être considérés comme acteurs sociaux, Des sociologues de l'innovation de
l'École des Mines de Paris (Callon, 1989; Latour, 1989) ont rénové le paradigme des
négociations en suggérant de considérer les objets ou les techniques de la même façon que des
acteurs humains,. Leur intuition se base sur le fait qu'on n'est jamais confronté directement
aux sciences, aux technologies, aux gens ou aux groupes, mais à toute une gamme
d'associations entre tous ceux-là (Latour, 1989). On peut donc concevoir une approche
sociologique où les négociations sociales conduiront à des modifications tout aussi bien des
attitudes, attentes ou comportements des gens, qu'à des changements dans les choses ou les
technologies. Dans ce sens, le système à étudier doit inclure les sciences et les techniques
comme acteurs sociaux, plutôt que de les considérer - comme le fait l'épistémologie classique
- comme des éléments exogènes à la société.

Les expériences de Galilée surla chute des corps peuvent s'analyser comme des
interactions où Galilée sera amené à négocier expérimentalement avec le frottement et
théoriquement avec ses pairs pour qu'on en arrive aux lois acceptées aujourd'hui.

Le statut de l'histoire des sciences

 Les développements contemporains de la sociologie des sciences ont été de pair avec une
réflexion sur l'histoire de celles-ci. Jusqu'il y a peu, la plupart estimaient que l'histoire des
sciences reproduisait la lente progression de la rationalité scientifique (Sarton, 1927 p 48).
Elle distinguait d'ailleurs très prudemment l'histoire du savoir scientifique des éléments
extrinsèques qui pouvaient faire comprendre les éléments contingents des découvertes
scientifiques, mais jamais le noyau dur de la rationalité scientifique.

Jusqu'il y a peu, l'histoire des sciences était l'histoire des vainqueurs : elle se ramenait
au récit des péripéties par lesquelles les scientifiques avaient bien dû passer pour arriver
à la vérité maintenant connue.

Souvent, d'ailleurs, l'histoire des sciences joue un rôle idéologique : raconter les grandes
réalisations des scientifiques pour que les sciences soient appréciées à leur «juste» valeur dans
notre société. Cette recherche des racines historiques de la communauté scientifique a
d'ailleurs une signification importante dans la mesure où tout être humain désire éprouver la
solidité et la profondeur de ses racines. Les histoires des sciences ainsi composées
ressemblent à ces histoires des nations destinées à promouvoir l'esprit patriotique ou civique.
Ce n'est pas sans intérêt, loin de là, mais si on n'y ajoute pas une perspective critique, une telle
approche risque d'être mystifiante.

Il existe plusieurs autres manières d'écrire l'histoire des sciences. Ainsi le livre de Ernst Mach
sur «La mécanique» (1925) se voulait moins un hymne à la grandeur de la science qu'un
retour sur la manière dont les concepts de la physique ont été construits. Cette recherche
historique a pu, par exemple, montrer avec quel dogmatisme certains points de la physique
pouvaient être enseignés à partir du moment où l'on acceptait sans plus guère d'esprit critique
des présupposés discutables. Mach a montré de cette façon comment on avait «oublié» toutes
les hypothèses servant de base à la physique newtonienne. En jouant sur les mots, on pourrait
dire qu'en montrant le caractère relatif des concepts d'espace et de temps (relativité dans le
sens épistémologique du mot), Mach a préparé la théorie de la relativité (selon le sens du mot
en physique).

L'histoire des sciences peut ainsi être au service de la recherche scientifique en montrant la
relativité des concepts utilisés, en mettant en lumière leur histoire et le contexte qui a présidé
à leur élaboration, et en rappelant quand et comment les trajectoires des constructions
conceptuelles en science sont arrivées à des points de bifurcation. Elle peut ainsi mettre en
évidence des lignes de recherches qui ne furent plus exploitées et qui pourraient pourtant se
révéler fécondes. De cette manière, l'histoire des sciences peut éduquer l'imagination des
chercheurs.

Dans cette même ligne d'idée, la recherche en histoire des sciences s'est attachée récemment à
étudier l'histoire des sciences des «vaincus» (R. Wallis, 1979). C'est ainsi que les historiens
des sciences se sont attardés aux controverses scientifiques relatives à Galilée, Pasteur, l'école
d'Edimbourg, etc. De plus en plus d'historiens des sciences (comme de ceux d'autres
spécialités) ont le projet de mettre en évidence la contingence des développements
historiques, voulant ainsi faire percevoir l'impossibilité de ramener l'histoire à une logique
éternelle. La recherche historique tend à montrer que les sciences sont vraiment une entreprise
humaine, contingente, faite par des humains et pour des humains (Serres, 1982; Bensaude-
Vincent & Stengers, 1993).

Enfin l'histoire des sciences peut s'attacher encore à de multiples autres aspects : lien entre les
sciences et les technologies, conditionnement de la communauté scientifique, interaction entre
les sciences et d'autres institutions sociales, etc.

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Ch VII . Sciences et idéologies

... nous appellerons discours idéologiques des discours qui se présentent comme une
représentation adéquate du monde, mais qui ont plus un caractère de légitimation qu'un
caractère uniquement descriptif. On considérera donc qu'une proposition est idéologique si
elle véhicule une représentation du monde qui a pour effet de motiver des gens et de légitimer
certaines pratiques.... c'est un type de proposition qui a plus pour effet le renforcement de la
cohésion d'un groupe qu'une description du monde.
Un discours idéologique légitime, motive, favorise une cohésion sociale, et masque ses
critères ultimes, de même que son lieu d'origine.

Les sciences peuvent servir à critiquer des discours idéologiques.

Les traductions scientifiques d'une approche idéologique restent idéologiques dans la mesure
où le point de vue (c'est-à-dire la matrice disciplinaire ou le paradigme) utilisé est issu d'un
contexte bien déterminé. Si, par exemple, en vue de construire une théorie « scientifique» du
développement, je définis celui-ci en termes de croissance économique, je véhicule une
idéologie autre que si je l'avais envisagé en termes de l'épanouissement de chaque individu ou
encore en termes de l'autonomie des masses les plus pauvres. Dans chaque cas le concept est
idéologique.
De toutes façons, on n'échappe pas à la non-neutralité des discours.

Lorsque les sciences se présentent comme éternelles, quand elles prétendent pouvoir donner
des réponses «objectives et neutres» aux problèmes que nous nous posons, ... elles voilent leur
caractère historique [et sont idéologiques au sens péjoratif du terme].

L'idéologie de la scientificité
Non seulement les sciences ne se distinguent jamais complétemùent de l'idéologique, mais on
peut, de plus avancer que la proposition «tel résultat est scientifique» est profondément
idéologique. En effet, ce qu'elle vise surtout, c'est légitimer socialement le résultat en
question, en faisant appel à la notion abstraite de scientificité et non par un débat précis. Or
que signifie cette notion si ce n'est que les procédures ont été acceptées par des communautés
de scientifiques. Autrement dit, quelquechose est dit «scientifique» non parceque les
raisonnements ou les procédures jouissent d'une qualité spéciale intrinsèque, mais parce
qu'une communauté de scientifiques a été convaincue par un débat. Ce n'est pas le rôle
d'épistémologues ou d'historiens de décider de ce qui est scientifique : cela se fait directement
dans le débat scientifique.

La condition de la scientificité comme reconnaissance par les pairs est nécessaire mais non
suffisante. Elle ne fonde pas une vérité scientifique. L'épistémologue sera peut-être parfois
plus à même de débusquer des erreurs de méthode et l'historien ou le sociologue des erreurs
humaines ?

L'existence des idéologies pose donc une question éthique que nous n'approfondirons pas
mais qu'il faut soulever. Jusqu'à quel point estimons-nous éthiquement acceptable que des
personnes ou des groupes véhiculent des idéologies, sans s'en rendre compte ?

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Ch VIII . Sciences fondamentales et technologies

... La croyance populaire s'exprime souvent comme ceci: .. la biologie de la procréation est
une connaissance neutre, mais il importe de voir dans quel type de procréation artificielle et
d'eugénisme on l'utilisera.... Dans ce sens, la distinction a pour effet de retirer de la réflexion
éthique tout un pan de la recherche scientifique.

On appelle sciences pures, parfois aussi sciences fondamentales, une pratique scientifique qui
ne se préoccupe guère des applications possibles dans un contexte de société mais se
concentre sur l'acquisition de connaissances nouvelles.
Les sciences appliquées [désignent] un travail scientifique à destination sociale directe
(travail d'un ingénieur...).
On parlera enfin de technologies lorsqu'il s'agit d'applications concrètes et opérationnelles
dans un contexte social déterminé (ordinateur, chemin de fer...).

Les technologies sont-elles des applications des sciences ?


Il n'est pas rare d'entendre... que le processus normal de l'invention technologique débute par
une découverte scientifique, suivie d'une application technique. Certains citeront à cet effet
l'invention au XIXème siècle par Lister de la chirurgie antiseptique «suite à la découverte des
germes par Pasteur»...
Collingridge a montré (Incrementalism, in Science, Technology & Human Values, vol 14,
n°2, London, 1989) que, même dans ces cas d'écoles, la représentation «découverte
scientifique» suivie d'applications techniques fonctionnait très mal. Et l'on sait aussi fort bien
que, souvent, des techniques se sont développées sans que les scientifiques ne disposent d'un
modèle pour expliquer comment «ça marche». Bien plus, finalement, pour tous les problèmes,
on rencontre un niveau à propos duquel il faut bien dire qu'il fonctionne comme une «boîte
noire» et qu'on ne peut l'expliquer (c'est tout aussi vrai pour l'aspirine, certains processus
chimiques, ou les théories les plus «profondes» sur les particules élémentaires).

Il semble bien qu'il soit plus adéquat de dire qu'il v a sans cesse des interactions entre les gens
du type «ingénieurs», «médecins», «architectes» et d'autres qu'on appelle des «scientifiques
fondamentaux». Les techniciens font avancer les sciences, et vice versa. Il faut aussi insister
sur le fait patent mais souvent oublié que les modèles théoriques des techniciens peuvent
parfois être bien plus complexes et élaborés que ceux des scientifiques se disant
fondamentaux. Les uns ne sont pas des théoriciens, tandis que les autres appliqueraient des
recettes. Au contraire, dans les deux types de pratiques, une grande théorisation est parfois
nécessaire, tandis qu'à d'autres moments on procède par «petits pas» pragmatiques, à la mode
de recettes (cf. Sôrensen & Levold, 1992; Sôrensen, 1994). Serait donc à abandonner l'image
selon laquelle certaines théories sont nécessairement prérequises pour aborder certaines
techniques; ou encore celle selon laquelle certaines techniques sont toujours prérequises à
certaines théories. Il en va d'ailleurs souvent de même pour les soi-disant prérequis
mathématiques pour certaines théorisations. Plus prosaïquement, ce qu'on peut affirmer, c'est
que le chemin utilisé par certains scientifiques pour comprendre un phénomène a une allure
particulière; généralement celle-ci n'est pas nécessaire par elle- même, mais elle est parfois
requise pour comprendre la façon particulière dont ces scientifiques vont s'expliquer (cf.
Layton, 1993).

L'administration Reagan a utilisé un nouveau concet de sciences fondamentales fondé sur des
critères économiques: seront considérées comme fondamentales les recherches tellement
éloignées des applications concrètes commercialisables qu'on ne trouvera aucun industriel
pour les subsidier....

Définition épistémologique : on appellera recherche fondamentale une recherche qui se


définit dans le cadre d'une discipline établie (de son paradigme) dsans s'intéresser
directement à la manière dont ces connaissances pourraient être traduites dans un autre
contexte.

...on comprend comment le laboratoire est le lieu privilégié de la recherche fondamentale,


puisque c'est justement un lieu structuré pour filtrer le «monde extérieur» de manière à ce que
n'interviennent dans la pratique scientifique que des éléments qu'on peut analyser dans le
cadre du paradigme. Ce qui fait qu'un laboratoire est laboratoire, c'est l'élimination de
contraintes n'entrant pas dans le paradigme : contraintes économiques, culturelles,
psychologiques, physiologiques....c'est ainsi que l'on a raison de dire, dans le sens courant du
mot, que le laboratoire est le lieu des sciences «pures»...

... Pour paraphraser Wittgenstein, comprendre une théorie, c'est pouvoir l'utiliser. Dans
l'entreprise scientifique ontemporaine, le projet parfois appellé newtonien d'acquérir un
ensemble de connaissances n'est pas séparable du projet, qualifié parfois de baconien,
d'acquérir une maîtrise sur le monde...

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Ch IX . Sciences et décisions humaines

Le philosophe des sciences Habermas (La science et la technique comme idéologie, Paris
Gallimard, 1973) estime que l'on peut classer les manières de voir les interactions entre les
sciences et la société en trois groupes: les interactions technocratiques [le technocrate décide
ce qui est bon grâce à son savoir, les autres lui font confiance comme à un expert], les
interactions décisionnistes [les décideurs choisissent les fins et les proposent aux techniciens
qui décident des moyens les plus appropriés pour atteindre ces fins], et les interactions
pragmatico-politiques [une négociation permenante est établie entre experts et non-
techniciens].

Plus une technologie est complexe plus le modèle technocratique devient nécessaire [laissez
le pilote de l'avion vous prendre en charge]. [Les choix techniques des décideurs ont des
conséquences éthiques].
Une situation éthique (appendice 2 p 263) est, d'après l'auteur, une situation dans laquelle il
faudra opérer un choix dans lequel s'expriment des options de vie.

Le «Technology Assessement» est l'évaluation sociétale et l'analyse stratégique des


développements technologiques. ... c'est une sorte de processus critique idéologique, une
discipline en phase préparadigmatique où l'on distingue 4 composantes: l'évaluation
(examiner sous tous les angles les effets d'une innovation technique sur la société); l'étalement
des scénarios (examens des résultats attendus pour chacune des voies de développement
possibles); veille technologique (prévoir des nuisances ou repérer des opportunités); et
constructive T.A. (processus interdisciplinaire accompagnant la construction même de la
technologie).

On peut distinguer deux types de vulgarisation scientifique: une fausse qui donne un savoir
sans aucun pouvoir (effet de vitrine qui laisse les populations toujours aussi démunies face
aux spécialistes) et une vraie qui est une transmission de pouvoir car elle permet aux
populations de se déterminer face à des techniques complexes (le bon usage des spécialistes).

Comment ici ne pas soulever le problème de la transmission de représentations erronées


par la vulgarisation scientifique idéologique pris comme outil de pouvoir.

Un besoin ne se constate pas: pour en parler, il faut accepter des objectifs et une analyse
théorique des moyens pour y parvenir (on estime certains moyens nécessaires pour arriver à
une fin: par exemple un malade a besoin d'antibiotiques [signifie que ce malade désite guérir,
qu'il est théoriquement atteint d'une maladie guérissable par des antibiotiques].

Ch X . Idéalisme et histoire humaine

Le terme d'idéalisme n'est pas pris ici dans son acception philosophique; cela est vraiment
handicapant pour comprendre les positions de l'auteur. De plus la distinction qui suit mélange
plusieurs sens du terme loi et je ne me retrouve vraiment ni dans l'une ni dans l'autre de ces
deux attitudes. Le point de vue historique est ici un relativisme qui repose sur un idéalisme au
sens métaphysique. Pour une approche des ces termes en "isme" je renvoie aux pages des
PE1: pédagogie et productions d'enfants.

L'idéaliste [pour l'auteur] accepte des normes universelles et éternelles qui détermine
comment est et doit être le réel. L'attitude historique voit, dans les configurations que
prennent les sciences et l'éthique, le résultat d'une évolution qui n'obéit pas nécessairement à
des lois éternelles.

Une partie de ce chapitre et du chapitre qui suit n'est qu'un essai de justification de cette
position. Nous ne sommes plus dans la construction des sciences mais dans la recherche de la
vérité. J'ai déjà illustré mon point de vue lors des commentaires sur les premiers chapitres.
Relativité historique, oui, mais pas fermeture à la transcendance et donc à une vérité des
sciences qui participe de l'unique vérité transcendante. Que l'histoire soit le lieu de la
rencontre de l'homme avec lui-même, avec les autres et avec Dieu, vérité universelle et
ultime, est très certainement important. Il existe aussi de nombreux concepts philosophiques
et des normes morales qui transcendent l'histoire, même si l'homme les voit ou en parle
différement au cours des temps.
Ce qui rend improbable une compréhension mutuelle est le refus d'une métaphysique au profit
d'une seule logique. Comment formuler des concepts universels et immuables au moyen de la
seule logique ? Les outils philosophiques dont se munit l'auteur l'empêchent de pouvoir
atteindre l'être en tant qu'être. Ils lui ferment aussi la voie à une morale transcendante.

....

Ch XI . Sciences, vérité, idéalisme

...à suivre...

Ch XII . Éthique idéaliste et éthique historique

Ch XIII . Comment articuler sciences et éthiques ?

Epilogue
...ma position n'est pas celle du relativisme, et encore moins celle d'un relativisme
désenchanté.
Je crois que - issus d'un passé que nous ne dominons pas, présents à une histoire et à une terre
dans lesquelles nous nous insérons sans les maîtriser, et pensant à travers des structures
rationnelles non immuables mais que nous faisons fermes - nous sommes face à un avenir et à
une convivialité possibles, à la construction desquels nous participons. Je crois que, dans des
contextes variés mais limités, les pratiques scientifiques et technologiques explorent nos
possibles, et ceux de notre terre.
...l'image que nous nous faisons de la raison change. Elle n'apparaît plus surplombant l'histoire
et extérieure aux choses, mais médiatrice, communicationnelle, négociatrice, créative et
faisant l'histoire.

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Appendice 2:
Repères pour articuler science et éthique
Pour une explication plus approfondie de ces repères, voir G. Fourez, Formation éthique et
enseignement des sciences, in Ethica, vol. 5 n° 1, 1993, pp.45-65.

Situation éthique : situation dans laquelle il faudra opérer un choix dans lequel s'expriment
des options de vie. Situation où l'on trouve que l'estime profonde qu'on a de soi ou des autres
est en jeu. Par exemple, situation où l'on doit choisir sa profession, situation où l'on choisit le
lieu où l'on vit, situation où l'on peut décider de jeter ou non des déchets, situation où l'on
décide de se fâcher, etc.

Débat éthique : discussion que l'on peut avoir avec d'autres ou en soi- même et dont l'objet
est : « Qu'est-ce que je (nous) veux (voulons) faire par rapport à une situation éthique ?» (par
exemple : « Est-ce que je veux mettre mon grand- père dans une maison de repos ?»).

Situation ou débat technique: situation ou débat où des choix ne mettent pas en jeu la
finalité de l'existence ou l'estime profonde de soi ou des autres (par exemple : vais-je prendre
une craie blanche ou une craie jaune pour écrire au tableau?).

Morale ou éthique hétéronome : morale ou éthique qui présuppose que la question «qu'est-
ce ,ue je dois faire ?» ou «qu'est-ce que je peux faire?» ou «qu'est-ce qu'il faut faire ?» [note:
les «je dois», «je peux», «il faut» impliquent que le «je» reçois ses normes de l'extérieur] est
une traduction adéquate de la question du débat éthique. Beaucoup de morales religieuses sont
hétéronomes (mais pas toutes). Beaucoup de morales chrétiennes sont hétéronomes (mais pas
toutes). Toutes les morales hété ronomes ne sont pas religieuses : ainsi des morales du
«devoir» peuvent être hétéronomes, tout en n'étant pas religieuses.

Morale ou éthique autonome: morale ou éthique dans laquelle ce sont les êtres humains
eux- mêmes qui décident de ce qui est «bon » (et non une instance qui les transcende, comme
Dieu ou la Loi Morale). Morale ou éthique d'individus ou de personnes qui estiment pouvoir
décider eux- mêmes de leurs firJalités et valeurs. Beaucoup de morales religieuses ne sont pas
autonomes, mais pas toute. Notamment sont autonomes les morales religieuses fondée sur la
croyance que Dieu donne aux humains la liberté de choisir entièrement leur avenir et leurs
valeurs.

Attitude éthique: attitude qui est marquée par le souci de tenir compte du débat éthique dans
la manière de gérer une situation. Par exemple, on dira qu'un médecin soucieux des options
impliquées par sa pratique a une attitude éthique.

Norme morale : maxime qui résume un résultat admis d'un débat éthique. La norme morale
implique toujours une certaine simplification des situations, car elle concerne un ensemble de
situations qui, en définitive, ne sont pas complètement semblables. Par exemple : « il ne faut
pas jeter les déchets polluants à l'égoût», « tu ne tueras pas », « il ne faut pas pratiquer
l'acharnement thérapeutique», « il ne faut pas prendre trop de médicaments», etc.
Morale d'un individu ou d'un groupe: l'ensemble de normes communément acceptées par
une communauté ou par les tenants d'une tradition. Par exemple: la morale de la classe
bourgeoise, la morale militaire, la morale des affaires, la morale universitaire, la morale des
scientifiques. (Quand il s'agit d'un groupe professionnel, on parle généralement de
«déontologie».)

«La» morale: désigne soit la morale de la société où l'on se situe, soit aussi, pour ceux qui v
croient, une morale universelle qui serait valable pour tous, en tous temps et tous lieux. Par
exemple, quand on dit : « la morale dit qu'il faut faire cela» ou « il est immoral de faire cela",
etc.

Éthique d'un individu ou d'un groupe: les grandes options choisies par ces acteurs.

Éthique d'une question : l'ensemble des grands principes et des attitudes jugés par certains
groupes comme pertinents par rapport à cette question et généralement adoptés par ceux qui
sont spécialement concernés par cette question (e.g. l'éthique de l'enseignement, l'éthique du
pouvoir, l'éthique de la science, etc.).

Un principe éthique: maxime qui résume une attitude générale ou une manière d'agir promue
dans un débat éthique. (Difficile à distinguer d'un principe moral mais à distinguer d'une
norme morale habituellement plus précise).

Déontologie : ensemble des principes éthiques et des normes généralement admis dans une
profession (ou imposés aux praticiens de cette profession).

Droit: ensemble de normes imposées par une autorité et ayant force de loi dans certains
groupes ou sociétés. Le droit établi est généralement un compromis entre diverses tendances
éthiques représentées politiquement. On peut parler aussi des normes de droit liées à un
ensemble de situations particulières, par exemple : le droit des affaires, le droit des brevets, le
droit du mariage, etc.

Éducation à l'éthique : action éducative par laquelle on enseigne à quelqu'un des traditions
liées au débat éthique dans une société ou un groupe. Une éducation à l'éthique comprend
généralement une clarification des valeurs enjeu dans les situations étudiées. De plus, elle
implique généralement aussi une information sur les prises de position éthiques et les valeurs
morales défendues par les divers groupes sociaux concernés par les situations étudiées. Elle
implique aussi une formation à l'analyse, c'est-à-dire à l'examen des tenants et aboutissants
d'une décision. L'éducation à l'éthique développe, entre autres, la capacité d'utiliser des
résultats scientifiques pour mieux comprendre les enjeux des décisions qu'on pourrait prendre.
Elle aide aussi à bien distinguer l'analyse d'une situation (dans laquelle les sciences jouent un
grand rôle) et la décision éthique (qui ne dépend pas directement des sciences mais bien de ce
qu'on trouve souhaitable et qu'on veut faire). Par exemple, une éducation à l'éthique en
matière d'écologie amènera à analyser les dimensions écologiques d'une situation et à mettre
en évidence les enjeux des choix possibles, sans prétendre décider ce qu'il faudrait faire.

Clarification de valeurs: tradition du débat éthique consistant à mettre au clair des valeurs
impliquées par des solutions envisagées dans un débat éthique. Il s'agit de traduire certains
comportements en terme de valeurs. Par exemple, une clarification de valeurs pourra
examiner celles en jeu dans la décision de ne pas dire à un partenaire sexuel qu'on est
séropositif pour le SIDA; ou encore : les valeurs en jeu dans la fraude aux examens. etc.
Éducation morale : éducation à l'acceptation du code moral d'une société ou d'un groupe. À
distinguer de l'éducation à l'éthique en ce sens que cette dernière ne vise pas à imposer des
solutions aux questions éthiques tandis que l'éducation morale vise à transmettre des valeurs.
Par exemple, l'éducation morale visera à inculquer l'honnêteté, la rigueur, le respect des gens
et des choses, etc. L'éducation morale se réfère forcément toujours à des morales particulières
(sauf selon ceux qui croient qu'il existe une morale universelle).

Équilibre idéologique dans une éducation à l'éthique : par là on désigne un principe


déontologique souvent admis selon lequel une éducation à l'éthique doit éviter d'imposer des
valeurs, mais plutôt contribuer à clarifier les choix et fournir des informations sur les diverses
positions relatives aux situations étudiées. Ainsi, une éducation à l'éthique voulant un
équilibre idéologique et relative à l'interruption volontaire de grossesse ou à l'écologie
montrera les arguments dans un sens et dans l'autre, sans imposer une réponse.

Paradigme éthique: ensemble de présuppositions (en terme d'analyses et de valeurs) qui


permettent de structurer un débat éthique.

Débat éthique rationnel : débat qui se structure suite à une définition partagée des valeurs et
des analyses en jeu.

Morale de la sincérité: attitude éthique où l'on se soucie plus d'être en accord avec sa
conscience que des conséquences de ses actes. Assez proche de ce qu'on appelle «morale de
conviction ».

Morale de la responsabilité: attitude éthique où l'on se préoccupe plus des conséquences de


ses actes que de sa conscience.

Compromis éthique: décision qui tient compte de diverses valeurs ou paradigmes éthiques
sans parvenir à construire une justification éthique claire dans un paradigme éthique clair.

Éthicien : une personne dont la profession consiste à utiliser une connaissance approfondies
des paradigmes et des débats éthiques pour aider des décideurs à clarifier leurs valeurs. Le
terme a été adopté pour le distinguer de celui de «moraliste» qui désigne aussi un spécialiste
de l'étude de la morale mais qui a souvent été critiqué dans la mesure où les «moralistes»
prétendaient parfois dire de façon universelle ce qui était bien ou mal, alors que, dans la
compréhension contemporaine, l'éthicien estime généralement ne pouvoir apporter que des
clarifications, en laissant ]es décisions aux individus.

Besoin : comportement légitimé au nom d'une analyse qui montre comme nécessaire en vue
d'objectifs choisis ce qui va être appelé «besoin». Un «besoin» suppose toujours le choix d'un
objectif et le choix d'une méthode d'analyse- Ainsi, parler du «besoin de se nourrir»
présuppose le choix de la survie comme objectif et l'acceptation d'une analyse (par la biologie
ou le bon sens) qui dit que lorsqu'on ne se nourrit pas~ on meurt. Le besoin en énergie
électrique suppose des choix de styles de vie et une analyse de l'énergie électrique en tant que
moyen vers ces objectifs. à proprement parler, un «besoin» ne se constate pas : il est le
résultat d'un choix d'objectifs et d'un choix d'une méthode d'analyse. Cependant, lorsqu'on
parle de besoin, on accepte -en arrière-fond- que tout n'est pas possible à la fois et donc on
reconnaît l'existence d~une certaine contrainte.
Relativisme éthique : position philosophique qui estime que toutes les positions éthiques sont
équivalentes. Une telle position est souvent liée à un individualisme qui estime que,
finalement, c'est aux individus de choisir leurs positions éthiques et qu'on peut en conclure
que tous les choix éthiques sont équivalents.

Relativité éthique: position philosophique qui estime qu'une justification éthique doit être
examinée en fonction du contexte et qu'aucune n'existe indépendamment des paradigmes et
des choix à travers lesquelles elle a été pensée. Une acceptation de la relativité éthique n"
implique nullement qu'on estime toutes les positions éthiques comme équivalentes car elles
produisent des avenirs finalement fort différents. Absolutisme éthique: position philosophique
qui estime qu'il existe des normes morales universelles, existant indépendamment de tout
contexte, et applicables en toutes circonstances IN. B. «absolu» signifie éthvmologiquement:
«séparé de tout lien»).

Altérité : notion mettant en évidence que nous ne sommes jamais complètement maîtres des
significations de nos actions ou de nos paroles. La reconnaissance de l'altérité peut se faire de
multiples façons, notamment par l'instance de la Loi qui l'exprime.

Respect de la conscience personnelle: valeur par laquelle on refuse de penser à la place de


quelqu'un d'autre et on lui reconnaît le droit de prendre ses choix et ses risques éthiques. Cette
valeur sert parfois idéologiquement à rejeter tout débat ou réflexion éthique en adoptant le
slogan : « C'est une question de conscience personnelle ».

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