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Tracés.

Revue de Sciences
humaines
14  (2008)
Consentir : domination, consentement et déni

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Sophie Genet
L’aliénation dans l’enseignement de
Jacques Lacan. Introduction à cette
opération logique et à ses effets dans
la structure du sujet
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Référence électronique
Sophie Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette opération logique et à ses
effets dans la structure du sujet », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 30 mai
2009, consulté le 10 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/383 ; DOI : 10.4000/traces.383

Éditeur : ENS Éditions


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Ce document est le fac-similé de l'édition papier.
© ENS Éditions
L’aliénation dans l’enseignement
de Jacques Lacan.
Introduction à cette opération
logique et à ses effets
dans la structure du sujet
S O P H IE G ENET

En 1964, alors qu’une opposition virulente au sein de la communauté psy-


chanalytique le prend à partie et le déloge du lieu où il enseigne depuis
plusieurs années, Jacques Lacan reçoit l’hospitalité de l’école normale supé-
rieure. Comme il est accueilli par un auditoire accru, rajeuni, moins accli-
maté à la clinique freudienne qu’à la pensée philosophique, Lacan décide
de reprendre un par un Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
– l’inconscient, la répétition, la pulsion et le transfert – pour montrer en
quoi la praxis psychanalytique subvertit le sujet moderne du savoir et intro-
nise le sujet de l’inconscient. Mais, cette nomination soulève la question du
statut ontologique de ce sujet qui, de parler, produit un savoir dont les ter-
mes lui échappent. Pour exemple : plus j’insiste dans la dénégation – ce n’est
pas de ma mère dont j’ai rêvé –, plus j’affirme que c’est bien par la présence,
sur fond d’absence, de ce signifiant mère, tombé là comme par hasard, que
mes pensées s’agencent en un dit. Pis, à proclamer avec force que cette hor-
rible mégère ne peut être ma mère, c’est mon propre message, boomerang
à la trajectoire parfaitement déterminée, qui me revient sous une forme
inversée : je suis ton fils, mégère ! À moins que ce ne soit l’injonction – Tu
es ma mère, mégère ! – qui commande la mise à mort : Tuez ma mère,
mégère ! Et, pourquoi pas, le lourd reproche d’une vie gâchée : Tu hais, ma
mère, et j’erre… Ainsi, sous la demande faite à l’Autre de reconnaître mon
innocence de sujet – je n’ai jamais pensé des choses aussi terribles sur ma
mère ! –, émerge, de mes chaînes associatives, une vive tromperie¹.

1 L’objection classique adressée à la psychanalyse, et qu’on ne manquera pas de réitérer à la lecture


de cet avant-propos, tient à sa démarche consistant, pour introduire le concept d’inconscient,
à exposer une illustration, c’est-à-dire un cas particulier. Or, même à accumuler les vignettes
cliniques pour y pointer, une par une, l’irruption d’une formation attribuée à l’inconscient,
l’extension à l’universel sera toujours suspectée de relever du domaine de la spéculation. Cette

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L’acte par lequel, dans la situation psychanalytique, l’Autre suspend la


réponse qui viendrait garantir au sujet la vérité du savoir qu’il croit détenir
sur sa personne, ne peut toutefois pas se comprendre sans la fonction de
la coupure. Cette scansion, en poinçonnant d’une ponctuation nouvelle
la chaîne du discours, libère des énoncés inattendus. Grâce aux signifiants
advenus par surprise, le sujet se déleste de ce savoir-ci pour nouer un rap-
port, tout autant provisoire, avec ce savoir-là, surgissant d’un côté pour
disparaître ailleurs. Il circule d’un signifiant à l’autre, se faisant représenter
par l’un pour un autre, soumis à l’impossibilité de se ranger sous la ban-
nière d’un signifiant ultime qui lui donnerait la clé de son être. En somme,
sa vérité restera toujours mi-dite² : « La psychanalyse, donc, nous rappelle
que les faits de la psychologie humaine ne sauraient se concevoir en l’ab-
sence de la fonction du sujet défini comme l’effet du signifiant. » (Lacan,
1973, p. 188) Tout comme ils ne sauraient se concevoir sans la dimension du
champ de l’Autre, lieu où se produit le signifiant sous la dépendance duquel
le sujet vient à se réaliser.
L’utilisation par Jacques Lacan des notions de « dimension », « champ »
ou « lieu », pour désigner ce qu’il en est de cet Autre, s’appuie sur une topo-
logie où le processus de circularité ayant cours entre le sujet et l’Autre
engendre une béance fondamentale. Dans cette perspective, on ne saurait
établir une relation de réciprocité entre ces deux termes, puisque l’Autre
n’est pas le semblable réduit, dans une situation quelconque, à une consis-
tance unifiée, mais illusoire.
Ce préalable indique en quoi l’élaboration lacanienne nous conduit sur
le terrain d’une logique visant à dégager la psychanalyse d’une conception
psychologique ou sociologique des relations humaines, essentiellement
appréhendées par le biais de l’individu et de ses interactions au sein d’un
groupe. Aussi, quand Lacan propose de nommer aliénation ou choix forcé
l’opération qui préside à la naissance du sujet sous la domination du signi-
fiant, ce n’est pas sans chercher à se tenir à distance d’un certain discours
théorique alors en voie d’expansion :
Cette aliénation, mon Dieu, on ne peut pas dire qu’elle ne circule pas de nos
jours. Quoi qu’on fasse, on est toujours un petit peu plus aliéné, que ce soit dans

préoccupation traverse, de part en part, l’enseignement de Jacques Lacan, dont le projet radical
vise à interroger la place de la psychanalyse dans le champ de la science moderne. La solution
qu’il propose pour sortir de l’ornière passe par une formalisation de la pratique, donc par la
nécessité de construire un organon susceptible de rendre compte des modalités de fonctionne-
ment de l’inconscient.
2 Pour Lacan, la vérité est « mi-dite » d’être, non pas partielle, mais dite entre deux signifiants.

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L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

l’économique, le politique, le psychopathologique, l’esthétique, et ainsi de suite.


Ca ne serait peut-être pas une mauvaise chose de voir en quoi consiste la racine
de cette fameuse aliénation. (1973, p. 191)

Il est fort probable, à situer ce constat dans son contexte historique, que
l’ironie de Lacan prenne ici pour cible, sans toutefois les citer, les pen-
seurs freudo-marxistes dont les idées, après avoir connu un important essor
outre-Atlantique, se diffusent au même moment en Europe. Tel est le cas
d’Herbert Marcuse qui, dans son essai Eros et civilisation, interroge la « phi-
losophie de la psychanalyse » (1963, p. 18) : celle-ci prône-t-elle une libération
de l’homme, soumis à l’exploitation des institutions répressives de la société
industrielle, ou le pousse-t-elle plutôt à accepter cette aliénation ? La psy-
chanalyse, doctrine révolutionnaire ou idéologie bourgeoise³ ?
La question touchant à la finalité de la psychanalyse reste centrale pour
Jacques Lacan. Cependant, pour y répondre, il détourne l’aliénation de son
usage habituel et l’élève au rang d’opération logique. Comme nous le ver-
rons dans un premier temps, cette aliénation est un vel tout à fait particu-
lier qui pose nécessairement le sujet devant le choix de se soumettre aux lois
et aux effets du signifiant, choix forcé donc, duquel résulte, comme pour
tout choix, une perte. Dans un second temps, nous préciserons en quoi sa
validité opératoire ne se vérifie que dans un après-coup. En effet, il faut que
le choix soit effectué, et la perte constituée, pour que l’on puisse affirmer
que le sujet est advenu en tant que sujet de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il a
consenti à accéder au langage, à se laisser diviser par lui.

L’aliénation ou choix forcé

L’aliénation consiste dans ce vel, qui – si le mot condamné n’appelle pas d’objec-
tions de votre part, je le reprends – condamne le sujet à n’apparaître que dans
cette division, […] s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant,
de l’autre il apparaît comme aphanisis⁴. (Lacan, 1973, p. 191)

La logique classique distingue deux acceptions du vel, autrement dit de la


fonction qui s’écrit avec l’opérateur « ou ». La première, dite exclusive, impose

3 Voici quelques-unes des questions posées à Lacan lors de son séminaire du 3 décembre 1969 :
« On pourrait commencer à savoir ce que c’est qu’un psychanalyste. Pour moi, c’est un type de
flic » ; « Nous avions déjà les curés mais comme ça ne marchait plus, nous avons maintenant les
psychanalystes ». « Jacques Lacan, la psychanalyse est-elle révolutionnaire ? » (1991, p. 230-231)
4 Aphanisis signifie disparition.

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l’obligation de choisir entre deux alternatives, tandis que la seconde, inclu-


sive, signifie soit l’une des alternatives, soit l’autre, soit les deux. Lacan
introduit une troisième acception, le vel aliénant, qu’il illustre d’un exemple
propre à éveiller l’attention de chacun : la bourse ou la vie ! « Si je choisis la
bourse, je perds les deux. Si je choisis la vie, j’ai la vie sans la bourse, à savoir
une vie écornée. » (1973, p. 193) Bien que dans les deux cas, le choix induise
une perte, il n’y aura pas de commune mesure entre ce qui sera perdu dans
l’éventualité où je me prononcerais pour la bourse et dans celle où je me
prononcerais pour la vie.
Pour représenter ce vel, Lacan utilise les cercles d’Euler et une opération
de la logique symbolique, la réunion. Le schéma n° 1 montre que, si je choi-
sis l’ensemble « bourse », je perds tout. Mais si je choisis l’ensemble « vie »,
il subsiste le cercle, qui contient les éléments de la vie, amputé de la demi-
lune centrale où se trouvent les éléments communs aux deux ensembles, la
part de ma bourse dans ma vie. En résumé, et c’est ce qui définira ce vel,
quel que soit le choix qui s’opère, la conséquence sera de l’ordre d’un ni l’un,
ni l’autre. Reste donc à savoir, puisque l’autre partie disparaîtra inévitable-
ment, sur laquelle portera le choix.

La bourse
La bourse dans La vie
la vie

Schéma n° 1

Lacan propose de formaliser par un schéma similaire (schéma n° 2) le vel


« de la première opération essentielle où se fonde le sujet » (1973, p. 191) lors
de sa confrontation à l’Autre, au lieu du signifiant, communément investi
par la mère.

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L’être Le Le sens
(le sujet) non sens (l’Autre)

Schéma n° 2

Ce vel s’énonce de la façon suivante : l’être (le sujet) ou le sens (l’Autre). Exa-
minons les conséquences de ces deux options :
Si le choix porte sur l’être, la perte comprendra à la fois l’Autre, la voie
du signifiant, et l’entrecroisement des deux cercles. Or, du fait de la rognure
qu’elle appose sur la partie de l’être, le sujet échappera aussitôt, tombant
dans ce qu’il faut bien appeler un non-sens. Si le choix porte sur l’Autre, la
partie de l’être disparaîtra, mais il subsistera le sens écorné de la partie du
non-sens qui, selon Lacan, « constitue, dans la réalisation du sujet, l’incons-
cient » (1973, p. 192).
En d’autres termes, ce vel fondateur conduit inévitablement le sujet – il
n’a pas d’autre choix que celui d’en passer par le sens – à surgir, représenté
par un premier signifiant (ou signifiant unaire), d’abord dans le champ de
l’Autre. Cependant, le signifiant dont il se saisit pour exister (n’importe
quel signifiant pris dans le lieu de l’Autre pourra venir occuper cette fonc-
tion logique de signifiant unaire, que Lacan écrit S1) ne lui donnera en
aucun cas une signification quant à son être⁵. Il viendra le représenter par
un autre signifiant (ou signifiant binaire, S2), lequel a pour effet son apha-
nisis, la disparition du premier signifiant. D’essence aliénante, le couplage
primitif S1-S2 amorce le défilé des signifiants à travers lequel le sujet divisé
cherchera, en vain puisqu’il est causé par la structure même de l’articulation
signifiante, l’unité de son être.

5 Moustapha Safouan rappelle les deux idées qui, émises par Saussure à propos du signifiant,
seront reprises par Lacan : « La première est que le signifiant se définit par sa différence avec
tous les autres signifiants. La deuxième est l’idée de valeur selon laquelle, en lui-même, le
signifiant ne signifie rien en dehors de son pouvoir de signification, laquelle s’effectue grâce à
ses connexions de substitution ou de combinaison avec les autres signifiants. » (2001, p. 266)

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Dans un champ d’objets, aucune relation n’est concevable qui engendre l’alié-
nation, sinon celle du signifiant. Prenons pour origine cette donnée qu’aucun
sujet n’a de raison d’apparaître dans le réel, sauf à ce qu’il existe des êtres par-
lants. Une physique est concevable qui rende compte de tout au monde, y
compris de sa part animée. Un sujet ne s’y impose que de ce qu’il y ait dans le
monde des signifiants qui ne veulent rien dire et qui sont à déchiffrer. (Lacan,
1966, p. 840)

Dans cette opération de l’aliénation, Lacan accorde la primauté au signi-


fiant (la parole doit régner quelque part pour que l’enfant puisse parler)
bien que, précise-t-il, le sujet « s’y impose » (1966, p. 840). Comment, dès
lors, concevoir le paradoxe de ce choix, qui est un faux choix, mais qui
appelle le consentement du sujet ?
Avant d’entrer dans cette problématique complexe, il convient de pré-
senter l’opération logique qui boucle ce mouvement circulaire de la rela-
tion du sujet à l’Autre, dont nous avons déjà mentionné le caractère asymé-
trique. Pour désigner cette deuxième opération, Lacan utilise le terme de
séparation. Sa caractéristique est de procéder de l’intersection, c’est-à-dire
qu’elle est constituée par les éléments appartenant à l’un et à l’autre des
ensembles. Ce second temps succède à l’aliénation, car il s’origine dans l’in-
tervalle qui, au sein d’une chaîne signifiante, sépare deux signifiants entre
eux. Si deux signifiants sont nécessaires pour que l’aliénation soit efficiente,
comment spécifier ces signifiants autrement que par leur différence ? Certes
ils se combinent l’un à l’autre, mais un espace subsiste dans l’entre-deux qui
participe de la définition même du signifiant. Or, c’est là que vient se glisser
un manque. Il me dit ça mais qu’est-ce qu’il veut ? Comme l’explique Lacan,
cette interrogation typique dans l’expérience de l’enfant témoigne du fait
que celui-ci, interpellé par le discours de l’adulte, cherche dans les inter-
stices de ce discours, à appréhender ce qui, « tel le furet » (1973, p. 194), fuit
dans les dessous : le désir de l’Autre.
C’est dans l’intervalle entre ces deux signifiants [le couple primitif du vel alié-
nant] que gît le désir offert au repérage du sujet dans l’expérience du discours
de l’Autre, du premier Autre auquel il a affaire, mettons, pour l’illustrer, la mère
en l’occasion. C’est en tant que son désir est au-delà ou en deçà de ce qu’elle
dit, de ce qu’elle intime, de ce qu’elle fait surgir comme sens, c’est en tant que
son désir est inconnu, c’est en ce point de manque que se constitue le désir du
sujet. (1973, p. 199)

Parce qu’il lui apparaît sous la forme d’une énigme, le désir de la mère
engendre le désir du sujet, à l’horizon duquel se profile une interroga-
tion sur l’objet susceptible de le combler. Ce n’est pas tant d’un défaut de

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compréhension du sens du discours que provient le vertige, que d’un sus-


pens quant à sa signification : quel objet suis-je pour elle, lorsqu’elle me
demande de me laisser nourrir, qu’elle me scrute de son regard ou qu’elle
se plaint de l’odeur de mes excréments ? À cette énigme du désir paren-
tal, l’enfant répond par une sorte de torsion, puisqu’il fait intervenir le
manque de l’opération antécédente relatif à sa propre disparition (ou apha-
nisis) : peut-il me perdre ? Le fantasme de sa propre perte ou de sa mort,
couramment brandi par la suite dans les relations d’amour qu’il entretien-
dra avec ses parents, correspond ainsi au premier objet que le sujet met en
jeu dans la dialectique du désir. La clinique de l’anorexie mentale donne à
entendre, dans l’une de ses versions les plus radicales, la consistance de ce
fantasme : sa réalisation ultime suppose, en effet, la mort du sujet qui cesse
de s’alimenter.
Au joint de ces deux désirs se creuse ainsi une place où l’enfant, pour
donner un support à sa propre perte, déposera des objets détachés de son
corps. Ces objets pulsionnels (sein, fèces, voix, regard) lui permettront,
selon l’équivoque dont use Lacan, de se séparer et de se parer, dans le sens
de se défendre. Mais, pour que ce mécanisme puisse s’enclencher, il faut
qu’une coupure instaure un phénomène de bords entre les deux signifiants
originaires car, pour peu que ceux-ci émergent solidifiés en une masse com-
pacte, l’ouverture du sujet à cette dialectique sera fortement entravée. Cette
situation constitue, pour Gabriel Balbo et Jean Bergès, un des modes d’en-
trée dans la psychose chez ces enfants chez qui « jusqu’à 6 mois tout était
bien » (2001, p. 45) :
La mère demande en effet à l’enfant de satisfaire ses besoins. Le fait qu’elle exclue
toute demande chez lui confère à sa propre demande la propriété d’être extra-
langagière, […] de ne porter qu’un message de besoin. […] Cette demande
revient donc à celle de se taire : je lui dis ma demande, et je m’en vais. Ce qui
reste de ceci dans le comportement courant, c’est : « On ne parle pas la bouche
pleine », ou : « On ne parle pas à table », contrainte à se taire où la satisfaction
d’un besoin doit être payée du prix de s’exclure du langage. (2001, p. 45)

C’est à cette question des effets de l’aliénation que nous allons, mainte-
nant, nous intéresser. Comme nous l’avons dit, ce choix qualifié par Lacan
de « forcé » relève du paradoxe, puisqu’il impose au sujet d’en passer par
les signifiants de l’Autre. Or, en soumettant le sujet aux lois de la parole
et du langage, cette opération détermine aussi les rapports du sujet à son
symptôme. Nous tenterons ainsi de montrer ce qui distingue, en termes de
structure, la névrose de la psychose.

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Les effets de l’aliénation

Pour Jacques Lacan, l’aliénation désigne la première opération logique grâce


à laquelle se fonde le sujet mais dont on ne peut que constater les effets dans
l’après-coup, c’est-à-dire dans ce qu’elle induit comme « positions subjectives
de l’être » (1973, p. 223).
La conséquence principale de ce vel, pour autant que le choix ait porté
sur le sens, concerne la division subjective qui se définit de la façon sui-
vante : lorsque le sujet apparaît quelque part – au niveau du signifiant
unaire – comme sens, il disparaît ailleurs – au niveau du signifiant binaire
– comme non-sens. Ainsi, ce second signifiant porte la mort du sujet,
son impossibilité d’en passer par le sens pour accéder à une signification
complète de son être. Ce signifiant, dès lors qu’il emporte avec lui la part
chue de l’être, constitue, selon Lacan, le point central du refoulement ori-
ginaire, de l’Urverdrängung freudien, et le point d’attrait par où seront pos-
sibles tous les autres refoulements.
Pour illustrer une manifestation de la division subjective, suivons le
déroulement d’une séance de thérapie psychanalytique. Tom (12 ans) se
plaint d’avoir du mal à lire et à écrire. Dans le même temps, il s’affaire en
dessinant un drapeau sous lequel il note le nom d’un pays, le « Mali », qu’il
prononce à plusieurs reprises. Il y a là quelque chose de curieux, parce que
Tom n’a aucun lien avec ce pays. Pourtant, lorsque je reprends à haute voix
cette inscription, une équivoque signifiante émerge : le mâle lit / le mal lit.
Le sourire de Tom montre qu’il n’est pas resté sourd à cette lecture, mais
elle semble le laisser indifférent. Il n’en veut rien savoir, davantage préoc-
cupé par son dessin : « Je veux ajouter “en force… le Mali en force”, mais
je sais pas comment ça s’écrit ! » Comme je lui suggère d’essayer, il écrit
en fen, et me demande de lire sa graphie. Ce que je fais : « enfant ». Cette
fois-ci, sa production l’interpelle directement, car elle le laisse suspendu à
un non-sens étrange : « Pourquoi j’ai écrit ça ? » Alors qu’il corrige en fen
par en force, je l’interroge : « Tom, qui vous traiterait encore comme un
enfant, alors que vous seriez en force ? » Sa réponse fuse : « Ma mère ». Je
poursuis : « Mais qui lui aurait mis ça dans la tête ? » Il hésite : « Je sais pas,
mon père… Mais lui dirait jamais ça ! » Le signifiant en force a ainsi ouvert
la voie pour que le second signifiant en fen / enfant, refoulé, fasse son appa-
rition. Celui-ci indique ce qu’est Tom pour sa mère, quand il l’entend dire
de lui : « Cet enfant lit mal ». En classe, il s’efface sous cet énoncé mater-

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nel, sa tête se vide, car celle de sa mère reste pleine : elle sait. Cependant,
le signifiant enfant ne dit pas tout de l’être de Tom. Bien au contraire, il
le divise comme sujet, puisque son usage diffère selon le discours auquel il
se réfère. Cette différence traverse la phrase : « mon père… Mais lui dirait
jamais ça ! » qui pose, à Tom, la question fondamentale de son désir aux
prises avec l’énigme du désir de sa mère, comme de celui de son père⁶.
L’opération de l’aliénation, du fait qu’elle est logique et non psycho-
logique, permet de comprendre pourquoi Lacan qualifie également l’in-
conscient freudien de logique. S’il est déterminé de cette façon, c’est qu’il
ne doit être confondu ni avec le lieu romantique des divinités obscures, ni
avec l’imagination censurée qui, mise au jour grâce à des jeux parfaitement
codifiés, fascinait les surréalistes. Il n’est pas plus constitué d’un symbolisme
en attente d’un traducteur dont la technique, semblable à celle des oniro-
manciens de l’Antiquité, procéderait par l’inscription d’une équivalence
arbitraire entre deux symboles : vous avez rêvé que vous buviez une tasse
de lait, ça signifie que vous voudriez que votre mère vous nourrisse. Il va
sans dire que, dans ce cas, le traducteur ne saurait questionner en quoi son
savoir, affreux et impérial, pourrait participer activement à ma noyade.
Soutenir, à l’instar de Jacques Lacan, que l’inconscient freudien est
structuré comme un langage suppose que les lois qui le régissent, parce
qu’elles sont celles du langage, produisent des effets dans les chaînes du
discours. Cette position a souvent été interprétée comme un coup de force
théorique par rapport à l’enseignement freudien. On retrouve, par exemple,
cet argument sous la plume d’Alain Juranville, lorsqu’il écrit :
[qu’]une vérification expérimentale [de l’inconscient], située par Freud dans la
cure analytique était essentiellement impossible, la seule possibilité de démons-
tration était alors [pour Lacan] de déduire l’inconscient du langage. On sait que
c’est ce qu’a fait Lacan, en avançant le thème du signifiant. (2003, p. 15)

Or, une lecture attentive des textes de Sigmund Freud atteste de son intérêt
pour l’articulation signifiante du discours, bien avant que celle-ci ne soit
mise à l’ordre du jour par la linguistique moderne. À preuve, le contenu de

6 Le Mali et son drapeau font sens, dès lors qu’ils induisent nombre de significations exotiques.
Mais, si la cure empruntait cette direction, le signifiant que Tom a puisé dans le discours mater-
nel resterait hors-circuit. En revanche, l’équivoque induite par ma lecture amorce l’apparition
du couplage en force / en fen où se révèlera, pour Tom, l’objet auquel il s’identifie pour répondre
à ce qu’il suppose être le désir maternel (il faut préciser que sa mère n’arrête pas d’enfanter).
Le signifiant en fen / enfant le fait choir comme sujet. Cependant, en s’appuyant sur le dire du
père, il se dégage de cette identification. On peut noter d’ailleurs comment Tom se saisit de
mon énoncé sur un plan métaphorique (« Qui lui a mis ça dans la tête ? ») pour introduire un
tiers : la fonction du père dans le désir d’enfant de sa mère.

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cette lettre adressée à Wilhelm Fliess le 22 décembre 1897, au moment de ce


qu’il convient d’appeler son auto-analyse. Freud y présente le cas d’une jeune
patiente qui, bien qu’arrivée au terme de ses études de couture, est tourmen-
tée par la représentation de contrainte suivante : « Non, tu ne dois pas t’en
aller, tu n’as pas encore fini, tu dois faire encore plus, apprendre tout ce qui
est possible. » (2006, p. 366) Par association d’idées, la jeune fille raconte un
souvenir d’enfance où, alors qu’elle est assise sur le pot mais ne voulant pas y
rester, s’impose à elle la même injonction : « Tu ne dois pas t’en aller, tu n’as
pas encore fini, tu dois faire encore plus. » (Ibid., 2006, p. 366)
Dans les explications qui accompagnent cette vignette clinique, Freud
émet l’idée que seul le mot faire jette un pont entre les deux situations, infan-
tile et actuelle. De plus, il affirme que cette représentation de contrainte,
comme toute représentation de contrainte, s’appuierait sur une « indéter-
mination verbale particulière » (ibid., 2006, p. 366) qu’elle déclinerait dans
un réseau de significations multiples. Le mot faire aurait, selon cette moda-
lité, connu une transformation dans son utilisation : « La représentation de
contrainte fixée naît d’une telle interprétation fondée sur un malentendu de
la part du conscient. » (2006, p. 366) Mais, ajoute Freud, « il n’y a pas là que
de l’arbitraire » (ibid., 2006, p. 366) et, s’en remettant non sans humour au
« flair linguistique » (ibid., 2006, p. 366) de son ami otorhinolaryngologiste,
il l’invite à considérer les effets induits, dans le langage courant, par le pro-
cédé de substitution d’un mot par un autre. Ce mécanisme ne serait-il pas
à l’œuvre lorsque certains mots se trouvent chargés de sens énigmatiques ?
Pourquoi, par exemple, le mot argent serait-il porteur d’une puanteur
interne ? L’hypothèse linguistique de Freud suggère que le mot schnuzig
(sordide) aurait été remplacé par le mot geizig (avare). En conséquence, une
formation comme la représentation de contrainte, appartenant au champ
de la psychopathologie, pourrait, du fait de son mode de fabrication, se
révéler fort proche du processus grâce auquel « des mots prennent une signi-
fication figurée dès que se présentent des concepts nouveaux ayant besoin
d’être désignés » (ibid., 2006, p. 367).
Notons d’abord comment, pour définir l’inconscient, Freud remet
en cause l’étanchéité, considérée alors par tous ses collègues neurologues
comme indiscutable, de la frontière entre le normal et le pathologique.
Dans tous ses livres fondateurs (L’interprétation des rêves, La psychopathologie
de la vie quotidienne, Le mot d’esprit et ses relations à l’inconscient), il ne varie
pas, puisqu’il puise son matériel de travail dans les phénomènes les plus
banalement partagés : le rêve, le lapsus, l’oubli de nom, l’acte manqué ou
encore le mot d’esprit.

162
L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

Attachons-nous, ensuite, à sa technique d’interprétation : il s’appuie,


pour interpréter les énoncés associatifs de quiconque (patient ou pas) lui
rapporte ces formations attribuées à l’inconscient, sur le déplacement et la
substitution de mots, la polysémie, les répétitions phonétiques. On remar-
quera, par exemple, qu’il ne cherche pas à approfondir la signification de
la contrainte obsédante. Il ne pose pas à la patiente des questions du type :
comment peut-on « apprendre tout ce qui est possible » ? Sa recherche se
concentre sur une pure analyse « linguistique » : quelle relation existe-t-il
entre les deux faire ? Il en déduit, ainsi, que ces deux mots – nous dirions,
aujourd’hui, signifiants – ne sont pas équivalents : on ne peut pas écrire
faire = faire. Elle relève plutôt d’un mécanisme de substitution – nous
dirions, aujourd’hui, métaphore – qui est le lieu de passage vers une autre
métaphore : la substitution des excréments par le savoir absolu (« tout ce qui
est possible »). L’élément substitué est tombé dans les dessous, il a chu dans
l’inconscient. Freud découvrira, de cette façon, l’incidence de la pulsion
anale dans la sexualité infantile⁷.
Pourrait-on, sans risquer une lecture tendancieuse de Freud, parler ici
d’analyse structurale du discours ? Lacan s’y autorise, affirmant qu’il aurait
même anticipé les recherches de Ferdinand de Saussure ou du Cercle de
Prague (2001, p. 403), lesquelles n’ignoraient pas la logique des stoïciens.
Sans doute n’est-ce pas tant dans l’utilisation des outils de la linguis-
tique structuraliste (signifiant, signifié, métaphore, métonymie…) qu’il
convient de situer le retour à Freud de Lacan (d’ailleurs, il se servira autant
des apports de la logique formelle ou de la mathématique des nœuds) que
dans la formulation renouvelée des enjeux de la pratique et de la théorie
psychanalytique à partir des dimensions du symbolique, de l’imaginaire et
du réel. En effet, cette triade rend possible la différenciation du sujet et du
moi⁸ (1966, p. 592).
Pour Lacan, le sujet qui parle n’a pas d’être. Divisé par le signifiant, il
relève du symbolique. Cependant, dans sa rencontre avec ses semblables,
il cherche à conquérir une unité par l’intermédiaire du miroir que ceux-ci
lui tendent : ce « moi. Tout cru » (1966, p. 592) est captivé dans l’imagi-
naire, pris au filet des identifications, grâce auxquelles il soutient son corps
d’une consistance narcissique. Le réel, à distinguer fortement de la réalité,

7 Cette vignette clinique illustre « la séparation » : le sujet laisse choir l’objet fèces en réponse à
une demande parentale. Dans la cure, il se pare du signifiant qui le désigne, en lieu et place de
sa propre perte.
8 L’expression anglaise « I have to put myself together » (Je dois rassembler mon moi, me reprendre)
donne « à voir » l’assemblage narcissique du moi.

163
S O PHIE GE NE T

est l’impossible qui résistera toujours au sens, dès lors que le sujet aura
accès à la symbolisation.
En définitive, le passage par le symbolique établit une ligne de partage.
D’avancer dans ce lieu, le sujet tombe sous le coup d’un ordre régi par des
lois qui l’engagent dans le lien social, comme dans ses choix sexués. Ces lois,
Freud les a reconnues dans le complexe d’Œdipe ou, ce qui est la même
chose, dans l’interdit de l’inceste. Désormais, le symptôme du sujet sera
indéfectiblement noué aux signifiants qui augurent de sa destinée, parce
qu’il a été parlé à travers eux, avant même sa venue au monde. Fils de…,
petite-fille de…, beau ou stupide parce que…, sont autant de déterminants
sous le coup desquels le sujet aliène son existence.
Le refoulement dit « secondaire », ou Verdrängung, « c’est ce qui se passe
quand ça ne colle pas au niveau d’une chaîne symbolique » (Lacan, 1981,
p. 97), quand la cohérence interne d’une chaîne symbolique⁹ à laquelle le
sujet est arrimé rencontre un obstacle à cohabiter avec une autre chaîne tout
aussi cohérente.
Alors nous refoulons, de nos actes, de nos discours, de notre comportement.
Mais la chaîne n’en continue pas moins de courir dans les dessous, à expri-
mer ses exigences à faire valoir sa créance, et ce, par l’intermédiaire du symp-
tôme névrotique. C’est en quoi le refoulement est au ressort de la névrose.
(Ibid., 1981, p. 97)

Ce refoulement secondaire dépend de la mise en place du refoulement ori-


ginaire, ou Urverdrängung, apportant témoignage de sa réalisation. Il est
à situer au principe des formations de l’inconscient, directement liées aux
effets du signifiant.
La dénégation, ou Verneinung, donne la possibilité à la chaîne symbo-
lique refoulée d’être admise dans le discours, à condition qu’elle soit frap-
pée par la marque de la négation. Il s’agit, d’après Freud, « d’une manière de
prendre connaissance du refoulé, de fait déjà une suppression du refoule-
ment, mais certes pas une acceptation du refoulé » (1985, p. 136). Pour cette
raison, la dénégation substitue, au refoulement, un jugement intellectuel.
Dans son article « La négation », Freud ouvre une discussion ayant pour
but d’examiner les critères de la décision rapportée au moi (Ich). Quels sont
les ressorts de ce jugement qui condamne une représentation, faute de pou-
voir l’admettre sous une forme affirmative ?
Tout d’abord, Freud opère une distinction entre deux jugements : le
jugement d’attribution et le jugement d’existence. Le premier prononce

9 Pour Lacan, la « chaîne symbolique » est la chaîne signifiante.

164
L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

qu’une propriété peut être ou non attribuée à une chose. Le second concède
ou conteste à une représentation son existence dans la réalité. En ce sens,
une dénégation apparue au cours d’une séance de psychanalyse – ce n’est
pas de ma mère dont j’ai rêvé – serait un type particulier du jugement
d’existence. Mais, Freud fait un pas de plus en décrivant une sorte d’origine
pulsionnelle du jugement d’attribution. Cette Bejahung, que Lacan traduira
par « affirmation primordiale », préside au départage entre le moi et le non-
moi : ce qui est bon, je le mange, je le prends en moi ; ce qui est mauvais,
je le crache, je le rejette hors de moi, car « le mauvais, l’étranger au moi, ce
qui se trouve au dehors est pour lui tout d’abord identique » (Freud, 1985,
p. 137). Bien qu’elle ne comporte pas le symbole de la négation, la Bejahung
aboutit à une décision qui induit une forme de négation, puisqu’elle fonde
un dedans – ce qui est dorénavant dans le moi n’est pas dans le non-moi –
séparé d’un dehors, identique à ce qui, au départ, était le mauvais, l’étran-
ger au moi.
C’est ce temps primaire (au sens originaire) et non pas forcément premier (au
sens chronologique) de l’affirmation qui est la condition pour qu’une repré-
sentation existe pour le sujet. Dans un second temps, ce qui est représenté au-
dedans sera ou non retrouvé au-dehors ; s’il l’est, cela confère une existence à la
représentation du dedans. (Rabinovitch, 1998, p. 27)

Or, en assimilant la Bejahung à un jugement, Freud considère que la déci-


sion du moi (Ich) précède la séparation d’un intérieur, contenant de repré-
sentations agréées par cette instance, et d’un extérieur, engageant le moi
dans une épreuve de réalité. De cette déduction logique découlent les deux
hypothèses suivantes : d’une part, cette affirmation primordiale correspon-
drait au refoulement originaire ; d’autre part, les registres du refoulement
secondaire et de la dénégation se produiraient en dedans du lieu, là où il y
a des représentations, délimité par ce jugement primitif. Parce qu’ils sont
tributaires des représentations intériorisées, ces registres laissent des traces
dans le discours, ce en quoi les représentations refoulées ou niées pourront
être retrouvées grâce au discours.
Cependant, lorsqu’il s’intéresse au phénomène de l’hallucination, Freud
constate la nécessité d’en passer par une autre formulation.
À propos de l’Homme aux loups, il note que, durant son enfance, Sergueï
Pankejeff avait adopté en face du problème de la castration, c’est-à-dire de
la différence des sexes, une attitude très particulière :
Il la rejeta et s’en tint à la théorie du commerce [sexuel, du coït] par l’anus.
Quand je dis : il la rejeta, le sens immédiat de cette expression est qu’il n’en

165
S O PHIE GE NE T

voulut rien savoir, ceci au sens du refoulement. Aucun jugement n’était là porté
sur la question de son existence, mais les choses se passaient comme si elle
n’existait pas. (Freud, 1954, p. 389)

En raison du rejet tout à fait spécial de cette représentation, sa modalité


de retour n’emprunte pas la voie du refoulé, mais celle de l’hallucination.
Sergueï a alors cinq ans :
Je remarquai soudain, avec une inexprimable terreur, que je m’étais coupé le
petit doigt de la main (droite ou gauche ?) de telle sorte que le doigt ne tenait
plus que par la peau. Je n’éprouvais aucune douleur, mais une grande peur. Je
n’osai pas dire quoi que ce fût à ma bonne, qui était à quelques pas de moi, je
m’effondrai sur le banc voisin et restai là assis, incapable de jeter un regard de
plus sur mon doigt. Je me calmai enfin, je regardai mon doigt, et voilà qu’il
n’avait jamais subi la moindre blessure. (Ibid., 1954, p. 390)

Pour qualifier le mode de rejet de la représentation à l’origine de l’hallucina-


tion, Freud utilise, sans vraiment lui donner un statut de concept, le terme
de Verwerfung. Sa reprise par Lacan le mettra au centre d’un débat sur la
structure de la psychose et, en conséquence, sur ce qui la différencie de la
structure de la névrose.
Dans la lexicologie freudienne, les notions provenant du vocabulaire
juridique occupent une place non négligeable. Le verbe Verwerfen, qui
signifie « forclore », en fait partie. Dans une recherche étymologique très ser-
rée (Rabinovitch, 1998, p. 15-23), Solal Rabinovitch rappelle qu’avant d’être
réservé à la sphère juridique, Verwerfung, comme auschliessen, avait pour
signification « exclure, priver, chasser, empêcher, bannir, omettre, retran-
cher, empêcher ». En dernière instance, ces deux termes allient le sens de
« enfermer dehors » en barrant un chemin et celui de « rejeter » dans un lieu
inconnu.
Ainsi forclore consiste à chasser quelqu’un ou quelque chose hors des limi-
tes d’un royaume, d’un individu ou d’un principe abstrait tel que la vie ou la
liberté ; forclore implique aussi que le lieu, quel qu’il soit, d’où l’on est chassé,
soit refermé à tout jamais. (Ibid., 1998, p. 17)

À partir du xviie siècle, l’usage de la notion de « forclusion » se raréfie pour


ne s’appliquer qu’au cadre de la loi. Elle se charge alors d’une connota-
tion temporelle. Un procès jugé « par forclusion » signifie qu’au-delà d’un
certain délai, plus rien ne pourra être écrit, dit ou contredit. Alors que la
prescription relève d’un temps a posteriori – passé un délai de temps, un
crime ne pourra plus être condamné –, la forclusion impose une limite de
temps à l’avance.

166
L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

Enfin, avec l’ajout d’une connotation grammaticale, la forclusion


devient une forme particulière de négation. Damourette et Pichon quali-
fient de « forclusif » la seconde composante d’une négation nécessitée par le
« ne » discordantiel : « Ne (ne discordantiel) jamais (jamais forclusif ) avoir…
fait, vécu, existé, etc. »¹⁰ Cette négation porte sur une double temporalité :
elle frappe le moment ultérieur tout en détruisant le moment antérieur
dont il dépend.
Si nommer une chose la fait exister, le mode de négation « forclusif » qui relève
la première négation phrastique, la discordantielle, détruit la chose au moment
même où il la fait exister ; mais il la détruit à la fois dans l’avenir et dans le passé
[…] Il est en vérité la trace d’une non-existence. (Rabinovitch, 1998, p. 20)

Lacan adopte, pour le passage cité de l’Homme aux loups, la traduction de


Verwerfung par « forclusion » en 1953, au moment même où il commente
le texte de Freud sur la dénégation¹¹ avec les catégories du symbolique,
de l’imaginaire et du réel. L’écart qu’il y introduit repose, nous l’avons dit,
sur la distinction entre le sujet et le moi. En effet, le moi (Ich) de Freud
n’est pas celui dont parle Lacan, lequel, relevant de l’imaginaire – mais pas
seulement –, se constitue plus tardivement. En conséquence, la prévalence
accordée au moi (Ich) par Freud ne peut être maintenue en l’état. Lacan
déplace le primat sur le symbolique, c’est-à-dire sur le champ de l’Autre, le
lieu du signifiant.
Comment, dès lors, concevoir la forclusion d’une représentation ou, dans
la relecture lacanienne, d’un signifiant qui serait au principe de la psychose ?
D’emblée, il faut insister sur le fait que le signifiant forclos suit un destin
tout autre que celui du signifiant refoulé, puisqu’il ne laisse aucune trace,
juste un trou dans la chaîne signifiante. Comme il n’a pas existé pour le
sujet, sa seule voie de retour disponible reste le passage par l’extérieur, le
hors-symbolique. Lacan ramasse cette idée dans une formule célèbre : « Ce
qui est refusé dans l’ordre symbolique, resurgit dans le réel » (1981, p. 22).
Ce seront, par exemple, des voix qui s’imposeront au sujet. Contrairement
à n’importe quelle formation de l’inconscient due au refoulement, celles-ci
n’engageront pas sa croyance – « Je ne le crois pas ! » s’exclamera le névrosé
après avoir fait un lapsus –, mais la certitude inébranlable que leurs signifi-
cations, dont il se fera l’interprète, le concernent directement.

10 Cité par Rabinovitch (1998, p. 20).


11 Auparavant, Verwerfung était traduit par « rejet ». De la même façon, c’est à la traduc-
tion de Lacan que l’on doit la préférence portée, aujourd’hui, à « dénégation » plutôt qu’à
« négation ».

167
S O PHIE GE NE T

Faute de cette symbolisation, le rapport au langage du psychotique s’en


trouve radicalement modifié :
Comment ne pas voir dans la phénoménologie de la psychose que tout, du
début jusqu’à la fin, tient à un certain rapport du sujet à ce langage tout d’un
coup promu au premier plan de la scène, qui parle tout seul, à voix haute, dans
son bruit et sa fureur comme aussi dans sa neutralité ? Si le névrosé habite le lan-
gage, le psychotique est habité, possédé par le langage. (Lacan, 1981, p. 284)

On l’aura compris, c’est dans la première confrontation avec l’Autre que le


défaut de symbolisation devra être situé. La forclusion témoigne de ce qu’il
y a là, au moment du choix forcé, quelque chose qui manque dans la ren-
contre avec les signifiants fondamentaux. Bien évidemment, aucune expé-
rience ne permettra jamais d’observer cet instant en acte. Seule l’éclosion du
symptôme donnera confirmation de cette faille symbolique. D’autant que
nombre de sujets psychotiques s’adaptent aux aléas de la vie quotidienne,
sans que rien de cette adaptation n’éveille l’attention de leur entourage.
Leur conformité les maintient à flot à plus ou moins longue échéance, dès
lors qu’ils ne sont pas appelés à prendre la parole – « tout le contraire de dire
oui, oui à celle du voisin » note Lacan (1981, p. 285) –, à répondre d’une place
où l’arrimage à ce signifiant se révélerait nécessaire. Mais si l’événement se
présente, ils s’engouffreront alors dans la béance que ce trou, dans le sym-
bolique, ouvre sous leurs pieds.
Dans son article « D’une question préliminaire de tout traitement pos-
sible de la psychose » (1981, p. 285), Jacques Lacan indique que le signifiant
forclos est le Nom-du-Père¹², tout en ajoutant, à la place de l’Autre. En effet,
c’est parce qu’il est absent de ce lieu que le sujet se confronte à l’impossibi-
lité de le symboliser.
Nous ne définirons pas ici ce Nom-du-Père. Toutefois, précisons qu’il
s’agit d’une métaphore qui, véhiculée par le discours de la mère, oriente son
désir vers un autre objet que l’enfant. Il est ce qui profère la loi de l’Œdipe
dans la parole maternelle et, de ce fait, ordonne à l’enfant : fais le choix du
signifiant, car tu ne seras jamais l’objet de sa jouissance !

Le fou, le névrosé et l’homme moderne

La logique de l’aliénation et de ses effets pose le problème des rapports dans


le sujet de la parole et du langage. Dix ans avant le séminaire de 1964, au

12 Dans la suite de son enseignement, Lacan parlera des Nom-du-Père, indiquant ainsi que plu-
sieurs signifiants peuvent occuper cette fonction.

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L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

cours duquel il formalise le vel aliénant, Lacan relevait, dans ces rapports,
trois paradoxes qui interpellent directement la psychanalyse, dans sa prati-
que comme dans son éthique :
– Dans la folie, d’abord, où elle doit entendre « la liberté négative d’une
parole qui a renoncé à se faire reconnaître » (Lacan, 1966, p. 279). Une
parole absente, en somme, effacée par les stéréotypies d’un discours où « le
sujet est parlé plutôt qu’il ne parle » (ibid., 1966, p. 279). Un sujet objectivé
dans un « langage sans dialectique » (ibid., 1966, p. 280), qui le pétrifie.
– Dans la névrose, ensuite, dont le symptôme articulé aux lois du langage et
des signifiants qui le composent, permet une parole « de plein exercice, car elle
inclut le discours de l’autre dans le secret de son chiffre » (ibid., 1966, p. 280).
– Dans l’homme moderne, enfin, dont « la relation du langage à la parole
est celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours »
(ibid., 1966, p. 281).
Ce troisième paradoxe intéresse la psychanalyse née dans une civilisation où
domine le discours scientifique et technologique.
À l’instar de Philippe Julien, on relèvera des accents heideggériens dans
la description que Lacan fait de ce paradoxe :
De là s’ensuit une œuvre commune où une énorme objectivation circule selon
cette triple communication sans frontière : le marché des biens, la migration des
familles, l’information médiatique. Or Lacan, reprenant Heidegger, fait un dia-
gnostic : cette œuvre qui envahit travail et loisir à fonction d’occultation du sens
particulier de l’existence. L’homme s’y oublie dans la forclusion (c’est le cas de le
dire !) de l’interrogation sur son être : que suis-je donc en tout cela ? La question
ne se pose même pas. Naissance et mort sont désubjectivées. L’énigme du désir
de l’Autre : Che vuoi ? [Que veut-il ?] s’écrase en soucis techniques d’autoconser-
vation, de promotion bureaucratique et de rendements chiffrés. (2003, p. 27)

À l’ombre de tous les self-services qui industrialisent son désir en lui offrant
des gadgets de plus en plus sophistiqués sur le plan technique, l’homme
moderne cultive sa personnalité élevée au rang d’objet culte autoréférencé :
« c’est moi ». Moi-objet dont on mesure, évalue, classe les comportements
dans un souci toujours plus grand d’une mise en ordre statistique. Moi
objectivé par une démultiplication d’expertises pourvoyeuses d’énoncés
prescriptifs ou prédictifs.
Pour exemple, rappelons un récent rapport de l’Inserm sur Les troubles
de conduites chez l’enfant et l’adolescent (2005), qui, établissant une relation
de causalité entre ces troubles et la délinquance, préconise, dans le cadre
d’un dépistage précoce, l’identification des risques pendant la grossesse
– « En période prénatale, des facteurs empiriquement associés au trouble

169
S O PHIE GE NE T

des conduites ont été identifiés : antécédents familiaux de troubles des


conduites, criminalité au sein de la famille, mère très jeune, consommation
de substances psychoactives pendant la grossesse [y compris le tabagisme] »
(2005, p. 47) –, ainsi que l’introduction, sur le carnet de santé, d’items
pour en repérer les « signes précurseurs » :
Ces items peuvent concerner les différents symptômes du trouble des condui-
tes : les agressions physiques (s’est bagarré, a attaqué physiquement, a frappé,
a mordu, a donné des coups de pieds) ; l’opposition (refuse d’obéir, n’a pas de
remords, ne change pas sa conduite) ; l’hyperactivité (ne peut pas rester en place,
remue sans cesse, n’attend pas son tour). (Inserm, 2005, p. 47)

Compte tenu de tout ce qui a été dit précédemment, une remarque s’im-
pose quant à la différence fondamentale existant entre le symptôme tel qu’il
est décrit dans cet extrait, et celui défini par la psychanalyse, à entendre,
plutôt, comme ce qui fait symptôme pour un sujet particulier et non pour
le champ social.
Dans l’acception, appelons-la comportementale, du symptôme, le rap-
port du sujet à la parole et au langage est complètement évacué au profit d’une
comptabilisation de « faits » tenus pour objectifs, parce qu’observables.
Mais un acte quel qu’il soit, et a fortiori celui pour un enfant de dire
non, a-t-il en toutes circonstances une seule et même signification ? Ôter la
dimension signifiante à cet acte, ne témoigne-t-il pas du présupposé que
cette manifestation subjective est rabattue au niveau du signal, c’est-à-dire
d’une réponse telle qu’elle se produirait chez l’animal ? À preuve, la recom-
mandation faite « [d’]exploiter les travaux sur les petits animaux » (Inserm,
2005, p. 55), rats ou souris. Ces expériences, nous dit-on, « permettent
d’étudier certains symptômes du trouble de conduite comme l’agressivité
et l’hyperactivité liée aux troubles de l’attention » et, élément déterminant,
de « rechercher les facteurs étiologiques de ces symptômes en relation avec
l’environnement (stress physique et social) » (ibid., 2005, p. 55). Car, il faut
le savoir, il existe chez le rat ou la souris, pendant la puberté, une « période
sensible au cours de laquelle la confrontation avec la violence ou l’isolement
joue un rôle vulnérabilisant vis-à-vis de l’agressivité » (ibid., 2005, p. 55).
Pour le modèle comportemental, auquel se réfère manifestement ce rap-
port de l’Inserm, le symptôme ne vaut que s’il est validé par un recueil d’in-
formations effectué au moyen d’une batterie de tests ou de grilles d’éva-
luation. À l’instar de « L’échelle d’obsession-compulsion de Yale Brown
(Y-BOCS) » (Cottraux, 1998, p. 69), qui mesure le « seuil » de gravité d’un
TOC (trouble obsessionnel compulsif ), la majorité de ces tests est impor-
tée des États-Unis et du Canada où le behaviorism (le comportementalisme)

170
L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

domine tout le champ de la psychopathologie. Les résultats obtenus, uti-


lisés d’abord pour arrêter un diagnostic, servent ensuite pour décider de la
mise en place d’un traitement pharmacologique ou psychothérapique. Or,
si elle est éliminée par les énoncés impersonnels qui composent ces ques-
tionnaires, la parole du sujet sera tout autant ignorée par le thérapeute, uni-
quement préoccupé par le trouble prédéterminé par l’enquête. Le principe
général de la thérapie se résume à « l’exposition aux situations provocatrices
d’anxiété afin de déconditionner le patient de ses comportements d’évite-
ment. Selon ce principe, l’affrontement actif et conscient est le meilleur
moyen de modifier les émotions négatives » (ibid., 1998, p. 173).
Dans son livre, Les ennemis intérieurs, Jean Cottraux explique, à partir du
cas d’une patiente dénommée Fausta, comment se déroule une cure basée
sur la méthode dite de « l’exposition en imagination » (ibid., 1998, p. 89).
Cette jeune femme, « persuadée d’avoir fait un pacte avec le diable pour
assurer son bonheur » (ibid., 1998, p. 88) prononce, en son for intérieur, des
souhaits de mort à l’égard de ses proches. Comme elle regrette ces pensées,
elle les conjure par des signes de croix. Fausta communique avec Satan, « du
coup, elle perd plus d’une heure par jour¹³ dans des rituels magiques desti-
nés à contrôler ses pensées de possession démoniaque » (ibid., 1998, p. 89).
Entreprise sur douze séances, la thérapie vise à démontrer à Fausta que ses
croyances magiques n’ont aucun effet dans la réalité. La patiente est invitée
à « imaginer qu’elle émet des vœux de mort vis-à-vis du thérapeute, […] à
convoquer le démon […] en présence du psychiatre et à porter des objets
[qui lui permettent de communiquer avec le diable] sans faire de signes
de croix » (ibid., 1998, p. 89). Lorsque, à suivre ces consignes, Fausta est
submergée par l’angoisse, le praticien persévère en exigeant qu’elles soient
appliquées de façon encore plus stricte :
Au cours d’une séance d’exposition en imagination, je me rends compte qu’elle
ouvre légèrement les yeux pour vérifier que je suis bien en vie. Je lui demande de
retourner son fauteuil de manière à ne plus me voir et je « fais le mort », c’est-à-
dire que je reste sans bouger pendant une dizaine de minutes. Le but est de
l’amener à tolérer l’incertitude d’un souhait de mort qui n’est pas suivi de rituel.
(Ibid., 998, p. 89)

13 Ce facteur entre en ligne de compte pour engager une cure : « Il faut, au moins, en moyenne,
une heure par jour de pensées refusées ou de rituels pour justifier un traitement. » (Cottraux,
1998, p. 67) Toutefois, « il faut savoir que la disparition des rituels sont rares. Ramener le patient
en dessous d’une heure par jour, ce qui permet une vie normale, apparaît comme une ambition
raisonnable » (ibid., 1998, p. 178). Pour atteindre cet objectif, le thérapeute doit se montrer
« souple, ferme, obstiné » (ibid., 1998, p. 177). Il s’agit, en somme, de substituer l’obstination
du thérapeute à l’obsession du patient.

171
S O PHIE GE NE T

Solidement campé sur ses positions de maîtrise, le thérapeute comporte-


mentaliste se donne pour mission de rallier le sujet aux critères d’une réa-
lité forgée à l’aune de sa propre compréhension du monde. Aussi, il traque,
pour mieux les anéantir, « [le] système d’interprétation, [la] Weltanschauung,
[la] philosophie de la vie particulière » (Cottraux, 1998, p. 204) dont se sou-
tient chaque sujet, pris un par un. Par-delà l’épiphénomène du trouble,
c’est le discours d’une subjectivité qui sera, de fait, condamnée au silence.
Pour mener à bien ce projet, on s’autorise à affirmer au patient que sa façon
de penser « appartient à un stade normal du développement psychologique
entre un et sept ans » (ibid., 1998, p. 204). Ces interventions « rationnelles »
n’ont évidemment pas pour but d’humilier l’autre (ou si peu…), mais plu-
tôt de se montrer « utile et rassurant » (ibid., 1998, p. 204) quant à la pos-
sibilité qu’il aura, s’il se laisse guider par ce « modèle » (ibid., 1998, p. 176),
d’accéder à l’âge adulte ou de raison. Un pas de plus est franchi dans l’objec-
tivation du sujet quand le comportementalisme cherche, auprès de la bio-
logie moléculaire, des arguments pour soutenir l’hypothèse (dont il n’existe
pas le moindre début de preuve) d’un soubassement génétique de la per-
sonnalité. Comme on suppute à cette entité – qui n’a pourtant pas d’autre
consistance que celle, imaginaire, du moi – un substrat inné, le trouble qui
la perturbe s’inscrit alors sur le terrain de la défaillance cognitive.
Or, c’est à partir de cette même conception négatrice du sujet qu’on
légifère, introduisant pour la première fois en France, avec la loi du 11 février
2005, la notion de handicap psychique.
Désormais, tout enfant présentant des difficultés à l’école, quelle que
soit la nature de ces difficultés, devra, s’il a besoin d’être accueilli dans des
lieux de soins spécialisés, en passer par la Maison de la personne handica-
pée (MDPH). Autrement dit, fort peu de chances lui seront offertes de se
faire sujet de son symptôme, d’y reconnaître l’effet des signifiants qui l’ont
constitué, afin de pouvoir s’en dégager. Sa prétendue déficience, inscrite
une fois pour toutes dans le discours de son entourage, viendra boucher
le manque à être, issu de l’aliénation, de façon bien plus radicale que les
remèdes – médicamenteux ou sociaux – octroyés dans le but de la compen-
ser. Exit l’inconscient et la sexualité infantile, la part depuis toujours exécrée
de la découverte freudienne. Bienvenue au fantasme, enfin rendu possible,
de l’enfant apuré de tout désir. Innocent certes, mais destiné à une ségréga-
tion d’autant plus violente qu’elle fera obstacle à sa tentative de s’extraire de
la jouissance auquel l’Autre le soumet¹⁴.

14 « De nombreuses personnes elles-mêmes souffrant de psychoses craignent le mot qui a pour

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L’ALIÉ N ATIO N DA N S L’ E NSE I GN E ME N T D E J A C Q U E S L A C A N

Tout au long de ce travail, nous avons voulu montrer comment, pour


Lacan, l’aliénation désigne une opération logique à situer au fondement
de la subjectivité. Parce qu’il passe par le champ de l’Autre, le sujet entre
dans le symbolique nécessaire à l’assomption de sa parole. Avant cet acte, il
n’était pas. Après cet acte, il aurait pu être si le signifiant ne venait le mar-
quer d’une division irréductible. Telle est la vérité du symptôme que révèle
la psychanalyse, annihilant, dans son discours, toute perspective d’accéder
à un bonheur harmonieux. Peut-être, comme le dit Lacan à celui qui l’in-
terroge, « vous permettrait [-elle] d’espérer assurément de tirer au clair l’in-
conscient dont vous êtes sujet. Mais chacun sait que je n’y encourage per-
sonne, personne dont le désir ne soit pas décidé » (1974, p. 67).

Bibliographie
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— 1981, Le Séminaire. Livre III : Les psychoses, Paris, Le Seuil, 363 p.
— 1991, Le Séminaire. Livre XVII : L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 245 p.
— 1998, Le Séminaire. Livre V : Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 518 p.
— 2001, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 610 p.
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Rabinovitch Solal, 1998, La Forclusion. Enfermés au dehors, Ramonville, Érès, 111 p.
Safouan Moustapha, 2001, Lacaniana, t. 1, Paris, Fayard, 268 p.

elles l’image d’un futur aboli, et le refusent : “Je ne suis pas un handicapé !” » Ce constat relevé
par Bertrand Escaig dans la Revue de liaison trimestrielle de l’Unafam (2007, p. 8), association
militant pour l’introduction de la notion de handicap psychique en France, atteste de ce que,
d’une certaine façon, le fou « tient » à sa folie. En effet, il peut lui arriver – malgré toutes les
souffrances qu’elle procure – d’en faire quelque chose : une œuvre littéraire (comme Antonin
Artaud), artistique (comme Camille Claudel) ou scientifique (comme Kurt Gödel).

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