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L'aliénation Dans L'enseignement de Jacques Lacan - PDF
L'aliénation Dans L'enseignement de Jacques Lacan - PDF
Revue de Sciences
humaines
14 (2008)
Consentir : domination, consentement et déni
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Sophie Genet
L’aliénation dans l’enseignement de
Jacques Lacan. Introduction à cette
opération logique et à ses effets dans
la structure du sujet
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Référence électronique
Sophie Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette opération logique et à ses
effets dans la structure du sujet », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 30 mai
2009, consulté le 10 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/383 ; DOI : 10.4000/traces.383
TRACÉS 1 4 2 0 0 8 /1 PAGES 1 5 3 -1 7 3
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préoccupation traverse, de part en part, l’enseignement de Jacques Lacan, dont le projet radical
vise à interroger la place de la psychanalyse dans le champ de la science moderne. La solution
qu’il propose pour sortir de l’ornière passe par une formalisation de la pratique, donc par la
nécessité de construire un organon susceptible de rendre compte des modalités de fonctionne-
ment de l’inconscient.
2 Pour Lacan, la vérité est « mi-dite » d’être, non pas partielle, mais dite entre deux signifiants.
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Il est fort probable, à situer ce constat dans son contexte historique, que
l’ironie de Lacan prenne ici pour cible, sans toutefois les citer, les pen-
seurs freudo-marxistes dont les idées, après avoir connu un important essor
outre-Atlantique, se diffusent au même moment en Europe. Tel est le cas
d’Herbert Marcuse qui, dans son essai Eros et civilisation, interroge la « phi-
losophie de la psychanalyse » (1963, p. 18) : celle-ci prône-t-elle une libération
de l’homme, soumis à l’exploitation des institutions répressives de la société
industrielle, ou le pousse-t-elle plutôt à accepter cette aliénation ? La psy-
chanalyse, doctrine révolutionnaire ou idéologie bourgeoise³ ?
La question touchant à la finalité de la psychanalyse reste centrale pour
Jacques Lacan. Cependant, pour y répondre, il détourne l’aliénation de son
usage habituel et l’élève au rang d’opération logique. Comme nous le ver-
rons dans un premier temps, cette aliénation est un vel tout à fait particu-
lier qui pose nécessairement le sujet devant le choix de se soumettre aux lois
et aux effets du signifiant, choix forcé donc, duquel résulte, comme pour
tout choix, une perte. Dans un second temps, nous préciserons en quoi sa
validité opératoire ne se vérifie que dans un après-coup. En effet, il faut que
le choix soit effectué, et la perte constituée, pour que l’on puisse affirmer
que le sujet est advenu en tant que sujet de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il a
consenti à accéder au langage, à se laisser diviser par lui.
L’aliénation consiste dans ce vel, qui – si le mot condamné n’appelle pas d’objec-
tions de votre part, je le reprends – condamne le sujet à n’apparaître que dans
cette division, […] s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant,
de l’autre il apparaît comme aphanisis⁴. (Lacan, 1973, p. 191)
3 Voici quelques-unes des questions posées à Lacan lors de son séminaire du 3 décembre 1969 :
« On pourrait commencer à savoir ce que c’est qu’un psychanalyste. Pour moi, c’est un type de
flic » ; « Nous avions déjà les curés mais comme ça ne marchait plus, nous avons maintenant les
psychanalystes ». « Jacques Lacan, la psychanalyse est-elle révolutionnaire ? » (1991, p. 230-231)
4 Aphanisis signifie disparition.
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La bourse
La bourse dans La vie
la vie
Schéma n° 1
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L’être Le Le sens
(le sujet) non sens (l’Autre)
Schéma n° 2
Ce vel s’énonce de la façon suivante : l’être (le sujet) ou le sens (l’Autre). Exa-
minons les conséquences de ces deux options :
Si le choix porte sur l’être, la perte comprendra à la fois l’Autre, la voie
du signifiant, et l’entrecroisement des deux cercles. Or, du fait de la rognure
qu’elle appose sur la partie de l’être, le sujet échappera aussitôt, tombant
dans ce qu’il faut bien appeler un non-sens. Si le choix porte sur l’Autre, la
partie de l’être disparaîtra, mais il subsistera le sens écorné de la partie du
non-sens qui, selon Lacan, « constitue, dans la réalisation du sujet, l’incons-
cient » (1973, p. 192).
En d’autres termes, ce vel fondateur conduit inévitablement le sujet – il
n’a pas d’autre choix que celui d’en passer par le sens – à surgir, représenté
par un premier signifiant (ou signifiant unaire), d’abord dans le champ de
l’Autre. Cependant, le signifiant dont il se saisit pour exister (n’importe
quel signifiant pris dans le lieu de l’Autre pourra venir occuper cette fonc-
tion logique de signifiant unaire, que Lacan écrit S1) ne lui donnera en
aucun cas une signification quant à son être⁵. Il viendra le représenter par
un autre signifiant (ou signifiant binaire, S2), lequel a pour effet son apha-
nisis, la disparition du premier signifiant. D’essence aliénante, le couplage
primitif S1-S2 amorce le défilé des signifiants à travers lequel le sujet divisé
cherchera, en vain puisqu’il est causé par la structure même de l’articulation
signifiante, l’unité de son être.
5 Moustapha Safouan rappelle les deux idées qui, émises par Saussure à propos du signifiant,
seront reprises par Lacan : « La première est que le signifiant se définit par sa différence avec
tous les autres signifiants. La deuxième est l’idée de valeur selon laquelle, en lui-même, le
signifiant ne signifie rien en dehors de son pouvoir de signification, laquelle s’effectue grâce à
ses connexions de substitution ou de combinaison avec les autres signifiants. » (2001, p. 266)
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Dans un champ d’objets, aucune relation n’est concevable qui engendre l’alié-
nation, sinon celle du signifiant. Prenons pour origine cette donnée qu’aucun
sujet n’a de raison d’apparaître dans le réel, sauf à ce qu’il existe des êtres par-
lants. Une physique est concevable qui rende compte de tout au monde, y
compris de sa part animée. Un sujet ne s’y impose que de ce qu’il y ait dans le
monde des signifiants qui ne veulent rien dire et qui sont à déchiffrer. (Lacan,
1966, p. 840)
Parce qu’il lui apparaît sous la forme d’une énigme, le désir de la mère
engendre le désir du sujet, à l’horizon duquel se profile une interroga-
tion sur l’objet susceptible de le combler. Ce n’est pas tant d’un défaut de
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C’est à cette question des effets de l’aliénation que nous allons, mainte-
nant, nous intéresser. Comme nous l’avons dit, ce choix qualifié par Lacan
de « forcé » relève du paradoxe, puisqu’il impose au sujet d’en passer par
les signifiants de l’Autre. Or, en soumettant le sujet aux lois de la parole
et du langage, cette opération détermine aussi les rapports du sujet à son
symptôme. Nous tenterons ainsi de montrer ce qui distingue, en termes de
structure, la névrose de la psychose.
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nel, sa tête se vide, car celle de sa mère reste pleine : elle sait. Cependant,
le signifiant enfant ne dit pas tout de l’être de Tom. Bien au contraire, il
le divise comme sujet, puisque son usage diffère selon le discours auquel il
se réfère. Cette différence traverse la phrase : « mon père… Mais lui dirait
jamais ça ! » qui pose, à Tom, la question fondamentale de son désir aux
prises avec l’énigme du désir de sa mère, comme de celui de son père⁶.
L’opération de l’aliénation, du fait qu’elle est logique et non psycho-
logique, permet de comprendre pourquoi Lacan qualifie également l’in-
conscient freudien de logique. S’il est déterminé de cette façon, c’est qu’il
ne doit être confondu ni avec le lieu romantique des divinités obscures, ni
avec l’imagination censurée qui, mise au jour grâce à des jeux parfaitement
codifiés, fascinait les surréalistes. Il n’est pas plus constitué d’un symbolisme
en attente d’un traducteur dont la technique, semblable à celle des oniro-
manciens de l’Antiquité, procéderait par l’inscription d’une équivalence
arbitraire entre deux symboles : vous avez rêvé que vous buviez une tasse
de lait, ça signifie que vous voudriez que votre mère vous nourrisse. Il va
sans dire que, dans ce cas, le traducteur ne saurait questionner en quoi son
savoir, affreux et impérial, pourrait participer activement à ma noyade.
Soutenir, à l’instar de Jacques Lacan, que l’inconscient freudien est
structuré comme un langage suppose que les lois qui le régissent, parce
qu’elles sont celles du langage, produisent des effets dans les chaînes du
discours. Cette position a souvent été interprétée comme un coup de force
théorique par rapport à l’enseignement freudien. On retrouve, par exemple,
cet argument sous la plume d’Alain Juranville, lorsqu’il écrit :
[qu’]une vérification expérimentale [de l’inconscient], située par Freud dans la
cure analytique était essentiellement impossible, la seule possibilité de démons-
tration était alors [pour Lacan] de déduire l’inconscient du langage. On sait que
c’est ce qu’a fait Lacan, en avançant le thème du signifiant. (2003, p. 15)
Or, une lecture attentive des textes de Sigmund Freud atteste de son intérêt
pour l’articulation signifiante du discours, bien avant que celle-ci ne soit
mise à l’ordre du jour par la linguistique moderne. À preuve, le contenu de
6 Le Mali et son drapeau font sens, dès lors qu’ils induisent nombre de significations exotiques.
Mais, si la cure empruntait cette direction, le signifiant que Tom a puisé dans le discours mater-
nel resterait hors-circuit. En revanche, l’équivoque induite par ma lecture amorce l’apparition
du couplage en force / en fen où se révèlera, pour Tom, l’objet auquel il s’identifie pour répondre
à ce qu’il suppose être le désir maternel (il faut préciser que sa mère n’arrête pas d’enfanter).
Le signifiant en fen / enfant le fait choir comme sujet. Cependant, en s’appuyant sur le dire du
père, il se dégage de cette identification. On peut noter d’ailleurs comment Tom se saisit de
mon énoncé sur un plan métaphorique (« Qui lui a mis ça dans la tête ? ») pour introduire un
tiers : la fonction du père dans le désir d’enfant de sa mère.
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7 Cette vignette clinique illustre « la séparation » : le sujet laisse choir l’objet fèces en réponse à
une demande parentale. Dans la cure, il se pare du signifiant qui le désigne, en lieu et place de
sa propre perte.
8 L’expression anglaise « I have to put myself together » (Je dois rassembler mon moi, me reprendre)
donne « à voir » l’assemblage narcissique du moi.
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est l’impossible qui résistera toujours au sens, dès lors que le sujet aura
accès à la symbolisation.
En définitive, le passage par le symbolique établit une ligne de partage.
D’avancer dans ce lieu, le sujet tombe sous le coup d’un ordre régi par des
lois qui l’engagent dans le lien social, comme dans ses choix sexués. Ces lois,
Freud les a reconnues dans le complexe d’Œdipe ou, ce qui est la même
chose, dans l’interdit de l’inceste. Désormais, le symptôme du sujet sera
indéfectiblement noué aux signifiants qui augurent de sa destinée, parce
qu’il a été parlé à travers eux, avant même sa venue au monde. Fils de…,
petite-fille de…, beau ou stupide parce que…, sont autant de déterminants
sous le coup desquels le sujet aliène son existence.
Le refoulement dit « secondaire », ou Verdrängung, « c’est ce qui se passe
quand ça ne colle pas au niveau d’une chaîne symbolique » (Lacan, 1981,
p. 97), quand la cohérence interne d’une chaîne symbolique⁹ à laquelle le
sujet est arrimé rencontre un obstacle à cohabiter avec une autre chaîne tout
aussi cohérente.
Alors nous refoulons, de nos actes, de nos discours, de notre comportement.
Mais la chaîne n’en continue pas moins de courir dans les dessous, à expri-
mer ses exigences à faire valoir sa créance, et ce, par l’intermédiaire du symp-
tôme névrotique. C’est en quoi le refoulement est au ressort de la névrose.
(Ibid., 1981, p. 97)
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qu’une propriété peut être ou non attribuée à une chose. Le second concède
ou conteste à une représentation son existence dans la réalité. En ce sens,
une dénégation apparue au cours d’une séance de psychanalyse – ce n’est
pas de ma mère dont j’ai rêvé – serait un type particulier du jugement
d’existence. Mais, Freud fait un pas de plus en décrivant une sorte d’origine
pulsionnelle du jugement d’attribution. Cette Bejahung, que Lacan traduira
par « affirmation primordiale », préside au départage entre le moi et le non-
moi : ce qui est bon, je le mange, je le prends en moi ; ce qui est mauvais,
je le crache, je le rejette hors de moi, car « le mauvais, l’étranger au moi, ce
qui se trouve au dehors est pour lui tout d’abord identique » (Freud, 1985,
p. 137). Bien qu’elle ne comporte pas le symbole de la négation, la Bejahung
aboutit à une décision qui induit une forme de négation, puisqu’elle fonde
un dedans – ce qui est dorénavant dans le moi n’est pas dans le non-moi –
séparé d’un dehors, identique à ce qui, au départ, était le mauvais, l’étran-
ger au moi.
C’est ce temps primaire (au sens originaire) et non pas forcément premier (au
sens chronologique) de l’affirmation qui est la condition pour qu’une repré-
sentation existe pour le sujet. Dans un second temps, ce qui est représenté au-
dedans sera ou non retrouvé au-dehors ; s’il l’est, cela confère une existence à la
représentation du dedans. (Rabinovitch, 1998, p. 27)
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voulut rien savoir, ceci au sens du refoulement. Aucun jugement n’était là porté
sur la question de son existence, mais les choses se passaient comme si elle
n’existait pas. (Freud, 1954, p. 389)
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12 Dans la suite de son enseignement, Lacan parlera des Nom-du-Père, indiquant ainsi que plu-
sieurs signifiants peuvent occuper cette fonction.
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cours duquel il formalise le vel aliénant, Lacan relevait, dans ces rapports,
trois paradoxes qui interpellent directement la psychanalyse, dans sa prati-
que comme dans son éthique :
– Dans la folie, d’abord, où elle doit entendre « la liberté négative d’une
parole qui a renoncé à se faire reconnaître » (Lacan, 1966, p. 279). Une
parole absente, en somme, effacée par les stéréotypies d’un discours où « le
sujet est parlé plutôt qu’il ne parle » (ibid., 1966, p. 279). Un sujet objectivé
dans un « langage sans dialectique » (ibid., 1966, p. 280), qui le pétrifie.
– Dans la névrose, ensuite, dont le symptôme articulé aux lois du langage et
des signifiants qui le composent, permet une parole « de plein exercice, car elle
inclut le discours de l’autre dans le secret de son chiffre » (ibid., 1966, p. 280).
– Dans l’homme moderne, enfin, dont « la relation du langage à la parole
est celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours »
(ibid., 1966, p. 281).
Ce troisième paradoxe intéresse la psychanalyse née dans une civilisation où
domine le discours scientifique et technologique.
À l’instar de Philippe Julien, on relèvera des accents heideggériens dans
la description que Lacan fait de ce paradoxe :
De là s’ensuit une œuvre commune où une énorme objectivation circule selon
cette triple communication sans frontière : le marché des biens, la migration des
familles, l’information médiatique. Or Lacan, reprenant Heidegger, fait un dia-
gnostic : cette œuvre qui envahit travail et loisir à fonction d’occultation du sens
particulier de l’existence. L’homme s’y oublie dans la forclusion (c’est le cas de le
dire !) de l’interrogation sur son être : que suis-je donc en tout cela ? La question
ne se pose même pas. Naissance et mort sont désubjectivées. L’énigme du désir
de l’Autre : Che vuoi ? [Que veut-il ?] s’écrase en soucis techniques d’autoconser-
vation, de promotion bureaucratique et de rendements chiffrés. (2003, p. 27)
À l’ombre de tous les self-services qui industrialisent son désir en lui offrant
des gadgets de plus en plus sophistiqués sur le plan technique, l’homme
moderne cultive sa personnalité élevée au rang d’objet culte autoréférencé :
« c’est moi ». Moi-objet dont on mesure, évalue, classe les comportements
dans un souci toujours plus grand d’une mise en ordre statistique. Moi
objectivé par une démultiplication d’expertises pourvoyeuses d’énoncés
prescriptifs ou prédictifs.
Pour exemple, rappelons un récent rapport de l’Inserm sur Les troubles
de conduites chez l’enfant et l’adolescent (2005), qui, établissant une relation
de causalité entre ces troubles et la délinquance, préconise, dans le cadre
d’un dépistage précoce, l’identification des risques pendant la grossesse
– « En période prénatale, des facteurs empiriquement associés au trouble
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Compte tenu de tout ce qui a été dit précédemment, une remarque s’im-
pose quant à la différence fondamentale existant entre le symptôme tel qu’il
est décrit dans cet extrait, et celui défini par la psychanalyse, à entendre,
plutôt, comme ce qui fait symptôme pour un sujet particulier et non pour
le champ social.
Dans l’acception, appelons-la comportementale, du symptôme, le rap-
port du sujet à la parole et au langage est complètement évacué au profit d’une
comptabilisation de « faits » tenus pour objectifs, parce qu’observables.
Mais un acte quel qu’il soit, et a fortiori celui pour un enfant de dire
non, a-t-il en toutes circonstances une seule et même signification ? Ôter la
dimension signifiante à cet acte, ne témoigne-t-il pas du présupposé que
cette manifestation subjective est rabattue au niveau du signal, c’est-à-dire
d’une réponse telle qu’elle se produirait chez l’animal ? À preuve, la recom-
mandation faite « [d’]exploiter les travaux sur les petits animaux » (Inserm,
2005, p. 55), rats ou souris. Ces expériences, nous dit-on, « permettent
d’étudier certains symptômes du trouble de conduite comme l’agressivité
et l’hyperactivité liée aux troubles de l’attention » et, élément déterminant,
de « rechercher les facteurs étiologiques de ces symptômes en relation avec
l’environnement (stress physique et social) » (ibid., 2005, p. 55). Car, il faut
le savoir, il existe chez le rat ou la souris, pendant la puberté, une « période
sensible au cours de laquelle la confrontation avec la violence ou l’isolement
joue un rôle vulnérabilisant vis-à-vis de l’agressivité » (ibid., 2005, p. 55).
Pour le modèle comportemental, auquel se réfère manifestement ce rap-
port de l’Inserm, le symptôme ne vaut que s’il est validé par un recueil d’in-
formations effectué au moyen d’une batterie de tests ou de grilles d’éva-
luation. À l’instar de « L’échelle d’obsession-compulsion de Yale Brown
(Y-BOCS) » (Cottraux, 1998, p. 69), qui mesure le « seuil » de gravité d’un
TOC (trouble obsessionnel compulsif ), la majorité de ces tests est impor-
tée des États-Unis et du Canada où le behaviorism (le comportementalisme)
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13 Ce facteur entre en ligne de compte pour engager une cure : « Il faut, au moins, en moyenne,
une heure par jour de pensées refusées ou de rituels pour justifier un traitement. » (Cottraux,
1998, p. 67) Toutefois, « il faut savoir que la disparition des rituels sont rares. Ramener le patient
en dessous d’une heure par jour, ce qui permet une vie normale, apparaît comme une ambition
raisonnable » (ibid., 1998, p. 178). Pour atteindre cet objectif, le thérapeute doit se montrer
« souple, ferme, obstiné » (ibid., 1998, p. 177). Il s’agit, en somme, de substituer l’obstination
du thérapeute à l’obsession du patient.
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militant pour l’introduction de la notion de handicap psychique en France, atteste de ce que,
d’une certaine façon, le fou « tient » à sa folie. En effet, il peut lui arriver – malgré toutes les
souffrances qu’elle procure – d’en faire quelque chose : une œuvre littéraire (comme Antonin
Artaud), artistique (comme Camille Claudel) ou scientifique (comme Kurt Gödel).
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