Vous êtes sur la page 1sur 5

VERBATIM

Français dans le texte


LE FIL LIVRES - Certains ont fui leur pays, reniant parfois leur langue ;
d'autres, simplement, sont tombés amoureux… Depuis les Lumières, le français
a perdu son universalité, mais il séduit encore nombre d'auteurs étrangers. Au
moment où l'Argentin Hector Bianciotti fait son entrée à l'Académie,
entretiens avec quelques-unes de ces plumes atteintes de francofolie. (Julia
Kristeva, Hector Bianciotti, Agota Kristof, Jorge Semprun, Nancy Huston,
Eduardo Manet, Milan Kundera, Vassilis Alexakis.)

Article paru dans Télérama le 25 janvier 1997

Julia Kristeva. “Cette langue est mon seul territoire”


Julia Kristeva est née en Bulgarie sous le régime communiste. Elle apprend le français dans
une école maternelle française tenue par des dominicaines et, plus tard, à l'Alliance française.
Elle rêve d'études d'astronomie et de physique nucléaire, mais impossible : sa famille n'est pas
inscrite au Parti... Alors elle étudie la philologie française. En 1965, une bourse d'étude la
conduit à Paris, où elle s'inscrit à l'Ecole pratique des hautes études. En 1990, à 49 ans, cet
auteur de nombreux ouvrages de linguistique et de psychanalyse publie son premier roman :
Les Samouraïs.

" Adolescente, j'avais commencé à écrire des récits de science-fiction en bulgare. Il m'arrive
encore parfois de répondre aux commandes d'un journal bulgare. Mais j'ai complètement
coupé avec ce pays, cette langue. C'était sans doute un geste matricide. Il me fallait
m'émanciper, me libérer. Même mes parents souhaitaient me voir quitter cet enfer. J'ai d'abord
écrit beaucoup de textes théoriques en français. Je ne me suis rapprochée du quotidien de cette
langue que grâce à une psychanalyse, faite en français, et à la maternité. J'ai découvert là
quelque chose de plus sensible, de plus coloré, de plus corporel. Une analyse est toujours
infantilisante ; elle m'a permis d'acquérir ces bases du français qui ne sont liées qu'à l'enfance
et que je ne possédais pas. En cours d'analyse, je n'ai fait que deux ou trois rêves avec des
mots bulgares. J'ai travaillé sur ces mots-là, sur leur consonance, leur sens. Ce travail et la
naissance de mon fils m'ont, en réalité, ré-enracinée dans le français. Désormais, je ne rêve
plus qu'en français.

S'il est devenu ma langue - je n'en ai plus d'autre -, je ne suis pas pour autant considérée
comme française. Je représente parfois la France à l'étranger mais, ici, on me perçoit comme
une étrangère. Lorsque j'écris de la fiction, en particulier, j'ai des rythmes, des métaphores,
une forme de mélancolie, voire de noirceur, qui choquent. Ma langue, mon imaginaire ne sont
pas coulés au moule de Versailles, Sévigné, Voltaire. On accepte que j'écrive de la théorie,
mais toucher au roman, quelle audace ! Pourtant, l'écriture romanesque m'est devenue
nécessaire. Le français est désormais mon seul territoire et je revendique le droit de pouvoir
dire des choses plus charnelles, plus intimes dans cette langue qui est mon abri d'exilée. "

Hector Bianciotti. “Quand j'écris en français, j'ai peur…”


Hector Bianciotti, romancier d'origine piémontaise, est né en Argentine. Après une enfance
paysanne et des études de séminariste, il quitte la pampa pour l'Italie, l'Espagne, puis la
France. Un an après son arrivée à Paris, en 1962, il est engagé comme lecteur étranger chez
Gallimard. En 1972, il devient critique littéraire au Nouvel Observateur. Il y restera quatorze
ans, avant de rejoindre Le Monde des livres. Parallèlement, il obtient le prix Médicis étranger
en 1977 pour Le Traité des saisons, et surtout le Femina, en 1985, pour son premier roman
écrit en français, Sans la miséricorde du Christ.

" J'ai appris le français tout seul pour pouvoir lire les auteurs qui me fascinaient. Mais, lorsque
j'ai dû écrire mes premier textes critiques pour Gallimard, j'ai découvert un sentiment qui ne
m'a jamais quitté depuis : la peur. Peur de ne pas maîtriser assez le vocabulaire, la syntaxe, la
grammaire. Peur que mes notes de lecture soient mauvaises, que mes articles soient refusés.
Elle est devenue plus forte depuis que j'ai été élu à l'Académie française. Faire une faute de
syntaxe sous la coupole... un véritable cauchemar ! Mais le français s'est imposé, il m'appelait.
C'était le début des années 80, j'étais en train d'écrire en espagnol un recueil de nouvelles :
L'amour n'est pas aimé. Et je peinais... J'ai donc rédigé directement en français. Une amie m'a
dit, alors, entre dépit et tristesse : “En français, ta prose n'a plus d'ombre.” Plus tard, elle est
revenue sur ces paroles. En fait, j'étais pour tous un écrivain de langue espagnole qui désertait
sa langue.

Il m'est désormais impossible d'écrire autrement qu'en français. Je suis fasciné par cette
langue, par cet amour du style, du bien écrire qu'elle recèle. Le français aime les règles. Moi
aussi, même si mon imaginaire est très éloigné d'un certain classicisme que je révère. Je suis
d'accord avec Cioran, qui disait que, pour lui, roumain, adopter l'écriture française, c'était se
passer une camisole de force. Seulement, il y a pour moi dans cette rigueur stylistique quelque
chose qui me rassure, tout comme me rassure la belle symétrie d'un paysage. "

Agota Kristof. “Je ne suis plus capable d'écrire en hongrois”


Agota Kristof est hongroise. A 20 ans, en 1956, elle fuit la terreur communiste et trouve
refuge en Suisse. Elle travaille en usine. Ses mains, sans cesse, montent des pièces
d'horlogerie ; sa tête, sans cesse, rêve de mots, qu'elle aligne, le soir, sur l'un de ses
innombrables petits carnets. Ses textes épars qu'elle assemble minutieusement comme un
patchwork donne- ront, dès 1986, Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge, Hier.
Des romans écrits en français, avares d'épanchement, où, toujours, il est question de l'exil, de
la déchi- rure, de l'écriture.

" En Hongrie, je vivais dans un milieu où l'on parlait français. C'était pour moi quelque chose
de normal, de naturel. Petite, j'écrivais des poèmes en hongrois. Je m'amusais à les traduire en
français. Puis je me suis mariée à un Suisse. Nos amis étaient tous de langue française. J'ai
suivi des cours à l'université de Neuchâtel. Je m'entraînais. Mes enfants allaient à l'école. Je
faisais les devoirs avec eux. J'apprenais avec eux. Bien sûr, je me heurte encore à
l'orthographe, à la grammaire. En 1970, j'ai abordé l'écriture par le théâtre. Des pièces simples
et faciles qui racontaient la vie de tous les jours. Cela me semblait à ma portée. Si j'ai tant de
petits carnets, c'est que je ne suis pas toujours à l'aise. L'écriture est pour moi une chose
terrifiante. En utilisant le français, je mets une distance entre mes terreurs et mon écriture. J'ai
dû faire le deuil de mon enfance. Aujourd'hui, je ne me sens plus capable d'écrire en hongrois.
Ni de la poésie ni même des lettres à ma famille, à mes amis. "

Jorge Semprun. “J'écris mon premier roman en espagnol”


Sa famille républicaine ayant dû quitter l'Espagne après la victoire de Franco, Jorge Semprun
arrive à Paris en 1939, à l'âge de 15 ans. Il avait quelques notions de français (que
connaissaient ses parents) mais n'avait étudié que l'allemand à l'école. Des années plus tard,
après son engagement dans la Résistance française, son incarcération à Buchenwald et de
longues années de militantisme clandestin dans l'Espagne franquiste, il écrit un premier livre,
Le Grand Voyage, en français. Plus tard, il écrira en espagnol L'Autobiographie de Federico
Sanchez, livre témoignage sur ses activités de militant. De 1988 à 1991, il est ministre de la
Culture dans le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. En 1996, il est élu membre de
l'académie Goncourt.

" J'avais 15 ans. Dans une boulangerie du boulevard Saint-Michel, la vendeuse m'a fait répéter
trois fois ce que je lui demandais. Elle ne comprenait pas. Elle a fait une réflexion sur ces
“Espagnols de l'armée en déroute”, incapables de s'exprimer. C'était un propos xénophobe
comme on en entendait beaucoup contre nous dans ces années-là. Je me suis juré que plus
jamais personne ne me dirait pareille chose. Désormais, je parlerai français comme les
Français. Je ne refusais par pour autant d'être espagnol. Il me fallait pouvoir être les deux,
espagnol et français.

Dans ces années-là, je lisais Baudelaire, Malraux et Paludes, de Gide, que je relis fidèlement
tous les ans. Gide me fascinait. Il écrivait cette langue si exacte, si précise, si éloignée de
l'esthétique espagnole. Je suis en train de faire un livre sur la période 1939-1943 : de mon
arrivée en France à mon entrée dans la Résistance. Elle m'a été essentielle : j'y ai appris à
parler et à écrire en français. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas écrit de fiction dans ma langue
maternelle. Mais, parallèlement à ce livre sur mon initiation à la France, j'écris aujourd'hui un
roman en espagnol. J'en éprouve du plaisir. Sans doute faut-il être schizophrène pour accepter
l'idée d'être parfaitement double.

Il est pourtant une chose que je ne peux faire qu'en espagnol, c'est compter. Je ne peux retenir
un chiffre au-delà de la dizaine ou un numéro de téléphone que si je me le dis en espagnol.
Sinon, j'oublie. Les chiffres en français n'ont pour moi qu'une existence flottante. Il me
semble que, si je priais, je le ferais aussi en espagnol. La prière en français n'a pour moi
aucune existence. Mais, je le précise, je ne prie pas. "

Nancy Huston. “Ainsi, mes parents ne peuvent pas lire mes


livres…”
Calgary, New York, Paris. L'itinéraire de Nancy Huston, d'origine canadienne anglophone, se
décline en trois étapes. Avec, à l'arrivée, vingt-quatre ans de vie et de création en France et en
français, comme étudiante (chez Barthes), essayiste (dans la mouvance féministe) et
romancière, lauréate en 1996 du Goncourt des lycéens, pour Instruments des ténèbres.

" A l'âge de 6 ans, j'ai suivi mon père en Allemagne. Mes parents venaient de divorcer, et je
me suis accrochée à l'allemand comme à une bouée de sauvetage. Je le parlais couramment.
Après, en Nouvelle-Angleterre, dans une école “hippie”, grâce à un professeur, une
Alsacienne, je me suis découvert une passion pour le français. Cela m'a tenue en éveil dans les
moments difficiles : je grimpais en haut des arbres pour le déclamer. C'est en français aussi, à
Paris, que j'ai osé mes premiers pas dans l'écriture : j'éprouvais un sentiment d'impunité ; mes
parents ne liraient pas mes livres. Mais je prenais plus de risques car, hors de sa langue
maternelle, on ne sait jamais quand on est au bord du cliché... En 1986, un travail sur l'exil a
libéré en moi la nostalgie. En ne parlant, en ne chantant jamais en anglais à ma fille, j'ai
compris que je perdais une partie de mon enfance. Que je me privais non seulement d'une
musique mais aussi d'une émotion. Alors, Cantique des plaines, roman “canadien”, je l'ai écrit
d'abord en anglais, traduit ensuite. Ma maturité d'écrivain dans la fiction va de pair avec ces
retrouvailles avec la langue maternelle. J'ai composé l'histoire alternée des deux femmes
d'Instruments des ténèbres, en passant de l'anglais (pour Nadia) au français (pour Barbe),
chapitre après chapitre. Tous les trois jours, je me reposais d'une langue sur l'autre et y puisais
un regain d'énergie. "

Eduardo Manet. “C'est la langue de l'amour”


Eduardo Manet est né un jour de tremblement de terre. D'autres ont suivi, politiques, ceux-là.
Il quitte Cuba en 1951, avant que Batista n'y fasse ses ravages. S'installe à Paris, fréquente les
milieux universitaires et les troupes de théâtre. Retourne à Cuba, séduit par la révolution.
S'enfuit à nouveau, amèrement déçu par Castro. En 1979, il opte pour la nationalité française,
obtient, en 1992, le Goncourt des lycéens pour L'Ile du lézard vert (éd. Flammarion) et, en
1996, l'Interallié, pour son dixième roman, Rhapsodie cubaine. Au coeur de son oeuvre, l'exil,
qu'il fait pleurer en phrases chantantes, sensuelles...

" Le français, c'est la langue de l'amour ! La France, le pays de la Révolution ! Toute


l'Amérique latine rêve de la France, vit au rythme de sa culture. Je me suis mis à écrire en
français par jeu, par hasard, en répondant à un concours de nouvelles. Mon texte a été retenu
et publié. Et voilà, depuis, je continue. Je suis un amoureux des langues : l'italien, l'anglais, le
russe. J'aime ça, je m'amuse à comparer leurs grammaires. J'adore fouiller les dictionnaires.
Etudier, c'est une vertu, comme écrire. Le français n'est pas maîtrisable. Si je fais des fautes ?
Mais bien sûr, les Français aussi, non ? "

Milan Kundera. “Le tchèque m'appelle, mais je n'obéis pas”


En 1967, en Tchécoslovaquie, Milan Kundera publie La Plaisanterie. Le livre lui vaut une
reconnaissance internationale... et la censure tchèque. Interdit, il quitte son pays pour la
France, où il arrive en 1975. Après plusieurs livres en tchèque, Milan Kundera écrit désormais
en français.

" Persona non grata, j'ai quitté un jour Prague et je me suis rendu en France prêt à y vivre la
tristesse d'un exil. Au lieu de cela, j'ai trouvé un pays qui m'a rendu heureux. La Bohème, c'est
ce qui m'a été destiné : mes racines, ma formation. La France, c'est ce que j'ai choisi : c'est ma
liberté, c'est mon amour. Depuis sept ans, je pourrais de nouveau vivre là où je suis né. Si la
vie humaine durait deux cents ans, j'essayerais certainement de partager ma vie entre ces deux
pays.

Mais la vie est courte et j'ai préféré ma liberté à mes racines. Si je n'écris aujourd'hui qu'en
français, cela ne veut pas dire que le français ait remplacé ma langue maternelle. Celle-ci est
irremplaçable : elle sort de ma bouche facilement, avant que je ne commence à penser. En
français, chaque phrase est une quête, une conquête, tout est conscient, rien ne va de soi, mille
fois je pèse chaque mot, tout est aventure, tout est pari. La langue tchèque m'appelle : Reviens
à la maison, voyou ! Mais je n'obéis pas. Je veux rester encore avec la langue dont je suis
éperdument amoureux. "

Vassilis Alexakis. “En grec, l'intimité, en français l'humour”


Né en Grèce, où il a appris notre langue à l'Alliance française, Vassilis Alexakis est venu à
l'âge de 17 ans vivre et étudier en France pour fuir la Grèce des colonels. Il a intégré l'école de
journalisme de Lille et a travaillé pour divers journaux français dont Le Monde. Il est l'auteur
de nombreux romans dont La Langue maternelle, prix Médicis 1995 (éd. Fayard).

" Adolescent, j'avais essayé de lire Les Faux Monnayeurs, de Gide ; je n'avais rien compris. Je
me disais que le français était vraiment difficile. Et puis, parce que mon père était comédien,
j'ai lu, dès sa sortie, La Cantatrice chauve, et là, soudain, le français m'est devenu lumineux. Il
m'a fait rire. Une langue qui vous fait rire ne peut pas être une langue totalement étrangère.
Plus tard, j'ai su que Ionesco était roumain. Si lui, si Beckett, que j'aimais, écrivaient en
français, cela signifiait qu'on pouvait être d'ailleurs et écrire le français ! Alors, j'ai écrit mes
trois premiers romans dans cette langue. Pour moi qui venais de quitter un régime autoritaire,
c'était une vraie liberté. Une joie et un plaisir aussi. Lorsqu'on aime les mots, on se plaît à
faire des phrases. Et, même si mon vocabulaire n'était pas riche, j'éprouvais un plaisir fou à
combiner des phrases à raconter des histoires avec.

Pour écrire dans une langue autre que sa langue maternelle, le plus important, c'est de savoir
écrire, d'aimer écrire. C'est la littérature qui est difficile, pas les langues. On ne peut pas
attendre toute sa vie de posséder une langue à fond pour se mettre à écrire dans cette langue.
On se jette à l'eau, c'est tout.

Plus tard, j'ai éprouvé le besoin de revenir au grec. En français, j'écrivais des histoires
françaises mais je taisais toute une part de moi. J'ai donc écrit Talgo en grec, puis je l'ai traduit
en français. Depuis, j'écris certains livres en grec, plus intimes, et d'autres en français, plus
drôles, parce que j'ai une certaine distance avec le français et que l'humour se nourrit de
distance. Mais, vous savez, quand on veut garder deux langues, c'est comme quand on veut
garder deux femmes, il faut les fréquenter assidûment. On ne peut pas se contenter du
téléphone. "

Propos recueillis par Michèle Gazier, Martine Laval et Emmanuelle Bouchez

Vous aimerez peut-être aussi