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MINISTERE DE LA JUSTICE - UNIVERSITE PARIS-I

ARPEJE

Colloque International
Droit de l'internet
Approches européennes et internationales
19-20 novembre 2001
PARIS

Jean-Jacques Gomez

MONSIEUR LE PRESIDENT,

J’ai souvent eu l’occasion de le dire :

«L’internet a d’immenses vertus. Il est un merveilleux moyen de communication. Il


est aussi un formidable outil et moyen de culture .Il s’impose, par ailleurs comme le support
quasi nécessaire au développement des activités économiques et financières .Il donne enfin à
chacun de ses utilisateurs une impression de maîtrise personnelle des choses et de
l’événement loin des concepts classiques»
Mais comme je le soulignais lors du récent colloque organisé par la CNIL,:

«ce sentiment de liberté et de maîtrise absolue de leurs actions, souvent encouragé


par la pensée libertaire, a pu faire naître chez certains internautes l’idée que l’internet
permettait aussi de «s’affranchir» de tout ce corps de règles qui régissent la vie en société et
qui sont le fruit de nombreux et nécessaires compromis.
Convaincus qu’il était possible de faire sur le réseau ce que bon leur semblait sans
contrainte aucune, ces internautes se sont peu à peu installés, par conviction ou par naïveté,
dans une sorte de certitude d’absolue impunité et dans les faits tout cela s’est très vite traduit
par des atteintes au respect dû à la vie privée, au droit de toute personne sur son image, par
des atteintes au droit de la propriété intellectuelle, par des comportements de contrefacteur,
par des activités parasitaires, par des intrusions dans les programmes informatiques.....
Tous ces phénomènes ont été amplifiés par l’effet démultiplicateur et instantané des
actions sur le réseau .

Mais:
«la vie en société a ses exigences, ses contraintes pour assurer le respect des valeurs
fondamentales et la protection des personnes» . Et peu à peu est née en réaction à ces
comportements incivils, déviants ou illicites, une demande de retour au respect de ces
valeurs qui fondent la vie en société et ce dans chacun de nos Etats démocratiques en Europe
comme aux Etats Unis d’ailleurs. La jurisprudence connue en la matière en atteste
clairement.
Nous savons que pour faire échec à cette recherche d’une régulation démocratique
de l’internet, certains ont alors imaginé d’utiliser, en les détournant de leur finalité, et bien
leur en a pris, semble-t-il, les dispositions les plus favorables puisées dans les institutions
démocratiques, tout spécialement celles relatives à la liberté d’expression en choisissant, par
exemple, comme «port d’attache» le pays réputé le plus ouvert et le plus souple en la
matière. Je veux citer les Etats Unis . C’est ce qui vient de nous être démontré dans toute sa
froideur «juridique» à l’occasion du jugement rendu par la cour de San José sur la demande
de Yahoo Inc tendant à voir constater l’impossibilité de donner force exécutoire aux Etats
Unis à la décision connue en France sous l’appellation «décision Yahoo» parce que celle-ci
enfreindrait le 1er amendement de la constitution américaine.
Est-ce à dire que
Sommes nous alors complètement démunis et dans l’incapacité de combattre les
atteintes portées à nos lois et aux droits de ceux qui réclament protection auprès de nos
juridictions ? . . Une simple lecture de la décision Yahoo rendue aux Etats Unis laisserait
penser qu’une large immunité serait reconnue à tous et donc même à ceux qui
véhiculeraient des messages attentatoires au droit des gens et offriraient des services
contraires aux lois d’ autres pays , pour peu qu’ils invoquent la protection du premier
amendement de la Constitution américaine.

Je ne le pense pas parce que chaque Etat national a l’obligation de faire appliquer
ses lois et d’accorder à ses habitants la protection légale à laquelle ils ont droit. Et dans
l’affaire Yahoo, dont on a tant parlé, il y eut mise en oeuvre de cette protection légale.

Rappelons brièvement le contexte cette affaire : le site gratuit de ventes aux


enchères de la société YAHOO INC comportait dans l’une de ses déclinaisons la vente
d’objets nazis .Or, pour nous européens et en particulier pour nous français, une telle
exposition vente constituait outre une infraction à la législation pénale interne, quand bien
même celle-ci résulterait-elle d’un décret, une offense à la mémoire collective du pays
profondément meurtri par les atrocités nazies. Des associations françaises ont alors décidé de
réagir en s’adressant d’abord à la société yahoo. Puis à la justice.
Comme je l’ai déjà souligné lors du colloque de la CNIL, ces associations n’imaginaient
certainement pas que leur demande allait provoquer une telle secousse dans le monde de
l’internet et qu’elle allait perturber «la conception» même de l’internet qui avait alors cours.

Souvenons nous de toutes ces voix qui s’étaient élevées pour affirmer que l’internet
n’avait pas été conçu pour supporter la moindre régulation autoritaire puisque le
fonctionnement même du réseau résultait globalement d’une action non concertée d’une
multitude d’acteurs et que l’équilibre dynamique qui s’établissait alors résultait du produit
de ces actions et non d’un plan prédéfini, et des arguments censés justifier le refus de toute
régulation;

Le premier avait trait à l’organisation même du réseau. Il n’était pas possible d’


envisager la moindre régulation autoritaire puisque cette régulation, si elle devait s’avérer
nécessaire, viendrait du réseau lui-même. Pour reprendre l’un des attendus de la décision
rendue dans l’affaire dite «»J’accuse contre les FAI» , je dirai qu’il est vain d’espérer en une
autorégulation même minimale d’internet, réseau immense et malheureusement de plus en
livré à la démesure et à «la toute puissance du je veux» pour reprendre une expression de
Alain Finkielkraut
Le second, qui fait encore la une des échanges entre juristes du monde entier
consistait à dire qu’il n’existait pas de lien de rattachement avec la France pouvant justifier
la compétence des juridictions françaises au sens du droit international privé, ce site étant
destiné aux internautes américains et non aux français. Peut-on encore raisonnablement
parler de services réservés à une catégorie d’individus ou à des nationaux de certains pays ,
alors que l’internet offre en temps réel et instantanément des services au monde entier sans
considération aucune de frontières géographiques . Ne doit-on pas aussi repenser
l’application des règles de droit international privé ?

Le troisième avait trait à la liberté d’expression . Toute décision contraignante


notamment de filtrage serait attentatoire à la liberté d’expression .Mais de quelle liberté
d’expression parle-t-on ? Sans doute de celle qu’a fustigée Madame COQUIO lors de son
audition au cours du procès «J’accuse contre les FAI» c’est-à-dire de cette liberté dans
l’expression de laquelle on ne trouve pas «l’ombre d’une pensée, ni l’ombre d’une opinion
démocratique» et qui n’exprime que «la provocation et le mépris de l’autre, principalement
le mépris des victimes» .Cette conception de la liberté d’expression ne sera jamais la nôtre. .
Et je pense que nos amis américains nous comprennent de mieux en mieux et finiront par se
ranger à notre conception européenne d’un usage responsable de la liberté d’expression ,
conscients du danger que représentent également pour eux toutes les dérives constatées
dans l’usage de cette liberté .

Enfin, quatrième argument développé en deux branches : il fallait responsabiliser les


utilisateurs , pas les prestataires techniques - mais surtout, il n’était pas possible de filtrer les
internautes -Oui à la formation des internautes, oui à la formation du consommateur. Mais
cela n’est pas suffisant. Il faudra bien que les intermédiaires techniques s’exposent et
s’engagent davantage. Si aucune réflexion sérieuse ne devait être initiée sur ce point, il
faudrait alors se résoudre à l’idée que rien ne peut être fait pour les « victimes « de l’ usage
abusif de l’internet, sauf la résignation pour les plus fortunées d’entre elles à devoir se
rendre aux Etats Unis pour faire valoir leurs droits , sachant qu’elles y laisseront beaucoup de
temps et d’argent . Et cette obligation n’impliquerait-elle pas une rupture d’égalité des
citoyens devant l’accès à la justice ?

Est-ce vraiment l’internet auquel nous aspirons ? l’internet que nous voulons
transmettre à nos enfants et partager avec le plus grand nombre ?
Je ne le pense pas. Armons nous néanmoins d’optimisme. Car certains signes
annoncent que nous sommes sur la bonne voie. Ainsi, il ne vous aura pas échappé que
depuis la décision rendue le 20 novembre 2000 dans l’affaire Yahoo et nonobstant la
médiatisation de la demande portée par la société de même nom devant la cour
californienne, l’entreprise concernée a opéré une reconversion significative en optant pour
des services payants qu’elle substituait aux services gratuits, et en disant que dorénavant ,
elle n’accepterait plus la vente aux enchères d’objets nazis ou d’objets faisant référence à des
entreprises haineuses ou racistes. Le résultat obtenu est allé au-delà de tout ce qui avait pu
être envisagé. Rappelons que la décision du 20 novembre 2000 n’avait demandé qu’une
simple mesure de filtrage des internautes opérant à partir du territoire français, filtrage tout à
fait réalisable à dire d’experts. La société E Bay prit quelques temps plus tard la même
décision.

Comment interpréter la décision de Yahoo Inc. Faut-il n’y voir que la mise en oeuvre
d’une nouvelle stratégie commerciale ? Laissons lui le bénéfice du doute. Mais à n’en pas
douter cette nouvelle stratégie trouve au moins pour partie sa raison d’être dans le constat
par elle fait( constat que bien d’autres font aujourd’hui) que les victimes des dérives de
l’internet ne se laisseront plus faire et que son image de marque risquait d’être durablement
atteinte.

L’irruption des fonds d’éthique dans les transactions économiques et financières n’est
pas étrangère non plus aux remises en question actuelles .

Voilà encore une raison d’espérer.

La jurisprudence qui s’affine jour après jour contribue à l’évidence à cette évolution
positive et ce dans tous les domaines. Le droit des marques confronté aux noms de domaine,
aux galeries virtuelles donc à la contrefaçon, le droit d’auteur confronté aux représentations
et exploitations illicites, le droit à l’image confronté aux multiples manipulations et
utilisations illicites, pour ne citer que ces domaines, ont tous été au coeur de nombreuses
procédures au terme desquelles les juridictions ont précisé que toutes les restrictions légales
étaient applicables sur le réseau internet...

En conclusion, je dirai que les affaires les plus médiatisées dont les juridictions ont
été saisies ont révélé une opposition certaine et toujours d’actualité entre les tenants d’un
internet sans contrôle et sans frontière aux tenants d’un internet responsable . L’argument
technique souvent invoqué par les acteurs de l’internet et en particulier par les prestataires
techniques en termes d’efficacité et de difficulté des mesures de filtrage , ne doit pas être
sous estimé .. Mais aujourd’hui, la question se pose de savoir si l’internet est au service de
l’homme et de son épanouissement ou s’il doit rester l’affaire des seuls techniciens et autres
gourous du net. Il s’agit là de l’un des enjeux de la prochaine loi sur la société de
l’information. Autre interrogation tout aussi importante : peut-on et doit-on continuer de
juger les litiges de l’internet par référence à des principes élaborés dans un cadre juridique
qui n’a pas pu appréhender, et pour cause, tous les enjeux de l’internet ou, doit-on faire
évoluer ceux ci pour tenir compte de la réalité de l’internet, une réalité faite de
contradictions et surtout de nombreuses et quasi quotidiennes remises en cause des droits
des gens justifiant une adaptation instantanée de la réponse judiciaire. Il faut donc repenser la
réponse judiciaire pour adapter celle-ci aux défis de l’internet ? On ne doit plus continuer à
se réfugier dans une conception étriquée de l’application de la règle de droit, n’en déplaise à
ces critiques et commentateurs de nos décisions qui donnent l’impression de ne pas voir
évoluer les choses. Les juridictions se sont déjà bien impliquées dans cette nécessaire
évolution . Mais sans doute conviendrait -il également d’intégrer cette interrogation dans le
cadre de la réflexion sur la LSI parce que nos juridictions doivent être dotées des moyens
leur permettant d’adapter la réponse judiciaire à ces défis nouveaux résultant de l’irruption
du net.

Bien entendu, cette réflexion devra également intégrer les actions de coopération
judiciaire d’abord au sein de la communauté européenne et ensuite au niveau international
afin que soit offerte à tous les internautes la sécurité juridique qu’ils sont en droit d’attendre.

Le débat reste bien entendu ouvert.

Je vous remercie.

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