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Le droit moral

Forum organisé par la Société des Gens de Lettres


le mardi 2 novembre 2004 à l’hôtel de Massa

Le droit moral et la traduction littéraire


Guillaume Villeneuve, traducteur littéraire

Le traducteur a voix au chapitre dans un colloque sur le droit moral car la loi française
lui reconnaît la dignité d’auteur à part entière. À ce titre, son droit moral (paternité
sur son œuvre, respect de celle-ci, obligation de divulgation, éventuellement droit de
retrait) incessible, inaliénable, doit pouvoir s'exercer pleinement. C'est pourquoi je
remercie bien vivement la Société des Gens de Lettres de me permettre d’en parler
aujourd'hui devant un aréopage aussi choisi, après des devanciers aussi distingués
que Françoise Cartano ou le regretté Rémy Lambrechts, ce militant ardent de notre
défense et illustration.
Comme tout auteur, autant que tout auteur, le traducteur connaît parfois de sévères
déconvenues ; il s'expose éventuellement à l'avilissement ou au travestissement de
son œuvre de traduction. Si, comme l’a douloureusement exposé Christine Miller, un
scénario, point de départ d'une œuvre cinématographique, peut être entièrement
détourné, il en va de même de la traduction acceptée par l'éditeur-donneur d’ordre.
Combien d’entre nous ont eu la désagréable surprise de leur voir revenir un manuscrit
approuvé plusieurs mois auparavant, mais tellement retouché par un
relecteur/correcteur mû par la cacoethes scribendi qu'il en était méconnaissable,
entièrement récrit ? Dans un tel cas, prévu notamment par le Code des Usages, signé
par le Syndicat National de l’Édition et les associations de traducteurs, il ne reste au
traducteur-auteur qu'à faire jouer son droit de retrait, c'est-à-dire à refuser que
son nom figure sur l'œuvre imprimée. Cette position laisse une amertume inoubliable,
à proportion du temps, de l’intérêt, des recherches, de la passion voire de l'amour
fusionnel que l'auteur a investi dans sa version. Sur une soixantaine de traductions,
j'ai exercé au moins quatre fois, la mort dans l'âme, ce droit de retrait qui m’était
imposé par le non-respect de l’esprit de mon travail. En de tels cas, on pourrait dire
que le droit moral, sous l’espèce du retrait, vient corriger les atteintes, portées à
l’intégrité et à l’esprit de l’œuvre, que ce droit a reçues par ailleurs. C'est évidemment
une semi-défaite ou une défaite tout court. Si ce retrait imposé laisse une plaie
toujours vive qu’un peu de politesse et de respect élémentaires auraient presque à
coup sûr évitée, il est d’autres cas, plus patents, où le traducteur bafoué peut faire
appel à la justice pour se voir rétabli dans son droit, notamment moral. Je me
permettrai de citer deux affaires assez différentes où le traducteur a obtenu gain de
cause.
Le premier cas (jugement rendu en 1995) illustre la pertinence du droit de paternité
du traducteur. Celui-ci est en l'espèce invité d'une part à relire et compléter un
volume d’une traduction due à un grand traducteur décédé et d’autre part à traduire
intégralement un second volume inédit du même auteur anglais. Il est convenu par
contrat que ce second volume portera le nom du traducteur en 1ère de couverture, et
pas seulement en page de titre. Paraît l'édition principale sans que cette clause ait été
respectée. Un peu plus tard, l’éditeur cède ses droits pour une édition de poche. Le
traducteur vivant découvre alors avec étonnement que le second volume dont il est le
seul exécutant a été conjointement attribué au premier traducteur. Bien entendu, la
clause imposant son nom en 1ère de couverture n’est pareillement pas respectée.

LES DOSSIERS DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES - LE DROIT MORAL 1


Le droit moral
Forum organisé par la Société des Gens de Lettres
le mardi 2 novembre 2004 à l’hôtel de Massa

Saisi, le tribunal condamnera le premier éditeur de l'édition principale pour n'avoir pas
respecté la clause prévue au contrat et le deuxième éditeur - de l'édition dérivée -
pour “atteinte au droit moral du demandeur” et imposera des réparations (à l'époque
20 000 F pour le premier et 30 000 F pour le second plus une publication du jugement
à concurrence de 30 000 F).
Ajoutons que la tentative du premier éditeur de remettre en cause la qualité de la
traduction, au mépris de toute évidence, avait échoué ; quant à l'éditeur de poche,
qui s'était retourné contre son confrère en garantie, en voulant lui imputer une
responsabilité dans l'erreur d'autorité, il avait de même été débouté. Il s'agit d'un cas
typique d’atteinte au droit moral du traducteur sous l’espèce de la paternité.
Deuxième affaire (jugement rendu en 1999) qui illustre, dans le droit moral du
traducteur, l'obligation de divulgation et le respect de sa paternité. Un éditeur
confie au traducteur la version d’un ouvrage d'un auteur anglais X. À la remise de la
traduction, il s’en montre très satisfait, prodigue au traducteur, de même que l'auteur
X, maintes louanges écrites. Bien entendu, il accepte et règle ce travail. Il confie au
traducteur un deuxième livre du même X. Las, les relations de l'éditeur français et du
traducteur se distendent. Trois années passent. Le traducteur apprend avec surprise
que le livre n°1 est paru, attribué sur sa page de titre à une traductrice inconnue.
Or l’éditeur français n’a jamais perdu les droits de traduction française sur le livre
original, c’est-à-dire que le contrat le liant au premier traducteur n’a jamais été
rompu. Il est donc contrevenu au droit moral de ce traducteur. Sans se préoccuper
d’un éventuel plagiat, ledit traducteur assigne son éditeur parce qu'il n'a pas exécuté
ses obligations de divulgation, de respect de sa paternité et l’expose à un préjudice
matériel, à une perte de chance sur les gains éventuellement produits par la vente du
livre. Il va de soi que, pour sa défense, l'éditeur argue de la mauvaise qualité de la
première traduction. Il produit notamment une lettre de l'auteur X par laquelle celui-ci
lui demande de renoncer à publier une traduction qualifiée de “bâclée, impubliable.”
Le tribunal ne retiendra pas cette correspondance qu'il juge “dictée à l'auteur,”
contraire aux éloges de celui-ci comme à ceux de l’éditeur. D'autre part, il est patent
qu'une “nouvelle traduction” était déjà en cours lors de l'envoi de cette lettre, étant
donné la date de publication du livre.
Le tribunal condamne l’éditeur pour n’avoir pas publié le travail du demandeur-
traducteur. Il retient son préjugé moral “tenant d'une part dans le fait de ne pas voir
publier une œuvre sur laquelle il s’était investi pendant de nombreux mois et d'autre
part dans l'atteinte à sa réputation dès lors que, dans le cercle des traducteurs, on a
pu s'étonner de voir paraître une autre traduction que la sienne pour un livre sur
lequel il avait travaillé.” À ce titre, l'éditeur doit verser 35 000F. Le tribunal retient
aussi la perte de chance de gains, pour 20 000F. Il ordonne l'exécution provisoire. Ce
deuxième cas est très intéressant en ce qu'il montre qu'en droit français une
traduction peut être défendue contre l'auteur original. Le droit moral du traducteur,
auteur de l'œuvre seconde, peut l'emporter sur le droit moral de l'auteur étranger, ou
comme le disait il y a un moment Jacques-Alain Miller, le droit moral à la française
peut paradoxalement protéger une œuvre contre son auteur.

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