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« On pourrait définir l’écrivain comme l’homme qui a la conscience la plus aiguë de l’irrémédiable
solitude du moi dans le monde et parmi les hommes1. » Il est remarquable, en relisant cette définition
proposée par Musil, de voir avec quelle perfection elle pourrait s’appliquer, près d’un siècle plus tard,
à Laurent Mauvignier. En effet, d’un texte à l’autre, Mauvignier tisse ce qui pourrait bien être le grand
roman de la solitude dans la société occidentale contemporaine. Nulle situation extraordinaire dans ses
romans, mais des drames de l’intime, une brisure progressive et souvent définitive du lien social : le
couple, la famille, ne sont plus l’espace rassurant d’une première forme de socialisation, mais le lieu
menacé par un silence définitif. Ce silence pèse sur chaque protagoniste, entravé dans sa parole, réduit
à l’isolement parmi les siens, en situation d’étrangeté faute de pouvoir exprimer son mal-être. En effet,
la solitude est souvent provoquée et toujours aggravée parce que les mots manquent, que la douleur est
malaise dont ils souffrent : ainsi les romans de Mauvignier correspondent à ce que Ricœur nomme
dans Soi-même comme un autre des « fictions de la perte d’identité2 ». Chez Mauvignier, isolement et
absence de communication problématisés par le roman trouvent exemplairement à se dire dans une
cristallise leur mal-être, dans Loin d’eux, premier roman paru en quatre-vingt-dix-neuf aux éditions de
Minuit. J’en rappelle brièvement le sujet pour clarifier mon propos. Au centre du roman, il y a la mort
de Luc, jeune provincial qui avait quitté sa famille pour s’installer à Paris et s’est suicidé dans sa
chambre parisienne. Le roman s’ouvre sur l’évocation de ce suicide par sa tante ; puis les monologues
1
Robert Musil, « La connaissance chez l’écrivain : esquisse » (1918), dans Essais, conférences, critiques, aphorismes et
réflexions, Paris, Seuil, 1984, traduction : Philippe Jaccottet, p. 80.
2
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, col. « L’ordre philosophique », 1990, p. 177.
2
des différents membres de sa famille s’entrecroisent pour tenter de dire ce deuil insurmontable ou
incompréhensible. Le roman donne ainsi à entendre les voix des parents de Luc, Marthe et Jean, de la
tante et de l’oncle, Geneviève et Gilbert, ainsi que de leur fille Céline, qui a elle-même perdu son mari
dans un accident de voiture. Au fil des monologues des différents membres de la famille, qui
s’enchaînent avec une remarquable fluidité, le lecteur découvre que les relations entre Luc et ses
sollicitude de la mère et la relative – et non moins maladroite – brutalité du père. Son départ pour Paris
le plonge dans une réclusion encore plus profonde, n’ayant pratiquement d’autres contacts avec la
société que ceux, furtifs, avec ses collègues et avec les clients du bar dans lequel il travaille. D’une
manière générale, le lecteur ne peut qu’être frappé par l’absence quasi totale du monde extérieur à la
famille : symptomatiquement, les personnages extérieurs à la scène familiale sont ceux qui viennent
annoncer la mort : celle de Jaime, le mari de Céline, tout d’abord, puis celle de Luc. La famille semble
Mais pour mieux saisir les enjeux du roman de Mauvignier, il faut en décrire les singularités
énonciatives et temporelles : j’ai dit que la trame du roman était tissée par les monologues intérieurs
alternés des différents membres de la famille, mais j’ai volontairement omis de préciser que les
monologues de Luc, le défunt, se joignaient aux autres. Il y a donc deux temps de l’énonciation qui se
mêlent dans le roman : celui de la profération des monologues de Luc, temps presque irréel, insituable
si ce n’est qu’il est, bien entendu, antérieur à sa propre mort. Et puis, il y a le temps de l’énonciation
des monologues des autres membres de la famille, qu’on peut plus précisément situer celui-là, puisque
l’on apprend de la bouche de l’oncle qu’ils s’inscrivent plus de deux ans après le décès de Luc. Toutes
les voix n’offrent pas les mêmes repères temporels que celle de Gilbert, mais j’estime de manière
conventionnelle – et un peu arbitraire – que tous les monologues se profèrent, non pas simultanément,
mais sensiblement au même moment, c’est-à-dire deux ans après la disparition du fils. Le suicide de
Luc est daté également par le père – ou du moins l’annonce de sa mort par les gendarmes : le trente et
un mai quatre-vingt-quinze à seize heures. Pour résumer cette description succincte de la structure de
3
l’œuvre, on peut dire que le roman de Mauvignier est constitué des monologues alternés de six
Ces monologues présentent en outre trois particularités formelles. Tout d’abord, je relèverai leur
formidable perméabilité aux mots des autres, leur ouverture à l’altérité langagière. Selon un principe
dialogique qui travaille les voix intérieures des personnages et instaure du pluriel dans le singulier,
chaque monologue fait entendre la parole d’autrui, se trouve phagocyté par la langue de l’autre. De
même, ce que les différents locuteurs évoquent, c’est plus la douleur et les difficultés d’un autre
membre de la famille que leur propre rapport au deuil. Il y a donc également un principe de délégation
de la parole qui régit ces monologues. On peut considérer que le travail du deuil qui, selon Freud,
absorbe le Moi3, a pour effet de dépersonnaliser le discours intérieur des protagonistes du roman. Mais
il faut sans doute aussi y voir la mise en scène d’un rapport malaisé à l’identité personnelle, d’une
subjectivité problématique, qui ne trouve à se dire que par le biais de la parole d’autrui. Le dernier
trait saillant de ces monologues découle de la temporalité que je viens de décrire : toutes ces voix ont
traumatique, qui s’est déroulé deux ans auparavant. Ces monologues sont résolument tournés vers le
passé, vers la difficile évocation d’un événement qui ne passe pas. Mauvignier fait usage de ce que
mémoire associative. Selon Dorrit Cohn, qui cite en exemple certains romans de Claude Simon et
William Faulkner, l’instant de l’énonciation est vidé de toute expérience actuelle, simultanée ; le
monologueur est une pure mémoire. Ainsi pour Simon, dans La Route des Flandres, il s’agit moins
« de raconter une histoire que de décrire l’empreinte laissée par elle dans une mémoire et une
sensibilité5 ». Ce projet de Claude Simon pourrait être exemplairement celui de tout un pan de la
3
Cf. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » (1915), dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1968,
traduction : Jean Laplanche & J.-B. Pontalis.
4
Dorrit Cohn, La transparence intérieure (1978), Paris, Seuil, 1981, traduction : Alain Bony, p. 210 et passim.
5
Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, quatrième de couverture de l’édition originale.
4
Dans un article récent consacré aux modalités de l’après-coup dans le roman du XXe siècle6,
Dominique Rabaté établit un lien intéressant entre le monologue remémoratif et les notions
bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique7 ». Cet
événement traumatique, qui bloque le psychisme, peut être remanié ultérieurement, après coup, et se
voir conférer un sens nouveau. Quelque chose dans le suicide de Luc excède le sujet qui s’y trouve
confronté et provoque chez ses proches une perte de présence à soi et au monde. Ainsi, le monologue
du père qui se rappelle l’annonce du décès de son fils illustre parfaitement cette relation entre
[J]e me souviens tout de suite comment sous moi j’ai senti mon corps fondre sous moi comment de partout mon corps
a vacillé et d’un coup j’étais hébété et je voyais les gendarmes et tout à coup dans mon corps j’ai entendu votre fils
s’est donné la mort votre fils ils ont dit, et mon corps d’un seul coup, et tous ces bruits d’un seul coup dans ma tête
qui sont entrés, et ça d’un seul mouvement à encaisser, mon corps loin des choses, mon corps loin de moi, moi qui
aurais voulu me heurter à quelqu’un […]. Et puis je ne me souviens plus très bien d’après. Ou plutôt, après c’était
déjà le trop tard où l’on sent que sa vie n’a plus qu’à lentement s’étirer vers sa fin […]. Puis des trous dans ma
mémoire.8
l’événement, trous de mémoire, les souvenirs du père charrient tous les symptômes du traumatisme ; et
ce n’est justement que dans le ressassement de cette mémoire que la mort de Luc va pouvoir accéder à
la verbalisation. Le monologue n’est plus la transcription immédiate d’états intérieurs, mais un effort
pour ressaisir après coup ce qui n’a pas pu être compris, ni exprimé sur le moment. La saturation des
indicateurs temporels dans le discours souligne ici cette double temporalité essentielle au roman. Tout
remémoration (« je me souviens ») mérite qu’on s’y arrête brièvement. D’un point de vue strictement
remémoration ; or, la suite de la phrase montre bien que ce « tout de suite » renvoie au temps de
l’annonce par les gendarmes de la mort de Luc – temps de l’énoncé ; il semble que la syntaxe
disloquée de tout ce passage autorise cette interprétation. On peut lire cette formulation surprenante
6
Dominique Rabaté, « Événement et traumatisme : modalités de l'après coup dans le roman du XXe siècle », dans Le Sens de
l’événement dans la littérature française des XIXeet XXe siècles, Pierre Glaudes & Helmut Meter (éds.), Berne, Peter Lang,
2008.
7
Jean Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 499.
8
Laurent Mauvignier, Loin d’eux, Paris, Minuit, 1999, p. 101.
5
comme une manifestation de ce que Laurent Jenny a appelé le figural9 et l’interpréter comme une mise
dans l’esprit du père. Avec cette locution adverbiale antéposée, accolée au verbe, c’est l’intensité de
des marques d’immédiateté (« d’un coup », « tout à coup », « d’un seul coup ») accentue le choc et le
texte joue sur l’amphibologie du mot « coup » qui retrouve ainsi son sens littéral de percussion. Enfin,
mémoire et la vacuité de l’existence à venir, comme le montre la formule « après c’était déjà le trop
tard », remarquable tant par la succession d’adverbes temporels que par l’énallage final qui élève
« trop tard » au rang d’un substantif. C’est le vide créé par le suicide et l’impossibilité d’appréhender
l’événement dans sa totalité qui deviennent le moteur d’un roman polyphonique dans lequel toutes les
voix se trouvent confrontées au projet asymptotique de dire le traumatisme pour se libérer de son
pouvoir de hantise.
Toutefois, ce projet achoppe sur le défaut de parole et les insuffisances du langage qui touchent les
différentes voix qui composent le roman. La parole intérieure des personnages de Loin d’eux est
malaisée, sans cesse menacée d’être frappée de mutisme ; elle est faite d’une langue stéréotypée, mal
maîtrisée, sclérosée dans des formules toutes faites et des expressions euphémistiques impropres à
exprimer des émotions personnelles, des vécus psychiques complexes. J’opérerai une distinction entre
les échecs de la communication intersubjective qui touchent collectivement les différentes voix du
roman et les défauts d’expression et les difficultés à se saisir en tant que personne qui les affecte
individuellement. Ainsi, la solitude des membres de la famille naît des failles du langage, de
l’incapacité à verbaliser les affects et à les communiquer à autrui. Pour ces personnages taiseux, les
mots ne sont pas un accès transparent aux choses ou aux sentiments, mais un obstacle, une entrave,
9
Cf. Laurent Jenny, La parole singulière, Paris, Belin, col. « L’extrême contemporain », 1990. Laurent Jenny y définit le
figural comme un « processus esthético-sémantique qui conditionne la reconduction du discours à la puissance de
l’actualité. » (p. 14) Il s’agit d’un travail de singularisation de la langue qui s’opère en vue de « l’apparition d’un sens, l’éveil
à des présence, fussent-elles passagères, intermittentes. » (Ibidem, p. 6)
6
comme le dit l’oncle par l’entremise de son frère : « Nous, m’a dit Gilbert après l’enterrement […], on
Cette « carence » linguistique qui affecte la pensée des personnages du roman se trouve
redoublée ici par ce que j’ai appelé le principe de délégation de la parole : c’est le père qui rapporte
dans son propre discours les mots de son frère exprimant son rapport problématique au langage.
L’extrême solitude qui frappe les personnages de Mauvignier en est la conséquence directe. Chacun
des membres de la famille se trouve enfermé dans son propre idiolecte, coupé des autres, reclus dans
la solitude parce qu’incapable de se faire comprendre. Et c’est le père, figure pourtant proche du
L’obscurité entre nous, j’ai dit, moi, Jean. L’obscurité où se disait vraiment qu’à la fin on ne se comprenait plus, ou
que même si peut-être on avait cru des fois se comprendre on s’était trompés toujours, qu’on n’avait jamais su
vraiment et maintenant c’était évident qu’on ne pourrait plus, qu’il fallait accepter ça, les lignes continues séparant
l’espace de nos vie. 11
substituant au « nous » collectif, tout tend à figurer l’obscurité qui recouvre les rapports langagiers
entre les personnages et trace une frontière impénétrable entre leurs vies. Même la perception de soi,
de sa propre identité personnelle, est mal assurée comme le montre le redoublement du sujet suivi du
nom propre et associé à l’expression du dire elle aussi redoublée (« j’ai dit, moi, Jean ») : on peut
considérer que l’hypertrophie des marques de subjectivité est le signe d’une individualité tâtonnante,
hésitante et masque une difficulté à s’assumer en tant qu’individu. De plus, le père, associant le
« moi » point de perspective privilégié sur le monde et limite de ce monde au nom propre qui désigne
une personne réelle objet du monde, se trouve confronté à ce que Ricœur a nommé « l’aporie de
l’ancrage12 » ou « aporie du sujet parlant ». On sait que Ricœur propose de résoudre cette aporie par
géographique, qui opère la conjonction entre le sujet (auteur de l’énonciation) et la personne (objet de
10
Laurent Mauvignier, Loin d’eux, op. cit., p. 30.
11
Ibidem, p. 79.
12
Soi-même comme un autre, op. cit., p. 67 sqq. Ricœur reprend ici une question philosophique sur laquelle Wittgenstein,
avant lui, n’a cessé de revenir ; il définit l’aporie du sujet parlant comme « la non-coïncidence entre le "je" limite du monde
et le nom propre qui désigne une personne réelle, dont l’existence est attestée par l’état civil ». (Ibidem, p. 68)
7
référence identifiante). La parole malhabile du père rejoue cet acte d’appellation et recherche en lui
À travers les différents monologues, c’est donc une crise du sujet aussi bien qu’une crise du
langage qui se donnent à lire dans le roman. Le plus étonnant est sans doute la remise en question du
pouvoir de la langue à fédérer, à créer une communauté de locuteurs. Le constat est d’autant plus
paradoxal que le langage des différents personnages est souvent fortement stéréotypé, englué dans des
formules toutes faites, des lieux communs. Mais le lieu commun n’est plus chez Mauvignier ce que
Sartre nommait « le lieu de rencontre de la communauté13 », l’expression qui est à tout le monde et
dans laquelle chacun se reconnaît. Tout se passe comme s’il n’y avait plus de langue commune, mais
des idiolectes irréductibles entre eux. Les mots des uns ne sont pas recevables par les autres, comme le
déclare la tante : « les mots de Luc que chacun d’eux n’entendait pas pareils, comme si ce n’était pas
les mêmes, comme si de tomber dans l’oreille de Marthe ou de Jean ça les transformait, les mots de
Luc, en un langage que seule l’oreille qui les recevait pouvait entendre14. »
Après la disparition, ce qui hante, c’est le silence de Luc, toutes ces phrases qu’il n’a pas dites et
qui reviennent à la conscience des personnages. Ainsi, le roman s’ouvre sur le constat de la tante :
« lui, c’était marqué sur le front qu’il portait une histoire qu’il n’a jamais dite15. » Pour les parents,
c’est cette histoire qu’il va falloir éternellement chercher à reconstruire. Une histoire du mal-être de
leur fils qui se cachait derrière les non-dits, derrière son mutisme : « Pourquoi n’a-t-il rien dit, pas
parlé avec nous, pourquoi ces sourires alors et ces je vais bien je pense à vous dans les lettres, si les
mots étaient faux, si en lui c’est autre chose qui parlait, des mots qu’il n’a jamais poussés vers les
autres, vers nous16. » Ça parle en lui, mais rien de cet « infralangage » ne parvient à la surface, à la
verbalisation. Dès lors, on ne peut que se rallier à l’hypothèse timidement avancée par le père : « peut-
être il était mort de tout ça, Luc, des mots enfouis17. » La crise du langage ne touche pas seulement la
collectivité, mais aussi chaque individu qui la constitue. Luc meurt « des mots enfouis », d’un défaut
d’expression et le langage se trouve confronté à sa propre impuissance : la souffrance est aggravée par
13
Jean-Paul Sartre, « Préface », dans Portrait d’un inconnu, Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, 1956, p. 9.
14
Laurent Mauvignier, Loin d’eux, op. cit., p. 65.
15
Ibidem, p. 9.
16
Ibidem, p. 50 (c’est l’auteur qui souligne).
17
Ibidem, p. 81.
8
le fait qu’elle ne trouve pas à se dire. Le malaise est indicible et les personnages sont condamnés à
ressasser le seul constat de son caractère ineffable, comme le confie Luc à son père : « ces bruits, des
fois ces choses sans nom qui vous tordent le ventre et qu’on ne sait pas nommer, alors qui nous
mangent encore plus à cause de ça, qu’on ne sait pas les nommer et pourquoi c’est sur nous seuls
fréquente chez Mauvignier – récurrente même puisqu’elle apparaît dans d’autres romans, notamment
Apprendre à finir. Malgré son caractère banal – il s’agit presque d’une catachrèse – elle est
intéressante en ce que, d’une part, elle est réactualisée par le verbe « manger » et, d’autre part, on
retrouve le même registre corporel chez la tante, lorsqu’il s’agit là aussi de figurer l’angoisse indicible
de la mère : « comme si elle savait que les mots il ne faut pas toujours les croire, qu’ils ne poussent
pas au bout, ne disent pas jusqu’au ventre les vérité qu’on éprouve19. »
L’échec du langage est explicitement associé à une corporéité des émotions : atteindre le ventre,
c’est sans doute atteindre ce qu’il y a de plus intérieur chez l’individu, de plus profondément subjectif.
Or, la langue serait impropre à saisir et à restituer ces vécus psychiques profonds, corporellement
ressentis et qui, faute de pouvoir accéder à la verbalisation, se retournent contre ce même corps
puisqu’ils « tordent le ventre » et surtout « mangent » l’individu selon les termes du fils. Et si Luc
attend encore une forme de délivrance de la nomination, chez la tante, la défiance envers les mots
langage humain à faire entendre cette « autre voix » enfouie au plus profond de la subjectivité n’est
pas sans rappeler les thèses formulées par Bergson plus d’un siècle auparavant. Dans l’Essai sur les
qu’il y a de plus personnel, de plus singulier dans les vécus psychiques de l’individu. Les états
profonds, donc subjectifs, de notre conscience sont inexprimables : le langage ne saurait saisir
l’expérience privée sans la faire tomber dans le « domaine commun ». Dans Loin d’eux c’est le terme
« solitude » jugé inapte à restituer un mal-être trop complexe qui cristallise cette critique du langage :
18
Ibidem, p. 79
19
Ibidem, p. 14.
20
Cf. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, F. Alcan, 1889.
9
Ce qu’on dit, la solitude toujours comme un grand mot qui contiendrait toute la vérité des choses qu’on ressent en soi
et qui ne peuvent pas émerger de soi, et retombent toujours alors plus profondes en soi quand les autres ne veulent
pas les entendre, ou ne peuvent pas, jamais, malgré tout l’effort qu’il a fallu pour les remonter jusqu’à eux.21 […] Et
puis, pourquoi ne pas le dire, sa solitude, oui, même si c’est trop lâche comme mot, trop vague, un peu sommaire la
solitude pour dire tout ça qui a dû se passer dans sa tête, disons quand même solitude, a dit Jean, essayant de
reprendre encore tout ça, de dénouer tout ça qu’il sentait comme trop lourd encore sur lui de n’être pas compris.22
Si les personnages ne parviennent pas être à mettre un terme à leur souffrance, au sens d’y mettre fin,
c’est sans doute aussi parce qu’ils sont incapables d’y mettre un terme, c’est-à-dire de la nommer. Car
la résistance à la solitude, la solution au malaise existentiel, pour autant qu’il y en ait une, passe
En définitive, ce bref survol, forcément incomplet, des rapports entre langage et malaise
existentiel dans les monologues de Loin d’eux aboutit à un paradoxe, en ce que le langage oscille entre
le trop et le pas assez : trop commun pour transmettre l’expérience intime, mais pas assez commun
pour tisser un lien social et rassembler les différents personnages. Cependant, bien qu’imparfait, il
demeure la seule voie de salut pour les protagonistes du roman, le seul moyen envisagé par le texte de
réinscrire l’être esseulé dans une collectivité. Je terminerai donc par une séquence du roman qui laisse
entrevoir une forme d’expédient. Il s’agit d’une grève suivie d’une manifestation à laquelle participent
le père et l’oncle. Ce qui appert dans le monologue du père, outre la fierté d’être tous ensemble unis
dans une même cause, ce sont les voix, les « grosses voix d’hommes qui hurlaient », la « voix d’un
coup plus forte et plus vibrante », les « porte-voix23 » des syndiqués. La manifestation qui unit les voix
individuelles, les fond en une, crée pour un instant cette communauté idéale souhaitée par Luc et
exprimée par sa cousine, sur laquelle se conclut le roman : « ton rêve de nous voir tous un jour avec
les mêmes mots, oh oui tu dirais, qu’on ait tous les mêmes mots et qu’un jour entre nous comme un
21
Laurent Mauvignier, Loin d’eux, op. cit., pp. 80-81.
22
Ibidem, p. 86.
23
Ibidem, pp. 28-29.
24
Ibidem, p. 121.