Vous êtes sur la page 1sur 9

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35.

© Presses Universitaires de France


JUSTICE PRIVÉE (DROIT DE SE FAIRE JUSTICE À SOI-MÊME)
Denis Alland
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

Presses Universitaires de France | « Droits »

2001/2 n° 34 | pages 73 à 80
ISSN 0766-3838
ISBN 9782130523153
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-droits-2001-2-page-73.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Denis Alland, « Justice privée (Droit de se faire justice à soi-même) », Droits 2001/2
(n° 34), p. 73-80.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

DENIS ALLAND

JUSTICE PRIVÉE
(DROIT DE SE FAIRE JUSTICE À SOI-MÊME)

L’expression justice privée vise à recouvrir l’ensemble des procédés


par lesquels un sujet de droit se fait justice à lui-même. Est donc laissée
de côté ici l’autre acception courante de cette expression qui désigne
l’arbitrage, comme justice « privée » opposée à la justice étatique.
Entendu comme droit de se faire justice à soi-même, le recours à la jus-
tice privée renvoie à des pratiques relevant de temps fort reculés et sou-
lève d’importantes questions théoriques. D’anciennes institutions
consacrent des cas d’exercice de la justice privée ; elle semble de sur-
croît correspondre à un âge ou un état préjuridique dans lequel elle
était censée assumer les fonctions du droit et de la politique, l’un et
l’autre défaillants. Pourtant la civilisation n’est jamais parvenue à
l’éliminer totalement. Ainsi, malgré la force et l’apparente universalité
de l’adage « nul ne peut se faire justice à soi-même », des mécanismes
de justice privée ont toujours continué de se manifester dans l’ordre
interne et surtout dans les relations interétatiques.

ENJEUX THÉORIQUES DE LA JUSTICE PRIVÉE

Étant donné que la faculté de se faire justice à soi-même ne peut


reposer que sur l’appréciation purement subjective de celui qui entend
y recourir, la justice privée est l’objet d’une méfiance qui s’inscrit dans
un débat philosophique où elle est opposée à l’état social et à toute idée
de droit. Elle est en effet souvent opposée à l’état social, dont elle serait
la figure antithétique. Cela vient en partie de ce que la justice privée a
longtemps désigné de manière exclusive l’usage de procédés violents
aux fins de faire prévaloir un droit. On ne saurait concevoir, en d’autres
termes, de société qui accueille en son sein cette faculté de vengeance
anarchique. Les philosophes qui ont réfléchi à la formation de l’état
Droits — 34, 2001
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
74 Denis Alland
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

social, en l’opposant à un état présocial (et parfois prérationnel), « l’état


de nature », ont vu dans la disparition de la justice privée et la promo-
tion de la justice institutionnelle (la figure du juge) les conditions exis-
tentielles de la société politique. Dans le Deuxième traité du gouverne-
ment civil de 1690, Locke a exposé que l’exercice du droit de se faire
justice à soi-même ( « chacun est à la fois le juge et le bourreau de l’état
de nature » ) est une cause de la dégradation de l’état de nature et un
moteur de la formation du gouvernement civil. Pufendorf, dans le Droit
de la nature et des gens (1732), montre que l’absence de juge est la carac-
téristique de l’état de nature tandis que la société civile repose sur
l’exclusion de la faculté de se faire justice à soi-même. La même idée
est développée notamment par Rousseau, Spinoza, Kant et Montes-
quieu. Sans qu’il soit possible de discuter ces doctrines ici, on peut
observer qu’elles ont un accent déterministe puisque la disparition de la
justice privée est une nécessité historique, celle-là même qui préside à
la formation de l’état social. Le lien entre l’état social et l’abolition des
procédés de justice privée est présenté comme indéfectible. Il y a pour-
tant des raisons de penser que l’antinomie n’est pas aussi radicale que
cela. Il faut d’abord bien constater que des procédés de justice privée
existent dans un grand nombre de sociétés où, loin d’apparaître comme
un facteur de dissolution, ils se présentent comme des pratiques très
réglementées contribuant à renforcer la cohésion sociale (A. R. Rad-
cliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Le Seuil,
1972). Il faut ensuite et surtout voir que la relation entre le droit et la
justice privée ne traduit que très imparfaitement l’antinomie relevée par
ces philosophes et à leur suite nombre de juristes (Eismein, Hauriou,
Roubier, etc.) : en effet, loin de la condamner systématiquement, le
droit reconnaît, légitime et parfois encadre la justice privée.

JUSTICE PRIVÉE ET DROIT INTERNE

Aussi loin que l’on puisse remonter, on trouve des règles juridiques
supposant la reconnaissance d’une faculté de propre justice. Ainsi,
parmi différentes institutions du droit romain relevant de la justice
privée, on pourrait citer la manus injectio, saisie par le créancier de la
personne du débiteur, ou encore la pignoris captio, saisie par le créancier
d’une chose appartenant au débiteur, voire la coupe des branches et
des racines par le propriétaire sur le terrain de qui elles débordent, et
bien entendu le plus illustre des procédés de justice privée qu’est la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
Justice privée 75
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

légitime défense (Cicéron, Pro Milone, IV). Le grand mouvement des


codifications commencé au XIXe siècle et poursuivi jusqu’au début du
XXe siècle a fait sa place à différents procédés de justice privée. Le Code
civil allemand (BGB) de 1896 consacrait une série de cas sous une
rubrique générale intitulée « De l’exercice des droits ; de la légitime
défense ; de la justice privée » (art. 229 à 231) ; d’autres dispositions,
en matière rurale, participent d’une conception vigoureuse de la justice
privée (abattage de bêtes) tant en droit allemand qu’autrichien, français
et suisse. Le Code suisse des obligations de 1911 a également consacré
différents cas de justice privée, et l’on en trouve, en matière pénale et
civile, dans de nombreux ordres juridiques. En 1966, une importante
série de travaux a été consacrée à la portée en droit contemporain de
l’adage « nul ne doit se faire justice à soi-même » ; elle donne une idée
des différents cas de justice privée qui sont admis dans les droits positifs
internes. Le plus connu est évidemment la légitime défense, qui permet
de riposter par la violence à une agression actuelle et injuste contre les
personnes ou les biens. Hormis ce cas le plus évident, différentes insti-
tutions juridiques sont assimilables à des mécanismes de justice privée.
En droit français, la convention de compte courant permet au banquier
de se payer lui-même en cas de faillite du client, contrairement aux
règles de la faillite, en vertu desquelles elle clôt le compte : en effet, il
est admis que, postérieurement à la faillite, la banque peut encore faire
des contre-passations (c’est-à-dire annuler, par une écriture inverse,
une opération comptable antérieure) sur des effets de commerce échus
et non payés. La contre-passation diminue le solde créditeur (qui
devrait tomber normalement dans la masse de la faillite. On peut
encore mentionner l’exécution du gage par le créancier gagiste, certai-
nes prérogatives du propriétaire sur son fonds, ou encore, même si c’est
discuté, la clause pénale (D. Mazeaud, La notion de clause pénale, LGDJ,
1992). C’est l’exception d’inexécution, le droit de rétention et la réso-
lution du contrat pour inexécution qui demeurent les meilleures illus-
trations. L’exceptio non adimpleti contractus est considérée comme un
procédé de justice privée. C’est clairement ce que dit René Cassin dans
sa thèse de 1914 : « Il n’est guère possible de nier que le contractant
qui, de sa propre autorité refuse provisoirement d’exécuter ses obliga-
tions en vue de contraindre l’autre partie à s’acquitter des siennes,
cherche à ramener son droit à exécution au moyen d’une pression
exercée sur la volonté de son adversaire sans recourir à l’intervention de
l’autorité publique. D’autre part et surtout, le refusant se soustrait (...)
de sa seule autorité à ses engagements. Il se constitue juge des manque-
ments qu’il impute à son adversaire et des droits qui naissent à son pro-
fit à lui, de l’inexécution des engagements pris envers lui. » Savatier dira
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
76 Denis Alland
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

à ce sujet que l’exceptio non adimpleti contractus est, sous le couvert de


l’idée juridique de cause, « une application grossière et massive de la loi
du talion » (D., 1957). Elle est bien un droit qui s’exerce indépendam-
ment de tout recours au juge. Quant au droit de rétention qui permet à
un créancier de garder un objet appartenant à son débiteur, bien qu’il
ne l’ait pas reçu par un contrat de nantissement, jusqu’au paiement de
ce qui lui est dû, il est analysé comme une voie d’exécution privée,
comparé à la légitime défense, et à l’exception d’inexécution. Enfin, en
termes de justice privée, le cas de la résolution du contrat pour inexécu-
tion est intéressant : en l’absence de clause expresse contraire, le prin-
cipe en droit français est qu’elle est soumise à une résolution judiciaire
(art. 1184 civ.). Pourtant le législateur a reconnu un certain nombre de
dispenses de recourir au juge et d’invocation de la résolution de plein
droit (art. 1657 civ.). De plus, dès la fin du XIXe siècle, la jurisprudence
a admis qu’il est parfois possible de cesser à titre définitif l’exécution de
ses obligations contractuelles en réaction à la violation du contrat, sans
saisir le juge, solution qui est aux antipodes de la lettre du Code civil et
s’est confirmée dans la jurisprudence récente. On peut encore remar-
quer, à la suite de Hauriou (Précis de droit administratif et de droit public
général, Sirey, 9e éd., 1919, p. 36 s.), qu’au travers du pouvoir d’action
d’office, une bonne part du droit administratif repose sur un droit de se
faire justice à soi-même où l’on « se place par sa propre activité dans
une situation aussi avantageuse et aussi opposable aux tiers que si l’on
avait été autorisé par un juge ». Pour Hauriou, ce domaine de « l’action
directe » est plus étendu dans les « civilisations primitives » que dans les
« civilisations avancées ». Mais comme le notait Kelsen à propos des
sanctions « même dans un État moderne, dans lequel la centralisation
de la procédure de sanction atteint le degré le plus élevé, il demeure un
minimum d’autojustice ». Hauriou lui-même estimait que « l’action
directe » continue de se manifester dans quatre ordres de matières : les
relations internationales (où elle est le fondement du droit de guerre,
des représailles et du blocus), les matières constitutionnelles (où les
pouvoirs publics et les partis politiques dans leurs luttes « se font justice
à eux-mêmes et où règne la loi de la majorité, c’est-à-dire la loi du plus
fort »), les « matières industrielles » (relations employeurs/employés,
grève, action syndicale) et les matières administratives (privilège de
l’exécution d’office). Il va de soi que la remarque s’applique à des
degrés divers à tous les systèmes juridiques nationaux. Ainsi, ces der-
niers, quoique reposant sur le principe selon lequel « nul ne peut se
faire justice à soi-même », font tout de même une place à des méca-
nismes de justice privée et consacrent des cas dans lesquels un particu-
lier est à même de satisfaire ses prétentions juridiques en modifiant uni-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
Justice privée 77
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

latéralement la situation de fait ou de droit dans laquelle se trouve un


autre sujet. Si l’on veut résumer la situation à gros traits, on peut dire
que trois caractères s’attachent à ces mécanismes de justice privée en
droit interne : premièrement, ils apparaissent comme des cas de justifi-
cation exceptionnels, parce qu’ils permettent de faire ce qui est norma-
lement défendu ; deuxièmement, ils impliquent nécessairement une
auto-appréciation de la part de celui qui agit. Toutes les explications
avancées pour rendre compte du maintien de cas de justice privée dans
l’ordre juridique convergent (urgence, efficacité, irréparabilité d’un
dommage, nécessité, équité, carence institutionnelle, etc.) pour mon-
trer qu’elle est strictement cantonnée dans un rapport intersubjectif et
n’a d’intérêt ou de raison d’être que dans l’exclusion du tiers. Dans
tous les cas où ils sont reconnus, les procédés de propre justice n’ont de
sens et d’existence que parce qu’ils sont entre les mains du sujet qui les
actionne. Il ne subsisterait évidemment rien de la légitime défense s’il
fallait, pour en user, obtenir une autorisation ou un jugement préalable
pour constater que les conditions requises sont « objectivement » réu-
nies. La protection ou l’exécution de son droit par les moyens de
propre justice est donc nécessairement tributaire d’une simple préten-
tion de la part du sujet. Troisièmement, la justice privée en droit
interne semble très largement provisoire, la justice institutionnelle étant
appelée à prendre le relais de la justice privée. Cette dernière intervient
a posteriori pour décider du bien-fondé de l’action subjective qui s’est
déroulée sans elle. Les conditions dont l’usage de procédés de propre
justice peut être assorti ne seront mises en question qu’au moment où,
et si, le juge est saisi d’une contestation. L’ordre juridique interne can-
tonne la justice privée en s’érigeant juge ultime – mais virtuel – de la
régularité de son exercice.

JUSTICE PRIVÉE ET DROIT INTERNATIONAL

Ainsi qu’on l’a brièvement évoqué, la doctrine philosophique et juri-


dique a souvent tendance a reléguer la justice privée dans le désordre
originel de l’état de nature. Mais il est intéressant d’observer que, pour
nombre de penseurs, l’état de nature et la justice privée, loin de dispa-
raître avec l’institution des sociétés politiques, se trouvent cantonnés
aux relations internationales, comme la marche de la civilisation refoule
les primitifs aux confins. Ainsi pour Kant dans le droit des gens « comme
en général dans l’état de nature, tout état est juge de sa propre cause »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
78 Denis Alland
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

(Métaphysique des mœurs, § 60). Si l’expression « justice privée » n’est pas


d’un emploi fréquent en droit international, le vocabulaire diplomatique
use souvent d’expressions telles que « droit de se faire justice à soi-
même » ou « acte de propre justice », exprimant ce qui est au cœur de la
justice privée, à savoir qu’elle est auto-administrée. Tout comme en
droit interne, le recours à des procédés de justice privée est un enjeu pri-
mordial pour le droit international puisque l’évaluation par les États des
menaces qui pèsent sur leurs droits, le déclenchement, la portée et le
contenu des moyens qu’ils mettent en œuvre pour les défendre sont
abandonnés à leur appréciation subjective. Le recours à des procédés de
justice privée dans les relations internationales est incontestablement
fort ancien. Certains font remonter ces usages aux cités grecques,
notamment en raison de la pratique de l’androlepsie qui avait cours dans
l’antique Athènes et consistait à saisir des habitants de la ville où s’était
commis un meurtre jusqu’à ce que le coupable fût puni. De même la
pratique des lettres de marque (H. Wheaton, Histoire du progrès du droit
des gens, Brockhaus, 1865) montre de quelle façon la justice privée a
combiné un pouvoir régalien (celui d’accorder la lettre), une action
imputable à une personne privée (celle qui poursuit l’exécution de son
droit) et des moyens violents (R. De Mas Latrie, 1875). La progressive
distinction entre les lettres de marque et les lettres de représailles, tout
comme le recours à des procédés proches de l’androlepsie dans les rap-
ports entre entités souveraines, traduit le lent mouvement par lequel
elles se sont dégagées de leur caractère longtemps personnel. Dès le
XIIe siècle ont été mises en place des institutions tendant à limiter le
recours à ces pratiques. Guerre, représailles armées et légitime défense,
qui impliquent l’usage de la force, représentent sans nul doute la part la
plus importante et la plus constante de la pratique plus contemporaine
sur ce point, mais la prohibition du recours à la force a ôté à la guerre et
aux représailles armées toute possibilité de jouer comme mécanismes
légaux de justification car, en termes de justice privée, le droit interna-
tional actuel a ramené ces hypothèses à une seule, la légitime défense,
qui, comme le rappelait Anzilotti, est une forme d’autoprotection. Mais
ce « droit naturel », selon la terminologie de la Charte des Nations
Unies, n’épuise pas le problème puisque la justice privée peut aussi
prendre des formes pacifiques.
Ainsi tout comme en droit interne mais dans une autre mesure, dif-
férents procédés de justice privée existent et sont appréhendés comme
tels par l’ordre juridique international. Une expression récente vise à
synthétiser des cas de justice privée qui ont souvent été envisagés de
façon séparée, mais ont en commun de ne pas comporter l’usage de la
force : on les appelle des « contre-mesures », que l’on peut traduire par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
Justice privée 79
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

« représailles n’impliquant pas l’usage de la force ». On doit d’ailleurs


analyser comme une légitimation par les droits internes de la justice
privée dans le milieu international le fait que ceux-ci consacrent sou-
vent explicitement des procédés de justice privée internationale (sur le
plan législatif ou constitutionnel, à l’occasion de l’organisation interne
des compétences internationales des organes de l’État ; à travers la
jurisprudence interne relative à la réciprocité dans l’exécution des
conventions internationales) : article 55 de la Constitution française
de 1958, ou aux États-Unis (Restatement of the Foreign Relations Law of
the United States, section 301 du Trade Act de 1974, jurisprudence de la
Cour suprême, Ware v. Hylton (1796), Charlton v. Kelly (1913), etc.),
et nombreux autres droits nationaux. Quant à la pratique internationale
de la justice privée, elle recouvre, outre les nombreux cas d’invocation
de légitime défense, toutes les hypothèses dans lesquelles deux ou plu-
sieurs États méconnaissent les obligations qui leur incombent normale-
ment en arguant qu’ils réagissent à une violation du droit international
leur ayant causé un préjudice. Ces hypothèses sont nombreuses, mais
pas autant que l’imaginent ceux pour qui la société internationale est
une jungle (R. Aron). Cette pratique de la réaction à l’illicite a été
consacrée de diverses manières : dans le droit des traités par le biais de
l’exception d’inexécution appliquée aux traités (art. 60 de la Conven-
tion de Vienne sur le droit des traités de 1969), dans le droit de la res-
ponsabilité (par l’idée de circonstance excluant l’illicéité, voire celle de
« sanction » du droit international) et dans la jurisprudence internatio-
nale et arbitrale. De plus en plus nombreux sont aujourd’hui les méca-
nismes destinés à limiter et peut-être à proscrire le jeu de la justice
privée de sorte que celle-ci est appelée à reculer : mise en place de
mécanismes de règlement des différends, organisations régionales inté-
grées (Union européenne), etc. Mais il reste que le problème central
soulevé par la justice privée entre États est que la justification des
mesures adoptées par le sujet qui se fait justice à lui-même ne peut être
automatiquement impliquée dans la prétention de l’État qui y a
recours. C’est, en d’autres termes, avec la justice privée que se mani-
feste avec le plus d’évidence le caractère subjectif, dialogique si l’on
veut, du droit international général.

BIBLIOGRAPHIE

D. Alland, Justice privée et ordre juridique international, Paris, Pedone, 1994.


J.-P. Gagnieur, Du motif légitime comme fait justificatif, Paris, Blanquet, 1941.
L. Hugueney, L’idée de peine privée en droit contemporain, Paris, A. Rousseau, 1904.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France
80 Denis Alland
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.96.119 - 02/04/2017 13h35. © Presses Universitaires de France

J. Lambert, La vengeance privée et les fondements du droit international public, Paris, Sirey,
1936.
P. Lafargue, Les représailles en temps de paix, Paris, Rousseau, 1898.
R. Mas Latrie de, Du droit de marque ou droit de représailles au Moyen Âge, suivi de pièces
justificatives, Paris, Baur, 1875.
A. Vallimaresco, La justice privée en droit moderne, Paris, Duchemin, Chauny et Quinsac,
1928.
R. Verdier, G. Courtois et J.-P. Poly (dir.) ; La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et
de philosophie, 4 vol., Paris, Cujas, 1980-1984.
La règle « nul ne peut se faire justice à soi-même », Travaux de l’association Henri Capitant des
amis de la culture juridique française, t. XVIII, Paris, Dalloz, 1969.

Vous aimerez peut-être aussi