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Le socialisme en Allemagne
Le socialisme allemand est entré en scène bien avant 1848. Il y eut alors deux
courants indépendants. D'abord, un mouvement ouvrier, succursale du mouvement
ouvrier français, mouvement qui a produit, comme une de ses phases, le
communisme utopique de Weitling. Puis, un mouvement théorique, issu de la
débâcle de la philosophie hégélienne ; ce mouvement, dès son origine, est dominé
par le nom de Marx. Le Manifeste communiste de janvier 1848 marque la fusion
de ces deux courants, fusion achevée et voulue irrévocable dans la fournaise de la
révolution, où tous, ouvriers et philosophes, payèrent également de leur personne
[1].
Ai-je besoin de raconter en détail les péripéties, les luttes, les revers, les
triomphes qui ont marqué la carrière du parti allemand ? Représenté par deux
députés [6] et cent mille électeurs dès que le suffrage universel en 1866 lui ouvrit
les portes du Reichstag, il y compte aujourd'hui 36 députés et un million et demi
d'électeurs, chiffre qu'aucun des autres partis n'a atteint aux élections de 1890.
Onze ans de mise hors la loi et d'état de siège ont abouti à quadrupler ses forces et
Mais les voix des électeurs sont loin de constituer la force principale du
socialisme allemand. Chez nous, on n'est électeur qu'à l'âge de vingt-cinq ans, mais
à vingt ans on est soldat. Or, comme c'est précisément la jeune génération qui
fournit au parti ses conscrits les plus nombreux, il s'ensuit que l'armée allemande
devient de plus en plus infectée de socialisme. Aujourd'hui, nous avons un soldat
sur cinq, dans quelques années nous en aurons un sur trois ; vers 1900, l'armée,
jadis l'élément prussien par excellence en Allemagne, sera socialiste dans sa
majorité.
tout aussi bien que nous, mais il est impuissant. L'armée lui échappe [10].
Combien de .fois les bourgeois ne nous ont-ils pas sommés de renoncer à tout
jamais à l'emploi des moyens révolutionnaires, de rester dans la légalité,
maintenant que la législation exceptionnelle est tombée et que le droit commun est
rétabli pour tous, y compris les socialistes !
Nul doute, ils tireront les premiers. Un beau jour, les bourgeois allemands et
leur gouvernement, dégoûtés d'assister, les bras croisés, aux débordements toujours
croissants du socialisme, auront recours à l'illégalité et à la violence. À quoi bon !
La force peut écraser une petite secte, du moins sur un terrain limité ; mais il n'y a
pas de force qui puisse extirper un parti de deux millions d'hommes répandus sur
toute la surface d'un grand Empire. La violence contre-révolutionnaire [11] pourra
retarder de quelques années le triomphe du socialisme, mais ce sera pour le rendre
d'autant plus complet.
Tout ce qui précède a été dit sous la réserve que l'Allemagne pourra suivre en
paix son développement économique et politique. Une guerre changerait tout cela.
Et la guerre peut éclater d'un moment à l'autre.
L'Empire allemand est une monarchie aux forces semi-féodales, mais dominée,
en dernier lieu, par les intérêts économiques de la bourgeoisie. Grâce à Bismarck,
cet empire a commis d'énormes fautes. Sa politique intérieure, policière,
tracassière, mesquine, indigne du gouvernement d'une grande nation, lui a valu le
mépris de tous les pays bourgeoisement libéraux ; sa politique extérieure a suscité
la méfiance, sinon la haine, des nations voisines. Par l'annexion violente de
l'Alsace-Lorraine, le gouvernement allemand a rendu impossible, pour longtemps,
toute réconciliation avec la France, sans gagner aucun avantage réel pour lui-même
; il a rendu la Russie l'arbitre de l'Europe. Cela est si évident que, dès le lendemain
« Les patriotes teutons s'imaginent-ils en réalité qu'ils vont assurer la liberté et la paix en
jetant la France dans les bras de la Russie ? Si l'Allemagne, emportée par la fortune des
armes, l'arrogance de la victoire, l'intrigue dynastique, commettait une spoliation
territoriale sur la France, de deux choses l'une : ou elle devrait se faire ouvertement
l'instrument de la politique conquérante de la Russie, ou bien, après un court armistice,
elle aurait à braver une nouvelle guerre défensive, une guerre qui au lieu de ressembler à
ces guerres "localisées" d'invention moderne, serait une guerre contre les races slave et
romane combinées [12]. »
deux pays, en vue des risques à courir, ne provoquera la lutte ouverte [13]. Mais la
Russie, protégée par sa position géographique et par sa situation économique
contre les suites les plus funestes d'une série de défaites, la Russie officielle seule
peut trouver son intérêt à faire éclater une si terrible guerre : c'est elle qui y
poussera. Dans tous les cas, étant donné la situation politique actuelle, il y a dix
contre un à parier qu'au premier coup de canon sur la Vistule, les armées françaises
marcheront sur le Rhin.
Nous n'avons pas oublié le grandiose exemple que la France nous a donné en
1793. Le centenaire de quatre-vingt-treize approche. Si la soif de conquête du tsar
et l'impatience chauvine de la bourgeoisie française arrêtent la marche victorieuse
mais paisible des socialistes allemands, ces derniers sont prêts, soyez-en sûrs, à
prouver que les prolétaires allemands d'aujourd'hui ne sont pas indignes des sans-
culottes français d'y il y a cent ans, et que 1893 vaudra bien 1793. Et alors les
soldats de Constans, en mettant le pied sur le sol allemand, seront salués du chant
de :
après elle un tel monceau de ruines que la vieille société capitaliste deviendrait
plus impossible que jamais, et que la révolution sociale, retardée de dix à quinze
ans, n'en serait que plus radicale et plus rapidement parcourue.
Ainsi s'achève l'article l'Almanach ouvrier français [16]. Il a été écrit à la fin
de l'été, alors que l'ivresse du champagne de Cronstadt [17] échauffait encore la
tête de la bourgeoisie française et que l'enthousiasme patriotique atteignait son
paroxysme avec les grandes manœuvres sur les champs de bataille de 1814 entre
Seine et Marne. À ce moment-là, la France celle qui trouve son expression dans
la grande presse et la majorité de la Chambre était effectivement mûre pour faire
assez de grosses bêtises au service de la Russie, et la possibilité était grande que la
guerre passe à l'avant-scène. Et pour que, si elle se réalise, il ne surgisse pas de
malentendu entre les socialistes français et allemands, j'ai tenu pour nécessaire de
clarifier pour les premiers quelle devait être, d'après ma conviction, l'attitude que
ces derniers devaient adopter face à une telle guerre.
Pour l'Europe, elle signifie pour le moment la paix. Les clameurs de guerre
russes s'éteindront pour une série d'années. Des millions de paysans russes meurent
de faim au lieu que des millions de soldats tombent sur les champs de bataille.
Attendons encore un peu ce qui va en résulter pour le despotisme russe.
Notes
[1] Cet article d'Engels a été publié aussi bien en allemand (dans la Neue Zeit, I, 1891-1892, nº19)
qu'en français (dans l'Almanach du Parti ouvrier pour 1892, imprimé à Lille).
Il constitue un avertissement contre le danger d'une guerre que la bourgeoisie internationale
menace de déclencher pour résoudre ses propres contradictions et pour prévenir la conquête du
pouvoir par le prolétariat, notamment en Allemagne. Il ne semble pas que l'article d'Engels ait reçu
l'écho qu'il méritait dans le parti français, puisqu'il parut à Lille dans l'Almanach du parti.
Pourtant, Engels avait préparé le terrain et les idées dans la mesure de ses moyens auprès de ses
partisans les plus fidèles, Bebel, Lafargue, la compagne de ce dernier, Laura Marx. Étant donné
l'ambiance de l'époque, il dut mesurer ses mots pour ne choquer aucune susceptibilité, et il
convient de lire ce texte en tenant compte de la prudence d’Engels. Au reste, dans l'Avertissement
donné en tête de l'article publié dans la Neue Zeit, Engels dit lui-même :
« Il va sans dire mais je le répète tout de même expressément une fois encore que dans cet
article je ne parle qu'en mon nom propre, et nullement au nom du parti allemand. Seuls les
autorités, les délégués et hommes de confiance élus de ce parti ont ce droit. Et eu outre, toute ma
position acquise sur le plan international par cinquante années de travail m'interdit de me présenter
comme représentant de tel ou tel parti socialiste national en opposition à un autre parti, même si
elle ne m'interdit pas de me souvenir que je suis allemand et que je suis fier de la position que les
ouvriers allemands ont su conquérir avant tous les autres. »
Ce n'est pas par hasard si Engels retrace l'histoire du mouvement ouvrier allemand depuis ses
débuts : la question de la guerre devait remettre en jeu l'existence du mouvement ouvrier tout
entier. En outre, dans son évaluation de la politique face à la guerre, l'existence d'un puissant parti
ouvrier n'est pas sans peser très lourd dans la balance.
[3] Dans le texte allemand, Engels ne parle pas du parti de Bebel et de Liebknecht, mais plus
simplement du nouveau parti d'Eisenach.
[4] Dans le texte allemand, Engels n'attribue pas le titre de socialistes à ces deux fractions, il dit
plus simplement « deux courants ».
[7] Au lieu de « députés bourgeois », le texte allemand dit « députés des partis de l'Ordre ».
[8] Dans le texte allemand, Engels écrit : « dans les districts agraires les plus réactionnaires ».
[9] Engels se base sur la progression des voix social-démocrates aux élections pour déduire que si
l'Allemagne suit un cours pacifique, la social-démocratie arrivera au pouvoir. On notera que les
chiffres qu'il indique ne donnent jamais la majorité électorale aux social-démocrates. Ce n'est donc
pas par la voie pacifique que les social-démocrates arriveraient au pouvoir. Ce raisonnement n'est
pas étranger à Engels qui n'étalait jamais les chiffres sans les évaluer exactement.
[10] En somme, Engels propose d'utiliser à plein la période de développement pacifique qui joue
en faveur des forces socialistes, et de laisser jusque-là l'initiative de la violence au camp
bourgeois. En tout cas, ce n'est pas de manière parlementaire, mais révolutionnaire qu'Engels
envisage la conquête du pouvoir.
[11] Dans le texte allemand, Engels introduit à cet endroit une précision intéressante : « tant que
durera sa force supérieure ». Comme on le voit, le marxisme ramène toujours les questions
fondamentales celle du pouvoir, par exemple aux rapports des forces physiques, réelles, et non
aux jeux parlementaires. Le cours historique, avec la guerre mondiale, le confirmera aussi.
[12] Cf. La Seconde adresse du Conseil général sur la Guerre franco-allemande préparée par
Marx, in La Guerre civile en France, 1871, Éditions sociales, 1953, p. 287.
[13] Dans le texte allemand. au lieu de « en vue des risques à courir », on lit « face à de telles
perspectives ».
[14] Dans le texte allemand. ce dernier membre de phrase est remplacé par : « de remplir le rôle
qui lui incombe dans le développement historique européen ».
[15] Cette phrase, comme l'ensemble du texte, exclut expressément la solution renégate de l'Union
sacrée qui consiste à faire front avec sa propre bourgeoisie et qui, triomphant à la Première comme
à la Seconde Guerre mondiale, a ruiné le mouvement prolétarien révolutionnaire pour des
décennies.
[16] La suite de l'article en allemand d'Engels, parue plus tard, est intéressante, du fait que
l'éventualité d'une guerre dans le rapport de forces de 1892 devait être écartée. En effet, il y eut
provisoirement un rapprochement russe avec l'Allemagne et le conflit qui éclata en 1914 fut
comme Lénine et quelques rares socialistes de gauche l'affirmèrent aussitôt une guerre
impérialiste dans tous les pays.
[17] En juillet 1891 la flotte française avait été reçue triomphalement à Cronstadt pour marquer le
rapprochement survenu entre la Russie tsariste et la France. Au même moment, les diplomates
négocièrent un traité franco-russe, qui fut signé en août 1892 et prévit des consultations
communes en politique internationale ainsi qu'une action militaire commune en cas d'attaque de
l'un des deux partenaires. Ce traité prépara l'alliance franco-russe de 1893.