Vous êtes sur la page 1sur 10

SOMERSET MAUGHAM

Il paraîtra, je l'espère, naturel au début d'un hommage rendu


dans ces colonnes à la mémoire de Somerset Maugham, de rappe-
ler que les premières œuvres de l'écrivain qui aient été publiées en
France le furent grâce à La Revue des Deux Mondes, dans l'admi-
rable texte de Mme E.R. Blanchet. On ne saurait oublier non plus
que Somerset Maugham était davantage que quiconque en mesure
d'apprécier à sa juste valeur cette traduction, elle-même véritable
création littéraire et qui devait tant faire pour sa diffusion dans
notre pays. Car il avait su le français avant l'anglais, et il se récla-
mait avant tout de notre exemple. « C'est la France, a-t-il dit, qui
m'a éduqué ; la France qui m'a enseigné la beauté, la distinction,
l'esprit et le bon sens ; la France qui m'a appris à écrire. »


La carrière de Maugham aura été exceptionnellement longue.
Né en janvier 1874, il est mort à presque quatre-vingt-douze ans, le
16 décembre 1965. Bien que sa vie ait pu paraître dénuée d'inci-
dents, les crises n'y ont point fait défaut. Quadragénaire, il lui
fallut passer deux ans dans un sanatorium. En Orient, il essuya le
feu d'un groupe de bandits. A Bornéo, il manqua de peu se noyer.
Deux fois enfin, il faillit périr de la malaria. Mais sa vitalité était
insigne. On allait s'en apercevoir au combat d'arrière-garde qu'il
livra contre la mort en janvier 1965. Alors que chacun, déjà, l'avait
condamné, il devait réussir à suspendre l'instant fatal de onze
mois.
Somerset Maugham a attribué le secret de sa longévité à trois
causes : la sobriété, un labeur acharné, une surveillance systéma-
tique de la fatigue intellectuelle. Cet homme dont la vertu domi-
nante était peut-être une élémentaire sagesse (il s'étonnait, tout en
reconnaissant qu'il lui arrivait parfois d'être ainsi, de subodorer
172 SOMERSET MAUGHAM

dans le portrait qu'a tracé de lui Graham Sutherland des complexi-


tés impénétrables de mandarin chinois) avouait volontiers qu'il
avait découvert sa méthode chez Darwin. Ce dernier ne travaillant
jamais plus de trois heures par jour, Maugham en avait conclu que
si, à ce rythme, on pouvait révolutionner la biologie et infléchir les
âges futurs, il devait à fortiori être possible de gagner son pain
honorablement. Aussi bornait-il son effort cérébral à une demi-
journée, se donnant campo les après-midis. Encore tempérait-il
cette assiduité à mi-temps par une pratique soutenue des sports.
A soixante-quinze ans, il était resté bon joueur de tennis et
excellent nageur.

L'écrivain qui devait devenir l'un des maîtres de la prose


anglaise était né à Paris, où son père occupait un poste de conseil-
ler juridique près l'Ambassade d'Angleterre. Sa mère était d'une
grande beauté et elle avait un charme subtil. Elle était la fille d'une
dame de la haute société qui, ayant perdu son mari, un officier de
l'armée des Indes, s'était employée à écrire des romans sentimen-
taux en français, et à composer de la musique populaire. Les pa-
rents de William Somerset (le second prénom n'accéda à la prio-
rité que beaucoup pius tard) habitaient vers le Rond-Point des
Champs-Elysées et menaient une existence mondaine. Ils comp-
taient de très nombreux amis parisiens, parmi lesquels au premier
rang Gustave Doré etProsper Mérimée.
Le malheur, cependant, était proche. Alors qu'il avait huit ans,
le petit William perdit sa mère, emportée par la tuberculose.
L'écrivain devait dire qu'il ne s'était jamais guéri de la blessure
ouverte dans sa sensibilité, et dans sa notion de l'harmonie des
choses par la disparition d'un être aussi adorable.
Le résultat dans l'immédiat fut son retrait de l'école française
où il avait été mis. On le confia à un pasteur britannique qui eut
la mission peu banale d'apprendre à un Anglais sa propre langue.
La recette adoptée par notre ecclésiastique fut non moins éton-
nante. Il invita son élève à lire tout haut la rubrique criminelle
du Standard. Peut-être cette-initiation, pour le moins prématurée,
fut-elle à l'origine du goût manifesté ultérieurement par Maugham
pour les faits-divers, et, d'une manière générale, pour le mélodra-
matique.
Son père était également très malade. Il était atteint d'un can-
cer, mais, ignorant la gravité de son état, il faisait des plans pour
l'avenir. Il se passionnait notamment pour l'architecture d'une
maison qu'il avait entrepris défaire construire à Sùresnes, sur l'un
SOMERSET MAUGHAM 173

des coteaux qui ont vue sur la Seine. Il ne devait jamais y résider.
Avant qu'elle ne fût achevée, il succomba au mal qui le rongeait.

L'orphelin avait dix ans. Il avait été jusque-là favorisé par le


sort, menant dans un milieu libéral une vie heureuse et brillante.
Il allait se retrouver chez de braves gens, sans doute, mais inca-
pables de le comprendre. Le Révérend Henry Mac Donald Mau-
gham, l'oncle chez qui il fut envoyé, dans le Kent, à Whitstable,
avait des conceptions routinières et rigides. Entre son pupille et
lui, les heurts étaient inévitables. Ils furent si amers que la trace
en est à plusieurs reprises visible dans l'œuvre, notamment dans
Of Human Bondage et dans Cakes and Aie. C'est en songeant, par-
tiellement, à lui que Graham Greene a pu dire que Maugham avait
singulièrement contribué à répandre l'image de serviteurs de
l'Eglise tatillons et obsédés.
Il y a dans Of Human Bondage un passage très révélateur où
l'on voit le héros du livre, Philip Carey, écouter avec émerveille-
jnent son oncle, le pasteur, l'assurer que la foi soulevé les monta-
gnes. Or Philip est affligé d'un pied bot, qui lui cause psychique-
ment une humiliation intolérable. Il décide alors de tant prier que
son infirmité lui sera enlevée avant la proche rentrée scolaire. Le
jour fixé, il s'éveille plein d'espoir, mais c'est pour constater que
rien n'a été modifié. Dans sa détresse, il interroge son oncle qui lui
réplique que, s'il a échoué, c'est qu'il manquait de foi. C'en est
assez pour que Philip perde définitivement le peu de croyance
qu'il pouvait avoir.
Le pied bot de Philip est une transposition littéraire du bégaie-
ment dont Maugham souffrit jusqu'à l'âge de quarante ans, date
à laquelle un traitement-miracle lui permit de surmonter peu à peu
sa gêne, voire sa honte, et de devenir l'interprète favori de tant
d'émissions de radio, de présentations de films et de séances de
télévision. Mais la foi chrétienne ne revint pas. Jusqu'à la fin de sa
vie, Maugham devait demeurer sceptique, ses voyages à travers
tant de pays dont il avait beaucoup attendu, en particulier l'Inde
panthéiste, n'ayant abouti qu'à la confirmation d'une tolérance
stoïque.
Ce doute très tôt enraciné (« Qu'est-ce donc que l'âme, remar-
que-t-il, si un appareil dentaire suffit à changer le comportement
d'un prognathe ? ») détourna le jeune William de suivre les conseils
de son oncle qui voulait l'orienter vers le sacerdoce. Son choix à
lui était la littérature. Mais il n'avait que dix-neuf ans, et son tuteur
se récria. Un compromis fui trouvé : la médecine.
174 SOMERSET MAUGHAM

En 1892, Maugham se fait inscrire à Londres, à l'Ecole installée


dans les bâtiments de l'Hôpital Saint-Thomas qui, de haut, domine
la Tamise. Le futur romancier va trouver là ample matière à déce-
ler sur les vivants les ombres de la mort. Bientôt accoucheur, il
mettra au monde soixante-deux nouveaux-nés. Et, surtout, il tirera
de son expérience le décor et l'intrigue de son premier livre : Liza
of Lambeth, qui est l'histoire de la fin tragique d'une ouvrière
d'usine, consécutive à une fausse couche provoquée par une ba-
taille de rue entre l'héroïne et la femme dont elle a pris le mari.
Publié en 1897, Liza of Lambeth valut à son auteur non seule-
ment l'attention d'un nombre de lecteurs non négligeable, mais la
sollicitude de la Faculté qui offrit à l'écrivain en 1898 (il avait
dans l'intervalle terminé ses études) un poste de praticien. Mais
Maugham refusa. Il voulait continuer à écrire.
En se renouvelant, d'ailleurs. Son second roman : The Making
of a Saint (1898) en fut la preuve. Alors que son éditeur l'avait
engagé à poursuivre dans la veine de Liza, en utilisant son carnet
de notes sur les « slums » qui contenait la substance d'au moins
une demi-douzaine de récits du même type, Maugham se tourna
résolument vers le genre historique. A ses risques et périls, il le
sentit aussitôt. Son évocation de l'Italie de la Renaissance, pour
habile qu'elle ait été, suscita peu d'intérêt. Le public d'alors pré-
férait, d'évidence, Walter Scott et Stevenson.
Somerset Maugham n'en conçut point de regrets. Il avait seu-
lement cherché à perfectionner sa technique, et il estimait qu'il
n'avait point échoué. La maxime d'or était, comme il l'a dit vail-
lamment, « non d'exploiter le succès, mais de le fuir à tire d'aile ».
Son troisième volume : Orientations (1899) se situa dans cette pers-
pective. C'était, pour la première fois, un recueil de nouvelles, for-
mule dans laquelle il allait s'illustrer avec tant d'éclat. Quant aux
deux livres suivants : The Hero (1901) et Mrs Craddock (1902), ils
jalonnaient un retour de la curiosité de l'auteur vers la province
d'Angleterre, où, transplanté à l'âge de dix ans, il avait souffert
de l'exil, non assez toutefois pour que toute sympathie fût chassée
de sa vision.

Le théâtre, cependant, le tentait. Une première pièce, A Man of


Honour, montée en 1903, après cinq ans d'attente n'avait eu que
deux représentations. Avec sa ténacité habituelle, le dramaturge
n'en mit pas moins en chantier plusieurs comédies. Bien lui en
SUMERSET MAUGHAM 175

prit, car l'une d'elles : Lady Frederick, allait lui apporter, en 1907,
la notoriété et une petite fortune. A partir de là, bien entendu, les
producteurs s'arrachèrent les textes qu'ils avaient précédemment
refusés. En 1908, Maugham battit les records du succès sur les
planches en ayant quatre pièces jouées en même temps à Londres.
La manne fut la bienvenue. Depuis une dizaine d'années, Somer-
set Maugham était obligé de compter. Non sans, de-ci de-là, s'accor-
der quelques échappées vers la vie de Bohème. Après la satisfac-
tion d'estime de A Mon of Honour, il s'était installé dans un petit
appartement de Montparnasse, prenant ses repas en compagnie
d'artistes, de peintres, de sculpteurs, d'écrivains aussi, au « Chat
Blanc », dans la rue d'Odessa. La notion de budget le tracassait
ferme. « L'argent a-t-il dit, est une espèce de sixième sens sans
lequel on ne peut se servir totalement des cinq autres. » .
Comment, à cette époque, aurait-il pu imaginer qu'il serait un
jour fabuleusement riche ? Auteur de plus d'une centaine de récits
et de nouvelles, de quelque vingt-cinq pièces et d'autant de romans,
il chiffrait lui-même, il y a cinq ou six ans, ses droits d'auteur à
près de deux milliards d'anciens francs. A l'heure actuelle on peut
calculer qu'environ cinquante millions d'exemplaires de ses divers
ouvrages ont été vendus de par le monde. Celui de ses « best-t
sellers » qui vient en tête est de loin The Razor's Edge, qui a atteint
le quinze cent millième mille.
Ce pactole, Somerset Maugham en tira parti avec une incontes-
table générosité. Non seulement en pratiquant discrètement le mé-
cénat, mais en créant officiellement des bourses pour les jeunes
écrivains. Parmi les récents « espoirs » de la génération de la « co-
lère », il est piquant d'observer que Kingsley Amis et John Wain
ont été tous deux les bénéficiaires d'une fondation Maugham.
J'ai anticipé sur les événements et il nous faut revenir à la pé-
riode où l'auteur de Lady Frederick accumulait les succès maté-
riels. Non content d'approvisionner en personne les scènes de la
capitale anglaise, il adapta, en 1913, Le Bourgeois Gentilhomme
qui fut monté au « Théâtre de Sa Majesté », avec une musique
originale de Strauss. Tout était à l'euphorie, pour lui comme pour
l'ensemble de la société britannique, aveugle à la montée des me-
naces d'outre-Rhin. L'année suivante éclatait la catastrophe.


Somerset Maugham avait alors quarante ans et, se rappelant sa
profession initiale, il s'engagea dans la Croix rouge. II était sur le
front lorsqu'en octobre 1914 une ruée subite des Allemands néces-
sita l'évacuation d'un hôpital avancé. Telle était l'urgence que ceux
176 SOMERSET MAUGHAM

qui semblaient condamnés à brève échéance furent laissés sur


place. Il y avait là un pauvre gosse de soldat français, qui, compre-
nant pourquoi on l'abandonnait, se mit à hurler : « Je ne veux pas
mourir! Je suis trop jeune ! Je ne veux pas mourir! » Somerset
Maugham devait souvent répéter que,, lorsque, par la suite, il avait
été sur le point de cédor à l'attrait consolant de telle ou telle théo-
rie métaphysique ou religieuse, I*» souvenir de cette horrible cla-
meur l'avait gardé de la capitulation.
Au début de 1915, le gouvernement anglais décida que les ta-
lents de Maugham seraient mieux à leur place au service du contre-
espionnage, et c'est ainsi que l'homme de lettres se métamorphosa
en l'agent secret qu'il devait immortaliser plus tard dans le person-
nage de Ashendèn. Sa santé, toutefois, en raison sans doute des
conditions précaires dans lesquelles il avait à rencontrer en Suisse
des émissaires de l'étranger, était devenue préoccupante et il lui
fallut interrompre son séjour à Genève pour (après quelques péri-
péties, dont un voyage dans les mers du Sud et un autre en Russie
où il se déplut fort) aller chercher la guérison dans un sanatorium
d'Ecosse.
En 1915 avait paru Of Human Bondage — l'un de ses maîtres-li-
vres, et qui aujourd'hui encore est particulièrement consulté, au
même titre que The Summing Up, son autre biographie, celle-ci
non romancée (1938). L'année d'après, Maugham s'était marié —
union impulsive et enthousiaste qui devait finir mal : le divorce
fut prononcé en 1929. Une fille unique était née, en 1917, Eliza,-
beth, avec laquelle son père devait avoir, vers la fin de sa vie, des
démêlés financiers retentissants.
C'est au lendemain de la guerre que parut l'ouvrage auquel So-
merset Maugham avait travaillé pendant la dernière phase du
conflit et qui avait motivé son pèlerinage à Tahiti : The Moon and
Six Pence. L'idée de faire revivre l'odyssée spirituelle de Gauguin
était déjà ancienne chez Maugham. Dès Of Human Bondage il avait
fait allusion à la destinée d'un peintre qui sacrifiait tout à l'accom-
plissement de sa mission d'artiste, ajoutant dans une note manus-
crite qu'il reprendrait peut-être ce thème s'il en avait le loisir.
The Moon and Six Pence en fut la conséquence. C'est l'histoire
d'un visionnaire en proie à une espèce de possession, comme le
souligne si bien le titre de la version française : L'envoûte.
Il est bon de préciser que, dans le roman de Maugham, Gauguin
apparaît sous les traits d'un peintre anglais, un certain Strickland,
et que les libertés prises avec le modèle historique ont été consi-
dérables. Mais l'essentiel n'est pas dans les entorses à la réalité
ou dans l'adjonction de personnages fictifs comme le fils de Strick-
land ou Ata, la maîtresse indigène ; il est dans le fait que The
SOMERSET MAUGHAM 177

Moon and Six Pence achemina Maugham vers une province litté-
raire dont son nom, aujourd'hui, est inséparable : l'exotisme.
Jusque-là, il avait principalement réussi au théâtre, sans toute-
fois se hisser au premier rang : les noms de Shaw, de Haupt-
mann, d'Ibsen, ne le lui permettaient point. De même, dans le ro-
man, en dépit de Liza et de Of Hurrian Bondage, il ne pouvait
qu'être éclipsé par Wdls, Bennett, Galsworthy et plus encore par
D.H. Lawrence. Avec The Moon and Six Pence, son heure lui parut
avoir réellement sonné. Kipling, par chance, semblait avoir cessé
d'écrire ses contes indiens, mais le public restait, lui, sur sa faim.
La vogue de la nouvelle, en fait, croissait. La mode était à Tchekhtv,
que Maugham lui-même préférait à Maupassant. D'un élan sûr,
l'auteur de L'envoûte se lança dans la direction des terres loin-
taines, porté inconsciemment par l'admiration que, tout jeune, il
avait éprouvée pour l'Américain Melville et le Français Pierre Loti.
Ici encore, il fallut à Maugham une inébranlable persévérance.
Quand on songe, de nos jours, à un recueil aussi universellement
accepté que The Trembling of a Leaf (le titre, on le sait, a été
emprunté à Sainte-Beuve : « L'extrême félicité, à peine séparée
par une feuille tremblante de l'extrême désespoir, n'est-ce pas- la
vie? ») il paraît inconcevable que le récit le plus mémorable du
recueil : Rain, La pluie — on y voit le pasteur Davidson se tran-
cher la gorge après avoir commis le péché de chair avec la prosti-
tuée qu'il a tenté, au cours d'une escale à Pago-pago, de ramener
dans les chemins de la vertu — ait pu, présentée isolément à di-
verses rédactions de magazines, être refusée (sort également subi
par les autres contes) par une dizaine au moins de directeurs de
périodiques ! Mais Maugham ne se découragea point. Quand il eut
écrit six nouvelles, il Jes réunit. Le volume,' publié en 1921, fut un
triomphe dans le sillage duquel s'inscrivirent plus tard The Casua-
rina Tree (1926) et Ah King (1933).
Ce n'est pourtant qu'avec la série des contes assemblés sous
le titre de Ashenden (1928) que Somerset Maugham put se féliciter
d'avoir enfin conquis non pas seulement un vaste public mais
la poignée d'afficionados qui constituent l'élite. Ashenden avait
fait de timides débuts dans The Moon and Six Pence en qualité
de narrateur, un narrateur « oblique » dans la lignée du Marlow
de Joseph Conrad, mais maintenant il couvrait de son pavillon
toute la marchandise. Et, cette fois, l'intelligentsia s'ébranla. De
réservée elle devint chaleureuse. L'adhésion des lettrés était une
chose acquise.

W
178 SOMERSET MAUGHAM

Si Maugham devait, £ mainte reprise, revenir au genre du récit


bref, il n'en continua pas moins à cultiver le roman, comme le
montra la publication en 1930 de Cakes and Aie, en 1924 de The
Razor's Edge, en 1946 de Then and Now, en 1948 de Catalina.
Cakes and Aie a, en quelque mesure, ouvert la décennie à l'in-
térieur de laquelle Somerset Maugham a écrit ce qu'entre les deux
guerres il a produit de plus achevé. Le volume lui-même, malgré
la facilité de deux portraits à clef, est probablement, du point de
vue de la psychologie féminine, son meilleur ouvrage. Il a plus de
vie que The Razor's Edge, roman d'idées, confrontation si l'on veut.
de Chicago et de Benarès ; plus d'actualité que Then and Now,
tout imprégné de Machiavel et de César Borgia ; plus d'épaisseur
que l'histoire miraculeuse, mi-fable mi-satire, sur quoi brode Ca-
talina.
Somerset Maugham avait rêvé d'écrire un ultime roman qui
aurait été, pour lui qui — selon sa propre expression — était allé
vers la littérature « comme un canard va à la rivière », véritable-
ment son chant du cygne. Ce roman se serait situé de nouveau
dans les quartiers populeux de Londres et lui aurait ainsi permis
de boucler la boucle amorcée avec Liza of Lambeth. Mais il y
renonça, expliquant dans son Writer's Notebook (1949) que si
jadis, du temps de la misère, les gens étaient gais et sociables, ils
ne nourrissaient plus maintenant qu'ennui, jalousie et malveil-
lance. Non, il ne pouvait pas donner de suite à Liza Les slums
n'existaient plus. Ils étaient morts de leur belle mort : le progrès.
Ayant constaté que sa faculté d'invention avait, avec l'âge, faibli
Somerset Maugham se tourna vers la seule activité littéraire qui
lui demeurait ouverte. « Ayant perdu, dit-il, le peu de talent que
je pouvais avoir, je me fis critique ».
A cette boutade l'on doit de solides ouvrages, pénétrants et
hardis, dont la lecture est stimulante de bout en bout. Parmi les
essais les plus originaux se détachent, à mon sens, ceux sur
Edmund Burke, sur la Critique du Jugement de Kant, sur la pein-
ture du Greco et de Zurbaran, sur le roman policier, sur Goethe,
sur les Goncourt, sur Jules Renard, sur Léautaud. Le volume
intitulé Ten Novéls and their Authors (1954) offre en outre l'une
des meilleures analyses que l'on a jamais écrites sur la technique
du récit de fiction. Elle égale et complète le célèbre Aspects of
the Novel d'un autre grand seigneur des lettres britanniques
contemporaines : E. M. Forster.


SOMERSET MAUGHAM 179

Les années, cependant, avaient passé. L'homme qui avait tant


voyagé se sentait las. La guerre de 1939 ne lui avait apporté pu
que dangers — pon nom figurait dans les tout premiers sur la
liste noire de Goebbels — ou que tribulations — l'Intelligence Ser-
vice l'avait ré-employé à Paris, mais le déferlement des troupes
nazies l'avait contraint à regagner, non sans mille difficultés (on
le considéra pendant plusieurs semaines comme perdu) l'Angle-
terre avant de se rendre aux Etats-Unis. La paix revenue, Jl ne
s'était certes pas mué en ermite, mais néanmoins il allait de plus
en plus s'attacher à son cap Ferrât pour, finalement, ne plus s'en
éloigner. Il aimait profondément ce superbe coin de France,
comme d'ailleurs la France entière. Mais n'était-ce point réci-
proque ? La France ne l'avait-elle pas fait docteur honoris causa,
et Commandeur de la Légion d'honneur ?
Les toutes dernières années de Somerset Maugham furent mé-
lancoliques. Pour son quatre-vingt-onzième anniversaire, le 25 jan-
vier 1965, il avait reçu en compagnie de son fidèle secrétaire, Alan
Searle, la visite d'un journaliste anglais qui fut frappé par la soli-
tude de cet homme presque aveugle et sourd qui avait été na-
guère l'un des « lions » de la société la plus enviée, et dont la
fastueuse villa, vidée de sa collection de tableaux (la vente avait
provoqué peu de temps auparavant de lamentables1 remous fami-
liaux) et aussi de sa bibliothèque si précieuse (l'écrivain en avait
fait cadeau à son ancienne école) avait un air d'abandon bien fait
pour s'associer à l'angoisse que venait d'éprouver Maugham en
apprenant l'agonie de son illustre voisin en terre française, Wins-
ton Churchill.

A l'heure où vient seulement de s'éteindre une activité qui fut


obstinée, abondante et prospère, une pudeur évidente impose de
ne point porter de jugement sur l'œuvre, dont le temps aura pour
tâche de trier les éléments. Il suffit de dire aujourd'hui que notre
pays perd en Somerset Maugham non seulement un compagnon
de longue date mais un prosateur en affinités étroites avec celles
de nos qualités que lui-même estimait les plus représentatives :
lucidité, limpidité, équilibre. Non que l'on veuille se donner le
ridicule de prétendre que Maugham n'a pas été typiquement an-
glais : il y a chez lui une palpitation de vie, une vibration poéti-
que, une richesse descriptive qui, s'ajoutant à la précision du
diagnostic clinique, l'apparentent à Kipling et, plus près de nous,
à un H. E. Bâtes ou à un L. P, Hartley. Mais il est indéniable
qu'il a cherché par-dessus tout à retrouver le grand secret de la
simplicité d'un Voltaire ou de la pureté — fût-elle parfois décora-
180 SOMERSET MAUGHAM

tive—d'un Anatole France. Sa modestie, en tout cas, n'était point


apprêtée. Le plus bel hommage qu'il ait reçu de sa vie lui est
venu, a-t-il remarqué, d'un G. /. qui, en poste en Nouvelle Guinée/
lui écrivit qu'il l'aimait parce qu'en le lisant il n'avait pas un
seul mot à chercher dans le dictionnaire.
Quel qu'ait été le dosage de la tradition anglaise et de l'in-
fluence de la France dans le style de Somerset Maugham, un
fait demeure qui est îa sincérité passionnée de son attachement
au? lettres. Il se plaisait lui-même à citer l'anecdote de ce vieux
monsieur français qui passait depuis plus de vingt ans toutes ses
soirées chez sa maîtresse. « Enfin, lui dit un ami, pourquoi donc
ne l'épousez-vous pas ? » — « Seigneur, répondit le vieux monsieur,
où passerais-je alors mes soirées ? » Et Maugham de conclure :
« C'est exactement la même chose pour moi. Si je ne m'étais pas
consacré à la littérature, où Seigneur aurais-je passé mes ma-
tinées ? »
RAYMOND LAS VERGNAS,

Vous aimerez peut-être aussi