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Article

Infox#13 : « le e-learning, c'est avant tout une question de maîtrise


d'outils techniques »

PERAYA, Daniel

Abstract

Déconstruction de la représentation largement partagée selon laquelle la maîtrise des outils


techniques suffirait à concevoir et mettre en œuvre des formation en ligne.

Reference
PERAYA, Daniel. Infox#13 : « le e-learning, c’est avant tout une question de maîtrise d’outils
techniques ». Blog du Laboratoire d'Innovation Pédagogique, Université de Fribourg,
2020

Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:135048

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 lip@unifr.ch

U a

INFOX#13 : « Le e-learning, c’est


avant tout une question de
maîtrise d’outils techniques »
Mis en ligne le 8 avril 2020

Par Daniel Peraya


 
e
Au milieu du 19 siècle, I. Pitman invente la formation à distance, les cours par
correspondance. Il peut compter sur de « nouvelles technologies de l’information et de
la communication » : un papier de qualité et bon marché, le timbre poste et un service
postal able. Depuis, la FAD s’est toujours appuyée sur les technologies – les médias de
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masse (radio et télévision), Internet, le Web social, les technologies mobiles et


ubiquitaires actuelles  –, qui ont été en même temps un des facteurs de son évolution
(Henri, 2013). De là, à imaginer que tout est a aire de technologies, et qu’il su rait de
maîtriser les « outils techniques », il n’y a qu’un pas, trop vite franchi par de nombreux
acteurs de terrain, ingénieurs pédagogiques, enseignants et chercheurs. Or, rien n’est
moins vrai : le croire et le faire croire relèvent d’une approche simpli catrice  qui nuit
gravement à toute forme de formation à distance, d’autant plus quand c’est le fait de
spécialistes. Une telle approche réduit en e et la complexité du processus
d’enseignement et d’apprentissage à distance à la maîtrise de technologies –
  fonctionnements matériel et logiciel  – et donc à celle de compétences strictement
instrumentales. Cette conception technocentrée présuppose que la technologie peut
résoudre tous les problèmes que rencontre l’éducation  et que, par conséquent, la
maîtrise de la technologie est la clé du succès.  Erreur !

Du côté des enseignants, de nombreux travaux montrent que la maîtrise des


technologies qu’ils ont acquise se limite souvent à une littéracie de premier niveau (la
connaissance des outils numériques), alors que la littéracie numérique implique des
compétences complexes et transversales d’ordres cognitif, communicationnel et social.
Les lecteurs connaissent certainement les di érents modèles d’appropriation des
technologies par les enseignants (pour une très bonne analyse de ceux.ci, voir Fiévez,
2017) : tous font état de paliers entre la maîtrise instrumentale des technologies jusqu’à
leur usage créatif et innovant, caractéristique d’une réelle intégration dans le processus
d’enseignement et d’apprentissage, qui constitue aujourd’hui l’objectif de la formation
aux technologies des enseignants. D’autres raisons ont déjà été développées dans les
précédents billets par F. Henri et C. Peltier : la FAD à laquelle nous croyons n’est pas un
cours présentiel «  porté à distance  » grâce à des «  outils  » de di usion de masse,
aujourd’hui électroniques. Pour les concepteurs, souvent des enseignants, la maîtrise
du processus extrêmement complexe d’ingénierie pédagogique est bien plus
importante que la technologie mise en œuvre. L’intégration des technologies fait partie
d’un processus plus large : maîtriser des outils techniques ne su t donc pas.

Quant à la situation des apprenants, elle n’est pas fondamentalement di érente  : la


fracture numérique de second degré, celle qui survient une fois que l’accessibilité aux
technologies ne constitue plus une cause d’inégalité, porte sur l‘appropriation des
technologies et la nature de leurs usages (Granjon, Lelong et Metzger, 2009). Eux aussi
manquent de compétences cognitives, sociales, communicationnelles et
technopédagogiques. Au-delà des considérations relatives aux usages des technologies,
je vous renverrai volontiers à l’immense littérature qui montre l’importance notamment
de l’accompagnement, mais aussi de l’autonomie, de la motivation, du sentiment d’auto-
e cacité de l’apprenant pour sa réussite dans une formation à distance (récemment
Henri, 2019).

Mais alors pourquoi cette croyance, souvent aveugle, dans ces «  outils  » et leur
maîtrise  ? De quelle conception ce terme est-il l’indicateur, le symptôme  ? Quelles
représentations véhicule-t-il ? Peut-on ré échir l’objet technique en d’autres termes que
celui d’outil ?

Ce dernier terme entretient une vision strictement utilitariste, dont relève d’ailleurs la
métaphore de la «  quincaillerie  » (Cloutier, 1973) souvent utilisée pour désigner les
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moyens, les «  auxiliaires  » audiovisuels dans les années 1970. Cette conception
prolonge celle que décrivait G. Simondon (1958/2015) à propos du rapport de l’homme
à la technique : il identi e deux statuts opposés, celui de majorité et celui de minorité :
«  Le statut de minorité est celui selon lequel l’objet technique est avant tout un objet
d’usage, nécessaire à la vie quotidienne, faisant partie de l’entourage au milieu duquel
l’individu humain grandit et se forme.» (p.  123). N’est-ce pas là une représentation
exacte du rapport que nous entretenons au quotidien avec nos technologies
contemporaines  ? Le statut de majorité, par contre, correspond «  à une prise de
conscience et à une opération ré échie de l’adulte libre qui a à sa disposition les
moyens de la connaissance rationnelle et élaborée par la science  » (ibid.). Dans les
rapports sociaux, à l’artisan la charge de faire rayonner le statut de minorité, les
techniques «  serviles  », à l’ingénieur celle du statut de majorité et des techniques
«  nobles  ». L’auteur poursuit son analyse en ces termes  : «  Dans l’antiquité, une très
grande partie des opérations techniques étaient rejetées en dehors du domaine de la
pensée : c’était les opérations qui correspondaient aux occupations serviles. De même
que l’esclave était rejeté en dehors de la cité, de même les opérations serviles et les
objets qui leur correspondaient étaient bannis de l’univers du discours, de la pensée
ré échie, de la culture [1]. » (p. 124).

Depuis les travaux précurseurs de G. Simondon, les objets techniques ont fait l’objet de
nombreuses approches visant à leur restituer leur dimension discursive, culturelle,
sociale et anthropologique  [2]. Dans le domaine des technologies éducatives et de la
FAD, les objets techniques ont donné lieu à des modélisations particulièrement
inspirantes  [3]. Issues de disciplines di érentes (sciences de l’information et la
communication, sémiopragmatique, psychologie et ergonomie cognitives, sociologie
des usages), elles convergent sur de nombreux points, dont celui-ci, essentiel  : elles
révèlent une posture épistémologique commune puisqu’elles visent à distinguer l’outil –
 l’objet empirique – de l’objet théorique [4] (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 2005),
autrement dit, l’objet concret de l’objet de recherche (Davallon, 2004). La
problématisation ainsi que la construction de l’objet théorique détachent ainsi l’objet
technique de sa réalité empirique (statut de minorité) pour l’insérer dans un univers
discursif, celui de la science et de la modélisation (statut de majorité). Ces approches
ont largement contribué à la compréhension de la complexité de ce qu’est apprendre à
distance et à l’élaboration de dispositifs plus ré échis. Dans les années 1970, la
mutation de la télévision, considérée d’abord comme un moyen de di usion de
l’information ensuite comme un dispositif d’énonciation –  producteur de signi cations
et de relations sociales  –   me paraît signi catif de ce passage de l’objet empirique à
l’objet de recherche.

La crise sanitaire que nous connaissons aujourd’hui renvoie la formation à distance à


ces objectifs originels : « vaincre la distance » et assurer la continuité de l’apprentissage
malgré le con nement généralisé. Documenter et analyser les pratiques réelles, en
temps de crise, me semble une nécessité. J’entrevois deux hypothèses, au sortir de la
crise. Dans l’urgence et l’impréparation, pour avoir permis de parer au plus pressé, la
conception utilitariste, celle des «  outils  » sortira renforcée et, avec elle, la conception
traditionnelle – majoritairement transmissive  – de l’enseignement et de sa forme
scolaire ou universitaire. La seconde est celle, vous en vous doutez, que j’aimerais voir
se réaliser  : que surgisse, pour surmonter les di cultés de la pratique, un large
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mouvement de ré exion et de créativité permettant de dépasser la conception servile


des technologies, que convergent en n les démarches des praticiens et des chercheurs
pour que germent les éléments d’une innovation technopédagogique ouvrant sur un
véritable changement paradigmatique susceptible de perdurer au-delà de la crise.

Vous relèverez le dé , j’en suis sûr.

[1] Nous soulignons.

[2] On se souviendra des Mythologies (1957) de R. Barthes qui mettaient en lumière


l’investissement symbolique et social surimposé à certaines personnes, à certains
événements ou objets de notre quotidien, comme l’emblématique Citroën DS. On
pourrait rappeler aussi le travail de J. Baudrillard (1968) à propos des objets de la vie
quotidienne des Français, considérés comme un système de signes destinés à produire
du sens et des signi cations statutaires.

[3] Par exemple, les dispositifs sociotechniques, les dispositifs de formation et de


communication médiatisées, les Environnements Informatique pour l’Apprentissage
Humain (EIAH), les instruments ou les systèmes d’instruments.

[4] D’une part, « la recherche scienti que s’organise en fait autour d’objets construits qui
n’ont plus rien de commun avec les unités découpées par la perception naïve »
(Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 2005, p. 52) et, d’autre part, « un objet de
recherche, si partiel et parcellaire soit-il, ne peut être dé ni et construit qu’en fonction
d’une problématique théorique permettant de soumettre à une interrogation
systématique les aspects de la réalité mis en relation par la question qui leur est posée.
» (op. cit., p. 54).

Daniel Peraya
Professeur honoraire, TECFA, FPSE, Université de Genève,
daniel.peraya@unige.ch

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Bibliographie

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préalables épistémologiques.  Berlin : Mouton.

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Contribution présentée au BCTF Public Education Conference, Technology, Public
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Presses de l’Université du Québec.

Granjon, F., Lelong, B. et Metzger, J.L. (2009) (dir.), Inégalités numériques : clivages sociaux
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Henri, F. (2019). Quel changement à l’ère du numérique ? Quelle ingénierie pédagogique


pour y répondre ? Médiations et Médiatisations, 2, 227-235. Récupéré le 26 mars 2002 de :
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Paquette. G. (2002). L’ingénierie pédagogique pour construire l’apprentissage en réseau.


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