Vous êtes sur la page 1sur 11

Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -

Date : 21/1/2016 13h54 Page 119/152

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
Le De Luce de Robert Grosseteste :
présentation et traduction
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

PRÉSENTATION

Le De Luce de Robert Grosseteste est le seul traité de cosmogonie depuis le


Timée et jusqu'à l'époque contemporaine 1. Et pourtant, il n'a jamais été traduit en
français. Par ailleurs, les commentateurs se sont surtout souciés d'en établir le
texte et d'en identifier les sources 2. Nous pourrons donc nous en dispenser et
tenter d'en comprendre l'articulation avant d'en proposer une traduction française.
Grosseteste doit expliquer comment a été créé le cosmos ptoléméo-aristotélicien
médiéval composé de treize sphères : une sphère anastrale aux confins du cosmos,
puis la sphère des fixes, les cinq sphères planétaires et les deux luminaires, enfin les
quatre sphères des quatre éléments sublunaires. Il introduit une première sphère
anastrale pour avoir neuf sphères célestes correspondant aux neuf chœurs des
anges 3. Cette coïncidence théologique n'est toutefois pas la seule raison, une raison
astronomique va s'y ajouter, on le verra. Le Soleil se situe entre Mars et Vénus, au-
dessous de Saturne et Jupiter, et la Lune au-dessous de Mercure. Enfin, il ajoute les
quatre sphères sublunaires, celles du feu, de l'air, de l'eau et de la terre, parce que,
d'une part, son explication physique peut rendre compte de la position centrale de
la Terre et, d'autre part, les trois autres permettent d'expliquer des phénomènes
météorologiques comme les comètes dans la sphère du feu et l'arc-en-ciel dans les
sphères de l'air et de l'eau. Ces phénomènes, de nature transitoire, ressortissent en
effet de la génération et de la corruption sublunaire.
Grosseteste explique la création de ce cosmos par l'interaction de la lumière et
de la matière. La matière est tirée du néant dont elle partage ne serait-ce que le
caractère inerte 4 ; la lumière est créée performativement, c'est l'incarnation du

1. James MCEVOY, The Philosophy of Robert Grosseteste, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 151.
2. Voir ibidem, pp. 149-205, et encore récemment, Cecilia PANTI, « Roberft Grosseteste's De Luce.
A critical edition », in John FLOOD, James R. GINTHER, Joseph W. GOERING, Robert Grosseteste and his
intellectual milieu. New editions and studies, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2013,
pp. 193-238.
3. Robert GROSSETESTE, Hexaëmeron, ed. Richard C. Dales et Servus Gieben, London, Oxford
University Press, 1982, part. 3, cap. VIII, 1, lin. 11-16.
4. Ibidem, part. 1, cap. XV.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2016


Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 120/152

120 Gérard Jorland

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
verbe divin 5. À ce titre, elle est la corporéité même : elle se multiplie et se diffuse
d'elle-même dans toutes les directions. Elle est donc par elle-même tridimension-
nelle. Et c'est elle qui va donner corps à la matière. À l'origine n'existent qu'un
grain de lumière et un point matériel. Ce grain de lumière, en se démultipliant, va
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

entraîner avec lui la matière dans toutes les directions. Tout se passe comme s'il
s'agissait d'un ferment qui, en proliférant, faisait lever la matière comme une
pâte. La lumière étend ainsi la matière jusqu'au point où elle est tellement dia-
phane qu'elle risquerait de se dissiper. Ces confins du cosmos forment la sphère
anastrale, tellement fine que ne subsiste aucun amas de matière qui puisse consti-
tuer un astre quelconque.
Grosseteste doit au préalable lever une objection formulée par Aristote. Dans
ses traités De la génération et de la corruption et Du Ciel, Aristote soutient en
effet qu'on ne peut pas composer une ligne à partir de points, une surface à partir
de lignes, ni un volume à partir de surfaces, c'est‑à-dire, ce qu'on appellerait
aujourd'hui une variété de dimension quelconque à partir d'une variété de dimen-
sion inférieure. Inversement, comment un corps qui occupe un espace tridimen-
sionnel pourrait-il être réduit à des points qui n'ont pas d'extension ? En d'autres
termes, pour Aristote, les dimensions ne sont pas additives 6. Grosseteste admet
cette objection pour des grandeurs finies. Mais, sachant depuis Anselme que
l'infini emporte l'existence 7, il lève l'objection aristotélicienne en recourant à
l'infini. Une grandeur finie ne peut pas engendrer une autre grandeur, il y faut
une grandeur infinie. Et de fait, nous savons aujourd'hui, mais dans un tout autre
cadre, celui des fondements de l'Analyse mathématique, qu'une grandeur éten-
due est bien constituée par un ensemble infini (continu) de points, c'est‑à-dire
qu'il y a une correspondance biunivoque entre les points d'une grandeur étendue
et les nombres réels.
Puisqu'une grandeur finie ne peut être engendrée que par une grandeur infi-
nie, pour créer un cosmos à treize sphères, toutes à une distance différente du
centre, il faut autant d'infinis. Grosseteste a donc l'intuition qu'existent plusieurs
infinis, les uns « plus grands » que les autres. Les exemples qu'il prend sont
erronés, nous le savons aujourd'hui. Il n'est pas vrai que la somme infinie des
entiers naturels soit plus grande que celle des entiers pairs parce que s'y ajoute-
rait celle des entiers impairs ; ou encore que la somme des entiers multipliés par
deux soit le double de la somme de leurs moitiés. Ce sont des séries divergentes
qui n'ont donc pas de somme. Si l'on traduit agregatio par agrégat, ou

5. Ibidem, part. 2, cap. I.1.


6. ARISTOTE, De la génération et de la corruption 316a30-34, et Du Ciel, 298b-300a.
7. Michael ROBSON, « Saint Anselm, Robert Grosseteste and the franciscan Tradition », in James
MCEVOY, Robert Grosseteste : new perspectives on his thought and scholarship, Turnhout, Brepols,
1995, pp. 233-256.
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 121/152

Le De Luce de Robert Grosseteste : présentation et traduction 121

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
ensemble, et non plus par somme, l'ensemble des entiers naturels n'en devient
pas « plus grand » que l'ensemble des entiers pairs ni l'ensemble des doubles
deux fois « plus grand » que celui de leurs moitiés car on peut toujours établir
une correspondance biunivoque entre chacun des éléments des ensembles pairs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

ou doubles et un entier naturel, chacun de ces ensembles est dit « dénombrable ».


Ce qui caractérise précisément les ensembles infinis, c'est qu'ils sont aussi
grands (ils ont la même cardinalité) que leurs parties propres. Il n'empêche qu'il
y a bien plusieurs infinis comme Grosseteste en eut l'intuition, qui se distinguent
par leur cardinal différent. Pour ne citer que les deux plus familiers, l'infini
dénombrable des nombres naturels a un cardinal inférieur à l'infini continu des
nombres réels.
Grosseteste a certes tort de penser que si l'on retranche le premier terme d'une
somme infinie d'entiers naturels, son rapport à l'une de ses parties propres, par
exemple la somme des entiers pairs, ne sera plus entier mais non entier. Il a tort
puisqu'une fois encore, ces séries étant divergentes, elles ne peuvent pas être
sommées. Mais il en a besoin pour faire la différence entre les infinis des sphères
célestes dont les rapports sont entiers et qui sont des parties aliquotes les uns des
autres dans un ordre ascendant, et les infinis des sphères sublunaires dont les
rapports sont non entiers et qui sont des parties aliquantes les uns des autres dans
un ordre ascendant. Il en a besoin pour rendre compte arithmétiquement, et non
plus moralement, de la perfection des uns et de l'imperfection des autres. Mais
dire que Grosseteste a eu l'intuition de la pluralité des infinis ne revient nulle-
ment à en faire un précurseur de Cantor. Simplement, les problèmes que l'huma-
nité peut se poser n'étant pas indéfinis, pas plus que les solutions qu'elle peut
leur apporter, il n'est donc pas étonnant que les mêmes problèmes se posent à des
époques différentes et que le même type de solution puisse leur être apporté, les
contextes, en l'occurrence la création du Cosmos par un Dieu infini et les fonde-
ments de l'Analyse mathématique, conduisant à des formulations bien différentes
du même type de solution. Les contextes font que Grosseteste va du Dieu créa-
teur à l'infini mathématique et Cantor, à l'inverse, de l'infini mathématique au
Dieu créateur.
Ce modèle mathématique permet à Grosseteste de comprendre comment la
lumière peut à la fois rester infinie et créer un univers hiérarchisé. Une fois la
matière étendue sphériquement au maximum, à la limite du vide physiquement
impossible, sa partie extrême, la plus tendue, va constituer la plus haute sphère,
qu'il appelle « firmament ». La lumière dont elle est imprégnée ne pouvant plus
agir en extension, elle est alors réémise par la matière vers le centre. Grosseteste
fait la différence entre la lumière originelle, lux, incarnation de Dieu 8, et la

8. Robert GROSSETESTE, Hexaëmeron, op. cit., part. 8, cap. III, 1 : Deus est lux.
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 122/152

122 Gérard Jorland

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
lumière réémise, lumen, la luminosité. Alors que la lumière est centrifuge, la
luminosité est centripète. Tel un rouleau de pâtisserie qui, faisant retour, étale la
pâte intérieure en la repoussant vers le centre, la luminosité étale la matière
intérieure en l'accumulant vers le centre. Rencontrant à mesure qu'elle approche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

du centre de plus en plus de matière, opaque, et qui donc lui fait obstacle, la
luminosité faiblit. Certes, mais tout en demeurant infinie. Tout se passe comme
si, en effet, elle y perdait à chaque fois une partie propre, par exemple la série des
nombres impairs. Ainsi la luminosité laisse-t‑elle subsister des concrétions maté-
rielles qui constituent les fixes, les cinq planètes et les deux luminaires, en autant
de sphères ; et puis les quatre éléments sublunaires, mais cette fois en couches de
plus en plus épaisses.
Il ne lui reste plus qu'à mettre ses sphères en mouvement. Il reprend évidem-
ment les deux mouvements aristotéliciens, le mouvement circulaire des sphères
célestes qui, étant achevées, ne sont plus soumises au mouvement rectiligne
alternatif de raréfaction et de densification. La dernière sphère anastrale leur
confère ce mouvement circulaire en posant son regard incorporel sur elles
comme on souffle tangentiellement sur un ballon pour le faire rouler. Un second
mouvement circulaire de la huitième sphère, la sphère des fixes, soit continu
d'Occident en Orient, soit alternatif dans un sens puis dans l'autre, « d'accès et
de recès », explique la procession des équinoxes. Et c'est pour dissocier ces
deux mouvements que Robert Grosseteste introduit, après Ptolémée et ses suc-
cesseurs, une neuvième sphère anastrale dont la seule fonction est d'expliquer le
mouvement diurne du ciel d'Orient en Occident pour réserver à la huitième
sphère le lent mouvement du ciel en sens inverse qui modifie son apparence au
cours des millénaires. Quant aux sphères sublunaires, n'étant pas achevées, elles
restent soumises au mouvement rectiligne alternatif de raréfaction et de densifi-
cation et se trouvent donc privées de mouvement circulaire.
Robert Grosseteste conclut à la perfection de ce cosmos de création divine
par la numérologie. Attribuant le nombre un à la forme, le deux à la matière, le
trois à la composition et le quatre au composé, il calcule que leur somme donne
le nombre dix, c'est‑à-dire le nombre de sphères si l'on ne compte les sphères
sublunaires que pour une seule étant donné qu'elles sont toutes identiquement
soumises à la génération et à la corruption. Que le nombre de sphères ainsi
réduit corresponde à la somme des éléments qui les composent est une marque
de perfection de la Création.

Gérard JORLAND,
CNRS-EHESS
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 123/152

Le De Luce de Robert Grosseteste : présentation et traduction 123

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
TRADUCTION

De la lumière Robert Grosseteste


Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

Je considère que la première forme corporelle, qu'on appelle « corporéité »,


c'est la lumière. La lumière, en effet, se diffuse elle-même par elle-même dans
toutes les directions, de sorte qu'une sphère lumineuse aussi grande qu'on vou-
dra est instantanément engendrée à partir d'un point lumineux, pourvu qu'aucun
corps opaque ne lui fasse obstacle. La corporéité est la conséquence nécessaire
de l'extension de la matière dans les trois dimensions, bien que l'une et l'autre,
la corporéité et la matière, soient en elles-mêmes des substances simples, privées
de toute dimension. Il est impossible en vérité qu'une forme, en soi-même simple
et sans dimension, introduise des dimensions dans toutes les directions dans une
matière semblablement simple et sans dimension, si ce n'est en se multipliant
elle-même et en se diffusant instantanément dans toutes les directions, et en
étendant la matière dans sa propre diffusion puisque la forme même ne peut pas
abandonner la matière dont elle est inséparable ni la matière même ne peut être
évacuée de sa forme.
Alors, j'ai proposé que cette opération de se multiplier soi-même et de se
diffuser dans toutes les directions fût le propre de la lumière. Par conséquent, ce
qui œuvre ainsi, ce ne peut être que la lumière elle-même ou ce qui participe de
la lumière qui le fait par elle-même. La corporéité est donc soit la lumière elle-
même, soit ce qui agit ainsi et confère une dimensionnalité à la matière en tant
que participant à la lumière et en vertu de la lumière. Or il est impossible que la
première forme confère une dimensionnalité à la matière en vertu d'une forme
subséquente. La lumière n'est donc pas une forme subséquente de la corporéité,
elle est la corporéité même.
En outre, les savants considèrent que la première forme corporelle est plus
digne que toutes les formes consécutives, et d'une essence plus excellente et plus
noble, et plus semblable aux formes qui se tiennent séparées [de la matière]. La
lumière est incontestablement d'une essence plus digne, plus excellente et plus
noble que toutes les autres choses corporelles, et plus semblable à toutes les
formes qui se tiennent séparées [de la matière] et qui sont les intelligibles. La
lumière est donc bien la première forme corporelle.
Ainsi la lumière, qui est la première forme de la première matière créée, se
démultipliant par elle-même de tous côtés à l'infini, s'étendant de toutes parts
également, étira avec elle, à l'origine des temps, sur toute l'étendue de la
machine du monde, une masse de matière dont elle ne pouvait pas se dessaisir.
Mais l'extension de la matière ne pouvait pas être produite par la multiplication
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 124/152

124 Gérard Jorland

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
finie de la lumière car la réplication finie du simple ne peut engendrer une
quantité, comme Aristote l'a montré démonstrativement ; une multiplication infi-
nie est nécessaire pour engendrer une quantité finie, car le produit d'une multi-
plication infinie de quelque chose excède infiniment ce dont la multiplication l'a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

produit. Et le simple n'est pas infiniment excédé par le simple, mais seulement
d'une quantité finie. Une quantité infinie excède en effet le simple d'une infinité
d'infinis. Donc la lumière, qui est le simple en soi, infiniment multipliée, est
nécessaire pour étirer la matière, semblablement simple, dans des dimensions de
grandeur finie.
Or il est possible qu'une somme numérique infinie se trouve dans un rapport
entier (numeralis) quelconque avec une somme infinie et même dans un rapport
non entier (non numeralis) quelconque. Il y a des infinis plus grands que
d'autres et des infinis plus petits. En effet, la somme de tous les nombres, aussi
bien pairs qu'impairs, est infinie et c'est une somme plus grande que celle de
tous les nombres pairs qui est elle aussi néanmoins infinie. Car elle l'excède de
la somme de tous les nombres impairs. La somme de tous les nombres doublés
depuis l'unité sans discontinuer est ainsi infinie. Et semblablement, la somme
de toutes les moitiés de ces doubles est infinie, desquelles moitiés cependant la
somme doit être nécessairement la moitié de la somme de leurs doubles. De
même, la somme de tous les nombres triplés depuis l'unité sans discontinuer est
le triple de la somme de leurs tiers. Et il en va de même de toutes les espèces de
rapports entiers étant donné que l'infini peut être dans n'importe lequel de ces
rapports avec l'infini.
Si l'on pose la somme infinie de tous les doubles continument depuis l'unité
et la somme infinie de toutes leurs moitiés correspondantes, que l'on retranche
de la somme des moitiés l'unité ou n'importe quel nombre fini, cette soustrac-
tion faite, il ne subsistera pas entre la première somme et le reste de la seconde
somme un rapport de un à deux, ni de quelque entier que ce soit ; car si la
soustraction de la plus petite extrémité laissait un autre rapport entier, il faudrait
que ce qui a été soustrait fût une partie aliquote de ce dont elle a été soustraite
ou une partie aliquote d'une partie aliquote. Mais en vérité, un nombre fini ne
peut pas être une partie aliquote ni une partie aliquote d'une partie aliquote d'un
nombre infini. Donc la soustraction d'un nombre fini de la somme infinie des
moitiés ne laisse pas un rapport entier entre la somme infinie des doubles et le
reste de la somme infinie des moitiés.
Dans ces conditions, il est évident que la lumière, par sa multiplication infinie,
étire la matière dans des dimensions finies plus ou moins grandes selon le rapport,
quel qu'il soit, entier naturellement mais aussi bien non entier, qu'elles entre-
tiennent l'une avec l'autre. Si la lumière étire ainsi la matière sur deux coudées
par sa multiplication infinie, elle l'étirera sur quatre coudées par sa multiplication
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 125/152

Le De Luce de Robert Grosseteste : présentation et traduction 125

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
infinie redoublée, et sur une seule coudée par sa multiplication infinie réduite de
moitié, et ainsi de suite selon des rapports entiers et non entiers.
C'est, je pense, ce qu'entendaient les philosophes en avançant que tout était
composé d'atomes et en disant que les corps étaient composés de surfaces, les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

surfaces de lignes et les lignes de points. Et cette maxime ne contredit pas celle
qui pose qu'une grandeur est composée seulement de grandeurs, car « de » se dit
d'autant de manières que « partie ». Et de fait, une chose est de dire que la moitié
est une partie du tout qui prise deux fois redonne ce tout, autre chose que le côté
est une partie du diamètre qui le redonne non aliquotement, mais le dépasse s'il
est pris aliquotement. Comme une chose est de dire que l'angle de contingence
est une partie de l'angle droit dans lequel il est contenu une infinité de fois, et
cependant sa soustraction un nombre fini de fois de l'angle droit diminue celui-
ci ; et autre chose que le point est une partie de la ligne dans laquelle il est
compris une infinité de fois, et la soustraction d'un nombre fini de points ne la
diminue pas.
Revenant donc à mon sujet, je dis que la lumière, par sa multiplication à l'infini
faite uniformément dans toutes les directions, étale la matière uniformément de
tous côtés en une forme sphérique. Il suit alors nécessairement de son extension
que les parties matérielles externes sont plus étalées et plus raréfiées que les
parties internes proches du centre. Et quand les parties externes auront été raré-
fiées au dernier degré, les parties internes seront encore susceptibles d'une plus
grande raréfaction.
Donc la lumière (lux), étalant la première matière en forme sphérique de la
manière susdite et raréfiant les parties externes de la sphère la plus éloignée,
accomplit les possibilités de la matière et ne la laisse pas tant qu'elle est suscep-
tible d'une compression ultérieure. C'est ainsi que le premier corps dans la
sphère la plus éloignée, appelée « firmament », est parfait, n'ayant rien dans sa
composition si ce n'est la première matière et la première forme. Et pour cette
raison, c'est le corps le plus simple en ce qui concerne les parties composant son
essence et le plus grand quantitativement, ne différant pas du corps générique si
ce n'est en ceci, qu'en lui, la matière est accomplie seulement par la première
forme. Le corps générique en revanche, qui est en lui comme en tout autre corps,
ayant dans son essence la première matière et la première forme, se soustrait à la
complétion de la matière par la première forme et à la diminution du fait de la
complétion de la matière par la première forme.
Le premier corps accompli de cette manière qu'est le firmament répand alors
sa propre luminosité de chacune de ses parties vers le centre du tout. Comme,
en effet, la lumière est la perfection du premier corps et se multiplie toujours
naturellement, la lumière du premier corps est diffusée nécessairement vers le
centre du tout et, comme la forme substantielle n'est pas séparable de la matière,
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 126/152

126 Gérard Jorland

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
dans sa diffusion à partir du premier corps, elle déploie avec elle la spiritualité
de la matière du premier corps. Et ainsi procède du premier corps la lumino-
sité – corps spirituel ou si l'on préfère esprit corporel – qui, dans son transit, ne
divise pas le corps qu'elle traverse, mais passe instantanément à travers le corps
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

céleste jusqu'au centre. Ce passage ne doit pas être entendu comme celui d'une
chose quelconque traversant en grand nombre le ciel jusqu'au centre du monde,
cette éventualité serait en effet impossible. Mais comme une multiplication par
soi-même et une génération infinie.
Ainsi donc la luminosité elle-même, collectée et répandue depuis le premier
corps jusqu'au centre, agrégea la masse existant au-dessous du premier corps. Et
comme le premier corps ne pouvait plus être amoindri, puisqu'il était parachevé
et invariable, et comme il ne pouvait pas y avoir de lieu vide, il était nécessaire
que les parties externes de ladite masse fussent séparées de l'agrégat lui-même
et étalées. Et ainsi se produisait une plus grande densité dans les parties internes
de ladite masse tandis que la raréfaction était augmentée dans les parties
externes. Telle fut la puissance de la lumière agrégeant et ségrégeant de l'agré-
gation même, qu'elle amincît et raréfiât les parties externes de la masse mainte-
nue sous le premier corps. Et ainsi la seconde sphère, qui ne pouvait recevoir
aucune compression ultérieure, arriva à complétion dans les parties extérieures
mêmes de ladite masse. Voilà comment la luminosité, générée par la première
sphère, accomplit et parfait la seconde sphère. Mais la lumière, qui est simple
dans la première sphère, est redoublée dans la seconde.
De même que la luminosité engendrée par le premier corps accomplit la
seconde sphère et laissa sous cette seconde sphère une masse plus dense, de
même la luminosité engendrée par la seconde sphère accomplit la troisième et
laissa sous cette même troisième sphère par agrégation une masse encore plus
dense. Et l'agrégation même désagrégeant continua dans cet ordre jusqu'à ce que
les neuf sphères célestes fussent accomplies et sous la neuvième sphère, la plus
basse, s'agrégeât une masse dense qui fût la matière des quatre éléments.
Cette dernière sphère, qui est la sphère lunaire, engendrant hors d'elle-même
sa propre luminosité, agrégeait par sa luminosité une masse contenue sous elle,
dont elle amincissait et désagrégeait les parties extérieures en l'agrégeant. Cepen-
dant, la puissance de sa luminosité ne fut pas telle qu'en agrégeant elle désagré-
gea les parties extérieures au maximum. C'est à cause de cela que l'imperfection
subsista dans toutes les parties de cette masse qui conservait la possibilité d'être
agrégée et désagrégée.
La partie supérieure de cette masse qui n'a pas été totalement désagrégée, mais
dont la désagrégation a néanmoins produit le feu, resta encore une matière élé-
mentaire. Et cet élément engendrant à son tour hors de lui-même une luminosité
et agrégeant une masse contenus sous lui, désagrégea ses parties extérieures – une
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 127/152

Le De Luce de Robert Grosseteste : présentation et traduction 127

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
désagrégation toutefois moindre que celle du feu – et produisit ainsi l'air. L'air
lui aussi, engendrant hors de lui un corps spirituel ou un esprit corporel et agré-
geant sous lui et en agrégeant désagrégeant ses parties extérieures, produisit l'eau
et la terre. Mais parce qu'il subsista dans l'eau plus de vertu agrégeante que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

désagrégeante, l'eau elle-même resta encore pesante comme la terre.


Les treize sphères de ce monde sensible sont donc produites dans l'être de cette
manière, neuf célestes, inaltérables, inaugmentables, ingénérables, incorruptibles,
étant donné qu'elles sont achevées ; et quatre existant sur le mode contraire de
l'altération, de l'augmentation, de la génération et de la corruption, étant donné
qu'elles sont inachevées.
Il est évident que tout corps supérieur d'après la lumière engendrée hors de lui
est le type (species) et la perfection du corps suivant. Et de même que l'unité est
en puissance tout nombre suivant, le premier corps est, par la multiplication de sa
luminosité, tout corps suivant. Quant à la terre, elle est tous les corps supérieurs
par agrégation en elle des luminosités supérieures. C'est pourquoi les poètes
l'appellent « Pan » c'est‑à-dire « tout ». Elle est encore appelée Cybèle, pour ainsi
dire Cubele, de Cube, c'est‑à-dire solide, parce qu'elle est la plus comprimée et
la plus dense de tous les corps ; elle est Cybèle et la mère de tous les dieux car,
bien qu'en elle-même toutes les luminosités supérieures soient réunies, ce ne
sont toutefois pas ses opérations qui les y ont fait paraître, encore qu'il soit
possible d'en faire sortir la luminosité de n'importe quelle sphère céleste qu'on
voudra en acte et à l'œuvre ; et ainsi d'elle, comme d'une sorte de mère,
n'importe quel Dieu peut naître.
Les corps du milieu se trouvent dans une double relation (habitudinis). À ceux
d'en dessous, ils sont comme le premier ciel à tout le reste ; à ceux d'au-dessus,
comme la terre à tous les autres, et ainsi, en quelque sorte, comme tous les corps
à n'importe lequel. La lumière est le type et la perfection de tous les corps, mais
plus spirituelle et simple dans les corps supérieurs, plus corporelle et multipliée
dans les corps inférieurs. Tous les corps ne sont pas du même type, bien qu'ils
soient accomplis par la même lumière simple ou multipliée, de même tous les
nombres ne sont pas du même type, alors qu'ils sont pourtant inférés de l'unité
par une multiplication plus ou moins grande. Cette discussion rend peut-être plus
claire l'intention de ceux qui disent que tout est un par la perfection de la seule
lumière et l'intention de ceux qui disent que ce qui est n'est multiple que par la
multiplication diverse de la lumière elle-même.
Comme les corps inférieurs participent aux formes des corps supérieurs, par
sa participation à la même forme que le supérieur, le corps inférieur est réceptif à
la même vertu motrice incorporelle que celle qui meut le corps supérieur. C'est
pourquoi la vertu incorporelle de l'intelligence ou de l'âme, qui met en mouve-
ment diurne la première et plus haute sphère, met en même mouvement diurne
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 128/152

128 Gérard Jorland

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
toutes les sphères célestes inférieures. Mais ce mouvement est d'autant plus
faible qu'elles sont plus basses, car d'autant plus bas aura été la sphère, d'autant
plus faible et moins pure sera la première lumière corporelle en elle.
S'il est loisible aux éléments de participer à la forme du premier ciel, ils ne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

sont pas mis en mouvement diurne par le moteur du premier ciel, car, bien
qu'ils participent à cette première lumière, ils n'obéissent toutefois pas à la
première vertu motrice, étant donné qu'ils n'ont cette lumière qu'impure, faible,
bien loin de sa pureté dans le premier corps et qu'ils ont une densité de matière
qui est à l'origine de la résistance et de la transgression.
Cependant, certains pensent que la sphère ignée a un mouvement diurne de
rotation et ils avancent que la révolution (circumrotatio) des comètes en serait un
signe. Ils disent même que ce mouvement dérive jusqu'à l'eau des mers, de telle
sorte que les marées en proviennent. Mais pourtant, tous ceux qui philosophent
correctement disent que la terre est exempte de ce mouvement. De la même
manière aussi, les sphères qui se trouvent après la seconde sphère, qu'on appelle
en comptant vers le haut la huitième, puisqu'elles participent de sa forme même,
reçoivent toutes en partage son mouvement, qu'elles ont en propre en plus du
mouvement diurne.
Or les sphères célestes elles-mêmes, parce qu'elles sont achevées, ne sont plus
réceptives ni à la raréfaction ni à la condensation. La lumière en elle n'incline
pas les parties matérielles hors du centre pour les raréfier ou vers le centre pour
les condenser. C'est pourquoi les sphères célestes elles-mêmes ne sont pas récep-
tives au mouvement de bas en haut, mais seulement au mouvement circulaire de
la vertu motrice intellectuelle qui, en dirigeant son regard incorporel sur elles,
donne une forme circulaire à la révolution corporelle de ces sphères. Mais les
éléments, parce qu'ils sont inachevés, raréfiables et condensables, la luminosité
qui est en eux les incline soit hors du centre pour les raréfier soit vers le centre
pour les condenser. C'est pourquoi ils peuvent avoir mû naturellement soit de
bas en haut soit de haut en bas.
Dans le corps le plus élevé, qui est le plus simple des corps, se trouvent quatre
choses, à savoir la forme, la matière, la composition et le composé. Or la forme,
étant la plus simple, tient lieu d'unité. Quant à la matière, la nature du double
lui est justement attribuée, à cause de sa double potentialité, à savoir sa suscep-
tibilité aux impressions et sa capacité de rétention de ces mêmes impressions, et
encore à cause de la divisibilité qui est à sa racine même et qui a lieu première-
ment et principalement par le double. La composition contient le tiers en elle car
y apparaît la matière formée et la forme matérialisée, et cette propriété même de
la composition qui se trouve être un troisième terme différent de la forme et de
la matière. Dans le composé sont compris sous le nombre quaternaire la forme,
la matière et la composition, et, outre ces trois-là, le composé en propre.
Dossier : puf339810_3b2_V11 Document : PUF_01_2016 - © PUF -
Date : 21/1/2016 13h54 Page 129/152

Le De Luce de Robert Grosseteste : présentation et traduction 129

Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France
Il reste donc à retrouver le nombre dix dans le premier corps, où les autres
sont virtuellement et qui, pour cette raison, est à la racine de leur nombre.
L'unité est de fait la forme, et le double la matière, le ternaire la composition et
le quaternaire le composé : lorsqu'ils sont additionnés, ils constituent le nombre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.58.76 - 24/10/2018 16h29. © Presses Universitaires de France

dix. C'est pour cette raison que les sphères de ce monde sont au nombre de dix,
car la sphère des éléments, bien qu'elle soit divisée en quatre, n'en forme cepen-
dant qu'une du fait de la participation des éléments à la nature corruptible de la
terre.
De là il apparaît clairement que dix est le nombre parfait de l'univers car un
tout parfait quel qu'il soit a en lui quelque chose comme la forme et l'unité,
quelque chose comme la matière et le double, quelque chose comme la compo-
sition et le ternaire, et quelque chose comme le composé et le quaternaire. Et il
ne convient pas d'ajouter un cinquième terme à ces quatre-là pour cette raison
que dix nombre un tout parfait quel qu'il soit. De là il est manifeste que seuls
les cinq rapports trouvés dans ces quatre nombres, un, deux, trois, quatre et leur
addition, sont appropriés à la composition et à l'harmonie qui rendent stable
tout composé. C'est pourquoi seuls ces cinq rapports font l'harmonie des mélo-
dies et pantomimes musicales et des mesures rythmiques.

(Traduction de Gérard Jorland.)

Vous aimerez peut-être aussi