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Romantisme

Puissances du roman : George Sand


Françoise van Rossum-Guyon

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Rossum-Guyon Françoise van. Puissances du roman : George Sand. In: Romantisme, 1994, n°85. Pouvoirs, puissances :
qu'en pensents les femmes? pp. 79-92;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1994.6233

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1994_num_24_85_6233

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Françoise van ROSSUM-GUYON

Puissances du roman : George Sand

"Un haut talent entraîne une grande responsabilité,


c'est un bénéfice à charge d'âmes, c'est une puissance dont
on doit demander compte à ceux qui en sont investis".
Le Journal des femmes, 1er nov. 1834.

Monstre sacré pour les uns, "fléau du génie national" pour les autres, "ange ou
démon" \ George Sand se place très vite, et pour longtemps, au premier rang des
écrivains du XIXe siècle. Or je voudrais souligner d'emblée que cette position lui est
acquise par ses romans. Elle est d'abord et avant tout, pour ses contemporains,
l'auteur Cl Indiana, de Valentine, de Jacques et de Lélia, des contes vénitiens, avant
d'être celui à' Horace, du Compagnon du Tour de France, du Meunier d'Angibault et
de Consuelo, comme plus tard celui de La Mare au diable ou de La Petite Fadette.
Certes, son œuvre multiforme ne se limite pas à sa production romanesque et c'est
plutôt aujourd'hui grâce à sa Correspondance 2, aux Lettres d'un voyageur, et plus
généralement à ses Œuvres autobiographiques 3, dans leur diversité de formes, que
l'on découvre George Sand, son talent, son génie, l'actualité de ses idées, l'ampleur
de son champ d'action, la variété de ses intérêts, la portée de son impact sur "le
siècle", les prestiges de son écriture aux innombrables facettes. Et ces œuvres en effet
suffiraient à sa gloire. N'oublions pas non plus, à côté de ces textes et de ses quelque
quatre-vingts romans, contes et nouvelles, l'intérêt de ses écrits "polémiques", sur des
questions sociales et politiques 4.
Mais c'est en tant que faiseur de romans que George Sand prend place au rang des
"grands écrivains". C'est là un point important que l'histoire littéraire, pour de
multiples raisons qu'il faudrait étudier de près, s'est comme ingéniée à occulter. Il est
évident en particulier que le triomphe des théories marxistes avec sa contrepartie, le rejet
des socialismes utopiques, y est pour beaucoup. Dans le domaine plus étroit de la
critique littéraire, la valorisation extrême du "réalisme critique" avec en corollaire la
dévaluation systématique du "romantisme révolutionnaire", n'en est qu'un des avatars
récents, mais des plus pernicieux, quant à l'intérêt que l'on pouvait reconnaître à des
formes littéraires différentes, qualifiées d'"idéalistes" et comme telles disqualifiées.
Notons que sur ce point la "recanonisation" partielle de Sand, à la fin du siècle, par la
mise en exergue de ses romans champêtres, n'a fait qu'aggraver son cas. Il est clair en
tous cas, comme l'a bien montré Naomi Schor 5, que la dévaluation de l'œuvre
romanesque de Sand reste liée à l'essor extraordinaire du réalisme et du naturalisme, et au
succès d'une esthétique qui a réussi à s'imposer jusqu'à nos jours, en dépit de toutes
les "crises du roman", des modernismes et avant-gardes... La promotion spectaculaire
de Balzac, ou plus exactement du modèle balzacien du roman en font preuve. Il suffit
aujourd'hui de relire dans cette perspective n'importe quel manuel d'histoire littéraire
pour déceler par quelle illusion rétrospective l'importance accordée au réalisme, que
celui-ci soit balzacien, flaubertien ou zolien, conduit à l'escamotage pur et simple du
rôle joué par George Sand dans l'essor et le renouvellement du genre romanesque au

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XIXe siècle. Ce n'est pas que l'on n'accorde pas une place ou du moins une certaine
place, à l'auteur ď Indiana, mais ce n'est jamais à titre de rénovateur, ni a fortiori
ď "inventeur" du "roman moderne".
Or ce fut pourtant bien là son rôle. Le dossier critique établi par Marguerite Iknayan
dans son livre important : The Idea of the Novel in France 6, à condition bien sûr de le
lire dans cette optique, suffirait déjà à en fournir la preuve. On peut se rendre compte en
effet que les critères mis en place, et mis en jeu, par les critiques entre 1815 et 1845 pour
évaluer, définir, légitimer le roman, sont applicables - et ont été appliqués - aux
différents romans de Sand. On peut constater également, qu'au cours des années, les romans
de George Sand (comme ceux de Balzac) servent de nouveaux modèles de référence, se
substituant aux exemples jusque-là canoniques de Gil Bias, Clarisse Harlowe, Manon
Lescaut. Il s'avère, en outre, qu'un grand nombre des auteurs cités à l'appui de la thèse
d'un essor du roman dans cette première moitié du siècle et de sa promotion au premier
rang des genres littéraires, par sa capacité à intégrer les autres genres (épopée, histoire,
drame, poésie), par sa valeur éducative et par son ouverture aux grandes questions du
temps, ont été également des thuriféraires, ou du moins des critiques éclairés, de l'auteur
de Lélia. C'est le cas, pour ne citer que les plus connus, d'un Sainte-Beuve, Gustave
Planche, Emile Souvestre, Jules Janin, Chaudes-Aiguës, Hippolyte Fortoul. Le roman
sandien devient même pour beaucoup le modèle par excellence du "nouveau roman" de
l'époque, celui du présent : ainsi Indiana salué pour son nouveau réalisme : "science de
la société actuelle" 7 et "histoire du cœur" 8, mais aussi et surtout roman de l'avenir 9.
Depuis le succès foudroyant ďlndiana, la notoriété, le prestige, la célébrité de
George Sand n'ont cessé en tous cas de croître et ce en dépit du scandale, des
attaques et des polémiques suscitées par Lélia, comme des réticences ou du rejet, par
certains, de ses idées sociales et politiques. La presse quasiment unanime salue "la
femme illustre", accorde à l'écrivain une place au tout premier rang des gloires
littéraires du temps et reconnaît à ses productions une "puissance sur les esprits" tout à
fait exceptionnelle. "Voilà un talent désormais classé parmi les talents de tout premier
ordre", ce jugement de Sainte-Beuve, lors de la parution de Valentine 10, se retrouve
sous la plume de la majorité des critiques qui, les années suivantes, rendent compte de
ses ouvrages. Classée dès 1834, et comme romancier, parmi les "royautés littéraires"
n, George Sand, à l'instar d'un Victor Hugo, est non seulement un écrivain qui
compte, mais avec qui il faut désormais compter et auquel, pour cette raison même, on ne
manque pas de demander des comptes.
Un article d'Hippolyte Lucas sur Les Maîtres mosaïstes et La Dernière Aldini, dans
Le Charivari du 18 mai 1838, est caractéristique à cet égard. On y trouve l'ensemble des
topoï de la critique contemporaine de Sand : le plus grand penseur du temps se trouve
être une femme, "aucune plume actuelle n'a autant de vigueur que la sienne" ; il salue la
nouveauté et l'importance de ses dernières productions romanesques - le fait qu'il ne
s'agit pas là ď œuvres que l'on a l'habitude de considérer comme des œuvres majeures
me paraît d'autant plus significatif-, il analyse en détail les romans, sans oublier de
souligner la portée sociale de ces contes vénitiens n et, en guise d'exorde, il fait appel à la
responsabilité de l'écrivain. Au-delà du cliché - la "vigueur" de la plume -, l'insistance
sur les "mâles accents" de l'écriture sandienne s'inscrit dans une stratégie dont il dévoile
rapidement les finalités : il s'agit d'inciter l'auteur à faire bon usage de la "puissance
dont elle est douée", de pousser l'écrivain à orienter son énergie vers des buts "utiles aux
hommes de ce temps".
Puissances du roman : George Sand 81

Or ces appels à la responsabilité de l'écrivain et aux devoirs qui découlent de sa


position ne sont pas l'apanage des critiques favorables aux idées de l'auteur. On les
retrouve dans la plupart des journaux et périodiques de l'époque, quels que soient leur
genre ou leur obédience politique. Conséquences de ce "sacre de l'écrivain", décrit
par Paul Bénichou, mais qui, cette fois, phénomène nouveau, si l'on excepte le cas
exemplaire de Mme de Staël, à qui George Sand ne cesse d'être comparée, concerne
une femme et, qui plus est, un romancier.
Certes, Le Charivari est favorable aux idées républicaines et cela explique en
partie l'enthousiasme d'un Lucas qui, lapsus significatif, désigne le roman sous le titre
des "ouvriers mosaïstes". On ne s'étonnera pas non plus du soutien appuyé que
George Sand reçoit de la part de la Revue de Pans et de la Revue des Deux Mondes
dont elle sera la vedette, jusqu'à la rupture avec Buloz, à propos & Horace, en 1841.
A fortiori, les éloges souvent dithyrambiques qui lui sont décernés plus tard, dans La
Réforme et La Revue indépendante, font partie d'une stratégie globale destinée à
promouvoir, en même temps que son coryphée, les idées nouvelles de progrès et de
démocratie dont ils sont les fervents propagandistes.
Mais cette reconnaissance de l'auteur de Lélia comme un des plus grands écrivains
de l'époque a été, semble-t-il, quasiment générale 13. Ce n'est pas en effet la
supériorité de Sand, son talent, son actualité, la force de ses idées, la puissance de ses ouvrages
sur les esprits, que la critique met en cause mais justement les conséquences, bonnes
ou mauvaises, de cette "royauté" qu'elle exerce, de ce pouvoir quasi mythique qu'on
lui accorde. Il est frappant de constater que ses adversaires (légitimistes, conservateurs
ou simplement réactionnaires) s'appuient justement sur les qualités que l'opinion lui
reconnaît pour tenter de désamorcer la portée de sa critique sociale, souligner
l'immoralité de son œuvre, conjurer en quelque sorte le danger que celle-ci représente. C'est
le cas, par exemple, de Nisard, particulièrement retors dans son argumentation, qui
prend prétexte des prestiges de la forme et de la beauté du style pour minimiser la
portée des attaques de Madame Sand contre l'institution du mariage 14. D'autres
invoquent sa prééminence pour mieux dénigrer un ouvrage particulier : "un des plus
grands écrivains de ce temps-ci, et de bien d'autre temps, n'a abouti qu'à une
composition lamentable", déclare ainsi Le Journal des débats 15.
La violence de certaines attaques, les excès mêmes de l'indignation suscités par
certains de ses ouvrages, Lélia bien sûr et, à partir des années quarante, ses romans
socialistes, ne font que confirmer, a contrario, la stature exceptionnelle de l'auteur. Elle se
voit attribuer des pouvoirs maléfiques, sinon démoniaques, et prend la figure
monstrueuse et fatale d'un véritable génie du mal acharné à "détruire la morale, la vertu, le bien,
l'ordre et la société" 16. C'est, explique-t-on dans La France, qu'elle "surpasse en talent
et en dépravations tous ses rivaux" 17. La Revue de l'Armorique, attachée à défendre le
catholicisme le plus traditionnel, trouve ses "conceptions de plus en plus monstrueuses,
mortelles, exprimées dans un langage sauvage et sanguinaire" 18, tandis que la
Chronique de Paris qualifie l'auteur de véritable "fléau du génie national" 19.
Dans tous les cas, et même lorsqu'à travers l'œuvre on vise son auteur, c'est le
roman comme genre et les pouvoirs qu'on lui impute qui sont invoqués : "habile à
revêtir ses idées sensuelles d'une rhétorique passionnée, [George Sand] a porté
jusqu'au dernier excès, jusqu'au terme d'une perfection fatale, le genre du roman
démoralisateur", s'exclame ainsi un critique de la Revue britannique 20. On peut également
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penser que si un Lerminier (devenu son adversaire idéologique après leur polémique
au sujet de Lamennais) prend la peine de consacrer 21 vingt-trois pages de la Revue
des Deux Mondes, pour éreinter, l'un après l'autre, tous les romans de l'auteur,
ď Horace à Consuelo, c'est que la tâche n'était pas si facile !
Les romans de George Sand, à commencer par Indiana, Valentine, "les étranges
paradoxes de Jacques", sans oublier Lélia, carrément inclassable 22, ont eu pour effet,
et ceci dès ses débuts, de faire éclater les limites assignées au genre, et ont contraint
les critiques à s'interroger sur ses nouvelles possibilités. Notons que l'auteur saura
très vite (avec la complicité de son éditeur) retourner à son profit les arguments de la
critique et s'en servir pour se faire "mousser", comme en témoigne ce fragment du
prospectus des Œuvres complètes de l'édition Bonnaire, en 1836 :
La critique a subi une révolution dans ces dernières années. Au lieu d'accepter servilement
l'artiste et de le suivre aveuglément à son point de vue, elle lui a demandé compte de la
partie sociale de son œuvre [...] C'est à M. George Sand que revient en grande partie la
gloire de cette métamorphose [...]. Ce sont ses écrits qui ont forcé la critique d'entrer dans
cette route qui est la seule vraie. Chacun de ses ouvrages a été dès son apparition un sujet
de controverse morale 23.
"La présomption favorable d'un mérite hors du commun n'a pas manqué aux
romans de George Sand. Il n'est peut-être pas un auteur contemporain sur lequel on se
soit escrimé avec une persévérance si inquiète, pas un dont on se soit évertué à
chercher la philosophie, le système"... 24 Rien d'étonnant à cela, les questions que
soulevaient ses romans n'étaient pas de mince importance. Comme le remarque le Journal
des femmes en 1834, à la parution de Jacques,
"Madame George Sand est parmi les écrivains de nos jours, un de ceux qui ont remué le
plus d'idées nouvelles. Elle a abordé les questions les plus épineuses avec franchise et
hardiesse, elle s'est surtout occupée d'une des institutions qui touche le plus près à toutes les
existences : du mariage, vaste chaîne dont les anneaux multipliés forment les familles et les
nations" 25.
Si, de ce point de vue, "Indiana, Valentine, Lélia, Jacques sont autant de
développements d'une même pensée" 26, avec Lélia George Sand introduisait, et de manière
radicalement nouvelle, la philosophie dans le roman. Aux interrogations sur les
modalités et les déviations du lien social, succédait une interrogation sur le fondement
même de la Société, ses valeurs transcendantales : la Foi, l'Espérance, la Charité,
perdues avec la chute de l'Autorité suprême incarnée par la Royauté de droit divin et par
la mise en cause des fondements mêmes du Christianisme (question cruciale qui sera
au fond de l'interrogation de Spiridion 27, dont la rédaction est contemporaine de la
réécriture de Lélia en 1838 28).
Plusieurs critiques, dès la parution de l'ouvrage, ont reconnu cette dimension
philosophique - existentielle, sociale, métaphysique et religieuse - accompagnant et
transcendant, à la fois, l'expression des souffrances d'une âme et d'un corps en
désespérance d'amour. "Vous avez, de situations qui à l'origine ont dû vous être
personnelles, fait de vastes et compréhensives situations humaines à l'usage des âmes et des
esprits de ce temps", lui écrit Sainte-Beuve 29, tandis que Gustave Planche précise
bien que Lélia dépasse de loin les codes traditionnels du roman d'intrigue ou du
roman sentimental : "Lélia n'est pas le récit ingénieux d'une aventure ou le
déroulement dramatique d'une passion. C'est la pensée du siècle sur lui-même. C'est la plainte
Puissances du roman : George Sand 83

d'une société à l'agonie"... 30 Dans le grand article qu'il consacre au roman en 1833,
Sainte-Beuve prend bien soin de souligner de son côté que Lélia ne peut être réduit au
genre du "roman intime" et ce en dépit de sa "grande nudité d'aveu" : "on a reproché
à l'écrivain l'abus du genre intime, comme s'il y avait le moindre rapport entre le
genre intime et le ton presque partout dithyrambique, grandiose, symbolique [...] et
même par moments apocalyptique de ce poème" 31. (Sa remarque est d'autant plus
pertinente qu'il analyse, dans ce même article, la manière dont une idée
simplificatrice, qu'elle soit "vraie ou fausse", "une fois trouvée devient précieuse" : "On en vit,
on se la passe, elle circule d'un feuilleton à l'autre : c'est la multiplication des cinq
pains et des deux poissons, c'est une économie miraculeuse" 32.) Si Sainte-Beuve
n'est pas de
"mixte" sans
réel
éprouver
et de fantastique,
quelque gêneil salue
à l'égard
cependant
de cettela"forme
nouveauté
nouvelle"
de ce qui
roman
offreà un
la
fois "lyrique et philosophique", et l'audace de l'entreprise.
Nouveauté du sujet, nouveauté de la forme, mélange des thèmes, mélange des
tons, mélange des genres, audace de l'écrivain dans l'expression la plus intime de soi
et l'exploration d'une sensibilité à vif, mise à nu d'une sexualité féminine telle que
personne jusque-là ne s'était risqué à le faire - et le scandale est là pour témoigner de
l'ampleur de la transgression -, audace intellectuelle dans l'exploration des abîmes du
doute et des angoisses du siècle. Sur tous ces plans George Sand, on en conviendra,
innove et produit son effet.
Mais c'est surtout avec la double invention du roman social et des romans
mystiques que se manifeste, avec le renouvellement des techniques narratives, imposées
non sans peine par l'auteur à ses éditeurs, la portée philosophique du roman sandien
et son adéquation aux problèmes du temps.
Francis Girault, dans la Chronique de Paris du 15 mars 1845, réfléchit sur
l'ensemble des romans de Sand depuis Lélia et propose la synthèse suivante, qui me
paraît éclairante :
Depuis madame de Staël, aucune femme n'a porté le sceptre avec plus d'éclat que George
Sand. Mais avant d'apprécier le talent de George Sand il est nécessaire de relater les
circonstances favorables dans lesquelles il s'est produit, et qui lui ont fait une si grande
renommée. Aujourd'hui l'autorité religieuse, l'autorité royale, l'autorité du père de famille,
cette triple base sur laquelle nos pères ont assis la société, est ébranlée et attaquée de toutes
parts. Deux révolutions successives ont agité l'ordre social de son sommet à sa première
assise. Partout des déplacements imprévus, des chocs terribles d'intérêts et d'idées
contraires. De là l'éclosion de mille systèmes dont la théorie suppose une refonte générale
de l'humanité.
[...] Dans de telles conditions sociales George Sand est venue se constituer l'écho de toutes
ces plaintes, de toutes ces douleurs vives et prolongées ; de tous ces errements du cœur et
c'est le romancier qui par des œuvres volumineuses marquées au sceau de la passion,
rehaussées par les merveilles de la forme et le charme de la poésie résume de la façon la
plus large ces sentiments d'angoisse, [...] hymne funèbre poussé vers Dieu par une
humanité veuve de toute croyance et dépossédée de ses plus chères illusions...
La production littéraire de George Sand s'enracine dans le siècle. Mais à partir des
années quarante, avec Le Compagnon du Tour de France (1840), Horace (1841), Le
Meunier d'Angibault (1844) et Le Péché de Monsieur Antoine (1845), le roman "entre
en politique" : "Le romancier n'est pas seulement le poète visionnaire du présent, il se
veut le guide inspiré de l'avenir" 33.
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Avec George Sand, comme avec Balzac et quelques autres, le roman élargit son
domaine aux questions politiques et sociales et à celle même du fondement humain ou
religieux du contrat social. George Sand embrasse à la fois la politique, la morale
sociale et la morale religieuse, constate Gaschon de Molènes à propos de Consuelo 34.
Elle remue les problèmes intellectuels et sociaux de notre siècle répète Pelletan dans
La Presse 35. C'est en ce sens qu'il est "philosophique" et c'est pourquoi les "études
de mœurs" s'accompagnent nécessairement ď "études philosophiques", et d'une
réflexion sur les causes. Ainsi George Sand écrit-elle à Anténor Joly :
Je vous demande, ce que seraient les scènes de la vie intime au XIXe siècle si elles n'étaient
le reflet de la scène générale [...] On cherchera toujours l'histoire dans le drame et dans le
roman, la vraie histoire, celle qui est du ressort de la littérature poétique, ce n'est pas tant
l'événement que ses causes. Le roman même dit historique ne s'attache pas tant au fait qu'à
l'idée sociale qui l'a produit ; et comment peindre les mœurs sans dire l'idée qui les
corrompt ou les purifie ? Зб
Cette conception du roman signifie que le rapport du romancier à son temps est un
rapport d'échange, de collaboration. S'il est indispensable d'ajouter les idées aux faits,
comme Sand le répète avec insistance, c'est que les faits coupés de leur contexte
intellectuel et moral n'ont plus de signification. Cela implique également que le romancier se
nourrit et nourrit son œuvre, non seulement de lectures et d'études, mais également de
discussions avec ses contemporains : ceux qui incarnent "les plus hautes intelligences", mais
aussi, dans le cas de Sand, un Agricol Perdiguier, spécialiste du Compagnonnage, un
ouvrier poète comme Charles Poney et bien d'autres encore. Dans Y Avant-propos de la
Comédie humaine, Balzac reconnaît ainsi sa dette à l'égard des maîtres penseurs et des
savants de son temps 37. Mais il faut souligner, lorsqu'il s'agit de Sand, à quel point la
notion d'influence, généralement sinon systématiquement, mise en jeu lorsqu'il s'agit de
ses idées, est inadéquate à rendre compte de cette interaction féconde entre l'écrivain et la
pensée de son époque. L'argument d'une pensée sous influence est utilisé avec force dans
les années quarante-quarante-cinq par ses adversaires idéologiques qui n'hésitent pas à
utiliser l'argument misogyne par excellence d'une faiblesse congénitale des femmes à penser
par elles-mêmes : "aujourd'hui le talent du romancier, l'inspiration du poète sont altérés et
flétris sous le souffle aride de doctrines mensongères", déclare ainsi Lerminier ;
"Jugements sur l'histoire, idées philosophiques, Mme Sand accepte tout de la main de ses
nouveaux maîtres avec une docilité sans exemple, [...] est-il donc dans la destinée des
femmes, même en apparence les plus fortes de ne pouvoir retenir la direction d'elles-
mêmes ?" 38. Invoquer la notion d'influence, c'est oublier également le rôle de
vulgarisateur et la mission de médiateur que l'on assigne désormais au romancier 39. Si George
Sand a cherché à s'initier aux idées nouvelles, comme elle le dit dans plusieurs préfaces,
et le raconte dans cette autobiographie de sa vie intellectuelle qu'est Histoire de ma vie, un
Lamennais, un Pierre Leroux et même un pur savant comme Geoffroy Saint-Hilaire *°
n'ont pas manqué de leur côté de faire appel à ses compétences d'artiste et de romancier
pour défendre ou vulgariser, c'est-à-dire au sens premier transmettre au grand public et
même au "peuple", leurs idées. Et faut-il rappeler que c'est à elle, sa "chère Illustre" 41 que
Balzac s'adresse pour préfacer sa Comédie humaine ? 42
Répondant après coup à ses détracteurs, George Sand dans la préface générale à
ses Œuvres complètes en 1851 fait une juste mise au point :
Je n'ai point révélé de vérité nouvelle dans mes ouvrages [...] J'ai examiné autant que j'ai
pu les idées que soulevaient, autour de nous tous, les hommes de mon temps. J'ai chéri
Puissances du roman : George Sand 85

celles qui m'ont semblé généreuses et vraies [...] En prétendant que mon organisation et ma
vocation d'artiste s'opposaient en moi à l'intelligence et au développement des vérités
sociales élémentaires et à l'amour des éternelles vérités dont le christianisme est la vérité
première, on a dit un sophisme tout à fait puéril. A-t-on jamais reproché aux peintres de la
Renaissance de se poser en théologiens parce qu'ils touchaient à des sujets sacrés ! Quel est
l'artiste qui peut s'abstraire des choses divines et humaines, se passer du reflet des
croyances de son époque, et vivre étranger au milieu qu'il respire ? 43
On notera l'accent mis sur sa qualité d'artiste et la référence aux peintres de la
Renaissance, modèle nostalgique des grands romanciers incompris de ce temps. Je
verrai volontiers dans Les Maîtres mosaïstes 44, qui met en scène la rivalité des
artistes mosaïstes de la Basilique Saint-Marc et leur rapport à l'art majeur de la
peinture, un "conte philosophique", ou en termes sandiens une parabole, sur les devoirs et
les pouvoirs du romancier moderne, à la fois artisan en tant que "fabricant de romans" 45
et artiste prophète, investi d'une mission sacrée, en tant que "berger" du peuple,
ouvrant la voie par ses ouvrages aux "révolutions futures" 46. Depuis ses débuts
littéraires et jusqu'à ses dernières productions, en passant par ses romans "socialistes" et
"mystiques", c'est toujours sa "conscience d'artiste" que l'écrivain invoque pour
justifier ou défendre ses innovations formelles. Et il ne s'agit pas pour elle d'un recours
au mythe. C'est parce que chez la romancière comme chez tout grand artiste "le fond"
est aussi "la forme" 47. C'est bien d'ailleurs ce que reconnaissent a contrario ses
détracteurs (ses admirateurs eux ne se lassent pas d'être d'accord), qui lui reprochent
précisément d'avoir "perdu son talent", gâché et flétri ses qualités d'artiste en s'inféo-
dant au socialisme, et qui ne cessent de regretter ses "anciennes productions
gracieuses et originales". Ce qu'on refuse avec ses idées c'est la nouveauté des formes
utilisées pour les exprimer. "Pour rentrer en possession de son talent de conteur,
prétend ainsi Limayrac, qui récuse Le Meunier d'Angibault mais estime Isidora, elle
n'aurait qu'à rompre avec ce socialisme qui gâche tout en matière d'art" 48. De même
Lerminier oppose L'Uscoque à Spiridion, et il ne peut admettre que l'auteur préfère le
second au premier 49. Inversement, il en est d'autres qui voient en elles "le grand
poète de la démocratie" 50 et pensent que "l'auteur se mariant au mouvement
démocratique de la société moderne, donne à ses livres une portée plus haute et s'élève à
l'enseignement" 51.

Le roman moderne, auquel l'œuvre de Sand contribue à donner ses lettres de


noblesse, intègre des savoirs de toute sorte, en même temps qu'il devient par ses
moyens propres un nouveau mode de connaissance. "Le roman comme recherche", le
roman comme instrument de connaissance sur soi-même, sur les autres, sur le monde,
ceci n'est pas entièrement nouveau. Les romanciers français du XIXe siècle ont lu
Gœthe, Richardson, Sterne, Diderot, sans oublier Walter Scott, dont George Sand ne
manque pas d'invoquer l'autorité 52. Mais ce sont bien les inventions d'une George
Sand et d'un Balzac, c'est à leur époque et grâce à eux que le genre déploie toutes ses
possibilités, intègre en quelque sorte tous les autres genres et qui plus est, par l'un et
par l'autre, dans des directions et des registres différents.

Le dialogue, sous forme de conversations, de discussions politiques, savantes ou


idéologiques, ou même de discours carrément didactiques, est un des moyens
romanesques les plus adaptés à dialogiser le discours social, c'est-à-dire à la fois à le
concrétiser et le problématiser. C'est pourquoi l'auteur du Meunier et du Péché plaide
pour la nécessité de laisser à ses personnages la possibilité de développer leurs idées
86 Françoise van Rossum-Guyon

et d'employer pour ce faire les mots justes, ceux qui "nomment et qualifient l'idée",
les "mots techniques de la philosophie et de la politique courantes" : communiste, ou
prolétaire par exemple 53. Quitte à effaroucher "l'abonné bête", ou les lecteurs de
L'Epoque 54. Mais la médiation romanesque s'effectue également à travers le choix
des sujets, les descriptions des lieux et des choses, la construction de la fable, la
création des personnages (pour Sand, comme pour Balzac encore, "l'idée devenue
personnage est d'une plus haute intelligence") 55, les positions respectives de ces derniers
(on sait combien l'auteur de Jacques ou du Meunier modifie et inverse les rôles
traditionnels, que ceux-ci soient liés au sexe ou à la classe sociale), les déplacements dans
l'espace et les modifications dans le temps (voyages initiatiques et transformations
psychologiques) ; les conflits et les obstacles ; le choix des dénouements, etc. Or sur
tous ces points non seulement George Sand fait preuve d'une maîtrise et d'une
souplesse extrêmes, ce que la presse du temps (sans parler de ses lecteurs) reconnaît
largement, mais elle ne cesse d'innover et d'expérimenter. C'est bien pourquoi ses
adversaires rejettent ses innovations : les discussions politiques ou idéologiques dans
les dialogues par exemple, qu'ils prennent pour de la "prédication", mais également
son goût de l'hyperbole, ou inversement son souci d'euphémisation 56 qui la conduit, à
force "d'idéalisation", à transgresser le code sacro-saint du "vraisemblable".
La confrontation avec Balzac, sur ce point également, est instructive. On peut voir
un Limayrac, dans l'article intitulé "Du roman actuel et de nos romanciers", renvoyer
dos à dos et pour des raisons quasiment identiques, jusque dans le vocabulaire, Le
Meunier d'Angibaulî et Les Paysans. L'un et l'autre (Sand et Balzac), en font à la fois
trop et pas assez : "Les mariages symboliques du patriciát et du prolétariat" dans Le
Meunier n'aboutissent qu'à un dénouement de "conte de fées ou de vaudeville",
tandis que l'amour, moteur, comme on sait de tout "roman", se met à manquer : "jamais
la passion n'a été peinte en traits plus effacés". En outre "le secret des sentiments
vrais et naturels lui échappe et les héros de son choix vont chercher leurs inspirations
bizarres au fond d'un obscur sanctuaire" dont elle seule, avec "quelques adeptes"
aurait l'entrée 57. Quant à M. de Balzac : il "s'enfonce dans ses défauts, il s'y établit
comme dans une grasse châtellenie de Touraine. Le charmant conteur <У Eugénie
Grandet est devenu un conteur diffus et embrouillé", ses paysans "avec leur
machiavélisme outré, leurs haines bizarres et les mille traits tourmentés de leur physionomie"
ne sont de nulle part : "ils n'existent que dans cette lande déserte que cherche à
peupler l'imagination épuisée du romancier". Quelle drôle d'idée aussi que d'avoir des
opinions politiques et de penser à l'avenir, ainsi "prédire une jacquerie" et "demander
le rétablissement de la féodalité" ! Mais ajoute ironiquement le critique : "Que
voulez-vous c'est son socialisme à lui ; Mme Sand en a un autre. M. Sue aussi, à chaque
romancier le sien" 58. D'autres critiques rapprochent en revanche Balzac et Sand en
considérant qu'ils ont su l'un et l'autre échapper aux pièges du feuilleton. Ainsi
Eugène Maron qui, dans La Revue indépendante distingue La Petite Fadette et La
Cousine Bette 59.

Mais les remarques d'un Limayrac et, plus généralement, le discours critique de
l'époque permettent de mieux situer et de mettre en perspective historique, tant les
œuvres des romanciers que leur métadiscours : ce que l'on a coutume de considérer
comme leurs "théories du roman". Il me semble en particulier que cette mise en
contexte permet de mieux comprendre comment et pourquoi George Sand dans son
Histoire de ma vie, présente sa "théorie du roman" comme à la fois complémentaire et
Puissances du roman : George Sand 87

opposée à celle de Balzac W). Il s'agit dans les deux cas d'une théorie des
"exceptions", ("J'aime aussi les êtres exceptionnels ; j'en suis un", déclare naïvement
Balzac) ; d'une esthétique de l'exagération qui tient compte, certes à des degrés
divers, de la réalité (mais la poésie, affirme Sand "n'a pas le droit de filer sa toile
dans le vide" 6I), et qui conduit, finalement, quoique "par des chemins différents au
même but". "Croyez-moi nous avons raison tous les deux" déclare ainsi Balzac 62. Et
pourtant que de différences dans leur "socialisme", dans leur vision du monde, dans
leurs mises en scène, dans l'élaboration des personnages et dans leur écriture ou,
comme on disait alors, leur "style".
Je voudrais souligner enfin que si la "théorie" de "l'idéalisation" dans le beau et le
bien, avec l'idéalisme qu'elle implique, correspond à certains aspects essentiels du
roman sandien ou, plus précisément, à plusieurs de ses "compositions" 63, elle reste
cependant très en retrait par rapport à la diversité des conceptions de l'auteur
concernant l'art du roman, les moyens et les buts du romancier. Il suffit de lire sa
correspondance 64 et les préfaces de ses romans pour s'en convaincre 65. Cette théorie,
exagérément simplifiée, rend moins compte encore de la prodigieuse invention des
sujets et de la variété des formes dont témoigne sa pratique romanesque au cours des
années. Quoi de commun entre Valentine et le Compagnon, Indiana et Les Maîtres
mosaïstes (où d'ailleurs il n'est pas question d'amour), Gabriel, Isidora et Jean Zyska,
Leone Leoni et La Petite Fadette, Lélia et Jeanne, Mauprat, Consuelo, Mademoiselle
La Quintinie, Le Voyage dans le cristal et les Contes d'une grand-mère ? w

Les préfaces, destinées à faire valoir les romans, sont sans doute à lire dans la
perspective d'une interaction avec la critique, dont le discours influence l'opinion des
lecteurs, tant sur la valeur littéraire des ouvrages et leur validité idéologique, que sur
la personne de leur auteur. Et Dieu sait si celui de Lélia a eu à pâtir, comme auteur et
comme femme, de ce pouvoir de la presse ! Mais l'écrivain a su également se
défendre et profiter de l'occasion pour se faire "le Cicerone de son œuvre" 67, certes
avec moins d'insistance et de vigueur qu'un Balzac - et d'ailleurs les enjeux n'étaient
pas exactement les mêmes, - mais non sans efficacité. L'auteur déploie dans ce
discours préfaciel maintes stratégies défensives et offensives pour expliquer ses desseins,
affirmer ses convictions, afin de désamorcer les critiques et atteindre, en dépit d'eux,
le public qu'elle vise. On peut repérer les modalités de ce discours, à la fois
polémique et pédagogique, et suivre l'évolution de sa pensée, depuis la première préface
ď Indiana jusqu'aux notices de l'édition de 1851, en passant par la préface au
Secrétaire intime, où elle se défend des attaques ad hominem que lui ont valu Lélia,
celle ď Indiana en 1842, où elle affirme avec force ses convictions et fait du
romancier "l'avocat" des opprimés, jusqu'aux préfaces générales où, comme on l'a vu, elle
défend sa position d'artiste du XIXe siècle. Ces stratégies discursives sont, à bien des
égards, analogues à celles que l'auteur met en œuvre dans ses lettres aux éditeurs
récalcitrants lorsqu'il s'agit de les convaincre de l'intérêt de ses sujets bizarres ou
inquiétants, et de la nécessité absolue de publier ses textes tels qu'elle les a écrits 68.
De même se défend-elle d'avoir cherché à détruire l'ordre social ou d'avoir "méconnu
le respect que l'on doit à la loi morale qui gouverne les sociétés". Elle ne cesse au
contraire d'affirmer que la société étant ce qu'elle est, c'est-à-dire foncièrement
injuste, il est, ou il était, de son devoir de romancier, d'interroger ses contemporains. Cette
interrogation s'adresse en premier lieu aux critiques puisqu'ils s'estiment "investis" de ce
qu'on appellerait aujourd'hui le "pouvoir intellectuel", mais elle se fera, si nécessaire,
88 Françoise van Rossum-Guyon

malgré eux. Car ce dont il s'agit en réalité c'est, comme elle l'affirme avec force en
1842 dans la préface générale à ses Œuvres complètes chez Perrotin, d'interroger par
ses romans la société elle-même, autrement dit, de la mettre en question, ainsi que
"l'ordre" qu'elle soutient :
J'ai demandé, dans deux romans intitulés Indiana et Valentine, quelle était la moralité du
mariage [...] Il me fut par deux fois répondu que j'étais un questionneur dangereux partant un
romancier immoral, [...] Je me suis permis de demander dans un roman intitulé Lélia
comment la critique entendait l'amour, [...] Plus tard, dans un roman appelé Spiridion, je
demandai à mon siècle quelle était sa religion, [...]. Plus tard encore dans un roman intitulé Le
Compagnon du tour de France, je demandai ce que c'était que le droit social et le droit
humain ; [...] Il me fut répondu que j'en voulais trop savoir, que j'étais le courtisan de la
populace, le séide d'un certain Jésus-Christ et de plusieurs autres raisonneurs très scélérats... m
... "J'ai demandé, on m'a répondu". Cette forme dialogique, au-delà de son aspect
polémique, me paraît liée à l'entreprise même de la romancière, qui construit nombre
de ses romans comme une série de questions-réponses, quitte à proposer des
dénouements surprenants en ce qu'ils laissent la question ouverte, ou du moins indécise 70.
Au-delà, d'autre part, de la situation d'énonciation liée au discours préfaciel comme
genre, et au contexte de publications, en ces temps de "littérature industrielle" 7I,
l'écrivain ne manque pas de souligner la nouveauté de son entreprise. Dans YAvant-
propos du Compagnon du Tour de France (1841), elle expose les raisons de
s'attacher enfin à l'étude de cette face cachée de l'histoire que sont "les véritables mœurs
populaires, si peu connues des autres classes", et de s'intéresser, en particulier, aux
sociétés secrètes de "la classe ouvrière". Dans la célèbre préface de François le
Champi (en 1847), elle explique la nécessité d'élaborer un "nouveau langage" qui
permette de faire entendre "ce que pense et sent le paysan", tandis que, dix ans plus tard,
dans celle de La Petite Fadette elle propose de se consoler des malheurs du temps en
écoutant les chants du laboureur et ceux du chanvreur... Elle aurait pu, tout aussi bien,
signaler la nouveauté de sa peinture d'une ville industrielle (la première dans
l'histoire du genre) avec La Ville noire, du rôle joué, dans les méandres de l'intrigue comme
au niveau symbolique, par la voix humaine et la musique, telles qu'elles se déploient
dans Consuelo (1842) 72, ou encore beaucoup plus tard, à propos de Nanon, sa
manière inédite de faire raconter la Révolution de 1789 par une paysanne 73. L'auteur de
Mademoiselle la Quintinie (1863) explique aussi comment ce roman est la
personnification d'une question sociale et religieuse 74, et, plus généralement, elle insiste
toujours sur l'impossibilité de dissocier l'éthique de l'esthétique. De quoi écrire,
comment écrire et surtout pour qui écrire, telles sont les questions qui l'ont toujours
préoccupée. Protester, faire comprendre, faire aimer, tels sont les buts que,
successivement, elle s'est proposés. Entérinant, dans la préface de Constance Verrier en 1860, la
reconnaissance du roman comme genre majeur de la nouvelle littérature, elle insiste
ainsi sur la possibilité qu'il offre de s'adresser à tous les publics, de "tous les âges" et
"toutes les situations". Comme elle le disait déjà en 1848 :
Un roman n'est pas un traité [...]. Les romans parlent au cœur et à l'imagination, et quand
on vit dans une époque d'égoïsme et d'endurcissement on peut, sous cette forme, frapper
fort pour réveiller les consciences et les cœurs [...] 7S
(Université d'Amsterdam)
Puissances du roman : George Sand 89

NOTES

1. Expressions relevées dans la "Chronique littéraire" de la Chronique de Paris du 15 octobre 1837 et,
entre autres, sous la plume de Jules Janin : "George Sand", L'Artiste, vol. 12, 1836.
2. Grâce à l'édition de Georges Lubin, en 25 volumes aux Editions Garnier 1964-1991. Voir George
Sand. Une correspondance. Christian Pirot, 1994. Actes du colloque de Nohant, septembre 1991, sous la
direction de Nicole Mozet.
3. Texte établi, présenté et annoté par Georges Lubin, la Pléiade, 1970-1971, 2 vol.
4. Voir Questions politiques et sociales, Paris, Des femmes, 1991.
5. Naomi Schor, George Sand and Idealism, Columbia University Press, New York, 1993.
6. Marguerite Iknayan, The Idea of the Novel in France. The Critical Reaction 1815-1848, Droz-
Minard, Genève-Paris, 1961.
7. "Cette science de la société actuelle qu'on a trouvée si merveilleuse dans Indiana", rappelle
Hippolyte Fortoul dans "De l'art actuel", dans la Revue encyclopédique, juillet-août 1833, p. 143.
8. Sur la réception ďlndiana, voir l'édition établie par Pierre Salomon, Garnier, 1962 et mon article
"Les enjeux ďlndiana. Métadiscours et réception critique", dans George Sand. Recherches nouvelles, sous
la direction de Françoise van Rossum-Guyon, CRIN, Amsterdam, 1983, p. 1-31.
9. Voir Gustave Planche dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1833 : Lélia annonce une "révolution
dans la littérature" avec la fin "de la poésie purement visible" ; voir aussi l'article anonyme sur Lélia, dans
L'Artiste du 3 novembre 1833, intitulé "De l'avenir du roman français", qui annonce "la ruine du roman
historique". Sur "Lélia, Novel of the Invisible", voir Isabelle Hoog Naginski, George Sand. Writing for her
Life. Rutgers University Press, New Brunswick and London, 1991.
10. Le National, 31 décembre 1832.
11. Gustave Planche, "Des royautés littéraires", la Revue des Deux Mondes, 1er mars 1834. Planche
compare les romans de George Sand à Notre-Dame de Paris, au bénéfice de l'auteur de Lélia.
12. Le 15 septembre 1841 George Sand écrit à Buloz, qui résiste à publier Horace : "Relisez donc
deux ou trois pages de Jacques et de Mauprat, dans tous mes livres jusque dans les plus innocents, jusque
dans les Mosaïstes, jusque dans la dernière Aldini, vous y verrez une opposition continuelle contre vos
bourgeois, vos hommes réfléchis, vos gouvernements, votre inégalité sociale, et une sympathie constante
pour les hommes du peuple", Correspondance, t.V, p.421.
13. Voir Jiirg Kiijaw, George Sand im Urteil der Presse (1831-1852). Inaugural Dissertation, Bochum,
1970. J'ai largement tiré profit des références aux articles de presse données dans cet ouvrage.
14. J.-M. Nisard, "Souvenirs de voyages", Revue de Paris, 15 mai 1836. La réponse de George Sand
"Lettre à M. Nisard", parue dans la même revue le 29 mai 1836, est devenue la Xlle des Lettres d'un
voyageur. Voir le commentaire de Nicole Mozet dans "Le voyageur sandien en quête d'un lieu d'écriture", dans
George Sand et le voyage, études réunies par Jeanne Goldin, Etudes françaises, 24, 1, 1988.
15. Le 1er mai 1840, à propos de Cosima.
16. A. Laimé, "Etudes philosophiques sur les romanciers modernes", Revue de l'Armorique, 15
novembre 1842, p.243.
17. "De la littérature actuelle. George Sand", 31 juillet 1836.
18. Revue de l'Armorique, p.256.
19. Voir note 1.
20. "Les romanciers français du dix-neuvième siècle", Revue britannique, avril 1836, p.255.
21. Lerminier : "Poètes et romanciers contemporains. I Mme Sand" dans la Revue des Deux Mondes,
1er avril 1844, p.722-745. Sur Lamennais, voir George Sand "Lettre à M. Lerminier sur son examen
critique du Livre du peuple", Revue des Deux Mondes, 1er février 1838 et la réponse de Lerminier le 15
février 1838.
90 Françoise van Rossum-Guyon

22. "Lélia est une des curiosités les plus inattendues de la littérature actuelle [...] cette fois Mme
Dudevant a trempé sa plume aux mêmes fleuves que Dante"... Hippolyte Fortoul, art.cit., p. 144.
23. Cor., t.111, hors-texte 11.
24. Claudon dans Le Charivari, 10 novembre 1837.
25. Journal des femmes, 1er novembre 1834.
26. Ibid.
27. Sur Spiridion, voir Jean Pommier, George Sand et le rêve monastique, Nizet, 1966 ; Per Nykrog :
"La tentation du Père Alexis, Spiridion ou l'Agonie du Christianisme", dans George Sand, Revue des
Sciences Humaines n°226, p. 85-97 ; Pierre Macherey, "Un roman panthéiste : Spiridion", dans A quoi
pense la littérature ? PUF 1990 et Isabelle Naginski, op.cit.
28. Le texte de 1839 a été publié par Béatrice Didier aux Editions de l'Aurore en 1987, 2 vol. Voir
Isabelle Naginski, "Les deux Lélia, une réécriture exemplaire", dans Revue des Sciences Humaines, n°226,
p.65-84.
29. Correspondance générale, t.I, p.335. Cité par Maurice Regard, L'Adversaire des romantiques :
Gustave Planche, Nouvelles Editions Latines, 1955, p. 110. Sur les conditions de production et la réception
de Lélia, voir George Sand : Histoire de ma vie dans Œuvres autobiographiques, éd. cit., t.II, Ile partie,
chap.II, p. 195-203.
30. Gustave Planche, "Lélia" dans Revue des Deux Mondes, 15 août 1833, p.353.
31. 29 septembre 1833 dans Le National. On peut désormais lire cet article dans Sainte-Beuve. Pour la
critique. Edité par Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, Folio, Gallimard, 1992, p.296-306.
32. Saluons ce petit traité de "médiologie" à la Régis Debray.
33. C'est ce qu'explique Pierre Charrier, dans son Introduction aux grandes théories du roman. Bordas,
1990, à propos de Balzac, p.117-118, mais ceci vaut, également, pour George Sand ! Notons que ceci
n'était pas du goût de tout le monde, ainsi Girault lui-même qui n'apprécie guère la défense que prend
l'auteur de Lélia de ce qu'il appelle "le philosophisme et le socialisme", (art.cité).
34. Dans le Journal des Débats, le 9 juin 1844.
35. Dans La Presse, le 31 août 1845.
36. "Vers le 13 août 1845", Cor. t. VII, p.55-56.
37. Et faut-il évoquer l'exemple de d'Arthez dans Illusions perdues (1839), et surtout de Camille
Maupin, alias Félicité des Touches dans Beatrix (1839). Voir mon article : "Portrait d'auteur en jeune
femme. Balzac. Camille Maupin, George Sand, Hélène Cixous", dans Du féminin. Textes réunis par
Mireille Calle. Les éditions Le Griffon d'argile et P.U.G. Kingston, Grenoble, p.167-184.
38. Poètes et romanciers contemporains. I. Mme Sand, Revue des Deux Mondes, 1er avril 1844, p.722-
745.
39. Emile Souvestre : "Le roman est donc déjà et sera chaque jour davantage le livre initiateur"...
Revue de Paris, octobre 1836. Cité par M. Iknayan, p.69.
40. Voir la Correspondance, t.III. En particulier la lettre d'août 1838, p.469, dans laquelle George Sand
décline l'offre du savant d'écrire sur son œuvre. Geoffroy Saint-Hilaire se tournera vers Balzac.
41. C'est ainsi que l'appelle plaisamment Balzac dans la lettre où il annonce sa visite à Nohant en
février 1839, Cor., t.111, p.364.
42. Cor., t.III, avril 1842, p.633 ; t.V, 24 juillet 1842, p.73 1-732. George Sand malade n'a pas pu écrire
l'article à temps. Elle écrira une préface pour les œuvres complètes de Balzac en 1858 dans l'édition
Houssiaux.
43. On peut lire cette préface dans Questions d'art et de littérature, présentées par H. Bessis et J.
Glasgow, Des femmes, 1991.
44. A lire ou relire dans la belle édition fournie par Henri Lavagne, Chêne, 1993.
Puissances du roman : George Sand 91

45. "Je viens d'héberger [...] mon confrère le fabricant de romans Mr de Balzac"... écrit George Sand
au compositeur Franz Grast le 3 mars 1838, Correspondance, t.III, p.369.
46. Voir ce que dit Balzac à Mme Hanska le 2 mars 1838 après sa visite à Nohant : "Nous avons
discuté avec un sérieux, une bonne foi, une candeur, une conscience, dignes des grands bergers qui mènent les
troupeaux d'hommes [...] Car, comme elle le disait [...] par nos écrits nous préparons une révolution pour
les mœurs futures" [...] Lettres à Madame Hanska, t.I. Textes réunis, classés et annotés par Roger Pierrot,
les éditions du Delta, Paris, 1967, p.585-586.
47. Voir mon article, "Le fond e(s)t la forme". Réflexions à partir du Meunier d'Angibault et du Péché
de Monsieur Antoine dans Le Chantier de George Sand. George Sand et l'étranger. Actes du Xe colloque
international George Sand, Debrecen, 7-8-9 juillet 1992. Publiés sous la direction de Tivadar Gorilovics et
d'Anna Szabo, Debrecen, 1993, p. 164- 171.
48. Paulin Limayrac, "Du roman actuel et de nos romanciers", Revue des Deux Mondes, 1er septembre
1845, p.507.
49. Lerminier, art.cit., note 21, p.735.
50. Dans Le Charivari le 1 1 mai 1848.
51. Charles Blanc dans La Revue du progrès, 1er avril 1841, p.212.
52. Cor., t.VII, p.55-56.
53. A Anténor Joly, 23 août 1845, Cor., t.VII, p.73. Sur le dialogue de Sand voir de Michèle Hecquet,
"Bakhtine-Dostoïevski-Sand", Revue des Sciences Humaines, 1989, 3.
54. L'Epoque, où George Sand publie Le Péché est un journal conservateur, voir Cor. t. VII, p.49-50.
55. Balzac, Lettres sur la littérature. Club de l'honnête homme, t. XXVIII, p.200. Voir mon article,
"La recherche d'une poétique, Balzac et la Revue parisienne" ', dans Le "Moment" de La Comédie humaine,
G.I.R.B. Textes réunis et édités par Claude Duchet et Isabelle Tournier, Presses de l'Université de
Vincennes, 1993, p.59-76.
56. L'étude des manuscrits confirme cette tendance à l'euphémisation, qui n'empêche pas une grande
rigueur formelle. Voir mes articles sur "Le manuscrit du Meunier d'Angibault. Découpages et réécritures"
dans Les Manuscrits de George Sand, sous la direction de Béatrice Didier et Jacques Neefs, Presses
Universitaires de Vincennes, 1990 et "Biffures, chutes et repentirs dans Le Meunier d'Angibaulf dans
Hommage à Annarosa Poli, Université de Pise, 1994.
57. P. Limayrac, art.cit., p.503.
58. Ibid., p.512.
59. E. Maron, La Revue indépendante, Critique littéraire, année 1846, 25 janvier 1847, p.239 et 241-
242.
60. Histoire de ma vie, dans Œuvres autobiographiques, éd. cit., t.II, IVe partie, chap.xv, p.160-164.
61. Au docteur Ange Guépin le 20 septembre 1840, à propos du Compagnon, Cor., t.V, p. 136.
62. Histoire de ma vie, éd.cit., t.II, p. 1 6 1 .
63. Voir les analyses de Naomi Schor, op.cit., note 5, et de Michèle Hecquet, Contrats et symboles.
Essai sur l'idéalisme de George Sand, thèse de doctorat d'Etat, juin 1990.
64. Voir dans George Sand. Une correspondance, (op.cit., note 2). Bernard Bray : "Du vous au je :
comment les idées littéraires viennent sous la plume de George Sand" et mon article, "La correspondance
comme laboratoire de l'écriture" dans la Revue des Sciences Humaines n° 221, 1991, 1, p.87-104.
65. Voir Béa Ikelaar-Descamps, "Les préfaces de George Sand : fonctions et évolution" dans George
Sand.
1832" Recherches
dans Georgenouvelles,
Sand, colloque
(op.cit..denote
Cerisy-la-Salle,
8), p. 194-221Sedes-CDU,
et mon article
1993,"Ap.71-83.
propos ď Indiana. La préface de

66. Outre les ouvrages et articles cités dans les notes, voir George Sand. Une œuvre multiforme. Etudes
réunies par Françoise van Rossum-Guyon, CRIN, 24, Rodopi, Amsterdam 1991. Les George Sand Studies,
à Hofstra University, Heampstead, N.Y. 1 1550 et Nicole Mozet, "Le roman sandien", Montréal (à paraître).
92 Françoise van Rossum-Guyon

67. Comme le dit Balzac de lui-même dans la Préface ď'Une fille d'Eve, La Comédie humaine, éd. P.-
G. Castex, Pléiade, t.II, p.271.
68. Voir Anna Szabo, "Correspondance et discours apologétique" dans George Sand. Une
correspondance (op.cit., note 2).
69. Questions d'art et de littérature, éd.cit., p. 17-21.
70. "Je crois que les romans ne doivent jamais finir tout à fait. Dans ce cas on les oublie trop vite"
explique-t-elle à A. Joly le 21 octobre 1845. Cor., t. VII, p. 145. Il y a chez George Sand toute une poétique
de l'implicite.
71. Sainte-Beuve, "De la littérature industrielle" (Revue des Deux Mondes, 1er sept. 1839); voir Sainte-
Beuve. Pour la critique, op.cit., p. 197-22.
72. Voir David Powell, "Improvisation(s) dans Consuelo", dans George Sand. Revue des Sciences
Humaines. 226, 1992-2, p. 11 7- 134.
73. Voir Nanon, éditions de l'Aurore, présenté par N. Mozet.
74. Sur l'impact et la structure de Mademoiselle la Quintinie, voir les articles de Suzanne van Dijk,
dans George Sand. Recherches nouvelles et George Sand. Une œuvre multiforme, op.cit.
75. A Jean Dessoliaire, le 2 novembre 1848, Cor., t. VIII, p.685.

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