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Mais Iggy, c’est pas une préface !

Manu Rancèze s’occupe de la programmation artistique à la Rock School Barbey, incontournable à Bordeaux. Il aime deux choses
plus que tout dans la vie, la musique et le vin. Sa première passion, c’est son quotidien, les concerts, les festivals et toute l’action
culturelle qui va avec. Sa seconde passion l’accompagne aussi dans sa vie professionnelle. Chaque fois que c’est possible, il fait côtoyer
le vin avec les artistes. Le vin le suit aussi dans sa vie tout court. Il a tous les millésimes du domaine de l’A, des Pavie Macquin, des
Larcis Ducasse, et bien d’autres encore… Il n’a jamais rencontré Stéphane Derenoncourt. Alors, quand il apprend par hasard qu’un
livre sur lui est en préparation, qu’il parlera de son âme rock et de son métier de vigneron, il ose ce qu’il n’a jamais osé faire jusqu’à
présent, il lui envoie un mail. Une déclaration spontanée : « Je partage la double passion du rock et du vin, il n’est pas toujours facile
de joindre les deux, car ce sont deux mondes qui se connaissent mal, et les clichés des uns envers les autres sont bien trop fréquents.
Être à la fois rock et vigneron, ce n’est peut-être pas forcément vendeur a priori… » Touché, Stéphane lui répond : « Votre message
à lui seul mérite qu’on fasse ce livre ! Dans une semaine, j’anime une dégustation au Saint-James, chez Nicolas Magie. Venez. » Tu
parles ! Ils passent la soirée ensemble, font connaissance.
Manu lui demande : « Vous avez qui pour la préface ? Ce serait super si c’était un rocker.
– Tu penses à qui ?
– Iggy.
– Iggy Pop ?
– Tu en connais un autre ?
– Même en rêve, je n’y crois pas !
– Tu as tort. Iggy a stoppé la dope il y a vingt ans et il ne boit plus que du vin, il aime vraiment ça. Écoute, en 2002, Iggy participait
aux « Côtes du Rock » à Vienne, juste avant la reformation des Stooges. Yves Gangloff, vigneron et super guitariste rock, lui a offert
un magnum de Côte-Rôtie. Iggy a tenu absolument à l’emporter avec lui en Scandinavie pour son prochain concert. Et en 2011, il se
produisait cette fois avec les Stooges au festival Hellfest. Quelqu’un lui a offert une bouteille, un Latour 1947. Il a dit “Fuck me!”, il a
bu un verre avant d’entrer en scène et il a fini la bouteille après. »
Fin de la soirée, une chouette amitié vient de démarrer… Quant à Iggy et la préface, Manu en fait son affaire personnelle.
Deux jours plus tard, il rappelle Stéphane : « Iggy a dit oui pour la préface. » Unbelievable!
« En fait, il est très sollicité pour des livres sur le rock. Et il dit non. Et là, c’est pour le vin, c’est la première fois. Et le vin tient vraiment
une place à part dans sa vie, c’est son plaisir, c’est aussi son point de repère pour un concert, un lieu, un moment. Alors il a dit oui. »
Stéphane est fou de joie. Pour le remercier, il lui fait parvenir une caisse de vin, « celle que je rêverais de recevoir ».
Iggy Pop est en tournée. Un concert, c’est aller au charbon, c’est épuisant, il donne tout. Vingt-quatre heures avant d’entrer sur scène,
il ne mange pas, ne voit personne. Mais il a ouvert la caisse, pris une bouteille…, il a peut-être dit « Fuck me! ». Et puis il a fait ce
dessin et ce message pour le livre.
« Mais Iggy, c’est pas une préface…
– Peut-être, mais pour moi le vin, c’est ça ! »
Et voilà, ce livre démarre direct rock and roll. Merci Iggy !

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1.
repris de justesse
s t o r i e s F r o m t h e c i t y, time is on
stories From the sea my side
P. J . H a r v e y, THe rolling SToneS,
S t o r i e S F r o m t h e c i t y, S t o r i e S F r o m t h e S e a 12 x 5

D
ifficile de dire où la mer commence et où la terre s’achève. Peu importe au fond. Ce qui marque, c’est que les deux forment
un tout pour donner cette unité singulière à Dunkerque. D’un côté l’immensité, l’horizon, le large, l’infini. Le rêve de tous
les possibles. De l’autre, une matière dense, un magma fait de guerres, d’architectures, de nature, de chantiers, de fêtes, de
Cht’is. Un arsenal lourd comme une épée de Damoclès. Il y a dune dans Dunkerque : tout devient lumineux. Rempart protecteur et
confrontation au temps, poésie légère et lieu de sueur, territoire uniforme et repaire de songes : la ville des dunes porte bien son nom.
On est en 1914, les zeppelins allemands bombardent Dunkerque. Détruite, elle se reconstruit sur les ruines de son passé. Vient la
Seconde Guerre mondiale, Dunkerque tombe une seconde fois sous les bombes des messerschmitts allemands et des blindés tchèques.
Il ne reste presque rien de la ville. Elle a payé au prix fort son patriotisme. Dans cette répétition du chaos, la statue de Jean Bart n’est
jamais tombée. Le corsaire, l’épée pointée vers le ciel, faisait acte de résistance. Pour d’autres villes anéanties aussi, il n’y aura pas d’après.
Silencieuses à jamais, elles deviennent des décors pour une mise en scène de la guerre entre horreur et honneur. Dunkerque refuse ce
rôle tragique et choisit la résilience. Comment braver encore une fois la rudesse et la brutalité de l’Histoire ? En s’inventant une nouvelle
identité. Après la ville historique, après la ville rasée, place donc à la ville imaginée.
Début des années 1950, l’urbanisme est balbutiant. On commence à penser la ville comme un lieu de vie privée autant que sociale.
Laboratoire d’idées et de modernité, Dunkerque renaît. Imaginer l’avenir sans nier le passé, concilier l’intime et le collectif, unir le
minéral et le végétal, préserver le repos et le dynamisme. Le quartier des Îlots Rouges donne une idée précise de la grammaire de la ville.
Deux petits immeubles gardent et laissent le passage vers l’avenue Sainte-Barbe et vers la ville aussi. Des sentinelles bienveillantes de
briques rouges. On les retrouve à l’identique tout au long de l’avenue, comme des ponctuations. Fermer, ouvrir, la frontière est ténue
entre ces deux volontés architecturales. Surtout ne rien figer. Imaginer ce modèle qu’on pourrait reproduire à l’infini ? Les îlots sont
l’exacte alchimie entre le collectif et le privé. Les appartements des immeubles sont traversants. Les cœurs d’îlots battent côté rue et
côté jardin. On commence à penser hygiénisme. On l’exprime alors avec ces respirations de briques, ces unités de vie qui rythment la
ville. On imagine aussi la ville au regard du passé. On traverse donc les îlots comme les venelles autrefois. On soigne la touche finale.
Les briques rouges des façades viennent réchauffer le béton brut des fenêtres et des pilotis des immeubles. Pour finir, on invite l’art. Le
travail, la famille, la paix deviennent soudain des allégories sculptées en bas-relief, en écussons, en stèles. Au bout des Îlots Rouges, il y
a le Square Delvallez. Pas tout à fait place, pas tout à fait jardin mais un passage en douceur vers un monde plus naturel. La porte d’Eau
est proche. La Digue des Alliés précède la Digue de Mer. L’Histoire s’incline devant la nature.
Car elle est partout. Elle a sans doute donné aux gens du Nord cet état d’âme si particulier. Elle a imprimé son langage aux hommes.
Et le vent n’a jamais cessé de souffler sur leur imagination. La mer d’abord. Ils en ont fait une alliée. Ils en ont fait une soumise aussi.

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l
a vigne est devenue une complice. Dans la répétition des jours ordinaires, Stéphane remonte doucement la pente. L’ex-citadin se
frotte à la nature. Il apprend à respirer à pleins poumons. Il aime la terre qu’il a aux pieds. Il trouve que sauvage est un joli mot.
Le tempo des quatre saisons lui va bien. La nature, c’est son refuge, son lieu de repos, son ancrage bien réel. Elle est sa bonne
vibration. Il la regarde avec toute la panoplie du naturaliste émerveillé : l’observation, la curiosité, la sympathie, la fraîcheur. Déjà, il
mord dans les raisins mûrs, il aime cette explosion du jus sucré dans sa bouche, ces gouttes rouge écarlate qui l’éclaboussent. Il est
sensible aux formes, aux mouvements, aux parfums. Des forces puissantes le tiennent : le bonheur de la contemplation, l’énergie qui
l’entoure, le temps de la rêverie. Les choses s’éclairent petit-à-petit. Et si sa paix, c’était cette spiritualité qui le remet à l’endroit, sans
dieu ni maître ? Puiser dans la nature une sève nouvelle, une pulpe nouvelle, tirer une vie nouvelle de la terre. Cheminer entre simplicité
et profondeur, une lueur commence à briller…
Quand il rentre de la vigne, Stéphane jardine. Il a son potager. La leçon de vie se poursuit à la maison, entre nécessité et liberté. Nourrir
l’esprit et le corps, apprivoiser l’espace, suivre les cycles de vie, manger des légumes de saison. Au début, c’est un peu à la va comme j’te
pousse. Un jardin bien propre sur lui, ce n’est pas trop son truc, normal. Mais Stéphane est tenace, il est le roi de son potager, c’est son

av ec
petit laboratoire d’expériences végétales, l’apprentissage de la sagesse, son aventure personnelle. Terreau, racines, semences, auxiliaires *,
diversité, l’alphabet de son futur commence à s’écrire.
Une douceur de vivre qu’il prolonge encore dans le plaisir de fabriquer des jouets en bois, des pièces uniques à l’ancienne qu’il vend
sur les marchés. Il prend son temps. Un petit cheval, une boîte, un animal… des rêves d’enfant grandeur nature. Des pièces uniques
hors normes. Et puis il aime le bois, sa chaleur et sa solidité. Le bois a une âme, il vient de l’arbre, de la nature, de la vie. Le bois, c’est
le toucher, le contact. Il a une veine, une fibre, un grain, une sonorité, une couleur. Quand il sculpte un jouet en bois, il sculpte son
T o m W aiTs,
imaginaire, il s’offre du rêve. Le potager, les jouets en bois, le monde de Stéphane commence à percer dans ces modèles réduits.
Voilà pour le dedans. Dehors, il y a les cons, ceux qui le commandent au boulot, les petits chefs, ceux qui sont ni en bas ni en haut, celui
du Château La France, son tout premier job, qui lui dit : « Toi, change de métier, t’es pas fait pour ça ». Stéphane ne peut pas répondre,
je me
il part au bout de quatre jours. Les cons, des hommes de petit pouvoir, des riquiquis. Et c’est dur. Il n’a aucune défense car il n’est rien.
C’est sa logique imparable. Il a fait n’importe quoi pendant des années. Il n’a rien. Pas de diplôme, aucune valeur et certainement pas
le droit de dire ses quatre vérités à tous ces notables de la médiocrité. Nada. Une fois encore, la culture va le tirer d’affaire. Après celle
fab riq ue
de la terre, celle de la tête. Stéphane a du temps et surtout une furieuse envie de rattraper celui perdu. Apprendre, c’est gagner son droit
de réponse. Il s’inscrit à des cours par correspondance, passe en seconde, puis en première. Mais la poésie des maths, très peu pour lui. un m o dè l e…
Alors il arrête. Mais il a gagné quand même. Car il a découvert les livres. Lui le silencieux aime les mots et les dévore. Si le style, c’est
l’homme, alors il se met à aimer les hommes. Pas tous bien sûr. Le tout premier s’appelle Jacques le fataliste ou Diderot peu importe.
Jacques, l’élève fataliste est pourtant attentif au monde, alors que son maître, soi-disant libre, agit comme un automate. Tiens, tiens…
Il lit beaucoup. Certains entrent dans les livres pour s’y perdre. Lui entre pour s’y trouver. Il passe à la littérature étrangère, découvre
Steinbeck qui se qualifiait de Pigasus, de « cochon volant », métaphore d’une « âme lourde essayant de voler ». Tiens, tiens… Il se plonge
dans Jack London, l’écrivain du grand large et de la respiration. Tiens, tiens… Et puis il arrive tout naturellement à la littérature under-
ground, Bukowski, celui qui fait une plume d’honneur à toutes les conventions d’écriture, Patti Smith, l’ange rock de la poésie absolue,
et bien d’autres…
Le chemin se dégage. Stéphane sait maintenant qu’il a la vie devant lui. Il trace sa route à Fronsac jusqu’en 1989.

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