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Jean-François Lavigne
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L’auto-constitution de l’ego
Mais d’un autre côté, cette nouvelle fondation que la phénoménologie
pouvait procurer à l’anthropologie philosophique impliquait une nouvelle
difficulté : car l’ego, bien qu’il soit indéniablement un moment nécessaire
interne de la structure de tout acte intentionnel et de tout vécu passif
originaire, se trouve pris lui aussi dans le flux originaire du vivre de la
conscience, c’est-à-dire dans l’écoulement originaire de la temporalité
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DOSSIER MICHEL HENRY
même.
Husserl écrivait ainsi, dans la quatrième des Méditations cartésiennes :
« L’ego lui-même est, pour lui-même, existant de manière continuelle-
ment évidente, et en conséquence, il se constitue lui-même continûment
comme existant. […] L’ego ne prend pas conscience de lui-même comme
d’une simple vie fluente, mais en tant que “Je”, comme le “Je” qui vit ceci
ou cela, le “Je” qui, restant le même1, parcourt, en le vivant, tel ou tel
cogito. » Ele vai torcer a interpretação desssa
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
Un défaut de présence
Le concept même de constitution implique toujours, en effet, que
l’ego soit déterminé comme résultat du processus constitutif. Et cela
reste valable même si l’on accorde – en suivant certains interprètes auto-
risés tels que Eugen Fink ou Rudolf Bernet – que l’idéalisme transcen-
dantal husserlien ne doit pas être compris comme un idéalisme productif,
comme si la subjectivité transcendantale était au principe d’une genèse
réelle, mais uniquement comme un idéalisme de
la donation de sens et de l’institution du sens. Si,
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intencionalidade.
E que ela seja que de l’être devenu, et qu’il reçoit donc son ipséité d’une opération
passiva, muda
sim. d’identification, son identité ne peut avoir que le sens et la portée d’une
Mas de fato a
questão está mal identité intentionnelle, qui n’est vraie qu’en tant que posée et reconnue :
colocada.
Não é o ego o ce n’est donc nullement une ipséité originaire.
problema, Le schème husserlien de la constitution transcendantale, même atténué
mas a
referencialidade, sous la forme d’une genèse identifiante passive, conduit donc inéluctable- p. 70
o sentido como
polo=x. ment à faire de l’identité personnelle de l’ego une forme subtile d’illusion
O polo-x como
não é um transcendantale. Manière détournée d’avouer l’impuissance de la théorie
paralogismo (o 3º), e
sim de la constitution transcendantale à rendre compte positivement de l’évi-
de modo algum...só se ela quisesse tornar o ego "
uma ideia da razão! dence subjective – en l’occurrence, de celle du soi.
real" ou "emsi",, mas o si está co-implicado como
Não precisa ser
ideia lançada no infinito
considerado em si De plus, la théorie husserlienne de l’ego constitué implique que celui-ci
para ainda estar 1
implicado na int.! soit toujours en retard sur l’avènement de l’impression originaire et du
« présent vivant » : c’est toujours un « Je » déjà advenu, c’est-à-dire passé,
qui reçoit son existence de l’actualité d’une première rétention – laquelle
alors n’est l’acte de personne. Pour ainsi dire, il n’y a personne pour
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DOSSIER MICHEL HENRY
objeção
tionnel de la synthèse est, par lui-même, impropre à déterminer la phéno-
ménalité originaire qui est propre à la subjectivité transcendantale, et au Je
qui vit sur ce mode radical.
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La radicalisation de l’expérience phénoménologique
transcendantale
L’impossibilité d’une auto-fondation phénoménologique de l’intention-
nalité a été aperçue et thématisée explicitement, pour la première fois, par
Michel Henry dans L’Essence de la manifestation. Son diagnostic critique,
qui consiste à souligner la foncière inadéquation du schème de la corrélation
noético-noématique élevé par Husserl au rang de paradigme ontologique
général, quand il s’agit de comprendre la continuité
de l’être de l’ego dans l’immédiateté de son rapport
L’impossibilité à lui-même, l’a conduit à mettre en évidence une
d’une auto- autre forme de phénoménalité, un autre mode d’ap-
fondation paraître, plus originaire et plus fondamental que
phénoménologique celui de la conscience constituante : la phénoména-
de l’intentionnalité lité radicale de la vie, comme épreuve d’elle-même,
comme le se-sentir-vivre qui sous-tend toute expé-
rience vécue de quelque chose d’autre.
Cependant, en montrant que toute l’activité transcendantale de consti-
tution repose sur l’événement non intentionnel et radicalement immanent
de cette affectivité originaire qu’est le vivre pur lui-même, Henry a radica-
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■ 2. Michel Henry, Incarnation. Pour une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 29.
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DOSSIER MICHEL HENRY
■ 3. Souligné par l’auteur. L’identité ainsi soulignée est évidemment le point crucial, pour notre recherche ici.
■ 4. Michel Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 43.
■ 5. Ibid.
■ 6. Ibid., p. 75.
■ 7. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 174.
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Si donc le Je que je suis ne peut que recevoir son ipséité du processus
originaire d’une auto-affection charnelle qui se déploie à travers la durée
de la temporalité transcendantale, l’être de l’ego demeure dans la dépen-
dance permanente d’un événement temporel, qui est en lui-même tout aussi
contingent que l’était le surgissement du nouveau « présent vivant » chez
Husserl. Et ainsi, l’identité de l’ego ne paraît pas plus assurée par l’auto-affec-
tion henryenne qu’elle ne l’était par la « synthèse passive » husserlienne.
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DOSSIER MICHEL HENRY
ment d’avoir part à cette Vie. L’identité ipséitaire de l’ego que je suis, en tant
qu’ego humain singulier, n’est donc pas fondée dans son être propre. Elle est
seulement reconduite à un fondement extrinsèque. Si bien que mon identité,
en tant que dérivée, est originairement privée de toute autonomie ontologique,
et n’est donc pensée que comme seulement apparente, phénoménale.
Toutefois, même si la conception henryenne de l’origine transcendan-
Tese de tale de l’ego falsifie en partie le donné phénoménologique, cette falsifica-
Lavigne
tion partielle n’annule certes pas la valeur de l’intuition fondamentale de
Michel Henry, selon laquelle notre être est essentiellement affectif, et fondé
sur l’auto-affection de la vie. Si donc l’on doit conserver intacte cette assise
fondamentale de la phénoménologie matérielle, il convient de proposer une
autre description, plus fidèle et rigoureuse, du rapport de l’ego singulier à
l’auto-affection originaire telle qu’elle s’éprouve à l’intérieur même de la
propre vie de celui-ci.
Il faut donc en revenir à l’analyse de la souffrance, parce qu’elle est
l’expérience éminente de la passivité originaire de l’ego à l’égard de l’auto-
affection. Examinons à présent la description phénoménologique du souf-
frir, telle que la propose Henry, en tant que manifestation exemplaire du
pathos essentiel de la vie :
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■ 13. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 84-85.
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à l’intervention d’un quelconque pouvoir extrinsèque au sujet : elle ne se
présente pas comme hétéro-affection, mais bien comme une phénoménali-
sation autonome, qui surgit d’elle-même, et s’impose par sa propre dyna-
mique, du fait de sa propre spontanéité. Et pourtant, ces deux affirmations,
si on les comprend cette fois littéralement, sont totalement démenties par
l’expérience phénoménologique.
1) Il n’est pas vrai que, pour celui qui souffre, « le temps n’existe plus ». X Henry
La souffrance
s’il ne peut rien faire d’autre que subir la douleur,
a la structure
ce subir lui-même n’a pas la structure ni la phéno-
d’une agression,
ménalité d’une pure passivité : il a toujours au
elle implique
contraire celle d’un effort immanent, d’une tension
un conflit
tout entière dirigée vers le maintien affectif d’un
immanent
certain équilibre, le maintien de ce qui s’éprouve
ordinairement comme autonomie du sentant au
sein même du sentir : le souffrant ne se laisse pas
envahir par la souffrance, il ne s’évanouit pas en elle ; loin d’y disparaître,
comme le voudrait la thèse henryenne, le souffrant s’oppose, dans son
impuissance même – et cette opposition est constitutive du vécu d’impuis-
sance : il s’oppose, de manière interne et invisible, à sa souffrance ; ce qui
veut dire qu’il la porte, même s’il ne la « supporte » pas.
D’autre part, quoique la souffrance occupe tout l’espace de la
conscience en tant que pouvoir de sentir – comme le note à juste titre
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DOSSIER MICHEL HENRY
Henry –, elle n’envahit justement pas l’ego qui souffre. En effet, si l’ego
souffrant disparaît (par exemple en cas de perte de conscience, ou de
coma profond), il n’y a plus non plus de souffrance. L’apparaître de la
souffrance implique donc la présence permanente de l’ego souffrant. Mais
cette permanence n’est pas non plus un assister-à indifférent ; puisque
radicalement affecté, et donc modifié par le surgissement renouvelé de la
douleur, l’ego ne peut être ni détaché vis-à-vis de l’affection douloureuse,
ni effacé par elle : il en est touché, et pour cela il est tout à la fois essen-
tiellement altéré par elle, et confirmé dans son apparaître comme distinct
d’elle. Dans la souffrance, l’auto-affection a la structure d’une auto-
différenciation. C’est pour cette raison que le souffrir présuppose
toujours, et de fait ne manque jamais de comporter, un espace imma-
nent de non-coïncidence entre l’affectant (la douleur) et l’affecté (l’ego) :
espace de négativité, qui est en même temps la possibilité transcendantale
du jugement, et du choix libre. C’est à cet écart phénoménologique et
ontologique, qui préserve les conditions d’une liberté intérieure, mini-
male et d’autant plus essentielle, que l’homme doit de pouvoir assumer
la souffrance ; c’est-à-dire adopter une attitude, à l’égard de ce qui ainsi,
pourtant, se donne à vivre comme imposé dans le conflit. Cette attitude
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Cette première conclusion, négative, conduit à une seconde, positive :
si la persistance immanente transcendantale de l’ego n’est pas un produit
de l’événement originaire de l’auto-affection, c’est parce qu’elle ne peut pas
l’être. En effet, comme la structure de la souffrance le montre exemplai-
rement, l’affection – c’est-à-dire toute auto-affection, puisque toute affec-
tion abrite en soi la structure de l’auto-affection – présuppose toujours un
centre de réceptivité susceptible d’y réagir, en s’opposant à elle. L’existence
d’un centre égoïque affectable, capable de recevoir l’agression de l’affect
(douleur, ou plaisir aussi bien) est une condition nécessaire de possibilité
de l’affection elle-même.
On se demandera peut-être enfin à quoi tient, alors, cette double impuis-
sance théorique, dans les deux phénoménologies examinées, la phénomé-
nologie transcendantale constitutive comme la phénoménologie matérielle
de l’affectivité originaire ? Ce remarquable échec devant la question de la
condition de possibilité de l’identité de l’ego résulte des présuppositions
radicales de la méthode phénoménologique adoptée par nos deux auteurs.
Au stade d’extrême radicalisation auquel est parvenue aujourd’hui, en parti-
culier précisément grâce au travail de Husserl et de Henry, la probléma-
tique phénoménologique de l’être de la subjectivité, il serait temps peut-
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Jean-François Lavigne
professeur de philosophie contemporaine, université de Nice Sophia-Antipolis,
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