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Bataillon Claude. Ressources et vie de relation du Sahara : l'exemple du Souf. In: Annales de Géographie, t. 69, n°375, 1960.
pp. 493-507;
doi : https://doi.org/10.3406/geo.1960.14732
https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1960_num_69_375_14732
Depuis cinq ou six ans l'évolution sociale du Souf a sans doute été une
des plus rapides du Sahara Est-algérien. En effet ce pays était archaïque
— sinon replié sur lui-même — et le niveau de vie de ses 100 000 hab. était
particulièrement bas. On pourrait dire que les bouleversements sont
circonstanciels, liés au conflit algérien. Mais ici comme ailleurs cette conjoncture
devient permanence et en fin de compte il y a installation dans les
bouleversements ; l'équilibre ancien est définitivement détruit.
Le fait majeur est le flot de capitaux surtout publics qui se déverse sur
l'Algérie et ГО. C.R.S. Plus exactement cet apport financier concerne la
plus grande partie de PO. C.R.S. et des secteurs étroits de l'Algérie, surtout
les villes du Tell. Même si c'est une partie limitée du pays et de la population
qui connaît cet aspect des bouleversements, la situation de l'ensemble de
l'Algérie en est transformée. Quand certains proposent que des régions
privilégiées soient séparées de l'ensemble, il peut être utile de montrer à quel
point une région saharienne a pu devenir algérienne.
L'étude est centrée sur les revenus et la vie de relation dans le Souf :
en un sens le salaire et la route sont à la base des bouleversements, bien
entendu dans un contexte politique exceptionnel et de longue durée1.
Dans les évaluations des ressources et des dépenses du Souf2, certains
éléments méritent défiance et discussion, même sans tenir compte de la
valeur plus ou moins exacte des chiffres. En premier lieu, l'augmentation
des chiffres absolus est imputable pour un tiers sans doute à la hausse des
prix et des salaires modernes dans l'économie globale de la France et de
l'Algérie. D'autre part le poste des importations est toujours très incomplet
à cause de sa variété ; d'ailleurs il s'est qualitativement transformé de fond
en comble.
C'est l'évolution des exportations et des ressources non commerciales
qui nous donne la clef des bouleversements. Des tendances existaient déjà,
mais l'ensemble a littéralement basculé. Tout d'abord la consommation
des produits locaux, restée stable en gros, passe de plus de la moitié à moins
du tiers du revenu global : la dépendance du Souf a augmenté dans ces
proportions. Ensuite les rentrées d'argent qui provenaient pour plus de 4/7 des
exportations, n'en proviennent plus que pour moins du tiers (ce poste a été
multiplié par 2,2 tandis que les rentrées d'argent non commerciales qui
couvrent le reste se sont multipliées par 5,5). C'est la non-rentabilité du Souf
qui s'accroît dans ces proportions, pour des besoins considérablement accrus
bien entendu. Enfin le produit de l'émigration est multiplié par 4,2, tandis
que les salaires publics, surtout militaires se sont multipliés par 7 ; ainsi
1. Il n'est pas indifférent de noter que l'Erg oriental a été une des régions les moins troublées.
Cette étude se veut une mise au point par rapport à un travail rédigé voici sept ans sur la
même région. Tous mes remerciements vont à M. Luce Catineau à qui je dois à la fois un court
séjour au printemps 1960 et une documentation administrative abondante.
2 Voir tableau : Bilan de l'économie du Souf.
494 ANNALES DE GÉOGRAPHIE
l'émigration qui comptait pour presque 2/3 des rentrées non commerciales,
compte actuellement pour un peu plus de la moitié. C'est du contexte
directement politique dont dépend de façon accrue le pays, car ce développement
du secteur public n'est compensé que pour moins du dixième par les rentrées
fiscales.
Bilan de l'économie du Souf.
1953 1959
(En millions de francs légers)
AUTOCONSOMMATION
Dattes ghars 750 2 6001
Viande 1001 240»
Total 850 840
IMPORTATION
Céréales 325< 591»
Carburant 0 303
Viande sur pied 104»
Huile, thé, tissus, sucre 800 ! 3201
Total 405 1 045
EXPORTATION
Dattes ghars 353 6S
Tabac . 598 140»
Deglet-Nour (dattes) 2002 6002
Artisanat 25* 46
Total 319 750
DÉFICIT THÉORIQUE
295
RENTREES NON COMMERCIALES
Contrebande thé 162 400»
0
Salaires armée 31»
— administration 50 ! 330»
Émigration 180
903 785
180»
dont Tunisie 485»
— France 0
— Algérie-Sahara 902 1202
Total non commercial 277 1 515
1. Chiffre estimé. 2. Calculé par extrapolation. 3. Chiffre connu précisément. 4. Sous-estimé sans doute
pour l'orge 5. Seuls les tapis restent comptés.
L'on peut évaluer que les entrées d'argent envoyé par les émigrés ont
plus que quadruplé, d'après le montant des mandats payés dans les bureaux
de poste du Souf6. L'augmentation est générale, y compris pour les mandats
provenant de la Tunisie. L'émigration vers la France, presque inexistante
en 1953, est devenue massive et représente actuellement plus de la moitié
des rentrées d'argent : les mandats sont de l'ordre de 10 000 F et l'on évalue
que l'homme qui rentre apporte avec lui pour 50 000 F d'économies. Les
gens vont avant tout vers la région parisienne, mais aussi dans la vallée du
Rhône, autour de Lyon et dans le Bas-Dauphiné, ainsi que dans la région
de Strasbourg. La Tunisie a gardé de l'importance, puisque les mouvements
de fonds ont augmentés, malgré la fermeture presque complète de la frontière
actuellement. C'est là que de tout temps des gens se fixaient en plus grand
nombre ; ce caractère ne peut que s'accentuer. Les villes de l'Algérie gardent
comme auparavant un rôle secondaire.
L'émigration est de plus en plus une ressource pour des centres restés
longtemps repliés sur eux-mêmes et vivant de la culture et de l'élevage
nomade. Reguiba a vu doubler le chiffre des partants entre 1956 et 1958 ;
il a baissé l'année suivante à la suite de la multiplication des contrôles
administratifs en France même. Les faits sont analogues à Amiche, où les salaires
des usines de France remplacent ceux des mines de phosphate tunisiennes.
étant donnée la" forte tradition agricole de la population de ce village. L'un d'eux a planté
des arbres fruitiers, cultive des asperges, etc., sur les conseils des moniteurs agricoles : capacité
d'initiative, mais aussi réserve de capitaux puisqu'il emploie 2 ou 3 ouvriers.
1. Réalisations communales, loc. cit. p. 377.
2. Et sur 200 à 250 familles en pleine utilisation du forage.
3. Au Nord de Nakhla.
4. Ces paragraphes sont dus aux renseignements obtenus auprès des services agricoles à
Hobba et à El Oued, ainsi qu'à M. du Jonchay.
5. Nous n'avons effectué aucun décompte général des émigrés permettant une analyse
systématique. Voir sur ce sujet : Bulletin de Liaison saharienne, juin 1960, J.-R. Vanney
Note sur l'émigration des Souafa.
6. Pour les arrivées d'Algérie et de ГО. C.R.S., la difficulté est de faire la part des règlements
commerciaux dans le total des mandats ; cette question ne se pose ni pour la Tunisie ni pour
a France.
500 ANNALES DE GÉOGRAPHIE
Ces centres, surtout celui d'Amiche envoient aussi des travailleurs vers
les chantiers de Hassi Messaoud. Si le prestige du pétrole est très marqué,
ce n'est qu'à peine 1/10 des partants qui est absorbé par ce secteur.
L'émigration vers la France a une conséquence évidente : l'effondrement
du particularisme local. Ceux qui étaient Soufîs en Algérie ou en Tunisie
deviennent Algériens en France. Ils apparaissaient différents des autres
Nord-Africains aux yeux de ceux-ci comme d'eux-mêmes1. En France ils
sont maintenant Algériens, différence majeure2 qui efface les nuances et leurs
contacts avec les organisations d'Algériens sont nombreux.
Ce phénomène semble avoir des effets bien plus explosifs que dans le
Tell algérien, car la main-d'œuvre disponible est ici très limitée et vite
employée en totalité. Les salaires, partis de très bas, ont d'autant plus
augmenté. La rentabilité de l'agriculture traditionnelle est menacée tandis
que les bergers nomades deviennent introuvables et que le prix du bois local,
ramassé par les nomades, passe de 400 à 1 500 F la charge de 2 q environ
en quelques années1.
Ainsi la production locale toute entière a été transformée par l'afflux
de plus en plus massif de fonds extérieurs, gain des émigrés ou manne plus
ou moins circonstantielle de l'état. La consommation locale et le commerce
en ont été stimulés de façon explosive.
10j_l.VECFTR 11ххх12е2з13шВР14вя15~«
"^ Le trait
écorces,
grains.
écrasées,
—etc.
etc.).
5, gras
(cueillette).
Halle
Alimentation
limite
aux viandes.
les
— surfaces
3,: 8,Chameaux
Fig.
— 6,bâties.
Pain, 2.Boutures
fèves
—deNomades
Souk
cuites.
bât de
(bois,
d'El
palmier
—: 9,herbe,
1, Oued.
Légumes.
Chèvres
(hachane).
etc.).et—
—moutons.
10,
Agriculture
— Boutiques
7, Dattes
— 2,: :4,Sauterelles,
(en
V,Halle
caisses,
aux
Vanneries (Zembil, couffin porté par l'âne) ; Б, épiceries ; C, quincaillers ; F, produits de forge (mors,
etc.) ; T, tailleurs ; R, postes de radio. Éventaires : 11, Tapis couvertures, etc. —12, Friperie. —
13 B.'pièces de bicyclettes ; 13 P, Photographe. — 14, Bazars épiciers. — 15, Pharmaciens.
Conclusion
Dans les ressources comme dans la vie de relation, les attaches lointaines
s'affirment et le Souf, c'est l'Algérie. La fragile et spectaculaire prospérité
font penser à Alger. Pour une part sans cesse accrue de la population, le
particularisme perd son sens ; si la région possède peu d'« intellectuels »,
leur orientation vers l'Algérie est indéniable, comme celle de certains
commerçants, ceux-ci formant une « élite » active plus nombreuse. La position des
émigrés est analogue nous l'avons vu. Les contacts des nomades avec la
région des Nememcha sont difficiles, mais persistent. L'écoute de la radio
joue aussi son rôle considérable1 dans cet élargissement des perspectives.
Si l'on avait pu noter voici quelques années l'attraction majeure de Tunis
et de la Tunisie, ce sont les liens avec l'Algérie que nous voyons se forger
actuellement.
Claude Bataillon.