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Luxemburg (1925)
Introduction
à l’économie
politique
Un document produit en version numérique par JeanMarie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
PaulÉmileBoulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 2
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 3
Cette édition électronique a été réalisée par JeanMarie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Rosa Luxemburg (1925)
Introduction à l’économie politique
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Le 1er mars 2002
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Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 4
Table des matières
Chapitre I. Qu'estce que l'économie politique
Chapitre II. La société communiste primitive
Chapitre III. La dissolution de la société communiste primitive
Chapitre IV. La production marchande
Chapitre V. Le travail salarié
Chapitre VI. Les tendances de l'économie capitaliste
Annexes
I. Rosa Luxemburg, enseignante
II. L'école du Parti
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 5
ROSA LUXEMBURG
introduction à l'économie politique
La présente traduction a été effectuée par J. B. d'après le texte allemand publié sous le
titre
ROSA LUXEMBURG:
Einführung in die Nationalökonomie
dans :
AUSGEW ÄHLTE REDEN UND SCHRIFTEN
chez
Dietz Verlag, Berlin 1951 (Vol. I, pp. 411741)
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Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 6
Chapitre premier
QU'ESTCE QUE
L'ÉCONOMIE
POLITIQUE?
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L'économie politique est une science remarquable. Les difficultés et les désac
cords y commencent dès le premier pas, dès qu'on se pose cette question très élémen
taire : Quel est au juste l'objet de cette science ? Le simple ouvrier, qui n'a qu'une idée
tout à fait vague de ce que l'économie politique enseigne, attribuera son incertitude à
l'insuffisance de sa propre culture générale. En l'occurrence, cependant, il partage en
un sens son infortune avec beaucoup de savants et d'intellectuels qui écrivent de
volumineux ouvrages et donnent dans les universités des cours à la jeunesse étudiante
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 7
sur l'économie politique. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est pourtant un
fait que la plupart des spécialistes d’économie politique n'ont qu'une notion très
confuse du véritable objet de leur savoir.
Comme il est d'usage chez Messieurs les spécialistes de travailler sur des défini
tions, c'estàdire d'épuiser l'essence des choses les plus compliquées en quelques
phrases bien ordonnées, informonsnous donc, à titre d'essai, auprès d'un représentant
officiel de l'économie politique, et demandonslui ce qu'est au fond cette science.
Qu'en dit le doyen des professeurs allemands, auteur d'innombrables et énormes
manuels d'économie politique, fondateur de l'école dite « historique », Wilhelm
Roscher ? Dans son premier grand ouvrage, Les fondements de l'économie politique,
manuel et recueil de lectures pour hommes d'affaires et étudiants, paru en 1854 et 23
fois réédité depuis lors, nous lisons au chapitre 2. § 16 :
« Nous entendons par économie politique la doctrine du développement des lois
de l'économie nationale , de la vie économique nationale (philosophie de l'histoire de
1
l'économie nationale d'après von Mangoldt). Comme toutes les sciences portant sur la
vie d'une nation, elle se rattache d'une part à l'étude de l'individu, et s'étend d'autre
part à l'étude de toute l'humanité. »
Les « hommes d'affaires et étudiants » comprennentils maintenant ce qu'est l'éco
nomie politique ? C'est précisément... l'économie politique. Qu'estce que des lunettes
d'écaille ? Ce sont des lunettes à monture d'écaille. Qu'estce qu'un âne de charge ?
Un âne sur lequel on charge des fardeaux. Procédé des plus simples, en vérité, pour
expliquer à des enfants l'usage de telles locutions.* Le seul ennui est que si l'on ne
comprend pas le sens des mots en question, on n'est pas plus avancé quand ils sont
disposés autrement.
Adressonsnous à un autre savant allemand, qui enseigne actuellement l'économie
politique à l'université de Berlin, le professeur Schmoller, lumière de la science offi
cielle. Dans le Dictionnaire des sciences politiques, grand ouvrage collectif de profes
seurs allemands, publié par les professeurs Conrad et Lexis, Schmoller donne, dans
un article sur l'économie politique, la réponse suivante à la question : qu'estce que
cette science ? « Je dirais que c'est la science qui veut décrire, définir, expliquer par
leurs causes et comprendre comme un tout cohérent les phénomènes économiques, à
condition évidemment que l'économie politique ait été auparavant correctement défi
nie. Au centre de cette science se trouvent les phénomènes typiques qui se répètent
chez les peuples civilisés contemporains, phénomènes de division et d'organisation du
1 Économie nationale.
* Le terme allemand correspondant à «économie politique», traduit littéralement, signifie
«économie nationale», «économie d'un peuple, d'une nation» (N. d. T.).
D'où l'ironie de Rosa Luxemburg : «l'économie nationale» est « l'économie d'une nation » ; la
belle explication !
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 8
travail, de circulation, de répartition des revenus, d'institutions économiques sociales,
qui, s'appuyant sur certaines formes du droit privé et publie, dominés par des forces
psychiques identiques ou semblables, engendrent des dispositions ou des forces
semblables ou identiques et représentent dans leur description d'ensemble une sorte
de tableau statique du monde civilisé économique d'aujourd'hui, une sorte de constitu
tion moyenne de ce monde. A partir de là, cette science a ensuite cherché à constater
ici et là les variations des différentes économies nationales entre elles, les diverses
formes d'organisation, elle s'est demandée par quel enchaînement et quelle succession
ces diverses formes apparaissent, parvenant ainsi a se représenter le développement
causal de ces formes l'une à partir de l'autre, et la succession historique des situations
économiques ; elle a ainsi articulé l'aspect dynamique sur l'aspect statique. Et de
même que dès ses débuts elle a pu, grâce à des jugements de valeur éthico
historiques, établir des idéaux, elle a toujours conservé jusqu'à un certain degré cette
fonction pratique. Elle a toujours, à côté de la théorie, établi des enseignements
pratiques pour la vie. »
Ouf ! Reprenons notre souffle. De quoi s'agitil donc ? Institutions économiques
sociales droit privé et publie forces psychiques semblable et identique identique
et semblable statistique statique dynamique constitution moyenne développe
ment causal jugements de valeur éthicohistoriques... Le commun des mortels aura
sans doute l'impression après tout cela qu'une roue de moulin tourne dans sa tête.
Dans sa soif obstinée de savoir et sa confiance aveugle en la sagesse professorale, il
se donnera la peine de relire deux, trois fois ce galimatias pour y trouver un sens.
Nous craignons que ce soit peine perdue. Car ce qu'on nous offre là, ce ne sont que
phrases creuses et assemblage clinquant et ampoulé de mots. Il y a pour cela un signe
qui ne trompe pas : quiconque pense clairement et maîtrise luimême à fond ce dont il
parle, s'exprime clairement et de manière compréhensible. Quiconque s'exprime de
façon obscure et prétentieuse, alors qu'il ne s'agit ni de pures idées philosophiques ni
des élucubrations de la mystique religieuse, montre seulement qu'il ne voit pas clair
luimême ou qu'il a de bonnes raisons d'éviter la clarté. Nous verrons plus tard que ce
n'est pas un hasard si les savants bourgeois se servent d'une langue obscure et confuse
pour parler de l'essence de l'économie politique, que cela traduit au contraire aussi
bien leur propre confusion que le refus tendancieux et acharné de clarifier réellement
la question.
Que la conception de l'économie politique ne puisse être énoncée avec clarté peut
se comprendre si l'on considère que les opinions les plus contradictoires ont été
émises sur l'ancienneté de son origine. Un historien connu, ancien professeur d'éco
nomie politique à l'université de Paris, Adolphe Blanqui frère du célèbre dirigeant
socialiste et combattant de la Commune, Auguste Blanqui commence, par exemple,
le premier chapitre de son Histoire de l'évolution économique parue en 1837, par le
titre suivant : « L'économie politique est plus ancienne que l'on ne croit. Les grecs et
les romains avaient déjà la leur. » D'autres historiens de l'économie politique, comme
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 9
Par contre, Karl Marx a donné à son principal ouvrage économique, Le Capital,
dont le premier livre parut trois ans plus tard, comblant pour ainsi dire l'espoir
exprimé par Lassalle, le soustitre Critique de l'économie politique. De cette façon,
Marx place son propre ouvrage en dehors de l'économie politique, la considérant
comme quelque chose d'achevé et de terminé, sur quoi il exerce à son tour une
critique. Une science qui pour certains est presque aussi ancienne que l'histoire écrite
de l'humanité, que d'autres disent ne pas dater de plus d'un siècle et demi, d'autres,
qu'elle n'en est encore qu'aux premiers balbutiements, d'autres encore qu'elle est déjà
dépassée et qu'il est temps de l'enterrer par la critique il est clair qu'une telle science
soulève un problème assez spécial et complexe.
Mais nous serions tout aussi mal inspirés en demandant à l'un des représentants
officiels de cette science de nous expliquer pourquoi l'économie politique n'est
apparue, comme c'est maintenant l'opinion courante, que si tard, il y a à peine 150
ans. Le professeur Dühring nous expliquera par exemple, à grand renfort de discours,
que les anciens grecs et les romains n'avaient pas encore de notions scientifiques des
réalités de l'économie politique, mais seulement des idées « irresponsables », « super
ficielles », « tout ce qu'il y a de plus ordinaires », tirées de l'expérience quotidienne ;
que le Moyen Age n'avait aucune notion scientifique. Cette savante explication ne
nous fait pas avancer d'un pas et ses généralités sur le Moyen Age ne peuvent que
nous induire en erreur.
Une autre explication originale nous est fournie par le professeur Schmoller. Dans
l'article tiré du Dictionnaire des sciences politiques que nous avons cité plus haut, il
nous « régale » des considérations suivantes :
« Pendant des siècles, on a observé et décrit des faits particuliers de l'économie
privée et sociale, on a reconnu des vérités économiques particulières, on a débattu de
questions économiques sur les systèmes de morale et de droit. Ces schémas partiels
n'ont pu créer une science, mais à partir du moment où les questions d'économie
politique acquirent, du XVIIe au XIXe siècle, une importance jamais soupçonnée
auparavant pour la conduite et l'administration des États, lorsque de nombreux
auteurs s'y intéressèrent, lorsqu'il devint nécessaire d'en instruire la jeunesse étudiante
et qu'en même temps l'essor général de la pensée scientifique conduisit à relier
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 10
l'ensemble des principes et des vérités relevant de l'économie politique en un système
autonome dominé par certaines idées fondamentales comme la monnaie et l'échange,
la politique économique de l'État, le travail et la division du travail et c'est ce que
tentèrent les principaux auteurs du XVIIIe siècle à partir de ce moment l'économie
politique exista en tant que science autonome. »
Si l'on résume le sens assez mince de ce long passage, on en tire cette leçon : des
observations économiques restées longtemps éparses se sont réunies en une science à
part quand la « direction et l'administration des États », c'estàdire le gouvernement,
en ressentit le besoin et quand il devint nécessaire à cette fin d'enseigner l'économie
politique dans les universités. Comme cette explication est admirable et classique
pour un professeur allemand ! En vertu d'un « besoin » de ce cher gouvernement, une
chaire est créée qu'un professeur s'empresse d'occuper. Ensuite, il faut naturellement
créer la science correspondante ; sinon qu'enseignerait en effet le professeur ? On
songe à ce maître de cérémonies qui affirmait que les monarchies devraient toujours
exister, car à quoi servirait un maître de cérémonies, s'il n'y avait pas de monarchie ?
Il semblerait donc que l'économie politique est apparue en tant que science du fait des
besoins des États modernes. Un bon de commande des autorités aurait donné
naissance à l'économie politique ! Que les besoins financiers des princes, qu'un ordre
des gouvernements suffise à faire jaillir de terre une science entièrement nouvelle,
voilà bien la manière de penser de ce professeur, domestique intellectuel des gouver
nements du Reich qui se charge, à volonté, en leur nom, de faire de l'agitation «
scientifique » pour tel projet de budget de la marine, tel projet douanier ou fiscal,
vautour des champs de bataille qui prêche en temps de guerre l'excitation chauvine
contre les peuples et le cannibalisme moral. Une telle conception est toutefois
difficile à digérer pour le reste de l'humanité, pour tous ceux qui ne sont pas payés par
le Trésor. Mais cette théorie nous donne une nouvelle énigme à résoudre. Que s'estil
passé pour que, vers le XVIIe siècle, comme l'affirme le professeur Schmoller, les
gouvernements des États modernes aient soudain senti le besoin d'écorcher leurs
chers sujets selon des principes scientifiques, alors que tout avait si bien marché
pendant des siècles à la mode patriarcale et sans ces principes ? Ne faudraitil pas ici
aussi remettre les choses en place, et ces besoins nouveaux des « Trésors princiers »
ne seraientils pas euxmêmes une modeste conséquence du grand bouleverse. ment
historique dont la nouvelle science de l'économie politique est sortie vers le milieu du
XIXe siècle ?
Quoi qu'il en soit, la corporation des savants ne nous ayant pas appris ce dont
traite réellement l'économie politique, nous ne savons pas non plus quand et pourquoi
elle est apparue.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 11
II
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Une chose est certaine, en tout cas : dans toutes les définitions des intellectuels à
la solde des capitalistes que nous avons citées plus haut, il est question de «
Volkswirtschaft ». Le terme « Nationalökonomie » n'est en effet qu'une expression
étrangère pour : doctrine de l'économie politique. La notion d'économie politique est
1
Essayons de traduire aussi cette savante « définition » en langage courant. Quand
nous entendons d'abord parler de l'ensemble des institutions et phénomènes qui sont
destinés à satisfaire les besoins de tout un peuple, il nous faut penser à toutes sortes
de choses possibles : aux usines et ateliers, à l'agriculture et à l'élevage, aux chemins
de fer et aux magasins, mais aussi aux sermons religieux et aux commissariats de
police, aux spectacles de ballet, aux bureaux d'état civil et aux observatoires astrono
miques, aux élections parlementaires, aux souverains et aux associations de combat
tants, aux clubs d'échecs, aux expositions canines et aux duels car tout cela et encore
une infinité d'autres « institutions et phénomènes » servent aujourd'hui à « satisfaire
les besoins de tout un peuple ». L'économie politique serait alors tout ce qui se passe
entre ciel et terre et la science de l'économie politique serait la science universelle
« de toutes choses et de quelquesunes encore », comme dit un proverbe latin.
Il faut manifestement apporter une limitation à la définition trop large du profes
seur de Leipzig. Il ne voulait probablement parler que d' « institutions et phéno
mènes » servant à la satisfaction des besoins matériels d'un peuple, ou, plus exacte
ment, à la « satisfaction des besoins par des choses matérielles ». Même ainsi, « l'en
1 Voir la note précédente sur l’économie nationale.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 12
semble » serait encore beaucoup trop largement compris et se perdrait facilement
dans les nuages. Essayons pourtant de nous y retrouver autant que faire se peut.
Tous les hommes ont besoin pour vivre de nourriture et de boisson, d'un loge
ment, de vêtements et de toutes sortes d'ustensiles à usage domestique. Ces choses
peuvent être simples ou raffinées, chichement ou largement mesurées, elles sont de
toute façon indispensables à l'existence dans toute société humaine et doivent donc
être continuellement fabriquées puisque nulle part les alouettes ne nous tombent
toutes rôties dans la bouche. Dans les États civilisés, s'y ajoutent encore toutes sortes
d'objets qui rendent la vie plus agréable et qui aident à satisfaire des besoins moraux
et sociaux et même des armes pour se protéger des ennemis. Chez ceux qu'on
appelle les sauvages, ce sont des masques de danse, l'arc et les flèches, les statues
d'idoles ; chez nous, ce sont les objets de luxe, les églises, les mitrailleuses et les
sousmarins. Pour produire tous ces objets, il faut des matières premières et des outils.
Ces matières premières, telles que les pierres, le bois, les métaux, les plantes, etc.,
exigent du travail humain, et les outils dont on se sert pour les obtenir sont également
des produits du travail humain.
Si nous nous satisfaisions provisoirement de ce tableau grossièrement tracé, nous
pourrions nous représenter l'économie politique à peu près ainsi : tout peuple crée,
constamment, par son propre travail, une quantité de choses nécessaires à la vie
nourriture, vêtements, habitations, ustensiles ménagers, parures, armes, etc. ainsi
que des matières et des outils indispensables à la production des premiers. La manière
dont un peuple exécute tous ces travaux, dont il répartit les biens produits parmi ses
différents membres, dont il les consomme et les produit à nouveau dans l'éternel
mouvement circulaire de la vie, tout cela ensemble constitue l'économie du peuple en
question, c'estàdire une « économie politique ». Tel serait à peu près le sens de la
première phrase dans la définition du professeur Bûcher. Mais continuons notre
explication.
« L'économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies
particulières qui sont liées entre elles par la circulation et qui entretiennent de multi
ples liens d'interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes
les autres et fait remplir d'autres tâches pour ellemême. »
Nous voici devant un nouveau problème : que sont ces « économies particu
lières », à partir desquelles l' « économie politique » que nous venons à grandpeine
de situer, se décompose ? A première vue, il semble bien qu'il faille entendre par là
les ménages et les économies domestiques. De fait, tout peuple, dans les pays dits
civilisés, se situe par rapport à un certain nombre de familles et toute famille a en
règle générale, nue vie « économique ». En quoi consiste cette économie ? La famille
a certaines rentrées d'argent, de par l'activité de ses membres adultes, ou par d'autres
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 13
Et quand nous pensons à une économie familiale, nous voyons la mère de famille,
la cuisine, l'armoire à linge et la chambre d'enfants. L' « économie politique » se
décomposeraitelle en de telles « économies particulières » ? Nous nous trouvons
dans un certain embarras. Dans l'économie politique. telle que nous venons de la
situer, il s'agissait avant tout de la production de tous les biens nécessaires à la vie et
au travail, la nourriture, les vêtements, le logement, les meubles, les outils et les
matières premières. Dans les économies familiales, en revanche, il ne s'agit que de la
consommation des objets que la famille se procure tout faits par l'argent qu'elle
possède. Nous savons aujourd'hui que la plupart des familles, dans les États moder
nes, achètent presque tous les vivres, vêtements, meubles, etc., dans les magasins ou
au marché. Dans une économie domestique, on ne prépare les repas qu'à partir de
vivres achetés, et on ne confectionne tout au plus les vêtements qu'à partir d'étoffes
achetées. Ce n'est que dans des régions rurales tout à fait arriérées que l'on trouve
encore des familles paysannes qui, par leur propre travail, se procurent directement la
plupart de ce dont elles ont besoin pour vivre. Évidemment, il y a aussi, dans les États
modernes, de nombreuses familles qui produisent à domicile divers produits indus
triels, ainsi les tisserands, les ouvriers de la confection ; il y a aussi, nous le savons,
des villages entiers où l'on fabrique des jouets ou des objets analogues. Mais dans ce
cas, justement, le produit du travail domestique appartient exclusivement à l'entre
preneur qui le commande et le paie, pas la moindre parcelle n'est consommée à
l'intérieur de l'économie familiale où se fait ce travail. Pour leur économie domes
tique, les travailleurs à domicile achètent avec leur maigre salaire des objets toutfaits,
exactement comme les autres familles. Ce que dit Bûcher, selon qui l'économie
politique se décomposerait en économies particulières, signifie finalement, en d'autres
termes, que la production des moyens d'existence de tout un peuple se « décompose »
en consommation de ces moyens par les familles particulières ce qui est une
absurdité.
Un autre doute nous vient encore. Les « économies particulières » seraient aussi,
d'après le professeur Bûcher, « reliées entre elles par la circulation» et entièrement
dépendantes les unes des autres, puisque « chacun remplit certaines tâches pour toutes
les autres ». De quelle circulation et de quelle dépendance peutil bien vouloir parler ?
S'agitil des échanges entre familles amies et voisines ? Mais cette circulation,
qu'auraitelle à voir avec l'économie politique et avec l'économie en général ? Toute
bonne maîtresse de maison vous dira que moins il y a de circulation de maison à
maison, mieux cela vaut pour l'économie et la paix domestiques. Et en ce qui
concerne la « dépendance », on ne voit pas du tout quelles « tâches » l'économie
domestique du rentier Meyer remplirait pour l'économie domestique du professeur
Schulze et « pour toutes les autres ». Manifestement, nous nous sommes égarés et
devons reprendre la question par un autre bout.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 14
L' « économie politique » du professeur Bûcher ne se décompose donc pas en
économies familiales particulières. Se décomposeraitelle, en usines, ateliers, exploi
tations agricoles, etc. ? Un indice semble nous confirmer que noué; sommes cette fois
sur la bonne voie. On produit effectivement dans ces entreprises ce qui sert à
l'entretien de tout le peuple et il y a effectivement circulation et interdépendance entre
elles. Une fabrique de boutons de culotte par exemple dépend entièrement des ateliers
de tailleurs où elle trouve preneur pour sa marchandise, tandis que les tailleurs à leur
tour ne peuvent confectionner des culottes sans boutons de culotte. Les ateliers de
tailleurs ont d'autre part besoin de matières premières et dépendent ainsi des fabriques
de tissus de laine et de coton, qui dépendent à leur tour de l'élevage de mou. tons et
du commerce de la laine, et ainsi de suite. Nous constatons effectivement ici, dans la
production, une interdépendance avec de nombreuses ramifications. Il est certes un
peu pompeux de parler de «tâches» que chacune de ces entreprises « remplit pour
toutes les autres », à propos de la vente de boutons de culotte à des tailleurs, de laine
de mouton à des filatures et autres opérations des plus ordinaires. Mais ce sont là les
inévitables fleurs de rhétorique du jargon professoral qui aime à enrober de poésie et
de «jugements de valeur moraux», comme le, dit si bien le professeur Schmoller, les
petites affaires lucratives du inonde des entrepreneurs. Il nous vient cependant ici des
doutes encore plus graves. Les diverses usines, exploitations agricoles, mines de
charbon, aciéries seraient autant d' « économies particulières » en quoi se « décom
pose » l'économie politique. Mais la notion d' « économie » implique, manifestement,
tout au moins c'est ainsi que nous nous sommes représenté l'économie politique, tant
la production que la consommation de moyens de subsistance dans un certain
périmètre. Or dans les usines, ateliers, mines, on ne fait que produire, et pour d'attires.
On ne consomme là que les matières premières dont sont faits les outils et les outils,
avec lesquels on travaille. Quant au produit fini, il n'est pas du tout consommé dans
l'entreprise. Pas un bouton de culotte n'est consommé par le fabricant et sa famille, et
encore moins par les ouvriers de l'usine ; pas un tube d'acier n'est consommé en
famille par le propriétaire des aciéries. En outre, si nous voulons déterminer de plus
près ce qu'est l' « économie », il nous faut la concevoir tomme un tout fermé en
quelque sorte, produisant et consommant les moyens de subsistance les plus
importants pont l'existence humaine. Mais les entreprises industrielles ou agricoles
actuelles ne fournissent chacune qu'un, ou au plus quelques produits qui ne suffiraient
pas de loin à l'entretien humain, qui souvent même ne sont pas consommables mais
constituent seulement une partie, ou la matière première on l'outil d'un moyen de
subsistance. Les entre. prises actuelles de production ne sont en effet que des
fractions d'une, économie, qui n'ont en ellesmêmes, du point de vue économique, ni
sens ni but et ont ceci de caractéristique justement, même au regard le moins averti,
qu'elles ne constituent chacune qu'une parcelle informe d'une économie, et non une «
économie ». Si l'on dit par conséquent que l'économie politique, c'estàdire l'ensem
ble des institutions et phénomènes qui servent à la satisfaction des besoins d'un
peuple, se décompose en économies particulières, en usines, ateliers, mines, etc., on
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 15
pourrait aussi bien dire que l'ensemble des « institutions » biologiques qui servent à
l'accomplissement de toutes les fonctions de l'organisme humain, c’est l'homme lui
même et que cet homme se décompose à son tour en beaucoup d'organismes particu
liers, à savoir le nez, les oreilles, les jambes, les bras, etc. Et une usine actuelle est de
fait à peu près autant une «économie particulière» que le nez est un organisme
particulier.
Nous arrivons donc par cette voie aussi à une absurdité, preuve que les ingénieu
ses définitions des savants bourgeois, bâties uniquement sur des signes extérieurs et
des subtilités verbales, visent à éviter en ce cas le fond du problème. Essayons de
soumettre nousmêmes la notion d'économie politique à un examen plus précis.
III
Retour à la table des matières
On nous parle des besoins d'un peuple, de la satisfaction de ces besoins dans une
économie formant un tout et, en ce cas, de l'économie d'un peuple. La théorie de
l'économie politique doit être la science qui nous explique l'essence de l'économie
d'un peuple, c'estàdire les lois selon lesquelles un peuple, par son travail, crée sa
richesse, l'augmente, la répartit entre les individus, la consomme et la crée à nouveau.
L'objet de l'étude doit donc être la vie économique de tout un peuple, par opposition à
l'économie privée ou particulière, quelle que soit la signification de cette dernière.
Confirmant apparemment cette façon de voir, l'ouvrage classique, paru en 1776, de
l'Anglais Adam Smith, que l'on appelle le père de l'économie politique, porte le titre
de La richesse des nations.
Mais existetil en réalité quelque chose qui soit l'économie d'un peuple ? C'est ce
que nous devons nous demander. Les peuples ontils donc chacun leur propre vie
économique particulière et close sur ellemême ? L'expression d' « économie natio
nale » est employée avec une particulière prédilection en Allemagne ; tournons donc
nos regards vers l'Allemagne.
Les mains des ouvrières et ouvriers allemands produisent chaque année dans
l'agriculture et l'industrie une énorme quantité de biens de consommation de toutes
sortes. Tous ces biens sontils produits pour la propre consommation de la population
du Reich allemand ? Nous savons qu'une partie très importante et chaque année plus
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 16
grande des produits allemands est exportée pour d'autres peuples, vers d'autres pays et
d'autres continents. Les produits sidérurgiques allemands vont vers divers pays
voisins d'Europe et aussi vers l'Amérique du Sud et l'Australie : le cuir et les objets en
cuir vont vers tous les États européens ; les objets en verre, le sucre, les gants vont
vers l'Angleterre ; les fourrures vers la France, l'Angleterre, l'AutricheHongrie ; le
colorant alizarine vers l'Angleterre, les ÉtatsUnis, l'Inde ; des scories servant d'en
grais aux PaysBas, à l’AutricheHongrie ; le coke va vers la France ; la houille vers
l'Autriche, la Belgique, les PaysBas, la Suisse ; les câbles électriques vers l’Angle
terre, la Suède, la Belgique ; les jouets vers les ÉtatsUnis ; la bière allemande, l'indi
go, l'aniline et d'autres colorants à base de goudron, les médicaments allemands, la
cellulose, les objets en or, les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les
rails de chemin de fer sont expédiés dans presque tous les pays commerçants du
monde.
Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape, dans sa
consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers. Notre pain
est fait avec des céréales russes, notre viande provient du bétail hongrois, danois,
russe ; le riz que nous consommons vient des Indes orientales ou d'Amérique du
Nord ; le tabac, des Indes néerlandaises ou du Brésil ; nous recevons notre cacao
d’Afrique occidentale, le poivre, de l'Inde, le saindoux, des ÉtatsUnis. le thé, de la
Chine, les fruits, d'Italie, d'Espagne et des ÉtatsUnis, le café, du Brésil, d'Amérique
centrale ou des Indes néerlandaises ; les extraits de viande nous proviennent d'Uru
guay, les oeufs de Russie, de Hongrie et de Bulgarie ; les cigares de Cuba, les
montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d'Argentine, le duvet de
Chine, la soie d'Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le coton des États
Unis, des Indes, d'Égypte, la laine fine d'Angleterre ; le jute des Indes ; le malt
d'AutricheHongrie ; la graine de lin d'Argentine ; certaines sortes de houille d’Angle
terre ; la lignite d'Autriche ; le salpêtre du Chili ; le bois de Quebracho ; pour son
tannin, d'Argentine ; les bois de construction de Russie ; les fibres pour la vannerie,
du Portugal ; le cuivre des ÉtatsUnis ; l'étain de Londres, des Indes néerlandaises ; le
zinc d'Australie ; l'aluminium d'AutricheHongrie et du Canada ; l'amiante du
Canada ; l'asphalte et le marbre d'Italie ; les pavés de Suède ; le plomb de Belgique,
des ÉtatsUnis, d'Australie ; le graphite de Ceylan ; la chaux d'Amérique et d'Algérie ;
l'iode du Chili, etc.
Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus recherchés et aux
matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la plupart proviennent directe
ment ou indirectement, en tout ou en partie, de pays étrangers et sont le produit du
travail de peuples étrangers. Pour pouvoir vivre et travailler en Allemagne, nous
faisons ainsi travailler pour nous presque tous les pays, tous les peuples, tous les
continents et travaillons à notre tour pour tous les pays.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 17
Pour nous représenter les dimensions énormes de ces échanges, jetons un regard
sur les statistiques officielles des importations et exportations. D'après l'Annuaire
statistique du Reich allemand de 1914, le commerce allemand, à l'exclusion des mar
chandises en transit, se présentait comme suit :
L'Allemagne a importé en 1913 :
matières premières 5 262 millions de M.
produits semifinis 1 246 millions de M.
produits finis 1 776 millions de M.
produits alimentaires 3 063 minions de M.
animaux vivants 289 millions de M.
Total 11 638 millions de M.
soit presque 12 milliards de marks.
La même année, l'Allemagne a exporté :
matières premières 1 720 millions de M.
produits semifinis 1 159 millions de M.
produits finis 6 642 millions de M.
produits alimentaires 1 362 millions de M.
animaux vivants 7 millions de M.
Total 10 891 millions de M.
soit presque 11 milliards de marks. Ensemble, cela fait plus de 22 milliards de marks
pour le commerce extérieur annuel de l'Allemagne.
Mais la situation est la même, dans une proportion moindre ou plus grande, pour
les autres pays modernes, c'estàdire pour ceux précisément dont la vie économique
est l'objet exclusif de l'économie politique. Tous ces pays produisent les uns pour les
autres, en partie aussi pour les continents les plus reculés, mais utilisent aussi pour
leur consommation comme pour leur production des produits de tous les continents.
Comment peuton, face à un développement aussi énorme des échanges, tracer les
limites entre l« économie» d'un peuple et celle d'un autre peuple, parler d'autant d'«
économies nationales » comme s'il s'agissait de domaines formant un tout et pouvant
être considérés en euxmêmes ?
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 18
Les échanges internationaux et leur augmentation ne sont évidemment pas une
découverte qui aurait échappé aux savants bourgeois. Les statistiques officielles,
publiées dans des rapports annuels, font que ces réalités relèvent du domaine publie,
pour tous les gens cultivés ; l'homme d'affaires, l'ouvrier d'industrie les connaissent en
outre par leur vie de tous les jours. La croissance rapide du commerce mondial est
aujourd'hui un fait si universellement connu et reconnu que personne ne peut plus le
contester ou en douter. Mais comment ce fait estil compris par les experts en
économie politique ? Comme une relation purement extérieure, comme l'exportation
de ce qu'ils appellent l' « excédent » de la production d'un pays par rapport à ses pro
pres besoins, et l'importation qui « manquerait » à sa propre économie relation qui
ne les empêche absolument pas de continuer à parler d' « économie politique ».
C'est ainsi que par exemple le professeur Bücher, après nous avoir instruit en long
et en large de l'« économie politique » actuelle, stade ultime et suprême dans la série
des forces économiques historiques, proclame :
« C'est une erreur de croire que les facilités apportées par l'ère libérale au com
merce international amèneront le déclin de la période de l'économie nationale, qui
fera place à la période de l'économie mondiale. Certes, nous voyons aujourd'hui en
Europe une série d'États privés d'autonomie nationale dans leur approvisionnement en
biens, dans la mesure où ils sont contraints de recevoir de l'étranger d'importantes
quantités de produits alimentaires, tandis que leur production industrielle a dépassé de
beaucoup les besoins nationaux et fournit continuellement des excédents qui doivent
trouver leur utilisation à l'étranger. Mais il ne faut pas voir dans la cohabitation de
pays industriels et de pays fournissant les matières premières, dépendant les uns des
autres, dans cette « division internationale du travail», un signe que l'humanité est sur
le point de franchir une nouvelle étape de son évolution, étape qui s'opposerait aux
précédentes sous le nom d'économie mondiale. Car, d'une part, aucune étape écono
mique n'a jamais garanti la pleine satisfaction des besoins ; elles ont toutes laissé
subsister certaines lacunes qu'il fallait combler de façon ou d'autre. D'autre part, cette
prétendue économie mondiale n'a, jusqu'ici du moins, pas fait apparaître de
phénomènes différant essentiellement de ceux de l'économie nationale et l'on peut
douter qu'il en apparaisse dans un avenir prévisible. » 1
Avec plus d'audace encore, Sombart, jeune collègue du professeur Bûcher, décla
re tout de go que nous n'entrons pas dans l'économie mondiale, mais au contraire que
nous nous en éloignons toujours davantage : « J'affirme que les peuples civilisés ne
sont pas aujourd'hui de plus en plus liés entre eux par des relations commerciales,
mais au contraire le sont de moins en moins. L'économie nationale particulière n'est
pas aujourd'hui plus intégrée au marché mondial qu'il y a cent ou cinquante ans, mais
moins. Cependant, nous ne devons pas admettre que les relations commerciales
1 Bücher: «La formation de l'économie nationale» («Die Entstehung der Volkswirtschaft»), 5e
éd., p. 147.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 19
Cette brillante ineptie, qui bafoue sans gêne toutes les observations courantes de
la vie économique, souligne à merveille l'acharnement avec lequel messieurs les
savants refusent de reconnaître l'économie mondiale comme une nouvelle phase de
l'évolution de la société humaine refus dont nous avons à prendre note pour en
chercher les racines cachées.
Cela caractérise bien la grossièreté des conceptions historiques d'un savant dont la
réputation repose justement sur sa prétendue perspicacité et sur ses profondeurs de
vues en histoire économique ! Il met, sans plus, dans le même sac, au nom d'un sché
ma absurde, le commerce international d'étapes de l'économie et de la civilisation les
plus diverses et le tout séparé par des millénaires! Certes, il n'y a pas eu d'étapes dans
la société sans échanges. Les fouilles préhistoriques les plus anciennes, les cavernes
les plus grossières qui ont servi d'habitat à l'humanité « antédiluvienne », les tombes
préhistoriques les plus primitives témoignent toutes d'un certain échange de produits
entre contrées éloignées les unes des autres. L'échange est aussi ancien que l'histoire
des civilisations humaines, il les a de tout temps accompagnées, et a été le plus grand
moteur de leur progrès. Or c'est dans cette vérité générale et, par là même, tout à fait
vague, que notre savant noie toutes les particularités des époques, les étapes de la
civilisation, les formes économiques. Si la nuit tous les chats sont gris, dans l'obs
curité de cette théorie universitaire, les formes les plus diverses de communication ne
font qu'un. L'échange primitif d'une tribu indienne du Brésil qui troque à l'occasion
ses masques de danse contre les ares et les flèches d'une autre tribu ; les étincelants
magasins de Babylone où s'amoncelait la splendeur des cours orientales ; le marché
antique de Corinthe où se vendaient à la nouvelle lune les linons d'Orient, les poteries
grecques, le papier de Tyr, les esclaves de Syrie et d'Anatolie pour des riches escla
vagistes ; le commerce maritime de la Venise médiévale qui fournissait aux cours
féodales et aux maisons patriciennes d'Europe les objets de luxe... et le commerce
mondial capitaliste d'aujourd'hui qui étend son réseau sur l’Orient et l'Occident, sur le
nord et le sud, sur tous les océans et tous les coins du monde, qui brasse bon an mal
an des masses énormes depuis le pain quotidien et l'allumette du mendiant jusqu'à
l'objet d'art le plus recherché du riche amateur, du plus simple produit de la terre
1 W. Sombart: «L'économie nationale allemande au XIXe siècle», 2e éd., 1909, pp. 399420.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 20
jusqu'à l'outil le plus compliqué, sorti des mains de l'ouvrier, source de toute richesse,
jusqu'aux outils de meurtre de la guerre tout cela ne fait qu'un tout pour notre
professeur d'économie politique : c'est le simple « remplissage » de « certaines lacu
nes » dans des organismes économiques autonomes ! ...
Il y a cinquante ans, Schultze Von Delitzsch racontait aux ouvriers allemands que
chacun aujourd'hui produit d'abord pour luimême, mais donne « en échange des
produits des autres » ceux « dont il n'avait pas l'usage pour luimême ». Lassalle a
répondu de manière catégorique à ce nonsens :
« Monsieur Schultze ! N'avezvous donc aucune idée de la réalité du travail social
d'aujourd'hui ? N'êtesvous donc jamais sorti de Bitterfeld et de Delitzsch ? Dans quel
siècle médiéval vivezvous encore avec toutes vos conceptions ? « ... Ignorezvous
donc complètement que le travail social d'aujourd'hui a justement ceci de caractéris
tique que chacun ne produit pas pour luimême ? Ignorezvous donc complètement
qu'il en est nécessairement ainsi depuis la grande industrie, qu'en cela réside
aujourd'hui la forme et l'essence du travail et que si l'on ne s'en tient pas rigoureu
sement à ce point, on ne peut pas comprendre un seul aspect de la situation écono
mique actuelle, un seul des phénomènes économiques actuels ?
« Monsieur Borsig produit d'abord des machines pour ses besoins familiaux. Puis
il vend les machines en excédent.
« Les magasins d'articles de deuil travaillent d'abord en prévision de décès dans
leur propre famille. Et ceuxci étant trop rares, ils échangent ce qui leur reste.
« Monsieur Wolff, propriétaire du bureau local des télégraphes, reçoit d'abord les
dépêches servant à sa propre information et pour sa propre satisfaction. Ce qui reste,
quand il en a eu son content, il l'envoie aux agioteurs et aux rédacteurs de presse qui,
en échange, mettent à son service les correspondants qu'ils ont de trop ! ...
« Le caractère distinctif du travail, dans les périodes sociales antérieures, carac
tère auquel il faut se tenir rigoureusement, était de produire pour les besoins locaux et
de rendre ou troquer l'excédent, c'estàdire de pratiquer de façon prédominante
l'économie naturelle. Or, le caractère distinctif et spécifique du travail dans la société
moderne est que chacun produit non pas ce dont il a besoin, mais que chacun produit
des valeurs d'échange, comme on produisait autrefois des valeurs d'usage.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 21
« Et ne comprenezvous pas, Monsieur Schultze, que c'est la forme nécessaire, et
toujours plus répandue, du Travail dans une société où la division du travail a pris
l'extension qu'elle a dans la société moderne ? »
Le professeur allemand, fonctionnaire ponctuel, aime avoir de l'ordre dans son
domaine. Par amour de l'ordre, il range le monde, bien proprement, dans les comparti
ments d'un schéma scientifique. Et tout comme il dispose ses livres sur les rayons de
sa bibliothèque, il répartit les pays sur deux rayons : ici, les pays qui produisent des
biens industriels et en ont « un excédent » ; là, les pays qui pratiquent l'agriculture et
l'élevage et dont les matières premières manquent aux autres pays. La naît, et là
dessus repose, le commerce international.
L'Allemagne est un des pays les plus industrialisés du monde. D'après ce schéma,
elle devrait avoir les échanges les plus actifs avec un grand pays agricole comme la
Russie. Comment se faitil que les échanges commerciaux les plus importants de
l'Allemagne se fassent avec deux autres pays industrialisés, les ÉtatsUnis d'Amérique
du Nord et l'Angleterre 9 En effet, les échanges de l'Allemagne avec les ÉtatsUnis en
1913 se sont montés à 2,4 milliards de marks, ceux avec l’Angleterre à 2,3 milliards
de marks ; la Russie ne vient qu'au troisième rang. Et, particulièrement en ce qui
concerne les exportations, le premier État industriel du monde est aussi le plus grand
acheteur visàvis de l'industrie allemande : en important annuellement 1,4 milliard de
marks de marchandises allemandes, l'Angleterre vient largement en tête des autres
pays. Et l'Empire britannique absorbe un cinquième des exportations allemandes. Que
pense de ce phénomène remarquable le docte professeur ?
D'un côté un État industriel, de l'autre un État agraire, telle est l'ossature rigide des
relations économiques mondiales à partir de laquelle opèrent le professeur Bûcher et
la plupart de ses collègues. Or, dans les années 60, l'Allemagne était un État agraire ;
elle exportait l'excédent de ses produits agricoles et devait s'approvisionner en biens
industriels les plus indispensables auprès de l'Angleterre. Depuis lors, elle est deve
nue ellemême un État industriel et le plus puissant rival de l'Angleterre. Les États
Unis d'Amérique sont en train de franchir en un délai encore plus bref la même étape
que l'Allemagne des années 70 et 80. Ils sont encore, avec la Russie, le Canada,
l'Australie et la Roumanie, l'un des plus grands pays producteurs de blé du monde ;
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 22
aux dernières statistiques (de 1900) 36 % de la population était encore occupée par les
travaux agricoles. Mais en même temps l'industrie des ÉtatsUnis progresse avec une
rapidité sans exemple et devient une dangereuse rivale des industries anglaise et
allemande. Nous mettons au concours, pour une éminente faculté d'économie politi
que, la question suivante : Fautil, dans le schéma du professeur Bûcher, classer les
ÉtatsUnis dans la rubrique des États agricoles ou dans la rubrique des États
industriels ? La Russie aussi s'engage lentement dans la même voie et, dès qu'elle se
sera débarrassée de structures étatiques anachroniques, son immense population et ses
inépuisables richesses naturelles lui feront rattraper le retard avec des bottes de sept
lieues, pour égaler, voire dépasser peutêtre, de notre vivant encore, la puissance
industrielle de l'Allemagne, de l'Angleterre et des ÉtatsUnis. Le monde n'a donc pas,
comme le déclare la sagesse professorale, une ossature rigide ; il se meut, il vit, il
change. La polarité entre industrie et agriculture, d'où naîtraient les échanges inter
nationaux, est ellemême un élément fluide qui est de plus en plus repoussé à la
périphérie du monde civilisé moderne. Mais que devient entre temps le commerce au
sein de ce monde civilisé ? Selon la théorie du professeur Bûcher, il devrait être de
plus en plus réduit. Au lieu de cela ô miracle il prend de plus en plus d'ampleur
entre pays industriels.
Rien de plus instructif que le tableau offert par l'évolution de notre monde
économique moderne depuis un quart de siècle. Bien que nous assistions depuis 1880
à une véritable orgie de protection douanière, c'estàdire que les « économies natio
nales » se ferment artificiellement les unes aux autres, dans tous les pays industriels et
grands États d'Europe, le développement du commerce mondial, dans le même temps,
non seulement ne s'est pas arrêté, mais a pris un cours vertigineux. Même un aveugle
peut voir l'étroite liaison entre industrialisation croissante et commerce mondial, en
observant les trois pays pilotes, l'Angleterre, l'Allemagne et les ÉtatsUnis.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 23
Le charbon et le fer sont l'âme de l'industrie moderne.
Or l'extraction de charbon est passée entre 1855 et 1910 :
Dans le même temps, la production de fonte brute est passée :
Et le commerce extérieur annuel (importation et exportation) passait entre 1855
et 1912 :
Si l'on prend l'ensemble du commerce extérieur (importation et exportation) de
tous les pays importants du globe, il est passé de 105 milliards de marks en 1904 à
165 milliards de marks en 1912. Soit une augmentation de 57 % en huit ans ! En
vérité, c'est un rythme d'évolution économique sans exemple dans toute l'histoire
mondiale jusqu'ici ! « Les morts vont vite. » L' « économie nationale » capitaliste
semble être pressée d'épuiser ses capacités d'existence, de raccourcir son sursis. Que
dit de tout cela le schéma professoral avec son opposition grossière entre États
industriels et États agraires ?
Il y a cependant bien d'autres énigmes du même genre dans la vie économique
moderne. Examinons d'un peu plus près le tableau des importations et exportations
allemandes, au lieu de nous contenter des sommes globales de marchandises échan
gées ou des grandes catégories générales ; pas. sons en revue les genres les plus
importants de marchandises du commerce allemand.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 24
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 25
En 1913, l'Allemagne a :
importé exporté
millions de M. millions de M.
Deux faits frappent immédiatement l'observateur même superficiel. Le premier est
que la même catégorie de marchandises figure plusieurs fois dans les deux colonnes,
quoique pour des quantités différentes. L'Allemagne exporte une impressionnante
quantité de machines, mais elle en importe également pour la somme non négligeable
de 80 millions de marks. De même, on exporte d'Allemagne de la houille, mais en
même temps on importe de la houille étrangère. Il en est de même pour les coton
nades, le fil de laine, les lainages, de même aussi pour les peaux et fourrures et pour
beaucoup d'autres marchandises qui ne figurent pas dans ce tableau. Du point de vue
simpliste de l'opposition entre industrie et agriculture qui, telle la lampe merveilleuse
d'Aladin, permet à notre professeur d'économie politique d'éclaircir tous les mystères
du commerce mondial moderne, cette remarquable dualité est tout à fait incompré
hensible ; elle fait même l'effet d'une totale absurdité. Mais quoi ? l'Allemagne at
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 26
elle un « excédent audelà de ses propres besoins » en machines, ou atelle « certai
nes lacunes » ? Et qu'en estil pour la houille et pour les cotonnades ? Et pour les
peaux ? Et pour cent autres choses ! Ou comment une « économie nationale » aurait
elle simultanément, et pour les mêmes produits, continuellement un éventuel « excé
dent » et « certaines lacunes » ? La lampe d'Aladin vacille. Manifestement, le fait
observé ne peut s'expliquer que si nous admettons qu'il existe entre l'Allemagne et les
autres pays des relations économiques complexes et poussées, une division du travail
aux ramifications nombreuses et subtiles en fonction de laquelle certaines espèces des
mêmes produits sont commandées en Allemagne pour l'étranger et d'autres à l'étran
ger pour l'Allemagne, suscitant un vaetvient quotidien où chaque pays n'est qu'un
élément organique dans un ensemble plus vaste.
Un autre fait doit frapper à première vue dans ce tableau : importation et expor
tation n'y apparaissent pas comme deux phénomènes séparés s'expliquant, ici par les
« lacunes », là par les « excédents » de l'économie du pays ; ce sont bien plutôt des
phénomènes étroitement liés entre eux par des liens de cause à effet. Les énormes
importations allemandes de coton ne s'expliquent évidemment pas par les besoins
propres de la population, elles permettent les importantes exportations allemandes
d'étoffes et de vêtements de coton. Un rapport semblable existe entre les importations
de laine et les exportations de lainages, entre les importations de minerais étrangers et
les exportations de marchandises de toutes sortes en acier, et il en est de même à
chaque pas. L'Allemagne importe donc pour pouvoir exporter. Elle se crée artificielle
ment « certaines lacunes », pour transformer ensuite ces lacunes en autant d' « excé
dent». Le « microcosme » allemand apparaît ainsi dès l'abord comme une parcelle
d'un tout plus grand, comme un atelier du monde.
Examinons de plus près ce « microcosme » dans son autonomie « toujours plus
parfaite ». Imaginons que quelque catastrophe sociale ou politique ait réellement
coupé l'« économie nationale » allemande du reste du monde, qu'elle en soit réduite à
vivre sur ellemême. Quelle image s'offrirait alors à notre regard ?
Commençons par le pain quotidien. La productivité du sol est, en Allemagne,
deux fois ce qu'elle est aux ÉtatsUnis ; elle n'est dépassée dans le monde que par les
pays de culture intensive, la Belgique, l'Irlande et les PaysBas. Il y a 50 ans, avec une
agriculture beaucoup moins évoluée, l'Allemagne faisait partie des greniers à blé de
l'Europe et nourrissait les autres pays avec son excédent. Aujourd'hui, le sol allemand,
malgré sa productivité, est loin de suffire à nourrir sa propre population et son propre
bétail ; un sixième des produits alimentaires doit être importé. Autrement dit, si l'on
coupe l' « économie nationale » allemande du reste du monde, un sixième de la
population allemande, soit plus de 11 millions d'Allemands, serait privé de vivres !
Le peuple allemand consomme annuellement pour 220 millions de marks de café,
pour 67 millions de marks de cacao, pour 8 millions de marks de thé, pour 61 millions
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 27
de marks de riz ; il absorbe pour environ une douzaine de millions d'épices diverses et
pour 134 millions de marks de feuilles de tabac étranger. Tous ces produits sans
lesquels le plus pauvre d'entre nous ne peut vivre aujourd'hui, qui font partie de nos
habitudes quotidiennes et de notre niveau de vie, ne sont pas (ou peu, comme pour le
tabac) produits en Allemagne, pour des raisons de climat. Que l'on coupe l'Allemagne
du reste du monde et le niveau de vie du peuple allemand, qui correspond à sa
civilisation actuelle, s'effondre.
Après la nourriture viennent les vêtements. Le linge de corps et l'ensemble de
l'habillement des larges masses sont aujourd'hui presque exclusivement en coton, le
linge de la bourgeoisie aisée est en lin, leurs vêtements, de laine fine et de soie. Or,
l'Allemagne ne produit ni coton ni soie, ni non plus ce textile très important qu'est le
jute, pas plus que la laine fine, dont l'Angleterre a le monopole mondial ; il y a en
Allemagne un grand déficit en chanvre et en lin. Que l'on coupe l'Allemagne du reste
du monde, qu'on la prive des matières et des débouchés étrangers, et toutes les
couches du peuple allemand sont privées de leur habillement le plus indispensable ;
l'industrie textile allemande qui, avec l'industrie du vêtement, nourrit aujourd'hui
1400 000 travailleurs et travailleuses, adultes et jeunes, est ruinée.
Allons plus loin. Ce qu'on appelle l'industrie lourde, la production de machines et
la transformation des métaux, constitue l'armature de la grande industrie d'aujourd'hui
; mais l'armature de cette industrie lourde, c'est le minerai. L'Allemagne consomme
annuellement (en 1913) environ 17 millions de tonnes de fonte. Elle en produit elle
même également 17 millions. A première vue, on pourrait penser que l' « économie
nationale » allemande couvre ainsi ses propres besoins en fer. Mais la fonte se
fabrique à partir du minerai de fer. Or, l'Allemagne n'en extrait qu'environ 27 millions
de tonnes pour une valeur de plus de 110 millions de marks, tandis que 12 millions de
tonnes de minerai de plus haute qualité, qui représentent plus de 200 millions de
marks et sont indispensables à la sidérurgie allemande, viennent de Suède, de France
et d'Espagne.
Nous nous trouvons à peu près dans la même situation pour les autres métaux.
L'Allemagne consomme annuellement 220 000 tonnes de zinc, elle en produit elle
même 270 000 tonnes dont elle exporte 100 000 tonnes, tandis que plus de 50 000
tonnes de zinc étranger doivent permettre de couvrir les besoins du pays. Le minerai
de zinc lui aussi n'est extrait que partiellement en Allemagne : un demimillion de
tonnes, représentant une valeur de 50 millions de marks. 300 000 tonnes de minerai
de plus haute qualité, représentant 40 millions de marks, doivent être importées.
L'Allemagne importe 94 000 tonnes de plomb raffiné et 123 000 tonnes de minerai de
plomb. Enfin, en ce qui concerne le cuivre, en consommant annuellement 241 000
tonnes, l'Allemagne doit en importer 206 000 tonnes. L'étain, lui, vient entièrement
1
de l'extérieur. Que l'on coupe l'Allemagne du reste du monde, et avec cet apport de
1 Dans le manuscrit : exporter.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 28
métaux de grande qualité, avec ces débouchés étrangers pour les produits d'acier et les
machines d'Allemagne, disparaissent les fondements de l'industrie allemande de
transformation des métaux qui emploie 662 000 travailleurs, et l'industrie des machi
nes qui fait vivre 1 130 000 ouvriers et ouvrières s'effondrerait aussi. D'autres
branches de l'industrie qui tirent des précédentes leurs matières premières et leurs
outils et celles qui leur fournissent matières premières et matières annexes, les mines
en particulier, enfin celles qui produisent des vivres pour les puissantes armées
ouvrières de ces industries disparaîtraient.
Halte ! Et la guerre mondiale de 1914, la grande mise à l'épreuve de l' « économie
nationale » ? N'atelle pas donné brillamment raison aux Bûcher et aux Sombart ?
N'atelle pas montré au monde envieux que le « microcosme » allemand peut parfai
tement subsister, fort et vigoureux, dans un isolement hermétique par rapport au
Commerce mondial, grâce a son organisation étatique rigoureuse et à son haut rende
ment ? L'alimentation de la population n'atelle pas été pleinement suffisante, sans
recours à l'agriculture étrangère ? Et les rouages de l'industrie n'ontils pas continué à
tourner allègrement sans apport de l'étranger ni débouchés extérieurs ?
Examinons les faits. D'abord le ravitaillement. L'agriculture allemande était loin
d'y pourvoir seule. Plusieurs millions d'adultes, appartenant à l'armée, ont été
entretenus pendant presque toute la durée de la guerre par des pays étrangers : par la
Belgique, le nord de la France, et en partie par la Pologne et la Lituanie. L' « écono
mie nationale » s'est donc trouvée, pour le ravitaillement du peuple allemand, agran
die de toute la surface des régions occupées de Belgique et du nord de la France et,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 29
dans la deuxième année de la guerre, de la partie occidentale de l'Empire russe, dont
les produits agricoles couvraient pour une importante proportion l'absence d'impor
tations. La contrepartie en était l'effrayante sousalimentation des populations de ces
régions occupées, secourues à leur tour comme par exemple la Belgique par l'aide
américaine en produits agricoles. Le deuxième aspect complémentaire, c'était, en
Allemagne, le renchérissement de tous les produits alimentaires de 100 à 200 % et la
terrible sousalimentation des plus larges couches de la population.
Si l'on résume le tout, il est clair que la merveilleuse prospérité du « microcosme
» pendant la guerre représentait à tous égards une expérience dont il faut seulement se
demander combien de temps elle pouvait être prolongée sans que l'édifice artificiel
s'effondre comme un château de cartes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 30
Jetons encore un regard maintenant sur un phénomène remarquable. Si l'on consi
dère les chiffres globaux du commerce extérieur allemand, on est frappé par la nette
supériorité des importations sur les exportations : les premières se montaient en 1913
à 11,6 milliards de marks, les secondes à 10,9 milliards. Et 1913 ne constitue pas une
exception, le même rapport se vérifie sur une longue série d'années. Il en est de même
pour la GrandeBretagne qui, en 1913, a importé pour 13 milliards de marks et
exporté pour 10 milliards de marks. La situation est la même en France, en Belgique,
aux PaysBas. Comment un tel phénomène estil possible ? Le professeur Bûcher ne
veutil pas nous apporter la lumière de sa théorie de l'« excédent par rapport aux
propres besoins » et de « certaines lacunes » ?
Nous commençons à pressentir que, derrière ces mystères du commerce mondial,
il doit y avoir entre les différentes « économies nationales » des relations écono
miques d'un tout autre genre que de simples échanges marchands. Manifestement,
seul un pays qui aurait, par exemple, des droits économiques sur d'autres pourrait de
façon permanente recevoir d'eux plus de produits qu'il ne leur en donne luimême.
Ces droits n'ont rien à voir avec des échanges entre partenaires égaux. De tels droits et
relations de dépendance existent effectivement entre les pays, bien que les théories
professorales les ignorent. Les relations de ce que l'on appelle la métropole avec ses
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 31
marks ses importations de marchandises. Estce le grand « excédent» des produits du
sol sur les besoins de l'économie nationale qui draine annuellement ce puissant
courant de marchandises hors de l’Empire russe ? On sait cependant que le moujik
russe, dont le blé part ainsi pour l'étranger, souffre du scorbut par suite de sous
alimentation et mange du pain où l'on a ajouté de l'écorce d'arbre. L'exportation
massive de céréales, commandée par un système financier et fiscal approprié à
l'intérieur, est en fait une nécessité vitale pour l'État russe, afin de faire face aux
obligations nées d'emprunts étrangers.
Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à deux buts : la
construction de chemins de fer avec garantie de l'État et les dépenses militaires. Pour
répondre à ces deux buts, une grande industrie puissante est née en Russie depuis les
années 70 à l'abri d'un système de protections douanières renforcées. Le capital
français a fait surgir en Russie un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d'être
constamment soutenu par d'importantes importations de machines et autres moyens
de production en provenance des pays industriels pilotes, l'Angleterre et l'Allemagne.
Il se tisse ainsi entre la Russie, la France, l'Allemagne et l'Angleterre des relations
économiques, dont l'échange de marchandises n'est que la conclusion logique.
Cela n'épuise pas la diversité des relations économiques entre pays. Un pays com
me la Turquie ou comme la Chine soumet une nouvelle énigme au schéma profes
soral : ces pays ont, à l'inverse de la Russie, et à l'instar de l'Allemagne et de la
France, des importations largement excédentaires, certaines années elles représentent
près du double des exportations. Comment la Turquie on la Chine peuventelles se
permettre le luxe de remplir si largement les « lacunes » de leur « économie natio
nale ». alors qu'elles ne sont pas en mesure de céder les « excédents »
correspondants ? Les puissances d'Europe occidentale fontelles, par charité
chrétienne, bon an mal an, cadeau au Croissant ou à l'Empire céleste de plusieurs
centaines de millions de marks de marchandises utiles en tous genres ? Tout le monde
sait, au contraire, que la Turquie comme la Chine sont entre les griffes de l'usurier
européen et doivent payer en intérêts d'énormes tributs aux banques anglaises,
allemandes et françaises. D'après l'exemple russe, la Turquie et la Chine devraient
donc avoir un excédent d'exportations en produits agricoles, pour pouvoir payer leurs
intérêts à leurs bienfaiteurs d'Europe occidentale. Mais, en Turquie comme en Chine,
l' « économie nationale » est fondamentalement différente de ce qu'elle est en Russie.
Les emprunts étrangers servent certes également pour l'essentiel à la construction de
chemins de fer, d'installations portuaires et aux dépenses militaires. Mais la Turquie
n'a pratiquement pas d'industrie propre et n'en peut faire surgir subitement à partir
d'une économie paysanne naturelle et médiévale, avec ses méthodes primitives de
culture et ses dîmes. Sous des formes différentes, la situation est à peu près semblable
en Chine. C'est pourquoi non seulement tous les besoins de la population en produits
industriels, mais aussi tout ce qui est nécessaire aux moyens de communication et à
l'équipement de l'armée et de la flotte, doit être importé d'Europe occidentale et la
réalisation doit être prise en charge sur place par des entrepreneurs, des techniciens et
des ingénieurs européens.
Souvent même, les prêts ne sont accordés qu'en liaison avec de telles livraisons.
Le capital bancaire allemand et autrichien n'accorde, par exemple, un prêt à la Chine
qu'à condition qu'elle commande des armements pour une somme déterminée aux
usines Skoda et à Krupp ; d'autres prêts sont liés à des concessions pour la construc
tion de chemins de fer. Ainsi les capitaux européens ne s'en vontils en Turquie ou en
Chine le plus souvent que sous la forme de marchandises (armements) ou de capital
industriel en nature, sous la forme de machines, d'acier, etc. Ces marchandises ne
s'écoulent pas pour être échangées, mais pour produire du profit. Les intérêts de ces
capitaux et les autres profits sont extorqués aux paysans turcs ou chinois par les
capitalistes européens à l'aide d'un système fiscal approprié sous contrôle financier
européen. Derrière les chiffres nus des importations turques ou chinoises excéden
taires et des exportations européennes correspondantes se dissimulent donc de
singulières relations entre le riche Occident capitaliste et l'Orient pauvre et retarda
taire que celuilà pressure en l'équipant des plus modernes et des plus puissants
moyens de communication et installations militaires... tout en ruinant, en même
temps, la vieille « économie nationale » paysanne.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 33
Avec les ÉtatsUnis, nous nous trouvons encore devant un autre cas. Ici, comme
en Russie, les exportations l'emportent largement sur les importations : cellesci
étaient pour 1913 de 7,4 milliards, celleslà de 10,2 milliards de marks. Les causes de
ce phénomène ne sont pas du tout les mêmes qu'en Russie. Certes, les ÉtatsUnis
absorbent aussi d'énormes quantités de capitaux européens. Dès le début du XIXe
siècle, la Bourse de Londres accumule d'énormes quantités d'actions et de titres
d'emprunts américains. La spéculation sur les titres et papiers américains a, jusque
dans les années 1860, indiqué, comme un thermomètre, l'approche des grandes crises
commerciales et industrielles anglaises. Depuis lors l'afflux de capitaux anglais aux
ÉtatsUnis n'a pas cessé.
Ces capitaux partent sous forme de prêts aux villes et aux sociétés privées, mais
surtout sous forme de capitaux indus. triels : soit que l'on achète à la Bourse de
Londres des titres de chemin de fer ou de l'industrie américaine, soit que des cartels
industriels anglais fondent aux ÉtatsUnis leurs propres filiales pour déjouer les
barrières douanières, ou qu'ils s'approprient des entreprises américaines par l'achat
d'actions, pour se débarrasser de leur concurrence sur le marché mondial. Car les
ÉtatsUnis possèdent aujourd'hui une grande industrie hautement développée qui
progresse rapidement et exporte déjà ellemême en quantité croissante du capital
industriel machines, charbon au Canada, au Mexique et dans d'autres pays
d'Amérique centrale et du Sud, tandis que le capital financier européen continue à
affluer chez eux. Les ÉtatsUnis combinent ainsi d'énormes exportations en produits
bruts coton, cuivre, céréales, bois. pétrole vers les vieux pays capitalistes avec des
exportations industrielles croissantes vers les jeunes pays en voie d'industrialisation.
Ce qui se reflète dans le grand excédent des exportations des ÉtatsUnis, c'est ce stade
original de transition d'un pays agraire recevant des capitaux à un pays industriel
exportant des capitaux ; c'est le rôle d'intermédiaire entre la vieille Europe capitaliste
et le jeune continent américain retardataire.
allemande introduit déjà des capitaux et des produits industriels sur ses arrières : en
Chine, en Perse, en Asie centrale ; elle participe à la construction de chemins de fer
en Chine, etc.
Nous découvrons donc qu'on exporte et importe aujourd'hui une « marchandise »
qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor ainsi que durant toute la période
historique de l'antiquité et du Moyen Age et qui se nomme le capital. Cette « mar
chandise» ne sert pas à combler « certaines lacunes » des « économies nationales »
étrangères, mais au contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes
dans la maçonnerie des « économies nationales » vieillies, pour y pénétrer, y agir
comme un tonneau de poudre et transformer à court ou à long terme ces « économies
nationales » en amas de ruines. Avec cette « marchandise », d'autres « marchandises »
encore plus remarquables se répandent en masses de quelques pays dits civilisés vers
le monde entier : moyens de communication modernes, extermination totale de popu
lations indigènes ; économie monétaire et endettement de la paysannerie ; richesse et
pauvreté, prolétariat et exploitation ; insécurité de l'existence et crises, anarchie et
révolutions. Les « économies nationales » européennes étendent leurs tentacules vers
tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le grand filet de
l'exploitation capitaliste.
IV
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 35
Retour à la table des matières
Le professeur Bûcher ne croitil toujours pas à une économie politique mondiale ?
Non. Car après avoir examiné attentivement toutes les régions du monde et n'y avoir
rien découvert, ce savant déclare : je n'y peux rien, je ne vois pas du tout de « phéno
mènes particuliers » « différant essentiellement » de ceux d'une économie nationale,
« et l'on peut douter qu'il en apparaisse dans un avenir prévisible ».
Eh bien ! abandonnons le commerce et les statistiques commerciales et tournons
nous directement vers la vie, vers l'histoire des relations économiques modernes. Et
intéressonsnous à une petite parcelle de ce tableau gigantesque et bariolé.
L'industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières d'Amérique du
Nord. Le développement des usines dans le Lancashire a fait naître de gigantesques
plantations de coton dans le sud des ÉtatsUnis. On a fait venir des Noirs d’Afrique,
maind'œuvre bon marché pour un travail meurtrier dans les plantations de coton, de
canne à sucre, de riz et de tabac. En Afrique, le commerce des esclaves prend une
extension sans précédent, des peuplades entières sont pourchassées à l'intérieur du
« continent noir », vendues par leurs chefs, transportées par terre et par mer sur
d'énormes distances pour être vendues en Amérique. On assiste à une véritable
« migration des peuples » noirs. A la fin du XVIIIe siècle, il n'y avait que 697 000
Noirs en Amérique ; en 1861, il y en avait quatre millions.
L'extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves au Sud de
l'Union provoqua une croisade des États du Nord contre cette atteinte abominable aux
principes chrétiens. En effet, l'arrivée massive de capitaux anglais dans les années
18251860 avait suscité au nord des ÉtatsUnis une grande activité, tant dans la
construction de chemins de fer que dans la création d'une industrie moderne, et par là
même d'une bourgeoisie, adepte convaincue d'une forme plus moderne de l'exploi
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 36
tation : l'esclavage salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud
dont les esclaves, en six ou sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des
pieux puritains du Nord, une réprobation d'autant plus vive que le climat ne leur
permettait pas d'ériger le même paradis dans leurs États ! C'est pourquoi, à
l'instigation des États du Nord, l'esclavage fut aboli légalement en 1861 sur tout le
territoire de l'Union. Les planteurs sudistes, atteints au plus profond de leurs intérêts,
réagirent par la révolte ouverte. Les États du Sud firent sécession, et la guerre civile
éclata.
Le ravage et la ruine économique des États du Sud fut la première conséquence de
la guerre. La production et le commerce cessèrent, l'exportation de coton fut inter
rompue. L'industrie anglaise fut ainsi privée de matières premières et une crise
terrible, qu'on a appelée la « famine du coton », éclata en Angleterre en 1863. Dans le
Lancashire, 250 000 ouvriers se retrouvèrent chômeurs complets, 166 000 autres
chômeurs partiels, seuls 120 000 d'entre eux trouvèrent encore un emploi à temps
complet, mais à des salaires diminués de 10 à 20 pour cent. Une misère effroyable
régna parmi la population du district et, dans une pétition au parlement, 50 000
ouvriers demandèrent une subvention leur permettant d'émigrer avec femmes et
enfants. L'essor capitaliste naissant des États australiens appelant une maind’œuvre
abondante les immigrants européens ayant exterminé presque complètement la
population indigène l'Australie se déclara prête à accueillir les prolétaires anglais en
chômage. Cependant les industriels anglais protestèrent violemment contre la fuite de
leur « machinerie vivante » dont ils pouvaient avoir à nouveau besoin quand l'indus
trie reprendrait son essor. On refusa aux ouvriers les moyens d'émigrer : ils durent
subir jusqu'à la lie les horreurs de la crise.
La source américaine étant tarie, l'industrie anglaise cherche à se procurer ailleurs
ses matières premières et dirige ses regards vers les Indes orientales. On procède
fiévreusement à l'aménagement des plantations de coton et la culture vivrière qui
nourrit la population depuis des millénaires et constitue la base de son existence doit,
sur de grandes étendues, céder le pas devant les espoirs de profit des spéculateurs. On
restreint la culture du riz et peu d'années après, en 1866, une inflation extraordinaire
des cours et la famine emportent, dans le seul district d'Orissa, au nord du Bengale,
plus d'un million d'hommes.
Une deuxième expérience est faite en Égypte. Pour profiter de la conjoncture née
de la guerre de Sécession, le viceroi d’Égypte, Ismaël Pacha, aménage en hâte des
plantations de coton. Une véritable révolution se produit dans les rapports de
propriété de la campagne égyptienne. On vole aux paysans une grande partie de leurs
terres, on les déclare domaine royal et on les transforme en vastes plantations. Des
milliers de paysans sont amenés à la cravache sur les plantations pour y élever des
digues, y creuser des canaux, y pousser la charrue. Mais le viceroi s'endette encore
plus auprès des banquiers anglais et français pour acquérir des charrues à vapeur et
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 37
Enfin en Russie, l'essor de l'industrie cotonnière inaugure dans les années 1870
l'ère de la grande industrie et des barrières douanières. Pour déjouer ces barrières, des
usines entières sont transportées avec leur personnel, de Saxe et du Vogtland, en
Pologne russe où de nouveaux centres industriels, Lodz, Zgierz, surgissent avec une
soudaineté californienne. Peu après 1880, l'agitation ouvrière dans le district
cotonnier de MoscouVladimir arrache les premières lois de l'Empire russe sur la
protection des ouvriers. En 1896, 60000 ouvriers des usines de coton de Pétersbourg
organisent la première grève de masses en Russie. Et neuf ans plus tard, en juillet
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 38
1905, dans le troisième centre de l'industrie cotonnière, Lodz, 100 000 ouvriers,
allemands en tête, dressent les premières barricades de la grande révolution russe.
Nous avons esquissé ici, à grands traits, 140 années d'histoire d'une industrie
moderne, une histoire qui se déroule au travers des cinq continents, qui brasse des
millions de vies humaines, qui éclate ici en crise, là en famine, s'embrase tantôt en
guerre, tantôt en révolution, et laisse partout sur son chemin des montagnes de
richesses et des abîmes de misère vaste fleuve de sueur et de sang du travail humain.
Ce sont les soubresauts de la vie, les effets à distance qui atteignent les peuples au
plus profond, mais les chiffres arides des statistiques du commerce international n'en
donnent pas la moindre idée.
En un siècle et demi, depuis que l'industrie moderne a fait son apparition en
Angleterre, l'économie mondiale capitaliste s'est vraiment élevée sur les souffrances
et les convulsions de l'humanité entière. Elle a atteint un secteur de la production
après l'autre, elle s'est emparée d'un pays après .l'autre. Par la vapeur et l'électricité,
par le feu et l'épée, elle a pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber
toutes les murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes
collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l'humanité proléta
rienne actuelle. Le prolétariat italien qui, chassé par le capitalisme de sa patrie,
émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout prêt,
importé des ÉtatsUnis ou d’Angleterre.
Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend
pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du
commerce dans le monde entier. Trouveratil ou non du travail ? Son salaire suffira
til pour rassasier femme et enfants ? Seratil condamné plusieurs jours par semaine
à des loisirs forcés ou à l'enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C'est une
oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux ÉtatsUnis, selon la moisson de
blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d'or ou de diamant en Afrique,
selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles
diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. Rien n'est plus frappant
aujourd'hui, rien n'a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale
actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant
chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité
et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les
peuples, par les poteauxfrontières, les barrières douanières et le militarisme, en
autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres.
Tout cela n'existe pas pour les Bûcher, Sombart et compagnie ! Pour eux n'existe
que le « microcosme toujours plus parfait » ! Ils ne voient nulle part de « phénomènes
particuliers » « différant essentiellement » de ceux d'une économie nationale ! N'est
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 39
ce pas une énigme ? Peuton concevoir, sur tout autre terrain que celui de l'économie
politique, un tel aveuglement de la part de représentants officiels de la science, face à
des phénomènes dont l'abondance et la clarté crèvent les yeux de tout observateur ?
Si, en tout cas, dans les sciences de la nature, un savant réputé défendait aujourd'hui
publiquement la thèse selon laquelle ce n'est pas la terre qui tourne autour du soleil,
mais le soleil et tous les astres qui tournent autour de la terre, s'il affirmait qu'il « ne
connaît pas de phénomènes » qui contredisent « essentiellement » sa thèse, un tel
savant pourrait être assuré de provoquer les rires homériques de tout le monde cultivé
et d'être finalement, à l'instigation de sa famille inquiète, soumis à un examen
psychiatrique.
Certes, il y a quatre siècles, non seulement des thèses semblables étaient impuné
ment répandues, mais quiconque entreprenait d'en exposer publiquement le caractère
erroné risquait de finir sur le bûcher. A cette époque, il était d'un intérêt primordial
pour l'Église catholique de faire croire que la terre était le centre du monde dans le
mouvement des astres et toute atteinte à l'imaginaire souveraineté du globe terrestre
dans l'espace cosmique était en même temps une atteinte à la tyrannie spirituelle de
l'Église et à ses intérêts sur la surface de la terre. A cette époque, les sciences de la
nature étaient donc le point névralgique du système social dominant et la mysti
fication dans les sciences de la nature était un instrument indispensable d'asservisse
ment. Aujourd'hui, sous la domination du capital, le point névralgique du système
social ne réside plus dans la croyance en la mission de la terre au sein de l'azur
céleste, mais dans la croyance en la mission de l'état bourgeois sur la terre. Et comme
aujourd'hui, sur les puissantes vagues de l'économie mondiale, de graves ennuis
commencent déjà à surgir et à s'amonceler, que des tempêtes s'y préparent qui
balaieront le « microcosme » de l'état bourgeois de la surface de la terre comme un
fétu de paille, la « garde suisse » scientifique de la domination capitaliste se précipite
aux portes du donjon, c'estàdire de l'« État national », pour le défendre jusqu'à son
dernier souffle. Le fondement de l'économie politique actuelle, c'est une mystification
scientifique dans l'intérêt de la bourgeoisie.
Retour à la table des matières
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 40
Parfois, on donne simplement de l'économie politique la définition suivante : ce
serait « la science des relations économiques entre les hommes ». Ceux qui se servent
d'une telle formulation croient éviter ainsi les écueils de l' « économie nationale » au
sein de l'économie mondiale, en généralisant le problème de façon vague et en parlant
de l'économie « des hommes». En se perdant ainsi dans le vague, on ne clarifie
cependant pas les choses, on les rend plus confuses encore, s'il est possible ; car la
question qui se pose alors est la suivante : estil besoin, et pourquoi estil besoin,
d'une science des relations économiques « des hommes », donc de tous les hommes,
en tous temps et en toutes circonstances ?
Prenons n'importe quel exemple de relations économiques humaines, aussi simple
et aussi clair que possible. Transportonsnous à l'époque où l'économie mondiale
actuelle n'existait pas encore, où le commerce marchand n'était florissant que dans les
villes, tandis qu'à la campagne l'économie naturelle, c'estàdire la production pour les
besoins immédiats, dominait aussi bien dans les grands domaines terriens que dans
les petites exploitations paysannes. Prenons par exemple la situation en HauteÉcosse
dans les années 50 du siècle passé, telle que la décrit Dugald Stewart :
Ou bien, prenons un exemple en Russie OÙ, il y a relativement peu de temps
encore, à la fin des années 1870, régnait une économie paysanne du même genre :
« Le sol qu'il (le paysan du district de Viazma dans le gouvernement de Smolensk)
cultive, lui fournit la nourriture, les vêtements et presque tout ce qui est nécessaire à
son existence : le pain, les pommes de terre, le lait, la viande, les oeufs, le tissu de lin,
le drap, les peaux de mouton et la laine pour les vêtements chauds... Il ne se procure
pour de l'argent que des bottes et quelques articles vestimentaires tels que ceinture,
casquette, gants et aussi quelques ustensiles ménagers indispensables : vaisselle en
terre ou en bois, tisonnier, chaudron et autres choses semblables. » 2
d'économie politique concernant le « but de l'économie », la « naissance et la répar
tition de la richesse », il ouvrirait sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but,
moi et ma famille, nous travaillons, ou, en termes savants, quels « ressorts » nous
incitent à nous occuper d'« économie » ? s'exclameraitil. Eh bien ! il faut bien que
nous vivions et les alouettes ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous
ne travaillions pas, nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous
maintenir, pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit
audessus de nos têtes. Ce que nous produisons, « quelle direction » nous donnons à
notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous produisons ce dont nous avons
besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre. Nous cultivons du blé et
du seigle, de l'avoine et de l'orge, nous plantons des pommes de terre, nous élevons,
selon les cas, des vaches et des moutons, des poules et des canards. En hiver, on file,
ce qui est l'affaire des femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la
scie et au marteau, ce qu'il faut pour la maison. Appelez cela si vous voulez «
économie agricole » ou « artisanale », en tout cas il nous faut faire un peu de tout
parce qu'on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au champ. Comment
nous « divisons » ces travaux ? Voilà encore une curieuse question ! Les hommes
font évidemment ce qui exige une force masculine, les femmes s'occupent de la
maison, des vaches et du poulailler, les enfants aident ici et là. Ou bien croyezvous
que je devrais envoyer ma femme couper le bois et traire moimême la vache ? (Le
brave homme ne sait pas ajoutonsnous pour notre part que chez beaucoup de
peuples primitifs, par exemple chez les indiens du Brésil, c'est justement la femme
qui va dans la forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis
que chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement
gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd'hui encore, en Dalmatie,
la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l'homme vigoureux chemine
à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette « division du travail »
paraît alors aussi naturelle qu'il semble naturel à notre paysan d'abattre le bois tandis
que sa femme trait les vaches.) Et puis : ce que j'appelle ma richesse ? Mais tout
enfant le comprend au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines,
l'étable bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande taille ;
pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui l'eau passe à travers le
toit quand il pleut. De quoi dépend « l'augmentation de ma richesse » ? A quoi bon
cette question ? Si j'avais un plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement
plus riche, et si en été, ce qu'à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons
tous pauvres au village en 24 heures.
Nous avons fait ici répondre patiemment le paysan aux savantes questions d'éco
nomie politique, mais nous sommes sûrs qu'avant que le professeur venu, avec son
carnet et son stylo, enquêter scientifiquement dans une ferme de HauteÉcosse ou de
Bosnie, ait pu arriver à la moitié de ses questions, il lui aurait fallu repasser la porte.
En réalité, toutes les conditions d'une telle économie paysanne sont si simples et si
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 42
claires que leur analyse avec le scalpel de l'économie politique donne l'impression
d'un jeu stérile et vain.
On peut évidemment nous rétorquer que nous avons peutêtre mal choisi notre
exemple, en prenant une minuscule économie paysanne se suffisant à ellemême et
dont l'extrême simplicité résulte de la pauvreté des moyens et des dimensions. Pre
nons donc un autre exemple : quittons la petite exploitation paysanne qui végète dans
un coin perdu et dirigeons nos regards vers les sommets d'un puissant empire, celui de
Charlemagne. Cet empereur qui fit de l'Empire allemand, au début du IXe siècle, le
plus puissant Empire d'Europe, qui, pour agrandir et consolider cet Empire, n'entreprit
pas moins de 53 expéditions militaires et avait rassemblé sous son sceptre, outre
l'actuelle Allemagne, la France, l'Italie, la Suisse, le nord de l'Espagne, la Hollande et
la Belgique, cet empereur donc prenait cependant très à cœur la situation économique
de ses domaines et de ses fermes. Il avait de sa main rédigé un texte de loi en 70
paragraphes concernant les règles économiques de ses fermes : le célèbre Capitulare
de villis, c'estàdire loi sur les fermes, document qui nous a été conservé comme un
joyau précieux, transmis par l'histoire à travers la poussière et la moisissure des
archives. Ce document a droit à toute notre attention pour deux raisons. Première
ment, la plupart des fermes de Charlemagne sont devenues ensuite de puissantes
villes impériales ; ainsi Aix, Cologne, Munich, Bâle, Strasbourg et beaucoup d'autres
grandes villes sont d'anciennes fermes de l'empereur Charles. Deuxièmement, les
institutions économiques de Charlemagne ont servi de modèle à tous les grands
domaines laïques ou religieux du début du Moyen Age ; les fermes de Charlemagne
reprenaient les traditions de l'ancienne Rome et de la vie raffinée de ses nobles fer
miers pour les transplanter dans le milieu plus fruste de la jeune noblesse germanique
guerrière et ses prescriptions sur la culture de la vigne, des fruits et des légumes, sur
l'horticulture, sur l'élevage des volailles, etc., étaient un acte historique de civilisation.
Examinons donc ce document. Le grand empereur exige avant tout qu'on le serve
honnêtement et qu'on prenne soin de ses sujets sur ses domaines, afin qu'ils soient à
l'abri de la misère ; ils ne doivent pas être accablés de travail audelà de leurs forces ;
S'ils travaillent jusque dans la nuit, ils doivent en être dédommagés. Mais les sujets,
de leur côté, doivent loyalement prendre soin de la vigne et mettre le vin pressé en
bouteilles afin qu'il ne se gâte pas. S'ils se dérobent à leurs obligations, ils sont châtiés
«sur le dos ou autrement». L'empereur prescrit en outre qu'on élève sur ses domaines
des abeilles et des oies ; la volaille doit être en bon état et se reproduire ; on doit aussi
attacher le plus grand soin à l'augmentation numérique des vaches, des juments, des
moutons.
Nous voulons en outre, écrit l'empereur, que nos forêts soient exploitées raison
nablement, qu'il n'y ait pas de déboisement et que faucons et éperviers y soient
entretenus. On doit toujours maintenir à notre disposition des oies grasses et des
poulets ; on doit vendre sur le marché les oeufs non consommés. Dans chacune de nos
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 43
fermes, il doit y avoir une provision de bons édredons, de matelas, de couvertures, de
crémaillères, de haches, de forets, pour n'avoir rien à emprunter à personne. L'empe
reur prescrit encore qu'on lui rende un compte exact du rendement de ses domaines, à
savoir combien il a été produit de chaque chose, et il énumère : légumes, beurre,
fromage, miel, huile, vinaigre, raves « et autres petites choses », comme il est dit dans
le célèbre document. En outre, l'empereur prescrit qu'il y ait en nombre suffisant, dans
chacun de ses domaines, divers artisans experts dans tous les arts, et il énumère de
nouveau en détail les différentes espèces d'artisans. En outre, il fixe le jour de Noël
comme dernier délai pour lui remettre annuellement les comptes de ses richesses, et le
plus modeste paysan n'est pas plus vigilant pour établir le compte exact, en bétail ou
en oeufs, dans sa ferme, que ne l'est le grand empereur. Le paragraphe 62 du
document affirme : « Il est important que nous sachions ce que nous avons de toutes
ces choses, et en quelle quantité. » Et de nouveau, il énumère : bœufs, moulins, bois,
bateaux, pieds de vigne, légumes, laine, lin, chanvre, fruits, abeilles, poissons, peaux,
cire et miel, vins anciens et nouveaux et autres choses qu'on lui livre. Et il ajoute
cordialement, pour réconforter ses chers sujets qui doivent livrer tout cela : « Nous
espérons que tout cela ne vous paraîtra pas trop dur, car vous pouvez à votre tour
l'exiger, étant chacun maître sur votre domaine. » Nous trouvons encore des prescrip
tions exactes sur la manière d'emballer et de transporter les vins qui constituaient
apparemment un souci gouvernemental tout particulier du grand empereur : « On doit
transporter le vin dans des tonneaux solidement cerclés de fer, et jamais dans des
outres. En ce qui concerne la farine, elle doit être transportée dans des charrettes
doubles et recouvertes de cuir, de sorte qu'elle puisse passer les fleuves, sans subir de
dommage. Je veux aussi qu'on me rende un compte exact des cornes de mes boucs et
de mes chèvres, de même que des peaux des loups abattus au cours de chaque année.
Au mois de mai, on ne doit pas négliger de déclarer une guerre impitoyable aux
jeunes louveteaux. » Enfin, au dernier paragraphe, Charlemagne énumère encore
toutes les fleurs, tous les arbres et toutes les herbes qu'il veut voir cultivés sur ses
domaines, tels que roses, lis, romarin, concombres, oignons, radis, cumin, etc. Le
célèbre document se termine par l'énumération des diverses sortes de pommes.
Voilà l'image de l'économie impériale au IXe siècle et, bien qu'il s'agisse d'un des
plus riches et plus puissants princes du Moyen Age, on admettra que cette économie
et ces principes rappellent de façon surprenante cette petite exploitation paysanne que
nous avions d'abord considérée. Ici aussi, l'impérial intendant, si nous voulions lui
poser les fameuses questions concernant l'économie politique, l'essence de la richesse,
le but de la production, la division du travail, etc., nous renverrait d'un auguste geste
de la main aux montagnes de céréales, de laine et de chanvre, aux tonneaux de vin,
d'huile et de vinaigre, aux étables pleines de vaches, de bœufs et de moutons. Et nous
ne saurions vraiment pas davantage quelles mystérieuses « lois » la science de
l'économie politique aurait à étudier et à déchiffrer dans cette économie où toutes les
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 44
connexions, les causes et les effets, le travail et les résultats, sont clairs comme le
jour.
Peutêtre le lecteur nous feratil remarquer que nous avons encore une fois mal
choisi notre exemple. Après tout, il ressort du document de Charlemagne qu'il ne
s'agit pas ici de l'économie publique de l'Empire allemand, mais de l'économie privée
de l'empereur. Mais en opposant ces deux notions, on commettrait sûrement une
erreur historique en ce qui concerne le Moyen Age. Certes. les Capitulaires concer
naient l'économie dans les fermes et les domaines de l'empereur Charles, mais il la
dirigeait en prince et non en particulier. Ou plus exactement, l'empereur était
propriétaire foncier de ses terres, mais tout grand propriétaire foncier noble était au
Moyen Age, notamment au temps de Charlemagne, un empereur en petit, c'estàdire
qu'en vertu de sa propriété libre et noble du sol, il légiférait, levait les impôts et
rendait la justice pour toute la population de ses domaines. Les dispositions écono
miques prises par Charlemagne étaient effectivement des actes de gouvernement,
comme le prouve leur force même : elles constituent un des 65 « capitulaires »
rédigés par l'empereur et publiés lors des assemblées annuelles des Grands de
l'Empire. Et les dispositions concernant les radis et les tonneaux cerclés de fer
procèdent de la même autorité et sont rédigés dans le même style que par exemple les
exhortations aux religieux dans la « Capitula Episcoporum », « loi épiscopale », où
Charlemagne tire l'oreille aux serviteurs du Seigneur et les exhorte énergiquement à
ne pas jurer, à ne pas s'enivrer, à ne pas fréquenter les mauvais lieux, à ne pas entre
tenir de femmes et à ne pas vendre trop cher les saints sacrements. Nous pouvons
chercher où nous voulons au Moyen Age, nous ne trouverons nulle part d'entreprise
économique dont celle de Charlemagne ne soit le modèle et le type, qu'il s'agisse de
grands domaines nobles, ou bien de la petite exploitation paysanne décrite plus haut,
de familles paysannes isolées, travaillant pour ellesmêmes, ou de communautés
coopératives.
Ce qu'il y a de plus frappant dans les deux exemples, c'est qu'ici les besoins de
l'existence humaine guident et dictent si immédiatement le travail et que le résultat
correspond si exactement aux intentions et aux besoins que les conditions en acquiè
rent, à grande ou à petite échelle, une surprenante simplicité et clarté. Le petit paysan
dans sa ferme comme le grand monarque dans ses domaines savent exactement ce
qu'ils veulent obtenir par la production. Il n'y a d'ailleurs rien de sorcier à le savoir :
ils veulent tous deux satisfaire les besoins naturels de l'homme en nourriture et en
boisson, en vêtements et autres commodités de la vie. La seule différence est que le
paysan dort sans doute sur la paille et le grand propriétaire foncier sur un mol édre
don, que le paysan boit à table de la bière ou de l'hydromel et le grand propriétaire des
vins fins. La seule différence réside dans la quantité et la qualité des biens produits.
Mais le fondement de l'économie et son but, la satisfaction des besoins humains,
restent les mêmes. Au travail, qui procède de ce but naturel, correspond, avec la
même évidence, le résultat. Ici, de nouveau, dans le processus du travail, il y a des
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 45
différences : le paysan travaille luimême avec les membres de sa famille et il n'a du
fruit de son travail qu'autant que peut lui fournir son arpent de terre et sa part du
terrain communal ou plutôt puisque nous parlons du paysan médiéval taillable et
corvéable qu'autant que lui laissent le seigneur et l'Église après les impôts et les
corvées. Mais que chaque paysan travaille pour luimême avec sa famille ou que tous
travaillent ensemble pour le seigneur féodal sous la conduite du maire ou du bailli, le
résultat de ce travail n'est rien d'autre qu'une certaine quantité de moyens de
subsistance au sens large, c'estàdire exactement ce dont il est besoin et à peu près
autant qu'il en est besoin.
On peut retourner une telle économie dans tous les sens, elle ne contient aucun
mystère ; pour la percer, il n'est besoin ni d'une science spéciale ni de profondes
recherches. Le paysan le plus borné savait très bien au Moyen Age de quoi dépendait
sa richesse, ou plutôt sa pauvreté, en dehors des catastrophes naturelles qui frappaient
de temps à autre ses terres comme celles des seigneurs. Il savait fort bien que sa
misère avait une cause très simple et très directe : premièrement, l'extorsion sans
limites de corvées et d'impôts par les seigneurs féodaux ; deuxièmement, le vol, par
les mêmes seigneurs, du terrain communal, de la forêt, des prés, de l'eau. Et ce que le
paysan savait, il l'a proclamé bien haut à travers le monde dans les guerres paysannes,
il l'a montré en allumant le coq rouge sur le toit de ceux qui lui suçaient le sang. Ce
qui relevait ici de l'étude scientifique, c'était seulement l'origine historique et l'évolu
tion de cette situation, c'était la recherche des raisons pour lesquelles dans toute
l’Europe les anciennes propriétés rurales paysannes libres s'étaient transformées en
domaines seigneuriaux nobles levant des intérêts et des impôts, et l'ancienne
paysannerie libre en une masse de sujets corvéables et même plus tard attachés à la
glèbe.
Les choses sont toutefois entièrement différentes si nous envisageons n'importe
quel phénomène de la vie économique actuelle. Prenons par exemple un des phéno
mènes les plus remarquables et les plus frappants : la crise commerciale.
Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et industrielles
et nous connaissons par expérience leur déroulement dont Friedrich Engels a donné
une description classique : « Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les
produits sont là en quantités si grandes qu'ils sont invendables, l'argent comptant
devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses
manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsis
tance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées.
L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et
détruits en masse jusqu'à ce que les surplus de marchandises accumulées s'écoulent
enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange
reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l'allure s'accélère, passe au trot,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 46
le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre
d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation,
pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du
krach. » 1
Nous savons tous qu'une telle crise est la terreur de tout pays moderne, et déjà la
façon dont l'approche d'une crise s'annonce est significative. Après quelques années
de prospérité et de bonnes affaires, des murmures confus commencent çà et là dans la
presse, à la Bourse circulent quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes
se font plus précis dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque
d'État augmente le taux d'escompte, c'estàdire qu'elle rend plus difficile et limité le
crédit, jusqu'à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en averse. Et la
crise une fois déclenchée, on se dispute pour savoir qui en est responsable. Les
hommes d'affaires en rendent responsables les Banques, par leur refus total de crédit,
et les boursiers, par leur rage de spéculation ; les boursiers en rendent les industriels
responsables, les industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.
Les affaires reprennentelles enfin, la Bourse, les journaux notent aussitôt avec
soulagement les premiers signes d'une amélioration jusqu'à ce que l'espoir, le calme et
la sécurité s'instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce qu'il y a de plus remar
quable dans tout cela, c'est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et
traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs
humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme
une épreuve du ciel, à la façon par exemple d'un orage, d'un tremblement de terre ou
d'une inondation. Les termes mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont
coutume de rendre compte d'une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine
: « Le ciel jusqu'ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres
nuages » ou, quand il s'agit d'annoncer une brusque hausse du taux de l'escompte,
c'est inévitablement sous le titre : « Signes annonciateurs de la tempête », de même
que nous lisons ensuite que l'orage se dissipe et que l'horizon s'éclaircit. Cette façon
de s'exprimer reflète autre chose que le manque d'imagination chez les plumitifs du
monde des affaires, elle est typique de l'effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit
par une crise. La société moderne remarque avec effroi l'approche de la crise, elle
courbe l'échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de l'épreuve,
puis relève la tête, d'abord avec hésitation et incrédulité, puis finalement se retrouve
tranquillisée.
Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Age face à la
famine ou à la peste, ou aujourd'hui le paysan face à un orage ou à la grêle : le même
désarroi et la même impuissance face à une dure épreuve. Mais quoique la famine et
la peste soient, en dernière analyse, des phénomènes sociaux, ce sont d'abord et
immédiatement les résultats de phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de
1 Engels: « AntiDühring », Éditions Sociales, 1950, p. 315.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 47
germes pathogènes, etc. L'orage est un événement élémentaire de la nature physique
et personne ne peut, au moins dans l'état actuel des sciences de la nature et des
techniques, provoquer ou empêcher un orage. Qu'estce, en revanche, que la crise
moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises sont produi
tes, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le commerce et avec lui
l'industrie se bloquent. Mais la production de marchandises, leur vente, le commerce,
l'industrie…, ce sont là des relations purement humaines. Ce sont les hommes eux
mêmes qui produisent les marchandises, les hommes euxmêmes qui les achètent, le
commerce se pratique d'homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances
qui constituent la crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l'activité
humaine. Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n'est donc rien d'autre que la
société humaine.
Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable fléau pour la
société moderne, qu'on l'attend avec terreur et qu'on la supporte avec désespoir, que
personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part quelques spéculateurs en Bourse
qui essaient de profiter des crises pour s'enrichir rapidement aux dépens des autres,
mais sont souvent pris à leur propre piège, la crise est pour tout le monde un danger,
sinon une gêne. Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent
de leurs propres mains et pourtant ils n'en veulent pour rien au monde. Là, nous avons
vraiment une énigme de la vie économique qu'aucun des intéressés ne peut nous
expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait d'une part ce que
voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et d'autre part, ce qu'il voulait et ce
dont il avait besoin luimême : du grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille.
Le grand propriétaire médiéval faisait produire pour lui ce qu'il voulait et ce dont il
avait besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des vivres et des
objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle produit ce qu'elle ne veut
pas et dont elle n'a pas besoin : des crises ; elle produit de temps en temps des moyens
de subsistance dont elle n'a pas l'usage, elle souffre périodiquement de famines, alors
qu'il y a d'énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et
le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d'obscur, de
mystérieux.
Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des travail
leurs de tous les pays le chômage.
Le chômage n'est plus, comme la crise, un cataclysme qui s'abat de temps à autre
sur la société : il est devenu aujourd'hui, à plus ou moins grande échelle, un
phénomène permanent de la vie économique. Les catégories de travailleurs les mieux
organisées et les mieux payées, qui tiennent leurs listes de chômeurs, notent une
chaîne ininterrompue de chiffres pour chaque année et chaque mois et chaque se
maine de l'année : ces chiffres sont soumis à de grandes variations, mais ne
disparaissent jamais complètement. L'impuissance de la société actuelle devant le
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 48
chômage, ce terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l'ampleur
du mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints de s'en
occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la décision de
procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente pour l'essentiel
de mesurer le niveau atteint par le mal comme on mesure le niveau de l'eau lors des
inondations et, dans le meilleur des cas, d'atténuer un peu les effets du mal par de
faibles palliatifs, sous la forme d'allocations de chômage en général aux frais des
travailleurs nonchômeurs sans faire la moindre tentative pour éliminer le mal lui
même.
La comparaison même, à laquelle nous avons eu recours, entre le chômage et une
inondation, montre que nous sommes en fait moins impuissants devant des
événements élémentaires de la nature physique que devant nos propres affaires
purement sociales, purement humaines ! Les inondations périodiques qui ravagent au
printemps l'est de l'Allemagne ne sont en dernière analyse qu'une conséquence de
notre impéritie en matière d'hydrographie. La technique, en son état actuel, donne
déjà des moyens suffisants pour protéger l'agriculture de la puissance des eaux et
même pour mettre à profit cette puissance ; simplement ces moyens ne peuvent être
appliqués qu'à grande échelle, par une organisation rationnelle et cohérente qui
devrait transformer toute la région touchée, modifier en conséquence la répartition
des terres arables et des prés, construire des digues et des écluses, régulariser le cours
des fleuves. Cette grande réforme ne sera évidemment pas entreprise, en partie parce
que ni les capitalistes privés ni l'État ne veulent fournir les moyens nécessaires à une
telle entreprise, en partie parce qu'elle se heurterait aux droits les plus variés de
propriété privée du sol. Mais la société actuelle a déjà en main les moyens de faire
face aux dangers des eaux et de dompter l'élément déchaîné, même si elle n'est pas en
mesure d'appliquer ces moyens. En revanche, la société actuelle n'a pas encore
inventé de moyens pour lutter contre le chômage. Et pourtant, ce n'est pas un élément,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 49
ce n'est pas un phénomène naturel ni une puissance surhumaine, c'est un produit
purement humain des conditions économiques. Et nous voici de nouveau devant une
énigme économique, devant un phénomène sur lequel personne ne compte, que
personne ne cherche consciemment à provoquer et qui pourtant se répète avec la
régularité d'un phénomène naturel, pour ainsi dire pardessus la tête des hommes.
Mais il n'est même pas besoin d'aller chercher des phénomènes aussi frappants de
la vie actuelle, tels que crise et chômage, c'estàdire des calamités ou des cas de
nature extraordinaire et qui constituent, de l'avis courant, des exceptions dans le cours
habituel des choses. Prenons l'exemple le plus ordinaire de la vie quotidienne qui se
renouvelle des milliers de fois dans tous les pays : les variations de prix des marchan
dises. Tout enfant sait que les prix de toutes les marchandises ne sont pas quelque
chose de fixe et d'immuable, mais montent ou baissent presque tous les jours, parfois
même d'une heure à l'autre. Prenons n'importe quel journal, ouvronsle à la page du
cours des produits et nous verrons le mouvement des prix du jour précédent. Blé ;
matinée, ambiance faible, vers midi un peu plus animé, vers la fermeture les prix
montent, ou bien c'est l'inverse. De même pour le cuivre et le fer, le sucre et l'huile de
colza. Et de même pour les actions des différentes entreprises industrielles, pour les
valeurs privées ou d'État, à la Bourse des valeurs. Les variations de prix sont un
phénomène incessant, quotidien, tout à fait « normal », de la vie économique contem
poraine. Mais ces variations provoquent chaque jour, à chaque heure, des modifica
tions dans la situation de fortune des possesseurs de tous ces produits et de tous ces
titres. Les prix du coton montentils, et momentanément tous les commerçants et
fabricants qui ont des stocks de coton dans leurs entrepôts voient leur fortune croître ;
les prix baissentils, et ces fortunes fondent proportionnellement. Les prix du cuivre
sontils en hausse, les détenteurs d'actions de mines de cuivre s'enrichissent ; les prix
tombentils, ils s'appauvrissent.
C'est ainsi que, par l'effet de simples variations de prix sur la base de télégrammes
en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir millionnaires ou se retrouver
mendiants, et c'est essentiellement làdessus que repose la spéculation en Bourse, et
ses escroqueries. Le propriétaire terrien médiéval pouvait s'enrichir ou s'appauvrir par
le fait d'une bonne ou d'une mauvaise récolte ; ou bien encore, il s'enrichissait, s'il
était chevalierbrigand et faisait une bonne prise en guettant les marchands qui
passaient ; ou bien encore et c'était là le moyen en fin de compte le plus éprouvé et
le plus apprécié il augmentait sa richesse quand il pouvait extorquer plus que de
coutume à ses serfs, en aggravant les corvées et en augmentant les impôts.
Aujourd'hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le petit doigt, sans
le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait fait de cadeau ou ne l'ait
dévalisé. Les variations de prix sont comme un mouvement mystérieux auquel
présiderait, derrière le dos des hommes, une puissance invisible, opérant un continuel
déplacement dans la répartition de la richesse sociale. On note simplement ce
mouvement, comme on lit la température sur un thermomètre, ou la pression atmos
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 50
phérique sur un baromètre. Et pourtant les prix des marchandises et leur mouvement
sont manifestement une affaire purement humaine, et non de la magie. Personne
d'autre que les hommes euxmêmes ne fabrique de ses mains les marchandises et n'en
fixe les prix ; seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur
quoi personne ne comptait, que personne ne visait ; une fois de plus, les besoins, le
but et le résultat de l'activité économique des hommes ne sont plus du tout en accord
les uns avec les autres.
D'où cela provientil ? Et quelles lois obscures se combinentelles derrière le dos
des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges
résultats ? On ne peut l'élucider que par une étude scientifique. Une recherche
rigoureuse, une réflexion, des analyses, des comparaisons approfondies deviennent
nécessaires pour résoudre toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées
qui font que les résultats de l'activité économique des hommes ne coïncident plus
avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience. La tâche de
la recherche scientifique, c'est de découvrir le manque de conscience dont souffre
l'économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l'économie
politique.
Dans son voyage autour du monde, Darwin raconte ceci sur les habitants de la
terre de feu : « Ils souffrent souvent de famines ; j'ai entendu le capitaine d'un bâti
ment chasseur de phoques, Mister Low, qui connaissait très bien les indigènes de ce
pays, donner une description remarquable de l'état dans lequel se trouvait, sur la côte
ouest, un groupe de 150 indigènes d'une extrême maigreur et en grande détresse. Une
suite de tempêtes empêchèrent les femmes de ramasser des coquillages sur les
rochers. Ils ne pouvaient pas non plus sortir en canoë pour attraper des phoques. Un
petit groupe de ces gens se mit un matin en route et les autres indiens leur expli
quèrent qu'ils entreprenaient un voyage de quatre jours pour aller chercher de la
nourriture. A leur retour, Low alla les voir et les trouva épuisés de fatigue ; chacun
d'eux avait un grand carré de lard de baleine putréfié ; par un trou percé au milieu, ils
y avaient passé la tête, et le portaient comme les gauchos portent leur poncho ou leur
manteau. Dès qu'on avait apporté le lard dans un wigwam, un vieil homme en coupait
de minces tranches en murmurant quelques paroles rituelles, les faisait griller une
minute et les distribuait à la compagnie affamée qui, pendant tout ce temps, avait
gardé un profond silence. » 1
Voilà la vie d'un des peuples les plus misérables de la terre. Les limites entre les
quelles la volonté et l'organisation consciente de l'économie peuvent s'exercer sont
extrêmement étroites. Les hommes sont encore entièrement soumis à la tutelle de la
nature extérieure et dépendent de sa bienveillance ou de sa malveillance. Mais à
l'intérieur de ces étroites limites, l'organisation de l'ensemble s'affirme dans cette
petite société d'environ 150 individus. La prévoyance pour l'avenir se manifeste
1 Darwin : « Voyage of an naturalist round the world ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 51
d'abord sous la forme bien humble de la provision de lard rance. Mais la maigre pro
vision est répartie entre tous selon un certain cérémonial et tous prennent également
part, sous une direction planifiée, au travail de recherche de la nourriture.
Prenons un oikos grec, économie domestique antique, avec des esclaves, qui
constituait effectivement un « microcosme », un petit univers en soi. Ici règne déjà la
plus grande inégalité sociale. La pénurie primitive a fait place à une confortable
abondance, résultat des fruits du travail humain. Mais le travail manuel est devenu
malédiction pour les uns ; le loisir, un privilège réservé à d'autres; le travailleur lui
même est devenu la propriété de celui qui ne travaille pas. Cependant, ces rapports de
domination aboutissent eux aussi à la plus rigoureuse planification et organisation de
l'économie, du processus de travail, de la répartition des biens. La volonté du maître
sert de loi, le fouet du surveillant d'esclaves en est la sanction.
A la cour du seigneur féodal, au Moyen Age, l'organisation despotique de l'écono
mie a pris très tôt l'aspect d'un code détaillé établi à l'avance qui trace clairement et
fermement le plan de travail, la division du travail, les obligations et les droits de
chacun. Au seuil de cette période historique, il y a ce beau document que nous avons
déjà cité, le Capitulare de villis de Charlemagne, tout rempli et ensoleillé de l'abon
dance des satisfactions matérielles, seul objectif de l'économie. A la fin de cette
même période, il y a le sombre code des corvées et impôts, dicté par la cupidité
déchaînée des seigneurs féodaux, qui aboutit au XVe siècle à la guerre des paysans
allemands, et qui transforma, quelques siècles plus tard, le paysan français en cet être
misérable réduit à l'état de bête que seul le tocsin de la Grande Révolution secouera et
appellera à lutter pour ses droits d'homme et de citoyen. Mais tant que la révolution
n'eut pas balayé la cour féodale, ce fut, même dans cette misère, le rapport immédiat
de domination qui détermina clairement et fermement l'ensemble de l'économie
féodale comme un destin immuable.
Aujourd'hui, nous ne connaissons plus ni maîtres ni esclaves, ni barons féodaux ni
serfs. La liberté et l'égalité devant la loi ont formellement éliminé tous les rapports
despotiques, du moins dans les vieux États bourgeois ; on sait que dans les colonies,
ce sont bien souvent ces mêmes États qui ont les premiers introduit l'esclavage et le
servage. Mais là où la bourgeoisie est chez elle, la seule loi qui préside aux rapports
économiques est celle de la libre concurrence. De ce fait, tout plan, toute organisation
ont disparu de l'économie. Certes, si nous examinons une entreprise privée isolée, une
usine moderne ou un puissant complexe d'usines comme chez Krupp, une entreprise
agricole d'Amérique du Nord, nous y trouvons l'organisation la plus rigoureuse, la
division du travail la plus poussée, la planification la plus raffinée, basée sur les
connaissances scientifiques. Tout y marche à merveille, sous la direction d'une
volonté, d'une conscience. Mais à peine avonsnous franchi les portes de l'usine ou de
la « farm » que nous nous retrouvons plongés dans le chaos. Tandis que les innombra
bles pièces détachées et une entreprise privée actuelle, même la plus gigantesque,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 52
n'est qu'une infime parcelle de ces grands ensembles économiques qui s'étendent à
toute la terre tandis donc que les pièces détachées sont organisées rigoureusement,
l'ensemble de ce qu'on appelle l' « économie politique », c'estàdire l'économie
capitaliste mondiale, est complètement inorganisé. Dans l'ensemble qui couvre les
océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne s'affirme ; des
forces aveugles, inconnues, indomptées, jouent avec le destin économique des
hommes. Certes, aujourd'hui aussi, un maître toutpuissant gouverne l'humanité qui
travaille : c'est le capital. Mais sa forme de gouvernement n'est pas le despotisme,
c'est l'anarchie.
C'est elle qui fait que l'économie sociale produit des résultats inattendus et
énigmatiques pour les intéressés euxmêmes, c'est elle qui fait que l'économie sociale
est devenue pour nous un phénomène étranger, aliéné, indépendant de nous, dont il
nous faut rechercher les lois tout comme nous étudions les phénomènes de la nature
extérieure, et recherchons les lois qui régissent la vie du règne végétal et du règne
animal, les changements dans l'écorce terrestre et les mouvements des corps célestes.
La connaissance scientifique doit découvrir après coup le sens et la règle de
l'économie sociale qu'aucun plan conscient ne lui a dictés à l'avance.
VI
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 53
Retour à la table des matières
Si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue auquel nous venons de parvenir,
un certain nombre de choses qui paraissent problématiques s'éclaircissent. Avant tout,
l'âge de l'économie politique n'est plus un problème. Une science qui a pour tâche de
découvrir les lois du mode anarchique de la production capitaliste, n'a pu évidemment
naître avant ce mode de production luimême, avant que les conditions historiques
permettant la domination de classe de la bourgeoisie moderne ne soient progressi
vement réunies par un travail de déplacements politiques et économiques s'étalant sur
des siècles.
Il est vrai que, pour le professeur Bûcher, la naissance de l'ordre social actuel a été
la chose la plus simple qui soit et n'a que fort peu à voir avec l'évolution économique
antérieure. En effet, elle est Simplement le fruit de l'éminente volonté et de la sublime
sagesse de monarques absolus. « La formation de l'économie politique », nous dit
Bücher et nous savons déjà que pour un professeur bourgeois la notion d' « écono
mie politique » n'est qu'une mystification recouvrant la production capitaliste « est
essentiellement le fruit de la centralisation politique qui commence vers la fin du
Moyen Age avec la naissance de structures étatiques territoriales et trouve son
couronnement dans le présent avec la création de l'État national unifié. L'unification
économique va de pair avec la soumission des intérêts politiques particuliers aux buts
plus élevés de la collectivité. En Allemagne, ce sont les princes territoriaux, plus
puissants, qui cherchent à exprimer l'idée étatique moderne en combattant la noblesse
campagnarde et les villes. »
Nous avons là le plus beau fleuron de cette servilité de pensée que nous avons
déjà rencontrée chez les professeurs allemands d'économie politique. Selon le profes
seur Schmoller, la science de l'économie politique est née sur l'ordre de l'absolutisme
éclairé. Selon le professeur Bûcher, le mode de production capitaliste tout entier n'est
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 54
que le fruit de la volonté souveraine et des plans ambitieux des princes absolus. Or,
c'est faire vraiment trop d'honneur aux grands despotes espagnols et français comme
aux petits despotes allemands que de les soupçonner de s'être soucié de quelque «
principe historique universel » que ce soit et des « tâches civilisatrices de l'humanité »
dans leurs querelles avec les seigneurs féodaux insolents, à la fin du Moyen Age, ou
dans les sanglantes expéditions contre les villes des PaysBas. C'est même Mettre la
réalité historique la tête en bas.
Certes, l'instauration de grands États bureaucratiques centralisés était une condi
tion indispensable du mode de production capitaliste, mais elle n'était ellemême
qu'une conséquence des nouveaux besoins économiques, de sorte qu'on est beaucoup
plus près de la vérité en renversant la phrase de Bûcher : la centralisation politique est
« essentiellement » un fruit de la maturation de l' « économie politique », c'est. àdire
de la production capitaliste.
Dans la mesure où l'absolutisme a eu sa part incontestable dans ce processus de
maturation historique, il a joué ce rôle en instrument aveugle des tendances histori
ques, avec la même absence totale d'idées qui l'a fait s'opposer aussi à ces tendances
dès que l'occasion s'en présentait. Ainsi, par exemple, quand les despotes médiévaux,
par la grâce de Dieu, traitaient les villes, alliées à eux contre les seigneurs féodaux, en
simples objets de pression qu'à la moindre occasion ils trahissaient de nouveau au
profit des féodaux. Ainsi, quand ils considéraient le continent nouvellement décou
vert, avec toute son humanité et sa civilisation, comme le terrain exclusif du pillage le
plus brutal, le plus sournois, le plus cruel, dans le seul « but plus élevé » de remplir
les « trésors princiers » de lingots d'or dans les délais les plus rapides. Ainsi, quand,
plus tard, ils s'opposèrent obstinément à glisser, entre le pouvoir de droit divin et les «
fidèles sujets», la feuille de papier appelée constitution parlementaire bourgeoise, qui
est pourtant tout aussi indispensable au développement sans entrave de la domination
capitaliste que l'unité politique et les grands États centralisés euxmêmes.
En réalité, d'autres forces, de grandes mutations étaient à l'œuvre à la fin du
Moyen Age dans la vie économique des peuples européens, pour permettre que
s'instaure le nouveau mode de production. La découverte de l'Amérique et des voies
maritimes vers les Indes pour le sud de l'Afrique entraînèrent un essor insoupçonné et
une transformation du commerce qui accélérèrent fortement la dissolution du
féodalisme et du régime des corporations urbaines. Les conquêtes, les acquisitions de
terre, le pillage des régions nouvellement découvertes, l'afflux soudain de métaux pré
cieux en provenance du nouveau continent, le commerce en grand des épices avec les
Indes, l'importante traite des Noirs qui fournissait des esclaves africains aux planta
tions américaines, tout cela créa en peu de temps en Europe de nouvelles richesses et
de nouveaux besoins. Le petit atelier de l'artisan, membre d'une corporation, avec ses
mille obligations, se révéla être une entrave à l'élargissement nécessaire de la
production et à son progrès rapide, Les grands marchands trouvèrent une solution en
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 55
regroupant les artisans dans de grandes manufactures en dehors de l'enceinte des
villes, les faisant ainsi produire plus vite et mieux sous leurs ordres, sans se soucier
des prescriptions étroites des corporations.
En Angleterre, le nouveau mode de production fut introduit par une révolution
dans l'agriculture. L'essor de l'industrie lainière dans les Flandres provoqua une
grande demande de laine et incita la noblesse féodale anglaise à transformer une
grande partie des terres arables en pacages à moutons, chassant les paysans de leurs
fermes et de leurs terres. Une masse de travailleurs ne possédant rien, de prolétaires,
se trouva ainsi à la disposition de l'industrie capitaliste à ses débuts. La Réforme agit
dans le même sens, en entraînant la confiscation des biens d'Église qui furent en
partie donnés, en partie vendus à perte à la noblesse et aux spéculateurs et dont la
population paysanne se vit également en grande partie chassée. Les manufacturiers et
les propriétaires terriens capitalistes trouvèrent ainsi une population pauvre, proléta
risée, qui fuyait les réglementations féodales et corporatives et qui, après le long
martyre d'une vie errante, le dur travail dans les workhouses, les persécutions cruelles
de la loi et des sbires de la police, voyait un port de salut dans l'esclavage salarial au
service de la nouvelle classe d'exploiteurs. Vinrent ensuite, dans les manufactures, les
grandes révolutions techniques qui permirent de plus en plus, à côté ou à la place de
l'artisan qualifié, l'emploi sans cesse croissant du prolétaire salarié sans qualification.
L'origine la plus frappante de la nouvelle richesse, ce ne fut pas d'abord le nouveau
mode de production luimême, mais ce qui lui en ouvrait la voie, le puissant essor du
commerce. Aussi estce dans les riches républiques italiennes des bords de la
Méditerranée, et en Espagne, foyers les plus importants du commerce mondial à la fin
du Moyen Age, que surgissent les premières questions concernant l'économie politi
que et les premières tentatives de réponse.
Qu'estce que la richesse ? D'où provient la richesse ou la pauvreté des États ? Tel
était le nouveau problème après que les vieilles notions de la société féodale eussent
perdu leur valeur traditionnelle dans le tourbillon des nouvelles relations. La richesse,
c'est l'or avec lequel on peut tout acheter. Donc le commerce crée de la richesse. Et
les États qui sont en mesure d'importer beaucoup d'or et de ne pas en laisser sortir du
tout deviennent riches. Donc le commerce mondial, les conquêtes coloniales, les
manufactures qui produisent des articles d'exportation doivent être encouragés par
l'État, tandis que l'importation de produits étrangers qui fait sortir l'or doit être
interdite. Telle fut la doctrine économique qui surgit en Italie dès la fin du XVIe
siècle et s'imposa largement en Angleterre, en France, au XVIIe siècle. Et aussi
grossière que soit encore cette doctrine, elle constitue une rupture brutale avec la
conception féodale de l'économie naturelle, elle en est la première critique audacieu
se, elle constitue la première idéalisation du commerce, de la production marchande
et sous cette forme du capital, c'est enfin le premier programme d'intervention
politique de l'État qui satisfasse la jeune bourgeoisie montante.
Bientôt le capitaliste producteur de marchandises devient le centre nerveux de
l'économie, à la place du commerçant, mais il le fait encore prudemment, sous le
masque du serviteur besogneux dans l'antichambre des seigneurs féodaux. La
richesse, ce n'est pas du tout l'or, qui n'est que l'intermédiaire dans le commerce des
marchandises, proclament les rationalistes français du XVIIIe siècle. Quel
aveuglement puéril que de voir dans le métal brillant le gage du bonheur des peuples
et des États ! Le métal peutil me rassasier quand j'ai faim, me protéger du froid
quand je suis nu ? Le roi Darius, avec tous ses trésors, n'atil pas souffert en cam
pagne tous les tourments de la soif, et n'auraitil pas donné tout son or pour une
gorgée d'eau ? Non, la richesse, ce sont tous les présents de la nature qui satisfont les
besoins de tous, rois ou esclaves. Plus la population satisfait largement ses besoins, et
plus l'État est riche, parce qu'il peut lever d'autant plus d'impôts. Qui arrache à la
nature le grain dont nous faisons le pain, la fibre dont nous tissons nos vêtements, le
bois et le minerai avec lesquels nous fabriquons nos maisons et nos outils ?
L'agriculture ! C'est elle, et non le commerce, la vraie source de la richesse ! Donc, la
population agricole, les paysans, dont les bras créent la richesse de tous, doivent être
sauvés de la misère insondable, protégés de l'exploitation féodale et atteindre au bien
être ! (Ce qui me donnera des débouchés pour mes marchandises, ajoutait tout bas le
capitaliste manufacturier.) Donc les grands propriétaires terriens, les barons féodaux,
dans les mains desquels aboutit toute la richesse agricole, doivent être les seuls à
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 57
payer des impôts et à entretenir l'État ! (Et moi qui, soidisant, ne crée aucune
richesse, je n'ai pas besoin de payer d'impôt, murmurait à nouveau le capitaliste dans
sa barbe.) Il suffit de libérer l'agriculture, le travail au sein de la nature, des entraves
du féodalisme, et les sources de la richesse jailliront dans leur abondance naturelle
pour le peuple et l'État, et le bonheur de tous les hommes s'instaurera de luimême
dans l'harmonie universelle.
Dans ces doctrines des rationalistes du XVIIIe siècle, on entendait déjà nettement
le grondement tout proche de la prise de la Bastille, et la bourgeoisie capitaliste se
sentit bientôt assez forte pour jeter le masque de la soumission, se planter vigou
reusement à l'avantscène et exiger sans détour que l'État tout entier soit remodelé
selon ses désirs. L'agriculture n'est pas du tout la seule source de richesse, explique
Adam Smith en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Tout travail salarié, appliqué à la
production de marchandises, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l'industrie,
crée de la richesse ! (Tout travail, disait Adam Smith, mais pour lui comme pour ses
successeurs, déjà réduits au rôle de porteparole de la bourgeoisie ascendante, l'hom
me qui travaille était par nature le salarié capitaliste !) Car, outre le salaire nécessaire
à l'entretien du travailleur luimême, tout travail salarié crée aussi la rente nécessaire à
l'entretien du propriétaire terrien et le profit, qui est la richesse du possesseur de
capital, du patron. La richesse est d'autant plus grande que sont grandes les masses de
travailleurs mis au travail dans un atelier, sous le commandement du capital, et que la
division du travail entre eux est plus précise et plus soigneuse. Voilà la véritable
harmonie naturelle, la vraie richesse des nations : de tout travail provient, pour ceux
qui travaillent, un salaire qui les maintient en vie et les contraint à continuer leur
travail salarié ; pour les propriétaires terriens, une rente permettant une vie insoucian
te ; pour le chef d'entreprise, un profit qui lui donne l'envie de poursuivre l'entreprise.
Ainsi tout le monde est pourvu sans recourir aux vieux moyens grossiers du féoda
lisme. C'est encourager la « richesse des nations » que d'encourager la richesse de
l'entrepreneur capitaliste qui maintient le tout en mouvement et exploite le filon d'or
de la richesse, le travail salarié. Que disparaissent les entraves et les obstacles du bon
vieux temps, ainsi que les nouvelles méthodes paternalistes inventés par l'État pour
faire le bonheur du peuple : libre concurrence. libre développement du capital privé,
tout l'appareil fiscal et étatique au service de l'entreprise capitaliste et tout sera pour
le mieux dans le meilleur des mondes!
Si nous comprenons maintenant pourquoi l'économie politique n'a vu le jour qu'il
y a environ un siècle et demi, son destin ultérieur s'éclaire de ce même point de vue :
l’économie politique étant une science des lois particulières du mode de production
capitaliste, son existence et sa fonction dépendent de ce mode de production et
perdent toute base dès qu'il cesse d'exister. En d'autres termes : le rôle de l'économie
politique comme science sera terminé dès que l'économie anarchique du capitalisme
fera place à un ordre économique planifié, organisé et dirigé consciemment par
l'ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière moderne et la
réalisation du socialisme signifient la fin de l'économie politique comme science.
C'est ici que se noue la relation particulière entre l'économie politique et la lutte de
classe du prolétariat moderne.
Si l'économie politique a pour tâche et pour objet d'expliquer les lois de la
formation, du développement et de l'expansion du mode de production capitaliste, elle
doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car
tout comme les formes économiques antérieures, elle n'est pas éternelle, mais
représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l'échelle infinie
de l'évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logique
ment en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du
capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de
la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l'émancipation du
prolétariat.
Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore moins les
savants allemands des classes bourgeoises n'ont résolu cette seconde partie du
problème général de l'économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquen
ces de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point
de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 59
En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les
hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers
d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses
du Moyen Age, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir
comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais juste
ment comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le
socialisme n'était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré et hors
d'atteinte, comme l'arcenciel dans les nuages.
A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, l'idée socialiste apparaît d'abord
avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes religieuses, comme le
reflet des horreurs et des ravages provoqués dans la société par le capitalisme
naissant. Même à ce moment, le socialisme n'est au fond qu'un rêve, l'invention de
quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le premier précurseur des soulèvements
révolutionnaires du prolétariat, Gracchus Babeuf, qui tenta, pendant la Grande
Révolution Française, un coup de main Pour l'introduction violente de l'égalité
sociale, le seul fait sur lequel il fonde ses aspirations communistes, c'est l'injustice
criante de l'ordre social existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les
plus sombres, dans des articles et des pamphlets passionnés et dans sa plaidoirie
devant le tribunal qui l'a condamné à mort. Son évangile du socialisme est une
répétition monotone d'accusations contre l'injustice régnante, contre les souffrances et
les tourments, la misère et l'abaissement des travailleurs aux dépens desquels une
poignée d'oisifs s'enrichit et règne. Il suffisait, selon Baboeuf, que l'ordre social
existant méritât sa perte pour qu'il pût être réellement renversé il y a cent ans, pourvu
qu'il se trouvât un groupe d'hommes résolus qui s'emparât du pouvoir et instaurât le
régime de l'égalité, comme les Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et
instauré la république.
C'est sur de tout autres méthodes et bien qu'essentiellement sur les mêmes
fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup plus de génie
et d'éclat dans les années trente du siècle dernier par trois grands penseurs, Saint
Simon et Fourier en France, Owen en Angleterre. Certes, aucun des trois n'envisa
geait plus la prise du pouvoir révolutionnaire pour réaliser le socialisme ; au contraire,
comme toute la génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de
tout bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la propagande
purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l'idée socialiste était la même :
simple projet, invention d'une tête géniale qui en recommandait la réalisation à
l'humanité tourmentée pour la sauver de l'enfer de l'ordre social bourgeois.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 60
Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux, ces théories
socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le mouvement et les luttes
réels de l'histoire ? Babeuf et sa petite troupe d'amis périrent dans la tourmente
contrerévolutionnaire, comme un frêle esquif, sans laisser d'abord d'autre trace
qu'une brève ligne lumineuse dans les pages de l'histoire révolutionnaire. SaintSimon
et Fourier n'ont abouti qu'à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués
qui se sont ensuite dispersés ou ont pris d'autres directions, après avoir répandu les
germes riches et féconds d'idées, de critiques et d'essais sociaux. C'est encore Owen
qui a eu le plus d'influence sur le prolétariat, mais cette influence se perd sans laisser
de trace, après avoir enthousiasmé une petite élite d'ouvriers anglais dans les années
1830 et 40.
Une nouvelle génération de dirigeants socialistes est apparue dans les années
1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc, Blanqui en France. La classe
ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la lutte contre la domination du capital, les
révoltes élémentaires des canuts lyonnais en France, du mouvement chartiste en
Angleterre avaient donné le signal de la lutte de classe. Il n'y avait cependant aucun
lien direct entre ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories
socialistes. Les prolétaires en révolution n'avaient aucun but socialiste en vue, les
théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une lutte
politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce à certaines
institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon pour un juste échange
des marchandises ou les associations de producteurs de Louis Blanc. Le seul
socialiste qui comptât sur la lutte politique comme moyen de réaliser la révolution
sociale, c'était Auguste Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat et de
ses intérêts révolutionnaires de classe en cette période. Toutefois, son socialisme
n'était au fond qu'un projet de république sociale réalisable à tout moment par la
volonté résolue d'une minorité révolutionnaire.
L'année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise de l'ancien
socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien, influencé par la tradition
des luttes révolutionnaires antérieures, remué par divers systèmes socialistes, était
passionnément attaché à des idées confuses de justice sociale. Dès le renversement du
roibourgeois LouisPhilippe, les ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force
pour exiger cette fois de la bourgeoisie effrayée la réalisation de la « république
sociale » et d'une nouvelle « organisation du travail ». Pour appliquer ce programme,
le prolétariat accorda au gouvernement provisoire le célèbre délai de trois mois
pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis que la bourgeoisie et
la petitebourgeoisie s'armaient en secret et préparaient l'écrasement des ouvriers. Le
délai prit fin avec les mémorables batailles de juin où l'idéal d'une « république
sociale à tout moment réalisable » fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La
révolution de 1848 n'amena pas le règne de l'égalité sociale, mais la domination
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 61
politique de la bourgeoisie et un essor sans précédent de l'exploitation capitaliste sous
le Second Empire.
Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour toujours
enterré sous les barricades de l'insurrection de juin, Marx et Engels fondaient l'idée
socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne cherchaient les points d'appui du
socialisme ni dans la condamnation morale de l'ordre social existant, ni dans la
découverte de projets aussi ingénieux et séduisants que possible pour introduire en
contrebande l'égalité sociale dans le régime actuel. Ils se tournèrent vers l'étude des
relations économiques dans la société contemporaine. C'est là, dans les lois de l'anar
chie capitaliste, que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les
classiques français et anglais de l'économie politique avaient découvert les lois selon
lesquelles l'économie capitaliste vit et se développe ; un demisiècle plus tard, Marx
reprit leur oeuvre exactement là où ils l'avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que les
lois de l'ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de cet ordre
économique en menaçant de plus en plus l'existence de la société par le développe
ment de l'anarchie et par un enchaînement de catastrophes économiques et politiques.
Ce sont, comme l'a démontré Marx, les tendances évolutives de la domination du
capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage
a un mode d'économie consciemment planifiée et organisée par l'ensemble de la
société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne som
brent pas dans les convulsions d'une anarchie déchaînée. Le capital luimême préci
pite inexorablement l'heure de son destin, en rassemblant en masses toujours plus
grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires ; en s'étendant à tous les pays de la
terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases
d'un rassemblement du prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire
mondiale qui balaiera la domination de la classe capitaliste. Le socialisme cessait
ainsi d'être un projet, un merveilleux phantasme, ou l'expérience, acquise à la force du
poignet par quelques groupes d'ouvriers isolés dans différents pays. Le socialisme,
programme commun d'action politique du prolétariat international, est une nécessité
historique, parce qu'il est le fruit des tendances évolutives de l'économie capitaliste.
lutte du prolétariat international pour réaliser l'ordre économique socialiste. La fin de
l'économie politique comme science est une action historique de portée mondiale : la
traduction dans la pratique d'une économie mondiale organisée selon un plan. Le
dernier chapitre de la doctrine de l'économie politique, c'est la révolution sociale du
prolétariat mondial.
Le lien spécifique propre à l'économie politique et à la classe ouvrière moderne
est basé sur une réciprocité. Si, d'une part, l'économie politique, telle que Marx l'a
développée, est plus que toute autre science le fondement irremplaçable de l'éducation
prolétarienne, le prolétariat conscient constitue d'autre part le seul auditeur réceptif et
capable de comprendre la théorie économique. Ayant encore sous les yeux les décom
bres de la vieille société féodale en train de s'effondrer, les Quesnay et Boisguillebert
en France, les Adam Smith et Ricardo en Angleterre scrutaient autrefois avec fierté et
enthousiasme la jeune société bourgeoise et, forts de leur ferme confiance dans le
règne millénaire de la bourgeoisie et dans son harmonie sociale « naturelle »,
plongeaient sans peur leurs regards d'aigles dans les profondeurs des lois capitalistes.
Depuis lors, la lutte de classe prolétarienne, s'amplifiant toujours plus, et parti
culièrement pendant l'insurrection de juin 1848 du prolétariat parisien, a détruit la
confiance de la société bourgeoise en son caractère divin. Depuis qu'elle a goûté à
l'arbre de la connaissance des contradiction modernes entre les classes, elle a horreur
de la nudité classique dans laquelle les créateurs de sa propre économie politique
avaient autrefois fait apparaître l'univers. N'estil pas clair aujourd'hui que les porte
parole du prolétariat moderne ont fabriqué leurs armes mortelles à partir de ces
découvertes scientifiques ?
Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l'économie politique scientifique ne
cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux
non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. Le
mot célèbre de Lassalle s'applique en premier lieu à l'économie politique : « Quand la
science et les travailleurs, ces deux pôles opposés de la société, s'étreindront, ils
étoufferont dans leurs bras tous les obstacles à la civilisation. »
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 63
Chapitre deuxième
LA SOCIÉTÉ
COMMUNISTE
PRIMITIVE 1
I
Retour à la table des matières
Notre connaissance des formes économiques les plus anciennes et les plus
primitives est de très fraîche date. Marx et Engels écrivaient encore en 1847, dans le
premier texte classique du socialisme scientifique, le manifeste Communiste
« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. »
Or, au moment même où les créateurs du socialisme scientifique énonçaient ce
principe, il commençait à être ébranlé de toutes parts par de nouvelles découvertes.
Presque chaque année apportait, sur l'état économique des plus anciennes sociétés
humaines, des aperçus jusquelà inconnus ; ce qui amenait à conclure qu'il avait dû y
avoir dans le passé des périodes extrêmement longues où il n'y avait pas encore de
1 Dans le manuscrit, ce chapitre porte le chiffre 3.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 64
luttes de classe, parce qu'il n'y avait ni distinction de classes sociales, ni distinction
entre riche et pauvre, ni propriété privée.
Dans les années 18511853, parut à Erlangen le premier des ouvrages de Georg
Ludwig von Maurer, l'Introduction à l'histoire de la constitution du marché, de la
ferme, du village et de la ville et des pouvoirs publics. Ces ouvrages ont fait date en
projetant une nouvelle lumière sur le passé germanique et sur la structure sociale et
économique du Moyen Age. Depuis quelques décennies déjà, on avait trouvé en
certains endroits, tantôt en Allemagne, tantôt dans les pays nordiques, tantôt en
Islande, de curieux vestiges d'installations rurales, donnant à penser qu'autrefois avait
existé dans ces endroits une propriété commune du sol, un communisme agraire. On
ne sut d'abord pas comment interpréter ces vestiges. D'après une opinion générale
ment répandue, surtout depuis Möser et Kindlinger, la culture du sol en Europe avait
dû se faire à partir de fermes isolées, chaque ferme étant entourée d'un territoire qui
était la propriété privée du possesseur de la ferme. Ce n'est que vers la fin du Moyen
Age que les habitations jusquelà dispersées s'étaient regroupées, croyaiton, par
mesure de sécurité, dans des villages ; les territoires distincts des fermes s'étaient
fondus dans le territoire du village. A y regarder de plus près, cette conception était
assez invraisemblable, car il fallait supposer que les habitations parfois très éloignées
les unes des autres avaient été démolies pour être reconstruites ailleurs et que les uns
et les autres avaient renoncé librement à la disposition avantageuse de leurs champs
autour de leur ferme, à une totale liberté dans la gestion de leurs terres, pour se
retrouver avec des champs en bandes étroites et éparpillées et une gestion entièrement
dépendante des autres villageois. Aussi invraisemblable que fût cette théorie, elle
prédomina jusque vers le milieu du siècle passé.
Von Maurer, pour la première fois, rassembla toutes les découvertes isolées en
une grande et audacieuse théorie et démontra. en s'appuyant sur une énorme
documentation et des recherches très approfondies sur d'anciens documents et des
textes juridiques, que la propriété commune du sol n'était pas née à la fin du Moyen
Age, mais était la forme primitive typique et générale des colonies germaniques en
Europe depuis leur origine. Il y a donc deux mille ans, et même davantage, que dans
ces temps reculés des peuples germaniques dont l'histoire écrite ne sait rien encore,
régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation
actuelle. Pas d'État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches
et pauvres, entre maîtres et travailleurs. Les Germains formèrent des tribus et des
familles libres qui se déplacèrent longtemps en Europe avant de se fixer d'abord
temporairement, puis définitivement. La culture de la terre en Europe a commencé en
Allemagne, comme von Maurer l'a démontré, non pas à partir d'individus, mais de
tribus et de familles entières, comme elle est partie en Islande de groupements
humains assez importants, appelés frändalid et skulldalid.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 65
Les plus anciens renseignements que nous ayons sur les Germains nous viennent
des Romains ; et l'examen des institutions transmises par la tradition confirme
l'exactitude de cette conception. Ce furent des tribus de bergers nomades qui
Peuplèrent d'abord l'Allemagne. Comme pour les autres nomades, l'élevage et donc
la possession de vastes pâturages était l'essentiel. Cependant, pas plus que les autres
peuples migrateurs des temps anciens ou modernes, ils ne pouvaient longtemps
subsister sans cultiver le sol. Et c'est précisément dans cet état d'économie nomade
conjuguée avec la culture du sol, celleci étant cependant secondaire par rapport à
l'essentiel, c'estàdire l'élevage, que vivaient à l'époque de Jules César, il y a environ
2 000 ans, les peuplades germaniques dont il mentionna l'existence, les Suèves ou
Souabes, On a constaté une situation, des mœurs et des institutions semblable chez les
Francs, les Alamans, les Vandales et autres tribus germaniques. Toutes les peuplades
germaniques s'installèrent, pour peu de temps au début, en tribus et familles faisant
corps ; elles cultivaient le sol, puis repartaient, dès que des tribus plus puissantes les
refoulaient ou que les pâturages n'étaient plus suffisants.
Ce n'est que lorsque les tribus nomades se stabilisèrent et que les unes ne
refoulèrent plus les autres, qu'elles se fixèrent pour plus longtemps et devinrent peu à
peu sédentaires. Que la colonisation se soit produite plus ou moins tôt, sur un sol libre
ou sur d'anciennes possessions romaines ou slaves, elle se fit toujours par tribus et
familles entières. Chaque tribu et, dans chaque tribu, chaque famille, prenait posses
sion d'un certain territoire qui appartenait alors en commun à tous les intéressés. Les
anciens Germains ne connaissaient pas de propriété individuelle du sol. L'individu
recevait par tirage au sort une parcelle de champ pour une durée limitée et dans le
respect d'une égalité rigoureuse. Toutes les affaires économiques, juridiques et
générales, d'une telle communauté, qui constituait le plus souvent une centurie
d'hommes en état de porter les armes, se réglaient au cours de l'assemblée de ses
membres où étaient élus le chef et les autres employés publics.
Ce n'est que dans les montagnes, les forêts ou les régions côtières basses où le
manque d'espace ou de terre cultivable rendait impossible l'installation d'une colonie
importante, par exemple dans l'Odenwald, en Westphalie, dans les Alpes, que les
Germains s'installaient par fermes individuelles, en formant quand même entre eux
une communauté où, sinon les champs, du moins les prés, la forêt et les pâturages,
constituaient la propriété commune du village et où toutes les affaires publiques
étaient réglées par la communauté.
La tribu, regroupant plusieurs communautés, une centaine en général, n'interve
nait pratiquement que comme instance juridique et militaire suprême. Cette organisa
tion communautaire constituait, comme von Maurer l'a démontré dans les douze
volumes de son grand ouvrage, le fondement et en même temps la plus petite cellule
du tissu social depuis les débuts du Moyen Age jusqu'assez avant dans l'époque
moderne, de sorte que les fermes, les villages et les villes féodales se sont formés par
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 66
Lorsque ces premières découvertes de la propriété commune primitive du sol en
Allemagne et dans les pays nordi. ques furent connues, germa la théorie que l'on était
sur la trace d'une institution spécifiquement germanique et que seules les particu
larités de caractère du peuple germanique pouvaient l'expliquer. Bien que Maurer lui
même n'eût absolument pas cette conception nationale du communisme agraire des
Germains et qu'il eût mentionné des exemples similaires chez d'autres peuples, cela
resta pour l'essentiel un principe admis en Allemagne que l'ancienne communauté
rurale était une particularité des relations publiques et juridiques germaniques, une
manifestation de l'« esprit germain ».
Cependant, presque au même moment où paraissait le premier ouvrage de Maurer
sur le communisme villageois primitif des Germains, de nouvelles découvertes, sur
une tout autre partie du continent européen, furent connues. De 1847 à 1852, le baron
westphalien von Haxthausen, qui avait visité la Russie au début des années 1840 à la
demande du tsar Nicolas 1er, publia à Berlin ses Études sur la situation intérieure, la
vie populaire et en particulier les institutions rurales en Russie. Le monde étonné y
apprit qu'à l'est de l'Europe des institutions analogues existaient encore de nos jours.
Le communisme villageois primitif, dont il fallait péniblement dégager les vestiges
recouverts par les siècles et les millénaires suivants en Allemagne, vivait soudain en
chair et en os dans un gigantesque empire voisin, à l'est. Dans l'ouvrage cité, comme
dans un ouvrage ultérieur sur la Constitution rurale en Russie, paru à Leipzig en
1866, von Haxthausen démontre que les paysans russes ne connaissent pas la proprié
té privée des champs, des prés et des forêts, que le village tout entier en est considéré
comme propriétaire, que les familles paysannes ne reçoivent que des parcelles de
champs pour un usage temporaire et que, tout comme chez les anciens Germains, cela
se fait par tirage au sort. A l'époque où Haxthausen visita et étudia la Russie, le
servage y régnait à plein ; il était d'autant plus frappant à première vue que sous la
chappe de plomb d'un dur servage et d'un mécanisme d'État despotique, le village
russe présentât un petit monde fermé sur luimême, vivant selon le communisme
agraire et réglant communautairement toutes les affaires publiques dans l'assemblée
du village, le Mir. L'auteur allemand de cette découverte l'expliquait comme le
produit de la communauté familiale primitive slave, telle qu'on la trouve encore chez
les Slaves du Sud et dans les pays balkaniques et telle qu'elle s'affirme avec force
dans les documents juridiques du XIIe siècle et plus tard.
Entretemps, un autre facteur intervint dans l'histoire des nations européennes :
elles entrèrent en contact avec d'autres parties du monde, ce qui leur fit prendre
conscience de façon très tangible des institutions publiques et des formes de
civilisation primitive chez d'autres peuples, qui n'étaient ni germaniques ni slaves. Il
ne s'agissait plus cette fois d'études scientifiques et de découvertes savantes, mais des
intérêts les plus matériels des États capitalistes d'Europe et de leur politique coloniale.
propriété privée. Les Anglais en Asie du Sud et les Français en Afrique du Nord firent
la même expérience.
Commencée dès le début du XVIIIe siècle, la conquête des Indes par les Anglais
ne se termina qu'au XIXe siècle, après la prise de possession progressive de toute la
côte et du Bengale, avec la soumission de l'importante région du Pendjab dans le
Nord. Mais ce n'est qu'après la soumission politique que commença l'entreprise
difficile d'exploitation systématique des Indes. A chaque pas, les Anglais allèrent de
surprise en surprise : ils trouvèrent les communautés paysannes les plus variées,
grandes et petites, installées là depuis des millénaires, cultivant le riz et vivant dans le
calme et l'ordre, mais nulle part ô horreur ! n'existait dans ces villages de
propriétaire privé du sol. Même si l'on en venait aux voies de fait, personne ne
pouvait déclarer sienne la parcelle de terre qu'il cultivait, il ne pouvait ni la vendre, ni
l'affermer, ni l'hypothéquer pour payer un arriéré d'impôts. Tous les membres de ces
communes qui englobaient parfois de grandes familles entières et parfois quelques
petites familles issues de la grande, étaient obstinément et fidèlement attachés les uns
aux autres et les liens du sang étaient tout pour eux. En revanche, la propriété
individuelle ne leur était rien. A leur grand étonnement, les Anglais découvrirent sur
les bords du Gange et de l'Indus des modèles de communisme agraire tels que les
mœurs communistes des vieilles communautés germaniques ou des communes
villageoises slaves font en comparaison presque l'effet d'une chute dans la propriété
privée.
On lit dans un rapport de l'administration anglaise des impôts aux Indes, datant de
1845 : « Nous ne voyons aucune parcelle permanente. Chacun ne possède la parcelle
cultivée qu'aussi longtemps que durent les travaux des champs. Si une parcelle est
laissée sans être cultivée, elle retombe dans la terre commune et peut être prise par
n'importe qui, à condition qu'elle soit cultivée. »
Vers la même époque, un rapport gouvernemental sur l'administration du Pendjab
pour 18491851 relate : « Il est extrêmement intéressant d'observer dans cette société
la force des liens du sang et de la conscience de descendre d'un ancêtre commun.
L'opinion publique est si fortement attachée au maintien de ce système qu'il n'est pas
rare de voir des personnes, dont les ascendants depuis une ou même deux générations
n'ont plus participé du tout à la propriété commune, y avoir accès. »
« Cette forme de propriété du sol », écrivait le conseiller d'État anglais dans son
rapport sur la commune indienne, « ne permet pas à un membre du clan de justifier de
la propriété de telle ou telle partie du sol commun, ni même de ce qu'elle lui
appartient temporairement. Les produits de l'exploitation commune vont dans une
caisse commune qui couvre les besoins de tous. » Nous n'avons même pas ici de
répartition des champs, ne fûtce que pour une saison ; les paysans de la commune
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 69
possèdent et cultivent leur champ en commun et sans partage, ils en portent la récolte
au grenier commun du village (qui devait naturellement faire figure de « caisse » au
regard capitaliste des Anglais) et couvrent fraternellement leurs modestes besoins du
fruit de leur travail commun. Dans le nordouest du Pendjab, à la frontière de
l'Afghanistan, on trouva d'autres mœurs extrêmement remarquables qui défiaient
toute notion de propriété privée. Là, on partageait bien les champs et on les
échangeait périodiquement, mais ô merveille l'échange des lots avait lieu, non
entre familles paysannes, prises une par une, mais entre villages entiers qui
échangeaient leurs champs tous les cinq ans et se déplaçaient alors tous ensemble.
« Je ne peux taire », écrivait des Indes, en 1852, le commissaire aux impôts James à
ses supérieurs dans l'administration gouvernementale, « une coutume extrêmement
singulière qui s'est conservée jusqu'à maintenant dans certaines régions : je veux
parler de l'échange périodique des terres entre les villages et leurs subdivisions. Dans
certains districts, on n'échange que les champs, dans d'autres les habitations elles
mêmes. »
On se trouvait une fois de plus devant une particularité d'une certaine famille de
peuples, cette fois devant une particularité « indienne ». Les institutions communistes
de la commune villageoise indienne dénotaient cependant, tant par leur situation
géographique que par la puissance des liens du sang et des relations de parenté, un
caractère traditionnel original et très ancien. Le fait que les formes les plus anciennes
de communisme s'étaient conservées dans les régions les plus anciennement habitées
par les Indiens, au nordouest, indiquait clairement que la propriété commune, de
même que la force des liens de parenté, remontaient à des millénaires, aux premières
colonies d'immigrants indiens dans leur nouvelle patrie, l'Inde actuelle. Le professeur
de droit comparé à Oxford, ancien membre du gouvernement des Indes, Sir Henry
Maine, prit dès 1871 les communes agraires indiennes comme thème de ses cours et
les mit en parallèle avec les communautés primitives dont l'existence avait été établie
par voit Maurer pour l'Allemagne et par Nasse pour l'Angleterre, comme institutions
primitives de même caractère que les communes agraires germaniques.
L'ancienneté historique, digne de considérations, de ces institutions communistes
devait être sensible aux Anglais, étonnés d'autre part par la résistance tenace que ces
institutions opposèrent à l'ingéniosité fiscale et administrative des Anglais. Il leur
fallut une lutte de plusieurs décennies, de nombreux coups de force, des malhonnê
tetés, des interventions sans scrupules contre d'anciens droits et contre les notions de
droit en vigueur chez ce peuple, pour réussir a provoquer une confusion irrémédiable
dans toutes les relations de propriété, une insécurité générale et la ruine des paysans.
Les anciens liens furent brisés, l'isolement paisible du communisme à l'écart du
monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l'inégalité et l'exploi
tation. Il en résulta d'une part d'énormes latifundia, d'autre part des millions de
fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle, le
typhus, la faim, le scorbut, devenus les hôtes permanents des plaines du Gange.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 70
Si, après les découvertes des colonisateurs anglais aux Indes, l'ancien commu
nisme agraire, déjà rencontré dans trois branches de la grande famille des peuples
indogermaniques les Germains, les Slaves et les Indiens pouvait encore passer
pour une particularité des peuples indogermaniques, aussi incertain que soit ce
concept ethnographique, les découvertes simultanées des Français en Afrique dépas
saient déjà ce cercle. Il s'agissait en effet ici de découvertes qui constataient
l'existence, chez les Arabes et les Berbères d'Afrique du Nord, d'institutions exacte
ment semblables à celles qui existaient au cœur de l'Europe et sur le continent
asiatique. Chez les nomades arabes éleveurs de bétail, le sol était la propriété des
familles. Cette propriété familiale, écrivait le Français Dareste en 1852, se transmet
de génération en génération ; aucun Arabe ne peut montrer un lopin de terre et dire :
c'est à moi.
Chez les Kabyles, entièrement arabisés, les groupements familiaux s'étaient déjà
décomposés en ramifications distinctes, mais la puissance des familles restait grande :
elles étaient solidairement responsables pour les impôts, achetaient ensemble le bétail
destiné à être réparti entre les ramifications de la famille comme nourriture ; dans tout
litige concernant la propriété du sol, le conseil de famille était l'arbitre suprême ; pour
s'installer au milieu des Kabyles, il fallait l'autorisation des familles ; le conseil des
familles disposait même des terres non cultivées. Mais la règle était la propriété,
indivise de la famille qui n'englobait pas, au sens européen actuel, un seul ménage
mais était une famille patriarcale typique, telle qu'elle est décrite dans la Bible pour
les anciens Israélites, un grand cercle de parents, composé du père, de la mère, des
fils, de leurs femmes, des enfants, des petitsenfants, des oncles, tantes, neveux et
cousins. Dans ce cercle, dit en 1870 un autre Français, Letourne, la propriété indivise
est à la disposition du plus ancien membre de la famille qui est élu dans ces fonctions
par la famille et doit consulter le conseil de famille dans tous les cas importants, en
particulier pour la vente et l'achat de terrain. Telle était la situation de la population en
Algérie lorsque les Français en firent leur colonie. Il en alla pour la France en Afrique
du Nord comme pour l'Angleterre aux Indes. Partout, la puissance coloniale
européenne se heurta à la résistance tenace des anciens liens sociaux et des
institutions communistes qui protégeaient l'individu des entreprises de l'exploitation
capitaliste européenne et de la politique de la finance européenne.
Ces nouvelles expériences éclairèrent d'un jour tout nouveau les souvenirs à
moitié oubliés des premiers temps de la politique coloniale européenne et de ses
razzias dans le nouveau monde. Dans les chroniques jaunies des archives de l'État et
des couvents espagnols, on conservait depuis des siècles le récit étrange d'une
Amérique du Sud merveilleuse où, dès l'époque des grandes découvertes, les
conquistadors espagnols avaient rencontré les institutions les plus curieuses. La
nouvelle de l'existence de cette Amérique du Sud merveilleuse se répandit déjà
confusément au XVIIIe et au XVIIIe siècles dans la littérature européenne, la nou
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 71
velle de l'existence d'un Empire Inca, trouvé par les Espagnols dans l'actuel Pérou, et
où le peuple vivait dans une totale communauté de biens, sous le gouvernement
théocratique et paternel de despotes bienveillants. Les thèmes fantastiques d'un
royaume communiste légendaire au Pérou se sont maintenus avec tant de persistance
qu'en 1875 encore, un écrivain allemand pouvait parler de l'Empire Inca comme d'une
monarchie sociale à base théocratique « presque unique dans l'histoire de l'humanité
», dans laquelle était réalisé pratiquement « la plus grande partie de ce à quoi les
sociauxdémocrates aspirent idéalement dans le présent, mais qu'ils n'ont jamais
atteint ». Entretemps, des informations plus exactes sur ce curieux pays et ses
1
mœurs étaient parvenues à la connaissance du publie.
En 1840, un important rapport original de Alonso Zurita, ancien auditeur du
Conseil royal de Mexico, sur l'administration et les relations agraires dans les
anciennes colonies espagnoles du nouveau monde, avait paru en traduction française.
Et vers le milieu du XIXe siècle, le gouvernement espagnol fit sortir des archives les
anciens documents sur la conquête et l'administration des possessions espagnoles en
Amérique. Cela apportait une nouvelle et importante contribution aux documents sur
la situation sociale des vieilles civilisations précapitalistes dans les pays d'outremer.
On avait là une très ancienne constitution communiste agraire prédominant chez
les tribus péruviennes depuis des temps immémorables qui était encore pleine de vie
et de force au XVIe siècle, lors de l'invasion espagnole. Une association fondée sur
les liens de parenté, la famille, était le seul propriétaire du sol dans chaque village ou
groupe de villages, les champs étaient répartis en lots et tirés au sort annuellement par
les membres du village ; les affaires publiques étaient réglées par l'assemblée du
village qui élisait le chef du village. On trouva même dans ce lointain pays sud
américain, chez les Indiens, des traces vivantes d'un communisme plus poussé encore
qu'en Europe : d'énormes maisons collectives où des familles entières vivaient en
commun, avec des tombes communes. On parle d'une de ces habitations collectives
où logeaient plus de 4000 hommes et femmes. La résidence principale des empereurs
1 Cité par Cunow, p. 6.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 72
Inca, la ville de Cuzco, se composait en particulier de plusieurs de ces habitations
collectives qui portaient chacune le nom de la famille.
Vers le milieu du XIXe siècle, une abondante documentation fut ainsi mise à jour,
ébranlant sérieusement la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et
de son existence depuis le commencement du monde, pour bientôt la détruire
complètement. Après avoir vu, dans le communisme agraire, une particularité des
peuples germaniques, puis des peuples slaves, indiens, arabes, kabyles, mexicains,
puis de l'État merveilleux des Incas du Pérou et de beaucoup d'autres types de peuples
« spécifiques », on en arriva par force à la conclusion que ce communisme villageois
n'était pas une « particularité ethnique » d'une race ou d'un continent, mais la forme
générale de la société humaine à une certaine étape du développement de la civilisa
tion. La science bourgeoise officielle, l'économie politique en particulier, commença
par opposer une résistance farouche à ce principe. L'école anglaise de SmithRicardo,
prédominante dans toute l'Europe pendant la première moitié du XIXe siècle,
repoussait carrément la possibilité d'une propriété commune du sol. Les plus grandes
lumières de la science économique à l'époque du « rationalisme » bourgeois se
comportèrent exactement comme les premiers conquérants espagnols, portugais,
français et hollandais qui, par leur ignorance grossière, étaient totalement incapables,
dans l'Amérique nouvellement découverte, de comprendre les relations agraires des
autochtones et, en l'absence de propriétaires privés, déclaraient simplement tout le
pays « propriété de l'Empereur », terrain fiscal. Au XVIIe siècle, le missionnaire
français Dubois écrivait par exemple à propos des Indes : « Les Indiens ne
connaissent pas la propriété du sol. Les champs cultivés par eux sont la propriété du
gouvernement mongol. » Et un docteur en médecine de la faculté de Montpellier,
François Bernier, qui voyagea en Asie dans les pays du Grand Mogol et publia en
1699, à Amsterdam, une description très connue de ces pays, s'écriait, indigné : « Ces
trois États, la Turquie, la Perse et l'Inde, ont anéanti la notion même du tien et du
mien appliquée à la possession du sol, notion qui est le fondement de tout ce qu'il y a
de bon et de beau au monde. »
intellectuel aux bornes de l'économie capitaliste, prouvait seule. ment que la science
officielle du siècle des lumières bourgeois avait une vision et une compréhension
historiques infiniment plus restreintes que, près de 2000 ans auparavant, celles des
Romains dont les généraux comme César, les historiens comme Tacite, nous ont
transmis des vues et des descriptions extrêmement précieuses des relations
économiques et sociales chez leurs voisins germaniques, pourtant complètement
différentes des leurs.
Autrefois comme aujourd'hui, l'économie politique bourgeoise a été, de toutes les
sciences, celle qui, en tant que rempart de la forme dominante d'exploitation, a mon
tré le moins de compréhension pour les autres formes de civilisation et d'économie, et
il était réservé à d'autres branches de la science, un peu plus éloignées des oppositions
directes d'intérêts et du champ de bataille entre capital et travail, de reconnaître dans
les institutions communistes des temps anciens la forme généralement prédominante
du développement de l'économie et de la civilisation à une certaine étape. Ce furent
des juristes comme von Maurer, comme Kovalevsky et comme l'Anglais Henry
Maine, professeur de droit et conseiller d'État aux Indes, qui les premiers firent
reconnaître dans le communisme agraire une forme primitive internationale et valable
pour tous les continents et toutes les races. C'est à un sociologue de formation
juridique, l'Américain Morgan, que devait revenir l'honneur de découvrir que c'était là
la base nécessaire, dans la structure sociale de la société primitive, à cette forme
économique du développement. Le rôle important des liens de parenté dans les
communes villageoises communistes primitives avait frappé les chercheurs, tant aux
Indes qu'en Algérie et chez les Slaves. Pour les Germains, les recherches de von
Maurer avaient établi que la colonisation de l'Europe était réalisée par les groupes
Parentaux, la famille. L'histoire des peuples de l'antiquité, celle des Grecs et des
Romains, montraient à chaque instant que la famille avait toujours joué chez eux le
plus grand rôle, comme groupe social, comme unité économique, comme institution
juridique, comme cercle fermé de pratique religieuse. Enfin, tous les renseignements
apportés par les voyageurs sur les pays dits sauvages confirmaient avec un
remarquable accord que plus un peuple était primitif, plus les liens de parenté y
jouaient un grand rôle ; plus ils dominaient toutes les relations et les notions écono
miques, sociales et religieuses.
d'autres peuples primitifs, à une nouvelle et vaste théorie des formes d'évolution de la
société humaine dans ces longues périodes de temps qui ont précédé toute
connaissance historique. Ces idées, qui font de Morgan un pionnier et qui restent
pleinement valables même aujourd'hui malgré un apport abondant de nouveaux
matériaux permettant d'en corriger certains détails, peuvent se résumer dans les points
suivants
Morgan a porté à cette conception un coup décisif en présentant l'histoire prim
itive de la civilisation comme une partie infiniment plus importante dans l'évolution
ininterrompue de l'humanité, plus importante tant par la durée infiniment plus longue
qu'elle occupe par rapport à la minuscule période de l'histoire écrite, que par les
conquêtes capitales de la civilisation qui ont eu lieu justement pendant cette longue
pénombre, à l'aurore de l'existence sociale de l'humanité. En donnant un contenu
positif aux « dénominations » d'état sauvage, de barbarie, de civilisation, Morgan en a
fait des notions scientifiques exactes et les a utilisées comme instruments de la
recherche scientifique. L'état sauvage, la barbarie et la civilisation sont, chez Morgan,
trois étapes de l'évolution humaine, qui se différencient entre elles par des signes
distinctifs matériels tout à fait déterminés et se décomposent ellesmêmes en niveaux
inférieur, moyen et supérieur, que des conquêtes et des progrès concrets et déterminés
de la civilisation permettent de distinguer. Certains pédants qui croient tout savoir
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 75
peuvent aujourd'hui arguer que le niveau moyen de l'état sauvage n'a pas commencé
par la pêche, comme Morgan le pensait, ni le niveau supérieur par l'invention de l'arc
et de la flèche, car dans beaucoup de cas l'ordre aurait été inverse et dans d'autres cas
des étapes entières ont manqué par suite des circonstances naturelles ; ce sont là des
critiques qui peuvent du reste être faites à toute classification historique si on la prend
comme un schéma rigide ayant valeur absolue, comme une chaîne d'esclaves de la
connaissance, et non comme un fil conducteur vivant et souple. Ce n'en est pas moins
le mérite historique de Morgan que d'avoir créé par sa première classification
scientifique les conditions préalables à l'étude de la préhistoire, tout comme c'est le
mérite de Linné d'avoir fourni la première classification scientifique des plantes. Avec
une grande différence cependant. Comme on le sait, Linné a pris comme fondement
de sa systématisation des plantes un signe très pratique, mais purement extérieur les
organes de reproduction des plantes et il a fallu par la suite, comme Linné luimême
le reconnaissait, remplacer ce premier expédient par une classification naturelle plus
vivante du point de vue de l'histoire de l'évolution du monde végétal. Au contraire,
c'est justement par le choix du principe fondamental sur lequel il a fondé sa
systématique que Morgan, a le plus fécondé la recherche : il a pris pour point de
départ de sa classification le principe selon lequel c'est le mode de travail social, la
production qui, à chaque époque historique, dès les débuts de la civilisation,
détermine en premier lieu les rapports sociaux entre les hommes et dont les progrès
décisifs sont autant de bornes millaires de cette évolution.
inférieure vers une forme plus élevée, dans la mesure où la société évolue d'une forme
inférieure à une forme plus élevée. Par contre, les systèmes de parenté sont passifs, ils
n'enregistrent qu'à intervalles très longs les progrès que la famille a accomplis au
cours des temps et ne connaissent de modifications radicales que lorsque la famille
s'est radicalement modifiée. » De là vient que chez les peuples primitifs, des systèmes
de parenté qui correspondent à une forme antérieure et déjà dépassée de la famille.
sont encore en vigueur, comme d'une manière générale les idées des hommes
s'attachent longtemps à des situations qui sont déjà dépassées par l'évolution
matérielle effective de la société.
3. Se fondant sur l'histoire de l'évolution des relations familiales, Morgan donna
la première étude exhaustive de ces anciens groupements familiaux qui, chez tous les
peuples civilisés, chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Germains, chez
les anciens Israélites, sont au début de la tradition historique et se retrouvent chez la
plupart des peuples primitifs qui vivent encore aujourd'hui. Il montra que ces
groupements, reposant sur la parenté de sang et l'ascendance commune, ne sont d'une
part qu'une étape élevée dans l'évolution de la famille et d'autre part le fondement de
toute vie sociale dans la longue période où il n'y avait pas encore d'État au sens
moderne, c'estàdire pas d'organisation politique contraignante fondée sur le critère
territorial. Toute tribu, qui se composait d'un certain nombre de familles ou de gentes,
comme les Romains les nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en
commun, et dans chaque tribu, le groupement familial était l'unité qui se gérait de
façon communiste, où il n'y avait ni riches ni pauvres, ni paresseux ni travailleurs, ni
maîtres ni esclaves, et où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et
la libre décision de tous. Comme exemple vivant de ces relations, par lesquelles sont
autrefois passés tous les peuples de la civilisation actuelle, Morgan dépeignait en
détail l'organisation des Indiens d'Amérique, telle qu'elle était encore florissante
lorsque les Européens conquirent l'Amérique.
« Tous ses membres », ditil, « sont des gens libres, ayant le devoir de protéger la
liberté d'autrui ; égaux en droits ni le chef en temps de paix ni le chef de guerre ne
peuvent revendiquer quelque privilège que ce soit ; ils forment une fraternité liée par
les liens du sang. Liberté, égalité, fraternité, quoique jamais formulés, étaient les
principes fondamentaux de la Gens, et celleci, à son tour, était l'unité de tout un
système social, le fondement de la société indienne organisée. Cela explique le sens
irréductible de leur indépendance et la dignité personnelle dans le maintien, que tout
le monde reconnaît chez les Indiens. »
4. L'organisation en gentes amena l'évolution sociale au seuil de la civilisation que
Morgan caractérise comme cette courte période la plus récente de l'histoire de la
civilisation où, sur les ruines du communisme et de l'ancienne démocratie, surgirent
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 77
la propriété privée et, avec elle, l'exploitation, une institution publique contraignante,
l'État, et la domination exclusive de l'homme sur la femme dans l'État, dans le droit
de propriété et dans la famille. C'est au cours de cette période historique relativement
courte que se produisent les plus importants et les plus rapides progrès de la
production, de la science, de l'art, mais aussi les divisions profondes de la société par
les oppositions de classes, la misère des peuples et leur esclavage. Voici le propre
juge. ment de Morgan sur notre civilisation actuelle, par lequel il conclut les résultats
de son étude classique :
« Depuis l'avènement de la civilisation, la croissance de la richesse est devenue si
formidable, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si
adroitement canalisée dans l'intérêt des possédants que cette richesse est devenue,
face au peuple, une puissance indomptable. L'esprit humain se trouve désemparé et
fasciné devant sa propre création. Pourtant, le temps viendra où la raison humaine se
fortifiera pour dominer la richesse, où elle établira le constat des rapports de l'État
avec la richesse qu'il protège ainsi que les limites des droits des propriétaires. Les
intérêts de la société passent avant les intérêts particuliers et des rapports justes et
harmonieux doivent s'établir entre les deux. La seule poursuite de la richesse n'est pas
la destination de l'humanité, si le progrès doit rester la loi de l'avenir comme il a été
celle du passé. Le temps écoulé depuis les débuts de la civilisation n'est qu'une petite
fraction de la vie passée de l'humanité, qu'une petite fraction de la vie qui est encore
devant elle. La dissolution de la société pèse comme une menace sur nous en
conclusion d'une carrière historique dont le but final unique est la richesse ; car une
telle carrière contient en ellemême les éléments de son propre anéantissement. La
démocratie dans l'administration, la fraternité dans la société, l'égalité des droits,
l'éducation universelle, consacreront la prochaine étape supérieure de la société, à
l'avènement de laquelle l'expérience, la raison et la science contribuent en perma
nence. Cette étape fera revivre mais sous une forme plus élevée la liberté, l'égalité
et la fraternité des anciennes gentes. »
économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la
société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socialistes
un fondement scientifique solide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l'œuvre
de Marx et Engels tout son puissant soubassement, en démontrant que la société
démocratique communiste englobe, quoique sous des formes primitives, tout le long
passé de l'histoire humaine avant la civilisation actuelle. La noble tradition du lointain
passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la
connaissance se refermait harmonieusement et dans cette perspective, le monde actuel
de la domination de classe, et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de
la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule
étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité.
II
Retour à la table des matières
Le livre de Morgan sur la Société primitive a constitué pour ainsi dire une
introduction aprèscoup au Manifeste Communiste de Marx et Engels. Les conditions
étaient réunies pour forcer la science bourgeoise à réagir. En l'espace de deux à trois
décennies après le milieu du siècle, la notion de communisme primitif s'était de toutes
parts introduite dans la science. Tant qu'il ne s'agissait que d'honorables « antiquités
du droit germanique », de « particularités des tribus slaves », de l'État Inca du Pérou,
exhumé par les historiens, etc., ces découvertes gardaient le caractère de curiosités
scientifiques inoffensives, sans portée actuelle, sans liaison directe avec les intérêts et
les combats quotidiens de la société bourgeoise. A tel point que des conservateurs
endurcis ou des politiciens libéraux modérés comme Ludwig von Maurer et Sir Henry
Maine pouvaient s'acquérir les plus grands mérites en faisant de telles découvertes.
Bientôt pourtant cette liaison avec l'actualité allait s'opérer, dans deux directions à la
fois. Déjà, nous l'avons vu, la politique coloniale avait amené un heurt entre les
intérêts matériels tangibles du monde bourgeois et les conditions de vie du commu
nisme primitif. Plus le régime capitaliste imposait sa toutepuissance en Europe
occidentale depuis le milieu du XIXe siècle, après les tempêtes de la révolution de
1848, et plus ce heurt devenait brutal. En même temps, et précisément depuis la
révolution de 1848, un autre ennemi jouait un rôle de plus en plus grand à l'intérieur
de la société bourgeoise : le mouvement ouvrier révolutionnaire. Depuis les journées
de juin 1848 à Paris, le « spectre rouge » ne disparaît plus de la scène publique, et
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 79
ressurgit en 1871 dans l'embrasement aveuglant des luttes de la Commune, au grand
effroi de la bourgeoisie française et internationale. Or à la lumière de ces luttes de
classes brutales, la plus récente découverte de la recherche scientifique le commu
nisme primitif révélait son aspect dangereux. La bourgeoisie, touchée au point
sensible de ses intérêts de classe, flairait un lien obscur entre les vieilles traditions
communistes qui, dans les pays coloniaux, opposaient la résistance tenace à la
recherche du profit et aux progrès d'une « européanisation » des indigènes, et le
nouvel évangile apporté par l'impétuosité révolutionnaire des masses prolétariennes
dans les vieux pays capitalistes.
Lorsqu'en 1873, à l'Assemblée nationale française, on régla le sort des malheu
reux Arabes d'Algérie par une loi instaurant de force la propriété privée, on ne cessa
de répéter, dans cette assemblée où vibrait encore la lâcheté et la furie meurtrière des
vainqueurs de la Commune, que la propriété commune primitive des Arabes devait à
tout prix être détruite, « comme forme qui entretient dans les esprits les tendances
communistes ». En Allemagne, pendant ce temps, les splendeurs du nouvel empire
allemand, la spéculation de « l'ère de fondation » et la première crise capitaliste des
années 70, le régime de fer et de sang de Bismark, avec sa loi contre les socialistes,
allaient intensifier à l'extrême les luttes de classes et bannir toute complaisance, y
compris dans la recherche scientifique. Le développement sans exemple de la social
démocratie, incarnation des théories de Marx et Engels, a aiguisé extraordinairement
l'instinct de classe de la science bourgeoise en Allemagne. Et c'est ainsi que la
réaction contre les théories sur le communisme primitif s'est faite la plus vigoureuse.
Des historiens de la civilisation comme Lippert et Schurtz, des théoriciens de l'écono
mie politique comme Bûcher, des sociologues comme Starcke, Westermarck et
Grosse sont aujourd'hui d'accord pour combattre avec ardeur la théorie du commu
nisme primitif, et en particulier les idées de Morgan sur l'évolution de la famille et sur
le règne autrefois souverain de la constitution familiale avec son égalité des sexes et
sa démocratie générale. M. Starcke, par exemple, dans sa Famille primitive, de 1888,
traite les hypothèses de Morgan sur les systèmes de parenté de « rêve sauvage »,
« pour ne pas dire délire ». Même des savants plus sérieux, comme le meilleur
1
historien des civilisations que nous possédions, Lippert, partent en guerre contre
Morgan. Se fondant sur les rapports superficiels et vieillis de missionnaires du
XVIIIe siècle, sans aucune formation économique et ethnologique, ignorant complète.
ment les prodigieuses études de Morgan, Lippert décrit les relations économiques
chez les Indiens d'Amérique du Nord, ceux mêmes dont Morgan a, mieux que
1 Les critiques et les théories de Starcke et de Westermarck ont été soumises par Cunow, dans
son ouvrage de 1894 sur les « Organisations de la parenté chez les nègres des régions australes », à
un examen approfondi et impitoyable, auquel, à notre connaissance, ces deux Messieurs n'ont pas
répondu jusqu'à ce jour. Cela n'empêche pas des sociologues plus récents, comme Grosse, de
continuer à les célébrer comme des autorités éminentes, comme ceux qui ont anéanti Morgan. Il en
va des critiques de Morgan comme des critiques de Marx : il suffit à la science bourgeoise que
leurs opinions servent contre les révolutionnaires haïs et leur bon vouloir remplace ici les résultats
scientifiques.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 80
personne, pénétré la vie et l'organisation sociales. Il y voit la preuve que chez les
peuples chasseurs en général il n'y a aucune organisation commune de la production,
aucun souci de la totalité et de l'avenir, qu'il n'y règne au contraire qu'absence, de
toute règle et de toute pensée.
Lippert reprend, sans aucune critique, la déformation stupide que fait subir aux
communistes existant effectivement chez les Indiens, l’œil européen borné des
missionnaires; ainsi, par exemple, quand il cite l'histoire de la mission des frères
évangélistes chez les Indiens d'Amérique du Nord, oeuvre de Loskiek, datant de
1789 : « Beaucoup d'entre eux (des Indiens d'Amérique), dit notre missionnaire
remarquablement informé, sont si paresseux qu'ils ne plantent rien euxmêmes, mais
se fient à ce que d'autres ne peuvent refuser de partager leurs provisions avec eux.
Comme de cette façon les plus travailleurs ne jouissent pas plus de leur travail que les
oisifs, ils plantent de moins en moins, avec le temps. Que survienne un hiver
rigoureux, la neige épaisse les empêche d'aller à la chasse, et une famine générale se
produit facilement, entraînant souvent la mort de beaucoup d'hommes. La détresse
leur apprend alors à se nourrir de racines et d'écorces d'arbres, en particulier de jeunes
chênes. » Et Lippert ajoute aux paroles de son garant « Ainsi, par un enchaînement
naturel, la rechute dans l'insouciance antérieure a entraîné la rechute dans le mode de
vie antérieur. » Dans cette société indienne où personne ne « peut refuser » de
partager ses provisions avec d'autres et dans laquelle le « frère évangéliste » construit
de toutes pièces et avec un arbitraire manifeste l'inévitable division en « travailleurs »
et « oisifs » selon le modèle européen, Lippert prétend trouver la meilleure preuve
contre le communisme primitif: « A un tel niveau, la génération âgée se soucie encore
moins d'équiper la jeune génération pour la vie. L'Indien est déjà très éloigné de
l'homme primitif. Dès que l'homme a un instrument, il a la notion de possession, mais
limitée à cet outil. Dès le plus bas niveau, l'Indien a cette notion ; dans cette
possession primitive, tout élément de communisme est absent ; l'évolution commence
par le contraire. »
Le professeur Bûcher a opposé à l'économie communiste primitive sa « théorie de
la recherche individuelle de la nourriture » chez les peuples primitifs et des « espaces
de temps incommensurables » dans lesquels « l'homme a existé sans travailler ». Or,
pour l'historien des civilisations, Schurtz, le professeur Bücher, avec son « coup d'œil
génial », est un prophète qu'il faut suivre aveuglément quand il s'agit de l'économie
des époques primitives. Le porteparole le plus représentatif et le plus énergique de
1
la réaction contre les dangereuses théories du communisme primitif, contre le « père
1 Le professeur Ed. Meyer écrit aussi, dans son introduction de 1907 à l'« Histoire de l'Antiquité
» (p. 67) : « L'hypothèse établie par 0. Hansen et généralement admise, selon laquelle la propriété
privée du sol a été originairement et universellement Précédée d'une propriété commune avec
distribution périodique, comme César et Tacite la décrivent chez les Germains, a été très fortement
contestée ces derniers temps ; en tout cas, le Mir russe, qui passe pour typique de cette propriété
commune, ne date que du XVIIe siècle, » Le professeur Meyer reprend d'ailleurs cette dernière
affirmation telle quelle dans l'ancienne théorie du professeur ruses Tchitchérine.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 81
de l'Église de la socialdémocratie allemande », Morgan, c'est Monsieur Ernst Grosse.
A première vue, Grosse est luimême partisan de la conception matérialiste de
l'histoire ; il explique en effet diverses formes de droit, de relations entre les sexes, de
pensée sociale en remontant aux rapports de production, facteur déterminant de ces
formes. « Peut d'historiens des civilisations ». ditil dans ses Débuts de l'art parus en
1894, « semblent avoir compris toute l'importance de la production. Il est d'ailleurs
beaucoup plus facile de la sousestimer que de la surestimer. L'économie est pour
ainsi dire le centre vital de toute forme de civilisation ; elle exerce l'influence la plus
profonde et la plus irrésistible sur tous les autres facteurs de civilisation, tandis qu'elle
n'est ellemême déterminée que par des facteurs naturels géographiques et
météorologiques. On pourrait assez justement dire de la forme de production qu'elle
est le phénomène primaire de civilisation, auprès duquel tous les autres aspects de la
civilisation ne sont que dérivés et secondaires évidemment pas au sens où les autres
branches seraient nées de ce tronc, mais parce que, bien que nées de manière
indépendante, elles se sont développées et se sont formées constamment sous la
pression du facteur économique dominant. »
Il semble a première vue que M. Grosse luimême a emprunté ses principales
idées aux «pères de l'Église de la socialdémocratie allemande », quoiqu'il se garde
bien évidemment de laisser soupçonner, ne futce que par un mot, la source scien
tifique à laquelle il a puisé, toute faite, sa supériorité sur « la plupart des historiens
des civilisations ». Il est même, en ce qui concerne la conception matérialiste de
l'histoire, « plus catholique que le pape ». Tandis qu'Engels créateur, avec Marx, de
la conception matérialiste de l'histoire admettait, pour l'évolution de la famille
depuis les temps primitifs jusqu'au mariage actuel sanctionné par l'État, une
profession indépendante des relations économiques, fondée seulement sur la
perpétuation du genre humain, Grosse va beaucoup plus loin. Il établit la théorie selon
laquelle la forme de la famille n'est à chaque époque que le produit direct des rapports
économiques en vigueur. « Nulle part.... écritil, la signification de la production pour
la civilisation ne ressort plus clairement que dans l'histoire de la famille. Les formes
étranges de la famille humaine qui ont amené les sociologues à des hypothèses encore
plus étranges, deviennent étonnamment compréhensibles dès qu'on les considère en
relation avec les forme de la production. »
Son livre, paru en 1896, Les formes de la famille et les formes de l'économie, est
entièrement consacré à démontrer la justesse de cette idée. En même temps Grosse est
un adversaire résolu de la théorie du communisme primitif. Il cherche, lui aussi, à
démontrer que l'évolution historique de l'humanité n'a pas du tout commencé par la
propriété commune, mais par la propriété privée ; comme Lippert et Bûcher, il
s'efforce d'exposer, de son point de vue, que plus on remonte dans la préhistoire et
plus « l'individu » avec sa « possession individuelle » domine exclusivement. Certes,
on ne peut contester les découvertes faites dans toutes les parties du monde sur les
communautés villageoises communistes et sur les tribus. Mais M. Grosse et là réside
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 82
sa théorie propre ne fait apparaître les organisations en lignages, cadres de l'écono
mie communiste, qu'à une étape déterminée de l'évolution : au niveau de l'agriculture
inférieure pour la faire se dissoudre au niveau de l'agriculture supérieure et céder à
nouveau la place à la « propriété individuelle ». De cette façon, Grosse renverse
triomphalement la perspective historique de Marx et de Morgan. Dans cette
perspective, le communisme était le berceau de l'humanité, évoluant vers la civilisa
tion, la forme des relations économiques qui avait accompagné cette évolution
pendant des espaces de temps incommensurables, pour ne se dissoudre qu'avec la
civilisation et faire place à la propriété privée ; et la civilisation ellemême, par un
rapide processus de dissolution, allait vers le retour au communisme, sous la forme
plus élevée de la société socialiste.
D'après Grosse, c'était la propriété privée qui avait accompagné la naissance et le
progrès de la civilisation, pour ne céder la place au communisme que temporairement
et à une étape précise, celle de l'agriculture inférieure. D'après MarxEngels et
Morgan, le début et l'aboutissement de l'histoire de la civilisation, c'est la propriété
commune, la solidarité sociale; d'après Grosse et ses collègues ès science bourgeoise,
c'est l' « individu » avec la propriété privée. Ce n'est pas suffisant. Grosse est l'adver
saire résolu non seulement de Morgan et du communisme primitif, mais de toute la
théorie de l'évolution dans le domaine de la vie sociale et il déverse les flots de son
ironie sur les esprits puérils qui veulent aligner tous les phénomènes de la vie sociale
en une série évolutive et les saisir comme un processus unique, un progrès de
l'humanité de formes inférieures vers des formes plus élevées de la vie. Cette idée
fondamentale sur laquelle repose toute la science sociale moderne – la conception de
l'histoire et la théorie du socialisme scientifique en particulier Monsieur Grosse, en
savant bourgeois typique, la combat de toutes ses forces. « L’humanité », proclamet
il, « ne se meut nullement selon une ligne unique dans une direction unique ; au
contraire, à la diversité des conditions de vie des peuples répond la diversité de leurs
voies et de leurs buts.» Ainsi, en la personne de Grosse, la science sociale bourgeoise
est parvenue, dans sa réaction contre les conséquences révolutionnaires de ses propres
découvertes, au point où l'économie bourgeoise vulgaire était parvenue dans sa
réaction contre l'économie classique : à la négation de toute loi de l'évolution
sociale. Examinons de plus près ce curieux « matérialisme » historique du plus
1
récent des pourfendeurs de Marx, Engels et Morgan.
Grosse parle beaucoup de « production », il parle tout le temps du « caractère de
la production », comme facteur déterminant qui influence l'ensemble de la
civilisation. Qu'entendil par production et caractère de la production ? « La forme
économique qui domine ou prédomine dans un groupe social, la manière dont les
membres du groupe pourvoient à leur subsistance, ce sont là des faits qui s'observent
directement et se constatent partout dans leurs principaux traits avec une certitude
1 Note au crayon de R. L. rassembler simplement du matériel et des « faits observés », comme
l'Association de politique sociale, et des monographies.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 83
suffisante. Nous pouvons avoir les doutes les plus sérieux sur les conceptions
religieuses et sociales des Australiens ; mais aucun doute n'est possible Sur le
Caractère de leur production : les Australiens vivent de la chasse et de la cueillette
des plantes. Il est peutêtre impossible de pénétrer dans la culture et les idées des
anciens Péruviens ; mais le fait que les citoyens de l'empire Inca étaient un peuple
d'agriculteurs est manifeste.»
Par « production » et par son « caractère », Grosse entend donc tout simplement la
source principale de l'alimentation d'un peuple. La chasse, la pêche, l'élevage,
l'agriculture, tels sont ces « rapports de production » qui exercent une action
déterminante sur tous les autres rapports de civilisation chez un peuple. Il nous faut
d'abord remarquer que si la suffisance de Monsieur Grosse à l'égard de la « plupart
des historiens des civilisations » lui vient de cette maigre découverte, elle est dénuée
de tout fondement. L'idée que la source principale à laquelle un peuple puise son
alimentation est d'une extraordinaire importance pour le développement de sa
civilisation n'est pas la découverte toute neuve de Monsieur Grosse, mais bien plutôt
un très ancien acquis de tous les historiens des civilisations. Cette constatation a mené
à la classification courante des peuples en chasseurs, éleveurs et agriculteurs, telle
qu'elle revient dans toutes les histoires des civilisations et telle que Monsieur Grosse
luimême l'applique après maintes tergiversations.
Cette idée n'est pas seulement très ancienne, elle est aussi dans la plate version
de Grosse complètement fausse. Que nous sachions uniquement qu'un peuple vit de
la chasse, de l'élevage ou de l'agriculture, ne nous fait rien connaître de ses rapports
de production et de sa civilisation. Les Hottentots actuels du SudOuest Africain que
les Allemands ont privé de leur source d'existence en leur prenant leurs troupeaux, et
qu'ils ont munis en échange de fusils, sont par force redevenus des chasseurs. Mais
les rapports de production de ce « peuple de chasseurs» n'ont pas le moindre point
commun avec ceux des chasseurs indiens de Californie qui vivent encore dans leur
isolement primitif, et ceuxci à leur tour n'ont guère de ressemblance avec les
compagnies de chasseurs du Canada qui livrent industriellement des peaux de bêtes
aux capitalistes américains et européens. Les éleveurs péruviens qui, avant l'invasion
espagnole, gardaient leurs lamas dans la Cordillère, en économie communiste sous la
domination Inca, les nomades arabes avec leurs troupeaux en Afrique ou en Arabie,
les paysans d'aujourd'hui dans les Alpes suisses, bavaroises ou tyroliennes, qui
gardent leurs mœurs traditionnelles au milieu du monde capitaliste, les esclaves
romains à moitié retournés à l'état sauvage qui gardaient les énormes trou eaux de
leurs maîtres en Apulie, les « farmers » de l'Argentine actuelle qui engraissent
d'innombrables troupeaux pour les abattoirs et les conserveries de l'Ohio tous sont
des exemples d'« élevage » qui représentent autant de types totalement différents de
production et de civilisation. Enfin l' « agriculture » englobe une telle variété de
modes d'économie et de niveaux de civilisation depuis la communauté indienne
primitive jusqu'aux latifundia modernes, depuis la minuscule exploitation jusqu'aux
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 84
grands domaines des seigneurs baltes, depuis le fermage anglais jusqu'à la jobagie
roumaine, depuis l'horticulture chinoise jusqu'à la plantation brésilienne et le travail
des esclaves, depuis le sarclage féminin à Haïti jusqu'aux fermes d'Amérique du Nord
marchant à l'électricité et à la vapeur.
Vraiment, les révélations de Monsieur Grosse sur l'importance de la production ne
nous révèlent que son admirable incompréhension de ce qu'est réellement la «
production ». C'est justement contre ce « matérialisme » grossier, qui ne considère
que les conditions naturelles extérieures de la production et de la civilisation, et dont
le sociologue anglais Buckle est le plus parfait représentant, que se dressaient Marx et
Engels. Ce qui est décisif pour les relations économiques et culturelles des hommes,
ce n'est pas la source naturelle extérieure de leur alimentation, ce sont les rapports que
les hommes ont entre eux dans leur travail. Les rapports sociaux de production
décident de la question : quelle forme de production domine chez un peuple ? On ne
peut comprendre les rapports familiaux, les notions de droit, les idées religieuses, le
développement des arts chez un peuple que lorsque l'on a saisi à fond cet aspect
fondamental de la production. Mais il est, pour la plupart des observateurs européens,
extrêmement difficile de pénétrer les rapports sociaux qui s'établissent dans la
production chez les peuples dits sauvages. A l'inverse de Monsieur Grosse, qui croit
déjà tout connaître quand il sait seulement que les Incas du Pérou étaient des
agriculteurs, un savant sérieux, Sir Henry Maine écrit : « L'erreur caractéristique de
l'observateur direct des réalités sociales ou juridiques étrangères consiste à les
comparer trop vite avec des réalités connues de lui qui sont apparemment de même
nature. »
peuples primitifs d'agriculteurs, c'est toujours la femme qui s'occupe de ces travaux.
Le poids de la vie économique se déplace ainsi vers la femme, en conséquence de
quoi nous trouvons dans les sociétés primitives qui s'appuient surtout sur l'agriculture,
une forme matriarcale de la famille, ou du moins des traces d'une telle forme. La
femme, principal soutien de la famille et maîtresse de la terre, est au centre de la
famille. Cette évolution n'a, il est vrai, que rarement abouti à un matriarcat au sens
propre, à une véritable domination de la femme, si ce n'est là seulement où le groupe
social était à l'abri des attaques d'ennemis extérieurs. Dans tous les autres cas,
l'homme a reconquis, comme protecteur, la prépondérance qu'il avait perdue comme
soutien de famille. C'est de cette façon que se constituent les différentes formes de
familles qui règnent chez la plupart de ces peuples d'agriculteurs et qui représentent
un compromis entre la tendance au matriarcat ou au patriarcat.
« Une grande partie de l'humanité a cependant connu une toute autre évolution.
Les peuples de chasseurs qui vivaient dans des régions peu propices à l'agriculture, où
par contre la domestication de certains animaux était possible et rentable, n'ont pas
progressé dans la culture des plantes, mais dans l'élevage. Or, l'élevage, qui s'est
développé peu à peu à partir de la chasse, est, à l'origine, un privilège de l'homme tout
comme la chasse. Ainsi, la prédominance économique de l'homme, déjà existante, se
renforce encore, et trouve son expression logique dans le fait que la forme patriarcale
de la famille règne chez tous les peuples qui vivent prioritairement de l'élevage. En
outre, la position prédominante de l'homme dans les sociétés d'élevage est encore
accrue par le fait que, contraints à la guerre, les peuples bergers sont obligés de se
constituer en organisations guerrières centralisées. D'où une forme extrême du
patriarcat où la femme n'a aucun droit et vit en esclave d'un époux et maître revêtu de
la puissance despotique.' Les peuples pacifiques d'agriculteurs où la femme, soutien
de famille, règne ou, tout au moins, jouit en partie d'une position plus libre, tombent
le plus souvent sous la domination des peuples guerriers d'éleveurs, et adoptent leurs
coutumes : la domination despotique de l'homme dans la famille. « Et c'est ainsi
qu'aujourd'hui toutes les nations civilisées vivent sous le signe d'une forme patriarcale
plus ou moins marquée de la famille. » 1
Il est fidèle à luimême dans ses simplifications. Que la « domination masculine »
ou la « domination féminine » puisse englober des douzaines de formes différentes de
familles, qu'à l'intérieur du niveau de civilisation des « chasseurs » il puisse y avoir
des douzaines de systèmes de parenté différents c'est ce que Monsieur Grosse
n'envisage pas plus qu'il n'envisage la question des rapports sociaux à l'intérieur d'un
genre de production. La relation réciproque entre formes de famille et formes de
production se ramène alors au très spirituel « matérialisme » suivant : on considère
dès l'abord les deux sexes comme des concurrents en affaires. Quiconque est soutien
de famille, est maître de la famille, pense le philistin, ainsi, d'ailleurs, que le code
civil bourgeois. La malchance du sexe féminin veut qu'il n'ait été, exceptionnelle
ment, qu'une seule fois soutien de famille dans l'histoire, à l'époque de l'agriculture
inférieure ; même alors il a le plus souvent eu le dessus face au sexe guerrier mascu
lin. L'histoire de la famille n'est au fond que l'histoire de l'esclavage de la femme,
dans toutes les « formes de production » et malgré toutes les formes de production.
Le seul lien entre les formes de familles et les formes d'économie n'est finalement
que la légère différence entre des formes un peu plus douces ou un peu plus dures de
la domination masculine. Pour en terminer, le premier message de rédemption dans
l'histoire de la civilisation humaine est apporté à la femme asservie... par l'Église
chrétienne qui, sinon sur la terre, du moins au ciel, ne connaît pas de différence entre
les sexes. « Par cette doctrine, la chrétienté a accordé à la femme une dignité devant
laquelle l'arbitraire de l'homme doit s'incliner»,' conclut Monsieur Grosse, en jetant
l'ancre dans le port de l'Église chrétienne après avoir longtemps erré sur les eaux de
l'histoire économique. Comme les formes de la famille qui ont amené les sociologues
à des « hypothèses étranges » sont « étonnamment compréhensibles », dès qu'on les
considère « en liaison avec les formes de production » !
Le plus frappant, cependant, dans cette histoire des « formes de la famille », c'est
la façon dont est traitée l'association de parentage, ou le clan, comme dit Grosse.
Nous avons vu le rôle énorme joué par les associations de parentage dans la vie
sociale, aux premières étapes de la civilisation. Surtout depuis les recherches de
Morgan, qui ont fait date, on sait qu'avant la formation de l'État territorial, elles
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 87
étaient la forme propre de la société humaine, et que longtemps (encore) après, elles
étaient l'unité économique et la communauté religieuse. Comment situer la curieuse
histoire des « formes de la famille » selon Grosse par rapport à ces faits ? Grosse ne
peut manifestement pas nier l'existence de clans chez tous les peuples primitifs. Mais
comme elle est en contradiction avec son schéma de la famille conjugale et de la
domination de la propriété privée, il s'efforce d'en réduire l'importance au minimum,
sauf dans la période de l'agriculture inférieure. « Le pouvoir du clan est né avec
l'économie agricole inférieure et il disparaît aussi avec elle ; chez tous les agriculteurs
supérieurs le clan, soit a déjà périclité, soit périclite. » Ainsi Grosse fait surgir le
1
« pouvoir du clan » avec son économie communiste au beau milieu de l'histoire de
l'économie et de l'histoire de la famille. pour le faire se dissoudre aussitôt après.
Comment expliquer la naissance, l'existence et les fonctions des clans durant les
millénaires d'évolution de la civilisation avant l'agriculture inférieure, alors que
d'après Grosse ils n'ont ni fonction économique ni signification sociale par rapport à
la famille conjugale en ces tempslà ? Que sont en général ces clans qui mènent une
existence d'ombres à l'arrièreplan des familles particulières avec leur économie
privée, chez les chasseurs et chez les éleveurs ? C'est le propre secret de Monsieur
Grosse. Il ne se soucie pas davantage de la contradiction criante entre sa petite
histoire et quelques faits universellement reconnus. Les clans n'acquéreraient une
importance que dans l'agriculture inférieure ; or les clans sont la plupart du temps liés
à la vendetta, au culte religieux et très souvent aussi à la désignation d'un animal
totémique ; toutes ces choses sont beaucoup plus anciennes que l'agriculture ; il faut
donc, d'après la propre théorie de Grosse, qu'elles tirent leur pouvoir de rapports de
production de périodes bien plus lointaines. Grosse explique l'existence de clans chez
des agriculteurs supérieurs, Germains, Celtes, Indiens, comme un héritage de la
période de l'agriculture inférieure où les clans ont leurs racines dans l'économie rurale
féminine. Or l'agriculture supérieure des peuples civilisés ne vient pas de la culture
féminine par sarclage, mais de l'élevage, qui était déjà pratiqué par les hommes et où,
selon Grosse, le clan n'avait aucune importance par rapport à l'exploitation familiale
patriarcale. Selon Grosse encore, l'organisation en clans est sans importance chez les
éleveurs nomades, elle n'acquiert de pouvoir pour quelque temps que lorsque le
groupe se fixe et passe à l'agriculture.
D'après les meilleurs spécialistes des civilisations agraires, l'évolution réelle s'est
opérée en sens inverse : tant que les éleveurs menaient une vie nomade, les
associations de parentage avaient à tous égards les plus grands pouvoirs ; avec la vie
sédentaire et l'agriculture, la cohésion du clan commence à se relâcher et à reculer
devant le regroupement local des agriculteurs dont la communauté d'intérêts est plus
forte que la tradition des liens du sang, la communauté familiale se transforme en une
communauté de voisinage. Telle est l'opinion de Ludwig von Maurer, Kovalevsky,
Henry Maine, Laveleye ; et actuellement, Kaufmann démontre l'existence du même
phénomène chez les Kirghizes et les Yakoutes.
1 Grosse: « Formes de la famille», p. 238, pp. 207, 215.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 88
Signalons enfin que Grosse avoue luimême n'avoir, de son point de vue, pas la
moindre explication à donner pour les phénomènes les plus importants relevant du
domaine des rapports familiaux primitifs, comme le matriarcat, et qu'il se contente en
haussant les épaules d'appeler le matriarcat « la curiosité la plus rare de la
sociologie». Il en vient jusqu'à cette affirmation incroyable que chez les Australiens
les idées de consanguinité n'auraient eu aucune influence sur les systèmes familiaux,
et même, chose encore plus incroyable, qu'il n'y avait pas trace de clans chez les
anciens Péruviens ; il juge de la civilisation agraire des Germains d'après le matériel
vieilli et discutable de Laveleye et reprend finalement à son compte, par exemple,
cette fabuleuse affirmation de Laveleye, selon laquelle « aujourd'hui encore » la
communauté villageoise russe chez les 35 millions de GrandsRussiens constitue un
regroupement de clan par consanguinité ; une « communauté familiale », ce qui est à
peu près aussi exact que l'affirmation selon laquelle l'ensemble de la population
berlinoise formerait « aujourd'hui encore » une grande communauté familiale. Tout
cela habilite particulièrement Grosse à traiter de chien crevé le « père de l'église de la
socialdémocratie allemande », Morgan. Les exemples donnés cidessus de la façon
dont Grosse traite des formes de la famille et du clan donnent une idée de la façon
dont il traite des « foimes de l'économie ». Toute son argumentation dirigée contre le
communisme primitif repose sur une série de « certes » et de « mais » ; il concède les
faits incontestables, mais il leur en oppose d'autres de façon à diminuer ce qui ne lui
convient pas, à gonfler ce qui lui convient et à obtenir le résultat souhaité.
Grosse rapporte luimême à propos des chasseurs inférieurs : « La propriété indi
viduelle, qui dans toutes les sociétés inférieures consiste avant tout ou exclusivement
en biens meubles, n'a ici presque aucune importance ; mais la partie la plus précieuse
de la propriété, le chien de chasse, appartient en commun à tous les hommes de la
tribu. Par voie de conséquence, le butin doit lui aussi être parfois partagé entre tous
les membres de la horde. C'est par exemple ce qu'on rapporte sur les Botocudos
(Ehrenreich, Revue d'ethnologie). Dans certaines parties de l'Australie, de telles
coutumes existent. Tous les membres d'un groupe primitif sont et demeurent
également pauvres. Comme il n'y a pas de différences importantes de fortune, la
principale cause de formation des différentes castes fait défaut. En général, tous les
hommes adultes à l'intérieur d'une tribu ont les mêmes droits. » (pp. 5556.) De
même, « l'appartenance au clan a sous certains (!) rapports une influence importante
sur la vie du chasseur inférieur. Elle lui donne le droit de se servir de tel chien de
chasse et le droit et le devoir de protection et de vengeance » (p. 64). De même,
Grosse reconnaît la possibilité d'un communisme de clan chez les chasseurs inférieurs
de Californie.
Les liens du clan sont pourtant ici très relâchés ; il n'y a pas de communauté
économique. « Le mode de production des chasseurs arctiques est cependant si
individualiste que la cohésion du clan ne résiste guère aux convoitises centrifuges. »
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 89
De même, chez les Australiens, « la chasse et la cueillette sur le terrain commun ne
sont en règle générale nullement pratiquées en commun ; chaque famille a son
exploitation séparée ». En général, « la pénurie de nourriture ne tolère aucune réunion
durable en groupes assez grands, elle contraint à la dispersion » (p. 63).
Passons aux chasseurs supérieurs. Certes, « chez les chasseurs supérieurs aussi, le
sol est en général la propriété commune de la tribu ou du clan » (p. 69), certes, nous
trouvons à ce niveau des maisons collectives où les clans habitent en commun (p.
84) ; certes, apprenonsnous, « les digues et les travaux de production importants que
Mackenzie a vus dans les fleuves de la Haida et qui, d'après ses estimations, doivent
avoir exigé le travail de l'ensemble de la tribu, étaient sous la surveillance du chef
sans la permission duquel personne ne pouvait pêcher. Ils étaient donc vraisembla
blement considérés comme la propriété de l'ensemble de la communauté villageoise à
laquelle appartenaient aussi sans partage les eaux poissonneuses et les terrains de
chasse » (p. 87).
Mais « les biens meubles ont acquis ici une telle extension et une telle importance
que, malgré l'égalité dans la possession du sol, une grande inégalité de fortune peut se
développer » (p. 69) et « en général la nourriture, autant que nous pouvons en juger,
n'est pas plus considérée comme propriété commune que le reste des biens meubles.
On ne peut caractériser les clans domestiques comme des communautés économiques
que dans un sens très limité » (p. 88).
Tournonsnous maintenant vers le niveau de civilisation directement supérieur, les
éleveurs nomades. A leur sujet aussi, Grosse rapporte ce qui suit : certes, « même les
nomades les plus instables ne débordent pas audelà de certaines limites, ils se
meuvent tous à l'intérieur d'un territoire assez précisément délimité, qui passe pour la
propriété de leur tribu et qui est à son tour souvent réparti entre les différentes
familles particulières et clans ». Et plus loin : « Le sol est, dans presque tout le
domaine de l'élevage, possession commune de la tribu ou du clan (p. 91). « La terre
est, il est vrai, le bien commun de tous les membres du clan et elle est répartie comme
telle par le clan ou par son chef entre les différentes familles qui l'exploitent » (p.
128).
Mais « la terre n'est pas la possession la plus précieuse du nomade. Son bien
suprême, c'est son troupeau et le bétail est toujours (!) la propriété particulière des
familles individuelles. Le clan d'éleveurs n'est jamais (!) devenu une communauté
économique ou de propriété ».
Viennent ensuite les agriculteurs inférieurs. Ici, certes, le clan est pour la première
fois reconnu comme une communauté complètement communiste. Mais ici aussi un
« mais » suit immédiatement ici aussi « l'industrie mine l'égalité sociale » (Grosse
parle d'industrie, mais il pense naturellement à la production de marchandises qu'il ne
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 90
sait pas distinguer de l'autre) et crée une propriété particulière meuble qui a priorité
sur la propriété collective du sol et la détruit (pp. 136137). Malgré la communauté du
sol, « la séparation entre riche et pauvre existe déjà ici aussi ». Le communisme est
réduit à un bref interlude dans l'histoire de l'économie, qui commence avec la
propriété privée pour se terminer par la propriété privée. Ce qu'il fallait démontrer !
III
Retour à la table des matières
Pour vérifier la valeur du schéma de Grosse, tournonsnous directement vers les
faits. Examinons même d'un coup d’œil rapide le mode économique des peuples au
niveau le plus bas. Quel estil ? Grosse les appelle les « chasseurs inférieurs » et dit à
leur sujet : « Les peuples de chasseurs inférieurs ne constituent aujourd'hui qu'une
infime fraction de l'humanité. Condamnés par leur forme de production imparfaite et
peu rentable à la faiblesse numérique et à la pauvreté, ils ont partout reculé devant les
peuples plus grands et plus forts, de sorte qu'ils ne végètent plus maintenant que dans
des forêts vierges impénétrables et des déserts inhospitaliers. Une grande partie de ces
tribus misérables appartient à des races naines. Ce sont les plus faibles justement, qui
dans la lutte pour l'existence sont repoussés par les plus forts vers les contrées les plus
hostiles et sont condamnés à la stagnation. En tout cas, on trouve encore aujourd'hui
sur tous les continents, à l'exception de l'Europe, des représentants de la plus ancienne
forme d'économie. L'Afrique recèle une multitude de peuples de chasseurs de petite
taille ; malheureusement, nous n'avons jusqu'à maintenant d'informations que sur un
seul d'entre eux, les Boschimans du désert de Kalahari (dans le sudouest africain
allemand). Les autres tribus de pygmées se cachent dans l'obscurité des forêts vierges
centrales.
Quittons l'Afrique pour l'Orient. Nous rencontrerons dans l'île de Ceylan (à la
pointe méridionale de la péninsule indienne) le peuple nain de chasseurs des
Veddahs. Plus loin, dans l'archipel Andaman, les Mincopies ; à l'intérieur de Sumatra,
les Kubus, et dans les montagnes sauvages des Philippines les Aetas, trois tribus qui
appartiennent également aux races naines. Avant la colonisation européenne, le
continent australien était peuplé de tribus de chasseurs inférieurs, et si les indigènes
ont été chassés de la plus grande partie des régions côtières par les colons de la
seconde moitié du XIXe siècle, ils continuent de vivre dans les déserts de l'intérieur.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 91
En Amérique, on peut suivre toute une série de groupes humains dont la civilisa
tion est des plus pauvres, dispersés depuis l'extrême Sud jusque dans le grand Nord.
Dans les déserts montagneux du cap Horn (pointe méridionale de l'Amérique du Sud)
battus par la pluie et la tempête, il y a les habitants de la Terre de feu que plus d'un
observateur * déclaré être les plus misérables et les plus grossiers de tous les
humains. A travers les forêts brésiliennes, errent, outre les Botocudos, de mauvaise
réputation, bien d'autres hordes de chasseurs dont les Bororo, qui nous sont connus
grâce aux recherches de von der Steinen. La Californie centrale (sur la côte ouest de
l'Amérique du Nord) recèle diverses tribus qui ne sont guère audessus des très
misérables Australiens. » Sans pouvoir continuer de suivre Grosse, qui situe curieu
1
sement les Esquimaux parmi les peuples au niveau le plus bas, nous allons maintenant
passer en revue quelquesunes des tribus énumérées cidessus en y cherchant les
traces d'une organisation socialement planifiée du travail.
De plus, nous trouvons ici un tableau du travail social totalement opposé à la «
recherche individuelle de la nourriture » qui nous apporte en même temps une preuve
de la façon dont l'application nécessaire de toute la force de travail est assurée dans
les sociétés les plus primitives. Par exemple : « Dans la tribu Chepara, on attend de
tous les hommes valides qu'ils s'occupent de la nourriture. Un homme estil paresseux
et restetil au camp, les autres se moquent de lui et l'insultent. Hommes, femmes et
enfants quittent le camp tôt le matin pour aller chercher de la nourriture. Lorsqu'ils
ont suffisamment chassé, hommes et femmes portent leur butin au plus proche point
d'eau où un feu est allumé et le gibier rôti. Hommes, femmes et enfants mangent tous
ensemble dans un climat de bonne entente, la nourriture ayant été répartie
équitablement entre tous par les anciens. Après le repas, les femmes portent les restes
au camp, et les hommes chassent en chemin. » 2
Voici quelques précisions sur le plan de la production chez les Nègres australiens.
Il est en effet extrêmement compliqué et élaboré jusque dans le détail. Chaque tribu
australienne se décompose en un certain nombre de groupes dont chacun porte le nom
d'un animal ou d'une plante qu'il adore, et possède une portion de territoire délimitée à
l'intérieur du territoire de la tribu. Un territoire appartient par exemple aux hommes
du Kangourou, un autre aux hommes de l'Emou grand oiseau ressemblant à l'autru
che , un troisième aux hommes du Serpent (les Australiens consomment aussi des
1 Ernst Grosse : « Les formes de la famille et les formes de l'économie», p. 30.
2 « Somló », d'après Howitt, p. 45.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 92
serpents). etc. Ces « Totems » sont presque tous, d'après les dernières découvertes
scientifiques, des animaux et des plantes qui servent de nourriture aux nègres
australiens. Chacun de ces groupes a son chef qui dirige la chasse. Or le nom de
plante ou d'animal et le culte correspondant ne sont pas une forme vide, chaque
groupe a en effet l'obligation de s'occuper de la nourriture dont il porte le nom, de
veiller au maintien et à la perpétuation de cette source alimentaire. Et chaque groupe
ne le fait pas pour luimême, mais avant tout pour les autres groupes de la tribu. Les
hommeskangourou ont l'obligation d'approvisionner les autres membres de la tribu
en viande de kangourou, les hommesserpents de fournir les serpents, les hommes
chenilles de procurer une espèce de chenille qui passe pour une gourmandise, etc. Il
est caractéristique que tout cela s'accompagne de coutumes religieuses rigoureuses et
de grandes cérémonies. Selon une règle presque générale, les gens de chaque groupe
ne peuvent pas manger, ou très modérément, de leur propre animal ou plantetotem,
par contre ils doivent en approvisionner les autres. Un homme du groupe des serpents
doit, s'il attrape un serpent, s'abstenir d'en manger, sauf en cas de grande faim, mais
l'apporter au camp pour les autres. De même, un hommeémou ne prendra que très
peu de viande d'émou et pas du tout d’œufs ni de la graisse de l'animal, utilisée
comme médicament, mais les livrera aux membres de sa tribu. D'autre part, les autres
groupes ne peuvent chasser ou récolter ou manger un animal ou une plante sans
l'autorisation des hommes du totem correspondant.
Tous les ans, chaque groupe célèbre une cérémonie solennelle dont le but est
d'assurer (par des chants, de la musique et diverses cérémonies cultuelles) la
perpétuation de l'animal ou de la plantetotem, cérémonie après laquelle seulement il
est permis aux autres groupes d'en manger. La date de la cérémonie est fixée pour
chaque groupe par son chef, qui la dirige aussi. Et cette date est en relation directe
avec les conditions de production. Il y a en Australie centrale une longue saison sèche
dont les animaux et les plantes souffrent beaucoup et une courte saison des pluies qui
entraîne une prolifération de la vie animale et une végétation abondante. Or, la
plupart des cérémonies ont lieu à l'approche de la bonne saison. Ratzel voyait encore
un « malentendu comique » dans l'affirmation que les Australiens portent le nom de
leurs principaux aliments. Pourtant, dans le système des groupes totémiques
1
vue de la production et de l'approvisionnement en nourriture, s'est mué en une série
d'articles de foi, en la croyance en des relations mystérieuses.
Ces relations, découvertes par les Anglais Spencer et Gillen, sont confirmées
aussi par un autre savant, Frazer. Ce dernier dit expressément : « Nous ne devons pas
oublier que les divers groupes totémiques ne vivent pas isolés les uns des autres dans
la société totémique ; ils sont mélangés et exercent leurs forces magiques pour le bien
commun. Dans le système primitif, les hommeskangourou si nous ne nous
trompons pas chassaient et tuaient des kangourous aussi .bien pour l'usage de tous
les autres groupes totémiques que pour leur propre usage, et il en a sans doute été de
même pour le totemchenille, le totemfaucon et les autres totems. Dans le nouveau
système à forme religieuse où il fut interdit aux hommes de tuer et manger les
animaux totems, les hommeskangourou ont continué à chasser des kangourous, mais
ce n'était plus pour leur propre usage ; les hommesémou ont continué à faire se
multiplier les émous bien qu'ils n'eussent plus le droit de manger de la viande d'émou;
les hommeschenille continuèrent à appliquer leurs arts magiques à la perpétuation
des chenilles bien que ces gourmandises fussent maintenant réservées à d'autres
estomacs. » En un mot : ce qui se présente à nous comme un système de culte était,
dans les temps les plus reculés, un simple système de production sociale organisée
avec une division du travail très poussée.
Si nous nous tournons maintenant vers la répartition des produits chez les nègres
australiens, nous trouvons un système encore plus détaillé et plus compliqué, si
possible. Toute pièce de gibier qui a été chassée, tout cœur d'oiseau qui a été trouvé,
toute poignée de fruits qui a été récoltée est attribué à tels ou tels membres de la
société selon des règles et un plan stricts. La nourriture végétale, par exemple, que les
femmes ont ramassée, leur appartient à elles et aux enfants. Le butin de chasse des
hommes est réparti selon des règles différentes pour chaque tribu, mais très
minutieuses dans toutes les tribus. C'est ainsi par exemple que le savant anglais
Howitt a observé le mode de répartition suivant chez les peuplades du SudEst austra
lien, principalement dans la région de Victoria :
« Un homme tue un kangourou à une certaine distance du camp. Deux autres
hommes l'accompagnent, mais ils n'en viennent pas à l'aider pour tuer l'animal. La
distance du camp est considérable, aussi le kangourou estil rôti avant d'être apporté
au camp. Le premier homme allume un feu, les deux autres découpent le gibier, les
trois rôtissent les entrailles et les mangent. La répartition se fait de la manière
suivante : les hommes nos 2 et 3 ont une cuisse et la queue et une cuisse avec une
partie de la hanche parce qu'ils ont assisté et participé au dépecage. L'homme n˚ 1
garde le reste et l'apporte au camp. Sa femme apporte la tête et l'échine à ses parents,
le reste revient aux parents de l'homme. S'il n'a pas de viande, il en garde un peu pour
lui, mais s'il a un opossum, il donne tout. Si sa mère a attrapé des poissons, elle peut
lui en donner un peu, ou bien ses beauxparents lui donnent un peu de leur part ; ils
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 94
lui en donnent un peu le matin suivant. Dans tous les cas, les enfants sont bien nourris
par les grandsparents. » Dans une tribu, les règles suivantes sont en vigueur : d'un
1
kangourou par exemple, celui qui l'a abattu reçoit un morceau de rable, le père
l'échine, les côtes, les épaules et la tête ; la mère la cuisse droite, le plus jeune frère la
patte avant gauche, la sœur aînée un morceau le long de l'échine, la sœur cadette la
patte avant droite. Le père remet la queue et un morceau du dos à ses parents, la mère
remet une partie de la cuisse et le tibia à ses propres parents. D'un ours, le chasseur
lui. même garde les côtes gauches, le père reçoit la patte arrière droite, la mère la
gauche, le frère aîné la patte avant droite, le frère cadet la gauche. La sœur aînée
reçoit l'échine, la plus jeune le foie. Les côtes droites appartiennent au frère du père,
un morceau du flanc à l'oncle maternel et la tête va dans le camp des jeunes hommes.
Dans une autre tribu, la nourriture est partagée immédiatement entre tous les
présents. Si par exemple un vallaby (petite espèce de kangourou) est abattu, et si dix
ou douze personnes sont présentes, chacune reçoit un morceau de l'animal. Aucun
d'entre eux ne touche à l'animal ou à un morceau avant que le chasseur ne lui ait
attribué son morceau. Si celui qui a abattu l'animal est par hasard absent pendant
qu'on rôtit la bête, personne ne la touche avant qu'il ne revienne et fasse la répartition.
Les femmes reçoivent des parts égales à celles des hommes et les parents s'occupent
des enfants. 2
La forme rituelle que prennent ces modes de partage, variables selon les tribus,
trahit leur caractère très ancien. Il s'y exprime sans doute une tradition millénaire que
3
chaque génération respecte rigoureusement. Le système fait apparaître deux choses
très clairement. D'une part, que chez les nègres australiens, peuplade sans doute la
plus arriérée qui soit, ce n'est pas seulement la production, mais aussi la
consommation qui est organisée de façon planifiée comme une affaire commune,
sociale. D'autre part, que ce plan vise à assurer l'approvisionnement des membres de
la société, tant en fonction de leurs besoins que de leur rendement : en toutes
circonstances, on pourvoit avant tout à la subsistance des gens âgés et ceuxci, à leur
tour, de même que les mères, s'occupent des petits enfants. La vie économique des
Australiens la production, la division du travail, la répartition des aliments est
organisée de façon strictement planifiée, codifiée en règles fixes depuis des temps
immémoriaux.
Quittons l'Australie pour l'Amérique du Nord. Ici, les quelques Indiens qui sont
restés à l'est, sur l'île Tiburon, dans le golfe de Californie, et sur une mince bande
côtière, offrent un intérêt particulier, parce qu'ils vivent complète. ment à l'écart et
sont hostiles aux étrangers. Grâce à cela, ils ont conservé toute la pureté de leurs
coutumes primitives. En 1895, des savants des ÉtatsUnis ont entrepris une
1 « Somló », d'après Howitt, p. 42.
2 Id., p. 43.
3 Ratzel, 1894, 1er volume, p. 333.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 95
expédition pour étudier cette tribu et l'Américain Mac Gee nous en dépeint les
résultats. D'après lui, la tribu des Indiens Seri c'est le nom de cette petite peuplade
se décompose en quatre groupes portant chacun le nom d'un animal. Les deux plus
importants sont le groupe du Pélican et le groupe de la Tortue. Les coutumes, mœurs
et règles de ces groupes en ce qui concerne leurs animauxtotems sont tenues
rigoureusement secrètes et il a été très difficile de les connaître. Quand on apprend
que la nourriture de ces Indiens consiste principalement en viande de pélican, de
tortues, en poissons et autres animaux marins, et quand en se rappelle le système
décrit cidessus des groupes totémiques chez les Nègres australiens, on peut admettre
avec un grand degré de certitude que chez les Indiens de Californie le culte mysté
rieux des animauxtotems et la division de la tribu en groupes correspondants ne sont
que les vestiges d'un système de production très ancien et rigoureusement organisé
avec division du travail, qui s'est sclérosé en symboles religieux. Ce qui nous renforce
dans cette idée, c'est que le pélican est l'esprit protecteur suprême des Indiens Seri.
Cet oiseau constitue en même temps la base de l'existence économique de la tribu. La
viande de pélican est la nourriture essentielle, la peau du pélican sert de vêtement, de
lit, de bouclier, d'article de troc avec les étrangers.
La forme de travail la plus importante des Seri, la chasse, est soumise à des règles
strictes. La chasse au pélican est une entreprise commune bien organisée, « au
caractère au moins à demicérémoniel » ; la chasse au pélican ne peut avoir lieu qu'à
certaines périodes, de sorte que les oiseaux soient épargnés pendant la période où ils
couvent, afin que leur postérité soit assurée. « A l'abattage (opéré massivement, il ne
présente aucune difficulté, vu la lourdeur de ces oiseaux) succède une grande goin
frerie, les familles à demiaffamées dévorant bruyamment dans l'ombre les morceaux
les plus tendres, jusqu'à ce que le sommeil s'empare d'elles. Le jour suivant, les
femmes recherchent le cadavre dont le plumage a été le moins abîmé et en retirent
soigneusement la peau. » La fête dure plusieurs jours et différentes cérémonies y sont
liées. Cette « grande goinfrerie » qui se passe dans l'ombre et dans le bruit et où le
professeur Bücher verrait sûrement le signe d'un comportement bestial, est en réalité
très bien organisée son caractère cérémoniel en est la garantie suffisante. La plani
fication de la chasse s'accompagne d'une réglementation rigoureuse de la répartition
et de la consommation. Le repas commun suit un ordre déterminé : d'abord vient le
chef de la tribu (et conducteur de la chasse), puis les autres guerriers par ordre d'âge,
puis les enfants par ordre d'âge également, les filles (surtout celles proches de la
puberté) jouissant de grands avantages, grâce à l'indulgence des femmes. « Tout
membre de la famille ou du clan peut revendiquer la nourriture et la vêture
nécessaires, et c'est l'affaire de tout autre que de veiller à ce que ces besoins soient
couverts. Le degré de cette obligation est pour une part fonction du voisinage, du rang
et du degré de responsabilité dans le groupe (en fonction de l'âge habituellement). La
première personne a l'obligation de veiller à ce qu'il en reste assez pour ceux qui sont
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 96
audessous d'elle et cette obligation redescend de telle sorte qu'il est pourvu même
aux besoins des enfants incapables de se tirer d'affaire tout seuls. » 1
Pour l’Amérique du Sud, nous avons le témoignage du professeur von der Steinen
sur la tribu sauvage de Bororo au Brésil. Ici aussi règne avant tout la division typique
du travail : les femmes s'occupent de la nourriture végétale, cherchent des racines
avec un bâton pointu, grimpent avec une grande agilité sur les palmiers, récoltent les
noix, coupent le cœur du palmier, cherchent des fruits et autres choses semblables.
Les femmes apprêtent la nourriture végétale et fabriquent la poterie. Quand les
femmes rentrent, elles donnent aux hommes les fruits et reçoivent en échange ce qui
reste de la viande. La répartition et la consommation sont réglées rigoureusement.
« Si l'étiquette des Bororo ne les empêchait nullement de manger en commun »,
dit von der Steinen, « ils avaient par contre d'autres coutumes étranges qui montrent
clairement que des tribus dépendant d'un butin souvent maigre doivent trouver des
moyens pour prévenir les querelles et les disputes lors de la répartition. » Il y avait
par exemple une règle extrêmement frappante : nul ne faisait rôtir le gibier abattu
par luimême, mais le donnait à rôtir à un autre ! Les mêmes sages mesures de
précaution sont prises pour les peaux et défenses d'animaux. Quand un jaguar a été
abattu, on célèbre une grande fête ; on mange la viande. Mais ce n'est pas le chasseur
qui reçoit la peau et les dents, c'est le plus proche parent de l'Indien (ou de l'Indienne)
le plus récemment décédé. On honore le chasseur, tout le monde lui donne en cadeaux
des plumes d'arara (la parure la plus distinguée des Bororo) et l'arc orné de rubans
d'oassu. Le règlement le plus important pour empêcher la discorde est lié au médecin,
ou, comme les Européens ont coutume de dire en pareil cas, au sorcier ou au prêtre. Il
doit être présent lorsqu'on abat un animal, autoriser le partage de tout animal abattu
ou de tout mets végétal, par certaines cérémonies déterminées. La chasse a lieu à
l'initiative et sous la direction du chef. Les hommes jeunes et nonmariés habitent en
commun dans la « maison des hommes », où ils travaillent, fabriquent des armes, des
outils, des parures, filent, se livrent à des joutes, tout cela en commun, et où ils
mangent en commun, dans l'ordre et la discipline la plus stricte, comme nous l'avons
déjà mentionné plus haut. « La famille dont un membre meurt », dit von der Steinen,
« est frappée d'une grande perte. Car on brûle tout ce dont se servait le mort, ou on le
jette dans le fleuve, emballé dans la corbeille d'os pour qu'il n'y ait aucune occasion
de retour. La hutte est ensuite complètement nettoyée. Les survivants reçoivent de
nouveaux cadeaux, on fait pour eux des ares et des flèches et la coutume veut que,
lorsqu'un jaguar est tué, la peau soit donnée au frère de la dernière femme décédée ou
à l'oncle du dernier homme décédé. » Un plan et une organisation tout à fait précis
2
président donc à la production comme à la répartition.
1 « Somló », d'après Moc Gee, p. 128.
2 Karl von der Steinen : « Parmi les peuples naturels du Brésil », pp. 378389.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 97
Si nous parcourons le continent américain jusqu'à l'extrême pointe méridionale,
nous trouvons en Terre de Feu des peuples au niveau le plus bas. Ils habitent ce
groupe d'îles inhospitalières situé à la pointe méridionale de l'Amérique du Sud, et
c'est au XVIIe siècle que nous avons eu les premières informations sur eux. En 1698,
à l'initiative des pirates français, qui sévissaient depuis de nombreuses années dans les
mers australes, le gouvernement français y avait envoyé une expédition. L'un des
explorateurs qui y participa nous a laissé un journal qui contient les brèves
informations suivantes sur les habitants de la Terre de Feu :
« Toute famille, c'estàdire le père, la mère et les enfants qui ne sont pas encore
mariés, a sa pirogue (en écorce d'arbre). Ils y gardent tout ce dont ils ont besoin. Là
où la nuit les rejoint, ils se couchent et dorment. S'il n'y a pas de hutte construite, ils
en dressent une. Au milieu, ils allument un petit feu autour duquel ils se couchent sur
un amas d'herbes. S'ils ont faim, ils font cuire des coquillages que le plus âgé d'entre
eux répartit en parts égales. L'occupation principale et la tâche des hommes consistent
dans la construction de la hutte, dans la chasse et la pêche ; les femmes doivent
prendre soin des canots et ramasser les coquillages... Ils chassent la baleine de la
façon suivante : ils vont en mer à cinq ou six canots, et quand ils en ont trouvé une, ils
la poursuivent, la harponnent avec de grandes flèches dont les pointes en os ou en
pierre sont très habilement taillées... Quand ils ont abattu un animal ou un oiseau ou
pris des poissons et des coquillages, qui constituent leur nourriture habituelle, ils les
répartissent entre toutes les familles, et ils ont sur nous cette supériorité qu'ils
possèdent presque tous leurs vivres en commun. » 1
« Les Mincopies se décomposent en neuf tribus, et chaque tribu en un assez grand
nombre de petits groupes de 30, 50 et parfois 300 personnes. Chacun de ces groupes a
son chef, la tribu entière a aussi un chef qui est audessus de ceux des différentes
communautés. Son autorité est très limitée ; elle consiste essentiellement à organiser
les réunions de toutes les communautés qui font partie de sa tribu. C'est lui qui dirige
la chasse, la pêche et les expéditions, il arbitre aussi les querelles. A l'intérieur de
chaque communauté, le travail est commun, avec une division du travail entre
hommes et femmes. Les hommes vaquent à la chasse, à la pêche, à la récolte du miel,
à la construction des canots, des ares, des flèches et autres outils, les femmes
fournissent le bois et l'eau, ainsi que la nourriture végétale, fabriquent les bijoux, font
la cuisine. C'est la tâche de tous les hommes et de toutes les femmes qui restent à la
maison de s'occuper des enfants, des malades et des vieillards et d'entretenir le feu
1 Rapport de la 8e séance du Congrès International des Américanistes à Paris en 1890 ; fait par
M. G. Marcel, Paris 1892, p. 491.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 98
dans les différentes huttes ; quiconque est apte à travailler a l'obligation de travailler
pour luimême et pour la communauté ; il est d'usage de veiller à ce qu'il y ait
toujours des réserves de nourriture, pour traiter des amis de passage. Les petits
enfants, les faibles et les vieillards sont l'objet des soins généraux et ils sont mieux
placés que le reste des membres de la société, en ce qui concerne la satisfaction de
leurs besoins quotidiens.
« Pour la consommation de la nourriture, il existe des règles déterminées. Un
homme marié ne peut manger en commun qu'avec d'autres hommes mariés ou des
célibataires, mais jamais avec d'autres femmes que celles de son propre ménage, sauf
s'il est déjà d'âge avancé. Les gens non mariés doivent prendre leurs repas à part les
jeunes hommes d'un côté, les jeunes filles de l'autre.
« La préparation des mets est habituellement la tâche des femmes ; elles s'y
adonnent en général pendant l'absence des hommes. Si elles sont exceptionnellement
occupées à rapporter du bois ou de l'eau, comme les jours de fête ou lors d'une chasse
particulièrement abondante, c'est un homme qui s'occupe de la cuisine et qui, une fois
le repas à moitié prêt, le partage entre les présents et laisse la préparation ultérieure
aux soins de chacun d'entre eux sur leurs propres feux. Si le chef est là, il reçoit la
première part, la part du lion, puis viennent les hommes et ensuite les femmes et les
enfants ; ce qui reste appartient à celui qui a fait le partage.
« Dans la confection de leurs armes, de leurs outils et autres objets, les Mincopies
manifestent d'habitude une remarquable persévérance, passant des heures à tailler
laborieusement un morceau de fer avec un marteau de pierre pour en façonner une
pointe de javelot ou de flèche, ou à corriger la forme d'un arc, etc. Ils s'adonnent à ces
travaux même quand aucune nécessité immédiate ou prévisible ne les incite à de tels
efforts. On ne peut pas les accuser d'égoïsme diton d'eux car ils offrent (naturelle
ment, ce n'est qu'une expression européenne provenant d'un malentendu pour
« partager ») souvent le meilleur de ce qu'ils possèdent et ne gardent pas pour leur
propre usage les objets les mieux réussis, encore moins en fontils de meilleurs pour
euxmêmes. » 1
Nous allons clore la série des exemples cidessus par un échantillon de la vie des
sauvages africains. Les petits Boschimans du désert de Kalahari offrent habituelle
ment l'exemple de la plus grande arriération et du plus bas niveau de civilisation
humaine. Des savants allemands, anglais et français,
« Alors raconte l'Allemand Passarge la récolte du jour apparaît : des racines, des
bulbes, des fruits, des chenilles, des oiseaux, des grenouilles, des tortues, des
sauterelles et même des serpents et des iguanes. » Puis on répartit le butin entre tous.
« La récolte systématique de végétaux, tels que par exemple baies, racines, bulbes,
etc., de même que de petits oiseaux, est l'affaire des femmes. Elles doivent, avec
l'aide des enfants, faire provision de ces vivres pour la horde. L'homme aussi apporte
ce qu'il trouve au hasard, mais cette récolte est tout à fait secondaire chez lui. La tâche
de l'homme, c'est avant tout la chasse. » Le butin de chasse est consommé en commun
par la horde. Aux Boschimans errants et aux hordes amies, on accorde aussi place et
nourriture auprès du feu commun. Passarge, en bon Européen chaussé des lunettes de
la société bourgeoise, voit même dans la « vertu exagérée » avec laquelle les
Boschimans partagent avec d'autres tout jusqu'au dernier reste, une cause de leur
incapacité à se civiliser ! 1
On voit donc que, dans la mesure où ils nous sont connus par l'observation
directe, les peuples les plus primitifs, et précisément ceux qui sont le plus éloignés de
l'état sédentaire et de l'agriculture, qui se trouvent pour ainsi dire au point de départ
dans la chaîne de l'évolution, nous présentent une tout autre image de leur situation
que dans le schéma de Monsieur Grosse. Nous n'apercevons partout que communau
tés économiques strictement réglementées avec des traits typiques d'organisation
communiste, et non « dispersion » et « exploitations séparées ». Cela concerne les «
chasseurs inférieurs ». Pour les « chasseurs supérieurs », le tableau de l'économie de
clan chez les Iroquois, telle que Morgan l'a décrite en détail, nous suffit. Mais les
éleveurs aussi livrent un matériel suffisant pour infliger un démenti aux audacieuses
affirmations de Grosse. 2
La communauté agricole de la Marche n'est donc pas la seule, mais simplement la
plus évoluée, pas la première, mais la dernière des organisations communistes primi
tives, que nous rencontrerons dans l'histoire économique. Cette organisation commu
niste primitive ellemême n'est pas un produit de l'agriculture, mais de très anciennes
traditions de communisme: né au sein de l'organisation gentilice, appliqué finalement
à l'agriculture, le communisme y atteint un sommet qui hâte son propre déclin. Les
faits ne confirment nullement le schéma de Grosse. Si nous lui demandons l'expli
cation de ce communisme, phénomène remarquable qui surgit au beau milieu de
l'histoire économique, pour disparaître peu après, il nous sert une de ses spirituelles
explications « matérialistes » : « Nous avons vu en fait que si le clan a acquis plus de
solidité et de pouvoir chez les agriculteurs inférieurs que chez les peuples ayant
d'autres formes de civilisation, c'est avant tout parce qu'il intervient comme
communauté d'habitat, de possession et d'économie. Qu'il soit parvenu ici à un tel
1 « Somló », p. 116.
2 Note marginale de R. L. (au crayon) : Les Péruviens, mais ce ne sont pas des nomades, il est
vrai les Arabes, les Kabyles, les Kirghizes, les Yakoutes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 100
développement, c'est ce qu'explique à son tour la nature de l'agriculture inférieure, qui
unit les hommes, alors que la chasse et l'élevage les dispersent » (p. 158). Autrement
dit, la « réunion » ou la « dispersion » spatiales des hommes, voilà ce qui décide de la
prédominance du communisme ou de la propriété privée. Dommage que Monsieur
Grosse ait oublié de nous expliquer comment il se fait que les bois et les prés où l'on
se « disperse » le plus volontiers soient restés le plus longtemps jusqu'à aujourd'hui
même par endroits propriété collective, tandis que les champs, où l'on se « réunit»,
sont devenus de très bonne heure propriété privée. Dommage qu'il ne nous explique
pas non plus pourquoi la forme de production qui, dans toute l'histoire économique,
« réunit » le plus les hommes, la grande industrie, n'a pas du tout produit de propriété
collective, mais au contraire la forme la plus virulente de la propriété privée, la
propriété capitaliste.
On le voit, le « matérialisme » de Grosse est une nouvelle preuve de ce qu'il ne
suffit pas de parler de la « production » et de sa signification pour l'ensemble de la vie
sociale, pour avoir une conception matérialiste de l'histoire ; de ce qu'en particulier,
séparé de la conception révolutionnaire de l'évolution, le matérialisme historique
devient une grossière et lourde béquille de bois, au lieu d'être, comme chez Marx, le
coup d'aile génial de l'esprit.
Ce qui ressort avant tout, c'est que tout en discourant si abondamment de la
production et de ses formes, Monsieur Grosse n'y voit pas clair dans les concepts les
plus fondamentaux concernant les rapports de production. Nous avons déjà vu qu'il
entend d'abord par formes de production des catégories purement extérieures comme
la chasse, l'élevage ou l'agriculture. Pour répondre alors à l'intérieur de chacune de ces
« formes de production » à la question de la forme de propriété propriété commune,
propriété familiale ou propriété privée, et quel est le possesseur il distingue des
catégories comme « la propriété foncière » et les « biens meubles ». S'il trouve des
propriétaires différents pour ces différentes propriétés, il se demande quelle est la «
plus importante ». Ce qui lui paraît, à Monsieur Grosse, « le plus important », il en
fait la forme de propriété dominante de la société. Il décrète par exemple que chez les
chasseurs supérieurs « les biens meubles ont déjà acquis une telle importance » qu'ils
sont plus importants que la propriété « foncière » et, comme les biens meubles, la
nourriture par exemple, sont propriété privée, Grosse ne reconnaît pas une économie
communiste, malgré la propriété commune du sol.
Or de telles distinctions d'après un signe purement extérieur bien meuble ou
immeuble n'ont pas la moindre signification pour la production et sont à peu près au
même niveau que les autres distinctions établies par Grosse entre les formes de la
famille, selon la domination masculine ou féminine, ou entre les formes de production
selon leurs effets de dispersion ou d'unification. Les « biens meubles » peuvent
consister en vivres, en matières premières, en parures et objets culturels, ou en outils.
Ils peuvent être fabriqués pour l'usage propre ou pour l'échange. Selon le cas, ils
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 101
auront une importance très différente pour les rapports de production. Grosse juge des
rapports de production et de propriété des peuples d'après les vivres et autres objets
de consommation au sens le plus large ce en quoi il est un représentant typique de la
science bourgeoise actuelle. S'il trouve que ce sont des individus qui prennent
possession des objets de consommation et les consomment, le règne de la propriété
privée est établi pour lui chez le peuple en question. C'est typiquement la façon dont
on réfute aujourd'hui « scientifiquement » le communisme primitif. D'après ce
1
profond point de vue, une communauté de mendiants telle qu'on en rencontre souvent
en Orient et qui met en commun et consomme ensemble les aumônes, ou une bande
de voleurs qui profite solidairement du produit de ses vols, représente une
« collectivité économique communiste » à l'état pur. Par contre, une communauté
agraire qui possède et cultive en commun le sol, mais en consomme les fruits par
familles, ne peut être considérée comme une « communauté économique que dans un
sens très limité». Bref, ce qui décide du caractère de la production, selon cette
conception, c'est le droit de propriété touchant les biens de consommation, et non les
moyens de production, c'estàdire les conditions de la répartition et non celles de la
production. Nous sommes parvenus ici à un point central de l'économie politique, qui
est d'une importance fondamentale pour comprendre toute l'histoire économique.
Abandonnant désormais Monsieur Grosse à son sort, nous allons accorder notre
attention à cette question.
IV
Retour à la table des matières
développement de la technique de production. Ce faisant, il a pris pour ainsi dire toute
la civilisation humaine à la racine, il a mis à nu cette racine. Pour l'histoire
économique, le critère de Morgan ne suffit pas. La technique du travail social montre
exactement le niveau atteint par les hommes dans la domination de la nature
extérieure. Tout pas en avant dans le perfectionnement de la technique de production
est en même temps un pas en avant dans la soumission de la nature physique à l'esprit
humain, un pas en avant dans l'évolution de la civilisation humaine universelle.
Cependant, si nous voulons étudier spécialement les formes de production dans la
société, les rapports de l'homme avec la nature ne nous suffisent pas, ce qui nous
intéresse au premier chef, c'est un autre aspect du travail humain : ce sont les rapports
des hommes entre eux dans le travail, c'estàdire l'organisation sociale de la
production, et la technique de la production. Si nous savons qu'un peuple primitif
connaît le tour du potier et fait de la poterie, c'est là une chose très caractéristique du
degré de civilisation atteint par ce peuple. Morgan fait de ce progrès très important de
la technique le signe significatif de toute une période de la civilisation qu'il carac
térise comme le passage de l'état sauvage à la barbarie. Mais nous ne pouvons guère
juger encore de la forme de la production chez ce peuple d'après ce fait. Il nous
faudrait pour cela connaître toute une série de circonstances, savoir qui dans cette
société pratique l'art de la poterie, si tous les membres de la société ou seulement une
fraction, une famille par exemple, ou les femmes, pourvoient la communauté en pots,
si les produits de la poterie ne sont utilisés que par la communauté ellemême, le
village par exemple, pour son propre usage ou s'ils servent à l'échange avec d'autres,
si les produits de chaque personne faisant de la poterie sont utilisés par elle seule ou si
tous les objets produits servent en commun à tous les membres de la collectivité.
hommes travaillent, ni de la manière dont ils procèdent dans leur travail. Nous
parlons des rapports sociaux entre la force de travail humaine et les moyens de
production morts, et de la question : à qui appartiennent les moyens de production ?
Au cours des temps, ces rapports ont subi de nombreux changements. Chaque fois, le
caractère de la production, la répartition des produits, la forme prise par la division du
travail, la tendance et l'ampleur de l'échange, enfin toute la vie matérielle et
intellectuelle de la société en étaient modifiées. Selon que ceux qui travaillent
possèdent en commun leurs moyens de production, ou que chacun les possède pour
luimême, ou que ceux qui travaillent soient au contraire en même temps que les
moyens de production, et comme moyens de production euxmêmes, la propriété de
ceux qui ne travaillent pas, ou qu'ils soient enchaînés comme esclaves aux moyens de
production, ou bien encore libres, mais ne possèdent pas de moyens de production et
se voyant contraints de vendre leur force de travail comme moyen de production
nous avons une économie communiste ou une économie de petits paysans ou une
économie artisanale, ou une économie esclavagiste ou une économie féodale ou enfin
une économie capitaliste reposant sur le travail salarié.
Chacune de ces formes d'économie a sa forme particulière de division du travail,
de répartition des produits, d'échange, de vie sociale, juridique ou intellectuelle. Il
suffit dans l'histoire économique des hommes que les rapports entre ceux qui
travaillent et les moyens de production se modifient radicalement pour que tous les
autres aspects de la vie économique, politique et intellectuelle se modifient radicale
ment, pour que naisse une société entièrement nouvelle. Il y a évidemment une
continuelle interaction entre tous ces aspects de la vie économique de la société. Non
seulement les rapports de la force de travail avec les moyens de production agissent
sur la division du travail, sur la répartition des produits, sur l'échange, mais ces
facteurs agissent à leur tour sur les rapports de production. Cependant, la façon d'agir
est différente. Le mode, dominant à chaque étape économique, de division du travail,
la répartition des richesses, l'échange en particulier peuvent bien miner peu à peu les
rapports entre force de travail et moyens de production dont ils sont euxmêmes
sortis. Mais leur forme ne se modifie que lorsqu'un bouleversement radical, une
révolution a eu lieu dans les rapports dépassés entre force de travail et moyens de
production. Les bouleversements dans les rapports entre force de travail et moyens de
production constituentils les grandes pierres milliaires sur la voie de l'histoire
économique délimitentils les époques naturelles dans le devenir économique de la
société ? Combien il est important, pour comprendre l'histoire économique, d'en
distinguer clairement l'essentiel de l'inessentiel, c'est ce que montre un examen de la
méthode la plus appréciée aujourd'hui en Allemagne par l'économie politique
bourgeoise et la plus couramment adoptée pour diviser l'histoire économique. Nous
pensons à la division du professeur Bûcher. Dans sa Formation de l'économie natio
nale, le professeur Bûcher expose l'importance d'une division correcte en époques,
pour comprendre l'histoire économique. Selon son habitude, il n'aborde pas
simplement la question pour nous présenter le résultat de ses recherches rationnelles,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 104
mais commence par nous préparer à une juste appréciation de son œuvre en s'étendant
longuement sur les insuffisances de tous ses prédécesseurs.
« La première question », ditil, que doit se poser le spécialiste d'économie politi
que qui veut comprendre l'économie d'un peuple à une époque reculée, sera celleci :
l'économie estelle une économie nationale ? Ses phénomènes sontils de même
essence que ceux de notre actuelle économie d'échange, ou bien sontils essentielle
ment différents ? On ne peut répondre à cette question si l'on ne renonce pas à étudier
les phénomènes économiques du passé avec les mêmes procédés d'analyse
conceptuelle et de déduction psychologique qui ont fait brillamment leurs preuves
entre les mains des maîtres de l'ancienne économie politique « abstraite » pour l'étude
de l'économie du présent.
« On ne petit épargner à l'école « historique » moderne le reproche d'avoir trans
posé, au passé, presque sans examen, les catégories habituelles abstraites des
phénomènes de l'économie nationale moderne, au lieu de pénétrer l'essence des
époques économiques antérieures ou bien d'avoir manipulé les concepts de l'écono
mie d'échange jusqu'à ce qu'ils semblent tant bien que mal s'adapter à toutes les
époques économiques... Nulle part cela ne se remarque mieux que dans la manière
dont on caractérise les différences entre l'économie actuelle des peuples civilisés et
l'économie des époques passées ou des peuples pauvres en civilisation. Cela se
produit par l'énumération de prétendues étapes de l'évolution dans la désignation
desquelles on résume en un slogan toute la marche de l'évolution historique de
l'économie... Toutes les tentatives antérieures de ce genre souffrent d'un défaut : elles
ne nous donnent pas accès à l'essence des choses, mais restent à la sur. face. » 1
« 1º L'étape de l'économie domestique fermée (production purement pour soi
même, sans échange), étape à laquelle les biens sont consommés dans l'économie
même où ils sont nés.
1 Bücher : « Formation de l'économie nationale », p. 54.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 105
« 2º L'étape de l'économie urbaine (production pour les clients, échange direct),
étape à laquelle les biens passent directement de l'économie productrice à l'économie
de consommation.
Ce schéma de l'histoire économique est d'abord intéressant par ce qu'il ne contient
pas. Pour le professeur Bûcher, l'histoire économique commence par la communauté
agraire des peuples civilisés européens, donc par l'agriculture supérieure. Toute la
période, longue de plusieurs millénaires, où régnaient des rapports de production
antérieurs à l'agriculture supérieure, rapports dans lesquels vivent encore de nombreu
ses peuplades, Bücher, nous le savons, la caractérise comme « nonéconomie »,
comme période de la fameuse « recherche individuelle de la nourriture » et du « non
travail ». Le professeur Bûcher commence l'histoire de l'économie avec cette forme la
plus tardive du communisme primitif qui, avec la vie sédentaire et l'agriculture
supérieure, contient déjà en elle les germes de sa dissolution inévitable et du passage
à l'inégalité, à l'exploitation et à la société de classes. Grosse conteste le communisme
dans toute la période précédant le communisme agraire, Bûcher raye complètement
cette période de l'histoire de l'économie.
La seconde étape de l'« économie urbaine » fermée est une autre découverte
sensationnelle que nous devons au « génial coup d’œil » du professeur de Leipzig,
comme dirait Schurtz. Si par exemple l'« économie domestique fermée » d'une
communauté agraire se caractérisait par le fait qu'elle englobait un cercle de person
nes satisfaisant, toutes, leurs besoins économiques à l'intérieur de cette économie
domestique, c'est exactement l'inverse pour les villes médiévales d'Europe centrale et
occidentale elles seules en effet constituent pour Bûcher l'« économie urbaine ».
Dans la ville médiévale, il n'y a pas d' « économie » commune, mais pour employer
le jargon du professeur Bûcher autant d' « économies » que d'ateliers et de ménages
d'artisans des corporations, dont chacun produit, vend et consomme pour luimême
quoique selon les règles générales de la corporation et de la cité. La ville médiévale
d'Allemagne ou de France ne constituait pas un domaine économique « fermé », car
son existence s'appuyait directement sur l'échange avec la campagne dont elle
recevait nourriture et matières premières et pour laquelle elle fabriquait les produits
industriels. Bûcher construit autour de chaque ville un environnement rural fermé
qu'il incorpore à son « économie urbaine », en réduisant par commodité l'échange
entre la ville et la campagne à l'échange avec les paysans du plus proche voisinage.
Les cours des riches seigneurs féodaux qui constituaient les meilleurs clients du
commerce urbain et qui étaient en partie dispersées à la campagne loin de la ville, et
en partie avaient leur siège au centre de la ville en particulier dans les villes
1 Ibid, p. 58.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 106
impériales et épiscopales y formant leur propre domaine économique, sont laissées
complètement de côté. De même, Bûcher fait abstraction du commerce extérieur qui a
eu la plus grande importance pour la vie économique médiévale, et en particulier pour
le destin des cités. Ce qu'il y a de plus caractéristique pour les villes médiévales, le
fait qu'elles ont été le centre de la production marchande, devenue pour la première
fois quoique sur un territoire restreint la forme de production dominante, le
professeur Bücher l'ignore. Au contraire, la production marchande commence pour
lui avec l' « économie nationale » on sait que l'économie politique bourgeoise a
coutume d'appeler ainsi le système actuel de l'économie capitaliste, c'estàdire une «
étape » de la vie économique, dont la caractéristique est justement de n'être pas une
production marchande, mais une production capitaliste. Grosse appelle simplement «
industrie » la production marchande, par contre le professeur Bûcher transforme
simplement l'industrie en « production marchande », pour démontrer la supériorité
d'un professeur d'économie sur un pauvre sociologue.
Quiconque ramène ces formes économiques et sociales si éloignées les unes des
autres et ces époques historiques à un seul concept et à un seul schéma, doit appliquer
un critère vraiment original aux époques économiques. Le professeur Bûcher nous
explique luimême quel critère il applique pour créer sa nuit de l'« économie
domestique fermée » où tous les chats sont gris, en venant aimablement, par des
parenthèses, au secours de notre incompréhension. « Économie sans échange », tel est
le nom de cette première « étape » qui va des débuts de l'histoire écrite jusqu'aux
temps modernes et à laquelle succèdent la ville médiévale, « étape de l'échange
direct » et le système économique actuel, « étape de la circulation des biens ».
Autrement dit : nonéchange, échange simple et échange compliqué en termes un
peu plus courants : absence de commerce, commerce simple, commerce développé
tel est le critère que le professeur Bûcher applique aux époques économiques. Le
marchand existetil déjà ou non, s'identifietil avec le producteur ou représentetil
une personne à part, tel est le problème fondamental de l'histoire économique.
Faisons pour le moment cadeau de son « économie sans échange » au professeur ;
c'est une lubie professorale qu'on n'a encore découverte nulle part sur cette terre et
qui, appliquée à la Grèce et à la Rome antiques comme au Moyen Age féodal depuis
le Xe siècle, constitue une fantaisie historique d'une audace ahurissante. Prendre pour
critère du développement de la production en général non pas les rapports de
production, mais les rapports d'échange, placer le marchand au centre du système
économique et en faire la mesure de toutes choses, alors qu'il n'existe pas encore,
voilà le brillant résultat de l'« analyse conceptuelle et de la déduction psychologique »
et surtout voilà comment « on pénètre dans l'essence des choses » au lieu de « rester à
la surface » ! L'ancien schéma sans prétention de l'« école historique » : la division de
l'histoire économique en trois époques, « l'économie naturelle, l'économie monétaire
et l'économie de crédit », n'estil pas bien meilleur et plus proche de la vérité que ce
produit prétentieux de l'ingéniosité du professeur Bûcher, qui commence par faire la
fine bouche devant toutes « les anciennes tentatives de ce genre », pour prendre
ensuite comme fondement exactement cette même idée d'échange qui « reste à la
surface » des choses, et simplement la déformer par des arguties pédantes et en faire
un schéma complètement faux.
Ce n'est pas par hasard que la science bourgeoise « reste à la surface ». Parmi les
savants bourgeois, les uns, comme Friedricht List, divisent l'histoire selon la nature
extérieure des principales sources d'alimentation et distinguent des époques de chasse,
d'élevage, d'agriculture et d'industrie divisions qui ne suffisent même pas à une
histoire des civilisations faite de l'extérieur. D'autres, comme le professeur Hilde
brand, divisent l'histoire économique selon la forme extérieure de l'échange, en
économies naturelle, monétaire et de crédit ou, comme Bûcher, en économie sans
échange, économie d'échange direct et économie avec circulation des marchandises.
D'autres encore, comme Grosse, prennent la répartition des biens comme point de
départ de leur caractérisation des formes économiques. En un mot, les savants
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 108
bourgeois mettent au premier plan de leurs considérations historiques l'échange, la
répartition ou la consommation, tout sauf la forme sociale de la production, c'està
dire sauf ce qui justement à chaque époque historique est décisif et dont résultent
l'échange et ses formes, la répartition et la consommation dans leur aspect particulier.
Pourquoi en estil ainsi ? Pour la même raison qui les amène à voir dans
l'économie capitaliste l'étape suprême et ultime de l'histoire humaine et à nier son
évolution économique mondiale ultérieure et ses tendances révolutionnaires. La
forme sociale de la production, c'estàdire la question des rapports entre ceux qui
travaillent et les moyens de production est la question centrale de toute époque
économique, elle est le point sensible de toute société de classes où les moyens de
production échappent à ceux qui travaillent. Telle est, sous une forme ou une autre, la
base de ces sociétés, c'est la condition fondamentale de toute exploitation et de toute
domination de classe. Détourner l'attention de ce point sensible, se concentrer sur les
aspects extérieurs et secondaires, ce n'est sans doute pas là l'aspiration consciente du
savant bourgeois, mais la répugnance instinctive de la classe qu'il représente
intellectuellement à goûter au dangereux fruit de l'arbre de la connaissance. Un
professeur tout à fait moderne et célèbre, comme Bûcher, manifeste cet instinct de
classe avec un « coup d'œil génial», quand il enfourne allègrement dans un petit tiroir
de son schéma de vastes époques tout entières, comme le communisme primitif,
l'esclavage, le servage, avec leurs types fondamentalement distincts de rapports entre
la force de travail et les moyens de production, tandis qu'il entre dans des distinctions
nombreuses et subtiles en ce qui concerne l'histoire de l'industrie où il sépare l'un de
l'autre et tourne et retourne en pleine lumière l'« ouvrage domestique », l'« ouvrage
salarié », l'« ouvrage artisanal », etc.
Les idéologues des masses exploitées, les plus anciens défenseurs du socialisme,
les premiers communistes erraient dans les ténèbres et restaient suspendus en l'air
quand ils proclamaient l'égalité entre les hommes, tout en dirigeant leurs accusations
et leur lutte principalement contre la répartition injuste ou comme quelques
socialistes au XIXe siècle contre les formes modernes de l'échange. Lorsque les
meilleurs dirigeants de la classe ouvrière eurent compris que la répartition et
l'échange luimême dépendent, dans leur forme, de l'organisation de la production et
que ce qui est décisif dans celleci ce sont les rapports entre travailleurs et moyens de
production, les aspirations socialistes trouvèrent alors un fondement scientifique
solide. A partir de cette conception unifiée, la position scientifique du prolétariat se
sépare de celle de la bourgeoisie à l'entrée de l'histoire économique, comme elle s'en
séparait à l'entrée de l'économie politique. S'il est dans l'intérêt de classe de la bour
geoisie de masquer la question centrale de l'histoire économique dans ses transfor
mations historiques la forme prise par les rapports entre la force de travail et les
moyens de production l'intérêt du prolétariat exige que ces rapports soient mis au
premier plan, qu'ils deviennent le critère de la structure économique de la société.
Pour les travailleurs, il est nécessaire de considérer les grands tournants de l'histoire
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 109
Chapitre troisième
LA DISSOLUTION
DE LA SOCIÉTÉ
COMMUNISTE
PRIMITIVE
Retour à la table des matières
Examinons les institutions internes de la communauté germanique de la Marche,
celle qu'on a le mieux étudiée. Les Germains se fixèrent par tribus et par lignages
(Geschlechter) Dans chaque lignage, chaque père de famille se voyait attribuer un
emplacement pour y bâtir sa maison et sa ferme. Puis une partie du territoire était
utilisée pour la culture, chaque famille recevant un lot. D'après le témoignage de
César, il y avait au début de l'ère chrétienne une tribu allemande (les Suèves ou
Souabes) qui cultivait les champs en commun sans les avoir d'abord répartis entre les
familles, mais la redistribution annuelle des lots était déjà courante, en particulier à
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 111
l'époque de l'historien romain Tacite au le siècle. Dans certaines régions, ainsi dans la
commune de Frickhofen, en Nassau, les redistributions annuelles avaient encore cours
aux XVIIe et XVIIIe siècles. Au XIXe siècle encore, dans certaines communes du
Palatinat bavarois et au bord du Rhin, un tirage au sort avait lieu, quoique à inter
valles plus espacés : tous les trois, quatre, neuf, douze, quatorze, dixhuit ans. Ces
champs ne sont devenus définitivement des propriétés privées que vers le milieu du
XVIIIe siècle. Dans quelques régions d'Écosse aussi, des redistributions de champs
ont subsisté jusqu'à ces derniers temps. A l'origine, tous les lots étaient égaux et leur
dimension correspondait aux besoins moyens d'une famille, à la fertilité du sol et à la
productivité du travail. Ils étaient, selon la qualité du sol, de quinze, trente, quarante
arpents ou plus, dans les différentes régions. Dans la plus grande partie de l'Europe,
les lots tirés au sort se transformèrent dès les Ve et vie siècles en bien héréditaire des
familles conjugales, les tirages au sort s'espaçant de plus en plus, pour finalement ne
plus avoir lieu. Cela ne concernait que les champs. Tout le reste du territoire : forêts,
prés, eaux et surfaces non exploitées, restait propriété indivise de la Marche (Mark).
Ce que rapportaient les forêts par exemple servait à couvrir les besoins collectifs et
les dépenses publiques, ce qui restait était partagé. Les pâturages étaient utilisés en
commun. Ces pâtures ou terrains communaux se sont maintenus très longtemps, ils
existent encore dans les Alpes bavaroises, tyroliennes et suisses, en France (en
Vendée), en Norvège et en Suède.
Pour garantir une égalité complète dans la répartition des champs, on commençait
par diviser le territoire, selon la qualité du sol et l'exposition, en quelques quartiers
(aussi appelés « Oesch » ou « Gewann »), et chacun de ces quartiers était alors divisé
en autant de bandes étroites qu'il se trouvait d'ayants droit dans la Marche. Si l'un
d'entre eux avait un doute sur l'égalité de son lot par rapport aux autres, il pouvait à
tout moment demander une nouvelle mesure de tout le territoire et quiconque voulait
l'en empêcher était puni.
Lorsque le tirage au sort et la redistribution périodiques tombèrent complètement
en désuétude, le travail de tous les membres de la communauté, dans les champs,
resta entièrement commun et soumis aux règles rigoureuses de la collectivité. Il en
résultait pour tout membre l'obligation du travail en général. Car il ne suffisait pas
d'être installé sur le territoire pour être véritablement membre de la Marche. Il fallait
encore y habiter soimême et cultiver soimême son bien. Quiconque ne cultivait pas
sa part plusieurs années de suite, la perdait sans autre forme de procès et la commu
nauté pouvait la donner à cultiver à un autre de ses membres, le travail se faisant sous
la direction de la communauté. Dans les premiers temps de la colonisation par les
Germains, l'élevage était au centre de la vie économique et se pratiquait dans les prés
et pâturages communs sous la direction de bergers communaux. On utilisait comme
pâturage les terrains en jachère et les champs après la récolte. De cela seul résultait
déjà que les époques de semaille et de moisson, l'alternance des cultures et des
jachères pour chaque partie du territoire commun, la succession des ensemencements
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 112
L'élevage était pratiqué en commun ; garder ses troupeaux à part était interdit aux
membres de la Marche. Tous les animaux du village étaient répartis en troupeaux
communs selon les espèces animales ; chaque troupeau avait ses bergers et un animal
conducteur ; il était prescrit que les troupeaux devaient avoir des cloches. Le droit de
chasse et de pêche était commun sur le territoire de la communauté. Personne ne
pouvait poser des collets et des pièges sur sa parcelle sans en avertir les autres
membres. Les minerais et tout ce qui se trouvait dans la terre, plus profondément que
la charrue ne pouvait atteindre, appartenaient à la communauté et non à celui qui les
trouvait. Dans chaque communauté, il fallait que les artisans nécessaires s'installent.
Certes, les familles paysannes confectionnaient ellesmêmes la plupart des ustensiles
de la vie quotidienne. On cuisait au four, brassait la bière, filait et tissait à domicile.
De bonne heure cependant, certains métiers se spécialisèrent, en particulier ceux
concernant la fabrication des instruments agraires. Ainsi, dans la Marche forestière de
Woelpe, en BasseSaxe, les membres devaient « avoir un homme de chaque métier
dans la forêt qui puisse faire chose utile du bois ». Partout était prescrit aux artisans
l'espèce de bois qu'ils pouvaient utiliser et la quantité tolérée, ceci afin d'épargner la
forêt et de ne fabriquer que les objets nécessaires aux membres de la Marche. Les
artisans recevaient de la communauté ce dont ils avaient besoin pour vivre et avaient
en général exactement la même situation que la masse des paysans, mais ils n'avaient
pas les mêmes droits en partie parce qu'ils étaient itinérants, en partie, ce qui revient
au même, parce qu'ils n'avaient pas l'agriculture pour principale occupation ; or celle
ci était alors au centre de la vie économique, toute la vie publique, les droits et les
obligations des membres de la communauté tournaient autour d'elle. C'est pourquoi 1
ne pénétrait pas qui voulait dans la communauté. Il fallait, pour l'installation d'un
étranger, l'autorisation unanime de tous les membres. Et personne ne pouvait céder
son lot à un étranger, mais seulement à un membre de la Marche, et devant le tribunal
de la Marche.
À la tête de la Marche, il y avait le maire du village, appelé « Dorfgraf » ou
« Schultheiss », ailleurs « Markmeister » et « Centener ». Il était élu par les membres
de la communauté. Cette élection ne constituait pas seulement un honneur pour l'élu,
mais aussi une obligation : on n'avait pas le droit de refuser l'élection, sous peine de
sanction. Avec le temps, il est vrai, cette fonction devait devenir héréditaire dans
certaines familles. De là il n'y avait qu'un pas pour qu'elle devienne vénale à cause
du pouvoir et des revenus qu'elle apportait et qu'elle puisse être transmise, se
transformant ainsi, de fonction purement démocratique et élective, en un instrument
de domination de la commune. A l'apogée de la communauté, cependant, le chef de la
Marche n'était que l'exécuteur des volontés de la collectivité. Toutes les affaires
communes étaient réglées par l'assemblée de tous les membres de la Marche, qui
arbitrait les querelles et infligeait les sanctions. Toute l'organisation des travaux des
champs, les voies et les constructions, la police des champs et du village, étaient
décidées par l'assemblée, c'est à elle aussi qu'on rendait les comptes inscrits dans les
« livres de la commune ». La justice était rendue, oralement et publiquement, par les
assistants, sous la présidence du chef de la Marche. Seuls les membres de la
communauté pouvaient assister aux séances du tribunal, l'accès en était interdit aux
étrangers. Les membres de la communauté étaient tenus de témoigner les uns pour les
autres, de même qu'ils avaient le devoir de s'entraider fidèlement et fraternellement en
cas d'incendie, d'attaque ennemie, etc. Dans l'armée, les membres d'une communauté
formaient leur propre section et combattaient côte à côte. En cas de crimes ou de
dommages se produisant dans la Marche ou commis par un de ses membres à l'exté
rieur, toute la communauté était solidairement responsable. Les membres avaient
l'obligation d'héberger les voyageurs et d'aider les nécessiteux. Toute la Marche
formait à l'origine une communauté religieuse et depuis l'introduction du christia
nisme qui eut lieu très tard, au Xe Siècle seulement, chez une partie des Germains,
chez les Saxons par exemple une paroisse ecclésiastique. Enfin, la Marche
entretenait en général un maître d'école pour la jeunesse du village.
On ne peut imaginer rien de plus simple et de plus harmonieux que ce système
économique des anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale
est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste enserrent ici
l'activité de chacun et l'intègrent comme un élément du tout. Les besoins immédiats
de la vie quotidienne et leur satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et
l'aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble pour tous et décident
ensemble de tout. D'où proviennent et sur quoi se fondent cette organisation et le
pouvoir de la collectivité sur l'individu ? Du communisme du sol, c'estàdire de la
possession en commun du plus important moyen de production. Cependant les traits
typiques de l'organisation économique du communisme agraire apparaissent mieux si
on les étudie de façon comparative à l'échelle internationale, pour la saisir ainsi
comme force mondiale de la production dans sa diversité et sa souplesse inter
nationales.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 114
Tournonsnous vers l'ancien Empire Inca d'Amérique du Sud. Le territoire de cet
Empire, qui couvre les républiques actuelles du Pérou, de la Bolivie et du Chili,
autrement dit un territoire d'environ 3 364 600 km2 avec une population actuelle de 12
millions d'habitants, était administré à l'époque de la conquête par Pizarre, de la
même façon que pendant des siècles auparavant. Nous y trouvons les mêmes
institutions que chez les anciens Germains. Chaque communauté familiale, qui forme
en même temps une centurie d'hommes capables de porter les armes, occupe un
certain territoire qui lui appartient et, chose curieuse, porte même le même nom que
chez les Germains, la Marca. Les terrains cultivables étaient séparés du territoire de
la Marca, partagés en lots et tirés au sort chaque année avant les semailles entre les
familles. La dimension des lots dépendait de la grandeur des familles, donc de
l'importance de leurs besoins. Le chef du village, dont la fonction, à l'époque de la
formation de l'Empire, donc vers les Xe et XIe siècles, n'était déjà plus élective mais
héréditaire, recevait le plus grand lot. Au nord du Pérou, chaque famille ne cultivait
pas sa part de champ isolément, on travaillait en dizaines, sous la conduite d'un chef
institution dont certains faits indiquent aussi l'existence chez les anciens Germains. La
dizaine cultivait à la suite les unes des autres toutes les parts de ses membres, même
des absents qui étaient en train de servir à la guerre ou dans les corvées pour les Incas.
Chaque famille recevait les fruits de ce qui avait poussé sur son lot. N'avait droit à un
lot que celui qui habitait sur le territoire de la Marca et faisait partie du clan. Chacun
devait cultiver luimême sa part. Quiconque la laissait inculte pendant plusieurs
années (au Mexique, pendant trois ans) perdait ses droits. Les parts ne pouvaient être
ni vendues ni données. Il était rigoureusement interdit de quitter sa propre Marca et
de s'installer dans une autre, ce qui était sans doute en relation avec la force des liens
du sang dans les clans villageois. La culture des champs, dans les régions côtières où
la pluie ne tombe que périodiquement, a de tout temps exigé une irrigation artificielle,
des canaux que la communauté creusait collectivement. Il existait des règles strictes
pour l'utilisation de l'eau et sa répartition entre les différents villages et à l'intérieur
des villages. Chaque village avait aussi des « champs des pauvres» cultivés par tous
les membres de la communauté et dont la récolte était répartie par le chef du village
entre les vieillards, les veuves et les autres nécessiteux. Tout le reste du territoire, en
dehors des champs, était Marcapacha, territoire communal.
Dans la partie montagneuse du pays où la culture des champs ne réussissait pas,
un modeste élevage, presque exclusivement de lamas, constituait la base de l'exis
tence des habitants qui apportaient de temps en temps leur principal produit la laine
dans la vallée pour l'échanger avec les paysans contre du maïs, du poivre et des
haricots. Dans la montagne, il y avait, dès l'époque de la conquête, des troupeaux
privés et de sérieuses différences de richesse. Un Membre ordinaire de la Marca
possédait trois à dix lamas, tandis que le chef pouvait en avoir cinquante à cent. Le
sol, la forêt et les pâturages étaient propriété commune et il y avait, outre les
troupeaux privés, des troupeaux de village qui ne pouvaient être aliénés. A des dates
déterminées, une partie des troupeaux communs était abattue et la viande et la laine
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 115
en étaient réparties entre les familles. Il n'y avait pas d'artisans, chaque famille
confectionnait tout ce dont elle avait besoin pour le ménage. Il y avait des villages qui
se montraient particulièrement habiles dans telle ou telle activité : tissage, poterie ou
travail du métal. A la tête de chaque village, il y avait un chef, élu à l'origine, puis
héréditaire, qui surveillait la culture des champs ; pour toute affaire importante, il
s'assurait les conseils de l'assemblée des adultes qu'il convoquait au son de la conque.
Jusqu'ici la vieille Marca péruvienne a tous les traits essentiels de la Marche
germanique. Ce en quoi elle diffère de l'image typique que nous connaissons permet
de mieux pénétrer la nature de ce système social. Ce qu'il y avait de particulier dans
l'ancien Empire Inca, c'était qu'il s'agissait d'un pays conquis où s'était établie une
domination étrangère. Les conquérants, les Incas, faisaient certes aussi partie des
tribus indiennes, mais ils soumirent les tribus pacifiques et sédentaires des Vechua,
justement parce qu'elles vivaient isolées du monde, chaque village ne s'occupant que
de luimême, sans lien avec de plus grands territoires, sans intérêt pour tout ce qui
pouvait se passer en dehors du territoire de la Marca. Les Incas laissèrent en général
intacte cette organisation particulariste, qui leur avait facilité la conquête. Ils y
greffèrent un système raffiné d'exploitation économique et de domination politique.
Chaque Marca conquise devait mettre à part quelques champs, « champs des Incas »
ou « champs du soleil » qui continuaient à lui appartenir, mais dont les fruits
revenaient aux Incas ainsi qu'à leur caste de prêtres. De même, les tribus monta
gnardes de bergers devaient réserver une partie de leurs troupeaux, comme
« troupeaux des maîtres ». La garde de ces troupeaux, de même que la culture des
champs des Incas et des prêtres, était la corvée commune des membres de la
communauté. A cela s'ajoutaient les corvées du travail dans les mines et des travaux
publics, construction de chemins et de ponts, dont les maîtres prenaient la direction en
main, un service militaire à la discipline rigoureuse, enfin un tribut en jeunes filles qui
servaient soit de victimes pour les sacrifices rituels, soit de concubines aux Incas.
Ce sévère système d'exploitation laissait cependant intacte la vie intérieure des
communautés et leurs institutions communistes démocratiques ; les corvées et
redevances ellesmêmes étaient supportées collectivement par la Marca. Le plus
remarquable, c'est que l'organisation villageoise communiste n'était pas seulement,
comme si souvent déjà au cours de l'histoire, la base sûre et patiente d'un système
séculaire d'exploitation et d'asservissement, ce système luimême avait une organisa
tion communiste. En effet, les Incas qui s'installèrent confortablement sur le dos des
tribus péruviennes soumises, vivaient euxmêmes en associations de lignage et en
Marca. Leur résidence principale, la ville de Cuzco, n'était que la réunion d'une
douzaine et demie de logements dont chacun était le siège de la vie collective de tout
un clan, avec la tombe commune à l'intérieur, ainsi qu'un culte commun. Autour de
ces grandes demeures de clans, s'étendaient les territoires des clans Incas avec forêts
et pâturages indivis et champs partagés, cultivés en commun. En peuple primitif, ces
exploiteurs et dominateurs n'avaient pas encore renoncé au travail, ils se servaient
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 116
seulement de leur situation de maîtres pour vivre mieux que leurs sujets et apporter de
plus d'abondants sacrifices à leur culte. L'art moderne de se nourrir exclusivement du
travail d'autrui et de faire de l'oisiveté l'attribut du pouvoir était étranger à cette
organisation sociale où la propriété commune et l'obligation générale de travailler
constituaient des coutumes populaires profondément enracinées. L'exercice du
pouvoir politique luimême était organisé comme une fonction commune des familles
Incas. Les administrateurs Incas établis dans les provinces du Pérou. dont la fonction
était analogue à celle des résidents hollandais dans l'archipel malais, étaient
considérés comme les délégués de leurs clans à Cuzco où ils gardaient leur place dans
les habitations collectives et participaient à la vie de leur propre communauté. Tous
les ans, ces délégués rentraient à Cuzco pour la fête d'été y rendaient compte de la
façon dont ils avaient exercé leur fonction et célébraient la grande fête religieuse avec
les autres membres de leur tribu.
Nous avons ici, dans une certaine mesure, deux couches sociales, l'une audessus
de l'autre, toutes deux organisées intérieurement selon un mode communiste, et vivant
entre elles dans des rapports d'exploiteurs à exploités. Ce phénomène peut paraître
incompréhensible à première vue, parce qu'en contradiction brutale avec les principes
d'égalité, de fraternité et de démocratie, qui servaient de base à l'organisation des
communautés agraires. Nous avons justement ici la preuve vivante que les institutions
communistes primitives avaient en réalité peu de chose à voir avec quelques principes
que ce soit d'égalité et de liberté universelles. Ces « principes » appliqués dans leur
validité universelle pour tous les pays, au moins pour tous les pays « civilisés », c'est
àdire pour les pays de civilisation capitaliste, à l'« homme » abstrait, donc à tous les
hommes, sont un produit tardif de la société bourgeoise moderne dont les révolutions
en Amérique comme en France les ont d'ailleurs proclamés pour la première fois.
La société communiste primitive ignorait les principes généraux valables pour tous
les hommes ; son égalité et sa solidarité naissaient des traditions communes de liens
du sang et de la propriété commune des moyens de production. L'égalité de droits et
la solidarité des intérêts n'allaient pas plus loin que n'allaient ces liens du sang et cette
propriété. Tout ce qui se trouvait hors de ces limites qui n'allaient pas plus loin que
les quatre pieux du village ou, plus largement, que les frontières du territoire d'une
tribu était étranger et pouvait même être ennemi. Les communautés fondées à
l'intérieur sur la solidarité économique pouvaient et devaient même être poussées
périodiquement par le bas niveau de développement de la production, par le rende
ment médiocre ou l'épuisement de la source de nourriture et l'accroissement de la
population, à entrer en conflit mortel d'intérêts avec d'autres communautés de même
genre. Il fallait alors que le combat bestial, la guerre, décide de l'issue du conflit,
extermination d'un des camps ou plus souvent établissement de rapports d'exploi
tation. Ce n'était pas le dévouement aux principes abstraits d'égalité et de liberté qui
était à la base du communisme primitif, c'était la nécessité d'airain du bas niveau de
développement de la civilisation humaine, de l'impuissance humaine face à la nature,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 117
qui leur imposait comme une condition absolue d'existence de s'associer solidement
en groupes importants et de procéder de façon unie et planifiée dans leur travail, dans
leur lutte pour l'existence.
Cette même domination très limitée de la nature restreignait le plan commun et le
travail commun à un territoire relativement réduit de prairies naturelles ou de champs
défrichés autour du village, et les rendaient tout à fait impropres à l'action commune
sur une plus grande échelle. Le niveau primitif de l'agriculture ne permettait pas de
cultures dépassant le territoire du village et fixait ainsi des limites très étroites à la
solidarité d'intérêts. Ce bas niveau de la productivité du travail provoquait
périodiquement des conflits d'intérêts entre les différents groupes sociaux et la
violence brutale, seul moyen de régler ces conflits. La guerre demeura la méthode
permanente pour résoudre les conflits d'intérêts entre communautés sociales jusqu'à
ce que le plus haut niveau de développement de la productivité du travail, c'estàdire
la maîtrise parfaite des hommes sur la nature, mît un terme à leurs conflits d'intérêts
matériels. Mais si le heurt entre les diverses communautés communistes primitives
était une donnée permanente, l'issue en était décidée à son tour par le développement
de la productivité du travail. S'agissaitil d'un conflit entre deux peuples de nomades
éleveurs de bétail qui se disputaient des pâturages ? Seule la violence brutale pouvait
décider qui resterait maître du terrain et qui devait être refoulé vers des régions
inhospitalières et arides, ou être exterminé. Là où l'agriculture était déjà assez
prospère pour pouvoir assurer une bonne nourriture sans absorber toute la force de
travail et toute la vie des intéressés, là existait aussi le fondement d'une exploitation
systématique de ces paysans par des conquérants étrangers. C'est ainsi que nous
voyons s'instaurer une situation comme celle du Pérou où une société communiste
exploite une autre société communiste. Cette structure originale de l'Empire Inca est
importante ; elle nous permet de comprendre une série de formations semblables dans
l'antiquité classique, en particulier au seuil de l'histoire grecque.
Quand l'histoire écrite nous informe brièvement que, dans l'île de Crête, dominée
par les Doriens, les populations asservies devaient livrer à la commune, en en retirant
seulement de quoi pourvoir à leur entretien et à celui de leur famille, tout le produit
de leurs champs, avec lequel les hommes libres (c'estàdire les maîtres doriens)
couvraient les frais de leurs repas communs ; ou bien qu'à Sparte, cité dorienne
également, il y avait des « esclaves d'État », les Hélotes, que l'État cédait aux
individus pour cultiver leurs lots, ces situations sont d'abord pour nous une énigme.
Un savant bourgeois, comme le professeur de Heidelberg, Max Weber, avance, pour
expliquer ces curieuses traditions de l'histoire, les hypothèses les plus étranges du
point de vue de la situation et des notions actuelles. « La population asservie est
traitée ici (à Sparte) comme des esclaves d'État, ses contributions en nature servent à
l'entretien des guerriers, en partie de façon commune, en partie de telle sorte que
l'individu vive du produit de certains champs cultivés par des esclaves, qu'il
s'approprie dans des mesures variées, de plus en plus héréditairement. De nouvelles
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 118
attributions des lots et une nouvelle répartition de ceuxci passaient pour possibles à
l'époque historique et semblent se produire. Ce ne sont naturellement pas des
redistributions des champs (« naturellement », un professeur bourgeois ne doit rien
admettre de tel, s'il le peut), mais en quelque sorte des redistributions des rentes
foncières. Des considérations militaires, en particulier une politique militaire de la
population, décident de tous les détails... Le caractère de féodalisme urbain de cette
politique se manifeste sous une forme caractéristique en ceci que les biens fonciers
d'un homme libre, cultivés par un esclave, sont, à Gortyn, soumis à ce droit militaire
spécial : ils constituent le Klaros qui est soumis à l'intérêt de la sustentation de la
famille du guerrier (traduit du langage professoral en langage clair : les parcelles de
champs sont la propriété de l'ensemble de la cité, aussi ne doiventelles pas être
aliénées ni réparties après la mort du possesseur du lot, ce que le professeur Weber
explique ailleurs comme une sage mesure « pour empêcher le morcellement de la
fortune » et « dans l'intérêt du maintien de lots dignes de l'état de guerrier »).
L'organisation culmine dans l'institution de la table commune pour les guerriers, à la
façon d'un mess d'officiers, les « Syssities », et par l'éducation commune des enfants
par l'État, en vue d'en faire des guerriers, à la façon d'un établissement de cadets. » 1
Pour qui connaît la structure interne de l'Empire Inca, la situation dépeinte ci
dessus ne présente pas de difficultés. Elle est indubitablement le produit de l'existence
de deux formations sociales communistes dont l'une est une société agraire exploitée
par l'autre. Dans quelle mesure les fondements communistes se perpétuent dans les
mœurs des maîtres et dans la situation des opprimés, cela dépend du degré d'évo
lution, de la durée et de l'environnement de ces formations, qui peuvent présenter
toutes les graduations. L'Empire Inca où les maîtres travaillent euxmêmes, où la
propriété foncière des opprimés est intacte et où chaque couche sociale est organisée
de façon fermée, peut sans doute être considéré comme la forme la plus ancienne de
tels rapports d'exploitation, qui n'ont pu se conserver que grâce au niveau relative
ment primitif de civilisation et à l'isolement du monde dans lequel ce pays a vécu
pendant des siècles. A un stade plus avancé, les informations transmises sur la Crête
par la tradition montrent que la communauté paysanne exploitée devait livrer tout le
produit de son travail sauf ce qui était nécessaire à son entretien, la communauté
dominante ne vivait pas de son propre travail des champs, mais de ce que lui remettait
la collectivité exploitée, cependant elle le consommait selon un mode communiste.
Un pas plus loin dans l'évolution, nous trouvons Sparte où le sol n'est plus la propriété
de la communauté asservie, mais des maîtres qui la tirent au sort et la répartissent
1 « Lexique des sciences politiques ». Volume I: «Relations agraires dans l'Antiquité». 2e éd.,
p. 69.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 119
De ces formes multiples de l'exploitation naturelle d'hommes soumis militaire
ment par une communauté, à l'achat d'esclaves par les individus, il n'y avait qu'un pas.
Ce pas fut rapidement franchi en Grèce grâce aux échanges maritimes et au
commerce international avec leurs conséquences dans les États insulaires et côtiers.
Cicetti luimême distingue deux types d'esclavage : « La forme la plus ancienne, la
plus importante et la plus répandue de servitude économique » ditil « que nous
trouvons au seuil de l'histoire grecque, n'est pas l'esclavage, mais une forme de
servage qu'on pourrait presque appeler du vasselage. » Et Theopompus remarquait :
« Les premiers parmi les Héllènes, après les Thessaliens et les Lacédémoniens, les
habitants de l'île de Chio, se servirent d'esclaves, mais ils ne les acquirent pas de la
même façon que ceuxlà... On peut voir que les Lacédémoniens et les Thessaliens ont
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 120
formé leur classe d'esclaves à partir de Héllènes qui habitaient avant eux le pays qu'ils
possèdent maintenant, en forçant les Achéens, les Thessaliens, les Perrèbes, les
Magnètes, à se mettre à leur service et en les appelant Hélotes ou Pénestes. Les
habitants de Chio, en revanche, ont acquis comme esclaves des barbares (non Grecs)
pour lesquels ils ont payé le prix. » Et la raison de cette différence, ajoute avec raison
Cicotti, ce sont les degrés différents d'évolution des peuples de l'intérieur d'une part,
et des peuples insulaires d'autre part. L'absence totale ou l'insignifiance de la richesse
accumulée et le développement insuffisant des échanges commerciaux excluaient
dans un cas une production directe et croissante des propriétaires ainsi que l'utilisa
tion directe d'esclaves et conduisaient à la forme plus rudimentaire du tribut, à une
division du travail et à une formation de classes qui faisaient de la classe dominante
une troupe en armes et de la classe dominée une masse paysanne. » 1
L'organisation interne de l'Empire Inca nous a dévoilé un aspect important de la
société primitive et montré en même temps une des voies de son déclin. En étudiant le
chapitre suivant dans l'histoire des Indiens péruviens et des autres colonies espagnoles
d'Amérique, nous verrons une autre voie prise par cette forme de société. Nous avons
surtout là une autre méthode de conquête, inconnue de la domination inca. La
domination des Espagnols, premiers Européens dans le Nouveau Monde, commença
aussitôt par l'extermination impitoyable des populations soumises. D'après des
témoignages des Espagnols euxmêmes, le nombre des Indiens exterminés par eux en
quelques années, après la découverte de l'Amérique, atteint 12 à 15 millions. « Nous
sommes autorisés à affirmer », dit Las Casas, « que les Espagnols, par leurs traite
ments monstrueux et inhumains, ont exterminé 12 millions d'hommes, femmes et
enfants compris ; à mon avis personnel, le nombre des indigènes disparus à cette
époque dépasse même les 15 millions. » « Dans l'île de Haïti », dit Handelmann, « le
2
nombre des indigènes trouvés par les Espagnols se montait en 1492 à un million, en
1508 il n'en reste plus que 60 000 et neuf années plus tard, 14 000, de sorte que les
Espagnols durent recourir à l'importation d'Indiens des îles voisines pour avoir la
maind’œuvre nécessaire. Pendant la seule année 1508, 40 000 indigènes des îles
Bahama furent transportés à Haïti et transformés en esclaves. » 3
Les Espagnols se livrèrent à une véritable chasse aux peauxrouges qu'un témoin
et acteur, l'Italien Girolamo Benzoni, nous a décrite : « En partie par manque de
nourriture, en partie par le chagrin d'être séparés de leurs pères, mères et enfants », dit
Benzoni après une de ces chasses dans l'île de Koumagna où 4 000 Indiens avaient été
capturés, « la plupart des esclaves indigènes moururent pendant le trajet vers le port
de Koumani. Chaque fois qu'un esclave était trop fatigué pour avancer aussi vite que
ses camarades, les Espagnols, de peur qu'il ne reste en arrière et ne les attaque dans le
1 Ciccotti : « Le déclin de l'esclavage dans l'Antiquité », pp. 3738.
2 « Brevissima Relacion de la destinacion de las Indias », Sevilla 1552, cité par Kovalevsky.
3 Heinrich Handelmann: « Histoire de l'île de Haïti », Kiel 1856, p. 6.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 121
dos, le transperçaient par derrière de leurs poignards et l'assassinaient inhumainement.
C'était un spectacle à vous fendre le cœur que de voir ces malheureux êtres,
entièrement nus, épuisés, blessés et si affaiblis par la faim qu'ils pouvaient à peine se
tenir debout. Des chaînes de fer enserraient leur cou, leurs mains et leurs pieds. Il n'y
avait pas de femme parmi eux qui n'eût été violée par ces brigands (les Espagnols) qui
se livraient alors à une débauche si répugnante que beaucoup en restaient pour
toujours dévorés par la syphilis... Tous les indigènes soumis à l'esclavage sont
marqués au fer rouge. Sur ce, les capitaines en mettent une partie de côté pour eux et
répartissent le reste entre les soldats. Ces derniers les jouent entre eux ou les vendent
aux colons espagnols. Des marchands qui ont échangé cette marchandise contre du
vin, de la farine, du sucre et autres objets de nécessité courante, transportent les
esclaves dans les parties des colonies espagnoles où la demande est la plus grande.
Pendant le transport, une partie de ces malheureux périt par suite du manque d'eau et
de l'air vicié dans les cabines, ce qui vient de ce que les marchands entassent tous les
esclaves tout au fond du navire, sans leur laisser assez de place pour s'asseoir ni assez
d'air pour respirer. » Pour s'épargner cependant la peine de chasser les peauxrouges
1
et la dépense de leur achat, les Espagnols instaurèrent dans les îles et sur le continent
américain le système dit des Repartimientes, c'estàdire du partage de la terre. Tout
le territoire conquis était divisé en enclos dont le chefs, les « caciques », se voyaient
simplement imposer de livrer euxmêmes aux Espagnols le nombre d'esclaves exigés.
Tout colon espagnol en recevait périodiquement du gouverneur un certain nombre à
condition de « veiller à leur conversion au christianisme » Les mauvais traitements
2
infligés aux esclaves par les colons dépassaient tout ce qu'on peut concevoir. L'assas
sinat luimême était une délivrance pour les Indiens. « Tous les indigènes capturés par
les Espagnols », dit un contemporain, « sont contraints par eux à des travaux fatigants
et pénibles dans les mines, loin de leur pays natal et de leur famille, et sous la menace
de continuels châtiments corporels. Rien d'étonnant à ce que des milliers d'esclaves
qui ne voient pas d'autre possibilité d'échapper à leur cruel destin, non seulement
mettent fin euxmêmes à leurs jours, par la pendaison, la noyade ou tout autre moyen,
mais encore tuent auparavant leurs femmes et leurs enfants, pour faire ainsi cesser
une fois pour toutes leur malheur commun et sans issue. D'autre part, les femmes
recourent à l'avortement ou évitent le commerce des hommes pour ne pas donner
naissance à des esclaves. » 3
répandaient systématiquement les histoires les plus effrayantes sur l'anthropophagie et
les autres crimes des Indiens, de sorte qu'un historien français de l'époque, Marly de
Chatel, a pu raconter dans son Histoire générale des Indes occidentales (Paris,
1569) : « Dieu les a punis de leur méchanceté et de leurs vices Par l'esclavage, car
même Cham n'a pas pêché contre son père Noé aussi gravement que les Indiens
envers Dieu. » Pourtant, à peu près à la même époque, un Espagnol, Acosta, écrivait
dans son Historia natural y moral de las Indias (Barcelone, 1591) que ces mêmes
Indiens étaient un « peuple débonnaire, toujours prêt à rendre service aux Européens,
un peuple qui manifeste dans son comportement une innocence si touchante et une
telle sincérité que si l'on n'est pas dépourvu de toute qualité humaine, il est impossible
de les traiter autrement qu'avec tendresse et amour. »
Il y eut évidemment des tentatives pour s'opposer à ces atrocités. En 1531, le Pape
Paul III publia une Bulle où il déclarait que les Indiens faisaient partie du genre
humain et ne devaient donc pas être réduits en esclavage. Le Conseil Impérial
espagnol pour les Indes occidentales, lui aussi, se prononça plus tard contre
l'esclavage. Ces décrets réitérés témoignent plus de l'insuccès que de la sincérité de
ces efforts.
Ce qui libéra les Indiens de l'esclavage, ce ne fut pas la pieuse action des religieux
catholiques ni les protestations des rois espagnols, mais le simple fait que leur
constitution tant physique que psychique les rendait absolument inaptes au dur travail
d'esclavage. A la longue, les pires atrocités des Espagnols ne purent rien contre cette
impossibilité ; les peauxrouges en esclavage mouraient comme des mouches,
s'enfuyaient ou se tuaient euxmêmes, bref, l'affaire n'était pas du tout rentable. Ce
n'est que lorsque le chaleureux et infatigable défenseur des Indiens, l'évêque Las
Casas, eut l'idée de remplacer des Indiens inaptes par de plus robustes Noirs importés
d'Afrique, qu'il fut mis fin aux inutiles expériences faites avec les Indiens. Cette
découverte pratique a eu un effet plus rapide et plus décisif que tous les pamphlets de
Las Casas sur les atrocités espagnoles. Après quelques décennies, les Indiens furent
libérés de l'esclavage, et l'esclavage des nègres commença, pour durer quatre siècles.
A la fin du XVIIIe siècle, un honnête Allemand, le « brave vieux Nettelbeck » de
Kelberg, capitaine de navire, emmenait de Guinée en Guyenne, où d'autres « braves
Prussiens » exploitaient des plantations, des centaines d'esclaves noirs dont il avait
fait emplette en Afrique, avec d'autres marchandises, et qu'il avait entassés dans les
cales de son vaisseau, tout comme les capitaines espagnols du XVIe siècle. Le
progrès du siècle des lumières et son humanité se manifestent en ce que Nettelbeck,
pour remédier à la mélancolie et au dépérissement de ses esclaves, les faisait tous les
soirs danser sur le pont en musique et au claquement des fouets, idée que les grossiers
marchands espagnols d'esclaves n'avaient pas encore eue. Et à la fin du XIXe Siècle,
en 1871, le noble David Livingstone qui avait passé trente ans en Afrique à la
recherche des sources du Nil, écrivait dans sa célèbre lettre à l'Américain Gordon
Bennett : « Si mes révélations sur la situation en Oudjidji devaient mettre fin à
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 123
l'effroyable commerce des esclaves en Afrique orientale, j'attacherais plus de prix à ce
résultat qu'à la découverte de toutes les sources du Nil. Chez vous, l'esclavage a
partout été aboli, tendeznous votre main secourable et puissante pour obtenir aussi ce
résultat. Ce beau pays est frappé du mildiou ou de la malédiction du ToutPuissant... »
Le sort des Indiens dans les colonies espagnoles n'en fut pas pour autant amélioré.
Un nouveau système de colonisation remplaça simplement le précédent. Au lieu des
Repartimientes, qui visaient directement à l'esclavage de la population, on instaura les
Encomiendas. Formellement, on reconnaissait aux habitants la liberté personnelle et
la propriété entière du sol. Les territoires étaient seulement placés sous la direction
administrative des colons espagnols, descendants pour la plupart des premiers
Conquistadores, qui devaient, en tant qu'« Encomenderos », exercer une tutelle sur les
Indiens déclarés mineurs et, particulièrement, répandre le christianisme parmi ceux
ci. Pour couvrir les frais de la construction d'églises comme pour les dédommager de
leur propre peine dans l'exercice de leur tutelle, les « Encomenderos » avaient le droit
légal de lever sur la population des « redevances modérées en argent et en nature ».
Ces prescriptions suffirent pour transformer bientôt les « encomiendas » en enfer pour
les Indiens. On leur laissait la terre, propriété indivise des tribus. Les Espagnols n'y
comprenaient ou ne voulaient y comprendre que les terres arables. Les terres
inutilisées ou même souvent celles qui étaient en jachère, ils se les appropriaient
comme « pays désert», de façon si systématique et éhontée que Zurita écrit à ce
sujet : « Il n'y a pas une parcelle de sol, pas une ferme qui n'aient été déclarées
propriété des Européens, sans égard pour l'atteinte ainsi portée aux intérêts et aux
droits de propriété des indigènes que l'on force ainsi à quitter les territoires habités
par eux depuis des temps immémoriaux. Il n'est pas rare qu'on leur prenne même les
terres cultivées par euxmêmes sous le prétexte qu'ils ne les auraient ensemencées que
pour empêcher les Européens de se les approprier. Grâce à ce système, les Espagnols
ont tellement étendu leurs possessions dans quelques provinces qu'il ne reste plus de
terre du tout à cultiver pour les Indiens. » En même temps, les « Encomenderos »
1
augmentèrent tellement les redevances « modérées » que les Indiens étaient écrasés
sous les charges. « Tous les biens de l'Indien », dit le même Zurita, « ne lui suffisent
pas à payer les impôts. On rencontre chez les peauxrouges beaucoup de gens dont la
fortune ne se monte même pas à un « peso » et qui vivent de leur travail salarié ; il ne
reste pas même assez aux malheureux pour entretenir leur famille. C'est pourquoi si
souvent les jeunes gens préfèrent les relations hors mariage, surtout quand leurs
parents ne disposent pas même de quatre ou cinq « reals ». Les Indiens peuvent
difficilement s'offrir le luxe de vêtements ; beaucoup, n'ayant pas les moyens de se
vêtir, ne sont pas en état d'assister au service divin. Quoi d'étonnant à ce que
beaucoup tombent dans le désespoir, ne trouvant pas les moyens de procurer la
nourriture nécessaire à leurs familles... J'ai appris lors de mes derniers voyages que
beaucoup d'Indiens se sont pendus par désespoir, après avoir expliqué à leurs femmes
1 « Zurita », pp. 5759 (Kovalevsky, 62).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 124
et à leurs enfants qu'ils le faisaient parce qu'ils ne pouvaient payer les impôts exigés
d'eux. » 1
Pour compléter le vol des terres et la pression des impôts, vint le travail forcé. Au
début du XVIIe siècle, les Espagnols reviennent au système formellement abandonné
au XVIe siècle. L'esclavage a été aboli pour les Indiens ; il est remplacé par un
système particulier de travail forcé qui ne s'en distingue presque pas. Dès le milieu du
XVIe siècle, voici quelle est, selon la description de Zurita, la situation des Indiens
salariés travaillant chez les Espagnols : « Les Indiens n'ont d'autre nourriture pendant
tout ce temps que du pain de maïs... L'« Encomendor » les fait travailler du matin
jusqu'au soir, les laissant nus dans le gel du matin et du soir, sous la tempête et
l'orage, sans leur donner d'autre nourriture que des pains à demimoisis... Les Indiens
passent la nuit à l'air libre. Comme on ne verse le salaire qu'à la fin de la période de
travail forcé, les Indiens n'ont pas les moyens de s'acheter les vêtements chauds
nécessaires. Rien d'étonnant à ce que, dans de telles conditions, le travail chez les
« Encomenderos » soit extrêmement fatigant ; il peut être considéré comme une des
causes de leur rapide extinction.» Or ce système de travail salarié forcé fut instauré
2
légalement par la Couronne espagnole au début du XVIIe siècle. La loi explique que
les Indiens ne voulaient pas travailler d'euxmêmes mais que sans eux, les mines ne
pouvaient que difficilement être exploitées, malgré la présence des Noirs. On oblige
donc les villages indiens à fournir le nombre de travailleurs exigés (un septième de la
population au Pérou, un quart en Nouvelle. Espagne), qui sont livrés à la merci des
« Encomenderos ». Les mortelles conséquences du système apparaissent bientôt.
Dans un écrit anonyme adressé à Philippe IV et intitulé Rapport sur la dangereuse
situation du royaume du Chili du point de vue temporel et spirituel, on peut lire : « La
diminution rapide du nombre des indigènes a pour cause bien connue le système du
travail forcé dans les mines et dans les champs des « Encomenderos ». Bien que les
Espagnols disposent d'une énorme quantité de nègres, bien qu'ils aient soumis les
Indiens à des impôts infiniment plus lourds que ceuxci n'en avaient versé à leurs
chefs avant la conquête, ils estimaient néanmoins impossible de renoncer au système
des travaux forcés. » 3
Les travaux forcés avaient en outre pour conséquence que souvent les Indiens
n'étaient pas en mesure de cultiver leurs champs, ce qui offrait à nouveau aux
Espagnols un prétexte pour se les approprier comme « terre déserte ». Le déclin de
l'agriculture indienne offrait naturellement un terrain propice à l'usure. « Sous la
domination indigène, les Indiens ne connaissaient pas les usuriers », dit Zurita. Les
Espagnols leur firent faire connaissance approfondie avec ce beau produit de
l'économie monétaire et de la pression fiscale. Grevées de dettes, les terres indiennes
qui n'avaient pas été dérobées par les Espagnols passèrent massivement dans les
1 « Zurita », p. 329 (Kovalevsky, 63).
2 « Zurita », XI, p. 295 (Kovalevsky, p. 65).
3 Cité par Kovalevsky, p. 66.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 125
mains des capitalistes espagnols, et l'estimation de ces terres constituerait encore un
chapitre à part dans la bassesse européenne. Le vol des terres, les impôts, le travail
forcé et l'usure formaient une étreinte de fer qui brisa l'existence des communautés
agraires indiennes. L'effondrement des assises économiques suffit déjà à désagréger
l'ordre publique traditionnel et les liens sociaux entre Indiens. Ces assises économi
ques, de leur côté, les Espagnols les détruisirent systématiquement en démantelant les
autorités traditionnelles. Les chefs de villages et les chefs de tribus devaient être
confirmés dans leur fonction par les « Encomenderos », et ceuxci en profitaient pour
y mettre leurs créatures, les individus les plus dépravés de la société indienne. Un
moyen favori des Espagnols consistait aussi à monter systématiquement les Indiens
contre leurs chefs. Sous le prétexte chrétien de protéger les indigènes de l'exploitation
par leurs chefs, ils les libéraient de toute obligation de verser les redevances
traditionnelles à ces chefs. « Les Espagnols », dit Zurita, « croient pouvoir s'appuyer
sur ce qui se passe actuellement en Espagne, pour affirmer que les chefs dépouillent
leurs tribus, mais ils sont euxmêmes responsables de ces extorsions, car ce sont eux
qui ont privé les anciens chefs de leur position et de leurs revenus et les ont remplacés
par de nouveaux, choisis parmi leurs créatures. » 1
Ils cherchaient également à provoquer des émeutes quand les chefs de village ou
de tribus protestaient contre l'aliénation illégale de terres de tel ou tel membre de la
communauté au profit des Espagnols. Le résultat en était des révoltes chroniques et
une succession de procès entre indigènes au sujet de cessions illégales de terres. A la
misère, à la faim, à l'esclavage, l'anarchie venait s'ajouter, pour faire de l'existence des
Indiens un véritable enfer. Le bilan de cette tutelle espagnole et chrétienne pouvait se
résumer ainsi : passage des terres aux mains des Espagnols et extinction des Indiens.
« Dans tous les territoires espagnols des Indes », dit Zurita, « les tribus indigènes
disparaissent complètement ou s'amenuisent, bien que certains prétendent le contraire.
Les indigènes quittent leurs maisons et leurs terres qui ont perdu pour eux leur valeur,
étant donné les énormes redevances en nature et en argent ; ils émigrent dans d'autres
pays, errant continuellement d'une région à l'autre, ou se cachent dans les forêts, au
risque de devenir un jour ou l'autre la proie des bêtes sauvages. Beaucoup mettent fin
à leur vie par le suicide, comme j'ai pu moimême le constater plusieurs fois par
observation personnelle ou en interrogeant les habitants du lieu. » Un demisiècle
2
plus tard, un autre haut fonctionnaire du gouvernement espagnol au Pérou, Juan Orter
de Cervantes, rapporte que « la population indigène dans les colonies espagnoles se
réduit de plus en plus, elle abandonne ses habitations, laisse la terre inculte, de sorte
que les Espagnols ont de la peine à trouver assez d'agriculteurs et de bergers. Les
Mitayes, tribu sans laquelle l'exploitation des mines d'or et d'argent est impossible,
soit abandonnent complètement les villes habitées par les Espagnols, soit s'éteignent
avec une étonnante rapidité, s'ils y restent ». Il faut en réalité admirer l'incroyable
3
1 « Zurita », p. 87, cité par Kovalevsky, p. 69.
2 « Zurita », p. 341.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 126
résistance du peuple indien et des institutions communistes agraires dont, malgré ces
conditions, des restes se sont conservés jusqu'au XIXe siècle.
La grande colonie anglaise des Indes nous montre les destins de l'ancienne com
munauté agraire sous un autre aspect. Ici, mieux qu'en aucun autre coin du monde, on
peut étudier les formes les plus diverses de la propriété du sol qui figurent, comme
projetée sur une surface plane, l'histoire de millénaires. Communautés villageoises à
côté de communautés de lignage, redistribution périodique de parcelles égales de
terrain à côté de l'attribution à vie de parcelles inégales, culture du sol en commun à
côté de l'exploitation individuelle privée, égalité de tous les habitants du village dans
leurs droits sur les terres de la commune à côté de privilèges accordés à certains
groupes, enfin, à côté de toutes ces formes de propriété commune, la pure propriété
privée du sol, soit sous la forme de minuscules parcelles paysannes, soit de terres
affermées à court terme, soit d'immenses latifundia voilà tout ce que l'on pouvait, il y
a encore quelques décennies, étudier grandeur nature aux Indes. Que les commu
nautés agraires soient une très ancienne institution aux Indes, c'est ce dont témoignent
les documents juridiques indiens ainsi le plus ancien droit coutumier codifié, le
Manou, qui date du IXe siècle av. J.C. et contient de nombreuses prescriptions
concernant les contestations de frontières entre communautés, les terres, l'installation
de nouvelles communautés sur les terres indivises d'anciennes communautés. Ce code
ne connaît de propriété que fondée sur le travail personnel ; il mentionne encore
l'artisanat comme occupation annexe de l'agriculture ; il cherche à mettre en échec la
puissance économique des Brahmines, c'estàdire des prêtres, en ne leur permettant
de recevoir en cadeaux que des biens meubles. Les futurs princes indigènes, les
radjas, ne figuraient dans ce code que comme chefs élus de tribus. Les deux codes
plus récents, le Yadjnavalkia et le Narada, du Ve siècle, voient aussi l'organisation
sociale, dans l'association de lignage, et la force publique de même que la justice sont
ici entre les mains de l'assemblée de la communauté. Celleci est responsable
solidairement des manquements et crimes de ses membres. Un chef élu est à la tête du
village. Ces deux codes conseillent de choisir, pour exercer cette fonction, les
hommes les plus justes et les plus pacifiques et de leur obéir en tout. Le code Narada
distingue deux sortes de communautés : les « parents », c'estàdire les communautés
basées sur le lignage, et les « cohabitants », c'estàdire les communautés de voisina
ge. Les deux codes ne connaissent que la propriété fondée sur le travail personnel :
une terre abandonnée appartient à celui qui la prend pour la cultiver, une possession
illégitime n'est pas reconnue, même après trois générations, s'il n'y a pas eu travail
personnel.
Jusqu'ici, nous voyons donc le peuple indien vivre dans les mêmes liens sociaux
et dans les mêmes rapports économiques primitifs durant des millénaires, dans le
3 « Memorial que présenta a su Magestad el licenciado Juan Orter de Cervantes, Abogado y
Procurador general der Reyrio del Peru y encomenderos, sobre pedir remedio del danno y
diminucion des los indios », Anno MDCXIX (1619), cité par Kovalevsky, p. 61.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 127
La question vitale pour toute agriculture un peu avancée, dans la plupart des
régions d'Orient, c'est l'irrigation artificielle . Aussi bien aux Indes qu'en Égypte,
1
nous voyons de bonne heure, comme fondement solide de l'agriculture, de grandioses
ouvrages d'irrigation, des canaux, des fontaines ou des mesures systématiques pour
adapter l'agriculture aux inondations périodiques. Ces grandes entreprises dépassaient
dès le départ les forces, l'initiative et le plan économique des communautés agraires
isolées. Il fallait pour les diriger et les réaliser une autorité placée audessus des
communautés villageoises dont elle pouvait unifier la maind’œuvre ; il y fallait aussi
une maîtrise de la nature supérieure à celle que pouvaient avoir les paysans enfermés
dans les limites de leurs villages. De ces besoins est né le rôle important des prêtres
en Orient : en observant la nature dont s'accompagne toute religion naturelle, en se
libérant de la participation directe aux travaux agricoles, ils étaient les mieux aptes à
diriger les grands travaux publics d'irrigation. Ce rôle purement économique aboutit
naturellement à la longue à une puissance sociale particulière des prêtres; la spéciali
sation d'une fraction de la société, résultant de la division du travail, se transforma en
une caste héréditaire à part, avec ses privilèges et ses intérêts d'exploiteurs face à la
masse paysanne. Ce processus s'accomplit plus ou moins vite, plus ou moins radica
lement selon les peuples, restant à l'état embryonnaire, comme chez les Indiens
péruviens, ou aboutissant à une théocratie, comme chez les anciens Hébreux et en
Égypte, selon les circonstances géographiques et historiques particulières, selon les
heurts guerriers avec les peuples environnant faisant se développer, à côté de la caste
des prêtres, une puissante caste guerrière rivale des prêtres. Dans tous les cas, les
limites particularistes spécifiques de l'ancienne communauté communiste, dont
l'organisation était inapte à des tâches importantes de nature économique ou politique,
1 Note marginale de R.L. (au crayon) : 1) Construction de canaux (division du travail). malgré
cela, communauté. 2) Différents types de «gens» (Koval.). 3) Tout cela s'est maintenu malgré les
conquérants féodaux mahométans. 4) Les Anglais !
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 128
l'obligeaient à accepter, en dehors et audessus d'elle, la domination de pouvoirs qui
assumaient ces fonctions. Ces fonctions ouvraient si sûrement la voie à la domination
politique et à l'exploitation économique des masses paysannes que les conquérants
barbares de l'Orient que ce soient les Mongols, les Perses ou les Arabes ont
toujours pris en mains, dans le pays conquis, outre le pouvoir militaire, la direction
des grands travaux publics, condition vitale de l'agriculture. Tout comme les Incas au
Pérou considéraient de leur privilège mais aussi de leur devoir d'avoir la haute main
sur les travaux d'irrigation et sur la construction des voies et des ponts, les dynasties
de despotes asiatiques qui se sont succédé aux Indes au cours des siècles ont eu ce
souci.
Malgré la formation de castes, malgré la domination étrangère qui s'instaurait sur
le pays, malgré les bouleversements politiques, le village indien continuait à mener
son existence tranquille et modeste. A l'intérieur de chaque village, les règles tradi
tionnelles continuaient à régir la communauté, sous les orages de l'histoire politique,
elles avaient leur propre histoire intérieure imperceptible, se dépouillaient d'anciennes
formes, passaient par la prospérité, le déclin, la dissolution et la renaissance. Aucun
chroniqueur n'a noté ces phénomènes ; tandis que l'histoire universelle décrit
l'audacieuse expédition d'Alexandre, de la Macédoine aux sources de l'Indus, et
retentit du bruit des armes du sanglant Tamerlan et des Mongols, elle se tait sur
l'histoire économique interne du peuple indien. Seuls des vestiges nous permettent de
reconstituer le schéma hypothétique de cette évolution de la commune indienne, et
c'est le mérite de Kovalevsky que d'avoir résolu cette importante tâche scientifique.
Selon Kovalevsky, les différents types de communautés agraires observés aux Indes
encore vers le milieu du XIXe siècle se rangent dans l'ordre historique suivant :
1. La forme la plus ancienne, c'est la pure communauté de lignage, qui englobe
l'ensemble des parents par le sang (un clan), possède en commun le sol et le cultive
aussi en commun. Les champs aussi sont donc indivis et seuls sont répartis les fruits
des récoltes réunies dans les greniers communautaires. Ce type de communauté
villageoise, le plus primitif, ne s'est maintenu que dans quelques rares régions du
Nord de l'Inde, ses habitants étaient cependant limités le plus souvent à quelques
branches («putti») de l'ancienne gens. Kovalevsky y voit, par analogie avec la «
Zadruga » bosniaque et herzégovienne, le produit de la dissolution des liens du sang
qui, par suite de l'accroissement de la population, ont éclaté en quelques grandes
familles qui se sont séparées avec leurs terres. Vers le milieu du siècle précédent, il y
avait d'importantes communautés villageoises de ce type, dont certaines avaient 150
membres, d'autres 400 membres. Ce qui prédominait cependant, c'étaient les petites
communautés villageoises qui ne se rencontraient en plus grandes communautés
recouvrant l'ancienne gens que dans des cas exceptionnels, par exemple pour céder
une partie de leur propriété foncière. Dans la vie ordinaire, elles menaient l'existence
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 129
retirée et strictement réglée que Marx décrit brièvement dans son Capital, d'après des
sources anglaises : 1
« Ces petites communautés indiennes, dont on peut suivre les traces jusqu'aux
temps les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fondées sur la possession
commune du sol, sur l'union immédiate de l'agriculture et du métier et sur une
division du travail invariable, laquelle sert de plan et de modèle toutes les fois qu'il se
forme des communautés nouvelles. Établies sur un terrain qui comprend de cent à
quelques mille acres , elles constituent des organismes de production complets, se
2
suffisant à euxmêmes. La plus grande masse du produit est destinée à la consom
mation immédiate de la communauté ; elle ne devient point marchandise, car la
production est indépendante de la division du travail occasionnée par l'échange dans
l'ensemble de la société indienne. L'excédent seul des produits se transforme en
marchandise, et va tout d'abord entre les mains de l'État auquel, depuis les temps les
plus reculés, en revient une certaine partie à titre de rente en nature. Ces
communautés revêtent diverses formes dans différentes parties de l'Inde. Sous sa
forme la plus simple, la communauté cultive le sol en commun et partage les produits
entre ses membres, tandis que chaque famille s'occupe chez elle de travaux domes
tiques, tels que filage, tissage, etc. A côté de cette masse occupée de manière unifor
me, nous trouvons l'habitant principal, juge, chef de police et receveur d'impôts, le
tout réuni en une seule personne ; le teneur de livres qui règle les comptes de l'agri
culture et du cadastre et enregistre tout ce qui s'y rapporte ; un troisième employé, qui
poursuit les criminels et protège les voyageurs étrangers qu'il accompagne d'un
village à l'autre ; l'hommefrontière qui empêche les empiètements des communautés
voisines ; l'inspecteur des eaux qui fait distribuer pour les besoins de l'agriculture
l'eau dérivée des réservoirs communs ; le bramine, qui remplit les fonctions du culte ;
le maître d'école qui enseigne aux enfants de la communauté à lire et à écrire sur le
sable ; le braminecalendrier qui, en qualité d'astrologue, indique les époques des
semailles et de la moisson ainsi que les heures favorables ou funestes aux divers
travaux agricoles ; un forgeron et un charpentier qui fabriquent et réparent tous les
instruments d'agriculture ; le potier qui fait toute la vaisselle du village ; le barbier, le
blanchisseur, l'orfèvre et, parfois, le poète qui, dans quelques communautés, rem
place l'orfèvre et, dans d'autres, le maître d'école. Cette douzaine de personnages est
entretenue aux frais de la communauté. Quant à la population nouvelle, une commu
nauté nouvelle est fondée sur le modèle des anciennes et s'établit dans un terrain non
cultivé, la loi, qui règle la division du travail de la communauté, agit avec l'autorité
inviolable d'une loi physique... La simplicité de l'organisme productif de ces
communautés qui se suffisent à ellesmêmes, se reproduisent constamment sous la
même forme et, une fois détruites accidentellement, se reconstituent au même lieu et
avec le même nom, nous fournit la clef de l'« immutabilité des sociétés asiatiques »,
immutabilité qui contraste d'une manière si étrange avec la dissolution et recons
1 Note marginale de R. L. (au crayon) : James Mill
2 1 acre = 40,5 ares = 4 050 m2.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 130
2. A l'époque de la conquête anglaise, la communauté primitive de lignage avec
ses terres indivises était en grande partie dissoute. De sa dissolution était née une
communauté fondée sur la parenté, où les champs étaient partagés en lots familiaux
inégaux dont la taille dépendait du degré de parenté avec l'ancêtre primitif. Cette
forme était répandue dans le nordouest de l'Inde et au Pendjab. Les parcelles ne sont
attribuées ni à vie ni héréditairement, elles restent la possession des familles tant que
l'accroissement de population ou la nécessité d'y faire accéder des parents absents
pendant un temps n'oblige pas à une nouvelle répartition. Souvent, on ne satisfait pas
à de nouvelles demandes de redistribution en attribuant de nouvelles parcelles prises
sur la partie non cultivée du territoire. De cette façon, les parcelles familiales
deviennent sinon en droit, du moins en fait des par. celles à vie ou même
héréditaires. A côté de ces champs répartis inégalement, les forêts, les marais, les
prés, les terres incultes restent la propriété commune de toutes les familles et elles les
utilisent en commun. Cette curieuse organisation communiste basée sur l'inégalité
entre à la longue en contra. diction avec de nouveaux intérêts. Avec chaque
génération nouvelle, il devient de plus en plus difficile de déterminer le degré de
parenté de chacun, la tradition des liens du sang s'affaiblit et l'inégalité entre les
parcelles familiales est de plus en plus ressentie comme une injustice par ceux qui
sont désavantagés. D'autre part, dans beaucoup de régions, le départ d'une partie des
parents, les guerres et l'extermination d'une autre partie de la population établie,
l'installation et l'accueil de nouveaux arrivants entraînent inévitablement un brassage
de la population. Malgré l'apparente immuabilité des relations, les terres sont divisées
en différentes catégories selon leur qualité et chaque famille reçoit différentes
parcelles, tant dans les catégories les mieux irriguées que dans les moins bonnes. Au
début, au moins avant la conquête anglaise, on ne procédait pas périodiquement à une
nouvelle répartition par tirage au sort, mais seulement lorsque l'accroissement naturel
de la population avait entraîné une inégalité effective dans la situation économique
des familles. C'était le cas en particulier dans les communautés qui avaient des
réserves de terres utilisables. Dans les communautés plus petites, on procédait à une
redistribution, tous les dix, huit, cinq ans, souvent tous les ans. La redistribution avait
lieu annuellement, surtout là où le manque de bonnes terres rendait impossible une
distribution égale entre tous les membres, où une égalisation ne pouvait donc résulter
que de la rotation dans l'utilisation des terres. La communauté indienne de lignage en
voie de décomposition s'achève sous la forme que revêt historiquement la commu
nauté germanique à ses débuts.
1 Karl Marx: « Le Capital », Livre I.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 131
Nous ne nous occupons pas ici de la grande querelle théorique qui s'est poursuivie
pendant des décennies, au sujet de l'origine de la communauté paysanne russe. Il
n'était que naturel et il est tout à fait conforme à la mentalité générale de la science
bourgeoise actuelle, hostile au communisme primitif, que la découverte faite en 1858
par le professeur russe Tchitchérine et selon laquelle la communauté agraire en
Russie n'est pas un produit historique originaire, mais un produit artificiel de la
politique fiscale des tsars, trouve un accueil favorable chez les savants allemands et
rencontre leur approbation. Tchitchérine, qui nous prouve encore une fois que les
savants libéraux sont le plus souvent de bien moins bons historiens que leurs
collègues réactionnaires, admet pour les Russes la théorie, abandonnée définitivement
depuis Maurer pour l'Europe occidentale, selon laquelle les communautés ne se sont
formées qu'aux XVIe et XVIIe siècles à partir d'exploitations individuelles isolées.
Tchitchérine fait dériver l'exploitation commune des champs de l'entremêlement des
terres, la propriété commune, des conflits frontaliers, les pouvoirs publics exercés par
la communauté, de leur responsabilité fiscale collective pour les impôts personnels
introduits au XVIe siècle ; il met donc pratiquement, avec le plus grand libéralisme ;
tête en bas toutes les relations historiques de cause à effet.
Quoi que l'on pense de l'ancienneté et de l'origine de la communauté paysanne en
Russie, elle a survécu à toute la longue histoire du servage et à son abolition, jusqu'à
ces derniers temps. Nous ne nous intéressons ici qu'à ses destinées au XIXe siècle.
Lorsque le tsar Alexandre Il accomplit sa « libération des paysans », les seigneurs
leur vendirent leurs propres terres tout à fait selon le modèle prussien ce pour quoi
les seigneurs furent largement indemnisés en titres par le fisc pour les parties les plus
mauvaises des prétendues terres seigneuriales et imposèrent aux paysans, pour la terre
« prêtée », une dette de 900 millions de roubles qui devait s'éteindre en 49 ans, par
des versements à 6 %. Ces terres ne furent pas, comme en Prusse, attribuées en
propriété privée à des familles ; elles furent remises à des communautés entières,
comme propriété collective inaliénable. Les communes étaient solidairement respon
sables pour l'extinction de la dette et le versement de tous les impôts et redevances et
elles étaient libres de les répartir entre leurs différents membres. Au début des années
1890, la répartition de l'ensemble des terres en Russie d'Europe (sans la Pologne, la
Finlande et le territoire des Cosaques du Don) était la suivante : les domaines d'État
qui se composent essentiellement des immenses forêts du Nord et de terres
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 132
Si l'on examine la façon dont la paysannerie russe exploita cet énorme territoire
jusqu'à ces derniers temps et même pour une partie aujourd'hui encore, on reconnaît
facilement les institutions typiques de la communauté agraire telles qu'elles étaient
courantes de tout temps en Allemagne comme en Afrique, sur les bords du Gange
comme au Pérou. Les champs étaient partagés, tandis que la forêt, les prés, les eaux
constituaient le territoire commun indivis. L'assolement triennal dominant générale
ment, les terres d'hiver et d'été étaient réparties selon la qualité du sol, et ces
catégories à leur tour divisées en bandes. On partageait d'habitude les champs d'été en
avril et ceux d'hiver en juin. L'observation méticuleuse de l'égalité dans la répartition
entraînait un tel entremêlement que, par exemple dans le gouvernement de Moscou, il
y avait en moyenne onze sortes de champs d'été et onze de champs d'hiver et chaque
paysan avait à cultiver au moins vingtdeux parcelles dispersées. La commune mettait
à part des terres qu'on cultivait pour les cas de besoins collectifs exceptionnels, ou
bien il y avait dans le même but des entrepôts de réserve auxquels chacun devait
livrer du grain. On veillait au progrès technique de l'exploitation en autorisant chaque
famille paysanne à conserver sa part pendant dix ans, à condition de la fumer, ou bien
on mettait à part des parcelles qu'on fumait et qui n'étaient réparties que tous les dix
ans. Le plus souvent, les champs de lin, les vergers et les potagers étaient soumis à la
même règle.
paysans», toutes les institutions du village tournaient autour des impôts. Certes, pour
le gouvernement tsariste, le seul fondement de l'imposition, c'était les « âmes
recensées», c'estàdire tous les habitants mâles de la communauté sans distinction
d’âge, tels qu'ils étaient déterminés environ tous les 20 ans par les célèbres « révisions
», depuis le premier recensement paysan sous Pierre le Grand ; ces « révisions »
étaient la terreur du peuple russe, des villages entiers prenaient la fuite devant elles. 1
Le gouvernement imposait les villages d'après le nombre des « âmes » recensées.
La commune répartissait la somme globale entre les différentes fermes d'après la
maind’œuvre et la part de terre de chaque ferme était mesurée à la capacité fiscale
ainsi calculée. Depuis 1861, la répartition du sol en Russie avait pour fondement le
paiement des impôts, et non l'alimentation des paysans ; ce n'était pas un bienfait
auquel chaque ferme avait droit, mais une obligation faite à chaque membre de la
communauté, comme un service d'État. Rien de plus original en conséquence qu'une
assemblée villageoise russe procédant à la répartition du sol. De toutes parts, on
pouvait entendre des protestations contre l'attribution de trop grands lots ; les familles
pauvres, sans véritable maind’œuvre et dont les membres étaient surtout des femmes
ou des enfants mineurs, se voyaient tout à fait dispensées de lots, et étant donné la
masse des paysans pauvres, les plus grands lots étaient distribués aux riches. La
charge fiscale qui est au centre de la vie des communautés russes est d'ailleurs
énorme. A la dette à éteindre, s'ajoutait l'impôt per capita, l'impôt communal, l'impôt
d'église, l'impôt sur le sel, etc. Dans les années 1880, on abolit l'impôt per capita et
l'impôt sur le sel, mais la niasse fiscale n'en reste pas moins si lourde qu'elle absorbe
toutes les ressources de la paysannerie. D'après une statistique des années 1890, 70 %
des paysans tiraient de leur parcelle moins du minimum vital, 20 % étaient en mesure
de se nourrir euxmêmes, mais ne pouvaient pas avoir du bétail, et seulement 9 %
pouvaient vendre un surplus. Les arriérés d'impôts étaient un phénomène constant du
village russe, aussitôt après la « libération ». Dès les années 1870, une rentrée
annuelle d'impôts par tête de 50 millions s'accompagnait d'un arriéré annuel de Il
millions de roubles. Après la suppression de l'impôt par tête, la misère du village
russe ne cessa d'augmenter, car les impôts indirects devenaient de plus en plus lourds.
En 1907, les arriérés d'impôts se montaient à 127 millions de roubles dont on
dispensa presque entièrement les paysans à cause de la totale impossibilité de les faire
percevoir et de la fermentation révolutionnaire.
1 La première « révision », exécutée selon un Oukase de Pierre en 1719, fut organisée comme
une expédition punitive en pays ennemi. Les militaires avaient pour consigne de mettre aux fers
les gouverneurs négligents, de les maintenir aux arrêts dans leurs propres chancelleries et de les y
garder « jusqu'à ce qu'ils se corrigent ». Les popes, qui étaient chargés de dresser les listes de
paysans et auxquels des « âmes » échappaient, devaient être suspendus de leurs fonctions et «après
un châtiment corporel impitoyable, être soumis à une peine de prison, quel que fût leur âge». Les
gens soupçonnés de cacher des « âmes » étaient soumis à la torture. Par la suite, les recensements
furent menés de façon aussi sanguinaire, quoique avec moins de rigueur.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 134
Bientôt les impôts absorbèrent non seulement tous les gains de l'économie
paysanne, mais ils forcèrent les paysans à chercher des gains annexes. C'étaient d'une
part les travaux saisonniers qui, aujourd'hui encore, provoquent en Russie de
véritables migrations des peuples, les villageois mâles les plus vigoureux allant
s'embaucher comme journaliers dans les grands domaines seigneuriaux, tandis qu'ils
laissent leurs propres parcelles aux bras moins vigoureux de la maind’œuvre
féminine, des enfants ou des vieillards. D'autre part, la ville, l'industrie exerçaient leur
attraction. Il se forma dans les centres industriels une couche de travailleurs
temporaires qui ne venaient dans les villes qu'en hiver, surtout dans les usines de
textiles, pour revenir aux travaux des champs dans leur village au printemps, en
ramenant leurs gains. Dans beaucoup de régions, il y avait le travail industriel à
domicile ou les travaux agricoles annexes occasionnels comme les charrois ou
l'abattage du bois. Malgré tout cela, la masse des paysans pouvait à peine subsister.
Non seulement les fruits de l'agriculture, mais les gains industriels annexes étaient
dévorés par les impôts. l'État avait fourni des moyens de coercition rigoureuse à la
communauté qui était solidairement responsable des impôts de ses membres. Elle
pouvait louer à l'extérieur ceux de ses membres qui étaient en retard et réquisitionner
l'argent gagné, elle accordait ou refusait à ses membres le passeport sans lequel le
paysan ne pouvait s'éloigner de Son village. Elle avait le droit de châtier corporel
lement les récalcitrants.
Périodiquement, le village russe offrait sur tout le vaste territoire russe un curieux
tableau. A l'arrivée des collecteurs d'impôts au village, une procédure commençait,
pour laquelle la Russie tsariste a inventé un terme technique signifiant « extorsion des
arriérés par les coups ». L'assemblée du village se réunissait au complet, les « retar
dataires » devaient enlever leur pantalon, se coucher sur le banc et leurs propres
compagnons villageois les fouettaient jusqu'au sang en les frappant de verges, l'un
après l'autre. Les gémissements et les pleurs des victimes le plus souvent des pères
de famille et même des vieillards à cheveux blancs accompagnaient la haute autorité
qui, une fois la punition administrée, remontait dans sa troïka pour recommencer la
même chose dans un autre village. Il n'était pas rare que des paysans échappent à cette
exécution publique par le suicide. Un autre fleuron de cette situation, c'était la
« mendicité fiscale», de vieux paysans pauvres partant avec le bâton du mendiant
pour amasser les impôts exigés et les ramener au village. l'État surveillait avec
sévérité et ténacité l'institution des communautés agraires transformée ainsi en
machine à extorquer les impôts. La loi de 1881 prescrit que la terre paysanne ne peut
être aliénée par des communautés que si deux tiers des paysans en prennent la
décision, et il faut encore l'accord du Ministre de l'Intérieur, des Finances et des
Domaines. Les paysans ne pouvaient vendre leurs biens, acquis par héritage, qu'à des
membres de leur communauté ; il était interdit d'hypothéquer la terre paysanne. Sous
Alexandre III, la communauté villageoise fut privée de toute autonomie et placée sous
la férule de « capitaines ruraux » institution voisine des conseillers ruraux en Prusse.
Toute décision de l'assemblée villageoise devait avoir l'assentiment de ces fonction
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 135
naires, les répartitions de terres se faisaient sous leur surveillance, ainsi que la
répartition des impôts et leur rentrée. La loi de 1893 fit quelques concessions en
n'autorisant les répartitions de terres que tous les douze ans. En même temps, on ne
peut quitter la communauté qu'avec l'assentiment de la commune et à condition
d'avoir complètement payé sa dette.
Malgré ces liens créés artificiellement par la loi autour de la communauté villa
geoise, malgré la tutelle de trois ministères et d'un essaim de tchinovniks (fonction
naires), il n'était plus possible d'empêcher la désagrégation de la communauté
villageoise. La charge fiscale étouffante, le déclin de l’économie paysanne par suite
des gains annexes agricoles et industriels, le manque de terres, en particulier de
pâturages et de forêts que la noblesse s'était souvent annexés dès le partage, le man
que de champs cultivables alors que la population s'accroissait, tout cela engendra
deux sortes de phénomènes décisifs dans la vie du village : la fuite vers la ville et
l'apparition de l'usure au village. Dans la mesure où la part de terre et les gains
annexes industriels ou autres ne servaient de plus en plus qu'à payer les impôts sans
jamais y parvenir vraiment et sans pouvoir subvenir aux besoins les plus élémen
taires, l'appartenance à la communauté devenait une chaîne au cou du paysan affamé.
Et l'aspiration naturelle, pour les plus pauvres, c'était d'échapper à cette chaîne. La
police arrêtait comme vagabonds sans passeport des centaines de fugitifs, les livrait à
leur communauté dont les membres les fustigeaient, pour l'exemple, sur le champ.
Les verges et le passeport obligatoire étaient impuissants contre l'exode massif des
paysans qui fuyaient dans la nuit et le brouillard l'enfer du « communisme villageois
» pour aller à la ville et y disparaître définitivement dans l'océan du prolétariat
industriel. D'autres, dont les liens familiaux ou d'autres circonstances rendaient la
fuite impossible, cherchaient a sortir de la communauté par des moyens légaux. Il
fallait pour cela éteindre leur dette, et là... l'usurier venait en aide. Très tôt les impôts
et la vente forcée de leur grain aux pires conditions firent recourir le paysan russe à
l'usurier. Toute catastrophe, toute mauvaise récolte rendaient inévitable le recours à
l'usurier. Pour se libérer du joug de la communauté, il n'y avait d'autre moyen que de
se soumettre au joug de l'usurier. Tandis que les paysans pauvres cherchaient à
échapper à la communauté, les paysans riches lui tournaient souvent le dos et en
sortaient pour échapper à la pénible responsabilité collective de l'impôt des pauvres.
Même là où ils ne sortaient pas formellement de la communauté, les paysans riches
qui étaient pour une bonne part aussi les usuriers formaient dans la communauté,
face aux paysans Pauvres, le pouvoir dominant qui savait tourner les résolutions
adoptées par les paysans endettés et dépendants. Il se constituait ainsi au sein de la
communauté, fondée formellement sur l'égalité et la propriété commune, une nette
séparation en classes, d'un côté une bourgeoisie villageoise, peu nombreuse mais
influente, de l'autre une masse de paysans dépendants et prolétarisés de fait. Le déclin
interne de la communauté villageoise étouffant sous le poids des impôts, dévorée par
l'usurier, intérieurement divisée, finit par se manifester au grand jour. Famines et
révoltes paysannes devinrent en Russie, dans les années 1880, des phénomènes
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 136
périodiques qui frappaient les gouvernements de l'intérieur de façon aussi inexorable
que les collecteurs d'impôts et l'armée chargée de « calmer » le village. Les
campagnes russes devinrent le théâtre de famines affreuses et de troubles sanglants.
Le moujik connaissait le même sort que le paysan indien et Orissa s'appelait ici
Saratov, Samara, et ainsi de suite, le long de la Volga. Lorsque enfin en 1904 et
1
Dès 1902, la hache avait été portée aux racines mêmes de la communauté
villageoise sous sa forme spécifiquement russe : la responsabilité collective pour les
impôts avait été abolie. Cette mesure avait, il est vrai, été préparée activement par la
politique financière du tsarisme luimême. Le fisc pouvait facilement renoncer à la
responsabilité collective pour les impôts directs, les impôts indirects ayant atteint de
telles proportions que dans le budget de l'année 1906 par exemple, sur une rentrée
globale de 2 030 millions de roubles, 148 millions seulement provenaient des impôts
directs et 1100 millions des impôts indirects, dont 558 millions rien que du monopole
des spiritueux, introduit par le ministre « libéral » de Witte pour combattre l'ivro
gnerie. Une rentrée ponctuelle de ces impôts était assurée par la misère, le désespoir
et l'ignorance des masses Paysannes. En 1905 et 1906, la dette paysanne pour le
rachat des terres fut réduite de moitié, et en 1907 elle fut complètement annulée. La
« réforme agraire » de 1907 se fixait ouvertement pour but la création de la petite
propriété privée paysanne. Le moyen devait en être la parcellisation des domaines et
apanages d'État et d'une partie de la grande propriété foncière. Ainsi la révolution
prolétarienne du XXe siècle atelle liquidé ellemême, dans sa première phase
inachevée, à la fois les derniers restes de servage et la communauté agraire maintenue
artificiellement par le tsarisme.
II
1 Porvus et Lehmann.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 137
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Avec la communauté villageoise russe, le destin mouvementé du communisme
agraire primitif s'achève, le cercle se referme. A ses débuts, produit naturel de
l'évolution sociale, garantie la meilleure du progrès économique et de la prospérité
matérielle et intellectuelle de la société, la communauté agraire devient un instrument
de l'arriération politique et économique. Le paysan russe fouetté de verges par les
membres de sa propre communauté au service de l'absolutisme tsariste, c'est la plus
cruelle critique historique des limites étroites du communisme primitif et l'expression
la plus frappante du fait que la forme sociale est soumise elle aussi à la règle
dialectique : la raison devient nonsens, le bienfait devient fléau.
Deux faits frappent lorsqu'on examine attentivement les destins de la communauté
agraire dans les différents pays et continents. Loin d'être un modèle immuable et
rigide, cette forme ultime et la plus élevée du système économique communiste
primitif manifeste avant tout une infinie diversité, souplesse et capacité d'adaptation
au milieu historique. Dans chaque milieu et dans toutes les circonstances, elle passe
par un insensible processus de transformation qui s'opère si lentement qu'il n'apparaît
d'abord pas à l'extérieur ; il remplace, à l'intérieur de la société, les structures vieillies
par de nouvelles, sous toutes les superstructures politiques des institutions étatiques
indigènes ou étrangères, dans la vie économique et sociale, il est sans arrêt en train de
naître ou de disparaître, de se développer ou de péricliter.
Grâce à son élasticité et à sa capacité d'adaptation, cette forme de société est d'une
ténacité et d'une solidité extraordinaires. Elle défie toutes les tempêtes de l'histoire
politique, ou plutôt elle les supporte toutes, les laisse passer sur elle et subit
patiemment pendant des siècles la pression des conquêtes, des despotismes, des
dominations étrangères, des exploitations. Il n'y a qu'un contact qu'elle ne supporte
pas et auquel elle ne survit pas : celui de la civilisation européenne, c'estàdire du
capitalisme. Partout, sans exception, le heurt avec ce dernier est mortel à l'ancienne
société, et il aboutit à ce que des millénaires et les plus sauvages conquérants
orientaux n'ont pu accomplir : à dissoudre de l'intérieur cette structure sociale, à briser
les liens traditionnels et à transformer la société en un amas de ruines informes.
Le souffle mortel du capitalisme européen n'est que le dernier facteur, non le seul,
qui rende inévitable, à plus ou moins longue échéance, le déclin de la société
primitive. Les germes sont présents à l'intérieur de cette société. Si nous résumons les
différentes voies de son déclin, telles que nous les avons étudiées dans différents
exemples, il en résulte une certaine succession historique. La propriété communiste
des moyens de production, fondement d'une économie rigoureusement organisée, a
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 138
assuré durant de longues époques la plus grande productivité du travail et la meilleure
sécurité matérielle à la société. Le lent mais sûr progrès de la productivité du travail
devait nécessairement entrer en conflit avec l'organisation communiste. Après que se
fût accompli au sein de cette organisation le progrès décisif du passage à l'agriculture
supérieure à l'usage de la charrue et que la communauté agraire eût pris sur cette
base des formes stables, le progrès dans l'évolution de la technique de production
exigeait une culture plus intensive du sol ; celleci, à son tour, ne pouvait être obte
nue, à ce stade de la technique agricole, que par la petite exploitation intensive, par
une liaison plus étroite et plus solide de la force de travail personnelle avec le sol.
L'utilisation plus durable d'une même parcelle par une seule et même famille
paysanne devint la condition d'une culture plus soignée. Le fumage en particulier est
une cause reconnue de redistributions moins fréquentes des terres, en Allemagne
comme en Russie. De façon générale, la tendance à des redistributions de plus en plus
espacées apparaît partout dans les communautés agraires, ce qui avait pour
conséquence le passage du tirage au sort à la transmission héréditaire. Le passage de
la propriété collective à la propriété privée va donc de pair avec l'intensification du
travail, partout les forêts et les pâturages restent plus longtemps terres communales,
tandis que les champs, cultivés plus intensivement, ouvrent la voie au partage du
territoire commun et au bien héréditaire. La propriété privée des parcelles de terre
arable n'élimine pas pour autant l'organisation collective de l'économie, elle se
maintient longtemps par l'entremêlement des parcelles et la communauté des forêts et
des pâturages. L'égalité économique et sociale n'est pas éliminée de l'ancienne
société. Il se constitue d'abord une masse de petits pays qui ont les mêmes conditions
de vie et peuvent vivre et travailler pendant des siècles selon les anciennes traditions.
La porte est cependant ouverte à l'inégalité par le caractère héréditaire des biens, par
le droit d'aînesse et par la possibilité d'aliéner les biens des paysans.
Ce n'est que très lentement que ce processus mine l'organisation traditionnelle de
la société. D'autres facteurs historiques sont à l’œuvre, qui agissent beaucoup plus
rapidement et radicalement : ce sont les dépenses publiques de plus en plus
importantes, qui dépassent les étroites limites naturelles de la communauté agraire.
Nous avons déjà vu l'importance décisive de l'irrigation artificielle pour la culture des
champs en Orient. Cette intensification du travail et ce puissant accroissement de la
productivité ont eu des résultats beaucoup plus grands que l'introduction du fumage
en Occident. Les travaux d'irrigation impliquent, dès le départ, le travail à grande
échelle, la grande entreprise. Les organismes correspondants n'existent pas au sein de
la communauté agraire, il faut pour cela créer des organismes spéciaux, audessus de
cette communauté. Nous savons que la direction des travaux publics d'adduction
d'eau a été la racine la plus profonde de la domination des prêtres et de toutes les
dominations orientales. En Occident aussi, il y a diverses affaires publiques qui, si
simples soientelles en comparaison de l'organisation actuelle de l'État, doivent
cependant être réglées dans la société primitive, elles se multiplient avec l'évolution et
le progrès de cette société et exigent par conséquent à la longue des organismes
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 139
spéciaux. Partout en Allemagne, comme au Pérou, aux Indes comme en Algérie
nous avons constaté que le passage de l'électivité à l'hérédité des fonctions publiques
dans la société primitive est un trait général de l'évolution.
Cette transformation, qui se produit lentement et imperceptiblement, ne représente
pas une rupture avec les fondements de la société communiste. La transmission
héréditaire des fonctions publiques résulte d'abord de façon naturelle du fait que, dans
la société primitive, la tradition et l'expérience personnelle accumulées, assurent au
mieux la bonne exécution du travail. A la longue, la transmission héréditaire des
fonctions dans certaines familles amène inévitablement la formation d'une petite
aristocratie indigène qui, de serviteur de la communauté en devient le maître. Les
terres indivises, l'ager publicus des Romains, dont les pouvoirs publics sont directe
ment responsables, ont en particulier servi de fondement économique à la formation
de cette noblesse. Le vol des terres indivises ou inemployées, telle est la méthode
régulièrement utilisée par les maîtres indigènes ou étrangers qui s'élèvent audessus
de la masse des paysans et les asservissent. S'il s'agit d'un peuple vivant à l'écart des
grandes voies de la civilisation, la noblesse primitive peut ne se distinguer qu'à peine
de la masse dans son mode de vie, elle doit participer au processus de production et
masquer la différence de fortune par une certaine simplicité démocratique : l'aristo
cratie yakoute par exemple est seulement plus riche en bétail et plus influente dans les
affaires publiques. Si un contact avec des peuples plus civilisés et des échanges actifs
s'y ajoutent. les besoins de la noblesse deviennent plus raffinés, elle se déshabitue du
travail et une véritable différenciation de castes s'opère dans la société. La Grèce des
temps posthomériques en est l'exemple le plus typique.
La division du travail au sein de la société primitive conduit plus ou moins vite à
la rupture inévitable de l'égalité politique et économique. Une occupation de caractère
publie joue un rôle particulièrement éminent dans ce processus et s'opère beaucoup
plus énergiquement que les fonctions publiques de caractère pacifique : c'est la
conduite de la guerre. D'abord affaire de tous, elle est devenue, par la suite des
progrès de la production, la spécialité de certains milieux dans la société primitive.
Plus le processus du travail est évolué, régulier et planifié dans la société, moins il
supporte l'irrégularité et les pertes de temps et d'énergie liées à la vie militaire. Si les
expéditions guerrières périodiques sont un résultat direct du système économique
chez les peuples chasseurs et éleveurs, l'agriculture, elle, est liée à une grande
passivité de la société, elle exige d'autant plus l'existence d'une caste particulière de
guerriers pour sa défense. La vie guerrière ellemême expression des étroites limites
de la productivité du travail joue un rôle important chez les peuples primitifs et
entraîne un nouveau genre de division du travail. La séparation d'une noblesse
guerrière ou de chefs guerriers constitue le choc le plus fort auquel l'égalité sociale ait
à faire face dans la société primitive. Partout où nous rencontrons des sociétés
primitives, nous ne trouvons presque jamais ces rapports d'hommes égaux et libres
que Morgan a pu décrire chez les Iroquois. L'inégalité et l'exploitation, tels sont les
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 140
caractères des sociétés primitives que nous rencontrons comme produits d'une longue
époque de décomposition, qu'il s'agisse des castes dominantes en Orient ou de
l'aristocratie yakoute, des « grands clans » celtes écossais ou de la noblesse guerrière
des Grecs, des Romains, des Germains de l'époque des grandes migrations ou des
petits despotes des royaumes noirs en Afrique.
« L'enterrement des chefs s'accompagne chez les Tchéva de cérémonies extrême
ment barbares. Les femmes du défunt sont enfermées dans la même hutte que le
cadavre jusqu'à ce que tout soit prêt pour l'enterrement. Ensuite le cortège funèbre se
met en route... vers la fosse et, une fois arrivée, la femme préférée du défunt descend
dans cette fosse avec sept autres femmes, elles s'y assoient, les jambes étendues. On
couvre ce soubassement vivant d'étoffes, on y pose le cadavre et précipite dans la
fosse six autres femmes à qui on a auparavant brisé le cou. On recouvre maintenant la
tombe, on termine cette épouvantable cérémonie en empalant deux jeunes gens dont
l'un est placé avec un tambour à la tête de la tombe, l'autre avec un arc et une flèche
aux pieds de la tombe. Le Major Monreiro a été témoin d'un tel enterrement pendant
son séjour au pays des Tchéva. » De là, le voyage continua vers les montagnes du
centre de l'Empire. Les Portugais arrivèrent « dans une région élevée, désertique et
presque complètement dépourvue de tous vivres ; on voyait les traces des ravages
causés par des expéditions militaires antérieures et la famine menaçait l'expédition.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 141
On envoya des messagers avec quelques cadeaux au plus proche Mambo pour lui
demander un guide, mais les envoyés revinrent avec l'affligeante information qu'ils
avaient trouvé le Mambo et sa famille seuls au village et prêts de mourir d'inanition...
Avant d'avoir atteint le cœur du royaume, on eut des preuves de la justice barbare qui
s'y exerçait ; souvent on rencontrait des jeunes gens à qui on avait coupé les oreilles,
les mains, le nez et autres membres en punition de quelque faute vénielle... Le 19
novembre, on put enfin entrer dans la capitale et l'âne que chevauchait le capitaine
Gamitto fit grande sensation. On arriva bientôt dans une rue bordée de chaque côté
d'une clôture de deux à trois mètres de haut, faite de perches entrelacées et si
régulières qu'on aurait dit un mur. Des deux côtés, on voit dans ces palissades, à
intervalles réguliers, de petites portes ouvertes. A la fin de la rue, se trouve une petite
baraque quadrangulaire qui ne s'ouvre qu'à l'ouest et au centre de laquelle se trouve,
sur un socle de bois, une forme humaine de 70 centimètres de haut, grossièrement
découpée. Du côté ouvert, il y avait un tas de plus de 300 crânes. La rue se transforme
ici en une grande place quadrangulaire au bout de laquelle s'étend une grande forêt
qui n'est séparée de la place que par une palissade. A l'extérieur de celleci, des deux
côtés de la porte, sont fixées, en guise de décoration, 30 têtes de mort alignées... Vint
ensuite la réception par Muata qui se montra aux Portugais dans tout son faste
barbare, entouré de toute sa puissance guerrière, composée de 5 000 à 6 000 hommes.
Il était assis sur une chaise couverte d'étoffe verte et dressée sur des peaux de
léopards et de lions. Son couvrechef était un bonnet conique écarlate fait de plumes
de 50 centimètres. Sur son front, il y avait un diadème de pierres étincelantes ; une
sorte de col fait d'escargots, de morceaux de miroir carrés et de fausses pierres
précieuses couvrait son cou et ses épaules. Autour de chaque bras était enroulée une
étoffe bleu garnie de fourrure ; l'avantbras était en outre décoré de bracelets de
pierres bleues. Le bas du corps était recouvert d'un drap jaune bordé de rouge et de
bleu maintenu par une ceinture. Les jambes, comme les bras, étaient ornées de pierres
bleues.
« Fièrement, protégé du soleil par sept parasols multicolores, le monarque siégeait
là ; en guise de sceptre, il brandissait une queue de gnou et douze nègres munis de
balais étaient occupés à éloigner de sa présence sacrée la moindre poussière, la
moindre impureté. Une cour très compliquée se déployait autour du souverain.
D'abord deux rangées de statues de 40 centimètres de haut figurant les bustes de
nègres parés de cornes d'animaux protégeaient son trône et, entre ces statues, il y avait
une cage qui contenait une statue plus petite. Devant les statues, deux nègres assis
faisaient brûler sur des braseros des feuilles aromatiques. Les deux femmes princi
pales, dont la première était vêtue de façon semblable à Mouata, occupaient la place
d'honneur. A l'arrièreplan, le harem au grand complet, 400 femmes, se déployait;
mais ces dames étaient complètement nues, à part un pagne. En outre, 200 dames
noires se tenaient prêtes à répondre au moindre commandement. A l'intérieur du carré
formé par les femmes, les plus hauts dignitaires du royaume, les Kilolo, étaient assis
sur des peaux de lions et de léopards, chacun avec un parasol et vêtu comme Muata ;
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 142
divers corps de musique qui faisaient un bruit assourdissant sur des instruments aux
formes singulières et quelques bouffons qui couraient çà et là, vêtus de peaux et de
cornes d'animaux, complétaient l'entourage du Kazembe qui attendait dans ce digne
apparat l'approche des Portugais. Le Muata, dont le titre signifie simplement « maître
», règne en souverain absolu sur son peuple. En dessous de lui, il y a d'abord les
Kilolo ou la noblesse qui se décompose à son tour en deux classes. Font partie des
nobles les plus distingués le dauphin, les proches parents du Muata et le commandant
suprême de la puissance militaire. Le Muata a un pouvoir illimité, même sur la vie et
la propriété de ces nobles.
«Si le tyran est de mauvaise humeur, il fait aussitôt couper les oreilles à celui qui,
par exemple, n'a pas bien compris un ordre et lui demande de le répéter, «pour lui
apprendre à mieux entendre ». Tout vol commis sur sa propriété est puni de l'ampu
tation des oreilles et des mains ; qui rencontre une de ses femmes ou lui parle, est tué
ou amputé de tous ses membres. Le souverain jouit d'une telle considération chez ce
peuple superstitieux qu'il croit que personne ne peut le toucher sans mourir par sa
magie. Mais comme un tel contact ne peut pas toujours être évité, il a inventé un
remède contre cette mort. Celui qui a touché le souverain s'agenouille devant lui, ce
dernier applique alors mystérieusement la paume de sa main contre celle de l'homme
agenouillé et le libère ainsi du charme mortel. » Voilà le tableau d'une société qui
1
s'est beaucoup éloignée des fondements originaires de toute communauté primitive,
de l'égalité et de la démocratie. Il n'est pas exclu que, sous cette forme de despotisme,
des relations communistes, la propriété collective du sol, l'organisation commune du
travail, n'aient subsisté. Les Portugais qui ont observé avec précision le clinquant
extérieur des costumes et des audiences n'avaient, comme tous les Européens, aucun
sens, aucun intérêt et aucun critère, pour juger des relations économiques, surtout
quand elles allaient à l'encontre de la propriété privée européenne. En tout cas,
l'inégalité sociale et le despotisme des sociétés primitives se distinguent foncièrement
de ceux qui règnent dans les sociétés civilisées et qui sont introduites dans les sociétés
primitives. L'élévation de la noblesse primitive, le pouvoir despotique du chef primitif
sont des produits naturels de cette société, tout comme ses autres conditions de vie. Ils
ne sont qu'une autre expression de l'impuissance de la société face à la nature
environnante et à ses propres relations sociales ; cette impuissance se manifeste dans
les pratiques magiques du culte et dans les famines périodiques où les chefs despo
tiques périssent à moitié ou complètement, tout comme leurs sujets. C'est pourquoi
cette domination de la noblesse et des chefs se trouve en complète harmonie avec les
autres aspects matériels et intellectuels de la vie sociale, ce qui est visible dans le fait
que le pouvoir politique des chefs primitifs est toujours étroitement lié à la religion
naturelle primitive, au culte des morts. De ce point de vue, le Muata Kazembe des
nègres Lunda, que quatorze femmes accompagnèrent vivantes dans sa tombe et qui
dispose de la vie et de la mort de ses sujets au gré de son humeur, parce que luimême
1 « Voyages de Stanley et de Cameron à travers l’Afrique », d'après Richard Oberlaender,
Leipzig 1879, p. 68 (7480).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 143
et son peuple sont fermement convaincus qu'il est un puissant magicien, ou bien ce «
Prince Kazongo » au bord du fleuve Lomani qui, quarante ans plus tard, exécuta, pour
saluer l'Anglais Cameron, une danse bondissante, en robe de femme, avec des peaux
de singe et un mouchoir sale sur la tête, entouré dignement de ses deux filles nues, de
ses Grands et de son peuple sont en soi des phénomènes beaucoup moins absurdes
que la domination par la « grâce de Dieu» d'un homme dont même son pire ennemi
ne peut pas dire qu'il est un magicien, sur un peuple de 67 millions de têtes, qui a
produit un Kant, un Helmholtz, un Goethe.
1
Par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inéga
lité et au despotisme. Elle n'en disparaît pas pour autant ; elle peut au contraire se
perpétuer pendant des millénaires. Régulièrement, de telles sociétés deviennent tôt ou
tard la proie de conquérants étrangers ou subissent de plus ou moins grandes
transformations sociales. La domination islamique est ici particulièrement importante,
parce qu'elle a, en beaucoup d'endroits, précédé la domination européenne en Asie et
en Afrique. Partout où les peuples nomades musulmans Mongols ou Arabes ont
instauré et consolidé leur domination en pays conquis, s'est développé un processus
que Henry Maine et Maxime Kovalevsky appellent « féodalisation ». Sans s'approprier
euxmêmes le sol, les conquérants s'attachaient à deux objectifs : l'acquittement de
redevances et la consolidation militaire de leur domination dans le pays. Une
organisation militaire et administrative précise servait ces deux objectifs : le pays était
partagé en plusieurs gouvernements donnés, pour ainsi dire, en fiefs à des fonction
naires musulmans qui étaient à la fois collecteurs d'impôts et administrateurs
militaires. De grandes portions de terres incultes servaient aussi à fonder des colonies
militaires. Ces institutions, ainsi que la diffusion de l'Islam, opéraient un profond
changement dans les conditions générales d'existence des sociétés primitives. Leurs
conditions économiques en étaient peu modifiées. Les fondements et l'organisation de
la production restaient les mêmes et se perpétuaient pendant des siècles malgré
l'exploitation et la pression militaires. La domination musulmane n'a pas eu partout
autant d'égards pour les conditions de vie des indigènes. Sur la côte orientale de
l'Afrique, les Arabes ont pratiqué pendant des siècles, à partir du sultanat de Zanzibar,
un vaste commerce d'esclaves noirs qui conduisit à une véritable chasse aux esclaves
à l'intérieur de l'Afrique, à la dépopulation et la destruction de villages noirs entiers et
à l'accroissement du despotisme des chefs indigènes qui faisaient des affaires en
vendant aux Arabes leurs propres sujets ou ceux des tribus voisines asservies. Cette
transformation, qui eut de telles conséquences pour la destinée de la société africaine,
n'était que la conséquence indirecte des influences européennes : le commerce des
esclaves noirs n'est devenu florissant qu'avec les découvertes et les conquêtes des
Européens au XVIe siècle, et lorsqu'ils en eurent besoin dans les plantations et les
mines qu'ils exploitaient en Amérique et en Asie.
1 Physicien et physiologiste allemand du XIXe siècle.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 144
A tous égards, ce qui est fatal aux relations sociales primitives, c'est la pénétration
de la civilisation européenne. Les conquérants européens sont les premiers qui ne
visent pas seulement l'asservissement et l'exploitation économique des indigènes, ils
s'emparent des moyens de production et du sol. Ce faisant, le capitalisme européen
prive l'ordre social primitif de son fondement. Pire que toute oppression et toute
exploitation, c'est l'anarchie totale et un phénomène spécifiquement européen : l'insé
curité de l'existence sociale. La population soumise, séparée de ses moyens de
production, n'est plus considérée par le capitalisme européen que comme de la force
de travail et si elle vaut quelque chose, pour les objectifs du capital, elle est réduite en
esclavage, sinon elle est exterminée. Nous avons vu cette méthode dans les colonies
espagnoles, anglaises, françaises ; devant la marche en avant du capitalisme, la
société primitive qui a survécu à toutes les phases historiques antérieures, capitule.
Ses derniers vestiges sont balayés de la surface de la terre et ses éléments force de
travail et moyens de production sont absorbés par le capitalisme. La société
communiste primitive a sombré parce que, en dernière instance, elle était dépassée
par le progrès économique et a fait place à de nouvelles perspectives de l'évolution.
Cette évolution et ce progrès vont pour longtemps être représentés par les méthodes
ignobles d'une société de classes jusqu'à ce que celleci soit dépassée à son tour et
écartée par le progrès. La violence n'est ici que la servante de l'évolution économique.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 145
Chapitre quatrième
LA PRODUCTION
MARCHANDE
La question que nous nous sommes fixée pour tâche de résoudre est la suivante
une société ne peut exister sans travail commun, c'estàdire sans un travail planifié et
organisé. Nous en avons d'ailleurs trouvé les formes les plus diverses à toutes les
époques... Dans la société actuelle, nous n'en trouvons pas trace : ni domination ni loi,
ni démocratie, pas trace de plan ni d'organisation : l'anarchie. Comment la société
capitaliste estelle possible ?
Retour à la table des matières
Pour découvrir comment la tour de Babel capitaliste est construite, imaginons de
nouveau pour un instant une société où le travail est planifié et organisé. Soit une
société où la division du travail est très poussée, où non seulement l'indus. trie et
l'agriculture sont distinctes, mais où, à l'intérieur de chacune, chaque branche
1
1 Note marginale de R.L. (au crayon) : Nous examinerons ensuite si une telle hypothèse est
admissible, et dans quelle mesure.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 146
particulière est devenue la spécialité de groupes particuliers de travailleurs. Dans cette
société, il y a donc des agriculteurs et des forestiers, des pécheurs et des jardiniers,
des cordonniers et des tailleurs, des serruriers et des forgerons, des fileurs et des
tisserands, etc. La société dans son ensemble est donc pourvue de toutes les sortes de
travaux et de produits. Ces produits profitent en plus ou moins grande proportion à
tous les membres de a société, car le travail est un travail commun, il est de prime
abord réparti et organisé de façon planifiée par quelque autorité que ce soit la loi
despotique du gouvernement, ou le servage ou toute autre forme d'organisation. Pour
simplifier, imaginons que c'est une communauté communiste avec sa propriété com
mune, telle que nous l'avons vue dans l'exemple indien. Supposons un instant que la
division du travail dans cette communauté soit beaucoup plus poussée que ne le veut
la vérité historique et admettons qu'une partie des membres de la communauté se
consacre exclusivement à l'agriculture, tandis que des artisans spécialisés exécutent
chacun les autres travaux. L'économie de cette communauté nous est tout à fait
claire : ce sont les membres de la communauté qui possèdent en commun le sol et
tous les moyens de production, leur volonté commune décide de la création de tels ou
tels produits, à telle époque et en telle quantité. La masse des produits finis,
appartenant à tous, est répartie entre tous selon les besoins. Imaginons maintenant
qu'un beau matin, dans cette communauté communiste, la propriété commune cesse
d'exister ainsi que le travail commun et la volonté commune qui réglait la production.
La division du travail très poussée est demeurée, bien entendu. Le cordonnier est
devant sa forme, le boulanger ne connaît que son four, le forgeron n'a que la forge et
ne sait que brandir le marteau, etc. La chaîne qui autrefois reliait tous ces travaux
spécialisés en un travail commun, en une économie sociale, s'est brisée. Chacun ne
dépend plus que de luimême : l'agriculteur, le cordonnier, le boulanger, le serrurier.
le tisserand, etc. Chacun est libre et indépendant. La communauté n'a plus rien à lui
dire, personne ne peut lui commander de travailler pour la communauté, personne ne
se soucie de ses besoins.
l'agriculteur ferait pousser du grain, etc. Une difficulté surgit aussitôt : chacun de ces
producteurs fabrique certes des objets extrêmement importants et directement utiles ;
chacun de ces spécialistes, le cordonnier, le boulanger, le forgeron, le tisserand,
étaient tous hier encore des membres également utiles et estimés de la communauté
qui ne pouvait se passer d'eux. Chacun avait sa place importante dans le tout.
Maintenant, le tout n'existe plus, chacun existe pour soi. Aucun d'entre eux ne peut
vivre des seuls produits de son travail. Le cordonnier ne peut consommer ses bottes,
le boulanger ne peut satisfaire ses besoins avec du pain, l'agriculteur peut mourir de
froid et de faim avec le grenier le mieux rempli, s'il n'a que du grain. Chacun a une
multiplicité de besoins, et ne peut en satisfaire luimême qu'un seul. Chacun a besoin
d'une certaine quantité des produits des autres. Ils dépendent donc tous les uns des
autres. Comment opérer puisque, nous le savons, il n'existe plus aucun lien entre les
différents producteurs individuels ? Le cordonnier a un urgent besoin du pain du
boulanger. mais il ne peut forcer le boulanger à lui livrer du pain, puisqu'ils sont tous
les deux également libres et indépendants. S'il veut profiter des fruits du travail du
boulanger, cela ne peut reposer que sur la réciprocité, autrement dit il doit luimême
livrer au boulanger un produit qui soit utile à ce dernier. Or le boulanger a aussi
besoin des produits du cordonnier et se trouve exactement dans la même situation. Le
fondement de la réciprocité existe donc. Le cordonnier donne des bottes au boulanger
pour recevoir du pain. Cordonnier et boulanger échangent leurs produits et peuvent
tous deux satisfaire ainsi leurs besoins. Si la division du travail est très développée et
les producteurs indépendants les uns des autres et si toute organisation entre eux est
absente, le seul moyen pour tous d'avoir accès aux produits des divers travaux, c'est...
l'échange.
Le cordonnier, le boulanger, l'agriculteur, le fileur, le tisserand, le serrurier échan
gent leurs produits et satisfont ainsi leurs multiples besoins. L'échange a ainsi créé un
nouveau lien entre les producteurs privés, atomisés, isolés et séparés les uns des
autres, le travail et la consommation, la vie de la communauté détruite peuvent de
nouveau démarrer ; car l'échange leur a donné la possibilité de travailler de nouveau
les uns pour les autres, c'estàdire qu'il a de nouveau rendu possible la coopération
sociale, la production sociale, même sous la forme de production privée atomisée.
C'est là un genre nouveau et singulier de coopération sociale et qu'il nous faut
examiner de plus près. Chaque individu travaille maintenant de son propre chef ; il
produit pour son propre compte, selon sa propre volonté. Il doit, pour vivre, produire
des objets dont il n'a pas besoin, mais dont d'autres ont besoin. Chacun travaille ainsi
pour d'autres. Il n'y a là en soi rien de particulier ni de nouveau. Dans la communauté
communiste aussi, tous travaillaient les uns pour les autres. Ce qu'il y a de particulier,
c'est que chacun ne donne son produit à d'autres que par l'échange et ne peut obtenir
les produits des autres que par la même voie. Pour parvenir aux produits dont il a
besoin, il faut que chacun fabrique par son propre travail des produits destinés à
l'échange. Le cordonnier doit continuellement produire des chaussures qui sont pour
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 148
produit achevé, par la marchandise qu'il livre selon sa libre volonté. S'il ne le veut
pas, il n'a pas besoin de travailler du tout, il peut aller se promener, personne ne le lui
reprochera ni ne le punira, comme cela se faisait pour les membres récalcitrants de la
communauté communiste où les paresseux étaient sévèrement admonestés par le chef
de la communauté ou livres au mépris publie, dans l'assemblée de la communauté.
Désormais, chaque homme est son propre maître, la communauté n'existe plus com
me autorité. Toutefois, s'il ne travaille pas, il ne peut rien obtenir en échange des
produits des autres. D'autre part, l'individu n'est plus du tout certain, même s'il
travaille avec ardeur, d'avoir les moyens de subsistance qui lui sont nécessaires ; car
personne n'est forcé de les lui donner, même en échange de ses produits. L'échange
n'a lieu que s'il existe un besoin réciproque. Si l'on n'a momentanément pas besoin de
bottes dans la communauté, le cordonnier a beau travailler avec la plus grande ardeur
et confectionner la plus belle marchandise, personne ne la lui prendra pour lui donner
en échange du pain, de la viande, etc., et il se retrouvera sans le strict minimum
nécessaire pour vivre.
Voici qu'apparaît à nouveau une différence frappante avec les relations dans la
communauté communiste primitive. La communauté entretenait un cordonnier parce
qu'elle avait besoin de bottes. Le nombre de bottes qu'il devait faire lui était indiqué
par les autorités compétentes de la communauté, il ne travaillait que comme serviteur
1 Note marginale de R. L. (au crayon) : Ce n'est plus la communauté comme un tout à laquelle
il a à faire et qui a besoin d'un produit, mais les membres individuels de la communauté.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 149
de la communauté, comme employé de la communauté, et tous étaient dans la même
situation. Si la communauté entretenait un cordonnier, elle devait naturellement le
nourrir. Il touchait, comme chacun, sa part de la richesse commune, et cette part
n'avait pas de rapport direct avec sa part de travail. Évidemment, il devait travailler et
on le nourrissait parce qu'il était un membre utile de la communauté. Qu'il eût
précisément ce moislà plus ou moins de bottes à faire, ou pas de bottes du tout, il
n'en touchait pas moins ses vivres, sa part des moyens communs de subsistance.
Maintenant, il n'en a que dans la mesure où on a besoin de son travail, c'estàdire
dans la mesure où son produit est accepté en échange par d'autres. Chacun travaille
comme il veut, autant qu'il veut, à ce qu'il veut. Seul le fait que son produit est pris
par d'autres lui confirme qu'il produit ce dont la société a besoin, qu'il a exécuté
effectivement un travail socialement utile. Un travail, aussi sérieux et solide soitil,
n'a pas dès l'abord un but et une valeur du point de vue social, seul le produit qui peut
s'échanger a de la valeur ; un produit que personne n'accepte en échange est sans
valeur, c'est du travail perdu, aussi solide et bon soitil.
Pour participer aux fruits de la production sociale , et au travail social, il faut par
1
conséquent produire des marchandises. Mais personne ne dit à qui que ce soit que son
travail est reconnu comme socialement nécessaire ; l'individu en fait l'expérience
quand sa marchandise est acceptée en échange. Sa participation au travail et au
produit de la communauté n'est assurée que si ces produits sont marqués du sceau du
travail socialement nécessaire, de la valeur d'échange. Si son produit ne peut être
échangé, il a créé un produit sans valeur, son travail est donc socialement superflu. Il
n'est alors qu'un cordonnier privé qui a découpé du cuir et gâché des bottes pour
passer le temps, un cordonnier qui se situe en dehors de la société ; car la société
ignore son produit, et les produits de la société lui sont, par voie de conséquence,
inaccessibles. Si notre cordonnier a, par bonheur, échangé ses bottes et obtenu des
vivres en échange, il peut rentrer chez lui, rassasié, vêtu et... fier : il a été reconnu
comme membre utile de la société, son travail comme un travail nécessaire . S'il 2
rentre avec ses bottes parce que personne n'a voulu les lui prendre, il a toute raison
d'être malheureux, car il ne pourra pas souper. On lui a signifié, d'autre part, ne fûtce
que par un froid silence : « La société n'a pas besoin de toi, mon petit ami, ton travail
n'était pas du tout nécessaire, tu es donc un homme superflu qui peut tranquillement
aller se pendre ! » Le contact avec la société, notre cordonnier ne l'établit que par une
1 Note marginale de R. L. : I. Travail social 1) comme somme des travaux des membres de la
société les uns pour les autres, 2) en ce sens que le produit de l'individu n'est luimême que le
résultat de la coopération d'un grand nombre de gens (matière première, outils), et même de toute
la société (science, besoin). Dans les deux cas, le caractère social est médiatisé par l'échange. Le
savoir dans la communauté communiste, dans l'esclavage et maintenant.
2 Note marginale de R. L. : N.B. Marchandises surproduites, inéchangeables et réserve
inconsommable dans une société organisée : Communauté communiste (le riz ind.), l'économie
d'esclavage, de servage (les couvents au Moyen Age). Différence : les premières ne sont pas du
travail social, les secondes sans doute. Rapport avec le besoin (besoin solvable d'un côté et
surproduction de marchandises invendables de l'autre), surproduction dans la société socialiste.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 150
paire de chaussures échangeables ou, plus généralement, par une marchandise ayant
valeur d'échange. Le boulanger, le tisserand, l'agriculteur, tous se trouvent dans la
même situation que notre cordonnier. La société, qui tantôt reconnaît le cordonnier,
tantôt le repousse froidement, n'est que la somme de tous ces producteurs individuels
de marchandises qui travaillent pour l'échange réciproque. C'est pourquoi la somme
du travail social et du produit social à laquelle on aboutit ainsi n'équivaut pas à la
somme de tous les travaux et de tous les produits des membres de la société, comme
c'était autrefois le cas dans l'économie communiste primitive. Maintenant quelqu'un
peut travailler avec ardeur et son produit peut n'être cependant qu'un produit perdu,
qui ne compte pas, s'il ne trouve pas preneur. Seul l'échange détermine les travaux et
les produits qui étaient utiles et qui comptent socialement. C'est comme si chacun
travaillait chez soi, aveuglément et droit devant lui, puis apportait ses propres produits
achevés sur une place où on examinerait les objets puis leur mettrait un tampon : pour
celuici, pour celuilà, le travail a été socialement nécessaire, ils sont acceptés en
échange ; alors que pour ces dernierslà, le travail n'était pas nécessaire, ils sont nuls
et non avenus. Ce tampon veut dire : ceci a une valeur, cela n'en a pas et reste le
plaisir ou le malheur privé de l'intéressé.
Résumons ces différents éléments : il apparaît que le simple fait de l'échange des
marchandises, sans aucune autre intervention ni réglementation, détermine trois
relations importantes :
1. La part du travail social qui revient à chaque membre de la société. Cette part,
en qualité et en quantité, ne lui est plus attribuée à l'avance par la communauté ; il a
part ou n'a pas part, après coup, au produit achevé. Autrefois chaque paire de bottes
que confectionnait notre cordonnier était du travail social. Maintenant ses bottes ne
sont d'abord que du travail privé qui ne concerne personne. Puis elles sont examinées
sur le marché de l'échange et le travail investi en elles par le cordonnier n'est reconnu
comme travail social que dans la mesure où elles sont acceptées dans l'échange.
Sinon, elles restent du travail privé et sont sans valeur.
ménage . Avec la généralisation de l'échange, tout rapport disparaît entre les besoins
1
de tel membre de la société et sa part de richesse, tout comme entre cette part et le
volume de la richesse commune de la société. La seule chose déterminante pour la
part de richesse sociale qui revient à un membre, c'est le produit présenté par ce
dernier sur le marché, et uniquement dans la mesure où on l'accepte en échange
comme produit socialement nécessaire.
3. Enfin le mécanisme de l'échange règle aussi la division sociale du travail.
Autrefois, la communauté décidait qu'elle avait besoin de tant de valets de ferme, de
tant de cordonniers, de boulangers, de serruriers, de forgerons, etc. La juste
proportion entre les différents métiers était l'affaire. de la communauté qui veillait à
ce que tous les travaux nécessaires soient exécutés. On connaît le cas de ce cordon
nier condamné à mort que les représentants de la communauté villageoise furent priés
de libérer pour pendre à sa place un forgeron, car il y en avait deux dans le village.
C'est un bel exemple du soin avec lequel la communauté veillait à une bonne division
du travail. (Nous avons vu, au Moyen Age, Charlemagne prescrire exactement les
sortes et le nombre d'artisans dans ses domaines. Nous avons vu dans les villes
médiévales le règlement des corporations veiller à ce que les différents métiers
2
fussent exercés dans une juste proportion et les artisans manquants être invités à venir
de l'extérieur.) Lorsque le libre échange est sans limites, cela se règle par l'échange
luimême. Personne ne demande à notre cordonnier de faire son métier de cordonnier.
S'il le veut, il peut faire des bulles de savon ou des cerfsvolants. Il peut, si l'idée lui
en vient, au lieu de faire des bottes, se mettre au tissage, au filage, à l'orfèvrerie.
Personne ne lui dit que la société a besoin de lui en général, et particulièrement en
tant que cordonnier. Évidemment, la société a besoin de chaussures, mais personne ne
détermine le nombre de cordonniers qui peuvent couvrir ce besoin. Personne ne dit à
notre cordonnier si ce cordonnierlà est nécessaire, ou si on n'a pas plutôt besoin d'un
tisserand ou d'un forgeron. Ce que personne ne lui dit, il ne peut l'apprendre que sur le
marché. Si ses souliers sont acceptés en échange, il sait que la société a besoin de lui
comme cordonnier. Qu'il confectionne la meilleure marchandise du monde, si d'autres
cordonniers ont déjà couvert les besoins, sa marchandise est superflue. Si cela se
répète, il lui faut renoncer à son métier. Le cordonnier en surnombre est éliminé par la
société aussi mécaniquement que le corps élimine les substances superflues : elle
n'accepte pas son travail comme travail social et le condamne à dépérir. La même
contrainte qui le force à produire, comme condition d'existence, des produits
échangeables pour d'autres, amènera finalement notre cordonnier hors de besoin à
choisir un autre métier où il existe un besoin insuffisamment couvert, par exemple le
tissage ou la fabrication de voitures, et ainsi le manque de maind’œuvre dans ce
secteur sera comblé.
1 R. L. a noté en marge de cette phrase : N. B.
2 Le chapitre sur les corporations artisanales n'a pas été retrouvé. N. E.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 152
Ce n'est pas seulement la juste proportion qui est ainsi maintenue entre les métiers
; des métiers disparaissent et d'autres se créent aussi de cette façon. Quand un besoin
cesse de se faire sentir dans la société ou est couvert par d'autres produits, ce ne sont
pas, comme dans l'ancienne communauté communiste, les membres de cette dernière
qui le constatent et retirent en conséquence les travailleurs d'un métier pour les
employer autrement. Cela se manifeste simplement par l'impossibilité d'échanger les
produits non nécessaires. Au XVIIe siècle, les perruquiers constituaient une corpo
ration qui ne devait pas manquer dans une ville. Une fois que la mode eut changé et
qu'on eut cessé de porter des perruques, le métier mourut de sa mort naturelle parce
que les perruques ne se vendaient plus. Les canalisations et les conduites d'eau qui
approvisionnent toutes les maisons en eau se répandant dans toutes les villes firent
peu à peu disparaître le métier de porteur d'eau. Prenons maintenant un cas inverse.
Supposons que notre cordonnier auquel la société a fait sentir sans équivoque, en
refusant systématiquement sa marchandise, qu'il n'est pas socialement nécessaire, soit
si imbu de luimême qu'il croit quand même être un membre indispensable de
l'humanité et veut absolument vivre. Pour vivre, il doit, nous le savons et il le sait,
produire des marchandises. Il invente alors un produit entièrement nouveau, par
exemple un fixemoustache ou un cirage miraculeux. Atil créé une nouvelle activité
socialement nécessaire, ou bien vatil rester méconnu comme tant de grands
inventeurs ? Personne ne le lui dit, il ne l'apprend que sur le marché. Si son nouveau
produit est accepté en échange, la nouvelle branche de production a été reconnue
socialement nécessaire et la division sociale du travail connaît un nouvel
élargissement . 1
Nous avons fait peu à peu renaître une certaine cohésion, un certain ordre dans
notre communauté qui semblait être dans une situation désespérée après l'effon
drement du régime communiste, de la propriété commune, après la disparition de
toute autorité dans la Vie économique, de toute organisation et de toute planification
du travail, de tout lien entre ses membres. Cela s'est fait de façon entièrement
automatique. Sans aucune entente entre les membres, sans intervention de quelque
puissance supérieure, les différents morceaux se sont tant bien crue mal assemblés en
un tout. L'échange luimême règle maintenant toute l'économie de façon automatique,
un peu comme une pompe : il crée un lien entre les producteurs individuels, il règle la
division du travail entre eux ; il détermine leur richesse et la répartition de cette
richesse. L'échange gouverne la société. C'est, il est vrai, un ordre un peu étrange qui
est né. La société prend un aspect tout différent de celui d'autrefois, dans la commu
nauté communiste. Elle formait alors un tout compact, une sorte de grande famille
dont les membres adhéraient les uns aux autres et se serraient les coudes, un
organisme solide, et même un peu rigide et sclérosé. Maintenant, elle a une structure
extrêmement lâche où les différents membres se séparent et se rejoignent à tout
moment. Personne ne dit à notre cordonnier qu'il doit travailler, ce à quoi il doit
travailler et en quelle quantité. Personne ne lui demande s'il a besoin de moyens de
1 Note marginale de R. L. : le coton a supplanté le lin au XIXe siècle,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 153
subsistance, desquels et en quelle quantité. Personne ne se soucie de lui, il n’existe
pas pour la société. Il signale son existence à la société en se présentant sur le marché
avec le produit de son travail. Son existence est acceptée si sa marchandise est
acceptée. Son travail West reconnu socialement nécessaire et luimême n'est reconnu
comme travailleur que dans la mesure où ses bottes sont acceptées en échange. Il
n'obtient des moyens de subsistance pris sur la richesse sociale crue si ses bottes sont
acceptées comme marchandise. En tant crue personne privée, il West donc pas un
membre de la société, de même son travail, en tant que travail privé, n'est pas un
travail social. Il ne devient un membre de la société que dans la mesure où il fabrique
des produits échangeables, des marchandises, et dans la mesure où il en a et peut les
vendre. Chaque paire de bottes échangée fait de lui un membre de la société et chaque
paire invendable l'exclut de cette société. Le cordonnier n'a, en tant que tel, aucun lien
avec la société, ses bottes seules le mettent en contact avec la société. et cela dans la
mesure seulement où elles ont une valeur d'échange, sont des marchandises
vendables. Ce n'est donc pas un contact permanent, mais un contact sans cesse
renouvelé et sans cesse en voie de se dissoudre. Tous les autres producteurs de
marchandises sont dans la même situation que notre cordonnier. Il n'y a dans la
société que des producteurs de marchandises, car ce n'est que dans l'échange qu'on
obtient les moyens de vivre ; pour les obtenir, tout le monde doit se présenter avec
des marchandises. Produire des marchandises, telle est la condition de l'existence. Il
en résulte une société où tous les hommes mènent leur existence en individus
entièrement isolés ; ils n'existent pas les uns pour les autres et n'ont de contact avec la
société ou ne le perdent que par l'intermédiaire de leurs marchandises. C'est là une
société extrêmement lâche et mobile, prise dans le tourbillon incessant de ses
membres individuels. L'abolition de l'économie planifiée et l'introduction de l'échange
a provoqué un profond bouleversement dans les relations sociales et transformé la
société dans sa tête et dans ses membres.
II
Retour à la table des matières
L'échange, seul lien économique entre les membres de la société, présente de
grandes difficultés et ne va pas aussi aisément de soi que nous l'avons supposé
jusqu'ici. Examinons la chose de plus près. Tant que nous ne considérions que
l'échange entre deux producteurs individuels, entre le cordonnier et le boulanger, la
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 154
chose était toute simple. Le cordonnier ne peut vivre de bottes seulement et a besoin
de pain ; le boulanger ne peut vivre de pain seulement, comme l'ont déjà dit les
Saintes Écritures et a besoin, non de la parole de Dieu, il est vrai, mais parfois de
bottes. Comme il y a là réciprocité, l'échange a lieu facilement ; le pain passe des
mains du boulanger, qui n'en a pas besoin, dans celles du cordonnier ; les bottes
passent de l'atelier du cordonnier dans le magasin du boulanger. Tous deux ont
satisfait leurs besoins et les deux activités privées se sont avérées socialement
nécessaires. La même chose ne se passe pas seulement entre le cordonnier et le
boulanger, mais entre tous les membres de la société, c'estàdire entre tous les
producteurs de marchandises. Nous avons le droit de l'admettre, nous y sommes
même obligés. Car tous les membres de la société doivent vivre, doivent satisfaire
divers besoins. La production de la société ne peut jamais s'arrêter, parce que la
consommation ne s'arrête jamais. Il nous faut maintenant ajouter : comme la
production est désormais découpée en activités privées indépendantes dont aucun
homme ne peut se suffire, l'échange ne peut s'arrêter un instant, si la consommation
ne doit pas s'arrêter. Tous échangent donc continuellement leurs produits. Comment
cela se passetil ? Retournons à notre exemple. Le cordonnier n'a pas seulement
besoin du produit du boulanger, il voudrait avoir une certaine quantité des autres
marchandises. Outre le pain, il a besoin de viande chez le boucher, d'un manteau chez
le tailleur, d'étoffe pour une chemise chez le tisserand, d'une coiffure chez le
chapelier, etc. Il ne peut obtenir ces marchandises que par voie d'échange ; et il ne
peut jamais offrir en échange que des bottes. Pour le cordonnier, les produits dont il a
besoin pour vivre ont donc d'abord, par conséquent, la forme de bottes ; atil besoin
d'une chemise, il fait des bottes ; veutil un chapeau ou des cigares, il fait encore des
bottes. Dans son activité spéciale, pour lui personnellement, toute la richesse sociale
qui lui est accessible a la forme de bottes. Ce n'est que par l'échange sur le marché
que son activité peut sortir de son étroite forme de bottes et se transformer en moyens
de subsistance multiformes dont il a besoin.
Pour que cette transformation s'opère effectivement, pour crue tout le travail du
cordonnier dont il se promet toutes les joies de l'existence, ne reste pas enfermé dans
la forme des bottes, une condition importante, que nous connaissons déjà, est
nécessaire : il faut que les autres producteurs aient besoin de ses bottes et veuillent les
prendre en échange. Le cordonnier n'obtiendrait les autres marchandises que si son
produit, les bottes, était une marchandise désirée par les autres producteurs. Il
n'obtiendrait des autres marchandises que la quantité correspondant à son travail, à
supposer que ses bottes fussent une marchandise désirée de tous et en tout temps,
désirée sans limites par conséquent. Ce serait déjà, de la part du cordonnier, une assez
grande prétention et un optimisme irraisonné que de croire que sa marchandise est
d'une nécessité absolue et illimitée pour le genre humain. L'affaire s'aggrave, du fait
que les autres producteurs individuels se trouvent dans la même situation que le
cordonnier : le boulanger, le serrurier, le tisserand, le boucher, le chapelier, l'agricul
teur, etc. Chacun désire les produits les plus divers dont il a besoin, mais il ne peut
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 155
offrir en échange qu'un produit unique. Chacun ne pourrait satisfaire pleinement ses
besoins que si sa marchandise particulière était désirée à tout moment par tout le
monde et acceptée en échange. Une courte réflexion permet de voir que c'est
purement et simplement impossible. Chacun ne peut désirer à tout moment tous les
produits. Chacun ne peut à tout moment trouver de façon illimitée preneur pour des
bottes et du pain, des vêtements et des serrures, du fil et des chemises, des chapeaux
et des fixemoustaches, etc. Si c'est le cas, tous les produits ne peuvent à tout moment
s'échanger contre tous les autres. Si l'échange est impossible comme relation
universelle permanente, la satisfaction de tous les besoins est impossible, le travail
universel est impossible et l'existence de la société est impossible. Nous serions de
nouveau dans l'impasse et ne pourrions expliquer comment une coopération sociale et
une économie peuvent quand même naître à partir de producteurs privés isolés et
atomisés qui n'ont ni plan de travail commun, ni organisation, ni lien entre eux.
L'échange nous est apparu comme un moyen pour régler tout cela, quoique par des
voies étranges. Il faut cependant que l'échange puisse effectivement fonctionner
comme un mécanisme régulier. Or, dès les premiers pas, nous trouvons de telles
difficultés que nous ne comprenons pas comment il pourrait agir de façon permanente
et universelle.
Eh bien ! on a inventé le moyen de surmonter cette difficulté et de rendre possible
l'échange social. Ce n'est certes pas Christophe Colomb qui l'a découvert, l'expérience
sociale et l'habitude ont insensiblement trouvé dans l'échange luimême le moyen, ou
comme on dit, la « vie» ellemême a résolu le problème. La vie sociale crée toujours,
en même temps que les difficultés, les moyens de les résoudre. Il est impossible que
toutes les marchandises soient désirées par tous à tout moment, c'estàdire en
quantité illimitée. Il y a toujours eu, dans toute société, une marchandise importante,
nécessaire, utile à tous, désirée par tous. Il n'est guère vraisemblable que les bottes
aient jamais joué ce rôle. Mais le bétail par exemple a pu être ce produit. On ne peut
s'en tirer simplement avec des bottes, ni avec des vêtements, ni avec des chapeaux ou
du grain. Mais le bétail, fondement de l'économie, assure en tout cas l'existence de la
société ; il fournit de la viande, du lait, des peaux, de la force de travail, etc. Toute la
richesse, chez beaucoup de peuples nomades, ne consistetelle pas en troupeaux ?
Les tribus noires d'Afrique vivent aujourd'hui encore, ou Vivaient tout récemment,
exclusivement de l'élevage. Supposons que dans notre communauté le bétail soit un
élément très demandé, même s'il n'est qu'un produit privilégié parmi beaucoup
d'autres dans la société, et non le seul. L'éleveur applique ici son travail privé à la
production de bétail, comme le cordonnier à la production de bottes, le tisserand à
celle de toile, etc. Simplement, selon notre hypothèse, le produit de l'éleveur jouit
d'une préférence générale et sans limite parce qu'il semble à tous le plus désirable et
le plus important. Le bétail constitue donc pour tous un enrichissement bienvenu.
Comme nous continuons à supposer que dans notre société personne ne peut rien
obtenir autrement que par voie d'échange, on ne peut obtenir de l'éleveur le bétail tant
désire qu'en l'échangeant contre un autre produit du travail. Comme tout le monde,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 156
selon l'hypothèse, aimerait bien avoir du bétail, tout le monde cédera volontiers à tout
moment ses produits contre du bétail. Contre du bétail, on peut donc obtenir à tout
moment tout autre produit. Celui qui a du bétail n'a donc qu'à choisir, tout est à sa
disposition. C'est pourquoi tout le monde ne veut plus échanger son produit
particulier que contre du bétail ; car si on a du bétail, on a tout, puisque pour du bétail
on obtient tout à tout moment. Une fois que cela est apparu clairement et que c'est
devenu une habitude, le bétail est peu à peu devenu une marchandise générale, c'est
àdire la seule marchandise désirée et échangeable de façon illimitée. En tant que
marchandise générale, le bétail sert d'intermédiaire à l'échange de toutes les autres
marchandises particulières. Le cordonnier par exemple ne reçoit pas directement du
pain du boulanger en échange de ses bottes, mais du bétail ; car, avec du bétail, il peut
acheter du pain et tout ce qu'il veut, quand il veut. Et le boulanger peut aussi
maintenant lui payer ses bottes en bétail, parce qu'il a luimême reçu du bétail de la
part des autres, du serrurier, de l'éleveur, du boucher pour son propre produit., le pain.
Chacun reçoit du bétail pour son propre produit et paie de nouveau avec ce même
bétail, quand il veut avoir les produits des autres. Le bétail passe ainsi de main en
main, il sert d'intermédiaire à tous les échanges, il est le lien entre les producteurs
individuels de marchandises. Plus souvent le bétail passe de main en main et sert
d'intermédiaire aux échanges, plus il est apprécié, plus il devient la seule marchandise
échangeable et désirée à tous moments, la marchandise générale.
Dans une société de producteurs privés atomisés, sans plan de travail commun,
tout produit du travail est d'abord un travail privé. Seul le fait que ce produit est
accepté en échange montre que le travail était socialement nécessaire, que son produit
a une valeur et assure au travailleur une part des produits de la communauté, ou au
contraire que c'était du travail perdu. Or maintenant, tous les produits ne sont plus
échangés que contre du bétail. Un produit ne passe pour socialement nécessaire que
s'il s'échange contre du bétail. La marque du travail socialement nécessaire ne lui est
imprimée que par son aptitude à s'échanger contre du bétail, par le fait qu'il a autant
de valeur que du bétail. Il nous faut maintenant préciser : par son échange contre du
bétail. Le bétail est désormais l'incarnation du travail social et le bétail est par
conséquent le seul lien social entre les hommes.
Ici, vous avez certainement l'impression que nous nous sommes égarés. Jusqu'à
maintenant, tout était à peu près compréhensible ; pour finir, ce bétail, marchandise
universelle, incarnation du travail social, unique lien de la société humaine, est une
invention insensée et, de plus, offensante pour le genre humain ! Pourtant vous auriez
vraiment tort de vous sentir offensés. Quel que soit votre mépris pour ce pauvre
bétail, il est clair en tout cas qu'il est beaucoup plus proche de l'homme, et même, en
un certain sens, qu'il lui est beaucoup plus semblable que par exemple une motte
d'argile ramassée par terre ou un caillou ou un morceau de fer. Vous devez recon
naître que le bétail serait plus digne de servir de lien social vivant entre les hommes
qu'un morceau de métal inanimé. Pourtant, dans ce cas, l'humanité a donné la
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 157
préférence précisément au métal. Car le bétail, jouant le rôle décrit cidessus dans
l'échange, n'est rien d'autre que... l'argent. Si vous ne pouvez vous représenter l'argent
autrement que sous la forme de pièces d'or ou d'argent ou même de billets de banque,
et si vous trouvez que cet argent métallique ou de papier, intermédiaire universel des
relations entre les hommes, puissance sociale, est quelque chose qui va de soi, que par
contre la description où le bétail jouait ce rôle, est une folie, cela prouve simplement à
quel point votre esprit est prisonnier des idées du monde capitaliste actuel . Le
1
tableau de relations sociales qui ont quelque chose de raisonnable paraît tout à fait
absurde et ce qui est une absurdité achevée paraît aller de soi. De fait, l'argent sous la
forme de bétail, a exactement les mêmes fonctions que l'argent métallique, et seules
des considérations de commodité nous ont amenés à prendre le métal comme argent.
On ne peut évidemment pas changer aussi bien le bétail, ni en mesurer aussi
précisément la valeur que celle de petits disques métalliques, il faut pour conserver
l'argentbétail un portemonnaie un peu trop grand, qui ressemble à une étable. Avant
que l'humanité ait eu l'idée de faire de l'argent avec du métal, l'argent, comme
intermédiaire indispensable de l'échange, était depuis longtemps là. Car l'argent,
marchandise universelle, est justement ce moyen irremplaçable sans lequel l'échange
universel ne pourrait se mettre en mouvement, sans lequel l'économie sociale non
planifiée et composée de producteurs individuels ne pourrait exister.
Quels sont les multiples rôles du bétail dans l'échange, et qu'estce qui, dans la
société que nous étudions, a transformé le bétail en monnaie : c'est un produit du
travail désiré universellement et en tout temps. Pourquoi le bétail étaitil désiré
universellement et en tout temps ? Parce que c'était un produit extrêmement utile qui,
en tant que moyen de subsistance très varié, pouvait assurer l'existence. Oui, cela est
vrai au début. Ensuite, plus le bétail fut utilisé comme intermédiaire de l'échange
général, plus son usage immédiat comme moyen de subsistance passa à l'arrièreplan.
Quiconque touche du bétail en échange de son produit, se gardera bien de l'abattre et
de le manger ou de l'atteler à sa charrue ; le bétail lui est plus précieux comme moyen
d'acheter en tout temps n'importe quelle autre marchandise. Il se gardera donc de
l'utiliser comme moyen de subsistance et le conservera comme moyen d'échange.
Avec la division poussée du travail que nous avons supposée, l'utilisation immédiate
du bétail serait assez malcommode. Que peut faire le cordonnier avec le bétail comme
tel ? Ou le serrurier, le tisserand, le chapelier qui ne pratiquent pas l'agriculture ?
L'utilité immédiate du bétail comme moyen de subsistance est donc de plus en plus
négligée et le bétail n'est plus désiré de tous parce qu'il est utile à la boucherie, à la
laiterie ou au labour, mais parce qu'il donne à tout moment une possibilité d'échange
contre n'importe quelle autre marchandise. C'est de plus en plus l'utilité spécifique, la
mission du bétail, de permettre l'échange, c'estàdire de servir à tout moment à la
transformation des produits privés en produit social, des travaux privés en travail
social. Comme le bétail néglige ainsi de plus en plus son usage privé, qui est de servir
de moyen de subsistance à l'homme, et se consacre exclusivement à sa fonction
1 Note marginale de R. L. : Aristote sur l'esclavage.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 158
d'intermédiaire permanent entre les différents membres de la société, il cesse aussi
progressivement d'être un produit privé comme les autres, il devient de prime abord
un produit social et le travail de l'éleveur devient, à la différence de tous les autres
travaux, le seul travail directement social. Alors le bétail n'est plus élevé pour servir
de moyen de subsistance, mais dans le but de jouer le rôle de produit social, de
marchandise générale, de monnaie. On continue, dans une proportion moindre, à
abattre du bétail ou à l'atteler à la charrue. Ce caractère privé du bétail disparaît de
plus en plus, face à son caractère officiel de monnaie. En tant que tel, il joue un rôle
éminent et multiple dans la vie de la société.
2. Le bétail devient aussi le moyen d'économiser et d'accumuler la richesse, il
devient un moyen de thésauriser. Tant que le cordonnier ne pouvait échanger ses
produits que contre des moyens de subsistance, il ne travaillait qu'autant qu'il en avait
besoin pour couvrir ses besoins quotidiens. Car à quoi lui auraitil servi d'avoir des
bottes en réserve ou même de faire de grandes réserves de pain, de viande, de
chemises, de chapeaux, etc. ? Les objets d'usage courant trop longtemps entreposés
s'abîment et deviennent même inutilisables. Maintenant, le cordonnier peut conserver
le bétail qu'il reçoit contre les produits de son travail, comme moyen pour l'avenir. Le
désir d'économiser s'éveille chez lui, il cherche à vendre le plus possible, se garde de
dépenser aussitôt le bétail reçu ; au contraire, il cherche à l'accumuler, car le bétail
étant bon pour tout en tout temps, il l'économise, l'amasse pour l'avenir et laisse les
fruits de son travail en héritage à ses enfants.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 159
3. Le bétail devient en même temps la mesure de toutes les valeurs et de tous les
travaux. Quand le cordonnier veut savoir ce que l'échange d'une paire de chaussures
lui apportera, ce que son produit vaut, il dit par exemple : j'aurai un demibœuf par
paire, ma paire de bottes vaut un demibœuf.
4 Le bétail devient la quintessence de la richesse. On ne dit plus : un tel est riche
parce qu'il a beaucoup de grain, de troupeaux, de vêtements, de bijoux, de serviteurs,
mais : il a du bétail. On dit : chapeau bas devant cet homme, il « vaut » 1 000 bœufs.
Ou bien on dit : pauvre homme, il est complètement sans bétail !
Avec l'extension du bétail comme moyen général d'échange, la société ne peut
plus penser qu'en formes de bétail. On parle et on rêve de bétail. Il s'ensuit une
véritable adoration et vénération du bétail : on épouse de préférence une jeune fille
dont une dot composée de grands troupeaux de bétail rehausse les attraits, même si le
prétendant est un professeur, un ecclésiastique ou un poète, et non un éleveur de
pores. Le bétail est la quintessence du bonheur humain. On fait des poèmes en
l'honneur du bétail et de sa puissance merveilleuse, on commet des crimes et des
assassinats à cause de lui. Les hommes répètent en secouant la tête : « Le bétail régit
le monde. » Si ce proverbe vous est inconnu, traduisezle en latin ; le vieux mot
romain pecunia = argent, vient de pecus = bétail. 1
III
Retour à la table des matières
Notre examen des formes que prendraient les relations dans l'ancienne commu
nauté communiste, après le soudain effondrement de la propriété collective et du plan
de travail commun, vous a semblé être une élucubration purement théorique, une
promenade dans les nuages. En réalité, ce n'était que l'exposé un peu simplifié et
abrégé de la façon dont s'est formée l'économie marchande, exposé rigoureusement
conforme à la vérité historique dans ses grands traits.
1 Note marginale de R.L.: Dans la monnaie métallique, se dépouille complètement de la valeur
d'usage!
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 160
Notre exposé demande, il est vrai, quelques correctifs :
primitifs dans les pays coloniaux, le passage de leur état communiste primitif au
capitalisme moderne est intervenu comme une catastrophe soudaine, comme un
malheur indicible plein des plus effroyables souffrances. Chez les populations euro
péennes, ce ne fut pas une catastrophe, mais un processus lent, progressif et insen
sible, qui a duré des siècles. Les Grecs et les Romains entrent dans l'histoire avec la
propriété commune. Les anciens Germains qui viennent du nord au début de l'ère
chrétienne et pénètrent dans le sud, détruisant l'Empire romain et s'installant en
Europe, apportent avec eux la communauté communiste primitive et la maintiennent
pendant un temps. L'économie marchande des peuples européens, pleinement formée,
n'apparaît qu'à la fin du Moyen Age, aux XVe et XVIe siècles.
2. Le deuxième correctif qu'il faudrait faire à notre exposé précédent découle du
premier. Nous avons supposé que, dans le sein de la communauté communiste, toutes
les branches possibles d'activité s'étaient déjà spécialisées et séparées, c'estàdire que
1 Dans le manuscrit, cette subordonnée a été rayée au crayon.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 161
la division du travail à l'intérieur de la société avait atteint un très haut niveau de
développement, de sorte que lorsqu'est intervenue la catastrophe qui a aboli la
propriété commune et introduit la production privée et l'échange, la division du travail
était déjà là, toute prête, pour servir de fondement à l'échange. Cette supposition est
historiquement inexacte. A l'intérieur de la société primitive, la division du travail est
peu développée, embryonnaire, tant que subsiste la propriété commune. Nous l'avons
vu dans la communauté villageoise indienne. Environ douze personnes seulement se
distinguaient de la masse des habitants et se voyaient confier des professions particu
lières, dont six artisans à proprement parler : le forgeron, le charpentier, le potier, le
barbier, le blanchisseur et l'orfèvre. La plupart des travaux artisanaux, tels que filage,
tissage, confection des vêtements, boulangerie, boucherie, charcuterie, etc., étaient
faits par chaque famille, comme occupations annexes à côté des travaux des champs.
C'est le cas dans beaucoup de villages russes, dans la mesure où la population n'a pas
été intégrée aux échanges et au commerce. La division du travail, c'estàdire la mise
à part de certaines activités sous forme de professions spéciales et exclusives, ne peut
se développer vraiment que lorsque la propriété privée et l'échange sont déjà là. Un
producteur ne peut se consacrer à une production spécialisée que lorsqu'il peut espérer
échanger régulièrement ses produits contre d'autres. Seul l'argent donne à chaque
producteur la possibilité de conserver et d'amasser le fruit de son travail, et l'incite à
une production régulière la plus abondante possible, pour le marché. D'autre part, le
producteur n'aura intérêt à produire pour le marché et à amasser de l'argent que si son
produit et le revenu qu'il en tire sont sa propriété privée. Dans la communauté
communiste primitive, la propriété privée est exclue et l'histoire nous montre que la
propriété privée n'est apparue que par suite de l'échange et de la spécialisation des
activités. La formation de métiers spécialisés, c'estàdire une division du travail
développée, n'est possible qu'avec la propriété privée et des échanges développés.
L'échange luimême n'est possible que si la division du travail existe déjà ; car quel
sens aurait l'échange entre producteurs qui produisent tous la même chose ? Ce n'est
que si par exemple X produit uniquement des bottes, tandis que Y cuit uniquement du
pain, que cela a un sens pour tous deux d'échanger leurs produits. Nous nous heurtons
donc à une étrange contradiction : l'échange n'est possible qu'avec la propriété privée
et une division du travail développée ; la division du travail ne peut, de son côté,
naître que par suite de l'échange et sur la base de la propriété privée, la propriété pri
vée de son côté ne naît que par l'échange. Si vous regardez de plus près, il y a même
là une double contradiction : la division du travail doit être déjà là avant l'échange, et
l'échange doit être déjà là en même temps que la division du travail. De plus : la
propriété privée est la condition préalable à la division du travail et à l'échange, elle
ne peut se développer qu'à partir de la division du travail et de l'échange. Comment
une telle complication estelle possible ? Nous tournons manifestement en rond et le
premier pas déjà pour sortir de la société communiste primitive nous apparaît comme
une impossibilité.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 162
L'humanité était prise en apparence dans une contradiction qu'il fallait résoudre
pour que l'évolution puisse se poursuivre. Or, l'impasse n'est qu'apparente. Une
contradiction est, il est vrai, quelque chose d'insurmontable pour l'individu dans la vie
courante. Dans la vie de la société, si l'on y regarde de plus près, de telles contradic
tions surgissent à chaque pas. Ce qui apparaît aujourd'hui comme la cause d'un
phénomène est demain son effet, et inversement, sans que ce continuel renversement
des relations empêche la vie de la société. L'individu, qui se trouve devant une
contradiction dans sa vie privée, ne peut plus faire un pas. On admet tellement, même
dans la vie quotidienne, que la contradiction est quelque chose d'impossible, qu'un
accusé qui se contredit devant le tribunal passe par là même pour convaincu de
mensonge et les contradictions peuvent le mener en prison ou à la potence. Mais si la
société humaine dans son ensemble s'embrouille continuellement dans des contra
dictions, elle n'en va pas pour autant à sa perte, au contraire, ce sont les contradictions
qui la font avancer. La contradiction dans la vie de la société se résout toujours en
évolution, en nouveaux progrès de la civilisation. Le grand philosophe Hegel a dit :
« La contradiction est ce qui fait avancer. » Ce mouvement par contradictions est la
véritable façon dont l'histoire humaine évolue, Dans le cas qui nous intéresse, c'està
dire le passage de la société communiste à la propriété privée avec division du travail
et échange, la contradiction que nous avons rencontrée est résolue par un long
processus historique. Ce processus a correspondu dans son essence à la description
que nous en avons donnée, abstraction faite des quelques correctifs que nous avons
apportés.
L'échange commence effectivement dès l'état le plus primitif de la communauté
fondée sur la propriété commune, et sous la forme où nous l'avons supposée, celle du
troc, c'estàdire produit contre produit. Nous trouvons le troc dès les premières
étapes de la civilisation. Comme la propriété privée chez les deux partenaires est une
des conditions de l'échange et qu'elle est inconnue dans la communauté primitive, le
premier troc ne s'est pas fait à l'intérieur de la communauté ou de la tribu, mais à
l'extérieur, non entre les membres d'une même tribu, d'une même communauté, mais
entre différentes communautés et tribus, là où elles sont entrées en contact. Ce n'est
pas tel membre d'une tribu qui négocie avec un étranger à la tribu, ce sont les tribus,
les communautés entières oui font le troc, ce sont leurs chefs qui négocient. Cette
image, répandue parmi les savants économistes bourgeois, d'un chasseur primitif et
d'un pêcheur primitif échangeant entre eux leurs poissons et leur gibier dans les forêts
vierges d'Amérique, aux aurores de la civilisation, est donc doublement fausse. Il
n'existait pas dans la préhistoire d'individus isolés vivant et travaillant pour eux
mêmes, le troc d'homme à homme a demandé des millénaires pour apparaître. L'his
toire ne connaît d'abord que le commerce entre tribus et entre peuples. « Les peuples
sauvages », dit Laffitteau, dans son ouvrage sur les sauvages d'Amérique, « pratiquent
continuellement l'échange entre eux. Leur commerce a ceci de commun avec le
commerce de l'Antiquité que c'est un échange direct de produits contre d'autres
produits. Chacun de ces peuples possède quelque chose que les autres n'ont pas, et le
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 163
commerce fait passer toutes ces choses d'un peuple à l'autre. Tel est le cas du grain,
des poteries, des peaux, du tabac, des couvertures, des canoës, du bétail sauvage, des
ustensiles ménagers, des amulettes, du coton, en un mot de tout ce qui sert à
l'entretien de la vie humaine... Leur commerce se mène avec le chef de la tribu qui
représente le peuple entier. » 1
Quand, dans notre exposé précédent, nous commencions l'échange par un cas
isolé l'échange entre le cordonnier et le boulanger et le traitions comme quelque
chose d'occasionnel, cela correspondait à la stricte vérité historique. Au début,
l'échange entre les différentes tribus est purement occasionnel, irrégulier ; il dépend
des rencontres ou contacts entre eux . C'est pourquoi le premier troc régulier apparaît
2
chez les peuples nomades, car leurs fréquents déplacements les amènent en contact
avec d'autres peuples. Tant que l'échange est occasionnel, seuls les produits en
excédent, ce qui reste une fois couverts les besoins propres de la tribu. sont offerts en
échange. Avec le temps, les échanges occasionnels se répétant plus souvent, ils
deviennent une habitude, puis une règle et peu à peu on commence à fabriquer des
produits directement pour l'échange. Les tribus et les peuples se spécialisent dans une
ou plusieurs branches de leur production en vue de l'échange. La division du travail
entre les tribus et communautés se développe. Longtemps, le commerce reste un troc,
produit contre produit. Dans beaucoup de régions des ÉtatsUnis, le troc était répandu
à la fin du XVIIe siècle. Dans le Maryland, l'Assemblée législative fixait les propor
tions dans lesquelles on devait échanger le tabac, l'huile, la viande de porc, et le pain.
A Corrientes, en 1815, de jeunes colporteurs couraient les rues en criant : « Du sel
pour des chandelles, du tabac pour du pain ! » Dans les villages russes, jusque dans
les années 1890, des colporteurs, appelés Prasols, pratiquent le troc simple avec les
paysans. Ils échangent toutes sortes de petits objets, tels que aiguilles, dés à coudre,
rubans, boutons, pipes, savons, etc., contre des brosses, du duvet, des peaux de lapin
et autres objets analogues. Les potiers, les ferblantiers, etc., parcourant la Russie avec
leur voiture, pratiquent un commerce semblable en échangeant leurs propres produits
contre du grain, du chanvre, du lin, de la toile, etc. 3
Les occasions d'échange se multipliant et devenant plus régulières, la marchandise
qui est la plus aisée à fabriquer et peut le plus souvent être échangée est de bonne
heure séparée des autres, dans chaque région, dans chaque tribu, ou bien au contraire,
celle qui manque le plus, qui est la plus désirée. Le sel par exemple et les dattes
jouent ce rôle dans le désert du Sahara, le sucre aux Indes occidentales anglaises, le
tabac en Virginie et en Maryland, ce qu'on appelle le « thé en brique » (un mélange de
feuilles de thé et de graisse sous la forme de briques) en Sibérie, l'ivoire chez les
1 Laffitteau : « Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps»,
1724, vol. Il, pp. 322323.
2 Note marginale de R. L. (au crayon) : NB. Fouilles préhistoriques ! Avant tout les nomades.
3 « Sieb. », p. 246 (sans doute Nikolaï Sieber, « David Ricardo et Karl Marx », Moscou, 1879.
Cf. note 2, p. 49 de la traduction).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 164
nègres d'Afrique, les grains de cacao dans l'ancien Mexique. Les particularités du
climat et du sol amènent, dans les différentes régions, à mettre à part une « marchan
dise générale » propre à servir à tout le commerce et d'intermédiaire dans les
échanges. La même chose se produit avec l'occupation particulière à chaque tribu.
Chez les peuples de chasseurs, le gibier est la « marchandise générale » qu'ils
proposent en échange de tous les produits possibles. Dans le commerce de la
compagnie de la baie d'Hudson, les peaux de castors ont joué ce rôle. Chez les tribus
de pêcheurs, les poissons sont l'intermédiaire naturel de toutes les opérations
d'échange. Dans les îles Shetland, d'après le récit d'un voyageur français, même pour
l'achat d'un billet de théâtre on fait l'appoint avec du poisson . La nécessité d'avoir
1
une telle marchandise appréciée de tous, pour servir de moyen général des échanges,
se fait parfois vivement sentir. Voici par exemple comment Samuel Baker , voyageur 2
bien connu, décrit son troc avec les tribus nègres au cœur de l'Afrique : « Il devient de
plus en plus difficile de se procurer les vivres. Les indigènes ne vendent de la farine
qu'en échange de la viande. C'est pourquoi nous nous la procurons comme suit : nous
achetons auprès de marchands turcs des « marteaux » (bêches) de fer en échange de
vêtements et de chaussures ; contre les marteaux, nous achetons un bœuf, celuici est
amené dans un village éloigné et abattu, et la viande est partagée environ en 100
morceaux. Avec cette viande et avec trois grands paniers, mes gens s’assoient par
terre, les indigènes viennent alors et versent chacun dans les paniers un petit panier de
farine pour un morceau de viande. Voilà un exemple du pénible commerce de la
farine en Afrique centrale. »
Avec le passage à l'élevage. le bétail devient la marchandise générale dans le troc,
et la mesure générale de valeur. C'était le cas chez les Grecs anciens, comme Homère
nous les dépeint. En décrivant l'armure de chaque héros, il dit que l'armure de
Glaucus coûtait 100 bœufs, celle de Diomède 9 bœufs. Mais à côté du bétail,
quelques autres produits servaient de monnaie chez les Grecs à cette époque. Le
même Homère dit que, lors du siège de Troie, on payait le vin de Lemnos tantôt en
bœufs, tantôt en cuivre ou en fer. Chez les anciens Romains, nous l'avons dit, la
notion d' « argent » était identique à celle de bétail ; de même, chez les anciens
Germains. le bétail était la marchandise générale. Avec le passage à l'agriculture, les
métaux, le fer et le cuivre acquièrent une importance éminente dans l'économie, en
partie comme matière dont on fabrique les armes et les outils agricoles. Le métal,
produit plus abondant et d'un usage plus répandu, devient la marchandise générale et
remplace de plus en plus le bétail. Il devient marchandise générale, d'abord parce que
son utilité naturelle comme matière de toutes sortes d'outils le rend généralement
désirable. A ce stade, il est utilisé dans le commerce à l'état brut aussi, en barres et au
poids. Chez les Grecs, le fer était en usage général, chez les Romains le cuivre, chez
les Chinois un mélange de cuivre et de plomb. Beaucoup plus tard, les métaux dits
précieux, l'argent et l'or, sont utilisés pour les échanges. Eux aussi sont utilisés à l'état
1 Note marginale de R. L.: Sieb., p. 247.
2 Samuel Baker: « Voyage aux sources du Nil », pp. 221222.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 165
brut, au poids. L'origine de la marchandise générale, de la monnaie, simple produit
utile à un usage quelconque, est encore visible . Le simple morceau d'argent qu'on
1
monnaie en or et en argent, la longue histoire millénaire de l'évolution de l'échange
prend sa forme achevée et définitive.
L'argent, la marchandise générale, était déjà formé, avant même qu'on utilise les
métaux pour faire de l'argent. Sous la forme de bétail, l'argent a déjà les mêmes
fonctions dans l'échange qu'aujourd'hui les pièces d'argent : intermédiaire pour les
opérations d'échange. mesure de valeur, moyen de thésauriser, incarnation de la
richesse. Ce n'est que sous sa forme métallique que la destination de l'argent apparaît
aussi sous son aspect extérieur. L'échange commence par le simple troc entre deux
produits du travail. Il se réalise parce que l'un des producteurs l'une des commu
nautés ou des tribus se passe mal des produits de l'autre. Ils s'aident mutuellement en
échangeant les produits de leur travail. De telles opérations de troc se répétant
régulièrement, un produit détient la préférence, parce que désiré de tous, il devient
l'intermédiaire de tous les échanges, la marchandise générale. En soi, tout produit du
travail pourrait devenir monnaie : les bottes ou les chapeaux, la toile ou la laine, le
bétail ou le blé. Les marchandises les plus diverses ont joué ce rôle pendant un temps.
Le choix ne dépend que des besoins particuliers et de l'occupation particulière des
peuples. Le bétail est généralement apprécié comme produit utile, comme moyen de
subsistance. A la longue, il est désiré comme monnaie et accepté comme tel. Car il
sert à chacun comme tel, à conserver les fruits de son travail sous une forme
échangeable à tout moment contre n'importe quel autre produit du travail. Le bétail, à
la différence des autres produits privés, est le seul produit directement social, parce
qu'échangeable à tout moment. Dans le bétail, la double nature de la monnaie s'expri
me encore : un coup d'œil sur le bétail montre que, bien que marchandise générale,
produit social, il est en même temps un simple moyen de subsistance que l'on peut
abattre et consommer, un produit ordinaire du travail humain, du travail d'un peuple
de bergers. Dans la pièce d'argent, tout souvenir de l'origine de la monnaie comme
simple produit a déjà disparu. Le petit disque d'or frappé n'est bon à rien d'autre, n'a
d'autre usage que de servir de moyen d'échange. de marchandise générale. Il n'est plus
1 Note marginale de R. L. Pourquoi les métaux précieux ontils gardé ce rôle ?
2 Note marginale de R. L. Sieb., p. 248.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 166
marchandise que dans la mesure où, comme toute autre marchandise, il est le produit
du travail humain, du travail du chercheur d'or et de l'orfèvre, mais il a perdu tout
usage privé comme moyen de subsistance, il n'est plus qu'un morceau de travail
humain sans aucune forme utile ni utilisable pour la vie privée, il n'a plus aucun usage
comme moyen de subsistance privé, comme nourriture, vêtement ou parure ou quoi
que ce soit, il n'a plus pour but que l'usage purement social : il sert d'intermédiaire
pour l'échange d'autres marchandises. C'est dans l'objet en soi le plus dénué de sens et
de but, la pièce d'or, que le caractère purement social de l'argent, de la marchandise
générale, trouve son expression la plus pure et la plus achevée.
L'adoption définitive de l'argent sous sa forme métallique a pour conséquence
1
une forte extension du commerce et le déclin des relations sociales qui visaient
autrefois non le commerce, mais la consommation personnelle. Le commerce désa
grège la vieille communauté communiste, il accélère l'inégalité de fortune entre ses
membres, l'effondrement de la propriété commune et finalement le déclin de la
communauté ellemême . La petite exploitation paysanne libre qui ne produit que
2
pour ellemême et ne vend que le superflu pour mettre l'argent dans le bas de laine,
est peu à peu forcée, en particulier par l'introduction de l'impôt en argent, à vendre
finalement toute sa production, pour acheter par la suite la nourriture, les vêtements,
les ustensiles ménagers, même le grain pour les semailles. La Russie des dernières
décennies nous a donné l'exemple d'une telle transformation de l'exploitation paysan
ne, d'une exploitation produisant pour ses propres besoins en une exploitation
produisant pour le marché et allant à la ruine complète. Dans l'esclavage antique, le
commerce a apporté de profondes transformations. Tant que les esclaves ne servaient
qu'à l'économie domestique, aux travaux agricoles ou artisanaux pour les besoins du
maître et de sa famille, l'esclavage avait un caractère patriarcal. Lorsque les Grecs et
les Romains eurent pris goût à l'argent et firent produire pour le commerce, une
exploitation inhumaine des esclaves commença qui amena les grandes révoltes
3
d'esclaves, en ellesmêmes sans espoir, mais signe de ce que l'esclavage se survivait
et était devenu un ordre insoutenable. La même chose se répète avec le servage au
Moyen Age. C'était d'abord une forme de protection accordée à la paysannerie par les
seigneurs nobles auxquels les paysans devaient une redevance déterminée en nature
ou en travail, redevance qui couvrait les besoins propres des seigneurs. Plus tard,
lorsque la noblesse eut découvert les agréments de l'argent, les redevances et les
prestations en travail furent sans cesse augmentées dans des buts commerciaux, les
corvées devinrent le servage, le paysan fut exploité jusqu'aux dernières limites . Pour 4
finir l'extension du commerce et la domination de l'argent amenèrent à remplacer les
prestations en nature des serfs par des redevances en argent. La dernière heure de tous
les rapports féodaux a sonné. Le commerce du Moyen Age apporte puissance et
1 Note marginale de R.L.: NB. Remplacement des métaux courants par les métaux précieux, or.
2 Note marginale de R. L. : Donner plus de détails.
3 Karl Marx: « Le Capital», Éditions sociales, 1950, tome I, p. 232.
4 Ibid., pp. 234235.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 167
richesse aux villes, il entraîne par là même la décomposition et la chute des anciennes
corporations. L'essor de l'argentmétal donne naissance au commerce mondial. Dès
l'antiquité, certains peuples, tels les Phéniciens, se consacrent au rôle de marchands
entre les peuples pour attirer vers eux des masses d'argent et accumuler des richesses
sous forme d'argent. Au Moyen Age, ce rôle échoit aux villes, surtout aux villes
italiennes. Après la découverte de l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes
orientales à la fin du XVe siècle, le commerce mondial connaît une soudaine
extension : les pays nouveaux offraient à la fois de nouveaux produits et de nouvelles
mines d'or, c'estàdire la matière première de l'argent. Après les énormes
importations d'or en provenance d'Amérique au XVIe siècle, les villes du nord de
l'Allemagne principalement les villes hanséatiques accèdent à d'énormes richesses,
puis c'est le tour de la Hollande et de l'Angleterre. Dans les villes européennes et,
pour une grande part, à la campagne, l'économie marchande, c'estàdire la production
en vue de l'échange, devient la forme dominante de la vie économique. L'échange
commence dans les ténèbres de la préhistoire, aux frontières des tribus communistes
sauvages, il s'élève et grandit en marge de toutes les organisations économiques
planifiées successives , simple économie paysanne libre, despotisme oriental,
1
esclavage antique, servage et féodalisme du Moyen Age, corporations urbaines. puis
les dévore l'une après l'autre, contribue à leur effondrement et établit finalement la
2
domination de l'économie de producteurs privés isolés complètement anarchique et
sans planification comme forme unique de l'économie régnante.
1 Note marginale de R.L. : NB. Faux frais de la société sans plan : elle doit reproduire toute sa
richesse dans l'argent.
2 Note marginale de R. L. : NB. Signification du commerce pour la civilisation depuis ...
(illisible). Intern. lien entre eux.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 168
IV
Retour à la table des matières
Une fois l'économie marchande devenue la forme dominante de la production en
Europe, au moins dans les villes, au XVIIIe siècle, les savants commencèrent à se
demander sur quoi cette économie reposait. L'échange ne se fait que par l'intermé
diaire de l'argent et la valeur de chaque marchandise dans l'échange s'exprime en
argent. Que peut bien signifier cette expression de la valeur en argent et sur quoi
repose la valeur de chaque marchandise dans le commerce ? Telles sont les premières
questions qu'a étudiées l'économie politique. Dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle et au début du XIXe, les Anglais Adam Smith et David Ricardo firent cette
grande découverte que la valeur d'une marchandise est le travail humain accumulé en
elle, que dans l'échange des marchandises des quantités égales de travail différent
s'échangent entre elles. L'argent n'est que l'intermédiaire et ne fait qu'exprimer la
quantité de travail accumulée dans chaque marchandise. Il est étonnant qu'on puisse
parler d'une grande découverte, car on pourrait croire qu'il n'y a rien de plus clair et
qui aille plus de soi que de dire que l'échange des marchandises repose sur le travail
accumulé en elles. L'habitude générale et exclusive prise d'exprimer la valeur des
1
marchandises en or avait masqué cet état naturel. Quand le cordonnier et le boulanger
échangent leurs produits, on conçoit clairement que l'échange se produit parce que,
malgré leur usage différent, chacun des produits a coûté du travail, que l'un a la même
valeur que l'autre dans la mesure où ils ont exigé le même temps. Si je dis, une paire
de souliers coûte 10 marks, cette expression est d'abord tout à fait mystérieuse. Qu'ont
de commun une paire de chaussures et 10 marks, en quoi sontils identiques et
peuventils s'échanger ? Comment peuton même comparer entre elles des choses si
différentes ? Comment peuton prendre en échange d'un produit utile comme des
chaussures un objet aussi inutile et dénué de sens que les petits disques d'or ou
d'argent frappés d'un sceau ? Comment se faitil enfin que ces petits disques de métal
aient le pouvoir magique de s'échanger contre tout dans le monde ?
Les fondateurs de l'économie politique, les Smith, les Ricardo, n'ont pas réussi à
répondre à toutes ces questions. Découvrir que dans la valeur d'échange de toute
marchandise, dans l'argent aussi, il y a simplement du travail humain, et qu'ainsi la
valeur de toute marchandise est d'autant plus grande que sa production a exigé plus de
1 Note marginale de R. L. Illusions de l'or : la chasse à l'or découverte de l'Amérique,
mercantilisme de Charles Quint, Alchimie (or).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 169
travail et inversement, ce n'est reconnaître que la moitié de la vérité. L'autre moitié de
la vérité consiste à expliquer comment et pourquoi le travail humain prend la forme
étrange de la valeur d'échange et la forme mystérieuse de l'argent. Les fondateurs
anglais de l'économie politique ne se sont pas posé cette question ; car ils considé
raient le fait de créer des marchandises pour l'échange et pour de l'argent comme une
propriété naturelle du travail humain. En d'autres termes, ils admettaient que l'homme
doit produire de ses mains des marchandises pour le commerce tout aussi
naturellement qu'il doit manger et boire, qu'il a des cheveux sur la tête et un nez au
milieu de la figure. Ils y croyaient si fermement qu'Adam Smith se demande si les
animaux ne commercent pas entre eux et il ne répond négativement que parce qu'on
n'a pas observé de tels exemples chez les animaux. Il dit : « Elle (la division du
travail) est la conséquence nécessaire, quoique lente et progressive, d'un certain
penchant de la nature humaine... : le penchant à échanger, à s'aider réciproquement et
à négocier une chose contre une autre. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier si ce penchant
est un de ces instincts inhérents à la nature humaine, dont on ne peut rendre compte
ou, ce qui est plus probable, s'il est la conséquence nécessaire de la raison et du
langage. Il est commun à tous les hommes et ne se retrouve chez aucune autre espèce
animale qui semble ne connaître ni cette sorte de contrat ni aucune autre. » 1
Cette conception naïve signifie que les fondateurs de l'économie politique étaient
persuadés que l'ordre social capitaliste dans lequel tout est marchandise et tout n'est
produit que pour le commerce, est le seul ordre social possible et éternel, qu'il durera
aussi longtemps que le genre humain vivra sur terre.
Karl Marx qui, en tant que socialiste, ne tenait pas l'ordre capitaliste pour le seul
ordre éternellement possible mais pour une forme sociale historique et passagère, a, le
premier, établi des comparaisons entre la situation actuelle et celle des époques
antérieures. Il en est ressorti que les hommes ont vécu et travaillé pendant des
millénaires sans savoir grandchose de l'argent et de l'échange. Ce West que dans la
mesure où tout travail commun et planifié cessa dans la société et où la société se
désagrégea en un amas informe et anarchique de producteurs libres et indépendants,
sur le fondement de la propriété privée, que l'échange devint le seul moyen d'unir les
individus atomisés et leurs activités en une économie sociale cohérente. Le plan
économique commun précédant la production fut remplacé par l'argent, qui devint le
seul lien social direct, parce qu'il est la seule réalité commune aux nombreux travaux
privés, morceau de travail humain sans aucune utilité, produit dénué de sens et inapte
à tout usage dans la vie privée. Cette invention dénuée de sens est donc une nécessité
sans laquelle l'échange et, par conséquent, toute l'histoire de la civilisation depuis la
dissolution du communisme primitif, serait impossible. Les théoriciens de l'économie
politique bourgeoise considèrent l'argent comme une chose importante et indispen
sable, mais seulement du point de vue de la communauté purement extérieure des
échanges. On ne peut en réalité dire cela de l'argent que dans le sens où on dit par
1 Adam Smith : « Wealth of Nations ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 170
exemple que l'humanité a inventé la religion par commodité. L'argent et la religion
sont deux produits prodigieux de la civilisation humaine, ils ont leur racine dans des
situations très précises et passagères et, de même qu'ils sont apparus un jour, ils
deviendront un jour superflus. Les énormes dépenses annuelles pour la production
d'or, comme les dépenses du culte, comme les dépenses consacrées aux prisons, au
militarisme, à l'assistance publique, qui pèsent lourdement sur l'économie sociale et
sont des frais nécessaires de cette forme d'économie, disparaîtront d'euxmêmes avec
la disparition de l'économie marchande.
L'économie marchande, dans son mécanisme interne, nous paraît un ordre écono
mique merveilleusement harmonieux et reposant sur les plus hauts principes de la
morale. Car, premièrement, la liberté individuelle complète y règne, chacun travaille
à quoi il veut, comme il veut, autant qu'il veut, selon son bon plaisir ; chacun est son
propre maître et n'a à se soucier que de son propre avantage. Deuxièmement, les uns
échangent leurs marchandises, c'estàdire le produit de leur travail, contre les
produits des autres, le travail s'échange contre le travail, à quantités égales en
moyenne. Il règne donc une égalité et une réciprocité totale des intérêts. Troisième
ment, il n'y a, dans l'économie marchande, de marchandise que contre une marchan
dise, de produit du travail que contre un produit du travail. C'est la plus grande équité.
Effectivement, les philosophes et les hommes politiques du XVIIIe siècle qui lattaient
pour le triomphe de la liberté économique, pour l'abolition des derniers vestiges des
anciens rapports de domination, des règlements des corporations et du servage féodal,
les hommes de la grande Révolution Française promettaient à l'humanité le paradis
sur terre, le règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.
D'importants socialistes étaient du même avis dans la première moitié du XIXe
siècle. Lorsque l'économie politique scientifique fut fondée et que Smith et Ricardo
eurent fait cette grande découverte que toute la valeur des marchandises repose sur le
travail humain, quelques amis de la classe ouvrière s'imaginèrent qu'en opérant
correctement l'échange des marchandises, l'égalité et la justice intégrales devaient
régner dans la société. Car si on échange toujours du travail contre du travail en
quantités égales, il est impossible que se produise une inégalité des richesses, sauf
celle, bien méritée, entre le travailleur laborieux et le paresseux, et toute la richesse
sociale doit appartenir nécessairement à ceux qui travaillent, à la classe ouvrière. Si
nous voyons quand même dans la société actuelle de grandes différences dans la
1
situation des hommes, la richesse à côté de la misère (et la richesse justement chez
ceux qui ne travaillent pas), la misère chez ceux dont le travail crée toutes les valeurs,
il faut manifestement que cela provienne de quelque malhonnêteté dans l'échange,
due au fait que l'argent intervient comme intermédiaire dans l'échange des produits du
travail. L'argent masque le fait que la véritable origine de toutes les richesses est le
travail ; il provoque de continuelles oscillations des prix et donne la possibilité de prix
arbitraires, d'escroqueries et d'accumulation de richesses aux dépens des autres.
1 Note marginale de R. L. (au crayon) : Cf. John Bellers, Bernstein, Rev. Angl., p. 354.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 171
Qu'en estil donc en réalité de la liberté, de l'égalité et de la fraternité dans la
production marchande ? Comment peutil se former une inégalité des richesses dans
cette production marchande, où chacun ne peut obtenir quoi que ce soit que contre un
produit du travail et où des valeurs égales s'échangent contre des valeurs égales ?
L'économie capitaliste se caractérise pourtant par l'inégalité criante dans la situation
matérielle des hommes, par l'accumulation de richesses dans quelques mains et la
misère croissante des masses. La question qui résulte logiquement de ce qui précède,
est donc la suivante : Comment l'économie marchande et l'échange des marchandises
à leur valeur rendentils le capitalisme possible ?
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 172
Chapitre cinquième
LE TRAVAIL
SALARIÉ
Retour à la table des matières
Toutes les marchandises s'échangent à leur valeur, c'estàdire d'après le travail
socialement nécessaire contenu en elles. Si l'argent joue le rôle d'intermédiaire, cela
ne change rien à ce fondement de l'échange : l'argent n'est que l'expression du travail
social, et la quantité de valeur contenue dans chaque marchandise s'exprime par la
quantité d'argent pour laquelle la marchandise est vendue. Sur la base de cette loi de
la valeur, il règne une égalité complète entre les marchandises sur le marché. Il
régnerait aussi une égalité complète entre les vendeurs de marchandises s'il n'y avait
pas parmi les millions de marchandises différentes qui s'échangent sur le marché, une
marchandise de nature tout à fait particulière : la force de travail. Cette marchandise
est apportée sur le marché par ceux qui ne possèdent pas de moyens de production
permettant de produire d'autres marchandises. Dans une société qui repose sur
l'échange des marchandises, on n'obtient que par voie d'échange. Quiconque n'apporte
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 173
pas de marchandises, n'a pas de moyen de subsistance. La marchandise est le seul titre
donnant à un homme l'accès à une part du produit social, part qu'elle mesure en même
temps. Tout homme obtient en marchandises de son choix une part correspondant à la
quantité de travail socialement nécessaire qu'il a fourni sous forme de marchandise.
Pour vivre, tout homme doit donc fournir et vendre une marchandise. La production
et la vente de marchandises est devenue la condition de l'existence humaine. Pour
produire n'importe quelle marchandise, il faut des moyens de travail, des outils, etc.,
des matières premières, un lieu de travail, un atelier avec les conditions nécessaires
du travail, éclairage, etc., enfin une certaine quantité de nourriture pour vivre pendant
la durée de la production et jusqu'à la vente de la marchandise. Seules quelques rares
marchandises négligeables peuvent être produites sans moyens de production, par
exemple les champignons ou les baies récoltés dans la forêt, les coquillages ramassés
sur le rivage. Même là, il faut quelques moyens de production, des paniers par
exemple, et en tout cas des vivres permettant de subsister pendant ce travail. La
plupart des marchandises exigent des frais importants, parfois énormes, en moyens de
production, dans toute société de production marchande développée. A celui qui n'a
pas ces moyens de production, qui ne peut produire des marchandises, il ne reste plus
qu'à s'apporter luimême, c'estàdire sa propre force de travail, comme marchandise
sur le marché.
Comme toute autre marchandise, la marchandise « force de travail » a sa valeur
déterminée. La valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail
nécessaire à sa production. Pour produire la marchandise « force de travail », une
quantité déterminée de travail est également nécessaire, le travail qui produit la
nourriture, les vêtements, etc., pour le travailleur. La force de travail d'un homme
vaut ce qu'il faut de travail pour le maintenir en état de travailler, pour entretenir sa
force de travail. La valeur de la marchandise « force de travail » est donc représentée
par la quantité de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance pour le
travailleur. En outre, comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de
travail se traduit sur le marché par un prix, c'estàdire en argent. L'expression moné
taire, c'estàdire le prix de la marchandise « force de travail », s'appelle le salaire.
Pour toute autre marchandise, le prix monte si la demande augmente plus vite que
l'offre, et il baisse, si au contraire l'offre est plus grande que la demande. Il se passe la
même chose en ce qui concerne la marchandise « force de travail » : quand la
demande en travailleurs augmente, les salaires ont tendance à monter ; si la demande
diminue ou si le marché du travail est saturé de marchandise fraîche, les salaires ont
une tendance à baisser. Comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de
travail et, donc, son prix, augmentent si la quantité de travail nécessaire à sa product
ion, en l'occurrence les moyens de subsistance, exigent plus de travail pour leur
propre production. Inversement, toute économie de travail dans la fabrication des
moyens de subsistance du travailleur entraîne une baisse de la valeur de la force de
travail, ainsi que son prix, le salaire. « Diminuez le coût de production des cha
peaux », écrivait Ricardo en 1817, « et leur prix descendra finalement à leur nouveau
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 174
prix naturel, même si la demande se multiplie par deux, trois ou quatre. Diminuez les
frais d'entretien des hommes en abaissant le prix naturel des vivres et des vêtements
nécessaires pour vivre, et vous verrez que les salaires baisseront, même si la demande
en travailleurs monte considérablement. »
La marchandise « force de travail » ne se distingue en rien des autres marchan
dises sur le marché, si ce n'est qu'elle est inséparable de son vendeur, le travailleur, et
qu'elle ne supporte pas d'attendre trop longtemps l'acheteur, Darce qu'elle périra avec
son porteur, le travailleur, par manque de vivres, tandis que la plupart des
marchandises peuvent attendre plus ou moins longtemps leur vente. La particularité
de la marchandise « force de travail » ne se manifeste donc pas sur le marché où seule
la valeur d'échange joue un rôle. Cette particularité réside dans la valeur d'usage de
cette marchandise. Toute marchandise est achetée pour les avantages que son usage
peut apporter. On achète des bottes pour se protéger les pieds, une tasse pour boire du
thé. A quoi peut servir la force de travail qu'on achète ? Évidemment, à travailler.
Nous ne sommes pas plus avancés. En tout temps, les hommes ont pu et ont dû
travailler, depuis que l'humanité existe, et pourtant des millénaires se sont écoulés, où
la force de travail était complètement inconnue en tant que marchandise. Imaginons
que l'homme avec toute sa force de travail ne puisse produire de moyens de subsis
tance que pour luimême, l'achat d'une telle force de travail, donc la force de travail
comme marchandise, n'aurait aucun sens. Car si quelqu'un achète et paie la force de
travail, puis la fait travailler avec ses propres moyens de production et s'il n'obtient
comme résultat que de quoi entretenir le porteur de la marchandise achetée, le
travailleur, cela voudrait dire que le travailleur, en vendant sa force de travail, obtient
les moyens de production d'autrui et, avec eux, travaille pour luimême. Ce serait une
affaire aussi absurde du point de vue de l'échange des marchandises que si quelqu'un
achetait des bottes pour en faire ensuite cadeau au cordonnier. Si la force de travail
humain ne permettait pas d'autre usage, elle n'aurait aucun avantage pour l'acheteur et
ne pourrait pas apparaître comme marchandise. Car seuls des produits apportant
certains avantages peuvent figurer comme marchandises. Pour que la force de travail
puisse être une marchandise, il ne suffit pas que l'homme puisse travailler quand on
lui donne des moyens de production, il faut qu'il puisse travailler plus qu'il n'est
nécessaire à son propre entretien. Il faut qu'il puisse travailler en plus pour l'acheteur
de sa force de travail. Il faut que la marchandise « force de travail » puisse remplacer,
par l'usage que l'on en fait, c'estàdire par le travail, son propre prix, le salaire, et
fournir en outre du surtravail à l'acheteur. La force de travail a effectivement cette
propriété. Mais qu'estce à dire ? Estce une propriété naturelle de l'homme ou du
travailleur que de pouvoir fournir du surtravail ? Eh bien ! à l'époque où l'homme
avait besoin d'un an pour confectionner une hache en pierre, de plusieurs mois pour
fabriquer un arc, ou faisait un feu en frottant pendant des heures deux morceaux de
bois l'un contre l'autre, l'entrepreneur le plus rusé et le plus dénué de scrupules
n'aurait pu extorquer d'un homme le moindre surtravail. Un certain niveau de
productivité du travail est nécessaire pour que l'homme puisse fournir un surtravail. Il
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 175
faut que les outils, l'habileté, le savoir, la maîtrise des forces de la nature aient déjà
atteint un niveau suffisant pour que la force d'un homme soit en état de produire les
moyens de subsistance nécessaires non seulement à luimême, mais éventuellement à
d'autres. Ce perfectionnement des outils, ce savoir, cette maîtrise de la nature ne
s'acquièrent qu'à travers l'expérience douloureuse et millénaire de la société humaine.
La distance qui existe entre les premiers outils de pierre grossièrement taillés, la
découverte du feu, et les actuelles machines à vapeur et à électricité, c'est toute
l'évolution sociale de l'humanité, évolution qui n'a été possible qu'à l'intérieur de la
société, par la vie en commun et la coopération entre les hommes. Cette productivité
du travail qui confère à la force du travail de l'actuel travailleur salarié la propriété de
fournir du surtravail n'est pas une particularité physiologiques innée de l'homme, c'est
un phénomène social, le fruit d'une longue évolution. Le surtravail de la marchandise
« force de travail » n'est qu'un autre nom de la productivité du travail social, qui
permet au travail d'un homme d'en entretenir plusieurs.
La productivité du travail, surtout lorsque les conditions naturelles la favorisent, à
un niveau primitif de civilisation, ne conduit pas toujours et partout à la vente de la
force de travail et à son exploitation capitaliste. Voyons ces régions tropicales de
l'Amérique centrale et du sud, qui ont été après la découverte de l'Amérique et
jusqu'au début du XIXe siècle des colonies espagnoles, régions au climat chaud et au
sol fertile où les bananes sont la principale nourriture des populations. « Je doute,
écrit Humboldt, qu'il existe ailleurs sur la terre une plante produisant une telle quan
tité de matière nutritive sur une si petite surface de terre.» « Un demihectare, planté
de bananes de la grande espèce, calcule Humboldt, peut produire de la nourriture pour
plus de 50 personnes, alors qu'en Europe, le même demihectare fournirait à peine
576 kg de farine en un an quantité qui serait insuffisante pour nourrir deux
personnes. » Or la banane ne réclame que très peu de soins, il suffit de remuer une ou
deux fois légèrement la terre autour des racines. « Au pied des Cordillères, dans les
vallées humides de Veracruz, Valladolid et Guadalajara, continue Humboldt, un
homme qui n'y consacre que deux jours d'un travail facile par semaine, peut se
procurer des vivres pour toute sa famille. » Il est clair qu'en soi la productivité du
travail permet ici une exploitation et un savant à l'âme authentiquement capitaliste,
Malthus, s'écrie en pleurant, à la description de ce paradis terrestre : « Quels énormes
moyens pour la production de richesses infinies ! » En d'autres termes : quelle mine
d'or dans le travail de ces mangeurs de bananes, pour des entrepreneurs astucieux,
s'ils pouvaient mettre ces paresseux au travail ! En réalité, les habitants de ces
contrées bénies ne songeaient pas à trimer pour amasser de l'argent, ils surveillaient
un peu les arbres de temps à autre, mangeaient leurs bananes de bon appétit et
passaient leur temps libre au soleil à jouir de l'existence. Humboldt dit de façon très
caractéristique : « Dans les colonies espagnoles, on entend souvent dire que les
habitants de la zone tropicale ne sortiront pas de l'état d'apathie dans lequel ils
demeurent depuis des siècles, tant que les bananiers n'auront pas été arrachés sur
ordre du roi. » Cette « apathie », du point de vue capitaliste européen, est précisément
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 176
l'état d'esprit des peuples qui vivent encore dans le communisme primitif où le but du
travail humain est la satisfaction des besoins naturels de l'homme, et non l'accu
mulation de richesses. Tant que ces rapports prédominent, on ne peut songer à
l'exploitation des hommes par d'autres hommes, aussi grande que soit la productivité
du travail, ni à l'utilisation de la force de travail humain pour la production de
surtravail.
L'entrepreneur moderne n'a pas découvert le premier cette propriété de la force de
travail. Dès les temps anciens, nous voyons l'exploitation du surtravail par ceux qui
ne travaillent pas. L'esclavage dans l'Antiquité, le servage au Moyen Age reposent
tous deux sur le niveau déjà atteint de la productivité, sur la capacité du travail
humain à entretenir plus d'un homme. Tous deux sont l'expression différente de la
manière dont une classe de la société tire avantage de cette productivité en se faisant
entretenir par l'autre classe. En ce sens, l'esclave antique et le serf médiéval sont les
ancêtres directs de l'actuel ouvrier salarié. Ni dans l'Antiquité ni au Moyen Age, la
force de travail n'est devenue une marchandise, malgré sa productivité et malgré son
exploitation. Ce qu'il y a de particulier dans les rapports actuels du travailleur salarié
avec l'entrepreneur, ce qui les distingue de l'esclavage comme du servage, c'est la
liberté personnelle du travailleur. La vente de la force de travail est une affaire privée
de l'homme, elle est volontaire et repose sur la liberté individuelle totale. Elle a pour
condition que le travailleur ne possède pas de moyens de production. S'il en avait, il
produirait luimême des marchandises et ne vendrait pas sa force de travail. La
séparation de la force de travail et des moyens de production est ce qui, à côté de la
liberté personnelle, fait de la force de travail une marchandise. Dans l'économie escla
vagiste, la force de travail n'est pas séparée des moyens de production, elle constitue
ellemême un moyen de production et appartient en propriété privée au maître, au
même titre que les outils, les matières premières, etc. L'esclave n'est qu'une partie de
la masse indistincte des moyens de production pour le propriétaire d'esclaves. Dans le
servage, la force de travail est liée au moyen de production, la glèbe, elle n'est qu'un
accessoire du moyen de production. Les corvées et les redevances ne sont pas
fournies par des personnes, mais par la terre ; si la terre passe en d'autres mains de
travailleurs par héritage ou autrement, il en est de même des redevances.
Maintenant, le travailleur est personnellement libre, il n'est pas la propriété de
quelqu'un, il n'est pas non plus enchaîné au moyen de production. Les moyens de
production sont entre certaines mains, la force de travail en d'autres mains, et les deux
propriétaires se font face en acheteurs et en vendeurs libres et autonomes, le
capitaliste en acheteur, le travailleur en vendeur de la force de travail. La liberté
personnelle et la séparation entre la force de travail et les moyens de production ne
conduisent pas toujours au travail salarié, à la vente de la force de travail, même
quand la productivité du travail est élevée. Nous en avons vu un exemple dans la
Rome antique, après que la masse des petits paysans libres ait été chassée de ses
terres par la formation de grands domaines nobles exploitant des esclaves. Ils
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 177
restèrent personnellement des hommes libres, mais, ne possédant plus de terres, donc
de moyens de production, ils affluèrent à Rome en prolétaires libres. Cependant, ils
ne pouvaient y vendre leur force de travail, car ils n'auraient pas trouvé d'acheteurs ;
les riches propriétaires et les capitalistes n'avaient pas besoin d'acheter de la force de
travail libre, parce qu'ils se faisaient entretenir par leurs esclaves. Le travail des
esclaves suffisait alors pleinement à satisfaire les besoins des grands propriétaires qui
se faisaient fabriquer toutes les choses possibles par eux. Or ils ne pouvaient utiliser
plus de force de travail que ce qu'il fallait pour leur propre vie et pour leur luxe, car le
but de la production par les esclaves était la consommation et non la vente de
marchandises. Il était interdit aux prolétaires romains de vivre de leur travail, il ne
leur restait qu'à vivre de la mendicité, de la mendicité d'État, de la distribution
périodique de vivres. Au lieu du travail salarié, on eut dans la Rome antique l'entre
tien des hommes libres et sans biens aux frais de l'État. Ce qui fait dire à l'économiste
français Sismondi :
Dans la Rome antique. la société entretenait ses prolétaires, aujourd'hui les prolé
taires entretiennent la société. » Si aujourd'hui le travail des prolétaires pour leur
propre entretien et pour celui d'autres personnes, si la vente de leur force de travail est
possible, c'est parce que le travail libre est la seule et unique forme de la production et
parce qu'en tant que production marchande, elle n'a pas pour but la consommation
directe, mais la vente. Le propriétaire d'esclaves achetait des esclaves pour sa commo
dité et pour son luxe, le seigneur féodal extorquait des corvées et des redevances aux
serfs dans le même but : pour vivre largement avec sa parenté. L'entrepreneur moder
ne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe
pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en
retirer de l'argent. Ce qui fait de lui un capitaliste et du travailleur un salarié.
La vente de la force de travail comme marchandise implique toute une série de
relations historiques et sociales déterminées. L'apparition de la marchandise « force
de travail » sur le marché indique : 1) que le travailleur est personnellement libre ; 2)
qu'il est séparé des moyens de production et que ceuxci sont rassemblés entre les
mains de ceux qui ne travaillent pas ; 3) que la productivité du travail a un niveau
élevé, c'estàdire qu'il est possible de fournir un surtravail ; 4) que l'économie
marchande est dominante, c'estàdire que la création de surtravail sous la forme de
marchandises à vendre est le but de l'achat de la force de travail.
Du point de vue du marché, l'achat et la vente de la marchandise force de travail
est une affaire tout à fait ordinaire, comme il s'en fait des milliers à chaque instant,
comme l'achat de bottes ou d'oignons. La valeur de la marchandise et ses variations,
son prix et ses oscillations, l'égalité et l'indépendance de l'acheteur et du vendeur sur
le marché, le caractère libre de l'affaire tout cela est exactement identique à toute
autre opération d'achat. Cependant, la valeur d'usage particulière de cette marchan
dise, les rapports particuliers que cette valeur d'usage crée, font de cette opération
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 178
quotidienne de l'univers marchand un rapport social particulier. Voyons ce qui va en
sortir.
L'entrepreneur achète la force de travail et, comme tout acheteur, il paie sa valeur,
c'estàdire les frais de production, en payant à l'ouvrier un prix en salaire qui couvre
l'entretien de l'ouvrier. La force de travail achetée est en mesure, avec les moyens de
production utilisés en moyenne dans la société, de produire plus que les simples faits
d'entretien. C'est déjà une condition de toute l'opération qui, sinon, n'aurait pas de
sens ; en cela réside la valeur d'usage de la marchandise « force de travail». Étant
donné que la valeur de l'entretien de la force de travail est déterminée, comme pour
toute autre marchandise, par la quantité de travail nécessaire à sa production, nous
pouvons admettre que la nourriture, les vêtements, etc., permettant de maintenir
quotidiennement en état de travailler le travailleur, demandent, disons par exemple :
six heures de travail. Le prix de la marchandise « force de travail », c'estàdire le
salaire, doit représenter en argent six heures de travail. L'ouvrier ne travaille pas six
heures pour son patron, il travaille plus longtemps, disons par exemple onze heures.
Dans ces onze heures, il a en six heures restitué au patron le salaire reçu, puis il y
rajouté encore cinq heures de travail gratuit, il en a fait cadeau au patron. La journée
de travail de tout ouvrier se compose de deux parties : une partie payée, où l'ouvrier
ne fait que restituer la valeur de son entretien, où il travaille pour ainsi dire pour lui
même, et une partie non payée, où il fait du travail gratuit ou du surtravail pour le
capitaliste.
La situation était semblable pour les formes antérieures d'exploitation sociale. A
l'époque du servage, le travail du serf pour luimême et son travail pour le seigneur
étaient même distincts dans le temps et l'espace. Le paysan savait exactement quand
et en quelle quantité il travaillait pour lui et quand et en quelle quantité il travaillait
pour l'entretien de son seigneur noble ou religieux. Il travaillait d'abord quelques jours
sur son propre champ, puis quelques jours sur les terres seigneuriales. Ou bien il
travaillait le matin sur son champ et l'aprèsmidi sur celui du seigneur, ou bien encore
quelques semaines sur le sien et ensuite quelques semaines sur le champ seigneurial.
Dans un village de l'Abbaye Maurusmünster en Alsace, vers le milieu du XIIe siècle,
les corvées étaient par exemple fixées comme suit : du milieu d'avril au milieu de
mai, chaque famille paysanne fournissait un homme trois jours pleins par semaine, de
mai à la Saint Jean un aprèsmidi par semaine, de la Saint Jean aux fenaisons, deux
jours par semaine, à l'époque de la moisson, trois aprèsmidi par semaine et, de la
Saint Martin à Noël, trois jours pleins par semaine. A la fin du Moyen Age, avec les
progrès du servage, les corvées augmentèrent tant, il est vrai, que presque tous les
jours de la semaine et toutes les semaines de l'année y passaient et que le paysan
n'avait presque plus le temps pour cultiver son propre champ. Même alors, il savait
qu'il ne travaillait pas seulement pour lui, mais pour d'autres. Le paysan le plus borné
ne pouvait se faire d'illusion.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 179
Dans le travail salarié moderne, la situation est tout autre. L'ouvrier ne produit pas
pendant la première partie de sa journée de travail les objets dont il a besoin :
nourriture, vêtements, etc., et ensuite d'autres choses pour le patron. L'ouvrier d'usine
produit toute la journée le même objet, un objet dont il n'a besoin luimême que pour
une très petite part ou même pas du tout : des ressorts d'acier ou des courroies de
caoutchouc ou du tissu de soie ou des tuyaux de fonte. Dans leur masse indistincte,
les ressorts d'acier ou les courroies ou le tissu qu'il produit au cours de la journée se
ressemblent tous, on n'y remarque pas la moindre différence, qu'une partie d'entre eux
représente du travail payé et une autre du travail non payé, qu'une partie soit pour
l'ouvrier et une autre pour le patron. Au contraire, le produit auquel travaille l'ouvrier
n'a pour lui aucune utilité et pas la moindre parcelle ne lui appartient; tout ce que
l'ouvrier produit appartient à l'entrepreneur. Voilà une grande différence extérieure
entre le travail salarié et le servage. Le serf avait peu de temps pour travailler sur son
propre champ et le travail qu'il faisait pour lui lui appartenait. Dans le cas du
travailleur salarié moderne, tout le produit appartient au patron et son travail à l'usine
a l'air de ne rien avoir de commun avec son entretien. Il a reçu son salaire et peut en
faire ce qu'il veut. En échange, il doit faire le travail que lui indique le patron et tout
ce qu'il produit appartient au patron. La différence, invisible au travailleur, apparaît
dans les comptes du patron, quand il calcule ce que lui rapporte la production de ses
ouvriers. Pour le capitaliste, c'est la différence entre la somme d'argent qu'il encaisse
après la vente du produit et ses dépenses, tant pour les moyens de production que
pour les salaires de ses ouvriers. Ce qui lui reste comme profit, c'est justement la
valeur créée par le travail non payé, c'estàdire la plusvalue créée par les ouvriers.
Tout travailleur produit d'abord son propre salaire, puis la plusvalue dont il fait
cadeau au capitaliste, même s'il ne produit que des courroies de caoutchouc, des
étoffes de soie ou des tuyaux de plomb. S'il a tissé Il mètres de soie en Il heures, 6
mètres de cette étoffe contiennent la valeur de son salaire et 5 sont la plusvalue pour
le patron.
La différence entre le salariat et le servage ou l'esclavage a d'autres conséquences
importantes. L'esclave ou le serf fournissaient leur travail pour les besoins privés, la
consommation du seigneur. Ils produisaient pour lui des vivres, des vêtements, des
meubles, des objets de luxe, etc. C'était la norme avant que l'esclavage et le servage
dégénèrent et déclinent sous l'influence du commerce. Les capacités de consomma
tion de l'homme, même le luxe de la vie privée, ont leurs limites à chaque époque. Le
propriétaire d'esclaves antique ou le noble du Moyen Age ne pouvaient avoir plus que
des greniers pleins, des étables pleines, de riches vêtements, une vie opulente pour
euxmêmes et leur entourage, des demeures richement meublées. On ne peut pas
conserver en trop grandes réserves les objets d'usage quotidien, sinon ils se détério
rent : le grain risque de moisir ou les souris et les rats risquent de le manger, les
réserves de foin et de paille brûlent facilement, les vêtements s'abîment, etc., les
produits laitiers, les fruits et les légumes se conservent difficilement. La consomma
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 180
tion avait, même en cas de vie très opulente, ses limites naturelles dans l'économie de
servage ou d'esclavage, et par là même, l'exploitation de l'esclave ou du serf avait ses
limites. Il en est autrement pour l'entrepreneur qui achète la force de travail pour
produire des marchandises. La plupart du temps, ce que le travailleur fabrique à
l'usine n'est utile, ni à lui ni au patron. Ce dernier ne fait pas produire des vêtements
ou de la nourriture pour lui, mais une marchandise dont il n'a pas besoin du tout lui
même. Il fait produire les étoffes de soie ou des tuyaux ou des cercueils pour s'en
débarrasser le plus vite possible, pour les vendre. Il les fait produire pour en tirer de
l'argent. Ses dépenses lui sont restituées, le surtravail lui est donné sous la forme
monétaire. C'est dans ce but, pour faire de l'argent avec le travail impayé des
travailleurs, qu'il fait toute l'affaire et achète la force de travail. Or nous savons que
l'argent est le moyen de l'accumulation de richesses sans limites. Sous la forme
monétaire, la richesse ne perd rien de sa valeur, même si elle est entreposée très
longtemps. Au contraire, nous le verrons, la richesse entreposée sous forme monétaire
semble même augmenter. Sous la forme monétaire, la richesse ne connaît aucune
limite, elle peut augmenter à l'infini. Par suite, la soif de surtravail chez le capitaliste
moderne n'a pas non plus de limites. Plus il tirera de travail non payé de ses
travailleurs, mieux ce sera. Extorquer de la plusvalue, et l'extorquer sans limites, tel
est le but et le rôle de l'achat de force de travail.
La tendance naturelle du capitaliste à accroître la plusvalue qu'il extorque aux
travailleurs trouve avant tout deux voies simples qui s'offrent d'ellesmêmes, si l'on
considère la façon dont est composée la journée de travail. La journée de travail de
tout ouvrier salarié se compose normalement de deux parties : une partie où l'ouvrier
restitue son propre salaire et une partie où il fournit du travail non payé, de la plus
value. Pour augmenter au maximum la seconde partie, l'entrepreneur peut procéder de
deux façons : soit qu'il prolonge la journée de travail, soit qu'il réduise la première
partie, la partie payée de la journée de travail, c'estàdire abaisse le salaire de l'ou
vrier. Effectivement, le capitaliste a recours aux deux méthodes, d'où résulte une
double tendance dans le système du salariat : une tendance à la prolongation de la
journée de travail et une tendance à la réduction des salaires.
Quand le capitaliste achète la marchandise « force de travail », il l'achète, comme
toute autre marchandise, pour en tirer un avantage. Tout acheteur de marchandise
cherche à tirer le plus d'usage possible de ses marchandises. Le plein usage et tous les
avantages de la marchandise appartiennent à l'acheteur. Le capitaliste qui a acheté la
force de travail a, du point de vue de l'achat de marchandise, le droit d'exiger que la
marchandise achetée lui serve, aussi longtemps que possible. S'il a payé la force de
travail pour une semaine, l'usage lui en appartient pendant une semaine et, de son
point de vue d'acheteur, il a le droit de faire travailler l'ouvrier sept fois 24 heures s'il
le peut. D'un autre côté, le travailleur, en tant que vendeur de marchandise, a un point
de vue inverse. Certes, l'usage de la force de travail appartient au capitaliste, cepen
dant cet usage trouve ses limites dans la force physique et intellectuelle de l'ouvrier.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 181
Un cheval peut travailler huit heures par jour sans être abîmé. Un homme doit, pour
récupérer la force usée dans le travail, avoir un certain temps pour prendre de la
nourriture, des vêtements, pour se reposer, etc. S'il ne l'a pas, sa force de travail non
seulement s'use, mais se détruit. Un travail excessif l'affaiblit et raccourcit la vie du
travailleur. Si, par un usage immodéré de la force de travail, le capitaliste raccourcit
la vie du travailleur de deux semaines en une semaine, c'est comme s'il s'était
approprié trois semaines pour le salaire d'une semaine. Toujours du point de vue du
commerce de marchandises, cela signifie que le capitaliste vole l'ouvrier. En ce qui
concerne la longueur de la journée de travail, le capitaliste et le travailleur défendent,
sur le marché, deux points de vue opposés, et la longueur effective de la journée de
travail ne peut se décider que comme une question de rapport de forces, par la lutte
entre la classe capitaliste et la classe ouvrière . En soi, la journée de travail n'a aucune
1
limite déterminée ; nous trouvons, selon les époques et les lieux, des journées de
travail de huit, dix, douze, quatorze, seize et dixhuit heures. La journée de travail est
l'enjeu d'une lutte séculaire. Dans cette lutte, nous distinguons deux périodes
importantes. La première commence dès la fin du Moyen Age, au XIVe siècle, alors
que le capitalisme fait ses premiers pas timides et commence à secouer les chaînes
des corporations. A l'époque la plus florissante de l'artisanat, la durée normale du
travail était habituellement d'environ dix heures, et les repas, le sommeil, le repos, les
dimanches et les jours de fête étaient comptés largement et confortablement. Cela
suffisait à l'ancien artisanat avec ses méthodes de travail assez lentes, mais non aux
entreprises qui commençaient à prendre la forme de fabriques.
La première chose que les capitalistes arrachèrent aux gouvernements, ce furent
des lois contraignantes pour prolonger la durée du travail. Du XIVe siècle jusqu'à la
fin du XVIIe siècle, nous voyons en Angleterre, comme en France et en Allemagne,
des lois sur la journée de travail minimale, c'estàdire l'interdiction faite aux ouvriers
et aux compagnons de travailler moins d'une durée déterminée, douze heures par jour
le plus souvent. La lutte contre la paresse des travailleurs, voilà le grand cri depuis le
Moyen Age jusqu'au XVIIIe siècle. Depuis que le pouvoir des anciennes corporations
artisanales est brisé et qu'une masse prolétarienne sans aucun moyen de travail n'a que
la vente de sa force de travail, depuis que d'autre part les grandes manufactures sont
nées avec leur fébrile production de masse, un tournant s'opère. On se met à pressurer
les travailleurs de tout âge et des deux sexes de façon si effrénée que des populations
ouvrières sont en quelques années fauchées comme par la peste. En 1863, un député
déclarait au parlement anglais : « L'industrie cotonnière a 90 ans... En trois généra
tions de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers cotonniers. » Et un 2
1 Note marginale de R. L. : Intérêts de la production capitaliste ellemême ?
2 Karl Marx: « Le Capital», Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 262.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 182
conquête de l'Amérique, ont à peine surpassées dans leur poursuite de l'or. » En 1
Angleterre, dans les années 1860, au XIXe Siècle, on employait dans certaines
branches d'industrie, comme la fabrication de dentelles, des enfants de 9 à 10 ans
depuis 2, 3 et 4 heures du matin jusqu'à 10, 11 et 12 heures du soir. On connaît la
situation en Allemagne, telle qu'elle régnait il y a peu dans l'étamage des miroirs au
mercure et dans la boulangerie ou telle qu'elle règne dans la confection, dans
l'industrie à domicile. C'est l'industrie capitaliste moderne qui la première a inventé le
travail de nuit. Dans toutes les sociétés antérieures, la nuit passait pour un temps
réservé par la nature au repos de l'homme. L'entreprise capitaliste a découvert que la
plusvalue extorquée de nuit aux ouvriers ne se distingue en rien de celle qu'on
extorque de jour et elle a instauré les équipes de jour et de nuit. De même, le
dimanche, rigoureusement respecté par les corporations au Moyen Age, est tombé
victime de la soif capitaliste de plusvalue et s'ajoute aux autres jours de travail. Des
douzaines d'autres petites inventions ont permis d'allonger la journée de travail : la
prise des repas pendant le travail, sans aucune pause, le nettoyage des machines après
la fin du travail pendant le temps de repos, et non plus pendant le temps de travail
normal, etc.
Cette pratique des capitalistes, qui s'est appliquée libre. ment et sans frein dans les
premières décennies, rendit bientôt nécessaire une nouvelle série de lois sur la journée
de travail, cette foisci non plus pour la rallonger, mais pour la raccourcir. Ces
premières prescriptions légales sur la durée maximale de la journée de travail ont été
imposées, non pas tant sous la pression des travailleurs que par le simple instinct de
conservation de la société capitaliste. Les premières décennies de la grande industrie
ont eu des effets si dévastateurs sur la santé et les conditions de vie des travailleurs,
ont provoqué une mortalité et une morbidité si effrayantes, de telles déformations
physiques, un tel abandon moral, des épidémies, l'inaptitude au service militaire, que
l'existence même de la société en paraissait profondément menacée . Il était clair que 2
si l'État ne mettait pas un frein à la poussée naturelle du capital vers la plusvalue, ce
dernier transformerait à plus ou moins long terme des États entiers en vastes
cimetières où l'on ne verrait plus que les ossements des travailleurs. Or, sans travail
leurs, pas d'exploitation des travailleurs. Il fallait donc que, dans son propre intérêt,
pour permettre l'exploitation future, le capital impose quelques limites à l'exploitation
présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son
exploitation. Il fallait passer d'une économie de pillage non rentable à une exploita
tion rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale,
1 Karl Marx: « Le Capital», Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 239.
2 Depuis l'introduction de la conscription obligatoire, la taille moyenne des hommes adultes et,
par suite, la taille légalement prescrite pour le recrutement ne cesse de diminuer. Avant la Grande
Révolution, la taille minimum dans l'infanterie française était de 165 cm après la loi de 1818, elle
était de 157 cm ; depuis 1852, de 156 cm il y a en moyenne en France la moitié d'exemptés pour
taille insuffisante ou autre infirmité. En Saxe, en 1780, la taille moyenne des soldats était de 178
cm ; dans les années 1860, elle n'était plus que de 155 cm ; en Prusse, elle était de 157 cm. En
1858, Berlin n'a pu fournir son contingent de remplacement, il manquait 156 hommes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 183
comme naissent d'ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la
chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le
gibier noble, afin qu'il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la
chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail
du prolétariat, pour qu'elle puisse servir rationnellement à l'exploitation capitaliste.
On comme Marx le dit: la limitation du travail en usine était dictée par la même
nécessité qui force l'agriculteur à mettre de l'engrais dans ses champs. La législation
des fabriques voit le jour pas à pas, d'abord pour les enfants et les femmes, dans une
lutte tenace de dizaines d'années contre la résistance des capitalistes individualistes.
Puis la France a suivi, la Révolution de février 1848 proclama la journée de douze
heures sous la pression du prolétariat parisien victorieux, et c'est la première loi
générale sur la durée du travail de tous les travailleurs, même des adultes, dans toutes
les branches d'industrie. Aux ÉtatsUnis, en 1861, dès la fin de la guerre civile qui
abolit l'esclavage, un mouvement général des travailleurs commence pour la journée
de huit heures et passe ensuite sur le continent européen. En Russie, les premières lois
pour la protection des femmes et des enfants mineurs sont nées de l'agitation dans les
usines du district de Moscou en 1882, et la journée de Il heures et demie pour les
hommes est née des premières grèves générales des 60 000 ouvriers du textile à
Petersbourg en 1896 et 1897. L'Allemagne, avec ses lois protégeant seulement les
femmes et les enfants, est maintenant à la traîne des autres grands États modernes.
Nous n'avons parlé que d'un aspect du travail salarié : la durée du travail, et nous
voyons que le simple achat et la simple vente de la marchandise « force de travail »
entraîne des phénomènes singuliers. Il faut ici dire avec Marx : « Notre travailleur, il
faut l'avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu'il n'y est entré. Il
s'était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail
», visàvis de possesseurs d'autres marchandises, marchand en face de marchand. Le
contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d'un accord entre
deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l'acheteur. L'affaire une fois
conclue, il se découvre qu'il n'était point un agent libre; que le temps pour lequel il lui
est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la
vendre, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un
muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. Pour se défendre contre les « serpents
de leurs tourments », il faut que les ouvriers ne fassent plus qu'une tête et qu'un cœur ;
que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière
infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par
contrat libre, eux et leur progéniture, jusqu'à l'esclavage et la mort. » 1
Par les lois sur la protection du travail, la société actuelle reconnaît officiellement
pour la première fois que l'égalité et la liberté formelles qui sont le fondement de la
production et de l'échange de marchandises, ont fait faillite, qu'elles se sont
1 Karl Marx: « Le Capital », livre I, p. 836. Ibid.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 184
transformées en leurs contraires, dès lors que la force de travail se présente comme
une marchandise.
III
Retour à la table des matières
de la vie humaine est indiqué d'abord par la science, la physiologie, et ensuite par
l'expérience universelle. Il va de soi que je donne exactement ce minimum ; car si je
donnais un sou de plus, je ne serais plus un acheteur honnête, mais un imbécile, un
philanthrope qui fait de sa poche des cadeaux à celui dont il a acheté une marchandise
; je ne fais pas non plus cadeau d'un sou à mon cordonnier ou à mon marchand de
cigares et j'essaie d'acheter leur marchandise aussi bon marché que possible. De
même, je cherche à acheter la force de travail aussi bon marché que possible et nous
sommes parfaitement quittes si je donne à mon ouvrier le strict minimum pour vivre.
Le capitaliste a entièrement raison du point de vue de la production marchande.
L'ouvrier n'a pas moins raison, quand il lui rétorque, en tant que vendeur de
marchandise : je ne peux réclamer plus que la valeur effective de ma marchandise «
force de travail ». J'exige justement que tu me paies la pleine valeur de ma marchan
dise. Je ne désire donc pas plus que les moyens de subsistance nécessaires. Quels
sontils ? Tu dis que la physiologie et l'expérience y répondent en montrant le
minimum dont un homme a besoin pour vivre. Tu entends donc par « moyens de
subsistance nécessaires» la nécessité physiologique absolue. Cela est contre la loi de
l'échange de marchandises. Car tu sais aussi bien que moi que ce qui détermine la
valeur d'une marchandise sur le marché, c'est le travail socialement nécessaire a sa
production. Si ton cordonnier t'apporte une paire de bottes et en réclame 20 marks
parce qu'il y a travaillé quatre jours, tu lui diras : « J'ai les mêmes bottes à l'usine pour
12 marks, car la paire y est fabriquée en un jour, avec des machines. Votre travail de
quatre jours n'était pas nécessaire sociale. ment car il est déjà courant de produire
des bottes mécaniquement , même s'il était nécessaire pour vous qui n'avez pas de
machines. Je n'y peux rien et ne vous paie que le travail socialement nécessaire, soit
12 marks. » Tu procéderais ainsi pour l'achat de bottes, il faut donc que tu me paies
les frais socialement nécessaires à l'entretien de ma force de travail, quand tu
l'achètes. M'est socialement nécessaire pour vivre tout ce qui, dans notre pays et à
notre époque, est considéré comme tel pour un homme de ma classe. En un mot, tu ne
dois pas me donner le minimum physiologiquement nécessaire, ce qui me maintient
tout juste en vie, comme à un animal, tu dois me donner le minimum socialement
courant, qui m'assure mon niveau de vie habituel. Alors seulement, en acheteur
honnête, tu as payé la valeur de la marchandise, sinon tu l'achètes en dessous de sa
valeur. »
Nous voyons que du point de vue purement marchand, l'ouvrier a au moins autant
raison que le capitaliste. Ce n'est qu'à la longue qu'il impose ce point de vue ; car il ne
peut l'imposer... que comme classe sociale, c'estàdire comme collectivité, comme
organisation. C'est avec la formation des syndicats et du parti ouvrier que le salarié
commence à imposer la vente de sa force de travail à sa valeur, c'estàdire à imposer
son niveau de vie comme une nécessité sociale. Avant l'apparition des syndicats dans
tel pays et dans telle branche d'activité, ce qui y est déterminant pour les salaires c'est
la tendance des capitalistes à abaisser la subsistance au minimum physiologique, pour
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 186
ainsi dire animal, c'estàdire à payer constamment la force de travail audessous de sa
valeur. Les temps où la coalition et les organisations ouvrières n'opposaient pas
encore leur résistance à la domination effrénée du capital ont amené la même
dégradation barbare de la classe ouvrière en ce qui concerne les salaires, qu'en ce qui
concerne la durée du travail avant les lois sur les fabriques. C'est une croisade du
capital contre toute trace de luxe, de confort, d'aisance, qui aurait pu rester au
travailleur des temps de l'artisanat et de la paysannerie. C'est un effort pour réduire la
consommation du travailleur à la simple absorption d'un minimum de nourriture,
comme on nourrit le bétail, comme on huile une machine. Les ouvriers qui ont le plus
bas niveau et le moins de besoins sont cités en exemple aux ouvriers trop « gâtés ».
Cette croisade contre le niveau de vie des travailleurs a, comme le capitalisme lui
même, commencé en Angleterre. Un écrivain anglais du XVIIIe siècle gémit: « Que
l'on considère seulement la quantité ahurissante de choses superflues que consom
ment nos ouvriers de manufactures, eaudevie, gin, thé, sucre, fruits exotiques, bière
forte, tissus imprimés, tabac à priser et à fumer, etc. » On citait alors les ouvriers
français, hollandais, allemands aux ouvriers anglais comme modèles de sobriété. Un
fabricant anglais pouvait écrire : « Le travail est un tiers meilleur marché en France
qu'en Angleterre : car les pauvres (c'est ainsi qu'on appelait les ouvriers) français
travaillent dur et sont parcimonieux en nourriture et en vêtements, ils consomment
principalement du pain, des fruits, des herbes, des racines et du poisson séché ; ils
mangent rarement de la viande et très peu de pain, quand le blé est cher. »
Vers le début du XIXe siècle, un Américain, le comte Rumford, a rédigé un livre
de cuisine pour ouvriers avec des recettes pour rendre la nourriture moins chère.
Voici une recette extraite de ce célèbre livre qui reçut un accueil enthousiaste de la
bourgeoisie de plusieurs pays : « Cinq livres d'orge, cinq livres de maïs, 30 pfennigs
de hareng, 10 pfennigs de sel, 10 pfennigs de vinaigre, 20 pfennigs de poivre et
d'herbes total : 2,08 marks donnent une soupe pour 64 personnes, et le prix par tête
peut encore être abaissé de 3 pfennigs, vu les prix moyens du grain. » Les travailleurs
des mines d'Amérique du Sud ont sans doute le travail le plus dur du monde, car il
consiste à remonter chaque jour sur leurs épaules une charge de 90 à 100 kg de
minerai, d'une profondeur de 450 pieds jusqu'à la surface ; or Justus Liebig raconte
qu'ils ne vivent que de pain et de fèves. Ils préféreraient se nourrir seulement de pain,
mais leurs maîtres ont découvert qu'ils travaillent moins dur avec du pain, alors ils les
traitent comme des chevaux et les forcent à manger des fèves, car elles contribuent
davantage que le pain à la formation des os. En France, la première révolte de la faim
eut lieu dès 1831, ce fut la révolte des canuts de Lyon. C'est sous le Second Empire,
lorsque le machinisme proprement dit fait son entrée en France, que le capital se livre
aux plus grandes orgies dans l'abaissement des salaires. Les entrepreneurs désertèrent
les villes pour la campagne où les bras sont moins chers. Ils poussèrent la chose si
loin qu'il y eut des femmes travaillant pour un salaire journalier d'un sou, c'estàdire
4 pfennigs. Ces temps heureux ne durèrent pas longtemps, il est vrai ; car de tels
salaires ne permettaient même pas l'existence animale. En Allemagne, le capital a
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 187
d'abord introduit des conditions semblables dans le textile ou les salaires abaissés en
dessous même du minimum physiologique ont provoqué dans les années 1840 les
révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême. Aujourd'hui le minimum
animal constitue la règle pour les salaires, partout où les syndicats n'exercent pas leur
action sur le niveau de vie, chez les ouvriers agricoles en Allemagne, dans la
confection, dans les différentes branches de l'industrie à domicile.
IV
LA FORMATION DE L'ARMÉE DE RÉSERVE
Retour à la table des matières
Quand elle augmente la charge du travail et diminue le niveau de vie des travail
leurs jusqu'à la limite physiologiquement possible et même en deçà, l'exploitation
capitaliste ressemble à l'exploitation de l'esclavage et du servage au moment de la pire
dégénérescence de ces deux formes d’économie, donc quand elles étaient près de
s'écrouler. Mais ce que seule la production marchande capitaliste a engendré et qui
était complètement inconnu de toutes les époques antérieures, c'est le nonemploi et
par suite la nonconsommation des travailleurs, en tant que phénomène permanent, ce
qu'on appelle l'armée de réserve des travailleurs. La production capitaliste dépend du
marché et doit suivre la demande. Cette dernière change constamment, engendrant
alternativement ce qu'on appelle les années, les saisons, les mois de bonnes et de
mauvaises affaires. Le capital doit constamment s'adapter à ce changement de la
conjoncture et occuper en conséquence tantôt davantage, tantôt moins de travailleurs.
Il doit, pour avoir continuellement à sa disposition la quantité nécessaire de force de
travail répondant aux exigences même les plus élevées du marché, maintenir en
réserve un nombre important de travailleurs inemployés, à côté de ceux qui sont
employés. Les travailleurs inemployés n'ont pas de salaire, puisque leur force de
travail ne se vend pas, elle est seulement en réserve ; la nonconsommation d'une
partie de la force de travail est partie intégrante de la loi des salaires dans la produc
tion capitaliste.
Comment des chômeurs réussissent à vivre, cela ne regarde pas le capital, il
repousse toute tentative de supprimer l'armée de réserve comme une menace contre
ses propres intérêts vitaux. La crise anglaise du coton en 1863 en a fourni un exemple
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 188
éclatant. Lorsque le manque de coton brut américain força soudain les filatures et les
tissages anglais a interrompre leur production et que près d'un million de travailleurs
se trouvèrent sans pain. une partie de ces chômeurs décida d'émigrer en Australie
pour échapper à la famine. Ils demandèrent au parlement anglais d'accorder deux
millions de livres sterling pour permettre l'émigration (le 50 000 ouvriers sans travail.
Cette requête ouvrière provoqua les cris d'indignation des fabricants de coton.
L'industrie ne pouvait vivre sans machines, et les ouvriers sont comme les machines,
il en faut en réserve. « Le pays » subirait une perte de quatre millions de livres
sterlings, si les chômeurs affamés partaient subitement. Le parlement refusa en
conséquence le fonds d'émigration et les chômeurs continuèrent à tirer le diable par la
queue, pour constituer la réserve nécessaire au capital. Un autre exemple criant a été
fourni, en 1871, par les capitalistes français. Après la chute de la Commune, le
massacre des ouvriers parisiens, dans les formes légales et en dehors d'elles, prit de
telles proportions que des dizaines de milliers de prolétaires, souvent les meilleurs et
les plus travailleurs, l'élite de la classe ouvrière, furent assassinés ; alors le patronat,
qui avait assouvi sa soif de vengeance, fut quand même pris d'inquiétude à l'idée que
le manque de « bras » en réserve risquait d'être cruellement ressenti par le capital ;
l'industrie allait, à cette époque, après la fin de la guerre, vers une expansion impor
tante des affaires. Aussi plusieurs entrepreneurs parisiens s'employèrentils auprès des
tribunaux pour modérer les poursuites contre les Communards et sauver les bras
ouvriers du bras séculier pour les remettre au bras du capital.
L'armée de réserve a une double fonction pour le capital d'une part, elle fournit la
force de travail en cas d'essor soudain des affaires, d'autre part la concurrence des
chômeurs exerce une pression continuelle sur les travailleurs employés et abaisse
leurs salaires au minimum. Marx distingue dans l'armée de réserve quatre couches
dont la fonction est différente pour le capital et dont les conditions de vie diffèrent. La
couche supérieure, ce sont, les ouvriers d'industrie périodiquement inemployés qui
existent même dans les professions les mieux situées. Leur personnel change parce
que chaque travailleur est chômeur un certain temps, puis employé pendant d'autres
périodes leur nombre varie beaucoup selon la marche des affaires il est très important
en période de crise et faible quand la conjoncture est bonne ; ils ne disparaissent
jamais complètement et augmentent avec le progrès de l'industrie. La deuxième
couche, c'est la masse des prolétaires sans qualification affluant de la campagne vers
les villes ; ils se présentent sur le marché avec les exigences les plus modestes et ne
sont liés à aucune branche industrielle particulière ; ils sont à l'affût d'une occupation,
formant un réservoir de maind’œuvre pour toutes les industries. La troisième
catégorie, ce sont les prolétaires de bas niveau qui n'ont pas d'occupation régulière et
sont sans cesse à la recherche d'un travail occasionnel. C'est là qu'on trouve les
journées de travail les plus longues et les plus bas salaires et c'est pourquoi cette
couche est tout aussi utile, et tout aussi directement indispensable au capital que celle
du plus haut niveau. Cette couche se recrute constamment parmi les travailleurs
excédentaires de l'industrie et de l'agriculture, en particulier dans l'artisanat en voie de
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 189
dépérissement et les professions subalternes en voie d'extinction. Cette couche consti
tue le fondement de l'industrie à domicile et agit dans les coulisses, derrière la scène
officielle de l'industrie. Elle n'a pas tendance à disparaître, elle croît au contraire parce
que les effets de l'industrie à la ville et à la campagne vont dans ce sens et parce
qu'elle a une forte natalité.
La quatrième couche de l'armée de réserve prolétarienne, ce sont les véritables «
pauvres », qui sont en partie aptes au travail et que l'industrie ou le commerce
emploient partiellement en périodes de bonnes affaires ; en partie inaptes au travail :
vieux travailleurs que l'industrie ne peut plus employer, veuves de prolétaires,
orphelins de prolétaires, victimes estropiées et invalides de la grande industrie, de la
mine, etc., enfin ceux qui ont perdu l'habitude de travailler, les vagabonds, etc. Cette
couche débouche directement sur le sousprolétariat : criminels, prostituées. Le
paupérisme, dit Marx, constitue l'hôtel des invalides de la classe ouvrière et le poids
mort de son armée de réserve. Son existence découle aussi inévitablement de l'armée
de réserve que l'armée de réserve découle du développement de l'industrie. La pauvre
té et le sousprolétariat font partie des conditions d'existence du capitalisme et
augmentent avec lui : plus la richesse sociale, le capital en fonction et la masse
d'ouvriers employés par lui sont grands, et plus est grande la couche de chômeurs en
réserve, l'armée de réserve. Plus l'armée de réserve est grande par rapport à la masse
des ouvriers occupés, plus est grande la couche inférieure de pauvreté, de paupérisme,
de crime. La masse des travailleurs inemployés et donc non rémunérés, et avec elle la
couche des Lazare de la classe ouvrière la pauvreté officielle augmentent en même
temps que le capital et la richesse. « Voilà, dit Marx, la loi générale, absolue, de
l'accumulation capitaliste. » 1
La formation d'une couche permanente et croissante de chômeurs était inconnue
de toutes les formes antérieures de société. Dans la communauté communiste
primitive, il va de soi que tout le monde travaille, autant qu'il faut, pour subvenir à
son entretien, en partie par besoin immédiat, en partie sous la pression et l'autorité
morales et sociales de la tribu, de la communauté. Tous les membres de la société
sont pourvus en moyens de subsistance. Le mode de vie du groupe communiste
primitif est assez bas et assez simple, les conditions sont primitives. Dans la mesure
où il y a des moyens, ils sont également pour tous, et la pauvreté au sens actuel, la
privation des moyens qui existent dans la société, est inconnue. La tribu primitive a
faim, de temps en temps ou souvent, quand les conditions naturelles lui sont
défavorables ; son dénuement est celui de la société en tant que telle, le dénuement
d'une partie de ses membres, face à l'opulence d'une autre partie est impensable ; dans
la mesure où les vivres sont assurés à l'ensemble de la société, ils le sont à chacun de
ses membres.
1 Marx: «Le Capital», Éditions Sociales, 1950, tome 3, p. 87.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 190
Dans l'esclavage oriental et antique, c'est la même chose. Aussi exploité et
pressuré que fût l'esclave publie égyptien ou l'esclave privé grec, aussi grand que fût
l'écart entre son maigre niveau de vie et l'opulence de son maître, sa situation
d'esclave lui assurait quand même l'existence. On ne laissait pas mourir d'inanition les
esclaves, comme personne ne laisse mourir son cheval ou son bétail. C'est la même
chose aux temps du servage médiéval : tout le système de dépendance féodale où le
paysan était attaché à la glèbe et où chacun était le maître d'autres hommes ou le
serviteur d'un autre ou les deux à la fois, ce système attribuait à chacun une place
déterminée. Aussi pressurés que fussent les serfs, aucun seigneur n'avait le droit de
les chasser de la glèbe, donc de les priver de leurs moyens d'existence. Les rapports
féodaux obligeaient le maître à aider les paysans en cas de catastrophes, d'incendies,
d'inondation, de grêle, etc. Ce n'est qu'à la fin du Moyen Age, quand le féodalisme
commence à s'effondrer et le capitalisme moderne à faire son apparition, que la
situation change. Au Moyen Age, l'existence de la masse des travailleurs était
assurée. Il se forma bien, dès cette époque, un petit contingent de pauvres et de
mendiants, dû aux nombreuses guerres ou à la disparition de fortunes individuelles.
L'entretien de ces pauvres passait pour une obligation de la société. Déjà l'empereur
Charlemagne prescrivait expressément dans ses Capitulaires : « En ce qui concerne
les mendiants qui errent dans le pays, nous voulons que chacun de nos vassaux
nourrisse les pauvres, soit sur son fief, soit dans sa maison, et qu'il ne leur permette
pas d'aller mendier ailleurs. » Plus tard, ce fut la vocation particulière des couvents
que d'héberger les pauvres et de leur donner du travail s'ils y étaient aptes. Au Moyen
Age, tout nécessiteux était assuré de trouver un accueil dans chaque maison,
l'entretien des pauvres était un devoir et il ne s'y attachait pas le mépris qui s'attache
au mendiant actuel.
L'histoire connaît un seul cas où une large couche de la population fut privée
d'occupation et de pain. C'est le cas déjà mentionné de la paysannerie de la Rome
antique chassée de ses terres et transformée en prolétariat pour lequel il ne restait
aucun emploi. Cette prolétarisation des paysans était la conséquence de la formation
de grands latifundia et de l'expansion de l'esclavage. Elle n'était pas nécessaire à
l'existence de l'esclavage et de la grande propriété. Le prolétariat romain inemployé
était simplement un malheur, une charge nouvelle pour la société qui cherchait à y
remédier en distribuant périodiquement des terres et des vivres, en organisant des
importations massives de grain et en faisant baisser le prix des céréales. En fin de
compte, ce prolétariat était tant bien que mal entretenu par l'État dans la Rome
antique.
La production marchande capitaliste est, dans l'histoire de l'humanité, la première
forme d'économie où l'absence d'occupation et de moyens pour une couche
importante et croissante de la population et la pauvreté d'une autre couche, également
croissante, ne sont pas seulement la conséquence, mais aussi une nécessité, une
condition d'existence de l'économie. L'insécurité de l'existence de toute la masse des
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 191
travailleurs et le dénuement chronique ou la pauvreté de larges couches déterminées
sont pour la première fois un phénomène normal de la société. Les savants de la
bourgeoisie, qui ne peuvent imaginer d'autre forme de société, sont tellement pénétrés
de la nécessité naturelle des chômeurs et des miséreux qu'ils y voient une loi naturelle
voulue par Dieu. L'Anglais Malthus a bâti làdessus, au début du XIXe siècle, sa
célèbre théorie de la surpopulation, selon laquelle la pauvreté vient de ce que
l'humanité a la mauvaise habitude d'augmenter plus rapidement que ses moyens de
subsistance.
Ces résultats sont dus au simple fait de la production marchande et de l'échange
des marchandises. Cette loi de la marchandise qui repose formellement sur l'égalité et
la liberté totales, aboutit automatiquement, sans intervention des lois ou de la force,
par une nécessité d'airain, à une inégalité sociale criante qui était inconnue dans toutes
les situations antérieures reposant sur la domination directe d'un homme sur les
autres. Pour la première fois, la faim devient un fléau qui s'abat quotidiennement sur
la vie des masses laborieuses. On prétend voir là une loi naturelle. Le prêtre anglican
Towsend a écrit, dès 1786 : « Une loi naturelle semble vouloir que les pauvres aient
un certain degré d'insouciance, de sorte qu'il y en a toujours pour remplir les fonctions
les plus serviles, les plus sales et les plus vulgaires de la communauté. Le fonds de
bonheur humain en est beaucoup augmenté, les personnes plus délicates sont libérées
de ce dur travail et peuvent vaquer sans être dérangées à des tâches plus élevées. La
loi sur les pauvres tend à détruire l'harmonie et la beauté, la symétrie et l'ordre de ce
système que Dieu et la nature ont instauré dans le monde. »
Les « délicats » qui vivent aux dépens des autres ont toujours vu dans toute forme
de société qui leur assure les joies de l'existence d'exploiteur, le doigt de Dieu et une
loi de la nature. Les plus grands esprits n'échappent pas à cette illusion historique.
Plusieurs milliers d'années avant le curé anglais, le grand penseur grec Aristote a écrit
: « C'est la nature ellemême qui a créé l'esclavage. Les animaux se divisent en Mâles
et en femelles. Le mâle est un animal plus parfait et il commande, la femelle est un
animal moins parfait et elle obéit. Il y a de même dans le genre humain des hommes
qui sont aussi inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme ou l'animal à l'homme ;
ce sont des êtres qui ne sont bons qu'aux travaux corporels et qui sont incapables
d'accomplir quelque chose de plus parfait. Ces individus sont destinés par la nature à
l'esclavage parce qu'il n'y a pour eux rien de meilleur que d'obéir à d'autres... Y atil
finalement une si grande différence entre l'esclave et l'animal ? Leurs travaux se
ressemblent, ils ne nous sont utiles que par leur corps. Concluons de ces principes que
la nature a créé certains hommes pour la liberté et d'autres pour l'esclavage, qu'il est
utile et juste que l'esclave se soumette. » La « nature» qui est rendue responsable de
toute forme d'exploitation doit en tout cas s’être fortement corrompue le goût avec le
temps. Car même s'il valait la peine d'imposer la honte de l'esclavage à une masse
populaire pour faire s'élever sur son dos un peuple libre de philosophes et de génies
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 192
comme Aristote, l'abaissement actuel de millions de prolétaires pour faire pousser de
vulgaires fabricants et de gras curés est un objectif peu séduisant.
V
Retour à la table des matières
Nous avons étudié jusqu'à maintenant le niveau de vie que l'économie marchande
capitaliste assure à la classe ouvrière et à ses différentes couches. Nous ne savons
encore rien de précis sur les rapports entre ce niveau de vie ouvrier et la richesse
sociale dans son ensemble. Les travailleurs peuvent avoir parfois plus de moyens, une
nourriture plus abondante, de meilleurs vêtements qu'auparavant, si la richesse des
autres classes a augmenté encore plus rapidement, la part du produit social qui revient
aux travailleurs a diminué. Le niveau de vie des ouvriers peut monter dans l'absolu et
baisser relativement aux autres classes. Le niveau de vie de tout homme et de toute
classe ne peut être jugé correctement que si on l'apprécie par rapport à la situation de
l'époque donnée et des autres couches de la même société. Le prince d'une tribu nègre
primitive et à demisauvage ou barbare, en Afrique, peut avoir un niveau de vie plus
bas, c'estàdire une demeure plus simple, des vêtements moins bons, une nourriture
plus grossière que l'ouvrier d'usine moyen en Allemagne. Ce principe vit cependant «
princièrement» par rapport aux moyens et aux exigences de sa tribu, alors que
l'ouvrier allemand vit pauvrement, comparé au luxe de la riche bourgeoisie et aux
besoins actuels. Pour juger correctement la position des ouvriers dans la société
actuelle, il est donc nécessaire d'étudier non seulement le salaire absolu, c'estàdire la
grandeur du salaire, mais aussi le salaire relatif, c'estàdire la part que le salaire
représente dans le produit entier de son travail. Nous avons supposé dans notre
exemple précédent que le travailleur devait, dans une journée de travail de 11 heures,
récupérer son salaire, c'estàdire son entretien, pendant les six premières heures, puis
créer gratuitement pendant cinq heures de la plusvalue pour le capitaliste. Dans cet
exemple, nous avons admis que la production de moyens de subsistance coûte six
heures de travail à l'ouvrier. Nous avons vu que le capitalisme cherche par tous les
moyens à abaisser le niveau de vie de l'ouvrier pour accroître le plus possible le
travail non payé, la plusvalue. Supposons que le niveau de vie du travailleur ne
change pas, qu'il est en mesure de se procurer toujours la même quantité de nourri
ture, de vêtements, de linge, de meubles, etc. Supposons que le salaire, pris absolu
ment, ne diminue pas. Si pourtant la production de ces moyens d'existence est
devenue meilleur marché grâce aux progrès de la technique et demande moins de
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 193
temps, l'ouvrier aura besoin de moins de temps pour récupérer son salaire. Supposons
que la quantité de nourriture, de vêtements, de meubles, etc., dont l'ouvrier a besoin
par jour, n'exige plus que cinq heures de travail au lieu de six. Dans une journée de
travail de onze heures, le travailleur ne travaillera plus six heures, mais seulement
cinq pour remplacer son salaire et il reste six heures pour le travail non payé, pour
créer de la plusvalue pour le capitaliste. La part du produit qui revient au travailleur a
diminué d'un sixième, celle du capitaliste a augmenté d'un cinquième. Or le salaire
absolu n'a nullement baissé. Il peut même arriver que le niveau de vie de l'ouvrier
s'élève, c'estàdire que le salaire absolu augmente, par exemple de 10 %, non seule
ment le salaire en argent, mais les moyens de subsistance réels de l'ouvrier. Si la
productivité du travail augmente, dans le même temps ou peu après, de 15 %, la part
du produit qui revient au travailleur, c'estàdire son salaire relatif, a baissé, bien que
le salaire réel ait monté. La part du produit qui revient au travailleur dépend donc de
la productivité du travail. Moins il faut de travail pour produire ses moyens de
subsistance, plus son salaire relatif diminue. Si les chemises, les bottes, les casquettes
qu'il porte se fabriquent avec moins de travail grâce aux progrès de la fabrication, il
peut se procurer la même quantité de chemises, de bottes et de casquettes
qu'auparavant avec son salaire, il reçoit quand même une plus petite fraction de la
richesse sociale, du travail social global. Tous les produits et matières premières
possibles entrent en certaines quantités dans la consommation quotidienne du
travailleur. Il n'y a pas que la fabrication des chemises qui rende l'entretien de
l'ouvrier meilleur marché, mais aussi la fabrication du coton qui fournit l'étoffe des
chemises et l'industrie des machines qui fournit les machines à coudre, et l'industrie
du fil qui fournit le fil. Il n'y a pas non plus que les progrès dans la boulangerie qui
rendent l'entretien de l'ouvrier meilleur marché, mais aussi l'agriculture américaine
qui fournit les céréales et les progrès des chemins de fer et de la navigation à vapeur
qui transportent les céréales en Europe, etc. Tout progrès de l'industrie, toute augmen
tation de la productivité du travail humain aboutit à ce que l'entretien des ouvriers
coûte de moins en moins de travail. L'ouvrier doit consacrer une fraction toujours
moindre de sa journée de travail à remplacer son salaire, et une fraction toujours plus
importante au travail non payé, à la création de plusvalue pour le capitaliste.
Or, le progrès continuel et ininterrompu de la technique est une nécessité vitale
pour les capitalistes. La concurrence entre les entrepreneurs individuels force chacun
d'entre eux à vendre ses produits aussi bon marché que possible, c'est. àdire en
économisant au maximum le travail humain. Si un capitaliste a introduit dans son
usine une nouvelle amélioration, la concurrence force les autres entrepreneurs de la
même branche à améliorer la technique, pour ne pas se faire éliminer du marché. Cela
s'exprime à l'extérieur par l'introduction du machinisme à la place du travail à la main
et par l'introduction de plus en plus rapide de nouvelles machines plus perfectionnées
à la place des anciennes. Les inventions techniques sont devenues le pain quotidien
dans tous les domaines de la production. Le bouleversement technique, tant dans la
production proprement dite que dans les moyens de transport, est un phénomène
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 194
incessant, une loi vitale de la production marchande capitaliste. Tout progrès dans la
productivité du travail se manifeste dans la diminution de la quantité de travail
nécessaire à l'entretien de l'ouvrier. La production capitaliste ne peut pas faire un pas
en avant sans diminuer la part qui revient aux travailleurs dans le produit social. A
chaque nouvelle invention de la technique, à chaque perfectionnement des machines,
à chaque nouvelle application de la vapeur et de l'électricité dans l'industrie et dans
les transports, la part du travailleur dans le produit devient plus petite et celle du
capitaliste plus grande. Le salaire relatif tombe de plus en plus bas, de façon
irrésistible et ininterrompue, la plusvalue, c'estàdire la richesse non payée extor
quée au travailleur par les capitalistes, augmente irrésistiblement et constamment.
Nous voyons de nouveau ici une différence frappante entre la production mar
chande capitaliste et toutes les formes antérieures d'économies. Dans la société
communiste primitive, on partage le produit directement après la production, de façon
égale, entre tous les travailleurs, c'estàdire entre tous les membres, car il n'y a
pratiquement pas d'oisifs. Dans le servage, ce n'est pas l'égalité, mais l'exploitation de
ceux qui travaillent par ceux qui ne travaillent pas qui est déterminante. Pourtant on
ne détermine pas la part de ceux qui travaillent, des serfs, dans le fruit de leur travail,
on fixe exactement la part de l'exploiteur, du seigneur féodal, sous forme de corvées
et de redevances déterminées qu'il reçoit des paysans. Ce qui reste comme temps de
travail et comme produit est la part du paysan, de sorte qu'avant la dégénérescence
extrême du servage, le paysan a jusqu'à un certain point la possibilité d'augmenter sa
propre part en redoublant d'efforts. Certes, cette part du paysan diminue pendant le
Moyen Age, les nobles et l'Église exigeant toujours plus de corvées et de redevances.
Il y a cependant toujours des normes précises, bien qu'arbitrairement fixées, des
normes visibles, établies par les hommes, même si ces hommes sont inhumains, qui
déterminent la part tant du serf que de son seigneur et exploiteur dans le produit. C'est
pourquoi le paysan médiéval voit et sent très exactement quand de plus grandes
charges lui sont imposées et quand sa part s'amenuise. Une lutte estelle possible
contre cet amenuisement, et elle éclate effectivement, là où c'est possible, sous la
forme d'une lutte ouverte du paysan exploité contre la réduction de sa part dans le
produit de son travail. Dans certaines conditions, cette lutte est couronnée de succès :
la liberté de la bourgeoisie urbaine n'a pas d'autre origine que la lutte des artisans, qui
étaient initialement des serfs, pour se débarrasser peu à peu de toutes les corvées, et
prestations multiples de l'époque féodale, jusqu'à ce qu'ils arrachent le reste la
liberté personnelle totale de propriété dans la lutte ouverte.
1
Dans le système salarial, il n'y a pas de prescriptions légales ou coutumières, ou
même arbitraires fixant la part du travailleur dans son produit. Cette part est fixée par
le degré de productivité du travail, par le niveau de la technique ; ce n'est pas
l'arbitraire des exploiteurs, mais le progrès de la technique qui abaisse impitoyable
1 L'expression « la liberté personnelle totale de propriété » a été rayée au crayon dans le
manuscrit et remplacée dans la marge par l'expression « les droits politiques ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 195
ment et sans arrêt la part du travailleur. C'est une puissance invisible, un simple effet
mécanique de la concurrence et de la production marchande qui arrache au travailleur
une portion toujours plus grande de son produit et lui en laisse une toujours plus
petite, une puissance qui agit sans bruit, derrière le dos des travailleurs et contre
laquelle la lutte est impossible. Le rôle personnel de l'exploiteur est visible quand il
s'agit du salaire absolu, c'estàdire du niveau de vie réel. Une réduction de salaire qui
entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des
capitalistes contre les travailleurs et ceuxci y répondent aussitôt par la lutte, là où
existe un syndicat et, dans les cas favorables, ils l'empêchent. La baisse du salaire
relatif s'opère sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle,
les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système
salarial, c'estàdire sur le terrain de la production marchande. Contre le progrès
technique de la production, contre les inventions, contre l'introduction des machines,
contre la vapeur et l'électricité, contre les perfectionnements des transports, les
ouvriers ne peuvent pas lutter. Or, l'action de ces progrès sur le salaire relatif des
ouvriers résulte automatiquement de la production marchande et du caractère de
marchandise de la force de travail. C'est pour, quoi les syndicats les plus puissants
sont impuissants contre cette tendance à la baisse rapide du salaire relatif. La lutte
contre la baisse du salaire relatif est la lutte contre le caractère de marchandise de la
force de travail, contre la production capitaliste tout entière. La lutte contre la chute
du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un
assaut révolutionnaire contre cette économie, c'est le mouvement socialiste du
prolétariat.
D'où les sympathies de la classe capitaliste pour les syndicats qu'elle avait d'abord
combattus furieusement, une fois que la lutte socialiste eut commencé et dans la
mesure où les syndicats se laissent opposer au socialisme. En France, les luttes
ouvrières pour l'obtention du droit de coalition ont été vaines jusque dans les années
1870 et les syndicats étaient poursuivis et frappés de sanctions draconiennes.
Cependant, peu après que la Commune eut inspiré à la bourgeoisie une peur panique
du spectre rouge, un brusque changement s'opéra dans l'opinion publique. L'organe
du président Gambetta, La République Française, et tout le parti régnant des « répu
blicains rassasiés » commencent à encourager le mouvement syndical, à faire pour lui
une active propagande. Aux ouvriers anglais, on citait en exemple au début du XIXe
siècle la sobriété des ouvriers allemands ; c'est au contraire l'ouvrier anglais, non pas
sobre, mais « avide », le tradeunioniste mangeur de bifteck, que l'on recommande
comme modèle à l'ouvrier allemand. Tant il est vrai que pour la bourgeoisie la lutte la
plus acharnée pour l'augmentation du salaire absolu est une vétille inoffensive par
rapport à l'attentat contre le saint des saints, contre la loi du capitalisme qui tend à une
baisse continuelle du salaire relatif.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 196
VI
Retour à la table des matières
Nous ne pouvons nous représenter la loi capitaliste des salaires qui détermine les
conditions matérielles d'existence de l'ouvrier qu'en récapitulant toutes les consé
quences, ci. dessus exposées, du rapport salarial. Il faut distinguer le salaire absolu du
salaire relatif. Le salaire absolu à son tour se présente sous une double forme : d'une
part comme une somme d'argent, un salaire nominal, d'autre part comme la somme
des moyens d'existence que le travailleur peut acquérir avec cet argent, comme salaire
réel. Le salaire du travailleur en argent peut rester constant ou même monter, et son
niveau de vie, c'estàdire son salaire réel, diminuer en même temps. Le salaire réel
tend constamment au minimum absolu, au minimum physiologique, autrement dit il y
a une tendance continuelle du capital à payer la force de travail audessous de sa
valeur. Seule l'organisation des travailleurs crée un contrepoids à cette tendance du
capital. La principale fonction des syndicats consiste, par l'augmentation des besoins
des travailleurs, par leur élévation morale, à remplacer le minimum physiologique par
le minimum social, c'estàdire par un niveau de vie et de culture déterminé des
travailleurs en dessous duquel les salaires ne peuvent pas descendre sans provoquer
aussitôt une réaction de défense. C'est là que réside la grande importance économique
de la socialdémocratie : en ébranlant politiquement et moralement les masses ouvriè
res, elle élève leur niveau culturel et par là leurs besoins économiques. En prenant
l'habitude de s'abonner à un journal, d'acheter des brochures, le travailleur élève son
niveau de vie et par suite son salaire. L'action de la socialdémocratie a une double
portée, dans la mesure où les syndicats d'un pays donné entretiennent une alliance
ouverte avec la socialdémocratie, parce que l'hostilité des couches bourgeoises
envers la socialdémocratie les amène à créer des syndicats concurrentiels qui font à
leur tour pénétrer l'influence éducatrice de l'organisation et l'élévation du niveau
culturel dans de nouvelles couches du prolétariat. En Allemagne, outre les syndicats
libres liés à la socialdémocratie, de nombreux syndicats chrétiens, catholiques et
libéraux, exercent leur action. De même, on crée en France des syndicats jaunes pour
combattre les syndicats socialistes, en Russie les explosions les plus violentes dans
les actuelles grèves révolutionnaires de masses sont parties de syndicats « jaunes » et
gouvernementaux. En Angleterre, où les syndicats gardent leurs distances à l'égard du
socialisme, la bourgeoisie ne se donne pas la peine d'introduire ellemême l'idée de
coalition dans les couches prolétariennes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 197
Le syndicat joue un rôle organique indispensable dans le système salarial actuel.
Seul le syndicat permet à la force de travail de se vendre à sa valeur. La loi capitaliste
de la marchandise n'est pas supprimée par les syndicats en ce qui concerne la force de
travail, comme Lassalle l'a admis à tort, au contraire, elle ne peut se réaliser que par
eux. Le capitaliste tend à acheter la force de travail à vil prix, l'action syndicale
impose plus ou moins le prix réel.
Les syndicats exercent leur fonction sous la pression des lois mécaniques de la
production capitaliste, à savoir premièrement l'armée de réserve permanente des
travailleurs inemployés, et deuxièmement l'alternance continuelle de hausses et de
baisses de la conjoncture. Ces deux lois imposent des limites infranchissables à
l'action syndicale. Les changements continuels de la conjoncture industrielle forcent
les syndicats, à chaque baisse, à défendre les anciennes conquêtes contre les attaques
du capital, et à chaque hausse, à lutter pour pouvoir élever le niveau des salaires au
niveau correspondant à la situation favorable. Les syndicats sont toujours acculés à la
défensive. L'armée de réserve industrielle limite l'action syndicale dans l'espace : n'est
accessible à l'organisation et à son influence que la couche supérieure des ouvriers
d'industrie les mieux situés, chez lesquels le chômage n'est que périodique et « flot
tant » selon une expression de Marx. La couche inférieure de prolétaires ruraux sans
qualification affluant vers les villes, des professions semirurales irrégulières comme
la fabrication de briques, etc., se prête beaucoup moins à l'organisation syndicale, ne
seraitce que par ses conditions spatiales et temporelles de travail et par le milieu
social. Les vastes couches inférieures de l'armée de réserve, les chômeurs à l'occupa
tion irrégulière, l'industrie à domicile, les pauvres occupés occasionnellement,
échappent à l'organisation. Plus la misère est grande dans une couche prolétarienne, et
moins l'influence syndicale peut s'y exercer. L'action syndicale agit faiblement dans
les profondeurs du prolétariat, elle agit davantage en étendue, même quand les
syndicats n'englobent qu'une fraction de la couche supérieure du prolétariat : leur
influence s'étend à toute la couche, parce que leurs conquêtes profitent à la masse des
travailleurs employés dans la profession concernée. L'action syndicale augmente la
différenciation au sein des masses prolétariennes en élevant audessus de la misère,
en regroupant et consolidant les couches supérieures, l'avant. garde organisable des
ouvriers d'industrie. L'écart entre la couche supérieure et les couches inférieures de la
classe ouvrière en est accru. Dans aucun pays, il n'est aussi grand qu'en Angleterre où
l'action civilisatrice complémentaire de la socialdémocratie sur les couches plus
profondes et moins capables de s'organiser fait défaut, alors qu'en Allemagne elle est
importante.
Quand on examine le niveau des salaires en régime capitaliste, il est faux de ne
tenir compte que des salaires effectivement payés aux ouvriers d'industrie ayant un
emploi., comme c'est l'habitude, même chez les ouvriers, habitude empruntée à la
bourgeoisie et aux auteurs à sa solde. L'année de réserve des chômeurs, depuis les
travailleurs qualifiés provisoirement sans travail jusqu'à la plus profonde pauvreté et
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 198
au paupérisme officiel doivent entrer en ligne de compte, quand on détermine le
niveau des salaires. Les couches les plus basses de miséreux et de réprouvés qui ne
sont que faiblement ou même pas du tout employés ne sont pas un rebut qui ne
compterait pas dans la « société officielle », comme bien entendu la bourgeoisie les
présente, elles sont liées par des liens intimes à la couche supérieure des ouvriers
d'industrie les mieux situés, au travers de tous les membres intermédiaires de l'armée
de réserve. Ce lien interne se manifeste dans les chiffres, par l'augmentation soudaine
de l'armée de réserve toutes les fois que la conjoncture se détériore et par sa
diminution quand elle s'améliore, il se manifeste par la diminution relative de ceux
qui se réfugient dans l'assistance publique, au fur et à mesure que la lutte de classes se
développe, augmentant la conscience du prolétariat. Tout travailleur que son travail a
transformé en invalide ou qui a le malheur d'avoir soixante ans, a cinquante chances
sur cent de sombrer dans la couche inférieure de l'amère pauvreté, dans la « couche de
Lazare » du prolétariat. L'existence des couches les plus basses du prolétariat est régie
par les mêmes lois de la production capitaliste qui la gonflent ou la réduisent et le
prolétariat ne forme un tout organique, une classe sociale dont les degrés de misère et
d'oppression permettent de saisir la loi capitaliste des salaires dans son ensemble, qui
si on y englobe les ouvriers ruraux et l'armée de réserve de chômeurs avec toutes ses
couches, depuis la plus haute jusqu'aux plus basses. C'est ne saisir que la moitié de la
loi des salaires, que d'envisager les mouvements du salaire absolu. La loi de la baisse
automatique du salaire relatif avec le progrès de la productivité du travail complète la
loi capitaliste des salaires et en donne toute la portée réelle.
Dès le XVIIIe siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont
observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum
vital. Ils expliquaient ce mécanisme d'une façon originale, à savoir par les variations
dans l'offre de force de travail. Quand les travailleurs ont de plus hauts salaires,
comme une nécessité vitale absolue, expliquaient ces savants, ils se marient plus
souvent et mettent beaucoup d'enfants au monde. Le marché du travail en est si
rempli qu'il dépasse la demande du capital. Le capital fait baisser les salaires, utilisant
la concurrence entre les travailleurs. Si les salaires ne suffisent pas pour vivre, les
ouvriers meurent en masse, leurs rangs s'éclaircissent, jusqu'à ce qu'il en reste juste
autant que le capital en demande, et les salaires remontent. Par cette oscillation
pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe
ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital. Lassalle a repris
cette théorie qui était en honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée « la loi
d'airain »...
pour y provoquer enfin la saturation souhaitée. Le mouvement des salaires, comme le
pouls de l'industrie, n'a pas le rythme d'un pendule dont chaque oscillation durerait le
temps d'une génération, soit vingtcinq ans, les salaires sont pris dans une vibration
incessante de sorte que la classe ouvrière n'a pas plus la possibilité d'adapter sa posté
rité au niveau des salaires que l'industrie ne peut attendre la postérité des travailleurs
pour satisfaire sa demande. Les dimensions du marché du travail de l'industrie ne sont
pas déterminées par la postérité naturelle des travailleurs, mais par l'apport continuel
des couches prolétariennes venant de la campagne, de l'artisanat et de la petite
industrie, et par les femmes et les enfants des travailleurs euxmêmes. La saturation
du marché du travail, sous la forme d'une armée de réserve, est un phénomène
constant et une nécessité vitale pour l'industrie moderne. Ce n'est pas le changement
dans l'offre de force de travail, pas le mouvement de la classe ouvrière qui est
déterminant pour le niveau des salaires, mais le changement dans la demande du
capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excéden
taire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en
période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de
la recracher massivement.
Le mécanisme des salaires n'est pas celui que supposent les économistes
bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires,
est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi «
d'airain », elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi «
élastique » qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital
tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une
corde élastique.
Ce n'est qu'aux débuts de l'économie politique bourgeoise qu'on pouvait imaginer
la « loi d'airain des salaires » avec son caractère révolutionnaire. Dès l'instant où
Lassalle en eut fait l'axe de ses campagnes d'agitation en Allemagne, les économistes,
ces laquais de la bourgeoisie, se hâtèrent de renier la loi d'airain, de la condamner
comme fausse et erronée. Toute une meute d'agents stipendiés du patronat, comme,
Faucher, SchultzeDelitzsch, Max Wirth, entamèrent une croisade contre Lassalle et
la loi d'airain et accablèrent leurs propres ancêtres, les Adam Smith, Ricardo et autres
fondateurs de l'économie politique bourgeoise. Depuis que Marx, en 1867, a expliqué
et démontré la loi élastique des salaires en régime capitaliste sous l'action de l'armée
de réserve industrielle, les économistes bourgeois se sont complètement tus. La
science professorale officielle de la bourgeoisie n'a plus de loi des salaires du tout,
elle préfère éviter ce sujet délicat et se perdre en bavardage incohérent sur le caractère
déplorable du chômage et l'utilité de syndicats modérés et modestes.
capitaliste les fondateurs de l'économie politique au XVIIIe siècle donnent la pre
mière réponse scientifique. C'est Ricardo qui a donné sa forme la plus claire à cette
théorie, en expliquant avec logique et perspicacité que le profit capitaliste est le
travail non payé à l'ouvrier.
VII
Retour à la table des matières
Nous avons commencé notre étude sur la loi des salaires par l'achat et la vente de
la marchandise « force de travail ». Pour cela, il faut déjà un prolétaire salarié sans
moyen de production et un capitaliste qui en possède suffisamment pour fonder une
entreprise moderne. D'où sontils venus, pour apparaître sur le marché du travail ?
Dans l'exposé antérieur, nous n'avions en vue que les producteurs de marchandises,
c'estàdire des gens ayant leurs propres moyens de production, produisant eux
mêmes leurs marchandises et les échangeant. Comment l'échange de marchandises
d'égale valeur peutil donner naissance d'un côté au capital, de l'autre au complet
dénuement ? L'achat de la marchandise « force de travail », même à sa valeur pleine,
conduit, par l'usage de cette marchandise, à la formation de travail non payé ou de
plusvalue, c'estàdire le capital. La formation de capital et d'inégalité s'éclaire, si
nous considérons le travail salarié et ses effets. Il faut pour cela que le capital et les
prolétaires soient déjà là ! La question est donc la suivante : d'où proviennent les
premiers prolétaires et les premiers capitalistes ? Comment s'est opéré le premier
bond de la production marchande simple à la production capitaliste ? En d'autres
termes : comment s'est accompli le passage de l'artisanat médiéval au capitalisme
moderne ?
terres communales se transformèrent en terres seigneuriales. La noblesse anglaise le
fit quand l'extension du commerce au Moyen Age et l'essor des manufactures de laine
dans les Flandres lui présentèrent l'élevage de moutons pour l'industrie lainière
comme une affaire intéressante. Pour transformer les terres arables en pâturages à
moutons, on chassa les paysans de leurs terres et de leurs fermes. Cela dura en
Angleterre du XVe au XIXe siècle. Dans les années 18141820, sur les domaines de
la comtesse de Sutherland, par exemple, quinze mille habitants furent expulsés, leurs
villages incendiés et leurs champs transformés en pâturages dans lesquels cent trente
et un mille moutons remplacèrent les paysans. La brochure Les milliards silésiens, de
Wolf, donne une idée de la part prise en Allemagne, en particulier par la noblesse
prussienne, à cette fabrication de « libres » prolétaires à partir de paysans. Les
paysans libres comme l'air et sans moyens n'avaient plus que la liberté de mourir de
faim ou, libres qu'ils étaient, de se vendre pour un salaire de famine. 1
1 À la fin de ce chapitre, les mots suivants sont inscrits au crayon dans le manuscrit : La
réforme ! Bl. 293 ss. Formation du type psychologique de l’esclave salarié moderne à partir des
mendiants persécutés. Bl. 350.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 202
Chapitre sixième
LES TENDANCES
DE L’ÉCONOMIE
MONDIALE
Retour à la table des matières
Nous avons vu naître la production marchande, après que toutes les formes de
société où la production est organisée et planifiée la société communiste primitive,
l'économie d'esclavage, l'économie médiévale de servage se soient dissoutes par
étapes. Puis nous avons vu naître de la simple production marchande, c'estàdire de
la production artisanale urbaine à la fin du Moyen Age, l'économie capitaliste actuelle
tout à fait automatiquement, sans que l'homme le veuille ou en ait conscience. Au
début, nous avons posé la question: comment l'économie capitaliste estelle possible?
C'est la question fondamentale de l'économie politique, en tant que science. Eh bien,
la science y répond abondamment. Elle nous montre que l'économie capitaliste est à
première vue une impossibilité, une énigme insoluble, étant donné l'absence de tout
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 203
plan, de toute organisation consciente. Et pourtant elle s'ordonne en un tout et elle
existe :
par l'échange des marchandises et l'économie monétaire qui lie économiquement
entre eux tous les producteurs de marchandises et les régions les plus reculées de la
terre et impose la division du travail mondiale ;
par la loi capitaliste des salaires qui, d'une part, veille automatiquement à ce que
jamais les salariés ne s'élèvent audessus de leur état de prolétaires et n'échappent au
travail sous les ordres du capital, et qui, d'autre part, permet une accumulation
toujours plus grande de travail non payé se transformant en capital, une accumulation
et une extension toujours plus grandes de moyens de production ;
par les variations de prix et les crises qui amènent, soit quotidiennement, soit
périodiquement, un équilibre entre la production aveugle et chaotique et les besoins
de la société.
C'est ainsi, par l'action mécanique des lois économiques énumérées cidessus, qui
se sont constituées d'ellesmêmes, sans aucune intervention consciente de la société,
que l'économie capitaliste existe. Bien que toute cohésion économique organisée
manque entre les producteurs individuels, bien qu'il n'y ait aucun plan dans l'activité
économique des hommes, la production sociale peut ainsi se dérouler et se relier à la
consommation, les besoins de la société peuvent tant bien que mal être satisfaits et le
progrès économique, le développement de la productivité du travail humain, fonde
ment de tout le progrès de la civilisation, sont assurés.
Or, ce sont là les conditions fondamentales d'existence de toute société humaine et
tant qu'une forme historique d'économie satisfait à ces conditions, elle peut exister,
elle est une nécessité historique.
Les relations sociales n'ont pas des formes rigides et immuables. Elles passent au
cours des temps par de nombreux changements, elles sont soumises à un boulever
sement continuel qui fraie la voie au progrès de la civilisation, à l'évolution. Les longs
millénaires de l'économie communiste primitive qui conduisent la société humaine,
des premiers commencements d'une existence encore semianimale jusqu'à un haut
niveau de développement, à la formation du langage et de la religion, à l'élevage et à
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 204
l'agriculture, à la vie sédentaire et à la formation de villages, sont suivis peu à peu de
la décomposition du communisme primitif, de la formation de l'esclavage antique, qui
à son tour amène de nouveaux et grands progrès dans la vie sociale, pour aboutir lui
même au déclin du monde antique. De la société communiste des Germains en
Europe centrale sort, sur les ruines du monde antique, une nouvelle forme d'écono
mie, le servage, sur laquelle se fonde le féodalisme médiéval.
L'évolution continue sa marche ininterrompue : au sein de la société féodale du
Moyen Age, les germes d'une nouvelle forme d'économie et de société se forment
dans les villes : les corporations artisanales, la production marchande et un commerce
régulier s'instaurent pour finalement désagréger la société féodale. Elle s'effondre,
pour faire place à la production capitaliste qui s'est développée à partir de la produc
tion marchande artisanale, grâce au commerce mondial, grâce à la découverte de
l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes.
Le mode de production capitaliste luimême n'est pas immuable et éternel si on le
considère dans la gigantesque perspective du progrès historique ; il est aussi une
simple phase transitoire, un échelon dans la colossale échelle de l'évolution humaine,
comme toutes les formes de société qui l'ont précédé. Examinée de plus près,
l'évolution du capitalisme le mène à son propre déclin, mène audelà du capitalisme.
Nous avons jusqu'ici recherché ce qui rend possible le capitalisme, il est temps main
tenant de voir ce qui le rend impossible. Il suffit pour cela de suivre les lois internes
de la domination du capital dans leurs effets ultérieurs. Ce sont ces lois qui, parvenues
à un certain niveau de développement, se tournent contre les conditions fondamen
tales sans lesquelles la société humaine ne peut pas exister. Ce qui distingue le mode
de production capitaliste des modes de production antérieurs, c'est sa tendance interne
à s'étendre à toute la terre et à chasser toute autre forme de société plus ancienne. AU
temps du communisme primitif, le monde accessible à la recherche historique était
également couvert d'économies communistes. Entre les différentes communautés
communistes il n'y avait pas de relation du tout ou bien seulement des relations très
lâches. Chaque communauté ou tribu vivait refermée sur ellemême et si nous
trouvons des faits aussi étonnants que la communauté de nom entre l'ancienne
communauté péruvienne en Amérique du Sud, la « marca », et la communauté germa
nique médiévale, la « marche », c'est là une énigme encore inexpliquée, ou un simple
hasard. Même au temps de l'extension de l'esclavage antique, nous trouvons des
ressemblance plus ou moins grandes dans l'organisation et la situation des diverses
économies esclavagistes et des États esclavagistes de l'antiquité, mais non une
communauté de vie économique. De Même, l’histoire des corporations artisanales
s'est répétée plus ou moins dans la plupart des villes de l’Italie, de l'Allemagne, de la
Hollande, de l'Angleterre, etc., au Moyen Age. Toutefois c'était le plus souvent
l'histoire de chaque ville séparément. La production capitaliste s'étend à tous les pays,
en leur donnant la même forme économique et en les reliant en une seule grande
économie capitaliste mondiale.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 205
A l'intérieur de chaque pays industriel européen, la production capitaliste refoule
sans arrêt la petite production paysanne et artisanale. En même temps, elle intègre
tous les pays arriérés d'Europe, tous les pays d’Amérique, d'Asie, d'Afrique,
d'Australie, à l'économie mondiale. Cela se passe de deux façons : par le commerce
mondial et par les conquêtes coloniales. L'un et l'autre ont commencé ensemble, dès
la découverte de l'Amérique à la fin du XVe siècle, puis se sont étendus au cours des
siècles suivants ; ils ont pris leur plus grand essor surtout au XIXe siècle et ils
continuent de s'étendre. Tous deux le commerce mondial et les conquêtes coloniales
agissent la main dans la main. Ils mettent les pays industriels capitalistes d'Europe
en contact avec toutes sortes de formes de société dans d'autres parties du monde,
avec des formes d'économie et de civilisation plus anciennes, économies esclavagistes
rurales, économies féodales et surtout économies communistes primitives. Le
commerce auquel ces économies sont entraînées les décompose et les désagrège
rapidement. La fondation de compagnies commerciales coloniales en terre étrangère
fait passer le sol, base la plus importante de la production, ainsi que les troupeaux de
bétail quand il en existe, dans les mains des États européens ou des compagnies
commerciales. Cela détruit partout les rapports sociaux naturels et le mode
d'économie indigène, des peuples entiers mont pour une part exterminés, et pour le
reste prolétarisés et placés, sous une forme ou sous l'autre, comme esclaves ou
comme travailleurs salariés, sous les ordres du capital industriel et commercial.
L'histoire des décennies de guerres coloniales pendant tout le XIXe siècle, les
soulèvements contre la France, l’Italie, l'Angleterre et l'Allemagne en Afrique, contre
la France, l'Angleterre, la Hollande et les ÉtatsUnis en Asie, contre l'Espagne et la
France en Afrique, c'est l'histoire de la longue et tenace résistance apportée par les
vieilles sociétés indigènes à leur élimination et à leur prolétarisation par le capital
moderne, lutte d'où partout le capital est sorti vainqueur. Cela signifie une énorme
extension de la domination du capital, la formation du marché mondial et de
l'économie mondiale où tous les pays habités de la terre sont les uns pour les autres
producteurs et preneurs de produits, travaillant la main dans la main, partenaires d'une
seule et même économie englobant toute la terre.
L'autre aspect, c'est la paupérisation croissante de couches de plus en plus vastes
de l'humanité, et l'insécurité croissante de leur existence. Avec le recul des anciens
rapports communistes, paysans ou féodaux aux forces productives limitées et à
l'aisance réduite, et aux conditions d'existence solides et assurées pour tous, devant
les relations coloniales capitalistes, devant la prolétarisation et devant l'esclavage
salarial, la misère brutale, un travail insupportable et inhabituel et de surcroît l'insécu
rité totale de l'existence s'instaurent pour tous les peuples en Amérique, en Asie, en
Australie, en Afrique. Après que le Brésil, pays riche et fertile, ait été, pour les
besoins du capitalisme européen et nordaméricain, transformé en un gigantesque
désert et en une vaste plantation de café, après que les indigènes aient été transformés
en esclaves salariés prolétarisés dans les plantations, ces esclaves salariés sont
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 206
soudain livrés pour de longues périodes au chômage et à la faim, par un phénomène
purement capitaliste, la « crise du café ». Après une résistance désespérée de plu
sieurs décennies, l’Inde riche et immense a été soumise à la domination du capital par
la politique coloniale anglaise, et depuis lors la famine et le typhus, qui fauchent d'un
seul coup des millions d'hommes, sont les hôtes périodiques de la région du Gange. A
l'intérieur de l’Afrique, la politique coloniale anglais et allemande a, en vingt ans,
transformé des peuplades entières en esclaves salariés ou bien les a fait mourir de
faim ; leurs os sont dispersés dans toutes les régions. Les soulèvements désespérés et 1
les épidémies dues à la faim dans l'immense Empire chinois sont les conséquences de
l'introduction du capital européen, qui a broyé l'ancienne économie paysanne et
artisanale. L'entrée du capitalisme européen aux ÉtatsUnis s'est accompagnée
d'abord de l'extermination des Indiens d'Amérique et du vol de leurs terres par les
immigrants anglais, puis de l'introduction au début du XIXe siècle d'une production
brute capitaliste pour l'industrie anglaise, puis de la réduction en esclavage de quatre
millions de nègres africains, vendus en Amérique par des marchands d'esclaves
européens, pour être placés sous les ordres du capital dans les plantations de coton, de
sucre et de tabac.
Ainsi un continent après l'autre, et dans chaque continent, un pays après l'autre,
une race après l'autre passent inéluctablement sous la domination du capital . 2
D'innombrables millions d'hommes sont voués à la prolétarisation, à l'esclavage, à
une existence incertaine, bref à la paupérisation. L'instauration de l'économie capita
liste mondiale entraîne l'extension d'une misère toujours plus grande, d'une charge de
travail insupportable et d'une insécurité croissante de l'existence sur la surface du
globe, à laquelle correspond la concentration du capital. L'économie capitaliste
mondiale implique que l'humanité entière s'attèle toujours plus à un dur travail et
souffre de privation et de maux innombrables, qu'elle soit livrée à la dégénérescence
physique et morale, pour servir l'accumulation du capital. Le mode de production
capitaliste a cette particularité que la consommation humaine qui, dans toutes les
économies antérieures, était le but, n'est plus qu'un moyen au service du but
proprement dit : l'accumulation capitaliste. La croissance du capital apparaît comme
le commencement et la fin, la fin en soi et le sens de toute la production. L'absurdité
de tels rapports n'apparaît que dans la mesure où la production capitaliste devient
mondiale. Ici, à l'échelle mondiale, l'absurdité de l'économie capitaliste atteint son
expression dans le tableau d'une humanité entière gémissant sous le joug terrible
d'une puissance sociale aveugle quelle a ellemême créée inconsciemment : le capital.
Le but fondamental de toute forme sociale de production : l'entretien de la société par
le travail, la satisfaction des besoins, apparaît ici complètement renversé et mis la tête
en bas, puisque la production pour le profit et non plus pour l'homme devient la loi
sur toute la terre et que la sousconsommation, l'insécurité permanente de la consom
1 Note marginale de R.L. (au crayon) : typhus famélique.
2 Note marginale de R. L. (au crayon) : extermination des peuples primitifs.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 207
En même temps, l'évolution de l'économie mondiale en. traîne d'autres phéno
mènes importants, pour la production capitaliste ellemême. L'instauration de la
domination du capital européen dans les pays extraeuropéens passe par deux étapes :
d'abord la pénétration du commerce et l'intégration des indigènes à l'échange de
marchandises, en partie la transformation des formes préexistantes de production
indigène en production marchande ; puis l'expropriation des indigènes de leurs terres,
et par suite de leurs moyens de production, sous telle ou telle forme. Ces moyens de
production se transforment en capital entre les mains des Européens, tandis que les
indigènes se transforment en prolétaires. Une troisième étape succède en règle
générale aux deux premières : la création d'une production capitaliste propre dans le
pays colonial, soit par des Européens immigrés, soit par des indigènes enrichis. Les
ÉtatsUnis d'Amérique, qui ont d'abord été peuplés par les Anglais et autres
immigrants européens après l'extermination des peauxrouges indigènes, constituèrent
d'abord un arrièrepays agricole pour l'Europe capitaliste, fournissant à l'Angleterre
les matières premières, telles que le coton et le grain, et absorbant toutes sortes de
produits industriels. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il se forme aux États
Unis une industrie qui, non seulement refoule les importations d’Europe, mais livre
une dure concurrence au capitalisme européen en Europe et dans les autres conti
nents. Aux Indes, le capitalisme anglais se voit confronté à un dangereux concurrent
dans l'industrie indigène, textile et autre. L'Australie a suivi le même chemin, se
transformant de pays colonial en pays capitaliste industriel. Au Japon, dès la première
étape, le heurt avec le commerce mondial a fait surgir une industrie propre, ce qui a
préservé le Japon du partage colonial. En Chine, le processus de démembrement et de
pillage du pays par le capitalisme européen se complique du fait des efforts du pays
pour créer sa propre production capitaliste avec l'aide du Japon, afin de se défendre de
la production capitaliste européenne, ce qui redouble les souffrances de la population.
La domination et le commandement du capital se répandent sur toute la terre par la
création d'un marché mondial, le mode de production capitaliste se répand aussi peu à
peu sur tout le globe. Or, les besoins d'expansion de la production et le territoire où
elle peut s'étendre, c'estàdire ses débouchés, sont dans un rapport de plus en plus
tendu. C'est Un besoin inhérent et une loi vitale de la production capitaliste de ne pas
rester stable, de s'étendre toujours plus et plus vite, c'estàdire de produire toujours
plus vite d'énormes quantités de marchandises, dans des entreprises toujours plus
grandes, avec des moyens techniques toujours plus perfectionnés.
Cette capacité d'extension de la production capitaliste ne connaît pas de limites,
parce que le progrès technique, et par suite les forces productives de la terre, n'ont pas
de limites. Cependant, ce besoin d'extension se heurte à des limites tout à fait
déterminées, à savoir le profit du capital. La production et son extension n'ont de sens
que tant qu'il en sort au moins le profit moyen « normal ». Il dépend du marché que
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 208
ce soit le cas, c'estàdire du rapport entre la demande solvable du côté du consom
mateur et la quantité de marchandises produites ainsi que de leurs prix. L'intérêt du
capital qui exige une production toujours plus rapide et plus grande, crée à chaque pas
les limites de son marché, qui font obstacle à l'impétueuse tendance de la production à
s'étendre. Il en résulte que les crises industrielles et commerciales sont inévitables ;
elles rétablissent périodiquement l'équilibre entre la tendance capitaliste à la
production, en soi illimitée, et les limites de la consommation, et permettent au capital
de se perpétuer et de se développer.
Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et
plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent
d'un côté, et moins les capacités d'extension du marché augmentent en rapport avec
les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé
dans les années 1860 et 1870, alors que l’Angleterre dominait encore le marché
mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allema
gne et les ÉtatsUnis d'Amérique ont fait considérablement reculer l’Angleterre sur le
marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le
sort de l'industrie anglaise attend aussi l'industrie allemande, l'industrie nord
américaine et finalement toute l'industrie du monde. A chaque pas de son propre
développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où
elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement. Le
développement capitaliste en soi a devant lui un long chemin, car la production
capitaliste en tant que telle ne représente qu'une infime fraction de la production
mondiale. Même dans les plus vieux pays industriels d'Europe, il y a encore, à côté
des grandes entreprises industrielles, beaucoup de petites entreprises artisanales
arriérées, la plus grande partie de la production agricole, la production paysanne, n'est
pas capitaliste. A côté de cela, il y a en Europe des pays entiers où la grande industrie
est à peine développée, où la production locale a un caractère paysan et artisanal.
Dans les autres continents, à l'exception de l'Amérique du Nord, les entreprises
capitalistes ne constituent que de petits îlots dispersés tandis que d'immenses régions
ne sont pas passées à la production marchande simple. La vie économique de ces
couches sociales et de ces pays d'Europe et hors d'Europe qui ne produisent pas selon
le mode capitaliste est dominée par le capitalisme. Le paysan européen peut bien
pratiquer l'exploitation parcellaire la plus primitive, il dépend de l'économie
capitaliste, du marché mondial avec lequel le commerce et la politique fiscale des
États capitalistes l'ont mis en contact. De même, les pays extraeuropéens les plus
primitifs se trouvent soumis à la domination du capitalisme européen ou nord
américain par le commerce mondial et la politique coloniale. Le mode de production
capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes
arriérées de production. L'évolution va dans ce sens. Cependant, cette évolution
enferme le capitalisme dans la contradiction fondamentale : plus la production
capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les
limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport au besoin d'expansion
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 209
des entreprises capitalistes existantes. La chose devient tout à fait claire si nous nous
imaginons pour un instant que le développement du capitalisme est si avancé que sur
toute la surface du globe tout est produit de façon capitaliste, c'estàdire uniquement
par des entrepreneurs capitalistes privés, dans des grandes entreprises, avec des
ouvriers salariés modernes. L'impossibilité du capitalisme apparaît alors clairement.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 210
ANNEXE I
ROSA LUXEMBURG,
ENSEIGNANTE 1
Retour à la table des matières
Rosa Luxemburg n'était pas seulement un écrivain et un orateur à l'activité intense
et d'un niveau incomparablement élevé ; elle était aussi un véritable professeur, une
éducatrice oeuvrant directement au service de la pensée et de l'action socialistes.
Elle l'a été dans la vieille école du parti, cet institut créé par l'ancien parti social
démocrate sur l'insistance du vieux Liebknecht, afin de former, pour le mouvement
ouvrier, des militants nouveaux et mieux armés.
Rosa Luxemburg y enseignait l'économie politique. (On est tenté de mettre
« enseignant » entre guillemets, tant ce qu'apportait Rosa Luxemburg était différent,
et même entièrement opposé à ce qu'on entend en général aridement par enseigne
ment.) Elle amenait pas à pas ses élèves à se confronter euxmêmes avec les princi
1 Die Junge Garde, n, 10, 1920, p. 78.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 211
paux raisonnements de l'économie politique bourgeoise, pour les conduire jusqu'aux
notions fondamentales du marxisme ; puis elle lisait avec eux le premier volume du
Capital, élucidant jusque dans les détails chaque difficulté, et discutait enfin avec eux
des problèmes abordés dans les deuxième et troisième volumes.
Comment nous forçaitelle à nous confronter nousmêmes avec les problèmes de
l'économie politique et à mettre au clair nos propres idées ? Par des questions ! En
interrogeant et réinterrogeant sans cesse, elle extrayait de notre classe ce qui s'y
cachait de connaissance concernant des faits qu'il s'agissait de constater. Par des
questions, elle faisait jaillir la réponse et nous faisait sentir nousmêmes combien
cette réponse était creuse. Par des questions, elle explorait les raisonnements et nous
faisait voir si ces raisonnements se tenaient ou s'ils boitaient. Par des questions, elle
nous forçait à reconnaître notre propre erreur et à trouver par nousmêmes une
solution à toute épreuve.
Et elle procédait ainsi dès la première heure, alors qu'elle se trouvait devant un
matériel humain inconnu, et nous devant un domaine du savoir entièrement nouveau
pour nous. Dès la première heure, elle commençait à nous « torturer », comme elle
disait ellemême en plaisantant : Qu'estce que l'économie politique ? Y atil une
réalité correspondant à cette doctrine ? Oui ? En quoi consistetelle ? Et quand, natu
rellement, nous avions échoué à l'expliquer : Alors, quelle réalité y atil donc ?
L'économie mondiale. L'économie politique estelle la théorie de l'économie
mondiale ? Y atil toujours eu une économie mondiale ? Qu'y avaitil avant ? Et ainsi
de suite jusqu'à la dernière heure du cours oit elle nous quittait en nous exhortant
instamment à ne jamais rien admettre sans examen, à ne jamais cesser de tout
revérifier : « jouer à la balle avec tous les problèmes, c'est ce qu'il faut ! »
Cette méthode d'enseignement qui consiste à faire progresser les élèves par eux
mêmes, c'est, du nom de celui qui l'employa déjà il y a plus de 2 000 ans avec la
jeunesse athénienne, la méthode socratique. Tous les grands et vrais éducateurs s'en
sont servis ; pour le maître comme pour l'élève, en tout cas sûrement pour le maître,
c'est la méthode la plus pénible, celle qui exige le plus de dévouement au métier
d'enseignant, mais c'est aussi la plus féconde et celle qui apporte le plus de
satisfactions, car ce qu'on enseigne et ce qu'on apprend de cette façon n'est pas un
fatras retenu de mémoire et emporté par le temps. Et il faut une veulerie vraiment
grossière pour en arriver à fouler aux pieds et à renier des connaissances ainsi
acquises !
Comme il était facile à Socrate et aux autres grands éducateurs d’appliquer cette
méthode d'enseignement et de s'y tenir, si on les compare à Rosa Luxemburg. Les
élèves de Rosa Luxemburg venaient tout droit des usines, des ateliers, des bureaux ;
c'étaient des adultes sans aucune habitude de l'activité intellectuelle, ils avaient grandi
dans l'atmosphère générale de l'hypocrisie et de la stupidité allemandes, qui environ
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 212
nait et emprisonnait le prolétaire depuis les soldats de plomb et les légendes des
manuels scolaires jusqu'au seuil de la socialdémocratie et des syndicats « libres ».
Pour les contraindre à la pensée disciplinée et critique, pour leur faire s'approprier les
doctrines de Karl Marx, il fallait le génie pédagogique de Rosa Luxemburg. Comme
partout où s'exerçait son activité, là aussi, elle visait au plus haut, elle visait aux
étoiles. Et là aussi, elle a atteint le but fixé, elle a été à la hauteur de la tâche ! A sa
gloire et à son mérite incontesté de théoricienne, d'oratrice et d'écrivain, il faut ajouter
ceux d'éducatrice de tout premier rang.
Dans les premiers temps du cours, beaucoup d'élèves, en entendant les questions
intelligentes, subtiles et impitoyablement logiques de Rosa Luxemburg, se sentaient
ébranlés dans la bonne opinion qu'ils avaient creuxmêmes, eux qui avaient déjà
réussi à assumer des responsabilités dans le parti. Les questions de Rosa commen
çaient à labourer et à retourner leur cerveau, à leur faire pressentir l'existence de
sphères intellectuelles entièrement nouvelles et insoupçonnées. Ils avaient alors
l'impression, pendant le cours, de se trouver devant une tour d'ivoire de la sagesse,
sans aucun pont, sans aucune échelle pour y accéder. Mais très vite, les élèves
éprouvaient le bonheur de participer à un processus de prise de conscience de leur
propre humanité, de nouer des liens d'homme à homme, malgré la distance qui les
séparait du professeur ; ils sentaient bientôt la petite main ferme de Rosa Luxemburg
les conduire, secourablement, gentiment et élégamment, infatigablement, pour les
faire sortir du temps d'apprentissage et les faire déboucher sur la vie.
Il y avait parfois, à l'école du parti, des heures particulièrement solennelles. C'était
le cas quand le sujet du cours nous amenait à effleurer d'autres sciences, ou à y
pénétrer. Quand toutes les conditions manquaient aux élèves pour résoudre par eux
mêmes les questions posées, Rosa se lançait dans des exposés d’ensemble touchant
parfois la sociologie, parfois l'histoire, parfois la physique. Elle dégageait alors avec
limpidité l'essentiel, exactement ce qu'il fallait, et le faisait sans aucune fioriture
oratoire, ce qui était justement une merveille de talent oratoire. On éprouvait alors
comme un frisson sacré devant le génie universel de cette femme.
Cette éducatrice, cette dirigeante, cette créatrice de nouvelle vie intellectuelle, on
l'a arrachée au prolétariat, on l'a assassinée. C'était il y a maintenant un au. Ses assas
sins étaient des jeunes qui ne connaissaient pas l'importance de Rosa Luxemburg,
mais qui agissaient sur ordre de gens qui la connaissaient.
En un millénaire, il ne surgit sans doute sur terre qu'un être humain ayant les dons
et l'importance de Rosa Luxemburg.
Les crosses et les balles des mercenaires pouvaient mettre fin à ce qui était mortel
en elle.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 213
Ce qui était immortel triomphe. Les écrits, les enseignements, l'exemple lumineux
d'une activité infatigable, d'un combat révolutionnaire audacieux ne peuvent être
effacés, même par la pire terreur blanche !
Que la jeunesse s'instruise par les écrits de Rosa Luxemburg ! Que la jeunesse
s'instruise par son militantisme et son action !
Qu'en ce jour anniversaire de son assassinat, la jeunesse entende surtout sa voix
claire et sonore qui nous exhorta si souvent, nous, ses élèves: TOUT CONTRÔLER
D'UN ESPRIT CRITIQUE, s'approprier les enseignements de Karl Marx, agir avec
réflexion, mais avec audace et décision.
Que la jeunesse s'engage envers Rosa assassinée à être fidèle à son enseignement,
à agir dans son esprit.
Rosi WOLFSTEINFRÖLICH
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 214
ANNEXE II
L’ÉCOLE DU PARTI 1
Retour à la table des matières
« Je n'ai aucune idée de ce qu'est l'école pour propagandistes et rédacteurs ; de
quoi s'agitil, qui en est l'inspirateur ? » Rosa pose la question de manière claire et
2
concise à Luise Kautsky, s'inquiétant de ce qu'était ce projet dune école de formation
des ouvriers, et qui en était à l'origine ; ce projet répond en effet à l'un de ses dons les
plus profonds. Ses qualités pédagogiques, développées dès le lycée, puis au cours de
son premier semestre de vie d'étudiante lorsqu'elle participait, à Zurich, au « cercle
philosophicopédagogique », la conduiront à remplir cette tâche, qu'elle n'acceptera
qu'après de longues hésitations mais n' « enverra jamais promener » par la suite . On 3
constate une grande réserve de sa part, voire une certaine hostilité à l'idée d'une
1 Helmut Hirsch : « Rosa Luxemburg in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten ». Rowohlt.
Hambourg 1969.
2 R. L. à Luise Kautsky, 22 août 1906, IISG : KDXVI, 213.
3 R. L. à Luise Kautsky, 17 mars 1910, IISG : KDXVI, 226.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 215
éventuelle collaboration à ce travail de formation à l'école du parti, six mois encore
avant de l'accepter. Cette méfiance est perceptible dans une réponse jusqu'ici ignorée,
suscitée par une décision de Luise Kautsky dont celleci fait part à Rosa dans une
lettre peu avant Pâques 1907. Luise veut se mettre à la disposition du parti comme
professeur de français. Le ton de la réponse de Rosa peut s'expliquer par trois causes.
La première et la plus importante est peutêtre sa rupture récente avec Léo (Jogichès),
dont elle n'a pas encore donné la raison. Cela la rend irritable, et elle défend à Luise
de prononcer son nom (celui de Rosa) en présence de Léo. La deuxième raison est
peutêtre que Luise, qui jouera désormais dans le cercle des amis intimes de Rosa un
rôle de plus en plus important (à côté du nouveau soupirant de Rosa, le jeune
Constantin Zetkine) manifeste par cette décision un peu trop d’indépendance. Or il
s'agit précisément d'enseigner la langue que Rosa, malgré ses bonnes notes au lycée,
ne possède qu'imparfaitement. Enfin, troisièmement, la chaire pour laquelle Heinrich
Schulz, qui est le véritable créateur et administrateur de cette « école de formation »
ouverte en hiver 1906, réclame un « marxiste solide, ayant une formation d'économie
politique » , est offerte non pas à elle, mais à l'Autrichien Rudolf Hilferding. Ce qui
1
la fâche, écritelle à Luise, « c'est que je ne t'ai pas empêchée d’offrir tes services à
Schulz pour l'enseignement du français. En réalité, c'est de la philanthropie et, de
cette manière, tu gaspilles le peu de temps dont tu disposes ». 2
Quelques jours avant la réouverture de l'école, en hiver 1907, l'inattendu se pro
duit. Non seulement Hilferding, mais encore un autre professeur, le Hollandais Anton
Pannekoek, reçoivent de la police politique un avertissement : s'ils « reprennent leur
activité à l'école du Parti », ils seront expulsés de Prusse. Une fois encore, le cadeau
3
de Lübeck, la nationalité allemande, se révèle précieux. Sur la recommandation de
Kautsky, on offre à Rosa le poste ainsi libéré, et elle accepte. Non sans une observa
tion sarcastique : « Je me soucie de l'école comme d'une guigne, et je ne suis pas
faite pour être maître d'école. » Le peu d'intérêt qu'elle manifeste n'a pas besoin
4
d'explications supplémentaires. Mais quant aux dons de maître d'école : qui s'en
vanterait, si l'on songe à la moyenne des écoles allemandes d'alors ! L'école du parti,
cependant, n'a rien d'une école moyenne. Et Rosa a sûrement le pressentiment qu'avec
sa collaboration, elle sera encore plus extraordinaire qu'elle ne l'est déjà.
Rien ne définit mieux la signification de cette nouvelle activité de Rosa que ce
qu'elle en dit ellemême, lorsqu'elle rendit compte de son expérience dune année
d'enseignement aux délégués du congrès de Nuremberg. Dans son discours, elle
détendit auprès des 600 000 membres du Parti une institution qui coûtait annuelle
ment à peu près 60 000 marksor. Il était d'autant plus nécessaire de justifier ces
1 Heinrich Schulz : « Arbeiterbildung », in « Die Neue Zeit », XXIV (19051906), I, p. 137.
2 R. L. à Luise Kautsky, Pâques 1907, IISG : KDXVI, 216.
3 « Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei
Deutschlands, abgehalten zu Essen. » Berlin, 1907, p. 57.
4 Cité par Nettl, p. 375.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 216
dépenses que certains orateurs, parmi lesquels un de ses prédécesseurs à la rédaction
du « Vorwärts », Eisner, avait exprimé des critiques à l'égard de la nouvelle
institution, au cours de la discussion sur le rapport d'activité du Comité directeur.
Rosa ne tient guère compte des arguments d'Eisner. Son attitude ferait honneur à tout
pédagogue. « Si je prends la parole, ce West pas pour protester contre la critique qui
est adressée à l'école du Parti, mais pour déplorer l'absence d'une critique concrète
sérieuse. L'école du Parti est une nouvelle institution très importante, qui mérite
partout la considération et une critique sérieuse. » Suit une autocritique non moins
louable et une plaisanterie sur ellemême qui, par un effet de surprise, provoque
l'hilarité : elle se présente, elle la révolutionnaire, comme une conservatrice. Il est
douteux que beaucoup aient compris la vérité profonde de cet humour, à savoir la
conscience d'une certaine inflexibilité liée à son milieu. « Je dois reconnaître moi
même qu'au départ je n'ai accueilli la fondation de l'école du Parti qu'avec la plus
grande méfiance, d'une part à cause de mon conservatisme inné (rires), d'autre part,
parce que je me disais au tréfonds de moimême qu'un parti tel que le Parti social
démocrate devrait concentrer son action de propagande plutôt sur une agitation
directe auprès des masses. »
Puis vient un aveu, qui prend tout son poids si l'on songe aux arguments de départ
et à ses réserves aveu dont le principal mérite est que ce professeur plus de
cinquante ans avant les révoltes étudiantes n'en appelle pas à la critique des spécia
listes ou à ses collègues, mais se réclame de ses élèves. « Mon activité à l'école du
Parti a levé la plus grande partie de mes doutes. C'est à l'école même, par mon
contact constant avec les élèves, que j'ai appris à apprécier cette nouvelle institution,
et je puis dire avec une conviction totale : j'ai le sentiment que nous avons créé là
quelque chose de neuf dont nous n'apercevons pas encore toutes les conséquences, et
quelque chose de bon qui sera profitable et précieux pour le Parti. Sans doute y atil
encore maintes critiques à faire, et ce serait un miracle s'il en était autrement. » Elle
aborde alors ce qui constitue l'essentiel dans tout établissement scolaire, la question
des élèves ou étudiants ici il s'agit plutôt d'étudiants, car ceux qui participent aux
cours ont entre 22 et 40 ans ainsi que le problème éternel de tout pédagogue, le
programme. « Si je refuse toute suggestion concernant un changement dans le choix
des élèves car nous avons constaté en tant que professeurs l'excellence des résultats,
à tel point que je ne pourrais souhaiter un meilleur corps d'élite j'ai cependant
plusieurs critiques à faire concernant le programme. En tête du pro. gramme devrait
figurer l'histoire du socialisme international. » (...) Puis elle aborde une question
encore plus importante. Que deviendront les élèves qui auront suivi les cours de
l'école ? Comment les orienteraton, une fois leurs études achevées, en évitant à la
fois l'écueil de l'indifférence sociale et la tentation de les surcharger d'activités ? « Il
peut arriver que les organisations du Parti envoient des élèves à l'école comme on
envoie un bouc émissaire dans le désert sans se soucier ensuite de ce qu'il adviendra
d'eux [très juste !], sans leur offrir un champ d'action suffisant. Il existe par ailleurs un
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 217
autre danger : c'est que l'on soit trop exigeant à 'égard des élèves de l'école, une fois
qu'on leur a donné un poste. » 1
Voici donc pour les débats du congrès de Nuremberg. Il faut encore ajouter que
les participants aux cours étaient déchargés de tout souci matériel, facteur capital pour
des gens appartenant aux couches populaires les plus défavorisées des grandes villes.
Non seulement l'enseignement et les livres étaient gratuits, mais au cours de la
première année trente et un participants purent acheter pour 2 000 marks de livres, et
ceci à des prix réduits. « Les participants ainsi que leurs familles sont à la charge du
parti pendant toute la durée du cours. » Point important : le nombre des participants
est « limité à trente pour chaque cours semestriel », et ce nombre ne peut « être
dépassé, dans certaines circonstances exceptionnelles, que de peu (trente et un ou
trentedeux) ». Le danger d'une surcharge des effectifs est ainsi éliminé par avance.
2
Souvent même les places disponibles ne sont pas toutes occupées et on reste en deçà
du seuillimite de trente élèves, parce que « le syndicat des métallurgistes notamment
» néglige d'envoyer des candidats aux « dix places vacantes » qui sont accordées
depuis 1908 aux centrales syndicales. Ceci s'explique lorsqu'on sait que la part du
3
lion d'un enseignement global de 777 heures, à savoir l'économie politique (250
heures) revient à un professeur qui, une fois, cita en exemple aux syndicats allemands
des imprimeurs le syndicat moscovite de la même branche, qui, d'après elle, réussirait
à ébranler « la foi en la sacrosainte méthode de l'avance discrète à petits pas ». 4
L'accent mis sur cette discipline apparemment abstraite de l'économie montre à quel
point le S.P.D. était en avance sur tous ses contemporains. Loin derrière Rosa vient
Schulz, qui avait droit à 105 heures d'enseignement « d'expression orale et écrite et de
technique journalistique ». Puis vient Mehring avec 90 heures d'histoire ancienne et
moderne ; ensuite l' « histoire du développement économique » (80 heures), ensei
gnée par Cunow qui remplace Pannekoek. Les disciplines juridiques sont également
bien représentées. Stadthagen dispose de 86 heures pour enseigner « le droit ouvrier,
la législation sociale, le statut des domestiques et la constitution ». Le Dr Hugo
Heinemann a droit à46 heures pour le « droit pénal, la procédure pénale et l'exécution
pénale », le Dr Kurt Rosenfeld dispose du même nombre d'heures pour le « droit civil
». Simon Katzenstein a droit, lui aussi, à 46 heures pour une série de conférences sur
la politique communale. En revanche, Stadthagen, qui est entré à l'école en même
temps que Rosa, ne dispose pour le semestre qui va du 1" octobre 1907 au 31 mars
1908 que de 28 heures pour ses conférences sur la physique. Dans les semestres
ultérieurs, le programme sera différent quant au contenu et aux horaires, si bien qu'à
1 Compte rendu du congrès de Nüremberg, p. 230.
2 « Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei
Deutschlands, abgehalten zu Essen. » Berlin, 1907, p. 90,
3 R.L. à Wilhelm Dittmann (23 mai 1911) (SPDArchiv Bonn).
4 « Die zwei Methoden der Gewerkschaftspolitik », in « Die Neue Zeit » XXV (19061907) I,
p. 137.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 218
la fin Rosa, par exemple, donnera 240 heures d'histoire économique et d'économie
politique.
Il est important de noter que cette institution, qui n'est pas sans ressembler à un
collège américain moderne, est dirigée collectivement par l'ensemble des profes
seurs ; à la direction participent également, à titre consultatif, un représentant des
étudiants et un représentant du Comité directeur du Parti ; cette assemblée se réunit en
moyenne une fois par mois. On consulte le Comité directeur du Parti dans son ensem
ble quand il s'agit de discuter des résultats du semestre passé ou de la préparation du
semestre à venir ; on le consulte également pour les décisions importantes, notam
ment d'ordre financier. Par ailleurs, on organise des réunions avec les étudiants.
Ceuxci ne réclament parfois que « de petites améliorations concernant l'organisation
interne ou externe des études ». Cependant, on peut lire dans l'un des rapports
1
annuels de l'assemblée des étudiants, ceci : « Certains souhaitent que les heures
consacrées aux disciplines théoriques : économie politique, histoire, sociologie, ainsi
que les cours surtout pratiques consacrés à la technique du discours, au style et au
journalisme, soient augmentés, mais qu'en revanche, on réduise l'horaire des
disciplines juridiques et de la politique communale.
« Dans le projet de programme du troisième cycle, ces vœux ont été partiellement
pris en considération. » Une autre fois, on peut lire : « Pour tenir compte de plusieurs
réclamations des élèves qui se plaignent d'un emploi du temps surchargé, au cours du
nouveau semestre il y aura, en plus des deux aprèsmidi libres, encore Un autre après
midi qui sera libéré de tout enseignement. » En d'autres ternies, les réformes sont
2
introduites à la demande des élèves. En outre, pour le travail qu'ils ont à faire l’après
midi ou pour les exercices de séminaire, ils peuvent demander l'aide de leurs
professeurs, dont les cours sont groupés le matin pour cette raison.
Ceci ne nous dit encore rien de la valeur effective de cette expérience social
démocrate ni du mérite qui revient à Rosa. Personne ne s'étonnera que les rapports
officiels du Parti respirent l'autosatisfaction. Ce qui surprendra peutêtre davantage,
c'est l’ordre dans lequel on présente les témoignages de satisfaction : « les élèves, le
collège des professeurs et la direction du Parti ont été, cette année encore (liton en
1911), entièrement satisfaits des résultats du cours ». 3
Le pédagogue ne s'étonnera pas non plus d’entendre parler de discussions de fin
de semestre décevantes et de souvenirs dithyrambiques, souvenirs qui font d'autant
plus illusion que celui qui les relate est trop proche ou au contraire trop éloigné de ce
dont il témoigne.
Avant la guerre mondiale n'oblige à fermer « l'école de guerre socialiste » (com
me on a appelé une fois l'école du Parti), on pria Rosa de donner une série de
conférences privées sur Marx, pour des amis non prolétaires. Elle qui lit en commun
avec ses élèves « des usines, des ateliers et des bureaux », comme l'écrit Rosi
Wolfstein, le premier livre du Capital, et commente avec eux les deux autres livres,
aimerait bien échapper à cela. Car, écritelle à Luise, « je n'attends que très peu de
chose de ces séances et suis terriblement fatiguée. Mais Kurtchen Roselfeld est
accouru aujourd’hui encore hors d'haleine à l'école et m'a encore une fois, moi faible
femme, écrasée de ses arguments. Ces séances doivent commencer au plus tôt, car
Madame le Dr (Marta) Rosenbaum et le Dr Roeder et sa femme semblent tout à coup
être tombés amoureux du Capital. Ta présence me sera un réconfort ». A propos d'un
détail technique, Rosa fournit alors la preuve qu'elle comprend, avec toute sa
sensibilité, assez l'osmose d'une conférence, pour ne pas imposer à Luise une seconde
audition. « Du reste, je commencerai par lire à ces messieurs et dames le fameux
premier cahier de mon Introduction à l'économie politique que j'ai lu un jour, à certain
couple ami, au bord du lac des 4 Cantons. Peutêtre n'astu pas envie de subir cette
lecture une seconde fois. Il vaudrait mieux en ce cas que tu t'abstiennes de venir à la
première leçon. » 1
C'est un fait historique important que ce collège socialiste pratique déjà, même
dans les cours réguliers, la coéducation, et que l'on trouve, à côté des fonctionnaires
du Parti et des syndicats, des maçons, des ouvriers du verre et du bois, des mineurs et
des transporteurs, des couvreurs et des coiffeurs, également des collègues, et que le
professeur soit une femme.
Quelle était donc la leçon dont Karl et Luise avaient déjà eu la primeur en
Suisse ? Étaitce le premier chapitre (comprenant six pages et demie imprimées)
intitulé Qu'estce que l'économie politique ? et qui devait introduire l'ouvrage
abandonné ensuite, publié plus tard à Moscou en langue russe par Thalheimer (lui
même tombé par la suite en disgrâce) et à Berlin par Levi sous le titre d'Introduction à
l'économie politique ? Le chapitre contenait une polémique très vive contre les
savants allemands renommés et les définitions qu'ils donnaient de l'économie
politique. Cet ouvrage, manifestement incomplet, sans unité de style, devait être une
sorte de manuel d'histoire de civilisation de niveau universitaire, certainement pas de
conception révolutionnaire, avec des références à la sociologie (l'anthropologie) et
l'histoire économique, fondé sur les conceptions et les catégories créées par Marx et
1 Rosi Wolfstein : « Rosa Luxemburg ais Lehrerin », in : « Die Junge Garde » 10, p. 75. Rosi
Wolfstein est la future femme de P. Froelich.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 220
Engels mais augmenté de matériel nouveau. L'accent était mis sur la naissance et la
disparition de la communauté rurale à l'époque féodale et ses corollaires
internationaux. Rosa dispensait à ses élèves tous les jours deux heures d'enseignement
« coupées par quart d'heure de récréation ». Si elle prenait une page imprimée par
1
heure et résumait à la fin de l'heure par écrit, comme il semble que ce fût l'habitude,
ce qui avait été dit, le sujet put en effet être traité au cours d'un semestre.
A côté des coups d'épingle donnés aux « lumières de la science », semblables à
ceux que Rosa distribuait généreusement dans ses articles de journaux, il y avait des
illustrations frappantes de son point de vue tirées de l'histoire des différents pays, qui
devaient être familières aux auditeurs.
militants allemands, qui suivirent les cours de Rosa pendant les sept semestres où elle
enseigna, à prendre des notes, à chercher des références et à réfléchir, alors tout le
travail de formation était vain.
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1 R. L. à Wilhelm. Dittman (23 mai 1911) (SPD Archiv, Bonn); voir R. L. à Mathilde Seidel, 3
février 1908 (Nachl. Seidel 47 a, Zentralbibl. Zürich).
2 « Einführung in die Nationaloekonomie », Berlin 1925, p. 256.