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Rosa 

Luxemburg (1925)

Introduction
à l’économie 
politique

Un document produit en version numérique par Jean­Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul­Émile­Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 2
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean­Marie Tremblay, 
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Rosa Luxemburg (1925)

Introduction à l’économie politique

Une   édition   électronique   réalisée   à   partir   du   livre   de   Rosa 


Luxemburg,   Introduction   à   l’économie   politique.   Traduction 
française : 1951.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft 
Word 2001 pour Macintosh.

Le 1er mars  2002

Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 4

Table des matières

Chapitre I. Qu'est­ce que l'économie politique
Chapitre II. La société communiste primitive
Chapitre III. La dissolution de la société communiste primitive
Chapitre IV. La production marchande
Chapitre V. Le travail salarié
Chapitre VI. Les tendances de l'économie capitaliste

Annexes

I. Rosa Luxemburg, enseignante
II. L'école du Parti
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 5

ROSA LUXEMBURG

introduction à l'économie politique 

La présente traduction a été effectuée par J. B. d'après le texte allemand publié sous le 
titre

ROSA LUXEMBURG:
Einführung in die Nationalökonomie

dans :

AUSGEW ÄHLTE REDEN UND SCHRIFTEN

chez
Dietz Verlag, Berlin ­ 1951 (Vol. I, pp. 411­741)

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Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 6

Chapitre premier

QU'EST­CE QUE 
L'ÉCONOMIE 
POLITIQUE?

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L'économie politique est une science remarquable. Les difficultés et les désac­
cords y commencent dès le premier pas, dès qu'on se pose cette question très élémen­
taire : Quel est au juste l'objet de cette science ? Le simple ouvrier, qui n'a qu'une idée 
tout à fait vague de ce que l'économie politique enseigne, attribuera son incertitude à 
l'insuffisance de sa propre culture générale. En l'occurrence, cependant, il partage en 
un  sens   son  infortune  avec  beaucoup   de  savants  et   d'intellectuels  qui   écrivent   de 
volumineux ouvrages et donnent dans les universités des cours à la jeunesse étudiante 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 7

sur l'économie politique. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est pourtant un 
fait   que   la   plupart   des   spécialistes   d’économie   politique   n'ont   qu'une   notion   très 
confuse du véritable objet de leur savoir.

Comme il est d'usage chez Messieurs les spécialistes de travailler sur des défini­
tions,  c'est­à­dire  d'épuiser  l'essence  des  choses  les  plus  compliquées  en   quelques 
phrases bien ordonnées, informons­nous donc, à titre d'essai, auprès d'un représentant 
officiel  de l'économie politique, et demandons­lui ce qu'est au fond cette  science. 
Qu'en   dit   le   doyen   des   professeurs   allemands,   auteur   d'innombrables   et   énormes 
manuels   d'économie   politique,   fondateur   de   l'école   dite   «   historique   »,  Wilhelm  
Roscher ? Dans son premier grand ouvrage, Les fondements de l'économie politique,  
manuel et recueil de lectures pour hommes d'affaires et étudiants, paru en 1854 et 23 
fois réédité depuis lors, nous lisons au chapitre 2. § 16 :

« Nous entendons par économie politique la doctrine du développement des lois 
de l'économie nationale  , de la vie économique nationale (philosophie de l'histoire de 
1

l'économie nationale d'après von Mangoldt). Comme toutes les sciences portant sur la 
vie d'une nation, elle se rattache d'une part à l'étude de l'individu, et s'étend d'autre 
part à l'étude de toute l'humanité. »

Les « hommes d'affaires et étudiants » comprennent­ils maintenant ce qu'est l'éco­
nomie politique ? C'est précisément... l'économie politique. Qu'est­ce que des lunettes 
d'écaille ? Ce sont des lunettes à monture d'écaille. Qu'est­ce qu'un âne de charge ? 
Un âne sur lequel on charge des fardeaux. Procédé des plus simples, en vérité, pour 
expliquer à des enfants l'usage de telles locutions.* Le seul ennui est que si l'on ne 
comprend pas le sens des mots en question, on n'est pas plus avancé quand ils sont 
disposés autrement.

Adressons­nous à un autre savant allemand, qui enseigne actuellement l'économie 
politique à l'université de Berlin, le professeur Schmoller, lumière de la science offi­
cielle. Dans le Dictionnaire des sciences politiques, grand ouvrage collectif de profes­
seurs allemands, publié par les professeurs  Conrad et  Lexis,  Schmoller donne, dans 
un article sur l'économie politique, la réponse suivante à la question : qu'est­ce que 
cette science ? « Je dirais que c'est la science qui veut décrire, définir, expliquer par 
leurs causes et comprendre comme un tout cohérent les phénomènes économiques, à 
condition évidemment que l'économie politique ait été auparavant correctement défi­
nie. Au centre de cette science se trouvent les phénomènes typiques qui se répètent 
chez les peuples civilisés contemporains, phénomènes de division et d'organisation du 

1   Économie nationale.
* Le   terme   allemand   correspondant   à   «économie   politique»,   traduit   littéralement,   signifie 
«économie nationale», «économie d'un peuple, d'une nation» (N. d. T.).
D'où l'ironie de Rosa Luxemburg : «l'économie nationale» est « l'économie d'une nation » ; la 
belle explication !
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travail, de circulation, de répartition des revenus, d'institutions économiques sociales, 
qui, s'appuyant sur certaines formes du droit privé et publie, dominés par des forces 
psychiques   identiques   ou   semblables,   engendrent   des   dispositions   ou   des   forces 
semblables ou identiques et représentent dans leur description d'ensemble une sorte 
de tableau statique du monde civilisé économique d'aujourd'hui, une sorte de constitu­
tion moyenne de ce monde. A partir de là, cette science a ensuite cherché à constater 
ici et là les variations des différentes économies nationales entre elles, les diverses 
formes d'organisation, elle s'est demandée par quel enchaînement et quelle succession 
ces diverses formes apparaissent, parvenant ainsi a se représenter le développement 
causal de ces formes l'une à partir de l'autre, et la succession historique des situations 
économiques  ;  elle  a ainsi  articulé  l'aspect  dynamique  sur l'aspect  statique.   Et  de 
même   que   dès   ses   débuts   elle   a   pu,   grâce   à   des   jugements   de   valeur   éthico­
historiques, établir des idéaux, elle a toujours conservé jusqu'à un certain degré cette 
fonction   pratique.   Elle   a   toujours,   à   côté   de   la   théorie,   établi   des   enseignements 
pratiques pour la vie. »

Ouf ! Reprenons notre souffle. De quoi s'agit­il donc ? Institutions économiques 
sociales ­ droit privé et publie ­ forces psychiques ­ semblable et identique ­ identique 
et semblable ­ statistique ­ statique ­ dynamique ­ constitution moyenne ­ développe­
ment causal ­ jugements de valeur éthico­historiques... Le commun des mortels aura 
sans doute l'impression après tout cela qu'une roue de moulin tourne dans sa tête. 
Dans sa soif obstinée de savoir et sa confiance aveugle en la sagesse professorale, il 
se donnera la peine de relire deux, trois fois ce galimatias pour y trouver un sens. 
Nous craignons que ce soit peine perdue. Car ce qu'on nous offre là, ce ne sont que 
phrases creuses et assemblage clinquant et ampoulé de mots. Il y a pour cela un signe 
qui ne trompe pas : quiconque pense clairement et maîtrise lui­même à fond ce dont il 
parle, s'exprime clairement et de manière compréhensible. Quiconque s'exprime de 
façon obscure et prétentieuse, alors qu'il ne s'agit ni de pures idées philosophiques ni 
des élucubrations de la mystique religieuse, montre seulement qu'il ne voit pas clair 
lui­même ou qu'il a de bonnes raisons d'éviter la clarté. Nous verrons plus tard que ce 
n'est pas un hasard si les savants bourgeois se servent d'une langue obscure et confuse 
pour parler de l'essence de l'économie politique, que cela traduit au contraire aussi 
bien leur propre confusion que le refus tendancieux et acharné de clarifier réellement 
la question.

Que la conception de l'économie politique ne puisse être énoncée avec clarté peut 
se   comprendre   si   l'on   considère   que   les   opinions   les   plus   contradictoires   ont   été 
émises sur l'ancienneté de son origine. Un historien connu, ancien professeur d'éco­
nomie politique à l'université de Paris, Adolphe Blanqui ­ frère du célèbre dirigeant 
socialiste et combattant de la Commune, Auguste Blanqui ­ commence, par exemple, 
le premier chapitre de son Histoire de l'évolution économique parue en 1837, par le 
titre suivant : « L'économie politique est plus ancienne que l'on ne croit. Les grecs et 
les romains avaient déjà la leur. » D'autres historiens de l'économie politique, comme 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 9

par exemple l'ancien professeur à l'université de Berlin,  Eugen Dühring,  s'attachent 


au contraire à souligner que l'économie politique est beaucoup plus récente qu'on ne 
croit d'ordinaire, que cette science n'est apparue en réalité que dans la seconde moitié 
du XVIIIe siècle. Et, pour citer aussi des socialistes,  Lassalle,  fait en 1864, dans la 
préface à son écrit polémique classique contre Schultze­Delitzsch, Capital et travail,  
la remarque suivante : « L'économie politique est une science qui commence seule­
ment et qui est encore à faire. »

Par contre, Karl Marx a donné à son principal ouvrage économique, Le Capital, 
dont   le   premier   livre   parut   trois   ans   plus   tard,   comblant   pour   ainsi   dire   l'espoir 
exprimé par  Lassalle,  le sous­titre  Critique de l'économie politique.  De cette façon, 
Marx  place  son propre ouvrage  en dehors  de l'économie  politique,  la  considérant 
comme   quelque   chose   d'achevé   et   de   terminé,   sur   quoi   il   exerce   à   son   tour   une 
critique. Une science qui pour certains est presque aussi ancienne que l'histoire écrite 
de l'humanité, que d'autres disent ne pas dater de plus d'un siècle et demi, d'autres, 
qu'elle n'en est encore qu'aux premiers balbutiements, d'autres encore qu'elle est déjà 
dépassée et qu'il est temps de l'enterrer par la critique ­ il est clair qu'une telle science 
soulève un problème assez spécial et complexe.

Mais nous serions tout aussi mal inspirés en demandant à l'un des représentants 
officiels   de   cette   science   de   nous   expliquer   pourquoi   l'économie   politique   n'est 
apparue, comme c'est maintenant l'opinion courante, que si tard, il y a à peine 150 
ans. Le professeur Dühring nous expliquera par exemple, à grand renfort de discours, 
que les anciens grecs et les romains n'avaient pas encore de notions scientifiques des 
réalités de l'économie politique, mais seulement des idées « irresponsables », « super­
ficielles », « tout ce qu'il y a de plus ordinaires », tirées de l'expérience quotidienne ; 
que le Moyen Age n'avait aucune notion scientifique. Cette savante explication ne 
nous fait pas avancer d'un pas et ses généralités sur le Moyen Age ne peuvent que 
nous induire en erreur.

Une autre explication originale nous est fournie par le professeur Schmoller. Dans 
l'article tiré du Dictionnaire des sciences politiques que nous avons cité plus haut, il 
nous « régale » des considérations suivantes :

« Pendant des siècles, on a observé et décrit des faits particuliers de l'économie 
privée et sociale, on a reconnu des vérités économiques particulières, on a débattu de 
questions économiques sur les systèmes de morale et de droit. Ces schémas partiels 
n'ont pu créer une science, mais  à partir du moment où les questions  d'économie 
politique  acquirent,  du XVIIe au XIXe siècle, une importance  jamais  soupçonnée 
auparavant   pour   la   conduite   et   l'administration   des   États,   lorsque   de   nombreux 
auteurs s'y intéressèrent, lorsqu'il devint nécessaire d'en instruire la jeunesse étudiante 
et   qu'en   même   temps   l'essor   général   de   la   pensée   scientifique   conduisit   à   relier 
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l'ensemble des principes et des vérités relevant de l'économie politique en un système 
autonome dominé par certaines idées fondamentales comme la monnaie et l'échange, 
la politique économique de l'État, le travail et la division du travail ­ et c'est ce que 
tentèrent les principaux auteurs du XVIIIe siècle ­ à partir de ce moment l'économie 
politique exista en tant que science autonome. »

Si l'on résume le sens assez mince de ce long passage, on en tire cette leçon : des 
observations économiques restées longtemps éparses se sont réunies en une science à 
part quand la « direction et l'administration des États », c'est­à­dire le gouvernement, 
en ressentit le besoin et quand il devint nécessaire à cette fin d'enseigner l'économie 
politique  dans les  universités.  Comme  cette  explication  est admirable  et classique 
pour un professeur allemand ! En vertu d'un « besoin » de ce cher gouvernement, une 
chaire est créée ­ qu'un professeur s'empresse d'occuper. Ensuite, il faut naturellement 
créer la science correspondante ; sinon qu'enseignerait en effet le professeur ? On 
songe à ce maître de cérémonies qui affirmait que les monarchies devraient toujours 
exister, car à quoi servirait un maître de cérémonies, s'il n'y avait pas de monarchie ? 
Il semblerait donc que l'économie politique est apparue en tant que science du fait des 
besoins   des   États   modernes.   Un   bon   de   commande   des   autorités   aurait   donné 
naissance à l'économie politique ! Que les besoins financiers des princes, qu'un ordre 
des gouvernements suffise à faire jaillir de terre une science entièrement nouvelle, 
voilà bien la manière de penser de ce professeur, domestique intellectuel des gouver­
nements du Reich qui se charge, à volonté, en leur nom, de faire de l'agitation  « 
scientifique » pour tel projet de budget de la marine, tel projet douanier ou fiscal, 
vautour des champs de bataille qui prêche en temps de guerre l'excitation chauvine 
contre   les   peuples   et   le   cannibalisme   moral.   Une   telle   conception   est   toutefois 
difficile à digérer pour le reste de l'humanité, pour tous ceux qui ne sont pas payés par 
le Trésor. Mais cette théorie nous donne une nouvelle énigme à résoudre. Que s'est­il 
passé pour que, vers le XVIIe siècle, comme l'affirme le professeur  Schmoller,  les 
gouvernements   des   États   modernes   aient   soudain   senti   le   besoin   d'écorcher   leurs 
chers   sujets   selon des   principes  scientifiques,  alors   que  tout  avait  si  bien   marché 
pendant des siècles à la mode patriarcale et sans ces principes ? Ne faudrait­il pas ici 
aussi remettre les choses en place, et ces besoins nouveaux des « Trésors princiers » 
ne seraient­ils pas eux­mêmes une modeste conséquence du grand bouleverse. ment 
historique dont la nouvelle science de l'économie politique est sortie vers le milieu du 
XIXe siècle ?

Quoi qu'il en soit, la corporation des savants ne nous ayant pas appris ce dont 
traite réellement l'économie politique, nous ne savons pas non plus quand et pourquoi 
elle est apparue.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 11

II
Retour à la table des matières

Une chose est certaine, en tout cas : dans toutes les définitions des intellectuels à 
la   solde   des   capitalistes   que   nous   avons   citées   plus   haut,   il   est   question   de   « 
Volkswirtschaft ». Le terme « Nationalökonomie » n'est en effet qu'une expression 
étrangère pour : doctrine de l'économie politique.  La notion d'économie politique est 
1

au centre  des explications  de tous  les représentants  officiels  de cette  science.   Or, 


qu'est­ce que l'économie politique ? Le professeur Bûcher, dont l'ouvrage sur L'origi­
ne   de   l'économie   politique  jouit   d'une   grande   renommée   tant   en   Allemagne   qu'à 
l'étranger, donne à ce sujet l'information suivante :

  « L'ensemble  des  manifestations, institutions  et phénomènes  que provoque la 


satisfaction de tout un peuple constitue l'économie politique. » L'économie politique 
se décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées 
entre elles par la circulation des biens et entretiennent de multiples liens d'interdépen­
dance   du   fait   que   chacune   remplit   certaines   tâches   pour   toutes   les   autres   et   fait 
remplir de telles tâches par d'autres, pour elle­même. »

Essayons de traduire aussi cette savante « définition » en langage courant. Quand 
nous entendons d'abord parler de l'ensemble des institutions et phénomènes qui sont 
destinés à satisfaire les besoins de tout un peuple, il nous faut penser à toutes sortes 
de choses possibles : aux usines et ateliers, à l'agriculture et à l'élevage, aux chemins 
de fer et aux magasins, mais aussi aux sermons religieux et aux commissariats de 
police, aux spectacles de ballet, aux bureaux d'état civil et aux observatoires astrono­
miques, aux élections parlementaires, aux souverains et aux associations de combat­
tants, aux clubs d'échecs, aux expositions canines et aux duels ­ car tout cela et encore 
une infinité d'autres « institutions et phénomènes » servent aujourd'hui à « satisfaire 
les besoins de tout un peuple ». L'économie politique serait alors tout ce qui se passe 
entre ciel et terre et la science de l'économie politique serait la science universelle 
« de toutes choses et de quelques­unes encore », comme dit un proverbe latin.

Il faut manifestement apporter une limitation à la définition trop large du profes­
seur   de   Leipzig.   Il   ne   voulait   probablement   parler   que   d' «   institutions   et   phéno­
mènes » servant à la satisfaction des besoins matériels  d'un peuple, ou, plus exacte­
ment, à la « satisfaction des besoins par des choses matérielles ». Même ainsi, « l'en­

1   Voir la note précédente sur l’économie nationale.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 12

semble » serait encore beaucoup trop largement  compris et se perdrait facilement 
dans les nuages. Essayons pourtant de nous y retrouver autant que faire se peut.

Tous les hommes ont besoin pour vivre de nourriture et de boisson, d'un loge­
ment, de vêtements et de toutes sortes d'ustensiles à usage domestique. Ces choses 
peuvent être simples ou raffinées, chichement ou largement mesurées, elles sont de 
toute façon indispensables à l'existence dans toute société humaine et doivent donc 
être continuellement fabriquées ­ puisque nulle part les alouettes ne nous tombent 
toutes rôties dans la bouche. Dans les États civilisés, s'y ajoutent encore toutes sortes 
d'objets qui rendent la vie plus agréable et qui aident à satisfaire des besoins moraux 
et   sociaux   ­   et   même   des   armes   pour   se   protéger   des   ennemis.   Chez   ceux   qu'on 
appelle les sauvages, ce sont des masques de danse, l'arc et les flèches, les statues 
d'idoles ; chez nous, ce sont les objets de luxe, les églises, les mitrailleuses et les 
sous­marins. Pour produire tous ces objets, il faut des matières premières et des outils. 
Ces matières premières, telles que les pierres, le bois, les métaux, les plantes, etc., 
exigent du travail humain, et les outils dont on se sert pour les obtenir sont également 
des produits du travail humain.

Si nous nous satisfaisions provisoirement de ce tableau grossièrement tracé, nous 
pourrions nous représenter l'économie politique à peu près ainsi : tout peuple crée, 
constamment, par son propre travail, une quantité de choses nécessaires à la vie ­ 
nourriture, vêtements, habitations, ustensiles  ménagers, parures, armes, etc. ­ ainsi 
que des matières et des outils indispensables à la production des premiers. La manière 
dont un peuple exécute tous ces travaux, dont il répartit les biens produits parmi ses 
différents  membres,  dont il  les  consomme  et  les  produit  à nouveau dans   l'éternel 
mouvement circulaire de la vie, tout cela ensemble constitue l'économie du peuple en 
question, c'est­à­dire une « économie politique ». Tel serait à peu près le sens de la 
première   phrase   dans   la   définition   du   professeur  Bûcher.  Mais   continuons   notre 
explication.

« L'économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies 
particulières qui sont liées entre elles par la circulation et qui entretiennent de multi­
ples liens d'interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes 
les autres et fait remplir d'autres tâches pour elle­même. »

Nous   voici   devant  un  nouveau   problème  :  que   sont   ces   «  économies   particu­
lières », à partir desquelles l' « économie politique » que nous venons à grand­peine 
de situer, se décompose ? A première vue, il semble bien qu'il faille entendre par là 
les ménages et les économies domestiques. De fait, tout peuple, dans les pays dits 
civilisés, se situe par rapport à un certain nombre de familles et toute famille a en 
règle générale, nue vie « économique ». En quoi consiste cette économie ? La famille 
a certaines rentrées d'argent, de par l'activité de ses membres adultes, ou par d'autres 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 13

sources, et avec ces  rentrées elle  fait face à ses besoins en nourriture, vêtements, 


logement, etc.

Et quand nous pensons à une économie familiale, nous voyons la mère de famille, 
la cuisine, l'armoire à linge et la chambre d'enfants. L' « économie  politique » se 
décomposerait­elle en de telles  « économies  particulières » ? Nous nous trouvons 
dans un certain  embarras. Dans l'économie  politique.  telle  que nous venons  de la 
situer, il s'agissait avant tout de la production de tous les biens nécessaires à la vie et 
au travail,  la nourriture,  les vêtements, le logement,  les  meubles, les  outils   et  les 
matières premières. Dans les économies familiales, en revanche, il ne s'agit que de la 
consommation   des   objets   que   la   famille   se   procure   tout   faits   par   l'argent   qu'elle 
possède. Nous savons aujourd'hui que la plupart des familles, dans les États moder­
nes, achètent presque tous les vivres, vêtements, meubles, etc., dans les magasins ou 
au marché. Dans une économie domestique, on ne prépare les repas qu'à partir de 
vivres achetés, et on ne confectionne tout au plus les vêtements qu'à partir d'étoffes 
achetées. Ce n'est que dans des régions rurales tout à fait arriérées que l'on trouve 
encore des familles paysannes qui, par leur propre travail, se procurent directement la 
plupart de ce dont elles ont besoin pour vivre. Évidemment, il y a aussi, dans les États 
modernes, de nombreuses familles qui produisent à domicile divers produits indus­
triels, ainsi les tisserands, les ouvriers de la confection ; il y a aussi, nous le savons, 
des villages entiers où l'on fabrique des jouets ou des objets analogues. Mais dans ce 
cas, justement, le produit du travail domestique appartient exclusivement à l'entre­
preneur   qui   le   commande   et   le   paie,   pas   la   moindre   parcelle   n'est   consommée   à 
l'intérieur de l'économie familiale où se fait ce travail. Pour leur économie domes­
tique, les travailleurs à domicile achètent avec leur maigre salaire des objets tout­faits, 
exactement   comme   les   autres   familles.   Ce   que   dit  Bûcher,  selon   qui   l'économie 
politique se décomposerait en économies particulières, signifie finalement, en d'autres 
termes, que la production des moyens d'existence de tout un peuple se « décompose » 
en   consommation   de   ces   moyens   par   les   familles   particulières   ­   ce   qui   est   une 
absurdité.

Un autre doute nous vient encore. Les « économies particulières » seraient aussi, 
d'après le professeur  Bûcher,  « reliées entre elles par la circulation» et entièrement 
dépendantes les unes des autres, puisque « chacun remplit certaines tâches pour toutes 
les autres ». De quelle circulation et de quelle dépendance peut­il bien vouloir parler ? 
S'agit­il   des   échanges   entre   familles   amies   et   voisines   ?   Mais   cette   circulation, 
qu'aurait­elle à voir avec l'économie politique et avec l'économie en général ? Toute 
bonne maîtresse de maison vous dira que moins il y a de circulation de maison à 
maison,   mieux   cela   vaut   pour   l'économie   et   la   paix   domestiques.   Et   en   ce   qui 
concerne la « dépendance », on ne voit pas du tout quelles « tâches » l'économie 
domestique du rentier Meyer remplirait pour l'économie domestique du professeur 
Schulze et « pour toutes les autres ». Manifestement, nous nous sommes égarés et 
devons reprendre la question par un autre bout.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 14

L' « économie politique » du professeur Bûcher ne se décompose donc pas en 
économies familiales particulières. Se décomposerait­elle, en usines, ateliers, exploi­
tations agricoles, etc. ? Un indice semble nous confirmer que noué; sommes cette fois 
sur   la   bonne   voie.   On   produit   effectivement   dans   ces   entreprises   ce   qui   sert   à 
l'entretien de tout le peuple et il y a effectivement circulation et interdépendance entre 
elles. Une fabrique de boutons de culotte par exemple dépend entièrement des ateliers 
de tailleurs où elle trouve preneur pour sa marchandise, tandis que les tailleurs à leur 
tour ne peuvent confectionner des culottes sans boutons de culotte. Les ateliers de 
tailleurs ont d'autre part besoin de matières premières et dépendent ainsi des fabriques 
de tissus de laine et de coton, qui dépendent à leur tour de l'élevage de mou. tons et 
du commerce de la laine, et ainsi de suite. Nous constatons effectivement ici, dans la 
production, une interdépendance avec de nombreuses ramifications. Il est certes un 
peu pompeux de parler de «tâches» que chacune de ces entreprises « remplit pour 
toutes les autres », à propos de la vente de boutons de culotte à des tailleurs, de laine 
de mouton à des filatures et autres opérations des plus ordinaires. Mais ce sont là les 
inévitables fleurs de rhétorique du jargon professoral qui aime à enrober de poésie et 
de «jugements de valeur moraux», comme le, dit si bien le professeur Schmoller, les 
petites affaires lucratives du inonde des entrepreneurs. Il nous vient cependant ici des 
doutes   encore   plus   graves.   Les   diverses   usines,   exploitations   agricoles,   mines   de 
charbon, aciéries seraient autant d' « économies particulières » en quoi se « décom­
pose » l'économie politique. Mais la notion d' « économie » implique, manifestement, 
tout au moins c'est ainsi que nous nous sommes représenté l'économie politique, tant 
la   production   que   la   consommation   de   moyens   de   subsistance   dans   un   certain 
périmètre. Or dans les usines, ateliers, mines, on ne fait que produire, et pour d'attires. 
On ne consomme là que les matières premières dont sont faits les outils et les outils, 
avec lesquels on travaille. Quant au produit fini, il n'est pas du tout consommé dans 
l'entreprise. Pas un bouton de culotte n'est consommé par le fabricant et sa famille, et 
encore  moins  par les ouvriers  de l'usine ; pas un tube d'acier  n'est consommé  en 
famille par le propriétaire des aciéries. En outre, si nous voulons déterminer de plus 
près ce qu'est l' « économie », il nous faut la concevoir tomme  un tout fermé en 
quelque   sorte,   produisant   et   consommant   les   moyens   de   subsistance   les   plus 
importants pont l'existence humaine. Mais les entreprises industrielles ou agricoles 
actuelles ne fournissent chacune qu'un, ou au plus quelques produits qui ne suffiraient 
pas de loin à l'entretien humain, qui souvent même ne sont pas consommables mais 
constituent seulement une partie, ou la matière première on l'outil d'un moyen de 
subsistance.   Les   entre.   prises   actuelles   de   production   ne   sont   en   effet   que   des 
fractions d'une, économie, qui n'ont en elles­mêmes, du point de vue économique, ni 
sens ni but et ont ceci de caractéristique justement, même au regard le moins averti, 
qu'elles ne constituent chacune qu'une parcelle informe d'une économie, et non une « 
économie ». Si l'on dit par conséquent que l'économie politique, c'est­à­dire l'ensem­
ble   des   institutions   et   phénomènes   qui   servent   à   la   satisfaction   des   besoins   d'un 
peuple, se décompose en économies particulières, en usines, ateliers, mines, etc., on 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 15

pourrait aussi bien dire que l'ensemble des « institutions » biologiques qui servent à 
l'accomplissement de toutes les fonctions de l'organisme humain, c’est l'homme lui­
même et que cet homme se décompose à son tour en beaucoup d'organismes particu­
liers, à savoir le nez, les oreilles, les jambes, les bras, etc. Et une usine actuelle est de 
fait   à   peu   près   autant   une   «économie   particulière»   que   le   nez   est   un   organisme 
particulier.

Nous arrivons donc par cette voie aussi à une absurdité, preuve que les ingénieu­
ses définitions des savants bourgeois, bâties uniquement sur des signes extérieurs et 
des subtilités verbales, visent à éviter en ce cas le fond du problème. Essayons de 
soumettre nous­mêmes la notion d'économie politique à un examen plus précis.

III
Retour à la table des matières

On nous parle des besoins d'un peuple, de la satisfaction de ces besoins dans une 
économie formant un tout et, en ce cas, de l'économie d'un peuple. La théorie de 
l'économie politique doit être la science qui nous explique l'essence de l'économie 
d'un peuple, c'est­à­dire les lois selon lesquelles un peuple, par son travail, crée sa 
richesse, l'augmente, la répartit entre les individus, la consomme et la crée à nouveau. 
L'objet de l'étude doit donc être la vie économique de tout un peuple, par opposition à 
l'économie privée ou particulière, quelle que soit la signification de cette dernière. 
Confirmant apparemment cette façon de voir, l'ouvrage classique, paru en 1776, de 
l'Anglais Adam Smith, que l'on appelle le père de l'économie politique, porte le titre 
de La richesse des nations.

Mais existe­t­il en réalité quelque chose qui soit l'économie d'un peuple ? C'est ce 
que nous devons nous demander. Les peuples ont­ils donc chacun leur propre vie 
économique particulière et close sur elle­même ? L'expression d' « économie natio­
nale » est employée avec une particulière prédilection en Allemagne ; tournons donc 
nos regards vers l'Allemagne.

Les   mains   des   ouvrières   et   ouvriers   allemands   produisent   chaque   année   dans 
l'agriculture et l'industrie une énorme quantité de biens de consommation de toutes 
sortes. Tous ces biens sont­ils produits pour la propre consommation de la population 
du Reich allemand ? Nous savons qu'une partie très importante et chaque année plus 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 16

grande des produits allemands est exportée pour d'autres peuples, vers d'autres pays et 
d'autres   continents.   Les   produits   sidérurgiques   allemands   vont   vers   divers   pays 
voisins d'Europe et aussi vers l'Amérique du Sud et l'Australie : le cuir et les objets en 
cuir vont vers tous les États européens ; les objets en verre, le sucre, les gants vont 
vers l'Angleterre ; les fourrures vers la France, l'Angleterre, l'Autriche­Hongrie ; le 
colorant alizarine vers l'Angleterre, les États­Unis, l'Inde ; des scories servant d'en­
grais aux Pays­Bas, à l’Autriche­Hongrie ; le coke va vers la France ; la houille vers 
l'Autriche, la Belgique, les Pays­Bas, la Suisse ; les câbles électriques vers l’Angle­
terre, la Suède, la Belgique ; les jouets vers les États­Unis ; la bière allemande, l'indi­
go, l'aniline et d'autres colorants à base de goudron, les médicaments allemands, la 
cellulose, les objets en or, les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les 
rails  de chemin  de fer sont expédiés  dans presque tous  les pays  commerçants   du 
monde.

Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape, dans sa 
consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers. Notre pain 
est fait avec des céréales  russes, notre viande provient du bétail hongrois, danois, 
russe ; le riz que nous consommons  vient des Indes orientales  ou d'Amérique  du 
Nord ; le tabac, des Indes néerlandaises ou du Brésil ; nous recevons notre cacao 
d’Afrique occidentale, le poivre, de l'Inde, le saindoux, des États­Unis. le thé, de la 
Chine, les fruits, d'Italie, d'Espagne et des États­Unis, le café, du Brésil, d'Amérique 
centrale ou des Indes néerlandaises ; les extraits de viande nous proviennent d'Uru­
guay,   les   oeufs   de   Russie,   de   Hongrie   et   de   Bulgarie   ;   les   cigares   de   Cuba,   les 
montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d'Argentine, le duvet de 
Chine, la soie d'Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le coton des États­
Unis,  des   Indes,  d'Égypte,  la   laine  fine   d'Angleterre  ;   le  jute  des  Indes   ;   le   malt 
d'Autriche­Hongrie ; la graine de lin d'Argentine ; certaines sortes de houille d’Angle­
terre ; la lignite d'Autriche ; le salpêtre du Chili ; le bois de Quebracho ; pour son 
tannin, d'Argentine ; les bois de construction de Russie ; les fibres pour la vannerie, 
du Portugal ; le cuivre des États­Unis ; l'étain de Londres, des Indes néerlandaises ; le 
zinc   d'Australie   ;   l'aluminium   d'Autriche­Hongrie   et   du   Canada   ;   l'amiante   du 
Canada ; l'asphalte et le marbre d'Italie ; les pavés de Suède ; le plomb de Belgique, 
des États­Unis, d'Australie ; le graphite de Ceylan ; la chaux d'Amérique et d'Algérie ; 
l'iode du Chili, etc.

Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus recherchés et aux 
matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la plupart proviennent directe­
ment ou indirectement, en tout ou en partie, de pays étrangers et sont le produit du 
travail   de   peuples   étrangers.   Pour   pouvoir   vivre   et   travailler   en   Allemagne,   nous 
faisons ainsi travailler pour nous presque tous les pays, tous les peuples, tous les 
continents et travaillons à notre tour pour tous les pays.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 17

Pour nous représenter les dimensions énormes de ces échanges, jetons un regard 
sur les  statistiques   officielles  des   importations   et  exportations.  D'après  l'Annuaire 
statistique du Reich allemand de 1914, le commerce allemand, à l'exclusion des mar­
chandises en transit, se présentait comme suit :

L'Allemagne a importé en 1913 :

matières premières 5 262 millions de M.
produits semi­finis 1 246 millions de M.
produits finis 1 776 millions de M.
produits alimentaires 3 063 minions de M.
animaux vivants 289 millions de M.
Total 11 638 millions de M.

soit presque 12 milliards de marks.

La même année, l'Allemagne a exporté :

matières premières 1 720 millions de M.
produits semi­finis 1 159 millions de M.
produits finis 6 642 millions de M.
produits alimentaires 1 362 millions de M.
animaux vivants 7 millions de M.
Total 10 891  millions de M.

soit presque 11 milliards de marks. Ensemble, cela fait plus de 22 milliards de marks 
pour le commerce extérieur annuel de l'Allemagne.

Mais la situation est la même, dans une proportion moindre ou plus grande, pour 
les autres pays modernes, c'est­à­dire pour ceux précisément dont la vie économique 
est l'objet exclusif de l'économie politique. Tous ces pays produisent les uns pour les 
autres, en partie aussi pour les continents les plus reculés, mais utilisent aussi pour 
leur consommation comme pour leur production des produits de tous les continents.

Comment peut­on, face à un développement aussi énorme des échanges, tracer les 
limites entre l« économie» d'un peuple et celle d'un autre peuple, parler d'autant d'« 
économies nationales » comme s'il s'agissait de domaines formant un tout et pouvant 
être considérés en eux­mêmes ?
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 18

Les échanges internationaux et leur augmentation ne sont évidemment pas une 
découverte   qui   aurait   échappé   aux   savants   bourgeois.   Les   statistiques   officielles, 
publiées dans des rapports annuels, font que ces réalités relèvent du domaine publie, 
pour tous les gens cultivés ; l'homme d'affaires, l'ouvrier d'industrie les connaissent en 
outre par leur vie de tous les jours. La croissance rapide du commerce mondial est 
aujourd'hui un fait si universellement connu et reconnu que personne ne peut plus le 
contester   ou   en   douter.   Mais   comment   ce   fait   est­il   compris   par   les   experts   en 
économie politique ? Comme une relation purement extérieure, comme l'exportation 
de ce qu'ils appellent l' « excédent » de la production d'un pays par rapport à ses pro­
pres besoins, et l'importation qui « manquerait » à sa propre économie ­ relation qui 
ne les empêche absolument pas de continuer à parler d' « économie politique ».

C'est ainsi que par exemple le professeur Bücher, après nous avoir instruit en long 
et en large de l'« économie politique » actuelle, stade ultime et suprême dans la série 
des forces économiques historiques, proclame :

« C'est une erreur de croire que les facilités apportées par l'ère libérale au com­
merce international amèneront le déclin de la période de l'économie nationale, qui 
fera place à la période de l'économie mondiale. Certes, nous voyons aujourd'hui en 
Europe une série d'États privés d'autonomie nationale dans leur approvisionnement en 
biens, dans la mesure où ils sont contraints de recevoir de l'étranger d'importantes 
quantités de produits alimentaires, tandis que leur production industrielle a dépassé de 
beaucoup les besoins nationaux et fournit continuellement des excédents qui doivent 
trouver leur utilisation à l'étranger. Mais il ne faut pas voir dans la cohabitation de 
pays industriels et de pays fournissant les matières premières, dépendant les uns des 
autres, dans cette « division internationale du travail», un signe que l'humanité est sur 
le point de franchir une nouvelle étape de son évolution, étape qui s'opposerait aux 
précédentes sous le nom d'économie mondiale. Car, d'une part, aucune étape écono­
mique n'a jamais garanti la pleine satisfaction des besoins ; elles ont toutes laissé 
subsister certaines lacunes qu'il fallait combler de façon ou d'autre. D'autre part, cette 
prétendue   économie   mondiale   n'a,   jusqu'ici   du   moins,   pas   fait   apparaître   de 
phénomènes différant essentiellement de ceux de l'économie nationale et l'on peut 
douter qu'il en apparaisse dans un avenir prévisible. »  1

Avec plus d'audace encore, Sombart, jeune collègue du professeur Bûcher, décla­
re tout de go que nous n'entrons pas dans l'économie mondiale, mais au contraire que 
nous nous en éloignons toujours davantage : « J'affirme que les peuples civilisés ne 
sont pas aujourd'hui de plus en plus liés entre eux par des relations commerciales, 
mais au contraire le sont de moins en moins. L'économie nationale particulière n'est 
pas aujourd'hui plus intégrée au marché mondial qu'il y a cent ou cinquante ans, mais 
moins.   Cependant,   nous   ne   devons   pas   admettre   que   les   relations   commerciales 
1   Bücher: «La formation de l'économie nationale» («Die Entstehung der Volkswirtschaft»), 5e 
éd., p. 147.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 19

internationales   acquièrent   une   importance   relativement   croissante   pour   l'économie 


politique moderne. C'est l'inverse qui se produit. « Le professeur Sombart est con­
vaincu que « les différentes économies nationales deviennent des microcosmes de 
plus en plus achevés et que pour toutes les industries le marché intérieur l'emporte 
toujours plus sur le marché mondial. »  1

Cette brillante ineptie, qui bafoue sans gêne toutes les observations courantes de 
la   vie   économique,   souligne   à   merveille   l'acharnement   avec   lequel   messieurs   les 
savants refusent de reconnaître l'économie mondiale comme une nouvelle phase de 
l'évolution de la société humaine ­ refus dont nous avons à prendre note pour en 
chercher les racines cachées.

Ainsi,   parce   qu'aux   «   étapes   antérieures   de   l'économie   »,   aux   temps   du   roi 


Nabuchodonosor, par exemple, « certaines lacunes » de la vie économique étaient 
déjà comblées par l'échange, le commerce mondial actuel ne signifie rien et il faut en 
rester à l' « économie nationale ». Tel est l'avis du professeur Bücher.

Cela caractérise bien la grossièreté des conceptions historiques d'un savant dont la 
réputation repose justement sur sa prétendue perspicacité et sur ses profondeurs de 
vues en histoire économique ! Il met, sans plus, dans le même sac, au nom d'un sché­
ma absurde, le commerce international d'étapes de l'économie et de la civilisation les 
plus diverses et le tout séparé par des millénaires! Certes, il n'y a pas eu d'étapes dans 
la société sans échanges. Les fouilles préhistoriques les plus anciennes, les cavernes 
les plus grossières qui ont servi d'habitat à l'humanité « antédiluvienne », les tombes 
préhistoriques les plus primitives témoignent toutes d'un certain échange de produits 
entre contrées éloignées les unes des autres. L'échange est aussi ancien que l'histoire 
des civilisations humaines, il les a de tout temps accompagnées, et a été le plus grand 
moteur de leur progrès. Or c'est dans cette vérité générale et, par là même, tout à fait 
vague, que notre savant noie toutes les particularités des époques, les étapes de la 
civilisation, les formes économiques. Si la nuit tous les chats sont gris, dans l'obs­
curité de cette théorie universitaire, les formes les plus diverses de communication ne 
font qu'un. L'échange primitif d'une tribu indienne du Brésil qui troque à l'occasion 
ses masques de danse contre les ares et les flèches d'une autre tribu ; les étincelants 
magasins de Babylone où s'amoncelait la splendeur des cours orientales ; le marché 
antique de Corinthe où se vendaient à la nouvelle lune les linons d'Orient, les poteries 
grecques, le papier de Tyr, les esclaves de Syrie et d'Anatolie pour des riches escla­
vagistes ; le commerce maritime de la Venise médiévale qui fournissait aux cours 
féodales et aux maisons patriciennes d'Europe les objets de luxe... et le commerce 
mondial capitaliste d'aujourd'hui qui étend son réseau sur l’Orient et l'Occident, sur le 
nord et le sud, sur tous les océans et tous les coins du monde, qui brasse bon an mal 
an des masses énormes ­ depuis le pain quotidien et l'allumette du mendiant jusqu'à 
l'objet d'art le plus recherché du riche amateur, du plus simple produit de la terre 
1   W. Sombart: «L'économie nationale allemande au XIXe siècle», 2e éd., 1909, pp. 399­420.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 20

jusqu'à l'outil le plus compliqué, sorti des mains de l'ouvrier, source de toute richesse, 
jusqu'aux  outils   de  meurtre  de  la  guerre  ­  tout  cela  ne  fait  qu'un  tout  pour   notre 
professeur d'économie politique : c'est le simple « remplissage » de « certaines lacu­
nes » dans des organismes économiques autonomes ! ...

Il y a cinquante ans, Schultze Von Delitzsch racontait aux ouvriers allemands que 
chacun   aujourd'hui  produit  d'abord  pour  lui­même,   mais   donne  « en  échange   des 
produits des autres » ceux « dont il n'avait pas l'usage pour lui­même ».  Lassalle  a 
répondu de manière catégorique à ce non­sens :

« Monsieur Schultze ! N'avez­vous donc aucune idée de la réalité du travail social 
d'aujourd'hui ? N'êtes­vous donc jamais sorti de Bitterfeld et de Delitzsch ? Dans quel 
siècle médiéval vivez­vous encore avec toutes vos conceptions ? « ... Ignorez­vous 
donc complètement que le travail social d'aujourd'hui a justement ceci de caractéris­
tique  que chacun ne produit  pas  pour lui­même ? Ignorez­vous donc  complètement  
qu'il   en   est  nécessairement  ainsi   depuis   la   grande   industrie,   qu'en   cela   réside 
aujourd'hui la  forme  et  l'essence  du travail et que si l'on ne  s'en tient  pas rigoureu­
sement à ce  point,  on ne peut pas comprendre un seul aspect de la situation écono­
mique actuelle, un seul des phénomènes économiques actuels ?

«   D'après   vous,   Monsieur   Leonor   Reichenheim,   de   WüsteGiersdorf,   produit 


d'abord le fil de coton dont il a lui­même besoin. Il échange l'excédent que ses filles 
ne peuvent plus transformer en bas et en chemises de nuit.

« Monsieur Borsig produit d'abord des machines pour ses besoins familiaux. Puis 
il vend les machines en excédent.

« Les magasins d'articles de deuil travaillent d'abord en prévision de décès dans 
leur propre famille. Et ceux­ci étant trop rares, ils échangent ce qui leur reste.

« Monsieur Wolff, propriétaire du bureau local des télégraphes, reçoit d'abord les 
dépêches servant à sa propre information et pour sa propre satisfaction. Ce qui reste, 
quand il en a eu son content, il l'envoie aux agioteurs et aux rédacteurs de presse qui, 
en échange, mettent à son service les correspondants qu'ils ont de trop ! ...

« Le caractère distinctif du travail, dans les périodes sociales antérieures, carac­
tère auquel il faut se tenir rigoureusement, était de produire pour les besoins locaux et 
de   rendre   ou   troquer   l'excédent,   c'est­à­dire   de   pratiquer   de   façon   prédominante 
l'économie naturelle. Or, le caractère distinctif et spécifique du travail dans la société 
moderne est que chacun produit non pas ce dont il a besoin, mais que chacun produit 
des valeurs d'échange, comme on produisait autrefois des valeurs d'usage.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 21

« Et ne comprenez­vous pas, Monsieur Schultze, que c'est la forme nécessaire, et 
toujours plus répandue, du Travail dans une société où la  division du travail  a pris 
l'extension qu'elle a dans la société moderne ? »

Ce que  Lassalle  essaie d'expliquer ici à  Schultze  à propos de l'entreprise privée 


capitaliste,  s'applique  chaque  jour  davantage   aujourd'hui  au  mode  d'économie   des 
pays capitalistes aussi évolués que l'Angleterre, l'Allemagne, la Belgique, les États­
Unis, sur les traces desquels les autres pays s'engagent les uns après les autres. Et la 
façon dont le juge progressiste de Bitterfeld cherchait à tromper les ouvriers, était 
beaucoup plus naïve mais n'était pas plus grossière que la controverse d'un Bücher ou 
d'un Sombart sur le concept de l'économie mondiale.

Le professeur allemand, fonctionnaire ponctuel, aime avoir de l'ordre dans son 
domaine. Par amour de l'ordre, il range le monde, bien proprement, dans les comparti­
ments d'un schéma scientifique. Et tout comme il dispose ses livres sur les rayons de 
sa bibliothèque, il répartit les pays sur deux rayons : ici, les pays qui produisent des 
biens industriels et en ont « un excédent » ; là, les pays qui pratiquent l'agriculture et 
l'élevage et dont les matières  premières manquent aux autres pays. La naît,  et là­
dessus repose, le commerce international.

L'Allemagne est un des pays les plus industrialisés du monde. D'après ce schéma, 
elle devrait avoir les échanges les plus actifs avec un grand pays agricole comme la 
Russie. Comment se fait­il que les échanges  commerciaux  les  plus importants   de 
l'Allemagne se fassent avec deux autres pays industrialisés, les États­Unis d'Amérique 
du Nord et l'Angleterre 9 En effet, les échanges de l'Allemagne avec les États­Unis en 
1913 se sont montés à 2,4 milliards de marks, ceux avec l’Angleterre à 2,3 milliards 
de marks ; la Russie ne vient qu'au troisième rang. Et, particulièrement en ce qui 
concerne les exportations, le premier État industriel du monde est aussi le plus grand 
acheteur vis­à­vis de l'industrie allemande : en important annuellement 1,4 milliard de 
marks de marchandises allemandes, l'Angleterre vient largement en tête des autres 
pays. Et l'Empire britannique absorbe un cinquième des exportations allemandes. Que 
pense de ce phénomène remarquable le docte professeur ?

D'un côté un État industriel, de l'autre un État agraire, telle est l'ossature rigide des 
relations économiques mondiales à partir de laquelle opèrent le professeur Bûcher et 
la plupart de ses collègues. Or, dans les années 60, l'Allemagne était un État agraire ; 
elle exportait l'excédent de ses produits agricoles et devait s'approvisionner en biens 
industriels les plus indispensables auprès de l'Angleterre. Depuis lors, elle est deve­
nue elle­même un État industriel et le plus puissant rival de l'Angleterre. Les États­
Unis d'Amérique sont en train de franchir en un délai encore plus bref la même étape 
que l'Allemagne des années  70 et 80. Ils sont encore, avec la Russie, le Canada, 
l'Australie et la Roumanie, l'un des plus grands pays producteurs de blé du monde ; 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 22

aux dernières statistiques (de 1900) 36 % de la population était encore occupée par les 
travaux agricoles. Mais en même temps l'industrie des États­Unis progresse avec une 
rapidité   sans   exemple   et   devient   une   dangereuse   rivale   des   industries   anglaise   et 
allemande. Nous mettons au concours, pour une éminente faculté d'économie politi­
que, la question suivante : Faut­il, dans le schéma du professeur Bûcher, classer les 
États­Unis   dans   la   rubrique   des   États   agricoles   ou   dans   la   rubrique   des   États 
industriels ? La Russie aussi s'engage lentement dans la même voie et, dès qu'elle se 
sera débarrassée de structures étatiques anachroniques, son immense population et ses 
inépuisables richesses naturelles lui feront rattraper le retard avec des bottes de sept 
lieues,  pour  égaler,  voire   dépasser  peut­être,  de   notre  vivant  encore,   la  puissance 
industrielle de l'Allemagne, de l'Angleterre et des États­Unis. Le monde n'a donc pas, 
comme le déclare la sagesse professorale, une ossature rigide ; il se meut, il vit, il 
change. La polarité entre industrie et agriculture, d'où naîtraient les échanges inter­
nationaux,  est elle­même  un élément  fluide qui est de plus en plus repoussé  à  la 
périphérie du monde civilisé moderne. Mais que devient entre temps le commerce au 
sein de ce monde civilisé ? Selon la théorie du professeur Bûcher, il devrait être de 
plus en plus réduit. Au lieu de cela ­ ô miracle ­ il prend de plus en plus d'ampleur 
entre pays industriels.

Rien   de   plus   instructif   que   le   tableau   offert   par   l'évolution   de   notre   monde 
économique moderne depuis un quart de siècle. Bien que nous assistions depuis 1880 
à une véritable orgie de protection douanière, c'est­à­dire que les « économies natio­
nales » se ferment artificiellement les unes aux autres, dans tous les pays industriels et 
grands États d'Europe, le développement du commerce mondial, dans le même temps, 
non seulement ne s'est pas arrêté, mais a pris un cours vertigineux. Même un aveugle 
peut voir l'étroite liaison entre industrialisation croissante et commerce mondial, en 
observant les trois pays pilotes, l'Angleterre, l'Allemagne et les États­Unis.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 23

Le charbon et le fer sont l'âme de l'industrie moderne.

Or l'extraction de charbon est passée entre 1855 et 1910 :

en Angleterre.........................de 162 à 269 millions de tonnes


en Allemagne .......................de 74 à 222 millions de tonnes
aux États­Unis ......................de 101 à 455 millions de tonnes

Dans le même temps, la production de fonte brute est passée :

en Angleterre ........................de 7,5 à 10,2 millions de tonnes


en Allemagne .......................de 3,7 à 14,8 millions de tonnes
aux États­Unis ......................de 4,1 à 27,7 millions de tonnes

Et le commerce extérieur annuel (importation et exportation) passait entre 1855 
et 1912 :

en Angleterre.........................de 13 à 27,4 milliards de marks


en Allemagne........................de 6,2 à 21,3 milliards de marks
aux États­Unis.......................de 5,5 à 16,2 milliards de marks

Si l'on prend l'ensemble du commerce extérieur (importation et exportation) de 
tous  les pays importants du globe, il est passé de 105 milliards de marks en 1904 à 
165 milliards de marks en 1912. Soit une augmentation de 57 % en huit ans ! En 
vérité,   c'est   un   rythme   d'évolution   économique   sans   exemple   dans   toute   l'histoire 
mondiale jusqu'ici ! « Les morts vont vite. » L' « économie nationale » capitaliste 
semble être pressée d'épuiser ses capacités d'existence, de raccourcir son sursis. Que 
dit   de   tout   cela   le   schéma   professoral   avec   son   opposition   grossière   entre   États 
industriels et États agraires ?

Il y a cependant bien d'autres énigmes du même genre dans la vie économique 
moderne. Examinons d'un peu plus près le tableau des importations et exportations 
allemandes, au lieu de nous contenter des sommes globales de marchandises échan­
gées ou des grandes catégories  générales  ; pas. sons en revue les genres  les  plus 
importants de marchandises du commerce allemand.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 24
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 25

En 1913, l'Allemagne a :

importé exporté
millions de M. millions de M.

du coton brut pour 607 des machines pour 680


du blé pour 417 quincaillerie pour 652
de la laine pour 413 houille pour 516
de l'orge pour 390 cotonnades pour 446
du cuivre brut pour 335 lainages pour 271
des peaux pour 322 papier et ses produits pour 263
du minerai de fer pour 227 fourrures brutes pour 225
de la houille pour 204 fer en barres  pour 205
des oeufs pour 194 soieries pour 202
des fourrures brutes pour 188 coke pour 147
du salpêtre chilien pour 172 produits d'aniline et autres pour 142
à base de goudron
de la soie brute pour 158 vêtements pour 132
du caoutchouc pour 147 objets en cuivre pour 130
bois de conifère scié pour 135
fil de coton pour 116 empeignes pour 114
fil de laine pour 108 objets en cuir pour 114
bois de conifère brut pour 97 tôle d'acier pour 102
jouets pour 103
peaux de veau pour 95 fil de laine pour 91
jute pour 94 tube d'acier pour 84
machines pour 80 peaux (bovins) pour 81
peaux (agneau, chèvre) pour 73 fil d'acier pour 76
cotonnades pour 72 rails de chemin de fer, etc. pour 73
lignite pour 69 fonte pour 65
laine cardée pour 61 lainages pour 43
fil de coton pour 61
objets en caoutchouc pour 57

Deux faits frappent immédiatement l'observateur même superficiel. Le premier est 
que la même catégorie de marchandises figure plusieurs fois dans les deux colonnes, 
quoique   pour   des   quantités   différentes.   L'Allemagne   exporte   une   impressionnante 
quantité de machines, mais elle en importe également pour la somme non négligeable 
de 80 millions de marks. De même, on exporte d'Allemagne de la houille, mais en 
même temps on importe de la houille étrangère. Il en est de même pour les coton­
nades, le fil de laine, les lainages, de même aussi pour les peaux et fourrures et pour 
beaucoup d'autres marchandises qui ne figurent pas dans ce tableau. Du point de vue 
simpliste de l'opposition entre industrie et agriculture qui, telle la lampe merveilleuse 
d'Aladin, permet à notre professeur d'économie politique d'éclaircir tous les mystères 
du commerce mondial moderne, cette remarquable dualité est tout à fait incompré­
hensible ; elle fait même l'effet d'une totale absurdité. Mais quoi ? l'Allemagne a­t­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 26

elle un « excédent au­delà de ses propres besoins » en machines, ou a­t­elle « certai­
nes lacunes » ? Et qu'en est­il pour la houille et pour les cotonnades ? Et pour les 
peaux ? Et pour cent autres choses ! Ou comment une « économie nationale » aurait­
elle simultanément, et pour les mêmes produits, continuellement un éventuel « excé­
dent » et « certaines lacunes » ? La lampe d'Aladin vacille. Manifestement, le fait 
observé ne peut s'expliquer que si nous admettons qu'il existe entre l'Allemagne et les 
autres pays des relations économiques complexes et poussées, une division du travail 
aux ramifications nombreuses et subtiles en fonction de laquelle certaines espèces des 
mêmes produits sont commandées en Allemagne pour l'étranger et d'autres à l'étran­
ger pour l'Allemagne, suscitant un va­et­vient quotidien où chaque pays n'est qu'un 
élément organique dans un ensemble plus vaste.

Un autre fait doit frapper à première vue dans ce tableau : importation et expor­
tation n'y apparaissent pas comme deux phénomènes séparés s'expliquant, ici par les 
« lacunes », là par les « excédents » de l'économie du pays ; ce sont bien plutôt des 
phénomènes étroitement liés entre eux par des liens de cause à effet. Les énormes 
importations  allemandes  de coton ne s'expliquent évidemment pas par les  besoins 
propres de la population, elles  permettent les importantes  exportations  allemandes 
d'étoffes et de vêtements de coton. Un rapport semblable existe entre les importations 
de laine et les exportations de lainages, entre les importations de minerais étrangers et 
les exportations de marchandises de toutes sortes en acier, et il en est de même à 
chaque pas. L'Allemagne importe donc pour pouvoir exporter. Elle se crée artificielle­
ment « certaines lacunes », pour transformer ensuite ces lacunes en autant d' « excé­
dent». Le « microcosme » allemand apparaît ainsi dès l'abord comme une parcelle 
d'un tout plus grand, comme un atelier du monde.

Examinons de plus près ce « microcosme » dans son autonomie « toujours plus 
parfaite   ».   Imaginons   que   quelque   catastrophe   sociale   ou   politique   ait   réellement 
coupé l'« économie nationale » allemande du reste du monde, qu'elle en soit réduite à 
vivre sur elle­même. Quelle image s'offrirait alors à notre regard ?

Commençons  par le pain quotidien. La productivité du sol est, en Allemagne, 
deux fois ce qu'elle est aux États­Unis ; elle n'est dépassée dans le monde que par les 
pays de culture intensive, la Belgique, l'Irlande et les Pays­Bas. Il y a 50 ans, avec une 
agriculture beaucoup moins évoluée, l'Allemagne faisait partie des greniers à blé de 
l'Europe et nourrissait les autres pays avec son excédent. Aujourd'hui, le sol allemand, 
malgré sa productivité, est loin de suffire à nourrir sa propre population et son propre 
bétail ; un sixième des produits alimentaires doit être importé. Autrement dit, si l'on 
coupe   l' «   économie   nationale   »   allemande   du   reste   du   monde,   un   sixième   de   la 
population allemande, soit plus de 11 millions d'Allemands, serait privé de vivres !

Le peuple allemand consomme annuellement pour 220 millions de marks de café, 
pour 67 millions de marks de cacao, pour 8 millions de marks de thé, pour 61 millions 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 27

de marks de riz ; il absorbe pour environ une douzaine de millions d'épices diverses et 
pour 134 millions  de marks  de feuilles  de tabac étranger. Tous ces  produits  sans 
lesquels le plus pauvre d'entre nous ne peut vivre aujourd'hui, qui font partie de nos 
habitudes quotidiennes et de notre niveau de vie, ne sont pas (ou peu, comme pour le 
tabac) produits en Allemagne, pour des raisons de climat. Que l'on coupe l'Allemagne 
du   reste   du   monde   et   le   niveau   de   vie   du   peuple   allemand,   qui   correspond   à   sa 
civilisation actuelle, s'effondre.

Après la nourriture viennent les vêtements. Le linge de corps et l'ensemble de 
l'habillement des larges masses sont aujourd'hui presque exclusivement en coton, le 
linge de la bourgeoisie aisée est en lin, leurs vêtements, de laine fine et de soie. Or, 
l'Allemagne ne produit ni coton ni soie, ni non plus ce textile très important qu'est le 
jute, pas plus que la laine fine, dont l'Angleterre a le monopole mondial ; il y a en 
Allemagne un grand déficit en chanvre et en lin. Que l'on coupe l'Allemagne du reste 
du   monde,   qu'on   la   prive   des   matières   et   des   débouchés   étrangers,   et   toutes   les 
couches du peuple allemand sont privées de leur habillement le plus indispensable ; 
l'industrie   textile   allemande   qui,   avec   l'industrie   du   vêtement,   nourrit   aujourd'hui 
1400 000 travailleurs et travailleuses, adultes et jeunes, est ruinée.

Allons plus loin. Ce qu'on appelle l'industrie lourde, la production de machines et 
la transformation des métaux, constitue l'armature de la grande industrie d'aujourd'hui 
; mais l'armature de cette industrie lourde, c'est le minerai. L'Allemagne consomme 
annuellement (en 1913) environ 17 millions de tonnes de fonte. Elle en produit elle­
même également 17 millions. A première vue, on pourrait penser que l' « économie 
nationale   »   allemande   couvre   ainsi   ses   propres   besoins   en   fer.   Mais   la   fonte   se 
fabrique à partir du minerai de fer. Or, l'Allemagne n'en extrait qu'environ 27 millions 
de tonnes pour une valeur de plus de 110 millions de marks, tandis que 12 millions de 
tonnes  de minerai de plus haute qualité,  qui représentent  plus de 200 millions  de 
marks et sont indispensables à la sidérurgie allemande, viennent de Suède, de France 
et d'Espagne.

Nous nous trouvons à peu près dans la même situation pour les autres métaux. 
L'Allemagne consomme annuellement 220 000 tonnes de zinc, elle en produit elle­
même 270 000 tonnes dont elle exporte 100 000 tonnes, tandis que plus de 50 000 
tonnes de zinc étranger doivent permettre de couvrir les besoins du pays. Le minerai 
de zinc lui aussi n'est extrait que partiellement en Allemagne : un demi­million de 
tonnes, représentant une valeur de 50 millions de marks. 300 000 tonnes de minerai 
de   plus   haute   qualité,   représentant   40   millions   de   marks,   doivent   être   importées. 
L'Allemagne importe 94 000 tonnes de plomb raffiné et 123 000 tonnes de minerai de 
plomb. Enfin, en ce qui concerne le cuivre, en consommant annuellement 241 000 
tonnes, l'Allemagne doit en importer   206 000 tonnes. L'étain, lui, vient entièrement 
1

de l'extérieur. Que l'on coupe l'Allemagne du reste du monde, et avec cet apport de 
1   Dans le manuscrit : exporter.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 28

métaux de grande qualité, avec ces débouchés étrangers pour les produits d'acier et les 
machines   d'Allemagne,   disparaissent   les   fondements   de   l'industrie   allemande   de 
transformation des métaux qui emploie 662 000 travailleurs, et l'industrie des machi­
nes   qui   fait   vivre   1   130   000   ouvriers   et   ouvrières   s'effondrerait   aussi.   D'autres 
branches de l'industrie qui tirent des précédentes  leurs matières premières et leurs 
outils et celles qui leur fournissent matières premières et matières annexes, les mines 
en   particulier,   enfin   celles   qui   produisent   des   vivres   pour   les   puissantes   armées 
ouvrières de ces industries disparaîtraient.

Mentionnons encore  l'industrie chimique  avec ses 168 000 travailleurs, qui pro­


duit pour le monde entier. Mentionnons  l'industrie du bois  qui emploie aujourd'hui 
450  000  travailleurs  et   qui,  sans   les   bois   étrangers,   devrait   arrêter   sa  production. 
Mentionnons  l'industrie du cuir  qui, avec ses 117 000 travailleurs, serait paralysée 
sans les peaux étrangères et ses grands débouchés à l'étranger. Mentionnons  l'or  et 
l'argent,  matériaux de la monnaie, et comme tels base indispensable de toute la vie 
économique   actuelle,   mais   qui   ne   sont   pratiquement   pas   produits   en   Allemagne. 
Représentons­nous tout cela de façon vivante, et posons­nous ensuite la question : 
qu'est­ce que l' « économie nationale » allemande ? Autrement dit, à supposer que 
l'Allemagne  soit réellement et durablement  coupée dit reste du monde et que son 
économie   doive   se   suffire   à   elle­même,   qu'adviendrait­il   de   la   vie   économique 
actuelle et par là même de toute la civilisation allemande d'aujourd'hui ? La produc­
tion s'effondrerait,  secteur après  secteur, l'un entraînant  l'autre, une énorme masse 
prolétarienne serait inoccupée, toute la population serait privée de la nourriture la plus 
indispensable   et   de   vêtements,   le   commerce   serait   privé   de   sa   base,   les   métaux 
précieux, et toute l' « économie nationale » ne serait qu'un amas de ruines. Voilà ce 
qu'il en est de « certaines lacunes » dans la vie économique allemande et du « micro­
cosme toujours plus parfait » qui plane dans l'éther azuré de la théorie professorale.

Halte ! Et la guerre mondiale de 1914, la grande mise à l'épreuve de l' « économie 
nationale » ? N'a­t­elle pas donné brillamment raison aux  Bûcher  et aux  Sombart  ? 
N'a­t­elle pas montré au monde envieux que le « microcosme » allemand peut parfai­
tement   subsister,   fort   et   vigoureux,   dans   un   isolement   hermétique   par   rapport   au 
Commerce mondial, grâce a son organisation étatique rigoureuse et à son haut rende­
ment ? L'alimentation de la population n'a­t­elle pas été pleinement suffisante, sans 
recours à l'agriculture étrangère ? Et les rouages de l'industrie n'ont­ils pas continué à 
tourner allègrement sans apport de l'étranger ni débouchés extérieurs ?

Examinons les faits. D'abord le ravitaillement. L'agriculture allemande était loin 
d'y   pourvoir   seule.   Plusieurs   millions   d'adultes,   appartenant   à   l'armée,   ont   été 
entretenus pendant presque toute la durée de la guerre par des pays étrangers : par la 
Belgique, le nord de la France, et en partie par la Pologne et la Lituanie. L' « écono­
mie nationale » s'est donc trouvée, pour le ravitaillement du peuple allemand, agran­
die de toute la surface des régions occupées de Belgique et du nord de la France et, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 29

dans la deuxième année de la guerre, de la partie occidentale de l'Empire russe, dont 
les produits agricoles couvraient pour une importante proportion l'absence d'impor­
tations. La contre­partie en était l'effrayante sous­alimentation des populations de ces 
régions occupées, secourues à leur tour ­ comme par exemple la Belgique ­ par l'aide 
américaine   en   produits   agricoles.   Le   deuxième   aspect   complémentaire,   c'était,   en 
Allemagne, le renchérissement de tous les produits alimentaires de 100 à 200 % et la 
terrible sous­alimentation des plus larges couches de la population.

Et  les  rouages  de  l'industrie ?  Comment  ont­ils  pu rester en mouvement   sans 


l'apport en matières premières et autres moyens de production venant de l'étranger et 
dont   nous   avons   vu   l'énorme   importance   ?   Comment   un   tel   miracle   a­t­il   pu   se 
produire ? Le mystère s'explique de la façon la plus simple et sans aucun miracle. 
L'industrie n'a pu rester en activité que parce qu'elle a constamment été alimentée en 
matières premières étrangères indispensables, et ceci par trois canaux : premièrement, 
par   les   grands   stocks   de   coton,   de   laine,   de   cuivre   sous   différentes   formes   que 
l'Allemagne possédait déjà et n'avait qu'à faire sortir de leurs cachettes; deuxième­
ment, par les stocks qu'elle a réquisitionnés dans les Pays occupés, en Belgique, dans 
le nord de la France, et en partie en Lituanie et en Pologne, et utilisés pour sa Propre 
industrie ; troisièmement, par les importations de l’étranger qui, par l'intermédiaire de 
pays neutres et du Luxembourg, n'ont pas cessé durant toute la guerre. Si l'on ajoute 
que d'énormes stocks de métaux précieux étrangers, condition indispensable de toute 
cette « économie de guerre », se trouvaient accumulés dans les banques allemandes, il 
apparaît que l'isolement hermétique de l'industrie et du commerce allemands est une 
légende, tout comme l'alimentation suffisante de la population allemande par l'agri­
culture   du pays,  et  que  la  prétendue  autosuffisance  du  « microcosme   »  allemand 
pendant la guerre mondiale repose sur des contes de bonne femme.

Quant   aux   débouchés   de   l'industrie   allemande,   si   importants   dans   toutes   les 


régions du monde, comme nous l'avons constaté, ils ont été remplacés pendant la 
durée de la guerre par les besoins de guerre de l'État allemand lui­même. En d'autres 
termes, les branches industrielles les plus importantes, les industries des métaux, des 
textiles, du cuir, des produits chimiques, avaient été converties en industries livrant 
exclusivement pour l'armée. Comme le coût de la guerre était à la charge des contri­
buables allemands, cette conversion de l'industrie en industrie de guerre signifiait que 
l' «   économie   nationale   »   allemande,   au   lieu   d'envoyer   une   grande   partie   de   ses 
produits à l'étranger pour les échanger, les abandonnait à la destruction continuelle, 
mais ces pertes, par l'intermédiaire du système de crédit publie, grevaient pour des 
décennies les résultats futurs de l'économie.

Si l'on résume le tout, il est clair que la merveilleuse prospérité du « microcosme 
» pendant la guerre représentait à tous égards une expérience dont il faut seulement se 
demander combien de temps elle pouvait être prolongée sans que l'édifice artificiel 
s'effondre comme un château de cartes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 30

Jetons encore un regard maintenant sur un phénomène remarquable. Si l'on consi­
dère les chiffres globaux du commerce extérieur allemand, on est frappé par la nette 
supériorité des importations sur les exportations : les premières se montaient en 1913 
à 11,6 milliards de marks, les secondes à 10,9 milliards. Et 1913 ne constitue pas une 
exception, le même rapport se vérifie sur une longue série d'années. Il en est de même 
pour   la   Grande­Bretagne   qui,   en   1913,   a   importé   pour   13   milliards   de   marks   et 
exporté pour 10 milliards de marks. La situation est la même en France, en Belgique, 
aux Pays­Bas. Comment un tel phénomène est­il possible ? Le professeur Bûcher ne 
veut­il pas nous apporter la lumière  de sa théorie de l'« excédent  par rapport  aux 
propres besoins » et de « certaines lacunes » ?

Si les  relations  économiques  entre les différentes  « économies  nationales  » se 


réduisent, comme nous l'enseigne le professeur, à ce que les « économies nationales » 
se passent leurs  « excédents  » comme au temps  de Nabuchodonosor, si le simple 
échange de marchandises est le seul pont traversant l'éther bleu qui isole les uns des 
autres ces « microcosmes », il est clair qu'un pays ne peut importer que tout juste 
autant qu'il exporte. Car, dans le simple échange marchand, la monnaie n'est qu'un 
intermédiaire,   chacun   paie   la   marchandise   étrangère   en   dernière   analyse   avec   sa 
propre marchandise. Comment une « économie nationale » peut­elle donc réaliser cet 
exploit   d'importer   de   façon   permanente   plus   qu'elle   n'exporte   de   son   propre   « 
excédent » ? Peut­être le professeur va­t­il s'écrier en nous raillant : Mais la solution 
est la plus simple du monde ! Le pays importateur n'a qu'à couvrir l'excédent de ses 
importations sur ses exportations en argent liquide. Mais pardon ! Jeter ainsi, bon an 
mal an, dans le gouffre de son commerce extérieur une quantité importante d'argent 
liquide, c'est un luxe que pourrait se permettre à la rigueur un pays dont le sous­sol 
serait riche en or et en argent, ce qui n'est le cas ni de l'Allemagne, ni de la France, ni 
de la Belgique ni des Pays­Bas. De plus, nous avons ­ ô miracle ! ­ une autre sur­
prise :   l'Allemagne   n'importe   pas   seulement   plus   de   marchandises,   mais   plus   de 
monnaie qu'elle n'en exporte ! Les importations allemandes en or et en argent se sont 
ainsi montées en 1913 à 441,3 millions de marks, tandis que les exportations étaient 
de   102,8   millions   de   marks,   et   la   proportion   est   à   peu  près   la   même   depuis   des 
années. Que dit de ce mystère le professeur Bücher  avec ses « excédents » et ses « 
lacunes » ? La lampe merveilleuse vacille tristement.

Nous commençons à pressentir que, derrière ces mystères du commerce mondial, 
il doit y avoir entre les différentes  « économies  nationales  » des relations écono­
miques d'un tout autre genre que de simples échanges marchands. Manifestement, 
seul un pays qui aurait, par exemple, des droits économiques sur d'autres pourrait de 
façon permanente recevoir d'eux plus de produits qu'il ne leur en donne lui­même. 
Ces droits n'ont rien à voir avec des échanges entre partenaires égaux. De tels droits et 
relations de dépendance existent effectivement entre les pays, bien que les théories 
professorales les ignorent. Les relations de ce que l'on appelle la métropole avec ses 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 31

colonies   représentent   de   telles   relations   de   dépendance,   sous   leur   forme   la   plus 


simple. La Grande­Bretagne lève annuellement, sous des formes diverses, un tribut de 
plus  d'un milliard  de marks  aux Indes  britanniques.  Et les  exportations  des   Indes 
dépassent   de   1,2   milliard   par   an   ces   importations.   Cet   «   excédent   »   n'est   que 
l'expression   économique   de   l'exploitation   coloniale   des   Indes   par   le   capitalisme 
anglais ­ que les marchandises soient directement destinées à la Grande­Bretagne ou 
que   les   Indes   les   exportent   ailleurs   pour   pouvoir   verser   leur   tribut   à   l'exploiteur 
anglais. Il y a d'autres relations de dépendance qui ne sont pas fondées sur l'oppres­
sion politique  . Les exportations annuelles de la Russie dépassent d'un milliard de 
1

marks ses importations de marchandises. Est­ce le grand « excédent» des produits du 
sol   sur   les   besoins   de   l'économie   nationale   qui   draine   annuellement   ce   puissant 
courant de marchandises hors de l’Empire russe ? On sait cependant que le moujik 
russe, dont le blé part ainsi pour l'étranger,  souffre du scorbut par suite  de  sous­
alimentation   et   mange   du   pain   où   l'on   a   ajouté   de   l'écorce   d'arbre.   L'exportation 
massive   de   céréales,   commandée   par   un   système   financier   et   fiscal   approprié   à 
l'intérieur,  est en fait une nécessité vitale  pour l'État russe, afin de faire face aux 
obligations nées d'emprunts étrangers.

Depuis  la crise de la guerre de Crimée  et sa modernisation  par des  réformes, 


l'appareil d'État russe ne se maintient pour une bonne part que grâce aux capitaux 
étrangers, essentiellement français. Pour payer les intérêts de ces capitaux français, la 
Russie doit vendre chaque année des masses de blé, de bois, de lin, de chanvre, de 
bétail et de volailles à l'Angleterre, à l'Allemagne, aux Pays­Bas. L'énorme excédent 
des exportations russes représente ainsi le tribut du débiteur à son créancier, situation 
à  laquelle  correspond  pour la  France  un large excédent  en importations.   Mais   en 
Russie même, l'enchaînement des relations économiques va plus loin.

Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à deux buts : la 
construction de chemins de fer avec garantie de l'État et les dépenses militaires. Pour 
répondre à ces deux buts, une grande industrie puissante est née en Russie depuis les 
années  70 ­ à l'abri d'un système  de protections  douanières  renforcées. Le capital 
français a fait surgir en Russie un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d'être 
constamment soutenu par d'importantes importations de machines et autres moyens 
de production en provenance des pays industriels pilotes, l'Angleterre et l'Allemagne. 
Il se tisse ainsi entre la Russie, la France, l'Allemagne et l'Angleterre des relations 
économiques, dont l'échange de marchandises n'est que la conclusion logique.

Cela n'épuise pas la diversité des relations économiques entre pays. Un pays com­
me la Turquie ou comme la Chine soumet une nouvelle énigme au schéma profes­
soral : ces pays ont, à l'inverse de la Russie, et à l'instar de l'Allemagne et de la 

1   Note   marginale   de  R.  L.   :   arrière­plan   en   Inde:   l'«économie   nationale»   de   la   commune 


paysanne s'effondre. Industrie... Les chiffres muets des importations et exportations parlent un 
langage saisissant...
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 32

France, des importations largement excédentaires, certaines années elles représentent 
près du double des exportations. Comment la Turquie on la Chine peuvent­elles se 
permettre le luxe de remplir si largement les « lacunes » de leur « économie natio­
nale ».   alors   qu'elles   ne   sont   pas   en   mesure   de   céder   les   «   excédents   » 
correspondants   ?   Les   puissances   d'Europe   occidentale   font­elles,   par   charité 
chrétienne, bon an mal an, cadeau au Croissant ou à l'Empire céleste de plusieurs 
centaines de millions de marks de marchandises utiles en tous genres ? Tout le monde 
sait, au contraire, que la Turquie comme la Chine sont entre les griffes de l'usurier 
européen   et   doivent   payer   en   intérêts   d'énormes   tributs   aux   banques   anglaises, 
allemandes et françaises. D'après l'exemple russe, la Turquie et la Chine devraient 
donc avoir un excédent d'exportations en produits agricoles, pour pouvoir payer leurs 
intérêts à leurs bienfaiteurs d'Europe occidentale. Mais, en Turquie comme en Chine, 
l' « économie nationale » est fondamentalement différente de ce qu'elle est en Russie. 
Les emprunts étrangers servent certes également pour l'essentiel à la construction de 
chemins de fer, d'installations portuaires et aux dépenses militaires. Mais la Turquie 
n'a pratiquement pas d'industrie propre et n'en peut faire surgir subitement à partir 
d'une économie paysanne naturelle et médiévale, avec ses méthodes primitives  de 
culture et ses dîmes. Sous des formes différentes, la situation est à peu près semblable 
en Chine. C'est pourquoi non seulement tous les besoins de la population en produits 
industriels, mais aussi tout ce qui est nécessaire aux moyens de communication et à 
l'équipement de l'armée et de la flotte, doit être importé d'Europe occidentale et la 
réalisation doit être prise en charge sur place par des entrepreneurs, des techniciens et 
des ingénieurs européens.

Souvent même, les prêts ne sont accordés qu'en liaison avec de telles livraisons. 
Le capital bancaire allemand et autrichien n'accorde, par exemple, un prêt à la Chine 
qu'à condition qu'elle commande des armements  pour une somme déterminée aux 
usines Skoda et à Krupp ; d'autres prêts sont liés à des concessions pour la construc­
tion de chemins de fer. Ainsi les capitaux européens ne s'en vont­ils en Turquie ou en 
Chine le plus souvent que sous la forme de marchandises (armements) ou de capital 
industriel en nature, sous la forme de machines, d'acier, etc. Ces marchandises ne 
s'écoulent pas pour être échangées, mais pour produire du profit. Les intérêts de ces 
capitaux  et  les  autres  profits   sont extorqués  aux  paysans  turcs  ou  chinois   par   les 
capitalistes européens à l'aide d'un système fiscal approprié sous contrôle financier 
européen. Derrière les chiffres nus des importations turques ou chinoises excéden­
taires   et   des   exportations   européennes   correspondantes   se   dissimulent   donc   de 
singulières relations entre le riche Occident capitaliste et l'Orient pauvre et retarda­
taire   que   celui­là   pressure   en   l'équipant   des   plus   modernes   et   des   plus   puissants 
moyens   de   communication   et   installations   militaires...   tout   en   ruinant,   en   même 
temps, la vieille « économie nationale » paysanne.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 33

Avec les États­Unis, nous nous trouvons encore devant un autre cas. Ici, comme 
en   Russie,   les   exportations   l'emportent   largement   sur   les   importations   :   celles­ci 
étaient pour 1913 de 7,4 milliards, celles­là de 10,2 milliards de marks. Les causes de 
ce phénomène ne sont pas du tout les mêmes qu'en Russie. Certes, les États­Unis 
absorbent aussi d'énormes quantités de capitaux européens. Dès le début du XIXe 
siècle,   la   Bourse   de   Londres   accumule   d'énormes   quantités   d'actions   et   de   titres 
d'emprunts américains. La spéculation sur les titres et papiers américains a, jusque 
dans les années 1860, indiqué, comme un thermomètre, l'approche des grandes crises 
commerciales et industrielles anglaises. Depuis lors l'afflux de capitaux anglais aux 
États­Unis n'a pas cessé.

Ces capitaux partent sous forme de prêts aux villes et aux sociétés privées, mais 
surtout sous  forme de capitaux  indus. triels  : soit que l'on achète  à la Bourse  de 
Londres des titres de chemin de fer ou de l'industrie américaine, soit que des cartels 
industriels   anglais   fondent   aux   États­Unis   leurs   propres   filiales   pour   déjouer   les 
barrières  douanières, ou qu'ils s'approprient des entreprises américaines par l'achat 
d'actions, pour se débarrasser de leur concurrence sur le marché mondial.  Car les 
États­Unis   possèdent   aujourd'hui   une   grande   industrie   hautement   développée   qui 
progresse   rapidement   et   exporte   déjà   elle­même   en   quantité   croissante   du   capital 
industriel   ­   machines,   charbon   ­   au   Canada,   au   Mexique   et   dans   d'autres   pays 
d'Amérique centrale et du Sud, tandis que le capital financier européen continue à 
affluer chez eux. Les États­Unis combinent ainsi d'énormes exportations en produits 
bruts ­ coton, cuivre, céréales, bois. pétrole ­ vers les vieux pays capitalistes avec des 
exportations industrielles croissantes vers les jeunes pays en voie d'industrialisation. 
Ce qui se reflète dans le grand excédent des exportations des États­Unis, c'est ce stade 
original  de transition d'un pays agraire recevant des capitaux à un pays industriel 
exportant des capitaux ; c'est le rôle d'intermédiaire entre la vieille Europe capitaliste 
et le jeune continent américain retardataire.

Si l'on embrasse l'ensemble de cette  grande migration  de capitaux  quittant  les 


vieux pays industriels pour les jeunes pays industriels et le retour correspondant des 
revenus de ces capitaux qui affluent annuellement comme tribut des pays jeunes aux 
vieux pays, il en ressort trois grands courants principaux. D'après des estimations de 
1906, l'Angleterre, à cette époque déjà, avait investi dans ses colonies et à l'étranger 
54 milliards de marks qui lui rapportaient annuellement 2,8 milliards de marks en 
intérêts. Le capital français à l'étranger se montait à la même époque a 32 milliards de 
marks qui rapportaient annuellement au moins 1,3 milliard de marks. L'Allemagne, 
enfin, avait déjà investi à l'étranger, il y a dix ans, 26 milliards de marks qui lui 
rapportaient   annuellement   environ   1,24   milliard   de   marks.   Depuis   lors,   ces 
investissements   et   leurs   revenus   ont   rapidement   augmenté.   Cependant,   les   grands 
courants principaux se divisent à la fin en courants moins larges. De même que les 
États­Unis propagent le capitalisme sur le continent américain, la Russie elle­même ­ 
encore   entièrement   alimentée   par   les   capitaux   français,   par   l'industrie   anglaise   et 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 34

allemande ­ introduit déjà des capitaux et des produits industriels sur ses arrières : en 
Chine, en Perse, en Asie centrale ; elle participe à la construction de chemins de fer 
en Chine, etc.

Derrière les arides  hiéroglyphes  du commerce mondial,  nous découvrons ainsi 


tout   un   réseau   de   connexions   économiques   qui   n'ont   rien   à   voir   avec   le   simple 
échange de marchandises, seule réalité pour la science professorale.

Nous découvrons que la distinction du savant  Bûcher,  entre pays à production 


industrielle et pays fournissant des produits bruts, n'est elle­même qu'un produit brut 
du schématisme professoral. Les parfums, les cotonnades et les machines sont tous 
également des produits fabriqués. Les exportations françaises de parfums prouvent 
seulement que la France est le pays de production du luxe pour la mince couche de la 
riche bourgeoisie mondiale ; les exportations japonaises de cotonnades prouvent que 
le Japon rivalise avec l'Europe occidentale pour ruiner dans tout l'Extrême­Orient la 
production paysanne et artisanale traditionnelle et la remplacer par le commerce de 
marchandises ; les exportations anglaises, allemandes, américaines de machines­outils 
montrent que ces trois pays introduisent eux­mêmes la grande industrie dans toutes 
les régions du monde.

Nous découvrons donc qu'on exporte et importe aujourd'hui une « marchandise » 
qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor ainsi que durant toute la période 
historique de l'antiquité et du Moyen Age et qui se nomme  le capital.  Cette « mar­
chandise» ne sert pas à combler « certaines lacunes » des « économies nationales » 
étrangères, mais au contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes 
dans la maçonnerie des « économies nationales » vieillies, pour y pénétrer, y agir 
comme un tonneau de poudre et transformer à court ou à long terme ces « économies 
nationales » en amas de ruines. Avec cette « marchandise », d'autres « marchandises » 
encore plus remarquables se répandent en masses de quelques pays dits civilisés vers 
le monde entier : moyens de communication modernes, extermination totale de popu­
lations indigènes ; économie monétaire et endettement de la paysannerie ; richesse et 
pauvreté, prolétariat et exploitation ; insécurité de l'existence et crises, anarchie et 
révolutions. Les « économies nationales » européennes étendent leurs tentacules vers 
tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le grand filet de 
l'exploitation capitaliste.

IV
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 35

Retour à la table des matières

Le professeur Bûcher ne croit­il toujours pas à une économie politique mondiale ? 
Non. Car après avoir examiné attentivement toutes les régions du monde et n'y avoir 
rien découvert, ce savant déclare : je n'y peux rien, je ne vois pas du tout de « phéno­
mènes particuliers » « différant essentiellement » de ceux d'une économie nationale, 
« et l'on peut douter qu'il en apparaisse dans un avenir prévisible ».

Eh bien ! abandonnons le commerce et les statistiques commerciales et tournons­
nous directement vers la vie, vers l'histoire des relations économiques modernes. Et 
intéressons­nous à une petite parcelle de ce tableau gigantesque et bariolé.

En 1768,  Cartwright  construit à Nottingham, en Angleterre, les premières fila­


tures  mécaniques  de coton ; en 1785, il invente  le métier  à tisser mécanique.   La 
première conséquence en est, en Angleterre, la disparition du tissage à la main et 
l'extension rapide de la fabrication mécanique. Au début du XIXe siècle, il y avait en 
Angleterre,   d'après   une   estimation   d'époque,   environ   un   demi­million   d'artisans 
tisserands ; ils sont maintenant en voie d'extinction, et vers 1860 il n'y avait plus dans 
tout le Royaume­Uni que quelques milliers  d'artisans tisserands ; en revanche, un 
demi­million d'ouvriers d'usine se trouvaient embauchés dans l'industrie du coton. En 
1863, le président du conseil, Gladstone, parle à la Chambre d'un « enivrant accrois­
sement de richesse et de puissance » qui s'est déversé sur la bourgeoisie anglaise, sans 
que la classe ouvrière y ait la moindre part.

L'industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières d'Amérique du 
Nord. Le développement des usines dans le Lancashire a fait naître de gigantesques 
plantations de coton dans le sud des États­Unis. On a fait venir des Noirs d’Afrique, 
main­d'œuvre bon marché pour un travail meurtrier dans les plantations de coton, de 
canne à sucre, de riz et de tabac. En Afrique, le commerce des esclaves prend une 
extension sans précédent, des peuplades entières sont pourchassées à l'intérieur du 
« continent   noir   »,   vendues   par   leurs   chefs,   transportées   par   terre   et   par   mer   sur 
d'énormes   distances   pour   être   vendues   en   Amérique.   On   assiste   à   une   véritable 
« migration des peuples » noirs. A la fin du XVIIIe siècle, il n'y avait que 697 000 
Noirs en Amérique ; en 1861, il y en avait quatre millions.

L'extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves au Sud de 
l'Union provoqua une croisade des États du Nord contre cette atteinte abominable aux 
principes chrétiens. En effet, l'arrivée massive de capitaux anglais dans les années 
1825­1860   avait   suscité   au   nord   des   États­Unis   une   grande   activité,   tant   dans   la 
construction de chemins de fer que dans la création d'une industrie moderne, et par là 
même d'une bourgeoisie, adepte convaincue d'une forme plus moderne de l'exploi­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 36

tation : l'esclavage salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud 
dont les esclaves, en six ou sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des 
pieux puritains  du Nord, une réprobation d'autant  plus vive que le  climat   ne leur 
permettait   pas   d'ériger   le   même   paradis   dans   leurs   États   !   C'est   pourquoi,   à 
l'instigation des États du Nord, l'esclavage fut aboli légalement en 1861 sur tout le 
territoire de l'Union. Les planteurs sudistes, atteints au plus profond de leurs intérêts, 
réagirent par la révolte ouverte. Les États du Sud firent sécession, et la guerre civile 
éclata.

Le ravage et la ruine économique des États du Sud fut la première conséquence de 
la guerre. La production et le commerce cessèrent, l'exportation de coton fut inter­
rompue.   L'industrie   anglaise   fut   ainsi   privée   de   matières   premières   et   une   crise 
terrible, qu'on a appelée la « famine du coton », éclata en Angleterre en 1863. Dans le 
Lancashire,   250   000   ouvriers   se   retrouvèrent   chômeurs   complets,   166   000   autres 
chômeurs partiels, seuls 120 000 d'entre eux trouvèrent encore un emploi à temps 
complet, mais à des salaires diminués de 10 à 20 pour cent. Une misère effroyable 
régna   parmi   la   population   du   district   et,   dans   une   pétition   au   parlement,   50   000 
ouvriers   demandèrent   une   subvention   leur   permettant   d'émigrer   avec   femmes   et 
enfants. L'essor capitaliste naissant des États australiens appelant une main­d’œuvre 
abondante   ­   les   immigrants   européens   ayant   exterminé   presque   complètement   la 
population indigène ­ l'Australie se déclara prête à accueillir les prolétaires anglais en 
chômage. Cependant les industriels anglais protestèrent violemment contre la fuite de 
leur « machinerie vivante » dont ils pouvaient avoir à nouveau besoin quand l'indus­
trie reprendrait son essor. On refusa aux ouvriers les moyens d'émigrer : ils durent 
subir jusqu'à la lie les horreurs de la crise.

La source américaine étant tarie, l'industrie anglaise cherche à se procurer ailleurs 
ses matières  premières  et dirige ses regards  vers les Indes orientales. On  procède 
fiévreusement  à l'aménagement  des  plantations  de coton et la culture vivrière  qui 
nourrit la population depuis des millénaires et constitue la base de son existence doit, 
sur de grandes étendues, céder le pas devant les espoirs de profit des spéculateurs. On 
restreint la culture du riz et peu d'années après, en 1866, une inflation extraordinaire 
des cours et la famine emportent, dans le seul district d'Orissa, au nord du Bengale, 
plus d'un million d'hommes.

Une deuxième expérience est faite en Égypte. Pour profiter de la conjoncture née 
de la guerre de Sécession, le vice­roi d’Égypte, Ismaël Pacha, aménage en hâte des 
plantations   de   coton.   Une   véritable   révolution   se   produit   dans   les   rapports   de 
propriété de la campagne égyptienne. On vole aux paysans une grande partie de leurs 
terres, on les déclare domaine royal et on les transforme en vastes plantations. Des 
milliers de paysans sont amenés à la cravache sur les plantations pour y élever des 
digues, y creuser des canaux, y pousser la charrue. Mais le vice­roi s'endette encore 
plus auprès des banquiers anglais et français pour acquérir des charrues à vapeur et 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 37

autres   installations   ultra­modernes   en   provenance   d'Angleterre.   Cette   grandiose 


spéculation se termina au bout d'un an par la faillite, lorsque la paix conclue aux 
États­Unis fit tomber le prix du coton en quelques jours au quart de ce qu'il était 
auparavant.   Résultat   de   cette   ère   du   coton   pour   l'Égypte   :   la   ruine   accélérée   de 
l'économie paysanne, l'effondrement accéléré des finances et, finalement, l'occupation 
accélérée de l'Égypte par l'armée anglaise.

Entre   temps,   l'industrie   cotonnière   fait   de   nouvelles   conquêtes.   La   guerre   de 


Crimée, interrompant en 1855 les exportations russes de chanvre et de lin, entraîne en 
Europe   occidentale   une   grave   crise   dans   la   fabrication   des   textiles   ;   l'industrie 
cotonnière s'étend de plus en plus aux dépens du lin. Au même moment, en Russie, 
avec l'effondrement de l'ancien système pendant la guerre de Crimée, se produit un 
bouleversement politique : le servage est aboli, des réformes libérales sont mises en 
place, le libre­échange est introduit, les chemins de fer se développent rapidement. De 
nouveaux   et   immenses   débouchés   s'ouvrent   ainsi   aux   produits   industriels   dans   le 
vaste Empire russe et l'industrie cotonnière anglaise est la première à pénétrer sur le 
marché   russe.   Dans   les   années   1860   également,   une   série   de   guerres   sanglantes 
ouvrent la Chine au commerce anglais. L'Angleterre domine le marché mondial et 
l'industrie  cotonnière  fournit la moitié  de ses  exportations.  La période des  années 
1860 et 1870 est celle des affaires les plus brillantes pour les capitalistes anglais ; 
c'est aussi l'époque où ils sont les plus enclins à s'assurer, par de petites concessions 
aux ouvriers, la disposition de leurs « bras » et la « paix industrielle ». C'est dans cette 
période   que   les   Trade­Unions   anglaises,   fileurs   et   tisserands   de   coton   en   tête, 
connaissent   leurs   plus   importants   succès   ;   en   même   temps,   les   traditions   révolu­
tionnaires du chartisme et les idées d'Owen s'éteignent dans le prolétariat anglais, qui 
se fixe dans un syndicalisme conservateur.

Bientôt   pourtant   les   temps   changent.   Sur   le   continent,   partout   où   l'Angleterre 


exportait ses cotonnades, une industrie cotonnière surgit peu à peu à son tour. Dès 
1844, les révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême annoncent la 
révolution de mars 1848. Dans les propres colonies de l'Angleterre, une industrie se 
développe. Les fabriques de coton de Bombay font bientôt concurrence aux fabriques 
anglaises et contribuent, dans les années 1880, à briser le monopole de l'Angleterre 
sur le marché mondial.

Enfin en Russie, l'essor de l'industrie cotonnière inaugure dans les années 1870 
l'ère de la grande industrie et des barrières douanières. Pour déjouer ces barrières, des 
usines  entières  sont transportées  avec leur personnel, de Saxe et du Vogtland,   en 
Pologne russe où de nouveaux centres industriels, Lodz, Zgierz, surgissent avec une 
soudaineté   californienne.   Peu   après   1880,   l'agitation   ouvrière   dans   le   district 
cotonnier de Moscou­Vladimir  arrache les premières  lois de l'Empire  russe sur la 
protection des ouvriers. En 1896, 60000 ouvriers des usines de coton de Pétersbourg 
organisent la première grève de masses en Russie. Et neuf ans plus tard, en juillet 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 38

1905,   dans   le   troisième   centre   de   l'industrie   cotonnière,   Lodz,   100   000   ouvriers, 
allemands en tête, dressent les premières barricades de la grande révolution russe.

Nous   avons   esquissé   ici,   à   grands   traits,   140  années   d'histoire   d'une   industrie 
moderne, une histoire qui se déroule au travers des cinq continents, qui brasse des 
millions de vies humaines, qui éclate ici en crise, là en famine, s'embrase tantôt en 
guerre,   tantôt   en   révolution,   et   laisse   partout   sur   son   chemin   des   montagnes   de 
richesses et des abîmes de misère ­ vaste fleuve de sueur et de sang du travail humain.

Ce sont les soubresauts de la vie, les effets à distance qui atteignent les peuples au 
plus profond, mais les chiffres arides des statistiques du commerce international n'en 
donnent pas la moindre idée.

En   un  siècle   et  demi,  depuis  que   l'industrie   moderne  a   fait   son  apparition   en 
Angleterre, l'économie mondiale capitaliste s'est vraiment élevée sur les souffrances 
et les convulsions de l'humanité entière. Elle a atteint un secteur de la production 
après l'autre, elle s'est emparée d'un pays après .l'autre. Par la vapeur et l'électricité, 
par le feu et l'épée, elle a pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber 
toutes les murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes 
collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l'humanité proléta­
rienne   actuelle.   Le   prolétariat   italien   qui,   chassé   par   le   capitalisme   de   sa   patrie, 
émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout prêt, 
importé des États­Unis ou d’Angleterre.

Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend 
pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du 
commerce dans le monde entier. Trouvera­t­il ou non du travail ? Son salaire suffira­
t­il pour rassasier femme et enfants ? Sera­t­il condamné plusieurs jours par semaine 
à des loisirs forcés ou à l'enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C'est une 
oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États­Unis, selon la moisson de 
blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d'or ou de diamant en Afrique, 
selon   les   troubles   révolutionnaires   au   Brésil,   les   conflits   douaniers,   les   troubles 
diplomatiques   et   les   guerres   sur   les   cinq   continents.   Rien   n'est   plus   frappant 
aujourd'hui, rien n'a une importance  plus décisive  pour la vie politique  et  sociale 
actuelle   que   la   contradiction   entre   ce   fondement   économique   commun   unissant 
chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité 
et   la   superstructure   politique   des   États   qui   cherche   à   diviser   artificiellement   les 
peuples,   par   les   poteaux­frontières,   les   barrières   douanières   et   le   militarisme,   en 
autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres.

Tout cela n'existe pas pour les Bûcher, Sombart et compagnie ! Pour eux n'existe 
que le « microcosme toujours plus parfait » ! Ils ne voient nulle part de « phénomènes 
particuliers » « différant essentiellement » de ceux d'une économie nationale ! N'est­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 39

ce pas une énigme ? Peut­on concevoir, sur tout autre terrain que celui de l'économie 
politique, un tel aveuglement de la part de représentants officiels de la science, face à 
des phénomènes dont l'abondance et la clarté crèvent les yeux de tout observateur ? 
Si, en tout cas, dans les sciences de la nature, un savant réputé défendait aujourd'hui 
publiquement la thèse selon laquelle ce n'est pas la terre qui tourne autour du soleil, 
mais le soleil et tous les astres qui tournent autour de la terre, s'il affirmait qu'il « ne 
connaît pas de phénomènes » qui contredisent « essentiellement » sa thèse, un tel 
savant pourrait être assuré de provoquer les rires homériques de tout le monde cultivé 
et   d'être   finalement,   à   l'instigation   de   sa   famille   inquiète,   soumis   à   un   examen 
psychiatrique.

Certes, il y a quatre siècles, non seulement des thèses semblables étaient impuné­
ment répandues, mais quiconque entreprenait d'en exposer publiquement le caractère 
erroné risquait de finir sur le bûcher. A cette époque, il était d'un intérêt primordial 
pour l'Église catholique de faire croire que la terre était le centre du monde dans le 
mouvement des astres et toute atteinte à l'imaginaire souveraineté du globe terrestre 
dans l'espace cosmique était en même temps une atteinte à la tyrannie spirituelle de 
l'Église et à ses intérêts sur la surface de la terre. A cette époque, les sciences de la 
nature   étaient   donc   le   point   névralgique   du  système   social   dominant   et   la   mysti­
fication dans les sciences de la nature était un instrument indispensable d'asservisse­
ment. Aujourd'hui, sous la domination du capital, le point névralgique du système 
social ne réside plus dans la croyance en la mission de la terre au sein de  l'azur 
céleste, mais dans la croyance en la mission de l'état bourgeois sur la terre. Et comme 
aujourd'hui,   sur   les   puissantes   vagues   de   l'économie   mondiale,   de   graves   ennuis 
commencent   déjà   à   surgir   et   à   s'amonceler,   que   des   tempêtes   s'y   préparent   qui 
balaieront le « microcosme » de l'état bourgeois de la surface de la terre comme un 
fétu de paille, la « garde suisse » scientifique de la domination capitaliste se précipite 
aux portes du donjon, c'est­à­dire de l'« État national », pour le défendre jusqu'à son 
dernier souffle. Le fondement de l'économie politique actuelle, c'est une mystification 
scientifique dans l'intérêt de la bourgeoisie.

Retour à la table des matières
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 40

Parfois, on donne simplement de l'économie politique la définition suivante : ce 
serait « la science des relations économiques entre les hommes ». Ceux qui se servent 
d'une telle formulation croient éviter ainsi les écueils de l' « économie nationale » au 
sein de l'économie mondiale, en généralisant le problème de façon vague et en parlant 
de   l'économie   «  des   hommes».  En   se  perdant  ainsi  dans   le   vague,  on  ne   clarifie 
cependant pas les choses, on les rend plus confuses encore, s'il est possible ; car la 
question qui se pose alors est la suivante : est­il besoin, et pourquoi est­il besoin, 
d'une science des relations économiques « des hommes », donc de tous les hommes, 
en tous temps et en toutes circonstances ?

Prenons n'importe quel exemple de relations économiques humaines, aussi simple 
et   aussi   clair   que   possible.   Transportons­nous   à   l'époque   où   l'économie   mondiale 
actuelle n'existait pas encore, où le commerce marchand n'était florissant que dans les 
villes, tandis qu'à la campagne l'économie naturelle, c'est­à­dire la production pour les 
besoins immédiats, dominait aussi bien dans les grands domaines terriens que dans 
les petites exploitations paysannes. Prenons par exemple la situation en Haute­Écosse 
dans les années 50 du siècle passé, telle que la décrit Dugald Stewart :

« D'après le  Statistical Account,  on vit jadis, dans quelques parties de la Haute­


Écosse, arriver, avec femmes  et enfants, un grand nombre de bergers et de petits 
paysans chaussés de souliers qu'ils avaient fait eux­mêmes après en avoir tanné le 
cuir, vêtus d'habits qu'aucune autre main que la leur n'avait touchés, dont la matière 
était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin qu'ils avaient eux­
mêmes  cultivé. Dans la confection des vêtements,  il était  à peine entré un article 
acheté,   à   l'exception   des   alènes,   des   aiguilles,   des   dés   et   de   quelques   parties   de 
l'outillage en fer employé pour le tissage. Les femmes avaient extrait elles­mêmes les 
couleurs, d'arbustes et de plantes indigènes, etc. »  1

Ou bien, prenons un exemple en Russie OÙ, il y a relativement peu de temps 
encore, à la fin des années 1870, régnait une économie paysanne du même genre : 
« Le sol qu'il (le paysan du district de Viazma dans le gouvernement de Smolensk) 
cultive, lui fournit la nourriture, les vêtements et presque tout ce qui est nécessaire à 
son existence : le pain, les pommes de terre, le lait, la viande, les oeufs, le tissu de lin, 
le drap, les peaux de mouton et la laine pour les vêtements chauds... Il ne se procure 
pour de l'argent que des bottes et quelques articles vestimentaires tels que ceinture, 
casquette, gants et aussi quelques ustensiles ménagers indispensables : vaisselle en 
terre ou en bois, tisonnier, chaudron et autres choses semblables. »  2

Aujourd'hui   encore,   il   existe   de   telles   économies   paysannes   en   Bosnie,   en 


Herzegovie, en Serbie, en Dalmatie. Si nous voulions exposer à tel paysan de Haute­
Écosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, les questions professorales habituelles 
1   Cité par Karl Marx, « Le Capital », tome 2, p. 163­164, Éditions Sociales, Paris, 1948.
2   Prof. Nikolaï Sieber : « David Ricardo et Karl Marx », Moscou, 1879.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 41

d'économie politique concernant le « but de l'économie », la « naissance et la répar­
tition de la richesse », il ouvrirait sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but, 
moi et ma famille, nous travaillons, ou, en termes savants, quels « ressorts » nous 
incitent à nous occuper d'« économie » ? s'exclamerait­il. Eh bien ! il faut bien que 
nous vivions et les alouettes ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous 
ne travaillions pas, nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous 
maintenir, pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit 
au­dessus de nos têtes. Ce que nous produisons, « quelle direction » nous donnons à 
notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous produisons ce dont nous avons 
besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre. Nous cultivons du blé et 
du seigle, de l'avoine et de l'orge, nous plantons des pommes de terre, nous élevons, 
selon les cas, des vaches et des moutons, des poules et des canards. En hiver, on file, 
ce qui est l'affaire des femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la 
scie   et   au   marteau,   ce   qu'il   faut   pour   la   maison.   Appelez   cela   si   vous   voulez   « 
économie agricole » ou « artisanale », en tout cas il nous faut faire un peu de tout 
parce qu'on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au champ. Comment 
nous « divisons » ces travaux ? Voilà encore une curieuse question ! Les hommes 
font   évidemment   ce   qui   exige   une   force   masculine,   les   femmes   s'occupent   de   la 
maison, des vaches et du poulailler, les enfants aident ici et là. Ou bien croyez­vous 
que je devrais envoyer ma femme couper le bois et traire moi­même la vache ? (Le 
brave homme ne sait pas ­ ajoutons­nous pour notre part ­ que chez beaucoup de 
peuples primitifs, par exemple chez les indiens du Brésil, c'est justement la femme 
qui va dans la forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis 
que chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement 
gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd'hui encore, en Dalmatie, 
la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l'homme vigoureux chemine 
à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette « division du travail » 
paraît alors aussi naturelle qu'il semble naturel à notre paysan d'abattre le bois tandis 
que sa femme trait les vaches.) Et puis : ce que j'appelle ma richesse ? Mais tout 
enfant le comprend au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines, 
l'étable bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande taille ; 
pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui l'eau passe à travers le 
toit quand il pleut. De quoi dépend « l'augmentation de ma richesse » ? A quoi bon 
cette question ? Si j'avais un plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement 
plus riche, et si en été, ce qu'à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons 
tous pauvres au village en 24 heures.

Nous avons fait ici répondre patiemment le paysan aux savantes questions d'éco­
nomie politique, mais nous sommes sûrs qu'avant que le professeur venu, avec son 
carnet et son stylo, enquêter scientifiquement dans une ferme de Haute­Écosse ou de 
Bosnie, ait pu arriver à la moitié de ses questions, il lui aurait fallu repasser la porte. 
En réalité, toutes les conditions d'une telle économie paysanne sont si simples et si 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 42

claires que leur analyse avec le scalpel de l'économie politique donne l'impression 
d'un jeu stérile et vain.

On peut évidemment nous rétorquer que nous avons peut­être mal choisi notre 
exemple, en prenant une minuscule économie paysanne se suffisant à elle­même et 
dont l'extrême simplicité résulte de la pauvreté des moyens et des dimensions. Pre­
nons donc un autre exemple : quittons la petite exploitation paysanne qui végète dans 
un coin perdu et dirigeons nos regards vers les sommets d'un puissant empire, celui de 
Charlemagne. Cet empereur qui fit de l'Empire allemand, au début du IXe siècle, le 
plus puissant Empire d'Europe, qui, pour agrandir et consolider cet Empire, n'entreprit 
pas  moins  de 53 expéditions  militaires  et  avait  rassemblé  sous  son sceptre,   outre 
l'actuelle Allemagne, la France, l'Italie, la Suisse, le nord de l'Espagne, la Hollande et 
la Belgique, cet empereur donc prenait cependant très à cœur la situation économique 
de ses domaines et de ses fermes. Il avait de sa main rédigé un texte de loi en 70 
paragraphes concernant les règles économiques de ses fermes : le célèbre Capitulare 
de villis, c'est­à­dire loi sur les fermes, document qui nous a été conservé comme un 
joyau   précieux,   transmis   par   l'histoire   à   travers   la   poussière   et   la   moisissure   des 
archives. Ce document a droit à toute notre attention pour deux raisons. Première­
ment,   la   plupart   des   fermes   de  Charlemagne   sont   devenues   ensuite   de   puissantes 
villes impériales ; ainsi Aix, Cologne, Munich, Bâle, Strasbourg et beaucoup d'autres 
grandes   villes   sont   d'anciennes   fermes   de   l'empereur   Charles.   Deuxièmement,   les 
institutions   économiques   de   Charlemagne   ont   servi   de   modèle   à   tous   les   grands 
domaines laïques ou religieux du début du Moyen Age ; les fermes de Charlemagne 
reprenaient les traditions de l'ancienne Rome et de la vie raffinée de ses nobles fer­
miers pour les transplanter dans le milieu plus fruste de la jeune noblesse germanique 
guerrière ­ et ses prescriptions sur la culture de la vigne, des fruits et des légumes, sur 
l'horticulture, sur l'élevage des volailles, etc., étaient un acte historique de civilisation.

Examinons donc ce document. Le grand empereur exige avant tout qu'on le serve 
honnêtement et qu'on prenne soin de ses sujets sur ses domaines, afin qu'ils soient à 
l'abri de la misère ; ils ne doivent pas être accablés de travail au­delà de leurs forces ; 
S'ils travaillent jusque dans la nuit, ils doivent en être dédommagés. Mais les sujets, 
de leur côté, doivent loyalement prendre soin de la vigne et mettre le vin pressé en 
bouteilles afin qu'il ne se gâte pas. S'ils se dérobent à leurs obligations, ils sont châtiés 
«sur le dos ou autrement». L'empereur prescrit en outre qu'on élève sur ses domaines 
des abeilles et des oies ; la volaille doit être en bon état et se reproduire ; on doit aussi 
attacher le plus grand soin à l'augmentation numérique des vaches, des juments, des 
moutons.

Nous voulons en outre, écrit l'empereur, que nos forêts soient exploitées raison­
nablement,   qu'il   n'y   ait   pas   de   déboisement   et   que   faucons   et   éperviers   y   soient 
entretenus.   On doit  toujours  maintenir  à  notre  disposition  des   oies   grasses   et  des 
poulets ; on doit vendre sur le marché les oeufs non consommés. Dans chacune de nos 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 43

fermes, il doit y avoir une provision de bons édredons, de matelas, de couvertures, de 
crémaillères, de haches, de forets, pour n'avoir rien à emprunter à personne. L'empe­
reur prescrit encore qu'on lui rende un compte exact du rendement de ses domaines, à 
savoir combien il a été produit de chaque chose, et il énumère : légumes, beurre, 
fromage, miel, huile, vinaigre, raves « et autres petites choses », comme il est dit dans 
le célèbre document. En outre, l'empereur prescrit qu'il y ait en nombre suffisant, dans 
chacun de ses domaines, divers artisans experts dans tous les arts, et il énumère de 
nouveau en détail les différentes espèces d'artisans. En outre, il fixe le jour de Noël 
comme dernier délai pour lui remettre annuellement les comptes de ses richesses, et le 
plus modeste paysan n'est pas plus vigilant pour établir le compte exact, en bétail ou 
en   oeufs,   dans   sa   ferme,   que   ne   l'est   le   grand   empereur.   Le   paragraphe   62   du 
document affirme : « Il est important que nous sachions ce que nous avons de toutes 
ces choses, et en quelle quantité. » Et de nouveau, il énumère : bœufs, moulins, bois, 
bateaux, pieds de vigne, légumes, laine, lin, chanvre, fruits, abeilles, poissons, peaux, 
cire et miel, vins anciens et nouveaux et autres choses qu'on lui livre. Et il ajoute 
cordialement, pour réconforter ses chers sujets qui doivent livrer tout cela : « Nous 
espérons que tout cela ne vous paraîtra pas trop dur, car vous pouvez à votre tour 
l'exiger, étant chacun maître sur votre domaine. » Nous trouvons encore des prescrip­
tions exactes sur la manière d'emballer et de transporter les vins qui constituaient 
apparemment un souci gouvernemental tout particulier du grand empereur : « On doit 
transporter le vin dans des tonneaux solidement cerclés de fer, et jamais dans des 
outres. En ce qui concerne la farine, elle doit être transportée dans des charrettes 
doubles et recouvertes de cuir, de sorte qu'elle puisse passer les fleuves, sans subir de 
dommage. Je veux aussi qu'on me rende un compte exact des cornes de mes boucs et 
de mes chèvres, de même que des peaux des loups abattus au cours de chaque année. 
Au mois  de mai, on ne doit pas négliger de déclarer une guerre impitoyable  aux 
jeunes   louveteaux.   »   Enfin,   au   dernier   paragraphe,   Charlemagne   énumère   encore 
toutes les fleurs, tous les arbres et toutes les herbes qu'il veut voir cultivés sur ses 
domaines, tels que roses, lis, romarin, concombres, oignons, radis, cumin,  etc. Le 
célèbre document se termine par l'énumération des diverses sortes de pommes.

Voilà l'image de l'économie impériale au IXe siècle et, bien qu'il s'agisse d'un des 
plus riches et plus puissants princes du Moyen Age, on admettra que cette économie 
et ces principes rappellent de façon surprenante cette petite exploitation paysanne que 
nous avions d'abord considérée. Ici aussi, l'impérial intendant, si nous voulions lui 
poser les fameuses questions concernant l'économie politique, l'essence de la richesse, 
le but de la production, la division du travail, etc., nous renverrait d'un auguste geste 
de la main aux montagnes de céréales, de laine et de chanvre, aux tonneaux de vin, 
d'huile et de vinaigre, aux étables pleines de vaches, de bœufs et de moutons. Et nous 
ne   saurions   vraiment   pas   davantage   quelles   mystérieuses   «   lois   »   la   science   de 
l'économie politique aurait à étudier et à déchiffrer dans cette économie où toutes les 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 44

connexions, les causes et les effets, le travail et les résultats, sont clairs comme le 
jour.

Peut­être le lecteur nous fera­t­il remarquer que nous avons encore une fois mal 
choisi notre exemple. Après tout, il ressort du document de Charlemagne qu'il ne 
s'agit pas ici de l'économie publique de l'Empire allemand, mais de l'économie privée 
de   l'empereur.   Mais   en   opposant   ces   deux   notions,   on   commettrait   sûrement   une 
erreur historique en ce qui concerne le Moyen Age. Certes. les Capitulaires concer­
naient l'économie dans les fermes et les domaines de l'empereur Charles, mais il la 
dirigeait   en   prince   et   non   en   particulier.   Ou   plus   exactement,   l'empereur   était 
propriétaire foncier de ses terres, mais tout grand propriétaire foncier noble était au 
Moyen Age, notamment au temps de Charlemagne, un empereur en petit, c'est­à­dire 
qu'en vertu de sa propriété libre et noble du sol, il légiférait,  levait les  impôts et 
rendait la justice pour toute la population de ses domaines. Les dispositions écono­
miques   prises   par   Charlemagne   étaient   effectivement   des   actes   de   gouvernement, 
comme   le   prouve   leur   force   même   :   elles   constituent   un   des   65   «   capitulaires   » 
rédigés   par   l'empereur   et   publiés   lors   des   assemblées   annuelles   des   Grands   de 
l'Empire.   Et   les   dispositions   concernant   les   radis   et   les   tonneaux   cerclés   de   fer 
procèdent de la même autorité et sont rédigés dans le même style que par exemple les 
exhortations aux religieux dans la « Capitula Episcoporum », « loi épiscopale », où 
Charlemagne tire l'oreille aux serviteurs du Seigneur et les exhorte énergiquement à 
ne pas jurer, à ne pas s'enivrer, à ne pas fréquenter les mauvais lieux, à ne pas entre­
tenir de femmes et à ne pas vendre trop cher les saints sacrements. Nous pouvons 
chercher où nous voulons au Moyen Age, nous ne trouverons nulle part d'entreprise 
économique dont celle de Charlemagne ne soit le modèle et le type, qu'il s'agisse de 
grands domaines nobles, ou bien de la petite exploitation paysanne décrite plus haut, 
de   familles   paysannes   isolées,   travaillant   pour   elles­mêmes,   ou   de   communautés 
coopératives.

Ce qu'il y a de plus frappant dans les deux exemples, c'est qu'ici les besoins de 
l'existence humaine guident et dictent si immédiatement le travail et que le résultat 
correspond si exactement aux intentions et aux besoins que les conditions en acquiè­
rent, à grande ou à petite échelle, une surprenante simplicité et clarté. Le petit paysan 
dans sa ferme comme le grand monarque dans ses domaines savent exactement ce 
qu'ils veulent obtenir par la production. Il n'y a d'ailleurs rien de sorcier à le savoir : 
ils veulent tous deux satisfaire les besoins naturels de l'homme en nourriture et en 
boisson, en vêtements et autres commodités de la vie. La seule différence est que le 
paysan dort sans doute sur la paille et le grand propriétaire foncier sur un mol édre­
don, que le paysan boit à table de la bière ou de l'hydromel et le grand propriétaire des 
vins fins. La seule différence réside dans la quantité et la qualité des biens produits. 
Mais  le fondement de l'économie  et son but, la satisfaction  des  besoins  humains, 
restent  les mêmes.  Au travail,  qui procède de ce but naturel, correspond,   avec  la 
même évidence, le résultat. Ici, de nouveau, dans le processus du travail, il y a des 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 45

différences : le paysan travaille lui­même avec les membres de sa famille et il n'a du 
fruit de son travail qu'autant que peut lui fournir son arpent de terre et sa part du 
terrain communal ou plutôt ­ puisque nous parlons du paysan médiéval taillable et 
corvéable ­ qu'autant que lui laissent le seigneur et l'Église après les impôts et les 
corvées. Mais que chaque paysan travaille pour lui­même avec sa famille ou que tous 
travaillent ensemble pour le seigneur féodal sous la conduite du maire ou du bailli, le 
résultat   de   ce   travail   n'est   rien   d'autre   qu'une   certaine   quantité   de   moyens   de 
subsistance au sens large, c'est­à­dire exactement ce dont il est besoin et à peu près 
autant qu'il en est besoin.

On peut retourner une telle économie dans tous les sens, elle ne contient aucun 
mystère ; pour la percer, il n'est besoin ni d'une science spéciale ni de profondes 
recherches. Le paysan le plus borné savait très bien au Moyen Age de quoi dépendait 
sa richesse, ou plutôt sa pauvreté, en dehors des catastrophes naturelles qui frappaient 
de temps à autre ses terres comme celles des seigneurs. Il savait fort bien que sa 
misère avait une cause très simple et très directe : premièrement, l'extorsion   sans 
limites de corvées et d'impôts par les seigneurs féodaux ; deuxièmement, le vol, par 
les mêmes seigneurs, du terrain communal, de la forêt, des prés, de l'eau. Et ce que le 
paysan savait, il l'a proclamé bien haut à travers le monde dans les guerres paysannes, 
il l'a montré en allumant le coq rouge sur le toit de ceux qui lui suçaient le sang. Ce 
qui relevait ici de l'étude scientifique, c'était seulement l'origine historique et l'évolu­
tion   de   cette   situation,   c'était   la   recherche   des   raisons   pour   lesquelles   dans   toute 
l’Europe les anciennes propriétés rurales paysannes libres s'étaient transformées en 
domaines   seigneuriaux   nobles   levant   des   intérêts   et   des   impôts,   et   l'ancienne 
paysannerie libre en une masse de sujets corvéables et même plus tard attachés à la 
glèbe.

Les choses sont toutefois entièrement différentes si nous envisageons n'importe 
quel phénomène de la vie économique actuelle. Prenons par exemple un des phéno­
mènes les plus remarquables et les plus frappants : la crise commerciale.

Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et industrielles 
et nous connaissons par expérience leur déroulement dont Friedrich Engels a donné 
une description classique : « Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les 
produits  sont  là  en quantités  si  grandes  qu'ils   sont  invendables,   l'argent   comptant 
devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses 
manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsis­
tance,   les   faillites   succèdent   aux   faillites,   les   ventes   forcées   aux   ventes   forcées. 
L'engorgement   dure   des   années,   forces   productives   et   produits   sont   dilapidés   et 
détruits en masse jusqu'à ce que les surplus de marchandises accumulées s'écoulent 
enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange 
reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l'allure s'accélère, passe au trot, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 46

le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre 
d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, 
pour   finir,   après   les   sauts   les   plus   périlleux,   par   se   retrouver...   dans   le   fossé   du 
krach. »  1

Nous savons tous qu'une telle crise est la terreur de tout pays moderne, et déjà la 
façon dont l'approche d'une crise s'annonce est significative. Après quelques années 
de prospérité et de bonnes affaires, des murmures confus commencent çà et là dans la 
presse, à la Bourse circulent quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes 
se font plus précis dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque 
d'État augmente le taux d'escompte, c'est­à­dire qu'elle rend plus difficile et limité le 
crédit, jusqu'à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en averse. Et la 
crise   une   fois   déclenchée,   on   se   dispute   pour   savoir   qui   en   est   responsable.   Les 
hommes d'affaires en rendent responsables les Banques, par leur refus total de crédit, 
et les boursiers, par leur rage de spéculation ; les boursiers en rendent les industriels 
responsables, les industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.

Les affaires reprennent­elles enfin, la Bourse, les journaux notent aussitôt avec 
soulagement les premiers signes d'une amélioration jusqu'à ce que l'espoir, le calme et 
la sécurité s'instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce qu'il y a de plus remar­
quable dans tout cela, c'est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et 
traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs 
humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme 
une épreuve du ciel, à la façon par exemple d'un orage, d'un tremblement de terre ou 
d'une inondation. Les termes mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont 
coutume de rendre compte d'une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine 
: « Le ciel jusqu'ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres 
nuages » ou, quand il s'agit d'annoncer une brusque hausse du taux de l'escompte, 
c'est inévitablement sous le titre : « Signes annonciateurs de la tempête », de même 
que nous lisons ensuite que l'orage se dissipe et que l'horizon s'éclaircit. Cette façon 
de s'exprimer reflète autre chose que le manque d'imagination chez les plumitifs du 
monde des affaires, elle est typique de l'effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit 
par une crise. La société moderne remarque avec effroi l'approche de la crise, elle 
courbe l'échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de l'épreuve, 
puis relève la tête, d'abord avec hésitation et incrédulité, puis finalement se retrouve 
tranquillisée.

Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Age face à la 
famine ou à la peste, ou aujourd'hui le paysan face à un orage ou à la grêle : le même 
désarroi et la même impuissance face à une dure épreuve. Mais quoique la famine et 
la   peste   soient,   en   dernière   analyse,   des   phénomènes   sociaux,   ce   sont   d'abord   et 
immédiatement les résultats de phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de 
1   Engels: « Anti­Dühring », Éditions Sociales, 1950, p. 315.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 47

germes pathogènes, etc. L'orage est un événement élémentaire de la nature physique 
et  personne  ne  peut,  au  moins  dans   l'état  actuel  des   sciences   de  la  nature   et   des 
techniques, provoquer ou empêcher un orage. Qu'est­ce, en revanche, que la crise 
moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises sont produi­
tes, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le commerce et avec lui 
l'industrie se bloquent. Mais la production de marchandises, leur vente, le commerce, 
l'industrie…, ce sont là des relations purement humaines. Ce sont les hommes eux­
mêmes qui produisent les marchandises, les hommes eux­mêmes qui les achètent, le 
commerce se pratique d'homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances 
qui constituent la crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l'activité 
humaine. Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n'est donc rien d'autre que la 
société humaine.

Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable fléau pour la 
société moderne, qu'on l'attend avec terreur et qu'on la supporte avec désespoir, que 
personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part quelques spéculateurs en Bourse 
qui essaient de profiter des crises pour s'enrichir rapidement aux dépens des autres, 
mais sont souvent pris à leur propre piège, la crise est pour tout le monde un danger, 
sinon une gêne. Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent 
de leurs propres mains et pourtant ils n'en veulent pour rien au monde. Là, nous avons 
vraiment  une  énigme   de la   vie  économique   qu'aucun  des   intéressés  ne  peut   nous 
expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait d'une part ce que 
voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et d'autre part, ce qu'il voulait et ce 
dont il avait besoin lui­même : du grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille. 
Le grand propriétaire médiéval faisait produire pour lui ce qu'il voulait et ce dont il 
avait besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des vivres et des 
objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle produit ce qu'elle ne veut 
pas et dont elle n'a pas besoin : des crises ; elle produit de temps en temps des moyens 
de subsistance dont elle n'a pas l'usage, elle souffre périodiquement de famines, alors 
qu'il y a d'énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et 
le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d'obscur, de 
mystérieux.

Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des travail­
leurs de tous les pays ­ le chômage.

Le chômage n'est plus, comme la crise, un cataclysme qui s'abat de temps à autre 
sur   la   société   :   il   est   devenu   aujourd'hui,   à   plus   ou   moins   grande   échelle,   un 
phénomène permanent de la vie économique. Les catégories de travailleurs les mieux 
organisées  et  les  mieux  payées,  qui  tiennent  leurs   listes  de  chômeurs,  notent   une 
chaîne ininterrompue de chiffres pour chaque année et chaque mois et chaque se­
maine   de   l'année   :   ces   chiffres   sont   soumis   à   de   grandes   variations,   mais   ne 
disparaissent  jamais  complètement.   L'impuissance   de  la   société   actuelle   devant   le 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 48

chômage, ce terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l'ampleur 
du mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints de s'en 
occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la décision de 
procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente pour l'essentiel 
de mesurer le niveau atteint par le mal ­ comme on mesure le niveau de l'eau lors des 
inondations ­ et, dans le meilleur des cas, d'atténuer un peu les effets du mal par de 
faibles palliatifs, sous la forme d'allocations de chômage ­ en général aux frais des 
travailleurs non­chômeurs ­ sans faire la moindre tentative pour éliminer le mal lui­
même.

Au   début   du   XIXe   siècle,   le   pasteur   anglican  Malthus,  grand   prophète   de   la 


bourgeoisie anglaise, avait proclamé avec une réconfortante brutalité : « Quiconque 
naît dans une société déjà surpeuplée n'a ­ si sa famille ne peut lui fournir les quelques 
moyens d'existence qu'il est en droit d'exiger d'elle et dans le cas où la société n'a 
aucun besoin de son travail ­ aucun droit à la moindre quantité de nourriture et il n'a 
réellement rien à faire en ce monde. Au grand banquet de la nature, aucune table n'est 
mise pour lui. La nature lui signifie d'avoir à se retirer et elle exécute rapidement son 
propre   commandement.   »   L'actuelle   société   officielle,   avec   l'hypocrisie   de   ses   « 
réformes sociales », réprouve une aussi brutale franchise. Mais en réalité, le prolétaire 
au chômage est finalement contraint par elle, si elle « n'a pas besoin de son travail », 
de se « retirer » de ce monde, d'une manière ou d'une autre, rapidement ou lentement, 
ce   dont   témoignent,   pendant   toutes   les   grandes   crises,   les   chiffres   concernant 
l'augmentation des maladies, la mortalité infantile, les crimes contre la propriété.

La comparaison même, à laquelle nous avons eu recours, entre le chômage et une 
inondation,   montre   que   nous   sommes   en   fait  moins  impuissants   devant   des 
événements   élémentaires   de   la   nature   physique   que   devant   nos   propres   affaires 
purement sociales, purement humaines ! Les inondations périodiques qui ravagent au 
printemps l'est de l'Allemagne ne sont en dernière analyse qu'une conséquence de 
notre impéritie en matière d'hydrographie. La technique, en son état actuel, donne 
déjà des moyens suffisants pour protéger l'agriculture de la puissance des eaux et 
même pour mettre à profit cette puissance ; simplement ces moyens ne peuvent être 
appliqués   qu'à   grande   échelle,   par   une   organisation   rationnelle   et   cohérente   qui 
devrait transformer toute la région touchée, modifier en conséquence la répartition 
des terres arables et des prés, construire des digues et des écluses, régulariser le cours 
des fleuves. Cette grande réforme ne sera évidemment pas entreprise, en partie parce 
que ni les capitalistes privés ni l'État ne veulent fournir les moyens nécessaires à une 
telle   entreprise,   en   partie   parce   qu'elle   se   heurterait   aux   droits   les   plus   variés   de 
propriété privée du sol. Mais la société actuelle a déjà en main les moyens de faire 
face aux dangers des eaux et de dompter l'élément déchaîné, même si elle n'est pas en 
mesure   d'appliquer   ces   moyens.   En   revanche,   la   société   actuelle   n'a   pas   encore 
inventé de moyens pour lutter contre le chômage. Et pourtant, ce n'est pas un élément, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 49

ce  n'est  pas  un  phénomène  naturel   ni  une puissance  surhumaine,   c'est  un   produit 
purement humain des conditions économiques. Et nous voici de nouveau devant une 
énigme   économique,   devant   un   phénomène   sur   lequel   personne   ne   compte,   que 
personne ne cherche consciemment  à provoquer et qui pourtant  se répète   avec  la 
régularité d'un phénomène naturel, pour ainsi dire pardessus la tête des hommes.

Mais il n'est même pas besoin d'aller chercher des phénomènes aussi frappants de 
la vie actuelle, tels que crise et chômage, c'est­à­dire des calamités ou des cas de 
nature extraordinaire et qui constituent, de l'avis courant, des exceptions dans le cours 
habituel des choses. Prenons l'exemple le plus ordinaire de la vie quotidienne qui se 
renouvelle des milliers de fois dans tous les pays : les variations de prix des marchan­
dises.  Tout enfant sait que les prix de toutes les marchandises ne sont pas quelque 
chose de fixe et d'immuable, mais montent ou baissent presque tous les jours, parfois 
même d'une heure à l'autre. Prenons n'importe quel journal, ouvrons­le à la page du 
cours des produits et nous verrons le mouvement des prix du jour précédent. Blé ; 
matinée, ambiance faible, vers midi un peu plus animé, vers la fermeture les prix 
montent, ou bien c'est l'inverse. De même pour le cuivre et le fer, le sucre et l'huile de 
colza. Et de même pour les actions des différentes entreprises industrielles, pour les 
valeurs  privées ou d'État, à la Bourse des valeurs. Les  variations  de prix sont un 
phénomène incessant, quotidien, tout à fait « normal », de la vie économique contem­
poraine. Mais ces variations provoquent chaque jour, à chaque heure, des modifica­
tions dans la situation de fortune des possesseurs de tous ces produits et de tous ces 
titres.  Les  prix  du coton montent­ils, et  momentanément  tous  les  commerçants   et 
fabricants qui ont des stocks de coton dans leurs entrepôts voient leur fortune croître ; 
les prix baissent­ils, et ces fortunes fondent proportionnellement. Les prix du cuivre 
sont­ils en hausse, les détenteurs d'actions de mines de cuivre s'enrichissent ; les prix 
tombent­ils, ils s'appauvrissent.

C'est ainsi que, par l'effet de simples variations de prix sur la base de télégrammes 
en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir millionnaires ou se retrouver 
mendiants, et c'est essentiellement là­dessus que repose la spéculation en Bourse, et 
ses escroqueries. Le propriétaire terrien médiéval pouvait s'enrichir ou s'appauvrir par 
le fait d'une bonne ou d'une mauvaise récolte ; ou bien encore, il s'enrichissait, s'il 
était   chevalier­brigand   et   faisait   une   bonne   prise   en   guettant   les   marchands   qui 
passaient ; ou bien encore ­ et c'était là le moyen en fin de compte le plus éprouvé et 
le plus apprécié ­ il augmentait sa richesse quand il pouvait extorquer plus que de 
coutume   à   ses   serfs,   en   aggravant   les   corvées   et   en   augmentant   les   impôts. 
Aujourd'hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le petit doigt, sans 
le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait fait de cadeau ou ne l'ait 
dévalisé.   Les   variations   de   prix   sont   comme   un   mouvement   mystérieux   auquel 
présiderait, derrière le dos des hommes, une puissance invisible, opérant un continuel 
déplacement   dans   la   répartition   de   la   richesse   sociale.   On   note   simplement   ce 
mouvement, comme on lit la température sur un thermomètre, ou la pression atmos­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 50

phérique sur un baromètre. Et pourtant les prix des marchandises et leur mouvement 
sont   manifestement   une   affaire   purement   humaine,   et   non   de   la   magie.   Personne 
d'autre que les hommes eux­mêmes ne fabrique de ses mains les marchandises et n'en 
fixe les prix ; seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur 
quoi personne ne comptait, que personne ne visait ; une fois de plus, les besoins, le 
but et le résultat de l'activité économique des hommes ne sont plus du tout en accord 
les uns avec les autres.

D'où cela provient­il ? Et quelles lois obscures se combinent­elles derrière le dos 
des   hommes   pour   que   leur   propre   vie   économique   aboutisse   à   de   si   étranges 
résultats   ?   On   ne   peut   l'élucider   que   par   une   étude   scientifique.   Une   recherche 
rigoureuse, une réflexion, des analyses, des comparaisons approfondies deviennent 
nécessaires pour résoudre toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées 
qui font que les résultats de l'activité économique des hommes ne coïncident plus 
avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience. La tâche de 
la recherche scientifique, c'est de découvrir le manque de conscience dont souffre 
l'économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l'économie 
politique.

Dans son voyage autour du monde, Darwin raconte ceci sur les habitants de la 
terre de feu : « Ils souffrent souvent de famines ; j'ai entendu le capitaine d'un bâti­
ment chasseur de phoques, Mister Low, qui connaissait très bien les indigènes de ce 
pays, donner une description remarquable de l'état dans lequel se trouvait, sur la côte 
ouest, un groupe de 150 indigènes d'une extrême maigreur et en grande détresse. Une 
suite   de   tempêtes   empêchèrent   les   femmes   de   ramasser   des   coquillages   sur   les 
rochers. Ils ne pouvaient pas non plus sortir en canoë pour attraper des phoques. Un 
petit groupe de ces gens se mit un matin en route et les autres indiens leur expli­
quèrent   qu'ils   entreprenaient   un   voyage   de   quatre   jours   pour   aller   chercher   de   la 
nourriture. A leur retour, Low alla les voir et les trouva épuisés de fatigue ; chacun 
d'eux avait un grand carré de lard de baleine putréfié ; par un trou percé au milieu, ils 
y avaient passé la tête, et le portaient comme les gauchos portent leur poncho ou leur 
manteau. Dès qu'on avait apporté le lard dans un wigwam, un vieil homme en coupait 
de minces tranches en murmurant quelques paroles rituelles, les faisait griller une 
minute et les distribuait à la compagnie affamée qui, pendant tout ce temps, avait 
gardé un profond silence.   » 1

Voilà la vie d'un des peuples les plus misérables de la terre. Les limites entre les­
quelles la volonté et l'organisation consciente de l'économie peuvent s'exercer sont 
extrêmement étroites. Les hommes sont encore entièrement soumis à la tutelle de la 
nature   extérieure   et  dépendent  de  sa  bienveillance   ou de  sa malveillance.   Mais  à 
l'intérieur   de   ces   étroites   limites,   l'organisation   de   l'ensemble   s'affirme   dans   cette 
petite   société   d'environ   150   individus.   La   prévoyance   pour   l'avenir   se   manifeste 
1   Darwin : « Voyage of an naturalist round the world ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 51

d'abord sous la forme bien humble de la provision de lard rance. Mais la maigre pro­
vision est répartie entre tous selon un certain cérémonial et tous prennent également 
part, sous une direction planifiée, au travail de recherche de la nourriture.

Prenons   un  oikos  grec,   économie   domestique   antique,   avec   des   esclaves,   qui 
constituait effectivement un « microcosme », un petit univers en soi. Ici règne déjà la 
plus   grande   inégalité   sociale.   La   pénurie   primitive   a   fait   place   à   une   confortable 
abondance, résultat des fruits du travail humain. Mais le travail manuel est devenu 
malédiction pour les uns ; le loisir, un privilège réservé à d'autres; le travailleur lui­
même est devenu la propriété de celui qui ne travaille pas. Cependant, ces rapports de 
domination aboutissent eux aussi à la plus rigoureuse planification et organisation de 
l'économie, du processus de travail, de la répartition des biens. La volonté du maître 
sert de loi, le fouet du surveillant d'esclaves en est la sanction.

A la cour du seigneur féodal, au Moyen Age, l'organisation despotique de l'écono­
mie a pris très tôt l'aspect d'un code détaillé établi à l'avance qui trace clairement et 
fermement le plan de travail, la division du travail, les obligations et les droits de 
chacun. Au seuil de cette période historique, il y a ce beau document que nous avons 
déjà cité, le Capitulare de villis de Charlemagne, tout rempli et ensoleillé de l'abon­
dance   des   satisfactions   matérielles,   seul   objectif   de   l'économie.   A   la   fin   de   cette 
même période, il y a le sombre code des corvées  et impôts, dicté par la cupidité 
déchaînée des seigneurs féodaux, qui aboutit au XVe siècle à la guerre des paysans 
allemands, et qui transforma, quelques siècles plus tard, le paysan français en cet être 
misérable réduit à l'état de bête que seul le tocsin de la Grande Révolution secouera et 
appellera à lutter pour ses droits d'homme et de citoyen. Mais tant que la révolution 
n'eut pas balayé la cour féodale, ce fut, même dans cette misère, le rapport immédiat 
de   domination   qui   détermina   clairement   et   fermement   l'ensemble   de   l'économie 
féodale comme un destin immuable.

Aujourd'hui, nous ne connaissons plus ni maîtres ni esclaves, ni barons féodaux ni 
serfs. La liberté et l'égalité devant la loi ont formellement éliminé tous les rapports 
despotiques, du moins dans les vieux États bourgeois ; on sait que dans les colonies, 
ce sont bien souvent ces mêmes États qui ont les premiers introduit l'esclavage et le 
servage. Mais là où la bourgeoisie est chez elle, la seule loi qui préside aux rapports 
économiques est celle de la libre concurrence. De ce fait, tout plan, toute organisation 
ont disparu de l'économie. Certes, si nous examinons une entreprise privée isolée, une 
usine moderne ou un puissant complexe d'usines comme chez Krupp, une entreprise 
agricole d'Amérique du Nord, nous y trouvons l'organisation la plus rigoureuse, la 
division  du travail  la  plus  poussée,  la planification  la plus  raffinée,  basée   sur   les 
connaissances   scientifiques.   Tout   y   marche   à   merveille,   sous   la   direction   d'une 
volonté, d'une conscience. Mais à peine avons­nous franchi les portes de l'usine ou de 
la « farm » que nous nous retrouvons plongés dans le chaos. Tandis que les innombra­
bles pièces détachées ­ et une entreprise privée actuelle, même la plus gigantesque, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 52

n'est qu'une infime parcelle de ces grands ensembles économiques qui s'étendent à 
toute la terre ­ tandis donc que les pièces détachées sont organisées rigoureusement, 
l'ensemble   de   ce   qu'on   appelle   l' «   économie   politique   »,   c'est­à­dire   l'économie 
capitaliste mondiale, est complètement inorganisé. Dans l'ensemble qui couvre les 
océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne s'affirme ; des 
forces   aveugles,   inconnues,   indomptées,   jouent   avec   le   destin   économique   des 
hommes. Certes, aujourd'hui aussi, un maître tout­puissant gouverne l'humanité qui 
travaille : c'est le capital. Mais sa forme de gouvernement n'est pas le despotisme, 
c'est l'anarchie.

C'est   elle   qui   fait   que   l'économie   sociale   produit   des   résultats   inattendus   et 
énigmatiques pour les intéressés eux­mêmes, c'est elle qui fait que l'économie sociale 
est devenue pour nous un phénomène étranger, aliéné, indépendant de nous, dont il 
nous faut rechercher les lois tout comme nous étudions les phénomènes de la nature 
extérieure, et recherchons les lois qui régissent la vie du règne végétal et du règne 
animal, les changements dans l'écorce terrestre et les mouvements des corps célestes. 
La   connaissance   scientifique   doit   découvrir   après   coup   le   sens   et   la   règle   de 
l'économie sociale qu'aucun plan conscient ne lui a dictés à l'avance.

On   voit   maintenant   pourquoi   il   est   impossible   aux   économistes   bourgeois   de 


dégager clairement l'essence de leur science, de mettre le doigt sur la plaie de leur 
ordre   social,   d'en   dénoncer   la   caducité.   Reconnaître   que   l'anarchie   est   pour   la 
domination du capital l'élément vital, c'est dans un même souffle prononcer son arrêt 
de mort, c'est dire que c'est un mort en sursis. On comprend maintenant pourquoi les 
avocats scientifiques officiels du capitalisme essaient de masquer la réalité par tous 
les artifices du verbe, de détourner le regard du cœur du problème vers son enveloppe 
extérieure, à savoir de l'économie mondiale vers l'« économie nationale ». Dès le 
premier pas fait au seuil de la connaissance en économie politique, dès la première 
question fondamentale sur ce qu'est à proprement parler l'économie politique et ce 
qu'est son problème fondamental, les voies de la connaissance bourgeoise et de la 
connaissance prolétarienne divergent aujourd'hui. Dès cette première question, aussi 
abstraite et indifférente aux luttes sociales du présent qu'elle paraisse à première vue, 
un lien particulier se noue entre l'économie politique comme science et le prolétariat 
moderne comme classe révolutionnaire.

VI
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 53

Retour à la table des matières

Si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue auquel nous venons de parvenir, 
un certain nombre de choses qui paraissent problématiques s'éclaircissent. Avant tout, 
l'âge de l'économie politique n'est plus un problème. Une science qui a pour tâche de 
découvrir les lois du mode anarchique de la production capitaliste, n'a pu évidemment 
naître avant ce mode de production lui­même, avant que les conditions historiques 
permettant la domination de classe de la bourgeoisie moderne ne soient progressi­
vement réunies par un travail de déplacements politiques et économiques s'étalant sur 
des siècles.

Il est vrai que, pour le professeur Bûcher, la naissance de l'ordre social actuel a été 
la chose la plus simple qui soit et n'a que fort peu à voir avec l'évolution économique 
antérieure. En effet, elle est Simplement le fruit de l'éminente volonté et de la sublime 
sagesse de monarques absolus. « La formation de  l'économie politique »,  nous dit 
Bücher ­ et nous savons déjà que pour un professeur bourgeois la notion d' « écono­
mie politique » n'est qu'une mystification recouvrant la production capitaliste ­ « est 
essentiellement le fruit de la centralisation politique qui commence vers la fin du 
Moyen   Age   avec   la   naissance   de   structures   étatiques   territoriales   et   trouve   son 
couronnement dans le présent avec la création de l'État national unifié. L'unification 
économique va de pair avec la soumission des intérêts politiques particuliers aux buts 
plus  élevés  de la collectivité.  En Allemagne,  ce sont les princes  territoriaux,   plus 
puissants, qui cherchent à exprimer l'idée étatique moderne en combattant la noblesse 
campagnarde et les villes. »

Dans   le   reste   de   l'Europe   aussi,   en   Espagne,   au   Portugal,   en   Angleterre,   en 


France, aux Pays­Bas, le pouvoir princier a accompli les mêmes exploits. « Dans tous 
ces pays se déroule, quoique avec une intensité variable, la même lutte contre les 
pouvoirs particuliers du Moyen Age, contre la grande noblesse, les villes, les pro­
vinces, les corporations religieuses et laïques. Il s'agit d'abord assurément d'anéantir 
les cercles autonomes qui freinent l'unification politique. Mais au plus profond du 
mouvement qui mène à la formation de l'absolutisme princier, sommeillait cependant 
ce principe historique universel que l'ampleur des nouvelles tâches civilisatrices de 
l'humanité exigeait une organisation unifiant les peuples entiers, une grande commu­
nauté vivante des intérêts, et cette communauté ne pouvait se développer que sur le 
terrain d'une économie commune. »

Nous avons là le plus beau fleuron de cette servilité de pensée que nous avons 
déjà rencontrée chez les professeurs allemands d'économie politique. Selon le profes­
seur Schmoller, la science de l'économie politique est née sur l'ordre de l'absolutisme 
éclairé. Selon le professeur Bûcher, le mode de production capitaliste tout entier n'est 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 54

que le fruit de la volonté souveraine et des plans ambitieux des princes absolus. Or, 
c'est faire vraiment trop d'honneur aux grands despotes espagnols et français comme 
aux petits despotes allemands que de les soupçonner de s'être soucié de quelque « 
principe historique universel » que ce soit et des « tâches civilisatrices de l'humanité » 
dans leurs querelles avec les seigneurs féodaux insolents, à la fin du Moyen Age, ou 
dans les sanglantes expéditions contre les villes des Pays­Bas. C'est même Mettre la 
réalité historique la tête en bas.

Certes, l'instauration de grands États bureaucratiques centralisés était une condi­
tion   indispensable   du   mode   de   production   capitaliste,   mais   elle   n'était   elle­même 
qu'une conséquence des nouveaux besoins économiques, de sorte qu'on est beaucoup 
plus près de la vérité en renversant la phrase de Bûcher : la centralisation politique est 
« essentiellement » un fruit de la maturation de l' « économie politique », c'est. à­dire 
de la production capitaliste.

Dans la mesure où l'absolutisme a eu sa part incontestable dans ce processus de 
maturation historique, il a joué ce rôle en instrument aveugle des tendances histori­
ques, avec la même absence totale d'idées qui l'a fait s'opposer aussi à ces tendances 
dès que l'occasion s'en présentait. Ainsi, par exemple, quand les despotes médiévaux, 
par la grâce de Dieu, traitaient les villes, alliées à eux contre les seigneurs féodaux, en 
simples objets de pression qu'à la moindre occasion ils trahissaient de nouveau au 
profit des féodaux. Ainsi, quand ils considéraient le continent nouvellement décou­
vert, avec toute son humanité et sa civilisation, comme le terrain exclusif du pillage le 
plus brutal, le plus sournois, le plus cruel, dans le seul « but plus élevé » de remplir 
les « trésors princiers » de lingots d'or dans les délais les plus rapides. Ainsi, quand, 
plus tard, ils s'opposèrent obstinément à glisser, entre le pouvoir de droit divin et les « 
fidèles sujets», la feuille de papier appelée constitution parlementaire bourgeoise, qui 
est pourtant tout aussi indispensable au développement sans entrave de la domination 
capitaliste que l'unité politique et les grands États centralisés eux­mêmes.

En   réalité,   d'autres   forces,   de  grandes   mutations   étaient   à   l'œuvre   à   la   fin   du 
Moyen   Age   dans   la   vie   économique   des   peuples   européens,   pour   permettre   que 
s'instaure le nouveau mode de production. La découverte de l'Amérique et des voies 
maritimes vers les Indes pour le sud de l'Afrique entraînèrent un essor insoupçonné et 
une   transformation   du   commerce   qui   accélérèrent   fortement   la   dissolution   du 
féodalisme et du régime des corporations urbaines. Les conquêtes, les acquisitions de 
terre, le pillage des régions nouvellement découvertes, l'afflux soudain de métaux pré­
cieux en provenance du nouveau continent, le commerce en grand des épices avec les 
Indes, l'importante traite des Noirs qui fournissait des esclaves africains aux planta­
tions américaines, tout cela créa en peu de temps en Europe de nouvelles richesses et 
de nouveaux besoins. Le petit atelier de l'artisan, membre d'une corporation, avec ses 
mille   obligations,   se   révéla   être   une   entrave   à   l'élargissement   nécessaire   de   la 
production et à son progrès rapide, Les grands marchands trouvèrent une solution en 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 55

regroupant  les  artisans   dans   de  grandes  manufactures   en  dehors   de  l'enceinte   des 
villes, les faisant ainsi produire plus vite et mieux sous leurs ordres, sans se soucier 
des prescriptions étroites des corporations.

En  Angleterre,  le nouveau mode de production fut introduit par une révolution 
dans   l'agriculture.   L'essor   de   l'industrie   lainière   dans   les  Flandres  provoqua   une 
grande  demande  de laine  et  incita  la  noblesse féodale  anglaise  à  transformer   une 
grande partie des terres arables en pacages à moutons, chassant les paysans de leurs 
fermes et de leurs terres. Une masse de travailleurs ne possédant rien, de prolétaires, 
se trouva ainsi à la disposition de l'industrie capitaliste à ses débuts. La Réforme agit 
dans  le même sens, en entraînant  la confiscation  des  biens  d'Église  qui furent en 
partie donnés, en partie vendus à perte à la noblesse et aux spéculateurs et dont la 
population paysanne se vit également en grande partie chassée. Les manufacturiers et 
les propriétaires terriens capitalistes trouvèrent ainsi une population pauvre, proléta­
risée,  qui fuyait  les  réglementations  féodales  et  corporatives  et  qui, après   le   long 
martyre d'une vie errante, le dur travail dans les workhouses, les persécutions cruelles 
de la loi et des sbires de la police, voyait un port de salut dans l'esclavage salarial au 
service de la nouvelle classe d'exploiteurs. Vinrent ensuite, dans les manufactures, les 
grandes révolutions techniques qui permirent de plus en plus, à côté ou à la place de 
l'artisan qualifié, l'emploi sans cesse croissant du prolétaire salarié sans qualification.

Le   déploiement   de   ces   nouvelles   conditions   se   heurtait   de   toutes   parts   aux 


barrières féodales et à une société en plein délabrement. L'économie naturelle, liée par 
essence au féodalisme, et la paupérisation des masses populaires soumises à l'exploi­
tation sans limite du servage rétrécissaient le marché intérieur pour les marchandises 
sortant des manufactures, taudis que dans les villes les corporations continuaient à 
tenir dans leurs chaînes  le facteur le plus important  de la production, la  force  de 
travail.   L’appareil   d'État,   avec   son   éparpillement   politique   infini,   son   Manque   de 
sécurité   publique,   son   fatras   d'absurdités   douanières   et   commerciales   freinait   et 
perturbait à chaque pas le nouveau commerce et la nouvelle production.

Il   fallait   de   toute   évidence   que   la   bourgeoisie   montante   d'Europe   occidentale, 


porte­parole du libre commerce mondial et de l'industrie, se débarrassât d'une façon 
ou d'une autre  de ces  obstacles,  à moins  de renoncer  complètement   à  sa  mission 
historique. Avant de mettre le féodalisme en pièces pendant la Grande Révolution 
Française, elle s'attaqua à lui par la critique, et la nouvelle science de l'économie 
politique naquit ainsi pour devenir l'une des armes idéologiques les plus importantes 
de la bourgeoisie dans sa lutte contre l'État féodal du Moyen Age et pour l'État capita­
liste moderne. L'ordre économique naissant se présenta d'abord sous la forme d'une 
nouvelle   richesse   rapidement   surgie   qui   se   déversait   sur   la   société   de   l'Europe 
occidentale et provenait de sources absolument différentes, en apparence inépuisables 
et infiniment plus abondantes que les méthodes patriarcales du féodalisme de pressu­
risation des paysans, méthodes qui, du reste, avaient épuisé toutes leurs ressources. 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 56

L'origine la plus frappante de la nouvelle richesse, ce ne fut pas d'abord le nouveau 
mode de production lui­même, mais ce qui lui en ouvrait la voie, le puissant essor du 
commerce.   Aussi   est­ce   dans   les   riches   républiques   italiennes   des   bords   de   la 
Méditerranée, et en Espagne, foyers les plus importants du commerce mondial à la fin 
du Moyen Age, que surgissent les premières questions concernant l'économie politi­
que et les premières tentatives de réponse.

Qu'est­ce que la richesse ? D'où provient la richesse ou la pauvreté des États ? Tel 
était le nouveau problème après que les vieilles notions de la société féodale eussent 
perdu leur valeur traditionnelle dans le tourbillon des nouvelles relations. La richesse, 
c'est l'or avec lequel on peut tout acheter. Donc le commerce crée de la richesse. Et 
les États qui sont en mesure d'importer beaucoup d'or et de ne pas en laisser sortir du 
tout   deviennent   riches.   Donc   le   commerce   mondial,   les   conquêtes   coloniales,   les 
manufactures  qui produisent des articles d'exportation doivent être encouragés par 
l'État,   tandis   que   l'importation   de   produits   étrangers   qui   fait   sortir   l'or   doit   être 
interdite. Telle fut la doctrine économique qui surgit en Italie dès la fin du XVIe 
siècle   et   s'imposa   largement   en   Angleterre,   en   France,   au   XVIIe   siècle.   Et   aussi 
grossière que soit encore cette doctrine, elle  constitue  une rupture brutale avec la 
conception féodale de l'économie naturelle, elle en est la première critique audacieu­
se, elle constitue la première idéalisation du commerce, de la production marchande 
et ­ sous cette forme ­ du capital, c'est enfin le premier programme d'intervention 
politique de l'État qui satisfasse la jeune bourgeoisie montante.

Bientôt le capitaliste producteur de marchandises  devient le centre nerveux de 
l'économie, à la place du commerçant, mais il le fait encore prudemment, sous le 
masque   du   serviteur   besogneux   dans   l'antichambre   des   seigneurs   féodaux.   La 
richesse, ce n'est pas du tout l'or, qui n'est que l'intermédiaire dans le commerce des 
marchandises,   proclament   les   rationalistes   français   du   XVIIIe   siècle.   Quel 
aveuglement puéril que de voir dans le métal brillant le gage du bonheur des peuples 
et des États ! Le métal peut­il me rassasier quand j'ai faim, me protéger du froid 
quand je suis nu ? Le roi Darius, avec tous ses trésors, n'a­t­il pas souffert en cam­
pagne tous les tourments  de la soif, et n'aurait­il pas donné tout son or pour une 
gorgée d'eau ? Non, la richesse, ce sont tous les présents de la nature qui satisfont les 
besoins de tous, rois ou esclaves. Plus la population satisfait largement ses besoins, et 
plus l'État est riche, parce qu'il peut lever d'autant plus d'impôts. Qui arrache à la 
nature le grain dont nous faisons le pain, la fibre dont nous tissons nos vêtements, le 
bois   et   le   minerai   avec   lesquels   nous   fabriquons   nos   maisons   et   nos   outils   ? 
L'agriculture ! C'est elle, et non le commerce, la vraie source de la richesse ! Donc, la 
population agricole, les paysans, dont les bras créent la richesse de tous, doivent être 
sauvés de la misère insondable, protégés de l'exploitation féodale et atteindre au bien­
être ! (Ce qui me donnera des débouchés pour mes marchandises, ajoutait tout bas le 
capitaliste manufacturier.) Donc les grands propriétaires terriens, les barons féodaux, 
dans les mains desquels aboutit toute la richesse agricole, doivent être les seuls à 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 57

payer   des   impôts   et   à   entretenir   l'État   !   (Et   moi   qui,   soi­disant,   ne   crée   aucune 
richesse, je n'ai pas besoin de payer d'impôt, murmurait à nouveau le capitaliste dans 
sa barbe.) Il suffit de libérer l'agriculture, le travail au sein de la nature, des entraves 
du féodalisme, et les sources de la richesse jailliront dans leur abondance naturelle 
pour le peuple et l'État, et le bonheur de tous les hommes s'instaurera de lui­même 
dans l'harmonie universelle.

Dans ces doctrines des rationalistes du XVIIIe siècle, on entendait déjà nettement 
le grondement tout proche de la prise de la Bastille, et la bourgeoisie capitaliste se 
sentit bientôt assez forte pour jeter le masque de la soumission, se planter  vigou­
reusement à l'avant­scène et exiger sans détour que l'État tout entier soit remodelé 
selon ses désirs. L'agriculture n'est pas du tout la seule source de richesse, explique 
Adam Smith en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Tout travail salarié, appliqué à la 
production de marchandises, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l'industrie, 
crée de la richesse ! (Tout travail, disait Adam Smith, mais pour lui comme pour ses 
successeurs, déjà réduits au rôle de porte­parole de la bourgeoisie ascendante, l'hom­
me qui travaille était par nature le salarié capitaliste !) Car, outre le salaire nécessaire 
à l'entretien du travailleur lui­même, tout travail salarié crée aussi la rente nécessaire à 
l'entretien  du propriétaire  terrien  et le profit, qui est la richesse du possesseur   de 
capital, du patron. La richesse est d'autant plus grande que sont grandes les masses de 
travailleurs mis au travail dans un atelier, sous le commandement du capital, et que la 
division du travail entre eux est plus précise et plus soigneuse. Voilà la véritable 
harmonie naturelle, la vraie richesse des nations : de tout travail provient, pour ceux 
qui travaillent, un salaire qui les maintient en vie et les contraint à continuer leur 
travail salarié ; pour les propriétaires terriens, une rente permettant une vie insoucian­
te ; pour le chef d'entreprise, un profit qui lui donne l'envie de poursuivre l'entreprise. 
Ainsi  tout le monde  est pourvu sans recourir aux vieux moyens grossiers du féoda­
lisme. C'est encourager la « richesse des nations » que d'encourager la richesse de 
l'entrepreneur capitaliste qui maintient le tout en mouvement et exploite le filon d'or 
de la richesse, le travail salarié. Que disparaissent les entraves et les obstacles du bon 
vieux temps, ainsi que les nouvelles méthodes paternalistes inventés par l'État pour 
faire le bonheur du peuple : libre concurrence. libre développement du capital privé, 
tout l'appareil fiscal et étatique au service de l'entreprise capitaliste ­ et tout sera pour 
le mieux dans le meilleur des mondes!

Tel  était  l'évangile  économique  de la bourgeoisie,  débarrassé de ses  voiles,   et 


l'économie politique recevait définitivement le baptême, sous sa vraie figure. Certes, 
les propositions de réformes pratiques, les avertissements de la bourgeoisie à l'État 
féodal échouèrent aussi lamentablement qu'ont toujours échoué les essais historiques 
de   verser   du   vin   nouveau   dans   de   vieilles   outres.   Le   marteau   de   la   révolution 
accomplit en 24 heures ce qu'un demi­siècle de rapiéçage réformateur n'avait pu faire. 
Ce fut la conquête du pouvoir politique qui donna à la bourgeoisie les conditions de 
sa domination. L'économie politique a été, avec les théories philosophiques, sociales 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 58

et   du   droit   naturel   élaborées   au   siècle   des   Lumières,   et   au   premier   rang   de   ces 


théories, un moyen de prise de conscience de la classe bourgeoise et, comme telle, la 
condition préalable et l'aiguillon de l'action révolutionnaire. Jusque dans ses ramifica­
tions les plus ténues, l’œuvre bourgeoise de rénovation mondiale a été alimentée en 
Europe par les idées de l'économie nationale classique. En Angleterre, la bourgeoisie 
est allée chercher ses armes dans l'arsenal de  Smith­Ricardo,  dans sa lutte pour le 
libre­échange   qui   a   inauguré   sa   domination   sur   le   marché   mondial.   Et   même   les 
réformes des Stein, Hardenberg, Scharnhorst en Prusse, qui cherchaient à rendre un 
peu plus moderne et plus viable le fatras féodal après les coups reçus à Iéna, se sont 
inspirées   des   doctrines   des   économistes   classiques   anglais,   de   sorte   que   le   jeune 
économiste   allemand  Marwitz  pouvait   écrire   en   1810:   Adam   Smith   est   le   plus 
puissant souverain en Europe, à côté de Napoléon.

Si nous comprenons maintenant pourquoi l'économie politique n'a vu le jour qu'il 
y a environ un siècle et demi, son destin ultérieur s'éclaire de ce même point de vue : 
l’économie politique étant une science des lois particulières du mode de production 
capitaliste,   son   existence   et   sa   fonction   dépendent   de   ce   mode   de   production   et 
perdent toute base dès qu'il cesse d'exister. En d'autres termes : le rôle de l'économie 
politique comme science sera terminé dès que l'économie anarchique du capitalisme 
fera   place   à   un   ordre   économique   planifié,   organisé   et   dirigé   consciemment   par 
l'ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière moderne et la 
réalisation  du socialisme  signifient  la fin  de l'économie  politique  comme   science. 
C'est ici que se noue la relation particulière entre l'économie politique et la lutte de 
classe du prolétariat moderne.

Si   l'économie   politique   a   pour   tâche   et   pour   objet   d'expliquer   les   lois   de   la 
formation, du développement et de l'expansion du mode de production capitaliste, elle 
doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car 
tout   comme   les   formes   économiques   antérieures,   elle   n'est   pas   éternelle,   mais 
représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l'échelle infinie 
de l'évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logique­
ment en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du 
capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de 
la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l'émancipation du 
prolétariat.

Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore moins les 
savants   allemands   des   classes   bourgeoises   n'ont   résolu   cette   seconde   partie   du 
problème général de l'économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquen­
ces de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point 
de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 59

et   le   mouvement   ouvrier   moderne   se   placèrent   sur   le   terrain   inébranlable   de   la 


connaissance scientifique.

En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les 
hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers 
d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses 
du Moyen Age, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir 
comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais juste­
ment   comme   idéal   recommandable   en   tout   temps   et   en   tout   lieu   historique,   le 
socialisme   n'était   que   le   beau   rêve   de   quelques   exaltés,   un   songe   doré   et   hors 
d'atteinte, comme l'arc­en­ciel dans les nuages.

A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, l'idée socialiste apparaît d'abord 
avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes religieuses, comme le 
reflet   des   horreurs   et   des   ravages   provoqués   dans   la   société   par   le   capitalisme 
naissant. Même à ce moment, le socialisme n'est au fond qu'un rêve, l'invention de 
quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le premier précurseur des soulèvements 
révolutionnaires   du   prolétariat,  Gracchus   Babeuf,  qui   tenta,   pendant   la   Grande 
Révolution   Française,   un   coup   de   main   Pour   l'introduction   violente   de   l'égalité 
sociale, le seul fait sur lequel il fonde ses aspirations communistes, c'est l'injustice 
criante de l'ordre social existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les 
plus   sombres,  dans   des  articles   et  des  pamphlets  passionnés  et   dans   sa plaidoirie 
devant   le   tribunal   qui   l'a   condamné   à   mort.   Son   évangile   du   socialisme   est   une 
répétition monotone d'accusations contre l'injustice régnante, contre les souffrances et 
les tourments, la misère et l'abaissement des travailleurs aux dépens desquels une 
poignée   d'oisifs   s'enrichit   et   règne.   Il   suffisait,   selon  Baboeuf,  que   l'ordre   social 
existant méritât sa perte pour qu'il pût être réellement renversé il y a cent ans, pourvu 
qu'il se trouvât un groupe d'hommes résolus qui s'emparât du pouvoir et instaurât le 
régime de l'égalité, comme les Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et 
instauré la république.

C'est   sur   de   tout   autres   méthodes   et   bien   qu'essentiellement   sur   les   mêmes 
fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup plus de génie 
et d'éclat dans les années trente du siècle dernier par trois grands penseurs,  Saint­
Simon  et  Fourier  en France,  Owen  en Angleterre. Certes, aucun des trois n'envisa­
geait plus la prise du pouvoir révolutionnaire pour réaliser le socialisme ; au contraire, 
comme toute la génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de 
tout bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la propagande 
purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l'idée socialiste était la même : 
simple   projet,   invention   d'une   tête   géniale   qui   en   recommandait   la   réalisation   à 
l'humanité tourmentée pour la sauver de l'enfer de l'ordre social bourgeois.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 60

Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux, ces théories 
socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le mouvement et les luttes 
réels   de   l'histoire   ?   Babeuf   et   sa   petite   troupe   d'amis   périrent   dans   la   tourmente 
contre­révolutionnaire,   comme   un   frêle   esquif,   sans   laisser   d'abord   d'autre   trace 
qu'une brève ligne lumineuse dans les pages de l'histoire révolutionnaire. Saint­Simon 
et Fourier n'ont abouti qu'à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués 
qui se sont ensuite dispersés ou ont pris d'autres directions, après avoir répandu les 
germes riches et féconds d'idées, de critiques et d'essais sociaux. C'est encore Owen 
qui a eu le plus d'influence sur le prolétariat, mais cette influence se perd sans laisser 
de trace, après avoir enthousiasmé une petite élite d'ouvriers anglais dans les années 
1830 et 40.

Une   nouvelle   génération   de   dirigeants   socialistes   est   apparue   dans   les   années 
1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc, Blanqui en France. La classe 
ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la lutte contre la domination du capital, les 
révoltes   élémentaires   des   canuts   lyonnais   en   France,   du   mouvement   chartiste   en 
Angleterre avaient donné le signal de la lutte de classe. Il n'y avait cependant aucun 
lien direct entre ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories 
socialistes. Les prolétaires  en révolution n'avaient aucun but socialiste en vue, les 
théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une lutte 
politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce à certaines 
institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon pour un juste échange 
des   marchandises   ou   les   associations   de   producteurs   de   Louis  Blanc.  Le   seul 
socialiste qui comptât sur la lutte politique comme moyen de réaliser la révolution 
sociale, c'était Auguste Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat et de 
ses   intérêts   révolutionnaires   de   classe   en   cette   période.   Toutefois,   son   socialisme 
n'était au fond qu'un projet de république  sociale réalisable à tout moment par  la 
volonté résolue d'une minorité révolutionnaire.

L'année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise de l'ancien 
socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien, influencé par la tradition 
des luttes  révolutionnaires  antérieures, remué par divers  systèmes  socialistes,  était 
passionnément attaché à des idées confuses de justice sociale. Dès le renversement du 
roi­bourgeois Louis­Philippe, les ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force 
pour exiger  cette  fois  de la bourgeoisie  effrayée  la  réalisation  de la « république 
sociale » et d'une nouvelle « organisation du travail ». Pour appliquer ce programme, 
le   prolétariat   accorda   au   gouvernement   provisoire   le   célèbre   délai   de   trois   mois 
pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis que la bourgeoisie et 
la petite­bourgeoisie s'armaient en secret et préparaient l'écrasement des ouvriers. Le 
délai   prit   fin   avec   les   mémorables   batailles   de   juin   où   l'idéal   d'une   «   république 
sociale à tout moment réalisable » fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La 
révolution   de   1848   n'amena   pas   le   règne   de   l'égalité   sociale,   mais   la   domination 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 61

politique de la bourgeoisie et un essor sans précédent de l'exploitation capitaliste sous 
le Second Empire.

Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour toujours 
enterré sous les barricades de l'insurrection de juin,  Marx  et  Engels  fondaient l'idée 
socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne cherchaient les points d'appui du 
socialisme   ni   dans   la   condamnation   morale   de   l'ordre   social   existant,   ni   dans   la 
découverte de projets aussi ingénieux et séduisants que possible pour introduire en 
contrebande l'égalité sociale dans le régime actuel. Ils se tournèrent vers l'étude des 
relations économiques dans la société contemporaine. C'est là, dans les lois de l'anar­
chie capitaliste, que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les 
classiques français et anglais de l'économie politique avaient découvert les lois selon 
lesquelles l'économie capitaliste vit et se développe ; un demi­siècle plus tard, Marx 
reprit leur oeuvre exactement là où ils l'avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que les 
lois de l'ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de cet ordre 
économique en menaçant de plus en plus l'existence de la société par le développe­
ment de l'anarchie et par un enchaînement de catastrophes économiques et politiques. 
Ce sont, comme l'a démontré  Marx,  les tendances évolutives de la domination  du 
capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage 
a   un   mode   d'économie   consciemment   planifiée   et   organisée   par   l'ensemble   de   la 
société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne som­
brent pas dans les convulsions d'une anarchie déchaînée. Le capital lui­même préci­
pite inexorablement l'heure de son destin, en rassemblant en masses toujours plus 
grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires ; en s'étendant à tous les pays de la 
terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases 
d'un rassemblement du prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire 
mondiale  qui balaiera  la domination  de la classe capitaliste.  Le socialisme  cessait 
ainsi d'être un projet, un merveilleux phantasme, ou l'expérience, acquise à la force du 
poignet par quelques groupes d'ouvriers isolés dans différents pays. Le socialisme, 
programme commun d'action politique du prolétariat international, est une nécessité 
historique, parce qu'il est le fruit des tendances évolutives de l'économie capitaliste.

On comprend maintenant pourquoi  Marx  a situé sa propre doctrine économique 


en dehors de l'économie politique officielle et l'a appelée « une critique de l'économie 
politique ». Certes, les lois de l'anarchie capitaliste et de sa ruine, telles que Marx les 
a   développées,   ne   sont   que   la   continuation   de   l'économie   politique   telle   que   les 
savants   bourgeois   l'ont   créée,   mais   elles   sont   une   continuation   dont   les   résultats 
finaux   sont   en   complète   contradiction   avec   les   points   de   départ   de   ceux­là.   La 
doctrine de Marx est fille de la théorie économique bourgeoise, mais sa naissance a 
tué la mère. Dans la théorie de Marx, l'économie politique a trouvé son achèvement et 
sa conclusion. La suite ne peut plus être ­ à part certains développements de détails de 
la théorie de Marx ­ que la transposition de cette théorie dans l'action, c'est­à­dire la 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 62

lutte du prolétariat international pour réaliser l'ordre économique socialiste. La fin de 
l'économie politique comme science est une action historique de portée mondiale : la 
traduction  dans  la pratique d'une économie  mondiale  organisée selon un  plan.   Le 
dernier chapitre de la doctrine de l'économie politique, c'est la révolution sociale du 
prolétariat mondial.

Le lien spécifique propre à l'économie politique et à la classe ouvrière moderne 
est basé sur une réciprocité. Si, d'une part, l'économie politique, telle que  Marx  l'a 
développée, est plus que toute autre science le fondement irremplaçable de l'éducation 
prolétarienne, le prolétariat conscient constitue d'autre part le seul auditeur réceptif et 
capable de comprendre la théorie économique. Ayant encore sous les yeux les décom­
bres de la vieille société féodale en train de s'effondrer, les Quesnay et Boisguillebert  
en France, les Adam Smith et Ricardo en Angleterre scrutaient autrefois avec fierté et 
enthousiasme la jeune société bourgeoise et, forts de leur ferme confiance dans le 
règne   millénaire   de   la   bourgeoisie   et   dans   son   harmonie   sociale   «   naturelle   », 
plongeaient sans peur leurs regards d'aigles dans les profondeurs des lois capitalistes.

Depuis lors, la lutte de classe prolétarienne, s'amplifiant toujours plus, et parti­
culièrement pendant l'insurrection de juin 1848 du prolétariat parisien, a détruit la 
confiance de la société bourgeoise en son caractère divin. Depuis qu'elle a goûté à 
l'arbre de la connaissance des contradiction modernes entre les classes, elle a horreur 
de la nudité classique dans laquelle les créateurs de sa propre économie politique 
avaient autrefois fait apparaître l'univers. N'est­il pas clair aujourd'hui que les porte­
parole   du   prolétariat   moderne   ont   fabriqué   leurs   armes   mortelles   à   partir   de   ces 
découvertes scientifiques ?

De   là   vient   que,   depuis   des   décennies,   l'économie   politique,   non   seulement 


socialiste mais même bourgeoise (dans la mesure où celle­ci était autrefois une vraie 
science)   ne   rencontre   chez   les   classes   possédantes   que   des   oreilles   de   sourds. 
Incapables  de   comprendre   les   doctrines   de  leurs  grands  ancêtres  et   encore   moins 
d'accepter la doctrine de  Marx  qui en est sortie et sonne le glas de la société bour­
geoise, nos doctes bourgeois exposent, sous le nom d'économie politique, une bouillie 
informe   faite   des   résidus   de   toutes   sortes   d'idées   scientifiques   et   de   confusions 
intéressées,   et   de   ce   fait,   ne   cherchent   nullement   à   étudier   les   buts   réels   du 
capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour défendre le capitalisme 
comme étant le meilleur, le seul, l'éternel ordre social possible.

Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l'économie politique scientifique ne 
cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux 
non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. Le 
mot célèbre de Lassalle s'applique en premier lieu à l'économie politique : « Quand la 
science   et   les   travailleurs,   ces   deux  pôles   opposés   de   la   société,   s'étreindront,   ils 
étoufferont dans leurs bras tous les obstacles à la civilisation. »
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 63

Chapitre deuxième

LA SOCIÉTÉ 
COMMUNISTE 
PRIMITIVE  1

I
Retour à la table des matières

Notre   connaissance   des   formes   économiques   les   plus   anciennes   et   les   plus 
primitives est de très fraîche date. Marx et Engels écrivaient encore en 1847, dans le 
premier   texte   classique   du   socialisme   scientifique,   le  ­   manifeste   Communiste  ­ 
« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. » 
Or,   au   moment   même   où   les   créateurs   du   socialisme   scientifique   énonçaient   ce 
principe, il commençait à être ébranlé de toutes parts par de nouvelles découvertes. 
Presque chaque année apportait, sur l'état économique des plus anciennes  sociétés 
humaines, des aperçus jusque­là inconnus ; ce qui amenait à conclure qu'il avait dû y 
avoir dans le passé des périodes extrêmement longues où il n'y avait pas encore de 

1   Dans le manuscrit, ce chapitre porte le chiffre 3.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 64

luttes de classe, parce qu'il n'y avait ni distinction de classes sociales, ni distinction 
entre riche et pauvre, ni propriété privée.

Dans les années 1851­1853, parut à Erlangen le premier des ouvrages de Georg 
Ludwig von Maurer,  l'Introduction à l'histoire de la constitution du marché, de la 
ferme, du village et de la ville et des pouvoirs publics. Ces ouvrages ont fait date en 
projetant une nouvelle lumière sur le passé germanique et sur la structure sociale et 
économique   du   Moyen   Age.   Depuis   quelques   décennies   déjà,   on   avait   trouvé   en 
certains   endroits,   tantôt   en   Allemagne,   tantôt   dans   les   pays   nordiques,   tantôt   en 
Islande, de curieux vestiges d'installations rurales, donnant à penser qu'autrefois avait 
existé dans ces endroits une propriété commune du sol, un communisme agraire. On 
ne sut d'abord pas comment interpréter ces vestiges. D'après une opinion générale­
ment répandue, surtout depuis Möser et Kindlinger, la culture du sol en Europe avait 
dû se faire à partir de fermes isolées, chaque ferme étant entourée d'un territoire qui 
était la propriété privée du possesseur de la ferme. Ce n'est que vers la fin du Moyen 
Age   que   les   habitations   jusque­là   dispersées   s'étaient   regroupées,   croyait­on,   par 
mesure de sécurité, dans des villages  ; les territoires  distincts  des fermes s'étaient 
fondus dans le territoire du village. A y regarder de plus près, cette conception était 
assez invraisemblable, car il fallait supposer que les habitations parfois très éloignées 
les unes des autres avaient été démolies pour être reconstruites ailleurs et que les uns 
et les autres avaient renoncé librement à la disposition avantageuse de leurs champs 
autour de leur ferme,  à une totale  liberté  dans la  gestion  de leurs  terres,   pour   se 
retrouver avec des champs en bandes étroites et éparpillées et une gestion entièrement 
dépendante  des  autres  villageois.  Aussi invraisemblable  que fût  cette  théorie,   elle 
prédomina jusque vers le milieu du siècle passé.

Von Maurer,  pour la première fois, rassembla toutes les découvertes isolées en 
une   grande   et   audacieuse   théorie   et   démontra.   en   s'appuyant   sur   une   énorme 
documentation et des recherches très approfondies sur d'anciens documents et des 
textes juridiques, que la propriété commune du sol n'était pas née à la fin du Moyen 
Age, mais était la forme primitive typique et générale des colonies germaniques en 
Europe depuis leur origine. Il y a donc deux mille ans, et même davantage, que dans 
ces temps reculés des peuples germaniques dont l'histoire écrite ne sait rien encore, 
régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation 
actuelle. Pas d'État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches 
et pauvres, entre maîtres et travailleurs. Les Germains formèrent des  tribus  et des 
familles  libres   qui   se   déplacèrent   longtemps   en   Europe   avant   de   se   fixer   d'abord 
temporairement, puis définitivement. La culture de la terre en Europe a commencé en 
Allemagne, comme von  Maurer  l'a démontré, non pas à partir d'individus, mais de 
tribus   et   de   familles   entières,   comme   elle   est   partie   en   Islande   de   groupements 
humains assez importants, appelés frändalid et skulldalid.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 65

Les plus anciens renseignements que nous ayons sur les Germains nous viennent 
des   Romains   ;   et   l'examen   des   institutions   transmises   par   la   tradition   confirme 
l'exactitude   de   cette   conception.   Ce   furent   des   tribus   de   bergers   nomades   qui 
Peuplèrent d'abord l'Allemagne. Comme pour les autres nomades, l'élevage ­ et donc 
la possession de vastes pâturages ­ était l'essentiel. Cependant, pas plus que les autres 
peuples   migrateurs   des   temps   anciens   ou   modernes,   ils   ne   pouvaient   longtemps 
subsister sans cultiver le sol. Et c'est précisément dans cet état d'économie nomade 
conjuguée avec la culture du sol, celle­ci étant cependant secondaire par rapport à 
l'essentiel, c'est­à­dire l'élevage, que vivaient à l'époque de Jules César, il y a environ 
2 000 ans, les peuplades germaniques dont il mentionna l'existence, les Suèves ou 
Souabes, On a constaté une situation, des mœurs et des institutions semblable chez les 
Francs, les Alamans, les Vandales et autres tribus germaniques. Toutes les peuplades 
germaniques s'installèrent, pour peu de temps au début, en tribus et familles faisant 
corps ; elles cultivaient le sol, puis repartaient, dès que des tribus plus puissantes les 
refoulaient ou que les pâturages n'étaient plus suffisants.

Ce   n'est   que   lorsque   les   tribus   nomades   se   stabilisèrent   et   que   les   unes   ne 
refoulèrent plus les autres, qu'elles se fixèrent pour plus longtemps et devinrent peu à 
peu sédentaires. Que la colonisation se soit produite plus ou moins tôt, sur un sol libre 
ou sur d'anciennes possessions romaines ou slaves, elle se fit toujours par tribus et 
familles entières. Chaque tribu et, dans chaque tribu, chaque famille, prenait posses­
sion d'un certain territoire qui appartenait alors en commun à tous les intéressés. Les 
anciens Germains ne connaissaient pas de propriété individuelle du sol. L'individu 
recevait par tirage au sort une parcelle de champ pour une durée limitée et dans le 
respect   d'une   égalité   rigoureuse.   Toutes   les   affaires   économiques,   juridiques   et 
générales,   d'une   telle   communauté,   qui   constituait   le   plus   souvent   une   centurie 
d'hommes en état de porter les armes, se réglaient au cours de l'assemblée de ses 
membres où étaient élus le chef et les autres employés publics.

Ce n'est que dans les montagnes, les forêts ou les régions côtières basses où le 
manque d'espace ou de terre cultivable rendait impossible l'installation d'une colonie 
importante, par exemple  dans l'Odenwald, en Westphalie,  dans les Alpes,  que  les 
Germains s'installaient par fermes individuelles, en formant quand même entre eux 
une communauté où, sinon les champs, du moins les prés, la forêt et les pâturages, 
constituaient   la   propriété   commune   du   village   et   où   toutes   les   affaires   publiques 
étaient réglées par la communauté.

La tribu, regroupant plusieurs communautés, une centaine en général, n'interve­
nait pratiquement que comme instance juridique et militaire suprême. Cette organisa­
tion   communautaire   constituait,   comme  von   Maurer  l'a   démontré   dans   les   douze 
volumes de son grand ouvrage, le fondement et en même temps la plus petite cellule 
du   tissu   social   depuis   les   débuts   du   Moyen   Age   jusqu'assez   avant   dans   l'époque 
moderne, de sorte que les fermes, les villages et les villes féodales se sont formés par 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 66

modifications  diverses  à  partir de  ces  communautés,  dont  on trouve de nos   jours 


encore des vestiges dans certaines régions d'Europe centrale et nordique.

Lorsque ces premières découvertes de la propriété commune primitive du sol en 
Allemagne et dans les pays nordi. ques furent connues, germa la théorie que l'on était 
sur la trace d'une institution spécifiquement germanique  et que seules  les particu­
larités de caractère du peuple germanique pouvaient l'expliquer. Bien que Maurer lui­
même n'eût absolument pas cette conception nationale du communisme agraire des 
Germains et qu'il eût mentionné des exemples similaires chez d'autres peuples, cela 
resta pour l'essentiel un principe admis en Allemagne que l'ancienne communauté 
rurale était une particularité des relations publiques et juridiques germaniques, une 
manifestation de l'« esprit germain ».

Cependant, presque au même moment où paraissait le premier ouvrage de Maurer 
sur le communisme villageois primitif des Germains, de nouvelles découvertes, sur 
une tout autre partie du continent européen, furent connues. De 1847 à 1852, le baron 
westphalien von Haxthausen, qui avait visité la Russie au début des années 1840 à la 
demande du tsar Nicolas 1er, publia à Berlin ses Études sur la situation intérieure, la 
vie populaire et en particulier les institutions rurales en Russie. Le monde étonné y 
apprit qu'à l'est de l'Europe des institutions analogues existaient encore de nos jours. 
Le communisme villageois primitif, dont il fallait péniblement dégager les vestiges 
recouverts par les siècles et les millénaires suivants en Allemagne, vivait soudain en 
chair et en os dans un gigantesque empire voisin, à l'est. Dans l'ouvrage cité, comme 
dans un ouvrage ultérieur sur la  Constitution rurale en Russie,  paru à Leipzig  en 
1866, von Haxthausen démontre que les paysans russes ne connaissent pas la proprié­
té privée des champs, des prés et des forêts, que le village tout entier en est considéré 
comme propriétaire,  que les familles  paysannes ne reçoivent que des parcelles   de 
champs pour un usage temporaire et que, tout comme chez les anciens Germains, cela 
se fait par tirage  au sort. A l'époque  où Haxthausen  visita et étudia la Russie,  le 
servage y régnait à plein ; il était d'autant plus frappant à première vue que sous la 
chappe de plomb d'un dur servage et d'un mécanisme d'État despotique, le village 
russe présentât  un petit  monde  fermé  sur lui­même,  vivant  selon le  communisme 
agraire et réglant communautairement toutes les affaires publiques dans l'assemblée 
du   village,   le  Mir.  L'auteur   allemand   de   cette   découverte   l'expliquait   comme   le 
produit de la communauté familiale primitive slave, telle qu'on la trouve encore chez 
les Slaves du Sud et dans les pays balkaniques et telle qu'elle s'affirme avec force 
dans les documents juridiques du XIIe siècle et plus tard.

La découverte de  Haxthausen  fut accueillie avec jubilation par tout un courant 


intellectuel et politique en Russie, les slavophiles. Ce courant, orienté vers la glorifi­
cation du monde slave et de ses particularités, de sa « force intacte » par opposition à 
l'« Occident pourri », par sa culture germanique, trouva dans les institutions de la 
communauté paysanne russe son plus solide appui pendant les deux à trois décennies 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 67

suivantes.   Selon   la   variété,   réactionnaire   ou   révolutionnaire,   de   slavophiles,   la 


commune   rurale   fut   vantée   soit   comme   l'une   des   trois   institutions   fondamentales 
authentiquement   slaves   du   monde   russe   :   la   foi   orthodoxe   grecque,   l'absolutisme 
tsariste et le communisme villageois  patriarcal  ; soit au contraire  comme le point 
d'appui approprié pour la révolution socialiste, imminente en Russie, qui permettrait 
d'éviter le capitalisme et d'entrer ainsi directement, bien avant l'Europe occidentale, 
dans la Terre Promise du socialisme. Les deux pôles opposés de la slavophilie étaient 
cependant entièrement d'accord dans leur conception de la communauté agraire russe 
comme   phénomène   spécifiquement   slave,   qui   ne   s'expliquait   que   par   le   caractère 
propre au peuple slave.

Entre­temps, un autre facteur intervint dans l'histoire des nations européennes : 
elles   entrèrent   en   contact   avec   d'autres   parties   du   monde,   ce   qui   leur   fit   prendre 
conscience   de   façon   très   tangible   des   institutions   publiques   et   des   formes   de 
civilisation primitive chez d'autres peuples, qui n'étaient ni germaniques ni slaves. Il 
ne s'agissait plus cette fois d'études scientifiques et de découvertes savantes, mais des 
intérêts les plus matériels des États capitalistes d'Europe et de leur politique coloniale.

Au   XIXe   siècle,   à   l'époque   du   capitalisme,   la   politique   coloniale   européenne 


s'était engagée dans de nouvelles voies. Il ne s'agissait plus, comme au XVIe siècle, 
lors du premier assaut donné au nouveau monde, de piller le plus rapidement possible 
les trésors et les richesses naturelles en métaux nobles, en épices, en bijoux précieux 
et   en   esclaves,   dans   les   pays   tropicaux   nouvellement   découverts,   ce   en   quoi   les 
Espagnols et les Portugais se sont particulièrement distingués. Il ne s'agissait plus 
seulement de puissantes affaires commerciales transportant, des pays d'outremer vers 
les entrepôts européens, diverses matières premières et imposant aux indigènes de ces 
pays tout une pacotille sans valeur, ce en quoi les Hollandais ont ouvert la voie au 
XVIIe siècle et ont servi de modèle aux Anglais.

A   ces   méthodes   plus   anciennes   de   colonisation   qui   sont   encore   florissantes   à 


l'occasion   jusque  de  nos  jours  et   n'ont   jamais   cessé  d'être  pratiquées,  il   s'agissait 
maintenant   d'ajouter   une   nouvelle   méthode   plus   persistante   et   plus   systématique 
d'exploitation des populations coloniales pour l'enrichissement de la « métropole ». 
Deux facteurs devaient y pourvoir : d'une part l'appropriation effective du sol, source 
matérielle la plus importante de la richesse de chaque pays ; d'autre part, l'imposition 
permanente   de   la   population.   Dans   ce   double   effort,   les   puissances   coloniales 
européennes se heurtèrent à un obstacle remarquable autant que solide : les rapports 
de propriété particuliers des autochtones opposaient au pillage par les Européens la 
résistance la plus tenace. Pour arracher le sol à ses propriétaires, il fallait d'abord 
établir qui en était propriétaire. Pour faire rentrer des impôts ­ et non seulement les 
établir   ­   il   fallait   pouvoir   saisir   les   imposés   récalcitrants.   Or   c'est   ici   que   les 
Européens   se   heurtèrent,   dans   leurs   colonies,   à   des   rapports   qui   leur   étaient 
complètement étrangers et renversaient toutes leurs notions sur le caractère sacré de la 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 68

propriété privée. Les Anglais en Asie du Sud et les Français en Afrique du Nord firent 
la même expérience.

Commencée dès le début du XVIIIe siècle, la conquête des Indes par les Anglais 
ne se termina qu'au XIXe siècle, après la prise de possession progressive de toute la 
côte et du Bengale, avec la soumission de l'importante région du Pendjab dans le 
Nord.   Mais   ce   n'est   qu'après   la   soumission   politique   que   commença   l'entreprise 
difficile d'exploitation systématique des Indes. A chaque pas, les Anglais allèrent de 
surprise   en   surprise   :   ils   trouvèrent   les   communautés   paysannes   les   plus   variées, 
grandes et petites, installées là depuis des millénaires, cultivant le riz et vivant dans le 
calme   et   l'ordre,   mais   nulle   part   ­   ô   horreur   !   ­   n'existait   dans   ces   villages   de 
propriétaire   privé   du   sol.   Même   si   l'on   en   venait   aux   voies   de   fait,   personne   ne 
pouvait déclarer sienne la parcelle de terre qu'il cultivait, il ne pouvait ni la vendre, ni 
l'affermer, ni l'hypothéquer pour payer un arriéré d'impôts. Tous les membres de ces 
communes qui englobaient parfois de grandes familles entières et parfois quelques 
petites familles issues de la grande, étaient obstinément et fidèlement attachés les uns 
aux   autres   et   les   liens   du   sang   étaient   tout   pour   eux.   En   revanche,   la   propriété 
individuelle ne leur était rien. A leur grand étonnement, les Anglais découvrirent sur 
les bords du Gange et de l'Indus des modèles de communisme agraire tels que les 
mœurs   communistes   des   vieilles   communautés   germaniques   ou   des   communes 
villageoises slaves font en comparaison presque l'effet d'une chute dans la propriété 
privée.

On lit dans un rapport de l'administration anglaise des impôts aux Indes, datant de 
1845 : « Nous ne voyons aucune parcelle permanente. Chacun ne possède la parcelle 
cultivée qu'aussi longtemps que durent les travaux des champs. Si une parcelle est 
laissée sans être cultivée, elle retombe dans la terre commune et peut être prise par 
n'importe qui, à condition qu'elle soit cultivée. »

Vers la même époque, un rapport gouvernemental sur l'administration du Pendjab 
pour 1849­1851 relate : « Il est extrêmement intéressant d'observer dans cette société 
la force des liens du sang et de la conscience de descendre d'un ancêtre commun. 
L'opinion publique est si fortement attachée au maintien de ce système qu'il n'est pas 
rare de voir des personnes, dont les ascendants depuis une ou même deux générations 
n'ont plus participé du tout à la propriété commune, y avoir accès. »

« Cette forme de propriété du sol », écrivait le conseiller d'État anglais dans son 
rapport sur la commune indienne, « ne permet pas à un membre du clan de justifier de 
la   propriété   de   telle   ou   telle   partie   du   sol   commun,   ni   même   de   ce   qu'elle   lui 
appartient  temporairement.  Les produits  de l'exploitation  commune vont  dans   une 
caisse commune qui couvre les besoins de tous. » Nous n'avons même pas ici de 
répartition des champs, ne fût­ce que pour une saison ; les paysans de la commune 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 69

possèdent et cultivent leur champ en commun et sans partage, ils en portent la récolte 
au grenier commun du village (qui devait naturellement faire figure de « caisse » au 
regard capitaliste des Anglais) et couvrent fraternellement leurs modestes besoins du 
fruit   de   leur   travail   commun.   Dans   le   nord­ouest   du   Pendjab,   à   la   frontière   de 
l'Afghanistan,   on   trouva   d'autres   mœurs   extrêmement   remarquables   qui   défiaient 
toute   notion   de   propriété   privée.   Là,   on   partageait   bien   les   champs   et   on   les 
échangeait périodiquement, mais ­ ô merveille ­ l'échange des lots avait lieu, non 
entre   familles   paysannes,   prises   une   par   une,   mais   entre   villages   entiers   qui 
échangeaient leurs champs tous les cinq ans et se déplaçaient alors tous ensemble. 
« Je ne peux taire », écrivait des Indes, en 1852, le commissaire aux impôts James à 
ses supérieurs dans l'administration gouvernementale, « une coutume extrêmement 
singulière   qui   s'est   conservée   jusqu'à  maintenant   dans   certaines   régions   :   je   veux 
parler de l'échange périodique des terres entre les villages et leurs subdivisions. Dans 
certains districts, on n'échange que les champs, dans d'autres les habitations  elles­
mêmes. »

On se trouvait une fois de plus devant une particularité d'une certaine famille de 
peuples, cette fois devant une particularité « indienne ». Les institutions communistes 
de   la   commune   villageoise   indienne   dénotaient   cependant,   tant   par   leur   situation 
géographique que par la puissance des liens du sang et des relations de parenté, un 
caractère traditionnel original et très ancien. Le fait que les formes les plus anciennes 
de communisme s'étaient conservées dans les régions les plus anciennement habitées 
par les Indiens, au nord­ouest, indiquait clairement que la propriété commune,  de 
même que la force des liens de parenté, remontaient à des millénaires, aux premières 
colonies d'immigrants indiens dans leur nouvelle patrie, l'Inde actuelle. Le professeur 
de droit comparé à Oxford, ancien membre du gouvernement des Indes,  Sir Henry 
Maine, prit dès 1871 les communes agraires indiennes comme thème de ses cours et 
les mit en parallèle avec les communautés primitives dont l'existence avait été établie 
par voit Maurer pour l'Allemagne et par Nasse pour l'Angleterre, comme institutions 
primitives de même caractère que les communes agraires germaniques.

L'ancienneté historique, digne de considérations, de ces institutions communistes 
devait être sensible aux Anglais, étonnés d'autre part par la résistance tenace que ces 
institutions  opposèrent à l'ingéniosité  fiscale et administrative  des  Anglais.   Il  leur 
fallut une lutte de plusieurs décennies, de nombreux coups de force, des malhonnê­
tetés, des interventions sans scrupules contre d'anciens droits et contre les notions de 
droit en vigueur chez ce peuple, pour réussir a provoquer une confusion irrémédiable 
dans toutes les relations de propriété, une insécurité générale et la ruine des paysans. 
Les   anciens   liens   furent   brisés,   l'isolement   paisible   du   communisme   à   l'écart   du 
monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l'inégalité et l'exploi­
tation.   Il   en   résulta   d'une   part   d'énormes   latifundia,   d'autre   part   des   millions   de 
fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle, le 
typhus, la faim, le scorbut, devenus les hôtes permanents des plaines du Gange.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 70

Si, après les découvertes des colonisateurs anglais aux Indes, l'ancien commu­
nisme agraire, déjà rencontré dans trois branches de la grande famille des peuples 
indo­germaniques ­ les Germains, les Slaves et les Indiens ­ pouvait encore passer 
pour   une   particularité   des   peuples   indo­germaniques,   aussi   incertain   que   soit   ce 
concept ethnographique, les découvertes simultanées des Français en Afrique dépas­
saient   déjà   ce   cercle.   Il   s'agissait   en   effet   ici   de   découvertes   qui   constataient 
l'existence, chez les Arabes et les Berbères d'Afrique du Nord, d'institutions exacte­
ment   semblables   à   celles   qui   existaient   au   cœur   de   l'Europe   et   sur   le   continent 
asiatique. Chez les nomades arabes éleveurs de bétail, le sol était la propriété des 
familles. Cette propriété familiale, écrivait le Français Dareste en 1852, se transmet 
de génération en génération ; aucun Arabe ne peut montrer un lopin de terre et dire : 
c'est à moi.

Chez les Kabyles, entièrement arabisés, les groupements familiaux s'étaient déjà 
décomposés en ramifications distinctes, mais la puissance des familles restait grande : 
elles étaient solidairement responsables pour les impôts, achetaient ensemble le bétail 
destiné à être réparti entre les ramifications de la famille comme nourriture ; dans tout 
litige concernant la propriété du sol, le conseil de famille était l'arbitre suprême ; pour 
s'installer au milieu des Kabyles, il fallait l'autorisation des familles ; le conseil des 
familles  disposait  même  des  terres  non cultivées.  Mais  la  règle  était  la  propriété, 
indivise de la famille qui n'englobait pas, au sens européen actuel, un seul ménage 
mais était une famille patriarcale typique, telle qu'elle est décrite dans la Bible pour 
les anciens Israélites, un grand cercle de parents, composé du père, de la mère, des 
fils, de leurs femmes, des enfants, des petits­enfants, des oncles, tantes, neveux et 
cousins. Dans ce cercle, dit en 1870 un autre Français, Letourne, la propriété indivise 
est à la disposition du plus ancien membre de la famille qui est élu dans ces fonctions 
par la famille et doit consulter le conseil de famille dans tous les cas importants, en 
particulier pour la vente et l'achat de terrain. Telle était la situation de la population en 
Algérie lorsque les Français en firent leur colonie. Il en alla pour la France en Afrique 
du   Nord   comme   pour   l'Angleterre   aux   Indes.   Partout,   la   puissance   coloniale 
européenne   se   heurta   à   la   résistance   tenace   des   anciens   liens   sociaux   et   des 
institutions communistes qui protégeaient l'individu des entreprises de l'exploitation 
capitaliste européenne et de la politique de la finance européenne.

Ces   nouvelles   expériences   éclairèrent   d'un   jour   tout   nouveau   les   souvenirs   à 
moitié  oubliés  des   premiers  temps  de  la  politique  coloniale  européenne   et   de  ses 
razzias dans le nouveau monde. Dans les chroniques jaunies des archives de l'État et 
des   couvents   espagnols,   on   conservait   depuis   des   siècles   le   récit   étrange   d'une 
Amérique   du   Sud   merveilleuse   où,   dès   l'époque   des   grandes   découvertes,   les 
conquistadors   espagnols   avaient   rencontré   les   institutions   les   plus   curieuses.   La 
nouvelle   de   l'existence   de   cette   Amérique   du   Sud   merveilleuse   se   répandit   déjà 
confusément au XVIIIe et au XVIIIe siècles dans la littérature européenne, la nou­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 71

velle de l'existence d'un Empire Inca, trouvé par les Espagnols dans l'actuel Pérou, et 
où   le   peuple   vivait   dans   une   totale   communauté   de   biens,   sous   le   gouvernement 
théocratique   et   paternel   de   despotes   bienveillants.   Les   thèmes   fantastiques   d'un 
royaume communiste légendaire au Pérou se sont maintenus avec tant de persistance 
qu'en 1875 encore, un écrivain allemand pouvait parler de l'Empire Inca comme d'une 
monarchie sociale à base théocratique « presque unique dans l'histoire de l'humanité 
», dans laquelle était réalisé pratiquement « la plus grande partie de ce à quoi les 
sociaux­démocrates   aspirent   idéalement   dans   le   présent,   mais   qu'ils   n'ont   jamais 
atteint   ».    Entre­temps,   des   informations   plus   exactes   sur   ce   curieux   pays   et   ses 
1

mœurs étaient parvenues à la connaissance du publie.

En  1840,  un   important   rapport   original   de  Alonso   Zurita,  ancien   auditeur   du 
Conseil   royal   de   Mexico,   sur   l'administration   et   les   relations   agraires   dans   les 
anciennes colonies espagnoles du nouveau monde, avait paru en traduction française. 
Et vers le milieu du XIXe siècle, le gouvernement espagnol fit sortir des archives les 
anciens documents sur la conquête et l'administration des possessions espagnoles en 
Amérique. Cela apportait une nouvelle et importante contribution aux documents sur 
la situation sociale des vieilles civilisations précapitalistes dans les pays d'outre­mer.

Déjà, sur la base des rapports de  Zurita,  le savant russe  Maxime Kovalevsky  en 


vint, dans les années  1870,  à la conclusion que le légendaire empire Inca du Pérou 
avait tout simplement été un pays où régnait ce communisme agraire primitif  que 
Maurer  avait déjà fait ressortir chez les anciens Germains, et que ce communisme 
était prédominant non seulement au Pérou, mais aussi au Mexique et dans tout le 
continent   nouvellement   conquis   par   les   Espagnols.   Des   publications   ultérieures 
permirent   une   étude   approfondie   des   anciennes   relations   agraires   au   Pérou   et   en 
dégagèrent   un   nouveau   tableau   du   communisme   rural   primitif,   dans   un   nouveau 
continent, chez une tout autre race, à un tout autre niveau de civilisation et à une tout 
autre époque que lors des découvertes précédentes.

On avait là une très ancienne constitution communiste agraire ­ prédominant chez 
les tribus péruviennes depuis des temps immémorables ­ qui était encore pleine de vie 
et de force au XVIe siècle, lors de l'invasion espagnole. Une association fondée sur 
les liens de parenté, la famille, était le seul propriétaire du sol dans chaque village ou 
groupe de villages, les champs étaient répartis en lots et tirés au sort annuellement par 
les  membres  du village  ; les affaires  publiques  étaient  réglées  par l'assemblée  du 
village  qui élisait  le chef du village. On trouva même dans ce lointain  pays  sud­
américain, chez les Indiens, des traces vivantes d'un communisme plus poussé encore 
qu'en Europe : d'énormes maisons collectives  où des familles  entières  vivaient en 
commun, avec des tombes communes. On parle d'une de ces habitations collectives 
où logeaient plus de 4000 hommes et femmes. La résidence principale des empereurs 

1   Cité par Cunow, p. 6.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 72

Inca, la ville de Cuzco, se composait en particulier de plusieurs de ces habitations 
collectives qui portaient chacune le nom de la famille.

Vers le milieu du XIXe siècle, une abondante documentation fut ainsi mise à jour, 
ébranlant sérieusement la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et 
de   son   existence   depuis   le   commencement   du   monde,   pour   bientôt   la   détruire 
complètement. Après avoir vu, dans le communisme agraire, une particularité des 
peuples germaniques, puis des peuples slaves, indiens, arabes, kabyles, mexicains, 
puis de l'État merveilleux des Incas du Pérou et de beaucoup d'autres types de peuples 
« spécifiques », on en arriva par force à la conclusion que ce communisme villageois 
n'était pas une « particularité ethnique » d'une race ou d'un continent, mais la forme 
générale de la société humaine à une certaine étape du développement de la civilisa­
tion. La science bourgeoise officielle, l'économie politique en particulier, commença 
par opposer une résistance farouche à ce principe. L'école anglaise de Smith­Ricardo, 
prédominante   dans   toute   l'Europe   pendant   la   première   moitié   du   XIXe   siècle, 
repoussait carrément la possibilité d'une propriété commune du sol. Les plus grandes 
lumières   de   la   science   économique   à   l'époque   du   «   rationalisme   »   bourgeois   se 
comportèrent   exactement   comme   les   premiers   conquérants   espagnols,   portugais, 
français et hollandais qui, par leur ignorance grossière, étaient totalement incapables, 
dans l'Amérique nouvellement découverte, de comprendre les relations agraires des 
autochtones et, en l'absence de propriétaires privés, déclaraient simplement tout le 
pays  « propriété  de l'Empereur », terrain fiscal. Au XVIIe siècle,  le missionnaire 
français  Dubois  écrivait   par   exemple   à   propos   des   Indes   :   «   Les   Indiens   ne 
connaissent pas la propriété du sol. Les champs cultivés par eux sont la propriété du 
gouvernement mongol. » Et un docteur en médecine de la faculté de Montpellier, 
François Bernier, qui voyagea en Asie dans les pays du Grand Mogol et publia en 
1699, à Amsterdam, une description très connue de ces pays, s'écriait, indigné : « Ces 
trois États, la Turquie, la Perse et l'Inde, ont anéanti la notion même du tien et du 
mien appliquée à la possession du sol, notion qui est le fondement de tout ce qu'il y a 
de bon et de beau au monde. »

C'est de la même  ignorance et incompréhension grossière pour tout ce qui  ne 


ressemblait pas à la civilisation capitaliste que faisait preuve au XIXe siècle le savant 
James Mill, père du célèbre John Stuart Mill, lorsqu'il écrivait dans son histoire des 
Indes britanniques : « Sur la base de tous les faits observés par nous, nous ne pouvons 
que parvenir à la conclusion que la propriété du sol aux Indes revient au souverain ; 
car   si   nous   n'admettions   pas   que   c'est   lui   le   propriétaire   du   sol,   il   nous   serait 
impossible de dire qui en est le propriétaire. » Que le sol pût tout simplement appar­
tenir aux communautés paysannes qui le cultivaient depuis des millénaires, qu'il pût 
exister un pays, une grande société civilisée, où le sol n'était pas un moyen d'exploiter 
le travail d'autrui, mais seulement la base de l'existence des gens qui y travaillaient 
eux­mêmes, c'est ce qui ne pouvait absolument  entrer dans le cerveau d'un grand 
savant de la bourgeoisie anglaise. Cette limitation, presque touchante, de l'horizon 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 73

intellectuel aux bornes de l'économie capitaliste, prouvait seule. ment que la science 
officielle du siècle des lumières  bourgeois avait une vision et une compréhension 
historiques infiniment plus restreintes que, près de 2000 ans auparavant, celles des 
Romains   dont  les  généraux  comme  César,   les   historiens  comme   Tacite,   nous   ont 
transmis   des   vues   et   des   descriptions   extrêmement   précieuses   des   relations 
économiques   et   sociales   chez   leurs   voisins   germaniques,   pourtant   complètement 
différentes des leurs.

Autrefois comme aujourd'hui, l'économie politique bourgeoise a été, de toutes les 
sciences, celle qui, en tant que rempart de la forme dominante d'exploitation, a mon­
tré le moins de compréhension pour les autres formes de civilisation et d'économie, et 
il était réservé à d'autres branches de la science, un peu plus éloignées des oppositions 
directes d'intérêts et du champ de bataille entre capital et travail, de reconnaître dans 
les institutions communistes des temps anciens la forme généralement prédominante 
du développement de l'économie et de la civilisation à une certaine étape. Ce furent 
des   juristes   comme   von   Maurer,   comme  Kovalevsky  et   comme   l'Anglais   Henry 
Maine,   professeur   de   droit   et   conseiller   d'État   aux   Indes,   qui   les   premiers   firent 
reconnaître dans le communisme agraire une forme primitive internationale et valable 
pour   tous   les   continents   et   toutes   les   races.   C'est   à   un   sociologue   de   formation 
juridique, l'Américain Morgan, que devait revenir l'honneur de découvrir que c'était là 
la base nécessaire, dans la structure  sociale  de la société  primitive,  à cette   forme 
économique   du   développement.   Le   rôle   important   des   liens   de   parenté   dans   les 
communes villageoises communistes primitives avait frappé les chercheurs, tant aux 
Indes qu'en Algérie et chez les Slaves. Pour les  Germains, les recherches  de von 
Maurer avaient établi que la colonisation de l'Europe était réalisée par les groupes 
Parentaux,  la   famille.   L'histoire  des  peuples   de  l'antiquité,   celle  des  Grecs   et   des 
Romains, montraient à chaque instant que la famille avait toujours joué chez eux le 
plus grand rôle, comme groupe social, comme unité économique, comme institution 
juridique, comme cercle fermé de pratique religieuse. Enfin, tous les renseignements 
apportés   par   les   voyageurs   sur   les   pays   dits   sauvages   confirmaient   avec   un 
remarquable   accord   que  plus   un  peuple   était  primitif,   plus   les  liens   de  parenté   y 
jouaient un grand rôle ; plus ils dominaient toutes les relations et les notions écono­
miques, sociales et religieuses.

Un   nouveau   problème,   extrêmement   important,   se   posait   ainsi   à   la   recherche 


scientifique. Quels étaient au juste ces groupements familiaux qui avaient une telle 
importance dans les temps primitifs, comment s'étaient­ils constitués, quel lien les 
unissait, en quoi consistait le communisme économique, et l'évolution économique en 
général   ?   Sur   toutes   ces   questions,   Morgan   a   pour   la   première   fois   donné   des 
éclaircissements qui ont fait date en 1877, dans sa Société primitive. Morgan, qui a 
passé une grande partie de sa vie parmi les Indiens d'une tribu iroquoise, dans l'État 
de New York, et a étudié très à fond la situation de ce peuple primitif de chasseurs, en 
est venu en comparant le résultat de ses recherches avec les faits connus concernant 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 74

d'autres peuples primitifs, à une nouvelle et vaste théorie des formes d'évolution de la 
société   humaine   dans   ces   longues   périodes   de   temps   qui   ont   précédé   toute 
connaissance historique. Ces idées, qui font de Morgan un pionnier et qui restent 
pleinement   valables   même   aujourd'hui   malgré   un   apport   abondant   de   nouveaux 
matériaux permettant d'en corriger certains détails, peuvent se résumer dans les points 
suivants ­

1.  Morgan  a,   le   premier,   apporté   un   ordre   scientifique   dans   l'histoire   des 


civilisations   préhistoriques,   d'une   part   en   y   distinguant   différentes   étapes   de 
l'évolution,   d'autre   part   en   mettant   en   lumière   le   moteur   fondamental.   Jusque­là, 
l'immense période de vie sociale précédant toute histoire écrite et en même temps les 
rapports sociaux chez les peuples primitifs vivant encore aujourd'hui avec toute la 
variété   de   formes   et   d'étapes,   formaient   plus   ou   moins   un   chaos   dont   tel   ou   tel 
chapitre ou fragment était ici et là tiré des ténèbres par la recherche scientifique. Les 
notions d'«état sauvage » et de « barbarie » qu'on appliquait sommairement à ces états 
de l'humanité n'avaient qu'une valeur négative, caractérisant l'absence de tout ce qu'on 
considérait comme le signe de la « civilisation » selon les conceptions d'alors. De ce 
point de vue en effet, la vie proprement civilisée et humaine de la société commençait 
avec l'histoire écrite. Tout ce qui relevait de l'« état sauvage » et de la « barbarie » 
constituait pour ainsi dire une étape inférieure et honteuse, antérieure à la civilisation, 
une existence quasi animale sur laquelle l'humanité cultivée d'aujourd'hui ne pouvait 
que jeter un regard de mépris condescendant. De même que pour les représentants 
officiels   de   l'Église   chrétienne,   toutes   les   religions   primitives   et   antérieures   au 
Christianisme ne sont qu'une longue série d'égarements dans la quête de la vraie reli­
gion,   de   même   pour   les   économistes   en   particulier,   toutes   les   formes   primitives 
d'économie n'étaient que des tentatives maladroites avant la découverte de la seule 
forme   économique   véritable,   celle   de   la   propriété   privée   et   de   l'exploitation   avec 
lesquelles commencent l'histoire écrite et la civilisation.

Morgan a porté à cette conception un coup décisif en présentant l'histoire prim­
itive de la civilisation comme une partie infiniment plus importante dans l'évolution 
ininterrompue de l'humanité, plus importante tant par la durée infiniment plus longue 
qu'elle   occupe  par  rapport  à la  minuscule  période  de  l'histoire   écrite,  que   par   les 
conquêtes capitales de la civilisation qui ont eu lieu justement pendant cette longue 
pénombre,   à l'aurore  de  l'existence   sociale  de  l'humanité.  En  donnant  un   contenu 
positif aux « dénominations » d'état sauvage, de barbarie, de civilisation, Morgan en a 
fait   des   notions   scientifiques   exactes   et   les   a   utilisées   comme   instruments   de   la 
recherche scientifique. L'état sauvage, la barbarie et la civilisation sont, chez Morgan, 
trois  étapes de l'évolution humaine, qui se différencient entre elles  par des signes 
distinctifs matériels tout à fait déterminés et se décomposent elles­mêmes en niveaux 
inférieur, moyen et supérieur, que des conquêtes et des progrès concrets et déterminés 
de la civilisation permettent de distinguer. Certains pédants qui croient tout savoir 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 75

peuvent aujourd'hui arguer que le niveau moyen de l'état sauvage n'a pas commencé 
par la pêche, comme Morgan le pensait, ni le niveau supérieur par l'invention de l'arc 
et de la flèche, car dans beaucoup de cas l'ordre aurait été inverse et dans d'autres cas 
des étapes entières ont manqué par suite des circonstances naturelles ; ce sont là des 
critiques qui peuvent du reste être faites à toute classification historique si on la prend 
comme un schéma rigide ayant valeur absolue, comme une chaîne d'esclaves de la 
connaissance, et non comme un fil conducteur vivant et souple. Ce n'en est pas moins 
le   mérite   historique   de   Morgan   que   d'avoir   créé   par   sa   première   classification 
scientifique les conditions préalables à l'étude de la préhistoire, tout comme c'est le 
mérite de Linné d'avoir fourni la première classification scientifique des plantes. Avec 
une grande différence cependant. Comme on le sait, Linné a pris comme fondement 
de sa systématisation des plantes un signe très pratique, mais purement extérieur ­ les 
organes de reproduction des plantes ­ et il a fallu par la suite, comme Linné lui­même 
le reconnaissait, remplacer ce premier expédient par une classification naturelle plus 
vivante du point de vue de l'histoire de l'évolution du monde végétal. Au contraire, 
c'est   justement   par   le   choix   du   principe   fondamental   sur   lequel   il   a   fondé   sa 
systématique que Morgan, a le plus fécondé la recherche : il a pris pour point de 
départ de sa classification le principe selon lequel c'est le mode de travail social, la 
production   qui,   à   chaque   époque   historique,   dès   les   débuts   de   la   civilisation, 
détermine en premier lieu les rapports sociaux entre les hommes et dont les progrès 
décisifs sont autant de bornes millaires de cette évolution.

2. Le deuxième grand mérite de  Morgan  a trait aux rapports familiaux dans la 


société primitive. Là aussi, sur la base d'un vaste matériel qu'il s'est procuré par une 
enquête internationale, il a établi la première succession scientifiquement fondée dans 
les formes d'évolution de la famille, depuis les formes les plus basses de la société 
primitive jusqu'à la monogamie aujourd'hui dominante, c'est­à­dire jusqu'au couple 
permanent   légalisé   par   l'État   et   où   l'homme   a   la   position   dominante.   Certes,   le 
matériel découvert depuis lors a apporté mainte correction au schéma de l'évolution 
de   la   famille   selon   Morgan.   Cependant,   les   traits   fondamentaux   de   son   système 
comme   première   échelle   des   formes   de   la   famille   humaine,   des   ténèbres   de   la 
préhistoire jusqu'au présent, guidée rigoureusement par l'idée de l'évolution, restent 
une contribution durable à l'acquis des sciences sociales. Morgan n'a pas enrichi ce 
domaine seulement par sa systématique, mais par une idée fondamentale et géniale 
sur les rapports entre les relations familiales dans une société et le système de parenté 
qui y prévaut. Morgan a pour la première fois attiré l'attention sur ce fait frappant que 
chez   beaucoup   de   peuples   primitifs   les   véritables   relations   de   parenté   et   de 
descendance,   c'est­à­dire   la   famille   véritable,   ne   coïncident   pas   avec   les   titres   de 
parenté que les hommes s'attribuent mutuellement, ni avec les obligations mutuelles 
qui   découlent   pour   eux   de   ces   titres.   Le   premier,   il   a   trouvé   à   ce   phénomène 
mystérieux   une   explication   purement   matérialiste   dialectique.   «   La   famille   »,   dit 
Morgan, « est l'élément actif, elle n'est pas stationnaire, elle progresse d'une forme 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 76

inférieure vers une forme plus élevée, dans la mesure où la société évolue d'une forme 
inférieure à une forme plus élevée. Par contre, les systèmes de parenté sont passifs, ils 
n'enregistrent qu'à intervalles très longs les progrès que la famille a accomplis  au 
cours des temps et ne connaissent de modifications radicales que lorsque la famille 
s'est radicalement modifiée. » De là vient que chez les peuples primitifs, des systèmes 
de parenté qui correspondent à une forme antérieure et déjà dépassée de la famille. 
sont   encore   en   vigueur,   comme   d'une   manière   générale   les   idées   des   hommes 
s'attachent   longtemps   à   des   situations   qui   sont   déjà   dépassées   par   l'évolution 
matérielle effective de la société.

3. Se fondant sur l'histoire de l'évolution des relations familiales, Morgan donna 
la première étude exhaustive de ces anciens groupements familiaux qui, chez tous les 
peuples civilisés, chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Germains, chez 
les anciens Israélites, sont au début de la tradition historique et se retrouvent chez la 
plupart   des   peuples   primitifs   qui   vivent   encore   aujourd'hui.   Il   montra   que   ces 
groupements, reposant sur la parenté de sang et l'ascendance commune, ne sont d'une 
part qu'une étape élevée dans l'évolution de la famille et d'autre part le fondement de 
toute vie sociale ­ dans la longue période où il n'y avait pas encore d'État au sens 
moderne, c'est­à­dire pas d'organisation politique contraignante fondée sur le critère 
territorial. Toute tribu, qui se composait d'un certain nombre de familles ou de gentes, 
comme les Romains les nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en 
commun, et dans chaque tribu, le groupement familial était l'unité qui se gérait de 
façon communiste, où il n'y avait ni riches ni pauvres, ni paresseux ni travailleurs, ni 
maîtres ni esclaves, et où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et 
la libre décision de tous. Comme exemple vivant de ces relations, par lesquelles sont 
autrefois  passés tous les peuples  de la civilisation  actuelle,  Morgan dépeignait  en 
détail   l'organisation   des   Indiens   d'Amérique,   telle   qu'elle   était   encore   florissante 
lorsque les Européens conquirent l'Amérique.

« Tous ses membres », dit­il, « sont des gens libres, ayant le devoir de protéger la 
liberté d'autrui ; égaux en droits ­ ni le chef en temps de paix ni le chef de guerre ne 
peuvent revendiquer quelque privilège que ce soit ; ils forment une fraternité liée par 
les   liens  du  sang.  Liberté,   égalité,  fraternité,  quoique   jamais   formulés,  étaient   les 
principes fondamentaux de la Gens, et celle­ci, à son tour, était l'unité de tout un 
système social, le fondement de la société indienne organisée. Cela explique le sens 
irréductible de leur indépendance et la dignité personnelle dans le maintien, que tout 
le monde reconnaît chez les Indiens. »

4. L'organisation en gentes amena l'évolution sociale au seuil de la civilisation que 
Morgan  caractérise  comme cette  courte  période la plus  récente  de l'histoire  de la 
civilisation où, sur les ruines du communisme et de l'ancienne démocratie, surgirent 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 77

la propriété privée et, avec elle, l'exploitation, une institution publique contraignante, 
l'État, et la domination exclusive de l'homme sur la femme dans l'État, dans le droit 
de propriété et dans la famille. C'est au cours de cette période historique relativement 
courte   que   se   produisent   les   plus   importants   et   les   plus   rapides   progrès   de   la 
production, de la science, de l'art, mais aussi les divisions profondes de la société par 
les oppositions de classes, la misère des peuples et leur esclavage. Voici le propre 
juge. ment de Morgan sur notre civilisation actuelle, par lequel il conclut les résultats 
de son étude classique :

« Depuis l'avènement de la civilisation, la croissance de la richesse est devenue si 
formidable, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si 
adroitement canalisée dans l'intérêt des possédants que cette richesse est devenue, 
face au peuple, une puissance indomptable. L'esprit humain se trouve désemparé et 
fasciné devant sa propre création. Pourtant, le temps viendra où la raison humaine se 
fortifiera pour dominer la richesse, où elle établira le constat des rapports de l'État 
avec la richesse qu'il protège ainsi que les limites des droits des propriétaires. Les 
intérêts de la société passent avant les intérêts particuliers et des rapports justes et 
harmonieux doivent s'établir entre les deux. La seule poursuite de la richesse n'est pas 
la destination de l'humanité, si le progrès doit rester la loi de l'avenir comme il a été 
celle du passé. Le temps écoulé depuis les débuts de la civilisation n'est qu'une petite 
fraction de la vie passée de l'humanité, qu'une petite fraction de la vie qui est encore 
devant   elle.   La   dissolution   de   la   société   pèse   comme   une   menace   sur   nous   en 
conclusion d'une carrière historique dont le but final unique est la richesse ; car une 
telle carrière contient en elle­même les éléments de son propre anéantissement. La 
démocratie   dans   l'administration,   la   fraternité   dans   la   société,   l'égalité   des   droits, 
l'éducation  universelle, consacreront la prochaine étape supérieure  de la société,  à 
l'avènement de laquelle l'expérience, la raison et la science contribuent en perma­
nence. Cette étape fera revivre ­ mais sous une forme plus élevée ­ la liberté, l'égalité 
et la fraternité des anciennes gentes. »

La contribution de  Morgan à  la connaissance de l'histoire de l'économie a été 


d'une très grande portée. Il a présenté l'économie communiste primitive, qui n'était 
connue et expliquée jusque­là que comme une série d'exceptions, comme la règle 
générale d'une évolution logique des civilisations, et en particulier la constitution en 
gentes. Il était ainsi prouvé que le communisme primitif avec la démocratie et l'égalité 
sociale   qui   y   correspondent   est   le   berceau   de   l'évolution   sociale.   En   élargissant 
l'horizon   du   passé   préhistorique,   il   a   situé   toute   la   civilisation   actuelle   avec   sa 
propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son 
mariage contraignants, comme une courte étape passagère, née de la dissolution de la 
société communiste primitive et qui doit à son tour faire place dans l'avenir à des 
formes sociales supérieures. Ce faisant, Morgan a fourni au socialisme scientifique un 
nouveau et puissant appui. Tandis que Marx et Engels avaient, par la voie de l'analyse 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 78

économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la 
société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socialistes 
un fondement scientifique solide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l'œuvre 
de  Marx  et  Engels  tout  son puissant  soubassement,   en  démontrant   que la   société 
démocratique communiste englobe, quoique sous des formes primitives, tout le long 
passé de l'histoire humaine avant la civilisation actuelle. La noble tradition du lointain 
passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la 
connaissance se refermait harmonieusement et dans cette perspective, le monde actuel 
de la domination de classe, et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de 
la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule 
étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité.

II
Retour à la table des matières

Le   livre   de  Morgan  sur   la  Société   primitive  a   constitué   pour   ainsi   dire   une 
introduction après­coup au Manifeste Communiste de Marx et Engels. Les conditions 
étaient réunies pour forcer la science bourgeoise à réagir. En l'espace de deux à trois 
décennies après le milieu du siècle, la notion de communisme primitif s'était de toutes 
parts introduite dans la science. Tant qu'il ne s'agissait que d'honorables « antiquités 
du droit germanique », de « particularités des tribus slaves », de l'État Inca du Pérou, 
exhumé par les historiens, etc., ces découvertes gardaient le caractère de curiosités 
scientifiques inoffensives, sans portée actuelle, sans liaison directe avec les intérêts et 
les combats quotidiens de la société bourgeoise. A tel point que des conservateurs 
endurcis ou des politiciens libéraux modérés comme Ludwig von Maurer et Sir Henry 
Maine  pouvaient s'acquérir les plus grands mérites en faisant de telles découvertes. 
Bientôt pourtant cette liaison avec l'actualité allait s'opérer, dans deux directions à la 
fois.   Déjà,   nous   l'avons   vu,   la   politique   coloniale   avait   amené   un   heurt   entre   les 
intérêts matériels tangibles du monde bourgeois et les conditions de vie du commu­
nisme   primitif.   Plus   le   régime   capitaliste   imposait   sa   toute­puissance   en   Europe 
occidentale depuis le milieu du XIXe siècle, après les tempêtes de la révolution de 
1848, et  plus  ce heurt  devenait  brutal.  En  même  temps, et  précisément   depuis   la 
révolution de 1848, un autre ennemi jouait un rôle de plus en plus grand à l'intérieur 
de la société bourgeoise : le mouvement ouvrier révolutionnaire. Depuis les journées 
de juin 1848 à Paris, le « spectre rouge » ne disparaît plus de la scène publique, et 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 79

ressurgit en 1871 dans l'embrasement aveuglant des luttes de la Commune, au grand 
effroi de la bourgeoisie française et internationale. Or à la lumière de ces luttes de 
classes brutales, la plus récente découverte de la recherche scientifique ­ le commu­
nisme   primitif   ­   révélait   son   aspect   dangereux.   La   bourgeoisie,   touchée   au   point 
sensible de ses intérêts de classe, flairait un lien obscur entre les vieilles traditions 
communistes   qui,   dans   les   pays   coloniaux,   opposaient   la   résistance   tenace   à   la 
recherche  du  profit  et  aux  progrès   d'une «  européanisation   » des   indigènes,   et   le 
nouvel évangile apporté par l'impétuosité révolutionnaire des masses prolétariennes 
dans les vieux pays capitalistes.

Lorsqu'en 1873, à l'Assemblée nationale française, on régla le sort des malheu­
reux Arabes d'Algérie par une loi instaurant de force la propriété privée, on ne cessa 
de répéter, dans cette assemblée où vibrait encore la lâcheté et la furie meurtrière des 
vainqueurs de la Commune, que la propriété commune primitive des Arabes devait à 
tout prix être détruite, « comme forme qui entretient dans les esprits les tendances 
communistes ». En Allemagne, pendant ce temps, les splendeurs du nouvel empire 
allemand, la spéculation de « l'ère de fondation » et la première crise capitaliste des 
années 70, le régime de fer et de sang de Bismark, avec sa loi contre les socialistes, 
allaient intensifier à l'extrême les luttes de classes et bannir toute complaisance, y 
compris dans la recherche scientifique. Le développement sans exemple de la social­
démocratie, incarnation des théories de Marx et Engels, a aiguisé extraordinairement 
l'instinct   de   classe   de   la   science   bourgeoise   en   Allemagne.   Et   c'est   ainsi   que   la 
réaction contre les théories sur le communisme primitif s'est faite la plus vigoureuse. 
Des historiens de la civilisation comme Lippert et Schurtz, des théoriciens de l'écono­
mie   politique   comme  Bûcher,  des   sociologues   comme  Starcke,   Westermarck   et 
Grosse  sont aujourd'hui d'accord pour combattre avec ardeur la théorie du commu­
nisme primitif, et en particulier les idées de Morgan sur l'évolution de la famille et sur 
le règne autrefois souverain de la constitution familiale avec son égalité des sexes et 
sa démocratie générale. M. Starcke, par exemple, dans sa Famille primitive, de 1888, 
traite les hypothèses de  Morgan  sur les systèmes de parenté de « rêve sauvage », 
« pour  ne   pas  dire  délire  ».    Même  des  savants  plus  sérieux,   comme  le   meilleur 
1

historien   des   civilisations   que   nous   possédions,  Lippert,  partent   en   guerre   contre 
Morgan.  Se   fondant   sur   les   rapports   superficiels   et   vieillis   de   missionnaires   du 
XVIIIe siècle, sans aucune formation économique et ethnologique, ignorant complète. 
ment les prodigieuses études de  Morgan, Lippert  décrit les relations économiques 
chez   les   Indiens   d'Amérique   du   Nord,   ceux   mêmes   dont  Morgan  a,   mieux   que 
1   Les critiques et les théories de Starcke et de Westermarck ont été soumises par Cunow, dans 
son ouvrage de 1894 sur les « Organisations de la parenté chez les nègres des régions australes », à 
un examen approfondi et impitoyable, auquel, à notre connaissance, ces deux Messieurs n'ont pas 
répondu jusqu'à ce jour. Cela n'empêche  pas des sociologues plus récents, comme Grosse, de 
continuer à les célébrer comme des autorités éminentes, comme ceux qui ont anéanti Morgan. Il en 
va des critiques de Morgan comme des critiques de Marx : il suffit à la science bourgeoise que 
leurs opinions servent contre les révolutionnaires haïs et leur bon vouloir remplace ici les résultats 
scientifiques.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 80

personne, pénétré la vie et l'organisation sociales. Il y voit la preuve que chez les 
peuples chasseurs en général il n'y a aucune organisation commune de la production, 
aucun souci de la totalité et de l'avenir, qu'il n'y règne au contraire qu'absence, de 
toute règle et de toute pensée.

Lippert reprend, sans aucune critique, la déformation stupide que fait subir aux 
communistes   existant   effectivement   chez   les   Indiens,   l’œil   européen   borné   des 
missionnaires;  ainsi, par exemple,  quand il  cite l'histoire  de la mission des   frères 
évangélistes   chez   les   Indiens   d'Amérique   du   Nord,   oeuvre   de   Loskiek,   datant   de 
1789 :   «   Beaucoup   d'entre   eux   (des   Indiens   d'Amérique),   dit   notre   missionnaire 
remarquablement informé, sont si paresseux qu'ils ne plantent rien eux­mêmes, mais 
se fient à ce que d'autres ne peuvent refuser de partager leurs provisions avec eux. 
Comme de cette façon les plus travailleurs ne jouissent pas plus de leur travail que les 
oisifs,   ils   plantent   de   moins   en   moins,   avec   le   temps.   Que   survienne   un   hiver 
rigoureux, la neige épaisse les empêche d'aller à la chasse, et une famine générale se 
produit facilement, entraînant souvent la mort de beaucoup d'hommes. La détresse 
leur apprend alors à se nourrir de racines et d'écorces d'arbres, en particulier de jeunes 
chênes. » Et Lippert ajoute aux paroles de son garant ­ « Ainsi, par un enchaînement 
naturel, la rechute dans l'insouciance antérieure a entraîné la rechute dans le mode de 
vie   antérieur.   »   Dans   cette   société   indienne   où   personne   ne   «   peut   refuser   »   de 
partager ses provisions avec d'autres et dans laquelle le « frère évangéliste » construit 
de toutes pièces et avec un arbitraire manifeste l'inévitable division en « travailleurs » 
et « oisifs » selon le modèle européen, Lippert prétend trouver la meilleure preuve 
contre le communisme primitif: « A un tel niveau, la génération âgée se soucie encore 
moins  d'équiper la jeune génération  pour la vie. L'Indien est déjà très  éloigné   de 
l'homme primitif. Dès que l'homme a un instrument, il a la notion de possession, mais 
limitée   à   cet   outil.   Dès   le   plus   bas   niveau,   l'Indien   a   cette   notion   ;   dans   cette 
possession primitive, tout élément de communisme est absent ; l'évolution commence 
par le contraire. »

Le professeur Bûcher a opposé à l'économie communiste primitive sa « théorie de 
la recherche individuelle de la nourriture » chez les peuples primitifs et des « espaces 
de temps incommensurables » dans lesquels « l'homme a existé sans travailler ». Or, 
pour l'historien des civilisations, Schurtz, le professeur Bücher, avec son « coup d'œil 
génial », est un prophète qu'il faut suivre aveuglément quand il s'agit de l'économie 
des époques primitives.   Le porte­parole le plus représentatif et le plus énergique de 
1

la réaction contre les dangereuses théories du communisme primitif, contre le « père 
1   Le professeur Ed. Meyer écrit aussi, dans son introduction de 1907 à l'« Histoire de l'Antiquité 
» (p. 67) : « L'hypothèse établie par 0. Hansen et généralement admise, selon laquelle la propriété 
privée du sol a été originairement  et universellement  Précédée  d'une propriété commune avec 
distribution périodique, comme César et Tacite la décrivent chez les Germains, a été très fortement 
contestée ces derniers temps ; en tout cas, le Mir russe, qui passe pour typique de cette propriété 
commune, ne date que du XVIIe siècle, » Le professeur Meyer reprend d'ailleurs cette dernière 
affirmation telle quelle dans l'ancienne théorie du professeur ruses Tchitchérine.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 81

de l'Église de la social­démocratie allemande », Morgan, c'est Monsieur Ernst Grosse. 
A   première   vue,   Grosse   est   lui­même   partisan   de   la   conception   matérialiste   de 
l'histoire ; il explique en effet diverses formes de droit, de relations entre les sexes, de 
pensée sociale en remontant aux rapports de production, facteur déterminant de ces 
formes. « Peut d'historiens des civilisations ». dit­il dans ses Débuts de l'art parus en 
1894, « semblent avoir compris toute l'importance de la production. Il est d'ailleurs 
beaucoup plus facile de la sous­estimer que de la surestimer. L'économie est pour 
ainsi dire le centre vital de toute forme de civilisation ; elle exerce l'influence la plus 
profonde et la plus irrésistible sur tous les autres facteurs de civilisation, tandis qu'elle 
n'est   elle­même   déterminée   que   par   des   facteurs   naturels   ­   géographiques   et 
météorologiques. On pourrait assez justement dire de la forme de production qu'elle 
est le phénomène primaire de civilisation, auprès duquel tous les autres aspects de la 
civilisation ne sont que dérivés et secondaires ­ évidemment pas au sens où les autres 
branches   seraient   nées   de   ce   tronc,   mais   parce   que,   bien   que   nées   de   manière 
indépendante,   elles   se   sont   développées   et   se   sont   formées   constamment   sous   la 
pression du facteur économique dominant. »

Il semble a première vue que M. Grosse lui­même a emprunté ses principales 
idées aux «pères de l'Église de la social­démocratie allemande », quoiqu'il se garde 
bien évidemment de laisser soupçonner, ne fut­ce que par un mot, la source scien­
tifique à laquelle il a puisé, toute faite, sa supériorité sur « la plupart des historiens 
des  civilisations  ». Il est même, en ce qui concerne la conception  matérialiste   de 
l'histoire, « plus catholique que le pape ». Tandis qu'Engels ­ créateur, avec Marx, de 
la   conception   matérialiste   de   l'histoire   ­   admettait,   pour   l'évolution   de   la   famille 
depuis   les   temps   primitifs   jusqu'au   mariage   actuel   sanctionné   par   l'État,   une 
profession   indépendante   des   relations   économiques,   fondée   seulement   sur   la 
perpétuation du genre humain, Grosse va beaucoup plus loin. Il établit la théorie selon 
laquelle la forme de la famille n'est à chaque époque que le produit direct des rapports 
économiques en vigueur. « Nulle part.... écrit­il, la signification de la production pour 
la civilisation ne ressort plus clairement que dans l'histoire de la famille. Les formes 
étranges de la famille humaine qui ont amené les sociologues à des hypothèses encore 
plus étranges, deviennent étonnamment compréhensibles dès qu'on les considère en 
relation avec les forme de la production. »

Son livre, paru en 1896, Les formes de la famille et les formes de l'économie, est 
entièrement consacré à démontrer la justesse de cette idée. En même temps Grosse est 
un adversaire résolu de la théorie du communisme primitif. Il cherche, lui aussi, à 
démontrer que l'évolution historique de l'humanité n'a pas du tout commencé par la 
propriété   commune,   mais   par   la   propriété   privée   ;   comme   Lippert   et   Bûcher,   il 
s'efforce d'exposer, de son point de vue, que plus on remonte dans la préhistoire et 
plus « l'individu » avec sa « possession individuelle » domine exclusivement. Certes, 
on ne peut contester les découvertes faites dans toutes les parties du monde sur les 
communautés villageoises communistes et sur les tribus. Mais M. Grosse ­ et là réside 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 82

sa théorie propre ­ ne fait apparaître les organisations en lignages, cadres de l'écono­
mie communiste, qu'à une étape déterminée de l'évolution : au niveau de l'agriculture 
inférieure pour la faire se dissoudre au niveau de l'agriculture supérieure et céder à 
nouveau la place  à la « propriété  individuelle  ». De cette façon, Grosse  renverse 
triomphalement   la   perspective   historique   de   Marx   et   de   Morgan.   Dans   cette 
perspective, le communisme était le berceau de l'humanité, évoluant vers la civilisa­
tion,   la   forme   des   relations   économiques   qui   avait   accompagné   cette   évolution 
pendant des espaces de temps incommensurables, pour ne se dissoudre qu'avec la 
civilisation et faire place à la propriété privée ; et la civilisation elle­même, par un 
rapide processus de dissolution, allait vers le retour au communisme, sous la forme 
plus élevée de la société socialiste.

D'après Grosse, c'était la propriété privée qui avait accompagné la naissance et le 
progrès de la civilisation, pour ne céder la place au communisme que temporairement 
et   à   une   étape   précise,   celle   de   l'agriculture   inférieure.   D'après  Marx­Engels   et 
Morgan, le début et l'aboutissement de l'histoire de la civilisation, c'est la propriété 
commune, la solidarité sociale; d'après Grosse et ses collègues ès science bourgeoise, 
c'est l' « individu » avec la propriété privée. Ce n'est pas suffisant. Grosse est l'adver­
saire résolu non seulement de Morgan et du communisme primitif, mais de toute la 
théorie de l'évolution dans le domaine de la vie sociale et il déverse les flots de son 
ironie sur les esprits puérils qui veulent aligner tous les phénomènes de la vie sociale 
en   une   série   évolutive   et   les   saisir   comme   un   processus   unique,   un   progrès   de 
l'humanité de formes inférieures vers des formes plus élevées de la vie. Cette idée 
fondamentale sur laquelle repose toute la science sociale moderne – la conception de 
l'histoire et la théorie du socialisme scientifique en particulier ­ Monsieur Grosse, en 
savant bourgeois typique, la combat de toutes ses forces. « L’humanité », proclame­t­
il, « ne se meut nullement selon une ligne unique dans une direction unique ; au 
contraire, à la diversité des conditions de vie des peuples répond la diversité de leurs 
voies et de leurs buts.» Ainsi, en la personne de Grosse, la science sociale bourgeoise 
est parvenue, dans sa réaction contre les conséquences révolutionnaires de ses propres 
découvertes,   au   point   où   l'économie   bourgeoise   vulgaire   était   parvenue   dans   sa 
réaction   contre   l'économie   classique   :   à   la   négation   de   toute   loi   de   l'évolution 
sociale.    Examinons  de  plus  près  ce   curieux   «  matérialisme  »  historique   du   plus 
1

récent des pourfendeurs de Marx, Engels et Morgan.

Grosse parle beaucoup de « production », il parle tout le temps du « caractère de 
la   production   »,   comme   facteur   déterminant   qui   influence   l'ensemble   de   la 
civilisation. Qu'entend­il par production et caractère de la production ? « La forme 
économique qui domine ou prédomine dans un groupe social, la manière dont les 
membres du groupe pourvoient à leur subsistance, ce sont là des faits qui s'observent 
directement et se constatent partout dans leurs principaux traits avec une certitude 
1   Note au crayon de R. L. ­ rassembler simplement du matériel et des « faits observés », comme 
l'Association de politique sociale, et des monographies.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 83

suffisante.   Nous   pouvons   avoir   les   doutes   les   plus   sérieux   sur   les   conceptions 
religieuses   et   sociales   des   Australiens   ;   mais   aucun   doute   n'est   possible   Sur   le 
Caractère de leur production : les Australiens vivent de la chasse et de la cueillette 
des plantes. Il est peut­être impossible de pénétrer dans la culture et les idées des 
anciens Péruviens ; mais le fait que les citoyens de l'empire Inca étaient un peuple 
d'agriculteurs est manifeste.»

Par « production » et par son « caractère », Grosse entend donc tout simplement la 
source   principale   de   l'alimentation   d'un   peuple.   La   chasse,   la   pêche,   l'élevage, 
l'agriculture,   tels   sont   ces   «   rapports   de   production   »   qui   exercent   une   action 
déterminante sur tous les autres rapports de civilisation chez un peuple. Il nous faut 
d'abord remarquer que si la suffisance de Monsieur Grosse à l'égard de la « plupart 
des historiens des civilisations » lui vient de cette maigre découverte, elle est dénuée 
de tout fondement. L'idée que la source principale à laquelle un peuple puise son 
alimentation   est   d'une   extraordinaire   importance   pour   le   développement   de   sa 
civilisation n'est pas la découverte toute neuve de Monsieur Grosse, mais bien plutôt 
un très ancien acquis de tous les historiens des civilisations. Cette constatation a mené 
à la classification courante des peuples en chasseurs, éleveurs et agriculteurs, telle 
qu'elle revient dans toutes les histoires des civilisations et telle que Monsieur Grosse 
lui­même l'applique après maintes tergiversations.

Cette idée n'est pas seulement très ancienne, elle est aussi ­ dans la plate version 
de Grosse ­complètement fausse. Que nous sachions uniquement qu'un peuple vit de 
la chasse, de l'élevage ou de l'agriculture, ne nous fait rien connaître de ses rapports 
de production et de sa civilisation. Les Hottentots actuels du Sud­Ouest Africain que 
les Allemands ont privé de leur source d'existence en leur prenant leurs troupeaux, et 
qu'ils ont munis en échange de fusils, sont par force redevenus des chasseurs. Mais 
les rapports de production de ce « peuple de chasseurs» n'ont pas le moindre point 
commun avec ceux des chasseurs indiens de Californie qui vivent encore dans leur 
isolement   primitif,   et   ceux­ci   à   leur   tour   n'ont   guère   de   ressemblance   avec   les 
compagnies de chasseurs du Canada qui livrent industriellement des peaux de bêtes 
aux capitalistes américains et européens. Les éleveurs péruviens qui, avant l'invasion 
espagnole, gardaient leurs lamas dans la Cordillère, en économie communiste sous la 
domination Inca, les nomades arabes avec leurs troupeaux en Afrique ou en Arabie, 
les   paysans   d'aujourd'hui   dans   les   Alpes   suisses,   bavaroises   ou   tyroliennes,   qui 
gardent   leurs   mœurs   traditionnelles   au   milieu   du   monde   capitaliste,   les   esclaves 
romains à moitié retournés à l'état sauvage qui gardaient les énormes trou eaux de 
leurs   maîtres   en   Apulie,   les   « farmers »   de   l'Argentine   actuelle   qui   engraissent 
d'innombrables troupeaux pour les abattoirs et les conserveries de l'Ohio ­ tous sont 
des exemples d'« élevage » qui représentent autant de types totalement différents de 
production   et   de   civilisation.   Enfin   l' «   agriculture   »   englobe   une   telle   variété   de 
modes   d'économie   et   de   niveaux   de   civilisation   depuis   la   communauté   indienne 
primitive jusqu'aux latifundia modernes, depuis la minuscule exploitation jusqu'aux 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 84

grands domaines des seigneurs baltes, depuis le fermage anglais jusqu'à la jobagie 
roumaine, depuis l'horticulture chinoise jusqu'à la plantation brésilienne et le travail 
des esclaves, depuis le sarclage féminin à Haïti jusqu'aux fermes d'Amérique du Nord 
marchant à l'électricité et à la vapeur.

Vraiment, les révélations de Monsieur Grosse sur l'importance de la production ne 
nous   révèlent   que   son   admirable   incompréhension   de   ce   qu'est   réellement   la   « 
production ». C'est justement contre ce « matérialisme » grossier, qui ne considère 
que les conditions naturelles extérieures de la production et de la civilisation, et dont 
le sociologue anglais Buckle est le plus parfait représentant, que se dressaient Marx et 
Engels. Ce qui est décisif pour les relations économiques et culturelles des hommes, 
ce n'est pas la source naturelle extérieure de leur alimentation, ce sont les rapports que 
les   hommes   ont   entre   eux   dans   leur   travail.   Les   rapports   sociaux   de   production 
décident de la question : quelle forme de production domine chez un peuple ? On ne 
peut comprendre les rapports familiaux, les notions de droit, les idées religieuses, le 
développement des arts chez un peuple que lorsque l'on a saisi à fond cet aspect 
fondamental de la production. Mais il est, pour la plupart des observateurs européens, 
extrêmement   difficile   de   pénétrer   les   rapports   sociaux   qui   s'établissent   dans   la 
production chez les peuples dits sauvages. A l'inverse de Monsieur Grosse, qui croit 
déjà   tout   connaître   quand   il   sait   seulement   que   les   Incas   du   Pérou   étaient   des 
agriculteurs, un savant sérieux, Sir Henry Maine écrit : « L'erreur caractéristique de 
l'observateur   direct   des   réalités   sociales   ou   juridiques   étrangères   consiste   à   les 
comparer trop vite avec des réalités connues de lui qui sont apparemment de même 
nature. »

Le   lien   entre   les   formes   de   la   famille   et   les   «   formes   de   production   »   ainsi 


comprises se présente comme suit chez Monsieur Grosse : « Au niveau le plus bas, 
l'homme se nourrit de la chasse ­ au sens le plus large ­ et de la cueillette de végétaux. 
Cette forme primitive de production s'accompagne de la forme la plus primitive de 
division du travail, la division physiologique du travail entre les deux sexes. Tandis 
que l'homme se réserve de veiller à l'alimentation animale, la récolte des racines et 
des fruits est la tâche de la femme. Dans ces conditions, c'est sur l'homme que repose 
presque toujours le poids principal de la vie économique, en conséquence de quoi la 
forme primitive de la famille revêt partout un caractère nettement patriarcal. Quelles 
que soient les idées sur la parenté du sang, l'homme primitif est de fait le maître et le 
propriétaire au milieu de ses femmes et de ses enfants, même s'il n'est pas considéré 
comme parent par le sang de ses descendants. A partir de ce niveau le plus bas, la 
production peut progresser dans deux directions, selon que l'économie féminine ou 
l'économie masculine prend l'avantage. Ce sont avant tout les conditions naturelles 
dans   lesquelles   vit   le   groupe   primitif   qui   transforment   l'une   ou   l'autre   des   deux 
branches en tronc principal. Quand la flore et le climat du pays incitent à former des 
réserves et plus tard à cultiver des plantes utilitaires, c'est l'économie féminine qui se 
développe, la cueillette devient peu à peu la culture des plantes. De fait, chez les 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 85

peuples primitifs d'agriculteurs, c'est toujours la femme qui s'occupe de ces travaux. 
Le poids de la vie économique se déplace ainsi vers la femme, en conséquence de 
quoi nous trouvons dans les sociétés primitives qui s'appuient surtout sur l'agriculture, 
une forme matriarcale de la famille, ou du moins des traces d'une telle forme. La 
femme, principal soutien de la famille et maîtresse de la terre, est au centre de la 
famille. Cette évolution n'a, il est vrai, que rarement abouti à un matriarcat au sens 
propre, à une véritable domination de la femme, si ce n'est là seulement où le groupe 
social   était   à   l'abri   des   attaques   d'ennemis   extérieurs.   Dans   tous   les   autres   cas, 
l'homme a reconquis, comme protecteur, la prépondérance qu'il avait perdue comme 
soutien de famille. C'est de cette façon que se constituent les différentes formes de 
familles qui règnent chez la plupart de ces peuples d'agriculteurs et qui représentent 
un compromis entre la tendance au matriarcat ou au patriarcat.

« Une grande partie de l'humanité a cependant connu une toute autre évolution. 
Les peuples de chasseurs qui vivaient dans des régions peu propices à l'agriculture, où 
par contre la domestication de certains animaux était possible et rentable, n'ont pas 
progressé dans  la  culture  des  plantes,  mais  dans  l'élevage.  Or, l'élevage,   qui   s'est 
développé peu à peu à partir de la chasse, est, à l'origine, un privilège de l'homme tout 
comme la chasse. Ainsi, la prédominance économique de l'homme, déjà existante, se 
renforce encore, et trouve son expression logique dans le fait que la forme patriarcale 
de la famille règne chez tous les peuples qui vivent prioritairement de l'élevage. En 
outre, la position prédominante de l'homme dans les sociétés d'élevage est encore 
accrue par le fait que, contraints à la guerre, les peuples bergers sont obligés de se 
constituer   en   organisations   guerrières   centralisées.   D'où   une   forme   extrême   du 
patriarcat où la femme n'a aucun droit et vit en esclave d'un époux et maître revêtu de 
la puissance despotique.' Les peuples pacifiques d'agriculteurs où la femme, soutien 
de famille, règne ou, tout au moins, jouit en partie d'une position plus libre, tombent 
le plus souvent sous la domination des peuples guerriers d'éleveurs, et adoptent leurs 
coutumes : la domination despotique de l'homme dans la famille. « Et c'est ainsi 
qu'aujourd'hui toutes les nations civilisées vivent sous le signe d'une forme patriarcale 
plus ou moins marquée de la famille. »  1

Les étranges destinées  historiques de la famille humaine décrites  ici dans leur 


dépendance à l'égard des formes de production se ramènent donc au schéma suivant : 
ère de la chasse ­ famille conjugale avec domination masculine ; ère de l'élevage ­ 
famille conjugale avec domination masculine aggravée ; ère de l'agriculture inférieure 
­ famille conjugale avec, par endroits, domination de la femme, puis soumission des 
agriculteurs aux éleveurs, là aussi famille conjugale avec domination masculine, et 
pour   couronner   le   tout   :   ère   de   l'agriculture   supérieure   ­   famille   conjugale   avec 
domination masculine. On le voit, Monsieur Grosse prend au sérieux sa négation de 
la théorie moderne de l'évolution. Pour lui, il n'y a pas d'évolution dans la constitution 
de la cellule  familiale.  L'histoire  commence  et finit  par la famille  conjugale  avec 
1   Grosse : « Les débuts de l'art », p. 34.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 86

domination   masculine.   Ce   faisant,   Grosse   ne   se   soucie   pas   qu'après   s'être   vanté 


d'expliquer la naissance des formes familiales à partir des formes de production, il 
présuppose la constitution de la famille comme quelque chose de donné, d'achevé, 
c'est­à­dire   la   famille   conjugale,   le   ménage   moderne   et   l'insère   sans   aucune 
modification dans toutes les formes de production. Ce qu'il suit en réalité à travers le 
temps, ce ne sont pas « les cellules familiales » mais simplement les relations entre 
sexes. Domination de l'homme ou domination de la femme ­ voilà selon Grosse le 
germe de la cellule familiale qu'il réduit à un signe extérieur tout aussi grossièrement 
qu'il   avait   réduit   la   «   forme   de   production   »   à   la   question   :   chasse,   élevage   ou 
agriculture.

Il est fidèle à lui­même dans ses simplifications. Que la « domination masculine » 
ou la « domination féminine » puisse englober des douzaines de formes différentes de 
familles, qu'à l'intérieur du niveau de civilisation des « chasseurs » il puisse y avoir 
des   douzaines   de   systèmes   de   parenté   différents   ­   c'est   ce   que   Monsieur   Grosse 
n'envisage pas plus qu'il n'envisage la question des rapports sociaux à l'intérieur d'un 
genre de production. La  relation  réciproque entre formes  de famille  et formes   de 
production se ramène alors au très spirituel « matérialisme » suivant : on considère 
dès l'abord les deux sexes comme des concurrents en affaires. Quiconque est soutien 
de famille, est maître de la famille, pense le philistin, ainsi, d'ailleurs, que le code 
civil bourgeois. La malchance du sexe féminin veut qu'il n'ait été, exceptionnelle­
ment, qu'une seule fois soutien de famille dans l'histoire, à l'époque de l'agriculture 
inférieure ; même alors il a le plus souvent eu le dessus face au sexe guerrier mascu­
lin. L'histoire de la famille n'est au fond que l'histoire de l'esclavage de la femme, 
dans toutes les « formes de production » et malgré toutes les formes de production.

Le seul lien entre les formes de familles et les formes d'économie n'est finalement 
que la légère différence entre des formes un peu plus douces ou un peu plus dures de 
la domination masculine. Pour en terminer, le premier message de rédemption dans 
l'histoire de la civilisation humaine est apporté à la femme asservie... par l'Église 
chrétienne qui, sinon sur la terre, du moins au ciel, ne connaît pas de différence entre 
les sexes. « Par cette doctrine, la chrétienté a accordé à la femme une dignité devant 
laquelle l'arbitraire de l'homme doit s'incliner»,' conclut Monsieur Grosse, en jetant 
l'ancre dans le port de l'Église chrétienne après avoir longtemps erré sur les eaux de 
l'histoire économique. Comme les formes de la famille qui ont amené les sociologues 
à des « hypothèses étranges » sont « étonnamment compréhensibles », dès qu'on les 
considère « en liaison avec les formes de production » !

Le plus frappant, cependant, dans cette histoire des « formes de la famille », c'est 
la façon dont est traitée l'association de parentage, ou le clan, comme dit Grosse. 
Nous avons vu le rôle énorme joué par les  associations  de parentage dans  la vie 
sociale,   aux   premières   étapes   de   la   civilisation.   Surtout   depuis   les   recherches   de 
Morgan,   qui   ont  fait   date,   on   sait   qu'avant   la   formation   de   l'État   territorial,   elles 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 87

étaient la forme propre de la société humaine, et que longtemps (encore) après, elles 
étaient l'unité économique et la communauté religieuse. Comment situer la curieuse 
histoire des « formes de la famille » selon Grosse par rapport à ces faits ? Grosse ne 
peut manifestement pas nier l'existence de clans chez tous les peuples primitifs. Mais 
comme elle est en contradiction avec son schéma de la famille conjugale et de la 
domination de la propriété privée, il s'efforce d'en réduire l'importance au minimum, 
sauf dans  la période de l'agriculture  inférieure.  « Le pouvoir du clan est  né avec 
l'économie agricole inférieure et il disparaît aussi avec elle ; chez tous les agriculteurs 
supérieurs le clan, soit a déjà périclité, soit périclite. »    Ainsi Grosse fait surgir le 
1

« pouvoir du clan » avec son économie communiste au beau milieu de l'histoire de 
l'économie  et de l'histoire de la famille.  pour le faire se dissoudre aussitôt  après. 
Comment   expliquer   la   naissance,   l'existence   et   les   fonctions   des   clans   durant   les 
millénaires   d'évolution   de   la   civilisation   avant   l'agriculture   inférieure,   alors   que 
d'après Grosse ils n'ont ni fonction économique ni signification sociale par rapport à 
la famille conjugale en ces temps­là ? Que sont en général ces clans qui mènent une 
existence   d'ombres   à   l'arrière­plan   des   familles   particulières   avec   leur   économie 
privée, chez les chasseurs et chez les éleveurs ? C'est le propre secret de  Monsieur  
Grosse.   Il  ne   se   soucie   pas   davantage   de   la   contradiction   criante   entre   sa   petite 
histoire   et   quelques   faits   universellement   reconnus.   Les   clans   n'acquéreraient   une 
importance que dans l'agriculture inférieure ; or les clans sont la plupart du temps liés 
à la vendetta, au culte religieux et très souvent aussi à la désignation d'un animal 
totémique ; toutes ces choses sont beaucoup plus anciennes que l'agriculture ; il faut 
donc, d'après la propre théorie de Grosse, qu'elles tirent leur pouvoir de rapports de 
production de périodes bien plus lointaines. Grosse explique l'existence de clans chez 
des   agriculteurs   supérieurs,   Germains,   Celtes,   Indiens,   comme   un   héritage   de   la 
période de l'agriculture inférieure où les clans ont leurs racines dans l'économie rurale 
féminine. Or l'agriculture supérieure des peuples civilisés ne vient pas de la culture 
féminine par sarclage, mais de l'élevage, qui était déjà pratiqué par les hommes et où, 
selon Grosse, le clan n'avait aucune importance par rapport à l'exploitation familiale 
patriarcale. Selon Grosse encore, l'organisation en clans est sans importance chez les 
éleveurs   nomades,   elle   n'acquiert   de   pouvoir   pour   quelque   temps   que   lorsque   le 
groupe se fixe et passe à l'agriculture.

D'après les meilleurs spécialistes des civilisations agraires, l'évolution réelle s'est 
opérée   en   sens   inverse   :   tant   que   les   éleveurs   menaient   une   vie   nomade,   les 
associations de parentage avaient à tous égards les plus grands pouvoirs ; avec la vie 
sédentaire et l'agriculture, la cohésion du clan commence à se relâcher et à reculer 
devant le regroupement local des agriculteurs dont la communauté d'intérêts est plus 
forte que la tradition des liens du sang, la communauté familiale se transforme en une 
communauté de voisinage. Telle est l'opinion de  Ludwig von Maurer, Kovalevsky, 
Henry Maine, Laveleye ; et  actuellement,  Kaufmann  démontre l'existence du même 
phénomène chez les Kirghizes et les Yakoutes.
1   Grosse: « Formes de la famille», p. 238, pp. 207, 215.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 88

Signalons enfin que Grosse avoue lui­même n'avoir, de son point de vue, pas la 
moindre explication à donner pour les phénomènes les plus importants relevant du 
domaine des rapports familiaux primitifs, comme le matriarcat, et qu'il se contente en 
haussant   les   épaules   d'appeler   le   matriarcat   «   la   curiosité   la   plus   rare   de   la 
sociologie». Il en vient jusqu'à cette affirmation incroyable que chez les Australiens 
les idées de consanguinité n'auraient eu aucune influence sur les systèmes familiaux, 
et même, chose encore plus incroyable, qu'il n'y avait pas trace de clans chez les 
anciens Péruviens ; il juge de la civilisation agraire des Germains d'après le matériel 
vieilli et discutable de  Laveleye  et reprend finalement à son compte, par exemple, 
cette   fabuleuse   affirmation   de  Laveleye,  selon   laquelle   «   aujourd'hui   encore   »   la 
communauté villageoise russe chez les 35 millions de Grands­Russiens constitue un 
regroupement de clan par consanguinité ; une « communauté familiale », ce qui est à 
peu   près   aussi   exact   que   l'affirmation   selon   laquelle   l'ensemble   de   la   population 
berlinoise formerait « aujourd'hui encore » une grande communauté familiale. Tout 
cela habilite particulièrement Grosse à traiter de chien crevé le « père de l'église de la 
social­démocratie allemande », Morgan. Les exemples donnés ci­dessus de la façon 
dont  Grosse  traite des formes de la famille et du clan donnent une idée de la façon 
dont il traite des « foi­mes de l'économie ». Toute son argumentation dirigée contre le 
communisme primitif repose sur une série de « certes » et de « mais » ; il concède les 
faits incontestables, mais il leur en oppose d'autres de façon à diminuer ce qui ne lui 
convient pas, à gonfler ce qui lui convient et à obtenir le résultat souhaité.

Grosse rapporte lui­même à propos des chasseurs inférieurs : « La propriété indi­
viduelle, qui dans toutes les sociétés inférieures consiste avant tout ou exclusivement 
en biens meubles, n'a ici presque aucune importance ; mais la partie la plus précieuse 
de la propriété, le chien de chasse, appartient en commun à tous les hommes de la 
tribu. Par voie de conséquence, le butin doit lui aussi être parfois partagé entre tous 
les  membres  de  la  horde.  C'est  par  exemple   ce  qu'on rapporte  sur  les  Botocudos 
(Ehrenreich,   Revue   d'ethnologie).  Dans   certaines   parties   de   l'Australie,   de   telles 
coutumes   existent.   Tous   les   membres   d'un   groupe   primitif   sont   et   demeurent 
également   pauvres. Comme   il  n'y a  pas  de  différences   importantes   de fortune,   la 
principale cause de formation des différentes castes fait défaut. En général, tous les 
hommes   adultes   à   l'intérieur   d'une   tribu   ont   les   mêmes   droits.   »   (pp.   55­56.)   De 
même, « l'appartenance au clan a sous certains (!) rapports une influence importante 
sur la vie du chasseur inférieur. Elle lui donne le droit de se servir de tel chien de 
chasse et le droit et le devoir de protection et de vengeance » (p. 64). De même, 
Grosse reconnaît la possibilité d'un communisme de clan chez les chasseurs inférieurs 
de Californie.

Les liens du clan sont pourtant ici très relâchés  ; il n'y a pas de communauté 
économique.   «   Le   mode   de   production   des   chasseurs   arctiques   est   cependant   si 
individualiste que la cohésion du clan ne résiste guère aux convoitises centrifuges. » 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 89

De même, chez les Australiens, « la chasse et la cueillette sur le terrain commun ne 
sont   en   règle   générale   nullement   pratiquées   en   commun   ;   chaque   famille   a   son 
exploitation séparée ». En général, « la pénurie de nourriture ne tolère aucune réunion 
durable en groupes assez grands, elle contraint à la dispersion » (p. 63).

Passons aux chasseurs supérieurs. Certes, « chez les chasseurs supérieurs aussi, le 
sol est en général la propriété commune de la tribu ou du clan » (p. 69), certes, nous 
trouvons à ce niveau des maisons collectives où les clans habitent en commun (p. 
84) ; certes, apprenons­nous, « les digues et les travaux de production importants que 
Mackenzie a vus dans les fleuves de la Haida et qui, d'après ses estimations, doivent 
avoir exigé le travail de l'ensemble de la tribu, étaient sous la surveillance du chef 
sans la permission duquel personne ne pouvait pêcher. Ils étaient donc vraisembla­
blement considérés comme la propriété de l'ensemble de la communauté villageoise à 
laquelle appartenaient aussi sans partage les eaux poissonneuses et les terrains  de 
chasse » (p. 87).

Mais « les biens meubles ont acquis ici une telle extension et une telle importance 
que, malgré l'égalité dans la possession du sol, une grande inégalité de fortune peut se 
développer » (p. 69) et « en général la nourriture, autant que nous pouvons en juger, 
n'est pas plus considérée comme propriété commune que le reste des biens meubles. 
On ne peut caractériser les clans domestiques comme des communautés économiques 
que dans un sens très limité » (p. 88).

Tournons­nous maintenant vers le niveau de civilisation directement supérieur, les 
éleveurs nomades. A leur sujet aussi, Grosse rapporte ce qui suit : certes, « même les 
nomades   les   plus   instables   ne   débordent   pas   au­delà   de   certaines   limites,   ils   se 
meuvent tous à l'intérieur d'un territoire assez précisément délimité, qui passe pour la 
propriété   de   leur   tribu   et   qui   est   à   son   tour   souvent   réparti   entre   les   différentes 
familles  particulières  et clans  ». Et plus loin : « Le sol est, dans  presque tout  le 
domaine de l'élevage, possession commune de la tribu ou du clan (p. 91). « La terre 
est, il est vrai, le bien commun de tous les membres du clan et elle est répartie comme 
telle par le clan ou par son chef entre les différentes familles qui l'exploitent » (p. 
128).

Mais « la  terre n'est pas la possession la plus précieuse du nomade. Son bien 
suprême, c'est son troupeau et le bétail est toujours (!) la propriété particulière des 
familles individuelles. Le clan d'éleveurs n'est jamais (!) devenu une communauté 
économique ou de propriété ».

Viennent ensuite les agriculteurs inférieurs. Ici, certes, le clan est pour la première 
fois reconnu comme une communauté complètement communiste. Mais ­ ici aussi un 
« mais » suit immédiatement ­ ici aussi « l'industrie mine l'égalité sociale » (Grosse 
parle d'industrie, mais il pense naturellement à la production de marchandises qu'il ne 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 90

sait pas distinguer de l'autre) et crée une propriété particulière meuble qui a priorité 
sur la propriété collective du sol et la détruit (pp. 136­137). Malgré la communauté du 
sol, « la séparation entre riche et pauvre existe déjà ici aussi ». Le communisme est 
réduit   à   un   bref   interlude   dans   l'histoire   de   l'économie,   qui   commence   avec   la 
propriété privée pour se terminer par la propriété privée. Ce qu'il fallait démontrer !

III
Retour à la table des matières

Pour vérifier la valeur du schéma de Grosse, tournons­nous directement vers les 
faits. Examinons ­ même d'un coup d’œil rapide ­ le mode économique des peuples au 
niveau le plus bas. Quel est­il ? Grosse les appelle les « chasseurs inférieurs » et dit à 
leur sujet : « Les peuples de chasseurs inférieurs ne constituent aujourd'hui qu'une 
infime fraction de l'humanité. Condamnés par leur forme de production imparfaite et 
peu rentable à la faiblesse numérique et à la pauvreté, ils ont partout reculé devant les 
peuples plus grands et plus forts, de sorte qu'ils ne végètent plus maintenant que dans 
des forêts vierges impénétrables et des déserts inhospitaliers. Une grande partie de ces 
tribus misérables appartient à des races naines. Ce sont les plus faibles justement, qui 
dans la lutte pour l'existence sont repoussés par les plus forts vers les contrées les plus 
hostiles et sont condamnés à la stagnation. En tout cas, on trouve encore aujourd'hui 
sur tous les continents, à l'exception de l'Europe, des représentants de la plus ancienne 
forme d'économie. L'Afrique recèle une multitude de peuples de chasseurs de petite 
taille ; malheureusement, nous n'avons jusqu'à maintenant d'informations que sur un 
seul d'entre eux, les  Boschimans  du désert de Kalahari (dans le sud­ouest africain 
allemand). Les autres tribus de pygmées se cachent dans l'obscurité des forêts vierges 
centrales.

Quittons l'Afrique pour l'Orient. Nous rencontrerons dans l'île de Ceylan (à la 
pointe   méridionale   de   la   péninsule   indienne)   le   peuple   nain   de   chasseurs   des 
Veddahs. Plus loin, dans l'archipel Andaman, les Mincopies ; à l'intérieur de Sumatra, 
les Kubus, et dans les montagnes sauvages des Philippines les Aetas, trois tribus qui 
appartiennent   également   aux   races   naines.   Avant   la   colonisation   européenne,   le 
continent australien était peuplé de tribus de chasseurs inférieurs, et si les indigènes 
ont  été chassés  de la  plus  grande partie des régions côtières  par les  colons   de  la 
seconde moitié du XIXe siècle, ils continuent de vivre dans les déserts de l'intérieur.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 91

En Amérique, on peut suivre toute une série de groupes humains dont la civilisa­
tion est des plus pauvres, dispersés depuis l'extrême Sud jusque dans le grand Nord. 
Dans les déserts montagneux du cap Horn (pointe méridionale de l'Amérique du Sud) 
battus par la pluie et la tempête, il y a les habitants de la Terre de feu que plus d'un 
observateur   *   déclaré   être   les   plus   misérables   et   les   plus   grossiers   de   tous   les 
humains. A travers les forêts brésiliennes, errent, outre les  Botocudos,  de mauvaise 
réputation, bien d'autres hordes de chasseurs dont les  Bororo,  qui nous sont connus 
grâce aux recherches de von der Steinen. La Californie centrale (sur la côte ouest de 
l'Amérique   du   Nord)   recèle   diverses   tribus   qui   ne   sont   guère   au­dessus   des   très 
misérables Australiens. »   Sans pouvoir continuer de suivre Grosse, qui situe curieu­
1

sement les Esquimaux parmi les peuples au niveau le plus bas, nous allons maintenant 
passer   en  revue   quelques­unes   des   tribus   énumérées   ci­dessus   en   y   cherchant   les 
traces d'une organisation socialement planifiée du travail.

Tournons­nous d'abord vers les anthropophages  australiens  qui, selon plusieurs 


savants, se trouvent au niveau le plus bas de civilisation que le genre humain puisse 
présenter  sur cette  terre.  Chez les  nègres  d'Australie,  nous  trouvons  avant   tout  la 
division primitive du travail déjà mentionnée entre hommes et femmes : ces dernières 
s'occupent principalement de l'alimentation végétale, du bois et de l'eau ; les hommes 
vont à la chasse et fournissent la viande.

De plus, nous trouvons ici un tableau du travail social totalement opposé à la « 
recherche individuelle de la nourriture » qui nous apporte en même temps une preuve 
de la façon dont l'application nécessaire de toute la force de travail est assurée dans 
les sociétés les plus primitives. Par exemple : « Dans la tribu Chepara, on attend de 
tous les hommes valides qu'ils s'occupent de la nourriture. Un homme est­il paresseux 
et reste­t­il au camp, les autres se moquent de lui et l'insultent. Hommes, femmes et 
enfants quittent le camp tôt le matin pour aller chercher de la nourriture. Lorsqu'ils 
ont suffisamment chassé, hommes et femmes portent leur butin au plus proche point 
d'eau où un feu est allumé et le gibier rôti. Hommes, femmes et enfants mangent tous 
ensemble   dans   un   climat   de   bonne   entente,   la   nourriture   ayant   été   répartie 
équitablement entre tous par les anciens. Après le repas, les femmes portent les restes 
au camp, et les hommes chassent en chemin. »  2

Voici quelques précisions sur le plan de la production chez les Nègres australiens. 
Il est en effet extrêmement compliqué et élaboré jusque dans le détail. Chaque tribu 
australienne se décompose en un certain nombre de groupes dont chacun porte le nom 
d'un animal ou d'une plante qu'il adore, et possède une portion de territoire délimitée à 
l'intérieur du territoire de la tribu. Un territoire appartient par exemple aux hommes 
du Kangourou, un autre aux hommes de l'Emou ­ grand oiseau ressemblant à l'autru­
che ­, un troisième aux hommes du Serpent (les Australiens consomment aussi des 
1   Ernst Grosse : « Les formes de la famille et les formes de l'économie», p. 30.
2   « Somló », d'après Howitt, p. 45.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 92

serpents). etc. Ces « Totems » sont presque tous, d'après les dernières découvertes 
scientifiques,   des   animaux   et   des   plantes   qui   servent   de   nourriture   aux   nègres 
australiens. Chacun de ces groupes a son chef qui dirige la chasse. Or le nom de 
plante   ou  d'animal   et   le   culte   correspondant   ne   sont  pas   une   forme   vide,   chaque 
groupe a en effet l'obligation de s'occuper de la nourriture dont il porte le nom, de 
veiller au maintien et à la perpétuation de cette source alimentaire. Et chaque groupe 
ne le fait pas pour lui­même, mais avant tout pour les autres groupes de la tribu. Les 
hommes­kangourou ont l'obligation d'approvisionner les autres membres de la tribu 
en viande de kangourou, les hommes­serpents de fournir les serpents, les hommes­
chenilles de procurer une espèce de chenille qui passe pour une gourmandise, etc. Il 
est caractéristique que tout cela s'accompagne de coutumes religieuses rigoureuses et 
de grandes cérémonies. Selon une règle presque générale, les gens de chaque groupe 
ne peuvent pas manger, ou très modérément, de leur propre animal ou plante­totem, 
par contre ils doivent en approvisionner les autres. Un homme du groupe des serpents 
doit, s'il attrape un serpent, s'abstenir d'en manger, sauf en cas de grande faim, mais 
l'apporter au camp pour les autres. De même, un homme­émou ne prendra que très 
peu de viande d'émou  et pas  du tout d’œufs  ni de la graisse de l'animal,  utilisée 
comme médicament, mais les livrera aux membres de sa tribu. D'autre part, les autres 
groupes   ne peuvent   chasser ou  récolter   ou manger   un animal  ou  une plante   sans 
l'autorisation des hommes du totem correspondant.

Tous les ans, chaque groupe célèbre une cérémonie solennelle dont le  but est 
d'assurer   (par   des   chants,   de   la   musique   et   diverses   cérémonies   cultuelles)   la 
perpétuation de l'animal ou de la plante­totem, cérémonie après laquelle seulement il 
est permis aux autres groupes d'en manger. La date de la cérémonie est fixée pour 
chaque groupe par son chef, qui la dirige aussi. Et cette date est en relation directe 
avec les conditions de production. Il y a en Australie centrale une longue saison sèche 
dont les animaux et les plantes souffrent beaucoup et une courte saison des pluies qui 
entraîne   une   prolifération   de   la   vie   animale   et   une   végétation   abondante.   Or,   la 
plupart des cérémonies ont lieu à l'approche de la bonne saison. Ratzel voyait encore 
un « malentendu comique » dans l'affirmation que les Australiens portent le nom de 
leurs   principaux   aliments.    Pourtant,   dans   le   système   des   groupes   totémiques 
1

brièvement   indiqué   ci­dessus,   on   ne   peut   que   reconnaître   au   premier   regard   une 


organisation poussée de la production sociale. Les différents groupes totémiques ne 
sont manifestement que les membres d'un vaste système de division du travail. Les 
groupes forment ensemble un tout ordonné et planifié et chaque groupe procède pour 
lui­même de façon organisée et planifiée sous une direction unique. Le fait que ce 
système   de   production   prenne   une   forme   religieuse,   la   forme   de   toutes   sortes 
d'interdits alimentaires, de cérémonies, etc., prouve seulement que ce plan de produc­
tion est  de date très ancienne,  que cette organisation existait déjà chez les nègres 
australiens il y a des siècles et même des millénaires ; aussi a­t­elle eu le temps de se 
scléroser en formules rigides et, ce qui était à l'origine simplement utile du point de 
1   Fr. Ratzel : « Ethnologie », 1887, 2e volume, p. 64.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 93

vue de la production et de l'approvisionnement en nourriture, s'est mué en une série 
d'articles de foi, en la croyance en des relations mystérieuses.

Ces   relations,   découvertes   par   les   Anglais  Spencer  et  Gillen,  sont   confirmées 
aussi par un autre savant, Frazer. Ce dernier dit expressément : « Nous ne devons pas 
oublier que les divers groupes totémiques ne vivent pas isolés les uns des autres dans 
la société totémique ; ils sont mélangés et exercent leurs forces magiques pour le bien 
commun.   Dans   le   système   primitif,   les   hommes­kangourou   ­   si   nous   ne   nous 
trompons pas ­ chassaient et tuaient des kangourous aussi .bien pour l'usage de tous 
les autres groupes totémiques que pour leur propre usage, et il en a sans doute été de 
même pour le totem­chenille, le totem­faucon et les autres totems. Dans le nouveau 
système   à   forme   religieuse   où   il   fut   interdit   aux   hommes   de   tuer   et   manger   les 
animaux totems, les hommes­kangourou ont continué à chasser des kangourous, mais 
ce n'était  plus pour leur propre usage ; les hommes­émou ont continué à faire se 
multiplier les émous bien qu'ils n'eussent plus le droit de manger de la viande d'émou; 
les hommes­chenille continuèrent à appliquer leurs arts magiques à la perpétuation 
des   chenilles   bien   que   ces   gourmandises   fussent   maintenant   réservées   à   d'autres 
estomacs. » En un mot : ce qui se présente à nous comme un système de culte était, 
dans les temps les plus reculés, un simple système de production sociale organisée 
avec une division du travail très poussée.

Si nous nous tournons maintenant vers la répartition des produits chez les nègres 
australiens,   nous   trouvons   un   système   encore   plus   détaillé   et   plus   compliqué,   si 
possible. Toute pièce de gibier qui a été chassée, tout cœur d'oiseau qui a été trouvé, 
toute poignée de fruits qui a été récoltée est attribué à tels ou tels membres de la 
société selon des règles et un plan stricts. La nourriture végétale, par exemple, que les 
femmes ont ramassée, leur appartient à elles et aux enfants. Le butin de chasse des 
hommes   est   réparti   selon   des   règles   différentes   pour   chaque   tribu,   mais   très 
minutieuses   dans   toutes   les   tribus.   C'est   ainsi   par   exemple   que   le   savant   anglais 
Howitt a observé le mode de répartition suivant chez les peuplades du Sud­Est austra­
lien, principalement dans la région de Victoria :

« Un homme tue un kangourou à une certaine distance du camp. Deux autres 
hommes l'accompagnent, mais ils n'en viennent pas à l'aider pour tuer l'animal. La 
distance du camp est considérable, aussi le kangourou est­il rôti avant d'être apporté 
au camp. Le premier homme allume un feu, les deux autres découpent le gibier, les 
trois   rôtissent   les   entrailles   et   les   mangent.   La   répartition   se   fait   de   la   manière 
suivante : les hommes nos 2 et 3 ont une cuisse et la queue et une cuisse avec une 
partie de la hanche parce qu'ils ont assisté et participé au dépecage. L'homme n˚ 1 
garde le reste et l'apporte au camp. Sa femme apporte la tête et l'échine à ses parents, 
le reste revient aux parents de l'homme. S'il n'a pas de viande, il en garde un peu pour 
lui, mais s'il a un opossum, il donne tout. Si sa mère a attrapé des poissons, elle peut 
lui en donner un peu, ou bien ses beaux­parents lui donnent un peu de leur part ; ils 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 94

lui en donnent un peu le matin suivant. Dans tous les cas, les enfants sont bien nourris 
par les grands­parents. »   Dans une tribu, les règles suivantes sont en vigueur : d'un 
1

kangourou   par   exemple,   celui   qui   l'a   abattu   reçoit   un   morceau   de   rable,   le   père 
l'échine, les côtes, les épaules et la tête ; la mère la cuisse droite, le plus jeune frère la 
patte avant gauche, la sœur aînée un morceau le long de l'échine, la sœur cadette la 
patte avant droite. Le père remet la queue et un morceau du dos à ses parents, la mère 
remet une partie de la cuisse et le tibia à ses propres parents. D'un ours, le chasseur 
lui. même garde les côtes gauches, le père reçoit la patte arrière droite, la mère la 
gauche, le frère aîné la patte avant droite, le frère cadet la gauche. La sœur aînée 
reçoit l'échine, la plus jeune le foie. Les côtes droites appartiennent au frère du père, 
un morceau du flanc à l'oncle maternel et la tête va dans le camp des jeunes hommes.

Dans   une   autre   tribu,   la   nourriture   est   partagée   immédiatement   entre   tous   les 
présents. Si par exemple un vallaby (petite espèce de kangourou) est abattu, et si dix 
ou douze personnes sont présentes, chacune reçoit un morceau de l'animal. Aucun 
d'entre eux ne touche à l'animal ou à un morceau avant que le chasseur ne lui ait 
attribué son morceau. Si celui qui a abattu l'animal est par hasard absent pendant 
qu'on rôtit la bête, personne ne la touche avant qu'il ne revienne et fasse la répartition. 
Les femmes reçoivent des parts égales à celles des hommes et les parents s'occupent 
des enfants.  2

La forme rituelle que prennent ces modes de partage, variables selon les tribus, 
trahit leur caractère très ancien.   Il s'y exprime sans doute une tradition millénaire que 
3

chaque génération respecte rigoureusement. Le système fait apparaître deux choses 
très clairement. D'une part, que chez les nègres australiens, peuplade sans doute la 
plus   arriérée   qui   soit,   ce   n'est   pas   seulement   la   production,   mais   aussi   la 
consommation  qui  est  organisée  de  façon  planifiée  comme   une  affaire  commune, 
sociale. D'autre part, que ce plan vise à assurer l'approvisionnement des membres de 
la   société,   tant   en   fonction   de   leurs   besoins   que   de   leur   rendement   :   en   toutes 
circonstances, on pourvoit avant tout à la subsistance des gens âgés et ceux­ci, à leur 
tour, de même que les mères, s'occupent des petits enfants. La vie économique des 
Australiens ­ la production, la division du travail, la répartition des aliments ­ est 
organisée de façon strictement planifiée, codifiée en règles fixes depuis des temps 
immémoriaux.

Quittons l'Australie pour l'Amérique du Nord. Ici, les quelques Indiens qui sont 
restés à l'est, sur l'île Tiburon, dans le golfe de Californie, et sur une mince bande 
côtière, offrent un intérêt particulier, parce qu'ils vivent complète. ment à l'écart et 
sont hostiles aux étrangers. Grâce à cela, ils ont conservé toute la pureté de leurs 
coutumes   primitives.   En   1895,   des   savants   des   États­Unis   ont   entrepris   une 
1   « Somló », d'après Howitt, p. 42.
2   Id., p. 43.
3   Ratzel, 1894, 1er volume, p. 333.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 95

expédition   pour   étudier   cette   tribu   et   l'Américain   Mac  Gee  nous   en   dépeint   les 
résultats. D'après lui, la tribu des Indiens Seri ­ c'est le nom de cette petite peuplade ­ 
se décompose en quatre groupes portant chacun le nom d'un animal. Les deux plus 
importants sont le groupe du Pélican et le groupe de la Tortue. Les coutumes, mœurs 
et   règles   de   ces   groupes   en   ce   qui   concerne   leurs   animaux­totems   sont   tenues 
rigoureusement secrètes et il a été très difficile de les connaître. Quand on apprend 
que la nourriture  de ces  Indiens  consiste principalement  en viande de pélican,   de 
tortues, en poissons et autres animaux marins, et quand en se rappelle le système 
décrit ci­dessus des groupes totémiques chez les Nègres australiens, on peut admettre 
avec un grand degré de certitude que chez les Indiens de Californie le culte mysté­
rieux des animaux­totems et la division de la tribu en groupes correspondants ne sont 
que les vestiges d'un système de production très ancien et rigoureusement organisé 
avec division du travail, qui s'est sclérosé en symboles religieux. Ce qui nous renforce 
dans cette idée, c'est que le pélican est l'esprit protecteur suprême des Indiens Seri. 
Cet oiseau constitue en même temps la base de l'existence économique de la tribu. La 
viande de pélican est la nourriture essentielle, la peau du pélican sert de vêtement, de 
lit, de bouclier, d'article de troc avec les étrangers.

La forme de travail la plus importante des Seri, la chasse, est soumise à des règles 
strictes.   La   chasse   au   pélican   est   une   entreprise   commune   bien   organisée,   «   au 
caractère au moins à demi­cérémoniel » ; la chasse au pélican ne peut avoir lieu qu'à 
certaines périodes, de sorte que les oiseaux soient épargnés pendant la période où ils 
couvent, afin que leur postérité soit assurée. « A l'abattage (opéré massivement, il ne 
présente aucune difficulté, vu la lourdeur de ces oiseaux) succède une grande goin­
frerie, les familles à demi­affamées dévorant bruyamment dans l'ombre les morceaux 
les   plus   tendres,   jusqu'à   ce   que   le   sommeil   s'empare   d'elles.   Le   jour   suivant,   les 
femmes recherchent le cadavre dont le plumage a été le moins abîmé et en retirent 
soigneusement la peau. » La fête dure plusieurs jours et différentes cérémonies y sont 
liées. Cette « grande goinfrerie » qui se passe dans l'ombre et dans le bruit et où le 
professeur Bücher verrait sûrement le signe d'un comportement bestial, est en réalité 
très bien organisée ­ son caractère cérémoniel en est la garantie suffisante. La plani­
fication de la chasse s'accompagne d'une réglementation rigoureuse de la répartition 
et de la consommation. Le repas commun suit un ordre déterminé : d'abord vient le 
chef de la tribu (et conducteur de la chasse), puis les autres guerriers par ordre d'âge, 
puis  les  enfants  par ordre d'âge également,  les filles  (surtout  celles  proches  de  la 
puberté)   jouissant   de   grands   avantages,   grâce   à   l'indulgence   des   femmes.   «   Tout 
membre   de   la   famille   ou   du   clan   peut   revendiquer   la   nourriture   et   la   vêture 
nécessaires, et c'est l'affaire de tout autre que de veiller à ce que ces besoins soient 
couverts. Le degré de cette obligation est pour une part fonction du voisinage, du rang 
et du degré de responsabilité dans le groupe (en fonction de l'âge habituellement). La 
première personne a l'obligation de veiller à ce qu'il en reste assez pour ceux qui sont 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 96

au­dessous d'elle et cette obligation redescend de telle sorte qu'il est pourvu même 
aux besoins des enfants incapables de se tirer d'affaire tout seuls. »  1

Pour l’Amérique du Sud, nous avons le témoignage du professeur von der Steinen  
sur la tribu sauvage de Bororo au Brésil. Ici aussi règne avant tout la division typique 
du travail : les femmes s'occupent de la nourriture végétale, cherchent des racines 
avec un bâton pointu, grimpent avec une grande agilité sur les palmiers, récoltent les 
noix, coupent le cœur du palmier, cherchent des fruits et autres choses semblables. 
Les   femmes   apprêtent   la   nourriture   végétale   et   fabriquent   la   poterie.   Quand   les 
femmes rentrent, elles donnent aux hommes les fruits et reçoivent en échange ce qui 
reste de la viande. La répartition et la consommation sont réglées rigoureusement.

« Si l'étiquette des Bororo ne les empêchait nullement de manger en commun », 
dit von der Steinen, « ils avaient par contre d'autres coutumes étranges qui montrent 
clairement que des tribus dépendant d'un butin souvent maigre doivent trouver des 
moyens pour prévenir les querelles et les disputes lors de la répartition. » Il y avait 
par exemple une règle extrêmement frappante : nul  ne faisait rôtir le gibier abattu  
par lui­même, mais le donnait à rôtir  à un autre ! Les  mêmes  sages mesures  de 
précaution sont prises pour les peaux et défenses d'animaux. Quand un jaguar a été 
abattu, on célèbre une grande fête ; on mange la viande. Mais ce n'est pas le chasseur  
qui reçoit la peau et les dents, c'est le plus proche parent de l'Indien (ou de l'Indienne) 
le plus récemment décédé. On honore le chasseur, tout le monde lui donne en cadeaux 
des plumes d'arara (la parure la plus distinguée des Bororo) et l'arc orné de rubans 
d'oassu. Le règlement le plus important pour empêcher la discorde est lié au médecin, 
ou, comme les Européens ont coutume de dire en pareil cas, au sorcier ou au prêtre. Il 
doit être présent lorsqu'on abat un animal, autoriser le partage de tout animal abattu 
ou de tout mets végétal, par certaines cérémonies déterminées. La chasse a lieu à 
l'initiative et sous la direction du chef. Les hommes jeunes et non­mariés habitent en 
commun dans la « maison des hommes », où ils travaillent, fabriquent des armes, des 
outils,  des  parures, filent,  se livrent  à  des  joutes, tout  cela  en commun,   et   où   ils 
mangent en commun, dans l'ordre et la discipline la plus stricte, comme nous l'avons 
déjà mentionné plus haut. « La famille dont un membre meurt », dit von der Steinen,  
« est frappée d'une grande perte. Car on brûle tout ce dont se servait le mort, ou on le 
jette dans le fleuve, emballé dans la corbeille d'os pour qu'il n'y ait aucune occasion 
de retour. La hutte est ensuite complètement nettoyée. Les survivants reçoivent de 
nouveaux cadeaux, on fait pour eux des ares et des flèches et la coutume veut que, 
lorsqu'un jaguar est tué, la peau soit donnée au frère de la dernière femme décédée ou 
à l'oncle du dernier homme décédé. »   Un plan et une organisation tout à fait précis 
2

président donc à la production comme à la répartition.

1   « Somló », d'après Moc Gee, p. 128.
2   Karl von der Steinen : « Parmi les peuples naturels du Brésil », pp. 378­389.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 97

Si nous parcourons le continent américain jusqu'à l'extrême pointe méridionale, 
nous trouvons en  Terre de Feu  des peuples au niveau le plus bas. Ils habitent ce 
groupe d'îles inhospitalières situé à la pointe méridionale de l'Amérique du Sud, et 
c'est au XVIIe siècle que nous avons eu les premières informations sur eux. En 1698, 
à l'initiative des pirates français, qui sévissaient depuis de nombreuses années dans les 
mers  australes, le gouvernement français y avait  envoyé une expédition.  L'un des 
explorateurs   qui   y   participa   nous   a   laissé   un   journal   qui   contient   les   brèves 
informations suivantes sur les habitants de la Terre de Feu :

« Toute famille, c'est­à­dire le père, la mère et les enfants qui ne sont pas encore 
mariés, a sa pirogue (en écorce d'arbre). Ils y gardent tout ce dont ils ont besoin. Là 
où la nuit les rejoint, ils se couchent et dorment. S'il n'y a pas de hutte construite, ils 
en dressent une. Au milieu, ils allument un petit feu autour duquel ils se couchent sur 
un amas d'herbes. S'ils ont faim, ils font cuire des coquillages que le plus âgé d'entre 
eux répartit en parts égales. L'occupation principale et la tâche des hommes consistent 
dans la construction de la hutte, dans la chasse et la pêche ; les femmes  doivent 
prendre soin des canots et ramasser les coquillages... Ils chassent la baleine de la 
façon suivante : ils vont en mer à cinq ou six canots, et quand ils en ont trouvé une, ils 
la poursuivent, la harponnent avec de grandes flèches dont les pointes en os ou en 
pierre sont très habilement taillées... Quand ils ont abattu un animal ou un oiseau ou 
pris des poissons et des coquillages, qui constituent leur nourriture habituelle, ils les 
répartissent   entre   toutes   les   familles,   et   ils   ont   sur   nous   cette   supériorité   qu'ils 
possèdent presque tous leurs vivres en commun. »  1

D'Amérique,  tournons­nous  vers l'Asie. Ici, le savant anglais  E.H. Man,  qui  a 


passé onze ans parmi les tribus naines des Mincopies, dans l'archipel Andaman (dans 
le golfe du Bengale)  et en a acquis  une connaissance plus  précise que tout  autre 
Européen, nous rapporte sur eux les faits suivants :

« Les Mincopies se décomposent en neuf tribus, et chaque tribu en un assez grand 
nombre de petits groupes de 30, 50 et parfois 300 personnes. Chacun de ces groupes a 
son chef, la tribu entière a aussi un chef qui est au­dessus de ceux des différentes 
communautés. Son autorité est très limitée ; elle consiste essentiellement à organiser 
les réunions de toutes les communautés qui font partie de sa tribu. C'est lui qui dirige 
la chasse, la pêche et les expéditions, il arbitre aussi les querelles. A l'intérieur de 
chaque   communauté,   le   travail   est   commun,   avec   une   division   du   travail   entre 
hommes et femmes. Les hommes vaquent à la chasse, à la pêche, à la récolte du miel, 
à   la   construction   des   canots,   des   ares,   des   flèches   et   autres   outils,   les   femmes 
fournissent le bois et l'eau, ainsi que la nourriture végétale, fabriquent les bijoux, font 
la cuisine. C'est la tâche de tous les hommes et de toutes les femmes qui restent à la 
maison de s'occuper des enfants, des malades et des vieillards et d'entretenir le feu 
1   Rapport de la 8e séance du Congrès International des Américanistes à Paris en 1890 ; fait par 
M. G. Marcel, Paris 1892, p. 491.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 98

dans les différentes huttes ; quiconque est apte à travailler a l'obligation de travailler 
pour   lui­même   et   pour   la   communauté   ;   il   est   d'usage   de   veiller   à   ce   qu'il   y   ait 
toujours   des   réserves   de   nourriture,   pour   traiter   des   amis   de   passage.   Les   petits 
enfants, les faibles et les vieillards sont l'objet des soins généraux et ils sont mieux 
placés que le reste des membres de la société, en ce qui concerne la satisfaction de 
leurs besoins quotidiens.

« Pour la consommation de la nourriture, il existe des règles déterminées. Un 
homme marié ne peut manger en commun qu'avec d'autres hommes mariés ou des 
célibataires, mais jamais avec d'autres femmes que celles de son propre ménage, sauf 
s'il est déjà d'âge avancé. Les gens non mariés doivent prendre leurs repas à part ­ les 
jeunes hommes d'un côté, les jeunes filles de l'autre.

«   La   préparation   des   mets   est   habituellement   la   tâche   des   femmes   ;   elles   s'y 
adonnent en général pendant l'absence des hommes. Si elles sont exceptionnellement 
occupées à rapporter du bois ou de l'eau, comme les jours de fête ou lors d'une chasse 
particulièrement abondante, c'est un homme qui s'occupe de la cuisine et qui, une fois 
le repas à moitié prêt, le partage entre les présents et laisse la préparation ultérieure 
aux soins de chacun d'entre eux sur leurs propres feux. Si le chef est là, il reçoit la 
première part, la part du lion, puis viennent les hommes et ensuite les femmes et les 
enfants ; ce qui reste appartient à celui qui a fait le partage.

« Dans la confection de leurs armes, de leurs outils et autres objets, les Mincopies 
manifestent  d'habitude   une  remarquable   persévérance,  passant  des  heures  à   tailler 
laborieusement un morceau de fer avec un marteau de pierre pour en façonner une 
pointe de javelot ou de flèche, ou à corriger la forme d'un arc, etc. Ils s'adonnent à ces 
travaux même quand aucune nécessité immédiate ou prévisible ne les incite à de tels 
efforts. On ne peut pas les accuser d'égoïsme ­ dit­on d'eux ­ car ils offrent (naturelle­
ment,   ce   n'est   qu'une   expression   européenne   provenant   d'un   malentendu   pour 
« partager ») souvent le meilleur de ce qu'ils possèdent et ne gardent pas pour leur 
propre usage les objets les mieux réussis, encore moins en font­ils de meilleurs pour 
eux­mêmes. »  1

Nous allons clore la série des exemples ci­dessus par un échantillon de la vie des 
sauvages africains. Les petits  Boschimans du désert de Kalahari offrent habituelle­
ment l'exemple  de la plus grande arriération  et du plus bas niveau de civilisation 
humaine. Des savants allemands, anglais et français,

nous   rapportent   de   façon   concordante   que   les   Boschimans   vivent   en   groupes 


(hordes) qui mènent une vie économique commune. Dans leurs petites bandes, une 
égalité parfaite règne en ce qui concerne les vivres, les armes, etc. Les vivres qu'ils 
trouvent dans leurs expéditions sont recueillies dans des sacs que l'on vide au camp. 
1   « Somló », d'après Man, pp. 96­99.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 99

« Alors ­ raconte l'Allemand Passarge ­ la récolte du jour apparaît : des racines, des 
bulbes,   des   fruits,   des   chenilles,   des   oiseaux,   des   grenouilles,   des   tortues,   des 
sauterelles et même des serpents et des iguanes. » Puis on répartit le butin entre tous. 
« La récolte systématique de végétaux, tels que par exemple baies, racines, bulbes, 
etc., de même que de petits oiseaux, est l'affaire des femmes. Elles doivent,  avec 
l'aide des enfants, faire provision de ces vivres pour la horde. L'homme aussi apporte 
ce qu'il trouve au hasard, mais cette récolte est tout à fait secondaire chez lui. La tâche 
de l'homme, c'est avant tout la chasse. » Le butin de chasse est consommé en commun 
par la horde. Aux Boschimans errants et aux hordes amies, on accorde aussi place et 
nourriture auprès du feu commun. Passarge, en bon Européen chaussé des lunettes de 
la   société   bourgeoise,   voit   même   dans   la   «   vertu   exagérée   »   avec   laquelle   les 
Boschimans  partagent  avec  d'autres  tout  jusqu'au  dernier  reste,  une  cause  de  leur 
incapacité à se civiliser !  1

On   voit   donc   que,   dans   la   mesure   où   ils   nous   sont   connus   par   l'observation 
directe, les peuples les plus primitifs, et précisément ceux qui sont le plus éloignés de 
l'état sédentaire et de l'agriculture, qui se trouvent pour ainsi dire au point de départ 
dans la chaîne de l'évolution, nous présentent une tout autre image de leur situation 
que dans le schéma de Monsieur Grosse. Nous n'apercevons partout que communau­
tés   économiques   strictement   réglementées   avec   des   traits   typiques   d'organisation 
communiste, et non « dispersion » et « exploitations séparées ». Cela concerne les « 
chasseurs inférieurs ». Pour les « chasseurs supérieurs », le tableau de l'économie de 
clan chez les Iroquois, telle que  Morgan  l'a décrite en détail, nous suffit. Mais les 
éleveurs aussi livrent un matériel suffisant pour infliger un démenti aux audacieuses 
affirmations de Grosse.  2

La communauté agricole de la Marche n'est donc pas la seule, mais simplement la 
plus évoluée, pas la première, mais la dernière des organisations communistes primi­
tives, que nous rencontrerons dans l'histoire économique. Cette organisation commu­
niste primitive elle­même n'est pas un produit de l'agriculture, mais de très anciennes 
traditions de communisme: né au sein de l'organisation gentilice, appliqué finalement 
à l'agriculture, le communisme y atteint un sommet qui hâte son propre déclin. Les 
faits ne confirment nullement le schéma de  Grosse.  Si nous lui demandons l'expli­
cation   de   ce   communisme,   phénomène   remarquable   qui   surgit   au   beau   milieu   de 
l'histoire économique, pour disparaître peu après, il nous sert une de ses spirituelles 
explications « matérialistes » : « Nous avons vu en fait que si le clan a acquis plus de 
solidité   et   de   pouvoir   chez   les   agriculteurs   inférieurs   que   chez   les   peuples   ayant 
d'autres   formes   de   civilisation,   c'est   avant   tout   parce   qu'il   intervient   comme 
communauté d'habitat, de possession et d'économie. Qu'il soit parvenu ici à un tel 
1   « Somló », p. 116.
2   Note marginale de R. L. (au crayon) : Les Péruviens, mais ce ne sont pas des nomades, il est 
vrai ­ les Arabes, les Kabyles, les Kirghizes, les Yakoutes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 100

développement, c'est ce qu'explique à son tour la nature de l'agriculture inférieure, qui 
unit les hommes, alors que la chasse et l'élevage les dispersent » (p. 158). Autrement 
dit, la « réunion » ou la « dispersion » spatiales des hommes, voilà ce qui décide de la 
prédominance du communisme ou de la propriété privée. Dommage que  Monsieur  
Grosse ait oublié de nous expliquer comment il se fait que les bois et les prés ­ où l'on 
se « disperse » le plus volontiers ­ soient restés le plus longtemps ­ jusqu'à aujourd'hui 
même par endroits ­ propriété collective, tandis que les champs, où l'on se « réunit», 
sont devenus de très bonne heure propriété privée. Dommage qu'il ne nous explique 
pas non plus pourquoi la forme de production qui, dans toute l'histoire économique, 
« réunit » le plus les hommes, la grande industrie, n'a pas du tout produit de propriété 
collective,   mais   au   contraire   la   forme   la   plus   virulente   de   la   propriété   privée,   la 
propriété capitaliste.

On le voit, le « matérialisme » de Grosse est une nouvelle preuve de ce qu'il ne 
suffit pas de parler de la « production » et de sa signification pour l'ensemble de la vie 
sociale, pour avoir une conception matérialiste de l'histoire ; de ce qu'en particulier, 
séparé   de   la   conception   révolutionnaire   de   l'évolution,   le   matérialisme   historique 
devient une grossière et lourde béquille de bois, au lieu d'être, comme chez Marx, le 
coup d'aile génial de l'esprit.

Ce   qui   ressort   avant   tout,   c'est   que   tout   en   discourant   si   abondamment   de   la 
production et de ses formes, Monsieur Grosse n'y voit pas clair dans les concepts les 
plus fondamentaux concernant les rapports de production. Nous avons déjà vu qu'il 
entend d'abord par formes de production des catégories purement extérieures comme 
la chasse, l'élevage ou l'agriculture. Pour répondre alors à l'intérieur de chacune de ces 
« formes de production » à la question de la forme de propriété ­propriété commune, 
propriété familiale ou propriété privée, et quel est le possesseur ­ il distingue des 
catégories comme « la propriété foncière » et les « biens meubles ». S'il trouve des 
propriétaires différents pour ces différentes propriétés, il se demande quelle est la « 
plus importante ». Ce qui lui paraît, à Monsieur Grosse, « le plus important », il en 
fait la forme de propriété dominante de la société. Il décrète par exemple que chez les 
chasseurs supérieurs « les biens meubles ont déjà acquis une telle importance » qu'ils 
sont plus importants que la propriété « foncière » et, comme les biens meubles, la 
nourriture par exemple, sont propriété privée, Grosse ne reconnaît pas une économie 
communiste, malgré la propriété commune du sol.

Or de telles distinctions d'après un signe purement extérieur ­ bien meuble ou 
immeuble ­ n'ont pas la moindre signification pour la production et sont à peu près au 
même niveau que les autres distinctions établies par  Grosse  entre les formes de la 
famille, selon la domination masculine ou féminine, ou entre les formes de production 
selon   leurs   effets   de   dispersion   ou   d'unification.   Les   «   biens   meubles   »   peuvent 
consister en vivres, en matières premières, en parures et objets culturels, ou en outils. 
Ils peuvent être fabriqués pour l'usage propre ou pour l'échange. Selon le cas, ils 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 101

auront une importance très différente pour les rapports de production. Grosse juge des 
rapports de production et de propriété des peuples d'après les vivres et autres objets 
de consommation au sens le plus large ­ ce en quoi il est un représentant typique de la 
science   bourgeoise   actuelle.   S'il   trouve   que   ce   sont   des   individus   qui   prennent 
possession des objets de consommation et les consomment, le règne de la propriété 
privée est établi pour lui chez le peuple en question. C'est typiquement la façon dont 
on   réfute   aujourd'hui   «   scientifiquement   »   le   communisme   primitif.    D'après   ce 
1

profond point de vue, une communauté de mendiants telle qu'on en rencontre souvent 
en Orient et qui met en commun et consomme ensemble les aumônes, ou une bande 
de   voleurs   qui   profite   solidairement   du   produit   de   ses   vols,   représente   une 
« collectivité  économique  communiste  » à l'état  pur. Par contre, une communauté 
agraire qui possède et cultive en commun le sol, mais en consomme les fruits par 
familles, ne peut être considérée comme une « communauté économique que dans un 
sens   très   limité».   Bref,   ce   qui   décide   du   caractère   de   la   production,   selon   cette 
conception, c'est le droit de propriété touchant les biens de consommation, et non les 
moyens de production, c'est­à­dire les conditions de la répartition et non celles de la 
production. Nous sommes parvenus ici à un point central de l'économie politique, qui 
est   d'une   importance   fondamentale   pour   comprendre   toute   l'histoire   économique. 
Abandonnant   désormais  Monsieur   Grosse  à   son   sort,   nous   allons   accorder   notre 
attention à cette question.

IV

Retour à la table des matières

Quiconque aborde l'étude  de l'histoire   économique  et veut connaître   les  diffé­


rentes formes prises par les rapports économiques de la société dans son évolution 
historique,   doit   d'abord   savoir   clairement   quel   caractère   distinctif   de   ces   rapports 
économiques  il doit prendre comme  pierre de touche et unité  de mesure  de  cette 
évolution.   Pour   s'y   retrouver   dans   l'abondance   des   phénomènes   dans   un   domaine 
précis et, en particulier, pour découvrir leur ordre de succession historique, il faut 
savoir   très   clairement   quel   facteur   est   pour   ainsi   dire   l'axe   interne   autour   duquel 
tournent les phénomènes. Morgan a pris pour mesure de l'histoire des civilisations et 
pour pierre de touche du niveau atteint par elles, un facteur tout à fait précis ­ le 
1   « Somló ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 102

développement de la technique de production. Ce faisant, il a pris pour ainsi dire toute 
la   civilisation   humaine   à   la   racine,   il   a   mis   à   nu   cette   racine.   Pour   l'histoire 
économique, le critère de Morgan ne suffit pas. La technique du travail social montre 
exactement   le   niveau   atteint   par   les   hommes   dans   la   domination   de   la   nature 
extérieure. Tout pas en avant dans le perfectionnement de la technique de production 
est en même temps un pas en avant dans la soumission de la nature physique à l'esprit 
humain,   un   pas   en   avant   dans   l'évolution   de   la   civilisation   humaine   universelle. 
Cependant, si nous voulons étudier spécialement les formes de production dans la 
société, les rapports de l'homme avec la nature ne nous suffisent pas, ce qui nous 
intéresse au premier chef, c'est un autre aspect du travail humain : ce sont les rapports 
des   hommes   entre   eux   dans   le   travail,   c'est­à­dire   l'organisation   sociale   de   la 
production, et la technique de la production. Si nous savons qu'un peuple primitif 
connaît le tour du potier et fait de la poterie, c'est là une chose très caractéristique du 
degré de civilisation atteint par ce peuple. Morgan fait de ce progrès très important de 
la technique le signe significatif de toute une période de la civilisation qu'il carac­
térise comme le passage de l'état sauvage à la barbarie. Mais nous ne pouvons guère 
juger encore de la forme de la production chez ce peuple d'après ce fait.  Il  nous 
faudrait pour cela connaître toute une série de circonstances, savoir qui dans cette 
société pratique l'art de la poterie, si tous les membres de la société ou seulement une 
fraction, une famille par exemple, ou les femmes, pourvoient la communauté en pots, 
si les produits de la poterie ne sont utilisés que par la communauté elle­même, le 
village par exemple, pour son propre usage ou s'ils servent à l'échange avec d'autres, 
si les produits de chaque personne faisant de la poterie sont utilisés par elle seule ou si 
tous les objets produits servent en commun à tous les membres de la collectivité.

Les   relations   sociales   qui   peuvent   déterminer   le   caractère   de   la   forme   de 


production dans une société sont multiples et diverses : division du travail, répartition 
des produits parmi les consommateurs, échange. Ces aspects de la vie économique 
sont  eux­mêmes  déterminés  par  un  facteur  décisif  de  la  production.   Il  est   clair   à 
première  vue que la répartition  des produits et l'échange ne peuvent être que des 
phénomènes dérivés. Pour que les produits puissent être répartis ou échangés entre 
consommateurs, il faut avant tout qu'ils soient fabriqués. La production est donc le 
premier et le plus important facteur de la vie économique de la société. Ce qui est 
décisif dans le processus de la production, c'est la question suivante : quels sont les 
rapports entre ceux qui travaillent et leurs moyens de production ? Tout travail exige 
certaines matières premières, un lieu de travail précis et puis... certains outils. Nous 
savons déjà quelle importance revient aux outils du travail et à leur fabrication dans la 
vie de la société humaine. La force de travail humaine s'y ajoute pour accomplir le 
travail avec ces outils et les autres moyens de production et fabriquer les biens de 
consommation   nécessaires   à   la   vie   de   la   société.   Or   la   première   question   de   la 
production, et son facteur décisif, ce sont les rapports des hommes qui travaillent avec 
leurs   moyens   de   production.   Nous   ne   parlons   pas   des   rapports  techniques,  du 
caractère  plus ou moins perfectionné  des moyens  de production avec lesquels   les 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 103

hommes   travaillent,   ni   de   la   manière   dont   ils   procèdent   dans   leur   travail.   Nous 
parlons   des   rapports  sociaux  entre   la   force   de   travail   humaine   et   les   moyens   de 
production morts, et de la question : à qui appartiennent les moyens de production ? 
Au cours des temps, ces rapports ont subi de nombreux changements. Chaque fois, le 
caractère de la production, la répartition des produits, la forme prise par la division du 
travail,   la   tendance   et   l'ampleur   de   l'échange,   enfin   toute   la   vie   matérielle   et 
intellectuelle   de   la   société   en   étaient   modifiées.   Selon   que   ceux   qui   travaillent 
possèdent en commun leurs moyens de production, ou que chacun les possède pour 
lui­même, ou que ceux qui travaillent soient au contraire en même temps que les 
moyens de production, et comme moyens de production eux­mêmes, la propriété de 
ceux qui ne travaillent pas, ou qu'ils soient enchaînés comme esclaves aux moyens de 
production, ou bien encore libres, mais ne possèdent pas de moyens de production et 
se voyant contraints de vendre leur force de travail comme moyen de production ­ 
nous avons une économie communiste ou une économie de petits paysans ou une 
économie artisanale, ou une économie esclavagiste ou une économie féodale ou enfin 
une économie capitaliste reposant sur le travail salarié.

Chacune de ces formes d'économie a sa forme particulière de division du travail, 
de répartition des produits, d'échange, de vie sociale, juridique ou intellectuelle. Il 
suffit   dans   l'histoire   économique   des   hommes   que   les   rapports   entre   ceux   qui 
travaillent et les moyens de production se modifient radicalement pour que tous les 
autres aspects de la vie économique, politique et intellectuelle se modifient radicale­
ment,   pour   que   naisse   une   société   entièrement   nouvelle.   Il   y   a   évidemment   une 
continuelle interaction entre tous ces aspects de la vie économique de la société. Non 
seulement les rapports de la force de travail avec les moyens de production agissent 
sur   la   division   du   travail,   sur   la   répartition   des   produits,   sur   l'échange,   mais   ces 
facteurs agissent à leur tour sur les rapports de production. Cependant, la façon d'agir 
est différente. Le mode, dominant à chaque étape économique, de division du travail, 
la répartition des richesses, l'échange en particulier peuvent bien miner peu à peu les 
rapports   entre   force   de   travail   et   moyens   de   production   dont   ils   sont   eux­mêmes 
sortis.   Mais   leur   forme   ne   se   modifie   que   lorsqu'un   bouleversement   radical,   une 
révolution a eu lieu dans les rapports dépassés entre force de travail et moyens de 
production. Les bouleversements dans les rapports entre force de travail et moyens de 
production   constituent­ils   les   grandes   pierres   milliaires   sur   la   voie   de   l'histoire 
économique délimitent­ils les époques naturelles dans le devenir économique de la 
société   ?   Combien   il   est   important,   pour   comprendre   l'histoire   économique,   d'en 
distinguer clairement l'essentiel de l'inessentiel, c'est ce que montre un examen de la 
méthode   la   plus   appréciée   aujourd'hui   en   Allemagne   par   l'économie   politique 
bourgeoise et la plus couramment adoptée pour diviser l'histoire économique. Nous 
pensons à la division du professeur Bûcher. Dans sa Formation de l'économie natio­
nale,  le professeur  Bûcher  expose l'importance d'une division correcte en époques, 
pour   comprendre   l'histoire   économique.   Selon   son   habitude,   il   n'aborde   pas 
simplement la question pour nous présenter le résultat de ses recherches rationnelles, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 104

mais commence par nous préparer à une juste appréciation de son œuvre en s'étendant 
longuement sur les insuffisances de tous ses prédécesseurs.

« La première question », dit­il, que doit se poser le spécialiste d'économie politi­
que qui veut comprendre l'économie d'un peuple à une époque reculée, sera celle­ci : 
l'économie   est­elle   une   économie   nationale   ?   Ses   phénomènes   sont­ils   de   même 
essence que ceux de notre actuelle économie d'échange, ou bien sont­ils essentielle­
ment différents ? On ne peut répondre à cette question si l'on ne renonce pas à étudier 
les   phénomènes   économiques   du   passé   avec   les   mêmes   procédés   d'analyse 
conceptuelle et de déduction psychologique qui ont fait brillamment leurs preuves 
entre les mains des maîtres de l'ancienne économie politique « abstraite » pour l'étude 
de l'économie du présent.

« On ne petit épargner à l'école « historique » moderne le reproche d'avoir trans­
posé,   au   passé,   presque   sans   examen,   les   catégories   habituelles   abstraites   des 
phénomènes   de   l'économie   nationale   moderne,   au   lieu   de   pénétrer   l'essence   des 
époques économiques antérieures ou bien d'avoir manipulé les concepts de l'écono­
mie   d'échange   jusqu'à   ce   qu'ils   semblent   tant   bien   que  mal   s'adapter   à  toutes   les 
époques économiques... Nulle part cela ne se remarque mieux que dans la manière 
dont on caractérise les différences entre l'économie actuelle des peuples civilisés et 
l'économie   des   époques   passées   ou   des   peuples   pauvres   en   civilisation.   Cela   se 
produit   par   l'énumération   de   prétendues   étapes  de   l'évolution  dans   la   désignation 
desquelles   on   résume   en   un   slogan   toute   la   marche   de   l'évolution   historique   de 
l'économie... Toutes les tentatives antérieures de ce genre souffrent d'un défaut : elles 
ne nous donnent pas accès à l'essence des choses, mais restent à la sur. face. »  1

Quelle division de l'histoire économique le professeur  Bûcher  nous propose­t­il 


maintenant ? Écoutons­le : « Si nous voulons saisir toute cette évolution d'un seul 
point de vue, ce ne peut être qu'un point de vue qui nous fasse accéder aux phéno­
mènes essentiels de J'économie nationale, mais nous révèle en même temps le facteur 
organisateur des périodes économiques antérieures. Ce ne peut être que le rapport 
entre la production des biens et leur consommation, ou plus exactement : la longueur 
du chemin que les biens parcourent du producteur au consommateur. De ce point de 
vue, nous parvenons à la division suivante de toute l'évolution économique, tout au 
moins   pour   les   peuples   d'Europe   centrale   et   occidentale   où   elle   peut   être   suivie 
historiquement avec une précision suffisante, en trois étapes :

« 1º L'étape de l'économie domestique fermée (production purement pour soi­
même, sans échange), étape à laquelle les biens sont consommés dans l'économie 
même où ils sont nés.

1   Bücher : « Formation de l'économie nationale », p. 54.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 105

« 2º L'étape de l'économie urbaine (production pour les clients, échange direct), 
étape à laquelle les biens passent directement de l'économie productrice à l'économie 
de consommation.

«   3º   L'étape   de   l'économie   nationale   (production   marchande,   circulation   des 


biens) étape à laquelle les biens doivent en général passer par une série d'économies 
avant de parvenir à la consommation. »  1

Ce schéma de l'histoire économique est d'abord intéressant par ce qu'il ne contient 
pas. Pour le professeur Bûcher, l'histoire économique commence par la communauté 
agraire des peuples civilisés européens, donc par l'agriculture supérieure. Toute la 
période,   longue   de   plusieurs   millénaires,   où   régnaient   des   rapports   de   production 
antérieurs à l'agriculture supérieure, rapports dans lesquels vivent encore de nombreu­
ses   peuplades,  Bücher,  nous   le   savons,   la   caractérise   comme   «   non­économie », 
comme période de la fameuse « recherche individuelle de la nourriture » et du « non­
travail ». Le professeur Bûcher commence l'histoire de l'économie avec cette forme la 
plus   tardive   du   communisme   primitif   qui,   avec   la   vie   sédentaire   et   l'agriculture 
supérieure, contient déjà en elle les germes de sa dissolution inévitable et du passage 
à l'inégalité, à l'exploitation et à la société de classes. Grosse conteste le communisme 
dans toute la période précédant le communisme agraire,  Bûcher  raye complètement 
cette période de l'histoire de l'économie.

La   seconde   étape   de   l'«   économie   urbaine   »   fermée   est   une   autre   découverte 
sensationnelle que nous devons au « génial coup d’œil » du professeur de Leipzig, 
comme   dirait  Schurtz.  Si   par   exemple   l'«   économie   domestique   fermée   »   d'une 
communauté agraire se caractérisait par le fait qu'elle englobait un cercle de person­
nes  satisfaisant,  toutes,   leurs  besoins  économiques  à  l'intérieur   de  cette   économie 
domestique, c'est exactement l'inverse pour les villes médiévales d'Europe centrale et 
occidentale ­ elles seules en effet constituent pour  Bûcher l'«  économie urbaine ». 
Dans la ville médiévale, il n'y a pas d' « économie » commune, mais ­ pour employer 
le jargon du professeur Bûcher ­ autant d' « économies » que d'ateliers et de ménages 
d'artisans des corporations, dont chacun produit, vend et consomme pour lui­même ­ 
quoique selon les règles générales de la corporation et de la cité. La ville médiévale 
d'Allemagne ou de France ne constituait pas un domaine économique « fermé », car 
son   existence   s'appuyait   directement   sur   l'échange   avec   la   campagne   dont   elle 
recevait nourriture et matières premières et pour laquelle elle fabriquait les produits 
industriels.  Bûcher  construit autour de chaque ville  un environnement rural  fermé 
qu'il incorpore à son « économie urbaine », en réduisant par commodité l'échange 
entre la ville et la campagne à l'échange avec les paysans du plus proche voisinage. 
Les   cours   des   riches   seigneurs   féodaux   qui   constituaient   les   meilleurs   clients   du 
commerce urbain et qui étaient en partie dispersées à la campagne loin de la ville, et 
en   partie   avaient   leur   siège   au   centre   de   la   ville   en   particulier   dans   les   villes 
1   Ibid, p. 58.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 106

impériales et épiscopales y formant leur propre domaine économique, sont laissées 
complètement de côté. De même, Bûcher fait abstraction du commerce extérieur qui a 
eu la plus grande importance pour la vie économique médiévale, et en particulier pour 
le destin des cités. Ce qu'il y a de plus caractéristique pour les villes médiévales, le 
fait qu'elles ont été le centre de la production marchande, devenue pour la première 
fois   ­   quoique   sur   un   territoire   restreint   ­   la   forme   de   production   dominante,   le 
professeur  Bücher  l'ignore. Au contraire, la production marchande commence pour 
lui avec l' « économie nationale » ­ on sait que l'économie politique bourgeoise a 
coutume d'appeler ainsi le système actuel de l'économie capitaliste, c'est­à­dire une « 
étape » de la vie économique, dont la caractéristique est justement de n'être pas une 
production marchande, mais une production capitaliste. Grosse appelle simplement « 
industrie   »   la   production   marchande,   par   contre   le   professeur  Bûcher  transforme 
simplement l'industrie en « production marchande », pour démontrer la supériorité 
d'un professeur d'économie sur un pauvre sociologue.

Passons de ces vétilles à la question principale. Le professeur  Bûcher  présente 


l'« économie   domestique   fermée   »   comme   la   première   «   étape   »   de   son   histoire 
économique. Qu'entend­il par là ? Nous avons signalé que cette étape commence avec 
la   communauté   villageoise   agraire.   Outre   la   communauté   agraire   primitive,   le 
professeur Bûcher range d'autres formes historiques parmi les « économies domesti­
ques fermées », à savoir l'économie esclavagiste des anciens Grecs et Romains et la 
cour féodale. Toute l'histoire économique de l'humanité depuis les pénombres de la 
préhistoire, en passant par l'antiquité classique et le Moyen Age jusqu'au seuil des 
temps   modernes   se   trouve   incluse   dans   l' «   étape »   de   la   production   à   laquelle 
s'oppose, comme seconde étape, la ville médiévale européenne, et, comme troisième 
étape, l'économie capitaliste d'aujourd'hui. Dans l'histoire économique du professeur 
Bûcher, la communauté villageoise communiste qui végète paisiblement quelque part 
dans   une   vallée   de   montagne   du   Pendjab   aux   Indes,   l'économie   domestique   du 
Périclès   à   l'apogée   de   la   civilisation   athénienne,   la   cour   féodale   de   l'évêque   de 
Bamberg au Moyen Age se rangent dans une seule et même « étape économique». 
Tout enfant qui a acquis dans les manuels scolaires quelques connaissances histori­
ques superficielles, reconnaîtra qu'il s'agit là de phénomènes entièrement différents 
les uns des autres. Dans les collectivités agraires communistes, égalité de la masse 
paysanne en droits et en possessions ; dans la Grèce et la Rome antiques, comme en 
Europe   féodale,   opposition   la   plus   brutale   des   castes   sociales,   hommes   libres   et 
esclaves, privilégiés et gens privés de tout droit, maîtres et serfs, richesse et pauvreté 
ou misère.  On a là  l'obligation  générale  de  travailler,  ici  précisément  l'opposition 
entre la masse des travailleurs asservis et la minorité de maîtres qui ne travaillent pas. 
Entre l'économie esclavagiste des Grecs ou des Romains et l'économie féodale du 
Moyen Age, à leur tour, il y avait une si énorme différence que l'esclavage antique a 
finalement   provoqué   la   ruine   de   la   civilisation   gréco­romaine,   tandis   que   le 
féodalisme   médiéval   a   engendré   en   son   sein   l'artisanat   des   corporations   avec   le 
commerce urbain et dans cette voie, en dernière instance, le capitalisme actuel.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 107

Quiconque ramène ces formes économiques et sociales si éloignées les unes des 
autres et ces époques historiques à un seul concept et à un seul schéma, doit appliquer 
un critère vraiment original aux époques économiques. Le professeur  Bûcher  nous 
explique   lui­même   quel   critère   il   applique   pour   créer   sa   nuit   de   l'«   économie 
domestique fermée » où tous les chats sont gris, en venant aimablement,  par  des 
parenthèses, au secours de notre incompréhension. « Économie sans échange », tel est 
le nom de cette première « étape » qui va des débuts de l'histoire écrite jusqu'aux 
temps   modernes   et   à   laquelle   succèdent   la   ville   médiévale,   «   étape   de   l'échange 
direct »   et   le   système   économique   actuel,   «   étape   de   la   circulation   des   biens   ». 
Autrement dit : non­échange, échange simple et échange compliqué ­ en termes un 
peu plus courants : absence de commerce, commerce simple, commerce développé ­ 
tel est le critère que le professeur  Bûcher  applique aux époques économiques. Le 
marchand existe­t­il déjà ou non, s'identifie­t­il avec le producteur ou représente­t­il 
une   personne   à   part,   tel   est   le   problème   fondamental   de   l'histoire   économique. 
Faisons pour le moment cadeau de son « économie sans échange » au professeur ; 
c'est une lubie professorale qu'on n'a encore découverte nulle part sur cette terre et 
qui, appliquée à la Grèce et à la Rome antiques comme au Moyen Age féodal depuis 
le Xe siècle, constitue une fantaisie historique d'une audace ahurissante. Prendre pour 
critère   du   développement   de   la   production   en   général   non   pas   les   rapports   de 
production, mais les rapports d'échange, placer le marchand au centre du système 
économique et en faire la mesure de toutes choses, alors qu'il n'existe pas encore, 
voilà le brillant résultat de l'« analyse conceptuelle et de la déduction psychologique » 
et surtout voilà comment « on pénètre dans l'essence des choses » au lieu de « rester à 
la surface » ! L'ancien schéma sans prétention de l'« école historique » : la division de 
l'histoire économique en trois époques, « l'économie naturelle, l'économie monétaire 
et l'économie de crédit », n'est­il pas bien meilleur et plus proche de la vérité que ce 
produit prétentieux de l'ingéniosité du professeur Bûcher, qui commence par faire la 
fine  bouche  devant   toutes   « les  anciennes   tentatives   de  ce  genre  », pour   prendre 
ensuite comme fondement exactement cette même idée d'échange qui « reste à la 
surface » des choses, et simplement la déformer par des arguties pédantes et en faire 
un schéma complètement faux.

Ce n'est pas par hasard que la science bourgeoise « reste à la surface ». Parmi les 
savants bourgeois, les uns, comme  Friedricht List, divisent l'histoire selon la nature 
extérieure des principales sources d'alimentation et distinguent des époques de chasse, 
d'élevage,  d'agriculture et d'industrie ­ divisions  qui ne suffisent même pas à  une 
histoire  des  civilisations  faite  de l'extérieur.  D'autres, comme  le professeur  Hilde­
brand,  divisent   l'histoire   économique   selon   la   forme   extérieure   de   l'échange,   en 
économies naturelle, monétaire et de crédit ou, comme  Bûcher,  en économie sans 
échange, économie d'échange direct et économie avec circulation des marchandises. 
D'autres encore, comme  Grosse,  prennent la répartition des biens comme point de 
départ   de   leur   caractérisation   des   formes   économiques.   En   un   mot,   les   savants 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 108

bourgeois mettent au premier plan de leurs considérations historiques l'échange, la 
répartition ou la consommation, tout sauf la forme sociale de la production, c'est­à­
dire sauf ce qui justement à chaque époque historique est décisif et dont résultent 
l'échange et ses formes, la répartition et la consommation dans leur aspect particulier.

Pourquoi   en   est­il   ainsi   ?   Pour   la   même   raison   qui   les   amène   à   voir   dans 
l'économie capitaliste l'étape suprême et ultime de l'histoire humaine et à nier son 
évolution   économique   mondiale   ultérieure   et   ses   tendances   révolutionnaires.   La 
forme sociale de la production, c'est­à­dire la question des rapports entre ceux qui 
travaillent   et   les   moyens   de   production   est   la   question   centrale   de   toute   époque 
économique, elle est le point sensible de toute société de classes où les moyens de 
production échappent à ceux qui travaillent. Telle est, sous une forme ou une autre, la 
base de ces sociétés, c'est la condition fondamentale de toute exploitation et de toute 
domination de classe. Détourner l'attention de ce point sensible, se concentrer sur les 
aspects extérieurs et secondaires, ce n'est sans doute pas là l'aspiration consciente du 
savant   bourgeois,   mais   la   répugnance   instinctive   de   la   classe   qu'il   représente 
intellectuellement   à   goûter   au   dangereux   fruit   de   l'arbre   de   la   connaissance.   Un 
professeur tout à fait moderne et célèbre, comme  Bûcher,  manifeste cet instinct de 
classe avec un « coup d'œil génial», quand il enfourne allègrement dans un petit tiroir 
de   son   schéma   de   vastes   époques   tout   entières,   comme   le   communisme   primitif, 
l'esclavage, le servage, avec leurs types fondamentalement distincts de rapports entre 
la force de travail et les moyens de production, tandis qu'il entre dans des distinctions 
nombreuses et subtiles en ce qui concerne l'histoire de l'industrie où il sépare l'un de 
l'autre et tourne et retourne en pleine lumière l'« ouvrage domestique », l'« ouvrage 
salarié », l'« ouvrage artisanal », etc.

Les idéologues des masses exploitées, les plus anciens défenseurs du socialisme, 
les premiers communistes  erraient dans les ténèbres et restaient suspendus en l'air 
quand ils proclamaient l'égalité entre les hommes, tout en dirigeant leurs accusations 
et   leur   lutte   principalement   contre   la   répartition   injuste   ou   ­   comme   quelques 
socialistes au XIXe siècle ­ contre les formes modernes de l'échange. Lorsque les 
meilleurs   dirigeants   de   la   classe   ouvrière   eurent   compris   que   la   répartition   et 
l'échange lui­même dépendent, dans leur forme, de l'organisation de la production et 
que ce qui est décisif dans celle­ci ce sont les rapports entre travailleurs et moyens de 
production,   les   aspirations   socialistes   trouvèrent   alors   un   fondement   scientifique 
solide. A partir de cette conception unifiée, la position scientifique du prolétariat se 
sépare de celle de la bourgeoisie à l'entrée de l'histoire économique, comme elle s'en 
séparait à l'entrée de l'économie politique. S'il est dans l'intérêt de classe de la bour­
geoisie de masquer la question centrale de l'histoire économique dans ses transfor­
mations historiques ­ la forme prise par les rapports entre la force de travail et les 
moyens de production ­ l'intérêt du prolétariat exige que ces rapports soient mis au 
premier plan, qu'ils deviennent le critère de la structure économique de la société. 
Pour les travailleurs, il est nécessaire de considérer les grands tournants de l'histoire 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 109

qui délimitent  la société  communiste  primitive  de la  société  de classes  ultérieure, 


ainsi que les distinctions entre les diverses formes historiques de la société de classes 
elle­même. Seul celui qui se rend compte des particularités économiques de la société 
communiste primitive, et des caractères propres de l'économie esclavagiste antique et 
de l'économie médiévale de servage, peut saisir vraiment pourquoi la société capita­
liste offre, pour la première fois, une possibilité de réaliser le socialisme et com­
prendre la différence fondamentale entre l'économie socialiste mondiale de l'avenir et 
les groupes communistes primitifs de la préhistoire.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 110

Chapitre troisième

LA DISSOLUTION 
DE LA SOCIÉTÉ 
COMMUNISTE 
PRIMITIVE

Retour à la table des matières

Examinons les institutions internes de la communauté germanique de la Marche, 
celle qu'on a le mieux étudiée. Les Germains se fixèrent par tribus et par lignages 
(Geschlechter)  Dans chaque lignage, chaque père de famille se voyait attribuer un 
emplacement pour y bâtir sa maison et sa ferme. Puis une partie du territoire était 
utilisée  pour la culture,  chaque famille  recevant  un lot.  D'après le témoignage   de 
César, il  y avait  au  début de l'ère  chrétienne  une  tribu allemande  (les  Suèves   ou 
Souabes) qui cultivait les champs en commun sans les avoir d'abord répartis entre les 
familles, mais la redistribution annuelle des lots était déjà courante, en particulier à 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 111

l'époque de l'historien romain Tacite au le siècle. Dans certaines régions, ainsi dans la 
commune de Frickhofen, en Nassau, les redistributions annuelles avaient encore cours 
aux XVIIe et XVIIIe siècles. Au XIXe siècle encore, dans certaines communes du 
Palatinat bavarois et au bord du Rhin, un tirage au sort avait lieu, quoique à inter­
valles plus espacés : tous les trois, quatre, neuf, douze, quatorze, dix­huit ans. Ces 
champs ne sont devenus définitivement des propriétés privées que vers le milieu du 
XVIIIe  siècle. Dans quelques régions d'Écosse aussi, des redistributions de champs 
ont subsisté jusqu'à ces derniers temps. A l'origine, tous les lots étaient égaux et leur 
dimension correspondait aux besoins moyens d'une famille, à la fertilité du sol et à la 
productivité du travail. Ils étaient, selon la qualité du sol, de quinze, trente, quarante 
arpents ou plus, dans les différentes régions. Dans la plus grande partie de l'Europe, 
les lots tirés au sort se transformèrent dès les Ve et vie siècles en bien héréditaire des 
familles conjugales, les tirages au sort s'espaçant de plus en plus, pour finalement ne 
plus avoir lieu. Cela ne concernait que les champs. Tout le reste du territoire : forêts, 
prés, eaux et surfaces non exploitées, restait propriété indivise de la Marche (Mark).  
Ce que rapportaient les forêts par exemple servait à couvrir les besoins collectifs et 
les dépenses publiques, ce qui restait était partagé. Les pâturages étaient utilisés en 
commun. Ces pâtures ou terrains communaux se sont maintenus très longtemps, ils 
existent   encore   dans   les   Alpes   bavaroises,   tyroliennes   et   suisses,   en   France   (en 
Vendée), en Norvège et en Suède.

Pour garantir une égalité complète dans la répartition des champs, on commençait 
par diviser le territoire, selon la qualité du sol et l'exposition, en quelques quartiers 
(aussi appelés « Oesch » ou « Gewann »), et chacun de ces quartiers était alors divisé 
en autant de bandes étroites qu'il se trouvait d'ayants droit dans la Marche. Si l'un 
d'entre eux avait un doute sur l'égalité de son lot par rapport aux autres, il pouvait à 
tout moment demander une nouvelle mesure de tout le territoire et quiconque voulait 
l'en empêcher était puni.

Lorsque le tirage au sort et la redistribution périodiques tombèrent complètement 
en désuétude, le travail de tous les membres de la communauté, dans les champs, 
resta entièrement commun et soumis aux règles rigoureuses de la collectivité. Il en 
résultait pour tout membre l'obligation du travail en général. Car il ne suffisait pas 
d'être installé sur le territoire pour être véritablement membre de la Marche. Il fallait 
encore y habiter soi­même et cultiver soi­même son bien. Quiconque ne cultivait pas 
sa part plusieurs années de suite, la perdait sans autre forme de procès et la commu­
nauté pouvait la donner à cultiver à un autre de ses membres, le travail se faisant sous 
la direction de la communauté. Dans les premiers temps de la colonisation par les 
Germains, l'élevage était au centre de la vie économique et se pratiquait dans les prés 
et pâturages communs sous la direction de bergers communaux. On utilisait comme 
pâturage les terrains en jachère et les champs après la récolte. De cela seul résultait 
déjà   que   les   époques   de   semaille   et   de   moisson,   l'alternance   des   cultures   et   des 
jachères pour chaque partie du territoire commun, la succession des ensemencements 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 112

étaient   réglées   en   commun   et   chacun   devait   se   plier   aux   dispositions   générales. 


Chaque   quartier   était   entouré   d'une   clôture   avec   des   trappes   et   restait   fermé   des 
semailles jusqu'à la moisson ; les dates de fermeture et d'ouverture étaient décidées 
par tout le village. Chaque quartier était sous la direction d'un surveillant qui était un 
employé publie de la communauté et devait appliquer l'ordre prescrit ; la délimitation 
des quartiers  donnait lieu à une fête à laquelle participaient les villages  entiers,  y 
compris les enfants, auxquels on donnait des gifles pour qu'ils prennent bonne note 
des limites et puissent en témoigner éventuellement.

L'élevage était pratiqué en commun ; garder ses troupeaux à part était interdit aux 
membres de la Marche. Tous les animaux du village étaient répartis en troupeaux 
communs selon les espèces animales ; chaque troupeau avait ses bergers et un animal 
conducteur ; il était prescrit que les troupeaux devaient avoir des cloches. Le droit de 
chasse et de pêche était commun sur le territoire de la communauté. Personne ne 
pouvait   poser   des   collets   et   des   pièges   sur   sa   parcelle   sans   en   avertir   les   autres 
membres. Les minerais et tout ce qui se trouvait dans la terre, plus profondément que 
la charrue ne pouvait atteindre, appartenaient à la communauté et non à celui qui les 
trouvait. Dans chaque communauté, il fallait que les artisans nécessaires s'installent. 
Certes, les familles paysannes confectionnaient elles­mêmes la plupart des ustensiles 
de la vie quotidienne. On cuisait au four, brassait la bière, filait et tissait à domicile. 
De   bonne   heure   cependant,   certains   métiers   se   spécialisèrent,   en   particulier   ceux 
concernant la fabrication des instruments agraires. Ainsi, dans la Marche forestière de 
Woelpe, en Basse­Saxe, les membres devaient « avoir un homme de chaque métier 
dans la forêt qui puisse faire chose utile du bois ». Partout était prescrit aux artisans 
l'espèce de bois qu'ils pouvaient utiliser et la quantité tolérée, ceci afin d'épargner la 
forêt et de ne fabriquer que les objets nécessaires aux membres de la Marche. Les 
artisans recevaient de la communauté ce dont ils avaient besoin pour vivre et avaient 
en général exactement la même situation que la masse des paysans, mais ils n'avaient 
pas les mêmes droits ­ en partie parce qu'ils étaient itinérants, en partie, ce qui revient 
au même, parce qu'ils n'avaient pas l'agriculture pour principale occupation ; or celle­
ci était alors au centre de la vie économique, toute la vie publique, les droits et les 
obligations des membres de la communauté tournaient autour d'elle.   C'est pourquoi  1

ne pénétrait pas qui voulait dans la communauté. Il fallait, pour l'installation  d'un 
étranger, l'autorisation unanime de tous les membres. Et personne ne pouvait céder 
son lot à un étranger, mais seulement à un membre de la Marche, et devant le tribunal 
de la Marche.

1   L'artisan   avait   exactement   la   même   position   dans   la   commune   grecque   de   l'époque 


homérique : « Tous ces gens (forgerons, charpentiers, musiciens, médecins) sont les « Demiurgoi 
» (de « Demos » =1 peuple), c'est­à­dire qu'ils travaillent pour les membres de la commune, non 
pour eux­mêmes. Ils sont personnellement libres, mais ils ne comptent pas pleinement, ils sont au­
dessous des membres proprement dits de la communauté, les petits paysans. Souvent, ils ne sont 
pas sédentaires, ils vont de lieu en lieu et quand ils sont renommés, on les fait venir de loin. » (Ed. 
Mayer, « L'évolution économique de l'Antiquité », p. 17.)
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 113

À la tête de la Marche, il y avait le maire du village, appelé « Dorfgraf » ou 
« Schultheiss », ailleurs « Markmeister » et « Centener ». Il était élu par les membres 
de la communauté. Cette élection ne constituait pas seulement un honneur pour l'élu, 
mais aussi une obligation : on n'avait pas le droit de refuser l'élection, sous peine de 
sanction. Avec le temps, il est vrai, cette fonction devait devenir héréditaire dans 
certaines familles. De là il n'y avait qu'un pas pour qu'elle devienne vénale ­ à cause 
du   pouvoir   et   des   revenus   qu'elle   apportait   ­   et   qu'elle   puisse   être   transmise,   se 
transformant ainsi, de fonction purement démocratique et élective, en un instrument 
de domination de la commune. A l'apogée de la communauté, cependant, le chef de la 
Marche   n'était   que   l'exécuteur   des   volontés   de   la   collectivité.   Toutes   les   affaires 
communes  étaient  réglées  par l'assemblée  de tous les membres  de la Marche, qui 
arbitrait les querelles et infligeait les sanctions. Toute l'organisation des travaux des 
champs, les voies et les constructions, la police des champs et du village,  étaient 
décidées par l'assemblée, c'est à elle aussi qu'on rendait les comptes inscrits dans les 
« livres de la commune ». La justice était rendue, oralement et publiquement, par les 
assistants,   sous   la   présidence   du   chef   de   la   Marche.   Seuls   les   membres   de   la 
communauté pouvaient assister aux séances du tribunal, l'accès en était interdit aux 
étrangers. Les membres de la communauté étaient tenus de témoigner les uns pour les 
autres, de même qu'ils avaient le devoir de s'entraider fidèlement et fraternellement en 
cas d'incendie, d'attaque ennemie, etc. Dans l'armée, les membres d'une communauté 
formaient leur propre section et combattaient côte à côte. En cas de crimes ou de 
dommages se produisant dans la Marche ou commis par un de ses membres à l'exté­
rieur,   toute   la   communauté   était   solidairement   responsable.   Les   membres   avaient 
l'obligation   d'héberger   les   voyageurs   et   d'aider   les   nécessiteux.   Toute   la   Marche 
formait  à l'origine une communauté  religieuse  et depuis l'introduction du christia­
nisme ­ qui eut lieu très tard, au Xe Siècle seulement, chez une partie des Germains, 
chez   les   Saxons   par   exemple   ­   une   paroisse   ecclésiastique.   Enfin,   la   Marche 
entretenait en général un maître d'école pour la jeunesse du village.

On ne peut imaginer rien de plus simple et de plus harmonieux que ce système 
économique des anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale 
est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste enserrent ici 
l'activité de chacun et l'intègrent comme un élément du tout. Les besoins immédiats 
de la vie quotidienne et leur satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et 
l'aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble pour tous et décident 
ensemble de tout. D'où proviennent et sur quoi se fondent cette organisation et le 
pouvoir de la collectivité sur l'individu ? Du communisme du sol, c'est­à­dire de la 
possession en commun du plus important moyen de production. Cependant les traits 
typiques de l'organisation économique du communisme agraire apparaissent mieux si 
on   les   étudie   de   façon   comparative   à   l'échelle   internationale,   pour   la   saisir   ainsi 
comme   force   mondiale   de   la   production   dans   sa   diversité   et   sa   souplesse   inter­
nationales.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 114

Tournons­nous vers l'ancien Empire Inca d'Amérique du Sud. Le territoire de cet 
Empire,  qui couvre les  républiques  actuelles  du Pérou, de la  Bolivie  et   du   Chili, 
autrement dit un territoire d'environ 3 364 600 km2 avec une population actuelle de 12 
millions   d'habitants,   était   administré   à   l'époque   de   la   conquête   par   Pizarre,   de   la 
même   façon   que   pendant   des   siècles   auparavant.   Nous   y   trouvons   les   mêmes 
institutions que chez les anciens Germains. Chaque communauté familiale, qui forme 
en   même   temps   une   centurie   d'hommes   capables   de   porter   les   armes,   occupe   un 
certain territoire qui lui appartient et, chose curieuse, porte même le même nom que 
chez les Germains, la Marca. Les terrains cultivables étaient séparés du territoire de 
la Marca, partagés en lots et tirés au sort chaque année avant les semailles entre les 
familles.   La   dimension   des   lots   dépendait   de   la   grandeur   des   familles,   donc   de 
l'importance de leurs besoins. Le chef du village, dont la fonction, à l'époque de la 
formation de l'Empire, donc vers les Xe et XIe siècles, n'était déjà plus élective mais 
héréditaire, recevait le plus grand lot. Au nord du Pérou, chaque famille ne cultivait 
pas sa part de champ isolément, on travaillait en dizaines, sous la conduite d'un chef ­ 
institution dont certains faits indiquent aussi l'existence chez les anciens Germains. La 
dizaine cultivait à la suite les unes des autres toutes les parts de ses membres, même 
des absents qui étaient en train de servir à la guerre ou dans les corvées pour les Incas. 
Chaque famille recevait les fruits de ce qui avait poussé sur son lot. N'avait droit à un 
lot que celui qui habitait sur le territoire de la Marca et faisait partie du clan. Chacun 
devait   cultiver   lui­même   sa   part.   Quiconque   la   laissait   inculte   pendant   plusieurs 
années (au Mexique, pendant trois ans) perdait ses droits. Les parts ne pouvaient être 
ni vendues ni données. Il était rigoureusement interdit de quitter sa propre Marca et 
de s'installer dans une autre, ce qui était sans doute en relation avec la force des liens 
du sang dans les clans villageois. La culture des champs, dans les régions côtières où 
la pluie ne tombe que périodiquement, a de tout temps exigé une irrigation artificielle, 
des canaux que la communauté creusait collectivement. Il existait des règles strictes 
pour l'utilisation de l'eau et sa répartition entre les différents villages et à l'intérieur 
des villages. Chaque village avait aussi des « champs des pauvres» cultivés par tous 
les membres de la communauté et dont la récolte était répartie par le chef du village 
entre les vieillards, les veuves et les autres nécessiteux. Tout le reste du territoire, en 
dehors des champs, était Marcapacha, territoire communal.

Dans la partie montagneuse du pays où la culture des champs ne réussissait pas, 
un modeste élevage, presque exclusivement de lamas, constituait la base de l'exis­
tence des habitants qui apportaient de temps en temps leur principal produit ­ la laine 
­ dans la vallée pour l'échanger avec les paysans contre du maïs, du poivre et des 
haricots. Dans la montagne, il y avait, dès l'époque de la conquête, des troupeaux 
privés  et de sérieuses différences  de richesse. Un Membre ordinaire de la  Marca 
possédait trois à dix lamas, tandis que le chef pouvait en avoir cinquante à cent. Le 
sol,   la   forêt   et   les   pâturages   étaient   propriété   commune   et   il   y   avait,   outre   les 
troupeaux privés, des troupeaux de village qui ne pouvaient être aliénés. A des dates 
déterminées, une partie des troupeaux communs était abattue et la viande et la laine 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 115

en   étaient   réparties   entre   les   familles.   Il   n'y   avait   pas   d'artisans,   chaque   famille 
confectionnait tout ce dont elle avait besoin pour le ménage. Il y avait des villages qui 
se montraient particulièrement habiles dans telle ou telle activité : tissage, poterie ou 
travail du métal. A la tête de chaque village, il y avait un chef, élu à l'origine, puis 
héréditaire, qui surveillait la culture des champs ; pour toute affaire importante, il 
s'assurait les conseils de l'assemblée des adultes qu'il convoquait au son de la conque.

Jusqu'ici  la  vieille  Marca  péruvienne  a tous  les  traits  essentiels  de la   Marche 
germanique. Ce en quoi elle diffère de l'image typique que nous connaissons permet 
de mieux pénétrer la nature de ce système social. Ce qu'il y avait de particulier dans 
l'ancien Empire Inca, c'était qu'il s'agissait d'un pays conquis où s'était établie une 
domination   étrangère.   Les   conquérants,   les   Incas,   faisaient   certes   aussi   partie   des 
tribus indiennes, mais ils soumirent les tribus pacifiques et sédentaires des Vechua, 
justement parce qu'elles vivaient isolées du monde, chaque village ne s'occupant que 
de lui­même, sans lien avec de plus grands territoires, sans intérêt pour tout ce qui 
pouvait se passer en dehors du territoire de la Marca. Les Incas laissèrent en général 
intacte   cette   organisation   particulariste,   qui   leur   avait   facilité   la   conquête.   Ils   y 
greffèrent un système raffiné d'exploitation économique et de domination politique. 
Chaque Marca conquise devait mettre à part quelques champs, « champs des Incas » 
ou   «   champs   du   soleil   »   qui   continuaient   à   lui   appartenir,   mais   dont   les   fruits 
revenaient  aux Incas ainsi qu'à leur caste de prêtres. De même, les  tribus  monta­
gnardes   de   bergers   devaient   réserver   une   partie   de   leurs   troupeaux,   comme 
« troupeaux des maîtres ». La garde de ces troupeaux, de même que la culture des 
champs   des   Incas   et   des   prêtres,   était   la   corvée   commune   des   membres   de   la 
communauté. A cela s'ajoutaient les corvées du travail dans les mines et des travaux 
publics, construction de chemins et de ponts, dont les maîtres prenaient la direction en 
main, un service militaire à la discipline rigoureuse, enfin un tribut en jeunes filles qui 
servaient soit de victimes pour les sacrifices rituels, soit de concubines aux Incas.

Ce sévère système d'exploitation laissait cependant intacte la vie intérieure des 
communautés   et   leurs   institutions   communistes   démocratiques   ;   les   corvées   et 
redevances   elles­mêmes   étaient   supportées   collectivement   par   la  Marca.  Le   plus 
remarquable, c'est que l'organisation villageoise communiste n'était pas seulement, 
comme si souvent déjà au cours de l'histoire, la base sûre et patiente d'un système 
séculaire d'exploitation et d'asservissement, ce système lui­même avait une organisa­
tion communiste. En effet, les Incas qui s'installèrent confortablement sur le dos des 
tribus péruviennes soumises, vivaient eux­mêmes en associations de lignage et en 
Marca.  Leur   résidence   principale,   la   ville   de   Cuzco,   n'était   que   la   réunion   d'une 
douzaine et demie de logements dont chacun était le siège de la vie collective de tout 
un clan, avec la tombe commune à l'intérieur, ainsi qu'un culte commun. Autour de 
ces grandes demeures de clans, s'étendaient les territoires des clans Incas avec forêts 
et pâturages indivis et champs partagés, cultivés en commun. En peuple primitif, ces 
exploiteurs et dominateurs n'avaient pas encore renoncé au travail, ils se servaient 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 116

seulement de leur situation de maîtres pour vivre mieux que leurs sujets et apporter de 
plus d'abondants sacrifices à leur culte. L'art moderne de se nourrir exclusivement du 
travail   d'autrui   et   de   faire   de   l'oisiveté   l'attribut   du   pouvoir   était   étranger   à   cette 
organisation sociale  où la propriété commune et l'obligation  générale de travailler 
constituaient   des   coutumes   populaires   profondément   enracinées.   L'exercice   du 
pouvoir politique lui­même était organisé comme une fonction commune des familles 
Incas. Les administrateurs Incas établis dans les provinces du Pérou. dont la fonction 
était   analogue   à   celle   des   résidents   hollandais   dans   l'archipel   malais,   étaient 
considérés comme les délégués de leurs clans à Cuzco où ils gardaient leur place dans 
les habitations collectives et participaient à la vie de leur propre communauté. Tous 
les ans, ces délégués rentraient à Cuzco pour la fête d'été y rendaient compte de la 
façon dont ils avaient exercé leur fonction et célébraient la grande fête religieuse avec 
les autres membres de leur tribu.

Nous avons ici, dans une certaine mesure, deux couches sociales, l'une au­dessus 
de l'autre, toutes deux organisées intérieurement selon un mode communiste, et vivant 
entre elles dans des rapports d'exploiteurs à exploités. Ce phénomène peut paraître 
incompréhensible à première vue, parce qu'en contradiction brutale avec les principes 
d'égalité, de fraternité et de démocratie, qui servaient de base à l'organisation  des 
communautés agraires. Nous avons justement ici la preuve vivante que les institutions 
communistes primitives avaient en réalité peu de chose à voir avec quelques principes 
que ce soit d'égalité et de liberté universelles. Ces « principes » appliqués dans leur 
validité universelle pour tous les pays, au moins pour tous les pays « civilisés », c'est­
à­dire pour les pays de civilisation capitaliste, à l'« homme » abstrait, donc à tous les 
hommes, sont un produit tardif de la société bourgeoise moderne dont les révolutions 
­ en Amérique comme en France ­ les ont d'ailleurs proclamés pour la première fois. 
La société communiste primitive ignorait les principes généraux valables pour tous 
les hommes ; son égalité et sa solidarité naissaient des traditions communes de liens 
du sang et de la propriété commune des moyens de production. L'égalité de droits et 
la solidarité des intérêts n'allaient pas plus loin que n'allaient ces liens du sang et cette 
propriété. Tout ce qui se trouvait hors de ces limites ­ qui n'allaient pas plus loin que 
les quatre pieux du village ou, plus largement, que les frontières du territoire d'une 
tribu   ­était   étranger   et   pouvait   même   être   ennemi.   Les   communautés   fondées   à 
l'intérieur  sur la  solidarité  économique  pouvaient  et  devaient  même   être   poussées 
périodiquement par le bas niveau de développement de la production, par le rende­
ment médiocre ou l'épuisement de la source de nourriture et l'accroissement de la 
population, à entrer en conflit mortel d'intérêts avec d'autres communautés de même 
genre. Il fallait alors que le combat bestial, la guerre, décide de l'issue du conflit, 
extermination d'un des camps ou ­ plus souvent ­ établissement de rapports d'exploi­
tation. Ce n'était pas le dévouement aux principes abstraits d'égalité et de liberté qui 
était à la base du communisme primitif, c'était la nécessité d'airain du bas niveau de 
développement de la civilisation humaine, de l'impuissance humaine face à la nature, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 117

qui leur imposait comme une condition absolue d'existence de s'associer solidement 
en groupes importants et de procéder de façon unie et planifiée dans leur travail, dans 
leur lutte pour l'existence.

Cette même domination très limitée de la nature restreignait le plan commun et le 
travail commun à un territoire relativement réduit de prairies naturelles ou de champs 
défrichés autour du village, et les rendaient tout à fait impropres à l'action commune 
sur une plus grande échelle. Le niveau primitif de l'agriculture ne permettait pas de 
cultures dépassant le territoire du village et fixait ainsi des limites très étroites à la 
solidarité   d'intérêts.   Ce   bas   niveau   de   la   productivité   du   travail   provoquait 
périodiquement   des   conflits   d'intérêts   entre   les   différents   groupes   sociaux   et   la 
violence brutale, seul moyen de régler ces conflits. La guerre demeura la méthode 
permanente pour résoudre les conflits d'intérêts entre communautés sociales jusqu'à 
ce que le plus haut niveau de développement de la productivité du travail, c'est­à­dire 
la maîtrise parfaite des hommes sur la nature, mît un terme à leurs conflits d'intérêts 
matériels. Mais si le heurt entre les diverses communautés communistes primitives 
était une donnée permanente, l'issue en était décidée à son tour par le développement 
de la productivité du travail. S'agissait­il d'un conflit entre deux peuples de nomades 
éleveurs de bétail qui se disputaient des pâturages ? Seule la violence brutale pouvait 
décider   qui   resterait   maître   du   terrain   et   qui   devait   être   refoulé   vers   des   régions 
inhospitalières   et   arides,   ou   être   exterminé.   Là   où   l'agriculture   était   déjà   assez 
prospère pour pouvoir assurer une bonne nourriture sans absorber toute la force de 
travail et toute la vie des intéressés, là existait aussi le fondement d'une exploitation 
systématique   de   ces   paysans   par   des   conquérants   étrangers.   C'est   ainsi   que   nous 
voyons s'instaurer une situation comme celle du Pérou où une société communiste 
exploite une autre société communiste. Cette structure originale de l'Empire Inca est 
importante ; elle nous permet de comprendre une série de formations semblables dans 
l'antiquité classique, en particulier au seuil de l'histoire grecque.

Quand l'histoire écrite nous informe brièvement que, dans l'île de Crête, dominée 
par les Doriens, les populations asservies devaient livrer à la commune, en en retirant 
seulement de quoi pourvoir à leur entretien et à celui de leur famille, tout le produit 
de   leurs   champs,   avec   lequel   les   hommes   libres   (c'est­à­dire   les   maîtres   doriens) 
couvraient   les   frais   de   leurs   repas   communs   ;   ou   bien   qu'à   Sparte,   cité   dorienne 
également,   il   y   avait   des   «   esclaves   d'État   »,   les   Hélotes,   que   l'État   cédait   aux 
individus pour cultiver leurs lots, ces situations sont d'abord pour nous une énigme. 
Un savant bourgeois, comme le professeur de Heidelberg, Max Weber, avance, pour 
expliquer ces curieuses traditions de l'histoire, les hypothèses les plus étranges du 
point de vue de la situation et des notions actuelles. « La population asservie est 
traitée ici (à Sparte) comme des esclaves d'État, ses contributions en nature servent à 
l'entretien des guerriers, en partie de façon commune, en partie de telle sorte que 
l'individu   vive   du   produit   de   certains   champs   cultivés   par   des   esclaves,   qu'il 
s'approprie dans des mesures variées, de plus en plus héréditairement. De nouvelles 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 118

attributions des lots et une nouvelle répartition de ceux­ci passaient pour possibles à 
l'époque   historique   et   semblent   se   produire.   Ce   ne   sont   naturellement   pas   des 
redistributions des  champs  (« naturellement », un professeur bourgeois ne doit rien 
admettre  de tel,  s'il le peut), mais  en quelque sorte des  redistributions  des  rentes  
foncières. Des considérations militaires, en particulier une politique militaire de la 
population, décident de tous les détails... Le caractère de féodalisme  urbain de cette 
politique se manifeste sous une forme caractéristique en ceci que les biens fonciers 
d'un homme libre, cultivés par un esclave, sont, à Gortyn, soumis à ce droit militaire 
spécial : ils constituent le  Klaros qui  est soumis à l'intérêt de la sustentation de la 
famille du guerrier (traduit du langage professoral en langage clair : les parcelles de 
champs   sont   la  propriété   de  l'ensemble   de  la   cité,   aussi   ne  doivent­elles   pas   être 
aliénées ni réparties après la mort du possesseur du lot, ce que le professeur Weber  
explique ailleurs  comme une sage mesure « pour empêcher le morcellement de la 
fortune   »   et   «   dans   l'intérêt   du   maintien   de   lots   dignes   de   l'état   de   guerrier   »). 
L'organisation culmine dans l'institution de la table commune pour les guerriers, à la 
façon d'un mess d'officiers, les « Syssities », et par l'éducation commune des enfants 
par l'État, en vue d'en faire des guerriers, à la façon d'un établissement de cadets. »    1

Et voilà les Grecs du temps  des héros, des Hector et des Achille, transformés  en 


fidéicommis  prussiens, dans des mess d'officiers avec leurs orgies au champagne, 
« dignes de leur état », et les jeunes gens et jeunes filles nus de Sparte, qui avaient eu 
une éducation populaire commune, devenus les pensionnaires d'un établissement de 
cadets, comme celui de Gross­Lichterfelde près de Berlin, véritable prison.

Pour qui connaît la structure interne de l'Empire Inca, la situation dépeinte ci­
dessus ne présente pas de difficultés. Elle est indubitablement le produit de l'existence 
de deux formations sociales communistes dont l'une est une société agraire exploitée 
par l'autre. Dans quelle mesure les fondements communistes se perpétuent dans les 
mœurs des maîtres et dans la situation des opprimés, cela dépend du degré d'évo­
lution, de la durée et de l'environnement de ces formations, qui peuvent présenter 
toutes  les  graduations. L'Empire  Inca où les maîtres  travaillent  eux­mêmes,   où  la 
propriété foncière des opprimés est intacte et où chaque couche sociale est organisée 
de façon fermée, peut sans doute être considéré comme la forme la plus ancienne de 
tels rapports d'exploitation, qui n'ont pu se conserver que grâce au niveau relative­
ment primitif de civilisation et à l'isolement du monde dans lequel ce pays a vécu 
pendant des siècles. A un stade plus avancé, les informations transmises sur la Crête 
par la tradition montrent que la communauté paysanne exploitée devait livrer tout le 
produit de son travail sauf ce qui était nécessaire à son entretien, la communauté 
dominante ne vivait pas de son propre travail des champs, mais de ce que lui remettait 
la collectivité exploitée, cependant elle le consommait selon un mode communiste. 
Un pas plus loin dans l'évolution, nous trouvons Sparte où le sol n'est plus la propriété 
de la communauté asservie, mais des maîtres qui la tirent au sort et la répartissent 
1   « Lexique des sciences politiques ». Volume I: «Relations agraires dans l'Antiquité». 2e éd., 
p. 69.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 119

entre  eux. La perte  de ce fondement, le droit à la propriété  du sol, a fait éclater 


l'organisation sociale de la communauté asservie, les membres en sont devenus eux­
mêmes propriété de la communauté des maîtres, ils sont une force de travail dont la 
répartition   communiste   entre   les   maîtres   est   organisée   «   au   nom  de   l'État   ».   Les 
maîtres   spartiates   vivent   encore   selon   un   mode   strictement   communautaire.   Une 
situation semblable a dû régner, sous une forme ou une autre, en Thessalie où les 
habitants primitifs, les Penestes, ou « pauvres gens », ont été soumis par les Eoliens, 
en Bithynie, où les Mariandyns ont été mis dans la même situation par des tribus 
thraces.

Cette  existence  parasitaire  introduit  irrésistiblement  le  germe  de la dissolution 


dans la communauté dominante elle­même. Déjà la conquête et la nécessité de faire 
de   l'exploitation   une   institution   permanente   entraînent   un   fort   développement   de 
l'appareil militaire, phénomène que nous constatons aussi bien dans l'État Inca que 
dans   les   États   spartiates.   C'est   la   base   de   l'inégalité,   de   la   formation   de   castes 
privilégiées au sein d'une masse de paysans originairement égaux et libres. Il suffit 
alors   que   les   circonstances   géographiques   et   historiques   soient   favorables,   que   le 
heurt avec des peuples de civilisation plus élevée éveille des besoins plus raffinés et 
stimule les échanges, pour que l'inégalité fasse de rapides progrès chez les maîtres, 
que la cohésion communiste s'affaiblisse, et cède la place à la propriété privée avec sa 
scission entre riches et pauvres. Les débuts de l'histoire grecque après le heurt avec 
les   anciennes   civilisations   de   l'Orient   fournissent   un   exemple   classique   de   ces 
phénomènes. Le résultat de la soumission d'une communauté communiste primitive 
par une autre est, à la longue, toujours le même : les liens communistes traditionnels 
se désagrègent aussi bien chez les  maîtres  que chez les  sujets  et il se forme  une 
nouvelle société où la propriété privée, l'exploitation et l'inégalité s'engendrent réci­
proquement. L'histoire des communautés agraires dans l'Antiquité classique débouche 
d'une part sur l'opposition entre une masse de petits paysans endettés et la noblesse 
qui   se   réserve   le   service   militaire,   les   fonctions   publiques   et   le   commerce   et 
s'approprie   les   terres   communes,   d'autre   part   sur   l'opposition   entre   cette   société 
d'hommes libres comme un tout et les esclaves exploités.

De ces formes multiples de l'exploitation naturelle d'hommes soumis militaire­
ment par une communauté, à l'achat d'esclaves par les individus, il n'y avait qu'un pas. 
Ce   pas   fut   rapidement   franchi   en   Grèce   grâce   aux   échanges   maritimes   et   au 
commerce international avec leurs conséquences dans les États insulaires et côtiers. 
Cicetti lui­même distingue deux types d'esclavage : « La forme la plus ancienne, la 
plus importante et la plus répandue de servitude économique » ­ dit­il ­ « que nous 
trouvons   au   seuil   de   l'histoire   grecque,   n'est   pas   l'esclavage,   mais   une   forme   de 
servage qu'on pourrait presque appeler du vasselage. » Et Theopompus remarquait : 
« Les premiers parmi les Héllènes, après les Thessaliens et les Lacédémoniens, les 
habitants de l'île de Chio, se servirent d'esclaves, mais ils ne les acquirent pas de la 
même façon que ceux­là... On peut voir que les Lacédémoniens et les Thessaliens ont 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 120

formé leur classe d'esclaves à partir de Héllènes qui habitaient avant eux le pays qu'ils 
possèdent   maintenant,   en   forçant   les   Achéens,   les   Thessaliens,   les   Perrèbes,   les 
Magnètes,  à se mettre  à  leur service  et  en les  appelant  Hélotes  ou Pénestes.   Les 
habitants de Chio, en revanche, ont acquis comme esclaves des barbares (non Grecs) 
pour lesquels ils ont payé le prix. » Et la raison de cette différence, ajoute avec raison 
Cicotti, ce sont les degrés différents d'évolution des peuples de l'intérieur d'une part, 
et des peuples insulaires d'autre part. L'absence totale ou l'insignifiance de la richesse 
accumulée   et   le   développement   insuffisant   des   échanges   commerciaux   excluaient 
dans un cas une production directe et croissante des propriétaires ainsi que l'utilisa­
tion directe d'esclaves et conduisaient à la forme plus rudimentaire du tribut, à une 
division du travail et à une formation de classes qui faisaient de la classe dominante 
une troupe en armes et de la classe dominée une masse paysanne. »  1

L'organisation interne de l'Empire Inca nous a dévoilé un aspect important de la 
société primitive et montré en même temps une des voies de son déclin. En étudiant le 
chapitre suivant dans l'histoire des Indiens péruviens et des autres colonies espagnoles 
d'Amérique, nous verrons une autre voie prise par cette forme de société. Nous avons 
surtout   là   une   autre   méthode   de   conquête,   inconnue   de   la   domination   inca.   La 
domination des Espagnols, premiers Européens dans le Nouveau Monde, commença 
aussitôt   par   l'extermination   impitoyable   des   populations   soumises.   D'après   des 
témoignages des Espagnols eux­mêmes, le nombre des Indiens exterminés par eux en 
quelques années, après la découverte de l'Amérique, atteint 12 à 15 millions. « Nous 
sommes autorisés à affirmer », dit Las Casas, « que les Espagnols, par leurs traite­
ments  monstrueux et  inhumains,  ont exterminé  12 millions  d'hommes,  femmes   et 
enfants compris ; à mon avis personnel, le nombre des indigènes disparus à cette 
époque dépasse même les 15 millions. »   « Dans l'île de Haïti », dit Handelmann, « le 
2

nombre des indigènes trouvés par les Espagnols se montait en 1492 à un million, en 
1508 il n'en reste plus que 60 000 et neuf années plus tard, 14 000, de sorte que les 
Espagnols  durent recourir à l'importation  d'Indiens des  îles  voisines  pour  avoir  la 
main­d’œuvre nécessaire. Pendant la seule année 1508, 40 000 indigènes  des îles 
Bahama furent transportés à Haïti et transformés en esclaves. »  3

Les Espagnols se livrèrent à une véritable chasse aux peaux­rouges qu'un témoin 
et acteur, l'Italien Girolamo Benzoni, nous a décrite : « En partie par manque de 
nourriture, en partie par le chagrin d'être séparés de leurs pères, mères et enfants », dit 
Benzoni après une de ces chasses dans l'île de Koumagna où 4 000 Indiens avaient été 
capturés, « la plupart des esclaves indigènes moururent pendant le trajet vers le port 
de Koumani. Chaque fois qu'un esclave était trop fatigué pour avancer aussi vite que 
ses camarades, les Espagnols, de peur qu'il ne reste en arrière et ne les attaque dans le 
1   Ciccotti : « Le déclin de l'esclavage dans l'Antiquité », pp. 37­38.
2   « Brevissima Relacion de la destinacion de las Indias », Sevilla 1552, cité par Kovalevsky.
3   Heinrich Handelmann: « Histoire de l'île de Haïti », Kiel 1856, p. 6.
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dos, le transperçaient par derrière de leurs poignards et l'assassinaient inhumainement. 
C'était   un   spectacle   à   vous   fendre   le   cœur   que   de   voir   ces   malheureux   êtres, 
entièrement nus, épuisés, blessés et si affaiblis par la faim qu'ils pouvaient à peine se 
tenir debout. Des chaînes de fer enserraient leur cou, leurs mains et leurs pieds. Il n'y 
avait pas de femme parmi eux qui n'eût été violée par ces brigands (les Espagnols) qui 
se   livraient   alors   à   une   débauche   si   répugnante   que   beaucoup   en   restaient   pour 
toujours   dévorés   par   la   syphilis...   Tous   les   indigènes   soumis   à   l'esclavage   sont 
marqués au fer rouge. Sur ce, les capitaines en mettent une partie de côté pour eux et 
répartissent le reste entre les soldats. Ces derniers les jouent entre eux ou les vendent 
aux colons espagnols. Des marchands qui ont échangé cette marchandise contre du 
vin,   de  la  farine,  du  sucre  et  autres   objets  de  nécessité  courante,  transportent   les 
esclaves dans les parties des colonies espagnoles où la demande est la plus grande. 
Pendant le transport, une partie de ces malheureux périt par suite du manque d'eau et 
de l'air vicié dans les cabines, ce qui vient de ce que les marchands entassent tous les 
esclaves tout au fond du navire, sans leur laisser assez de place pour s'asseoir ni assez 
d'air pour respirer. »   Pour s'épargner cependant la peine de chasser les peaux­rouges 
1

et la dépense de leur achat, les Espagnols instaurèrent dans les îles et sur le continent 
américain le système dit des Repartimientes, c'est­à­dire du partage de la terre. Tout 
le territoire conquis était divisé en enclos dont le chefs, les « caciques », se voyaient 
simplement imposer de livrer eux­mêmes aux Espagnols le nombre d'esclaves exigés. 
Tout colon espagnol en recevait périodiquement du gouverneur un certain nombre à 
condition de « veiller à leur conversion au christianisme »   Les mauvais traitements 
2

infligés aux esclaves par les colons dépassaient tout ce qu'on peut concevoir. L'assas­
sinat lui­même était une délivrance pour les Indiens. « Tous les indigènes capturés par 
les Espagnols », dit un contemporain, « sont contraints par eux à des travaux fatigants 
et pénibles dans les mines, loin de leur pays natal et de leur famille, et sous la menace 
de continuels châtiments corporels. Rien d'étonnant à ce que des milliers d'esclaves 
qui ne voient pas d'autre possibilité d'échapper à leur cruel destin, non seulement 
mettent fin eux­mêmes à leurs jours, par la pendaison, la noyade ou tout autre moyen, 
mais encore tuent auparavant leurs femmes et leurs enfants, pour faire ainsi cesser 
une fois pour toutes leur malheur commun et sans issue. D'autre part, les femmes 
recourent à l'avortement ou évitent le commerce des hommes pour ne pas donner 
naissance à des esclaves. »  3

Les  colons obtinrent par l'entremise  du confesseur impérial,  le père Garzia de 


Loyosa, de pieuse mémoire, qu'un décret de Charles Quint déclare en bloc les Indiens 
esclaves   héréditaires   des   colons   espagnols.   Benzoni   prétend   que   le   décret   ne 
s'appliquait qu'aux anthropophages des Caraïbes. Il fut interprété et appliqué comme 
valable   pour   tous   les   Indiens.   Pour   justifier   leurs   atrocités,   les   colons   espagnols 
1   « Storia del Mundo Nuovo di Girolamo Benzoni », Venezia 1565, cité par Kovalevsky.
2   Charleroix : « Histoire de I'lsle Espagnole ou de Saint­Dominique », Paris 1730, cité par 
Kovalevsky, p. 50.
3   Acosta : « Historia natural y moral de las Indias », cité par Kovalevsky, p. 52.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 122

répandaient systématiquement les histoires les plus effrayantes sur l'anthropophagie et 
les autres crimes des Indiens, de sorte qu'un historien français de l'époque, Marly de 
Chatel,  a   pu   raconter   dans   son  Histoire   générale   des   Indes   occidentales  (Paris, 
1569) : « Dieu les a punis de leur méchanceté et de leurs vices Par l'esclavage, car 
même  Cham  n'a pas  pêché  contre son père  Noé aussi gravement  que les   Indiens 
envers Dieu. » Pourtant, à peu près à la même époque, un Espagnol, Acosta, écrivait 
dans son  Historia natural y moral de las Indias  (Barcelone, 1591) que ces mêmes 
Indiens étaient un « peuple débonnaire, toujours prêt à rendre service aux Européens, 
un peuple qui manifeste dans son comportement une innocence si touchante et une 
telle sincérité que si l'on n'est pas dépourvu de toute qualité humaine, il est impossible 
de les traiter autrement qu'avec tendresse et amour. »

Il y eut évidemment des tentatives pour s'opposer à ces atrocités. En 1531, le Pape 
Paul III publia une Bulle où il déclarait  que les Indiens  faisaient  partie  du  genre 
humain   et   ne   devaient   donc   pas   être   réduits   en   esclavage.   Le   Conseil   Impérial 
espagnol   pour   les   Indes   occidentales,   lui   aussi,   se   prononça   plus   tard   contre 
l'esclavage. Ces décrets réitérés témoignent plus de l'insuccès que de la sincérité de 
ces efforts.

Ce qui libéra les Indiens de l'esclavage, ce ne fut pas la pieuse action des religieux 
catholiques   ni   les   protestations   des   rois   espagnols,   mais   le   simple   fait   que   leur 
constitution tant physique que psychique les rendait absolument inaptes au dur travail 
d'esclavage. A la longue, les pires atrocités des Espagnols ne purent rien contre cette 
impossibilité   ;   les   peaux­rouges   en   esclavage   mouraient   comme   des   mouches, 
s'enfuyaient ou se tuaient eux­mêmes, bref, l'affaire n'était pas du tout rentable. Ce 
n'est que lorsque  le chaleureux  et infatigable  défenseur  des  Indiens, l'évêque  Las 
Casas, eut l'idée de remplacer des Indiens inaptes par de plus robustes Noirs importés 
d'Afrique,  qu'il  fut   mis  fin  aux   inutiles   expériences  faites   avec   les   Indiens.   Cette 
découverte pratique a eu un effet plus rapide et plus décisif que tous les pamphlets de 
Las Casas sur les atrocités espagnoles. Après quelques décennies, les Indiens furent 
libérés de l'esclavage, et l'esclavage des nègres commença, pour durer quatre siècles. 
A la fin du XVIIIe siècle, un honnête Allemand, le « brave vieux  Nettelbeck  » de 
Kelberg, capitaine de navire, emmenait de Guinée en Guyenne, où d'autres « braves 
Prussiens » exploitaient des plantations, des centaines d'esclaves noirs dont il avait 
fait emplette en Afrique, avec d'autres marchandises, et qu'il avait entassés dans les 
cales   de   son   vaisseau,   tout   comme   les   capitaines   espagnols   du   XVIe   siècle.   Le 
progrès du siècle des lumières et son humanité se manifestent en ce que Nettelbeck,  
pour remédier à la mélancolie et au dépérissement de ses esclaves, les faisait tous les 
soirs danser sur le pont en musique et au claquement des fouets, idée que les grossiers 
marchands espagnols d'esclaves n'avaient pas encore eue. Et à la fin du XIXe Siècle, 
en   1871,   le   noble  David   Livingstone  qui   avait   passé   trente   ans   en   Afrique   à   la 
recherche des sources du Nil, écrivait dans sa célèbre lettre à l'Américain  Gordon 
Bennett   :   «   Si  mes   révélations   sur   la   situation   en   Oudjidji   devaient   mettre   fin   à 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 123

l'effroyable commerce des esclaves en Afrique orientale, j'attacherais plus de prix à ce 
résultat  qu'à la  découverte  de toutes  les  sources  du Nil. Chez  vous, l'esclavage   a 
partout été aboli, tendez­nous votre main secourable et puissante pour obtenir aussi ce 
résultat. Ce beau pays est frappé du mildiou ou de la malédiction du Tout­Puissant... »

Le sort des Indiens dans les colonies espagnoles n'en fut pas pour autant amélioré. 
Un nouveau système de colonisation remplaça simplement le précédent. Au lieu des 
Repartimientes, qui visaient directement à l'esclavage de la population, on instaura les 
Encomiendas. Formellement, on reconnaissait aux habitants la liberté personnelle et 
la propriété entière du sol. Les territoires étaient seulement placés sous la direction 
administrative   des   colons   espagnols,   descendants   pour   la   plupart   des   premiers 
Conquistadores, qui devaient, en tant qu'« Encomenderos », exercer une tutelle sur les 
Indiens déclarés mineurs et, particulièrement, répandre le christianisme parmi ceux­
ci. Pour couvrir les frais de la construction d'églises comme pour les dédommager de 
leur propre peine dans l'exercice de leur tutelle, les « Encomenderos » avaient le droit 
légal de lever sur la population des « redevances modérées en argent et en nature ». 
Ces prescriptions suffirent pour transformer bientôt les « encomiendas » en enfer pour 
les Indiens. On leur laissait la terre, propriété indivise des tribus. Les Espagnols n'y 
comprenaient   ou   ne   voulaient   y   comprendre   que   les   terres   arables.   Les   terres 
inutilisées  ou même souvent celles  qui étaient  en jachère, ils  se les appropriaient 
comme « pays désert», de façon si systématique  et éhontée que  Zurita  écrit à ce 
sujet : « Il n'y a pas une parcelle  de sol, pas  une ferme qui n'aient  été  déclarées 
propriété des Européens, sans égard pour l'atteinte ainsi portée aux intérêts et aux 
droits de propriété des indigènes que l'on force ainsi à quitter les territoires habités 
par eux depuis des temps immémoriaux. Il n'est pas rare qu'on leur prenne même les 
terres cultivées par eux­mêmes sous le prétexte qu'ils ne les auraient ensemencées que 
pour empêcher les Européens de se les approprier. Grâce à ce système, les Espagnols 
ont tellement étendu leurs possessions dans quelques provinces qu'il ne reste plus de 
terre du tout à cultiver pour les Indiens. »   En même temps, les « Encomenderos » 
1

augmentèrent tellement les redevances « modérées » que les Indiens étaient écrasés 
sous les charges. « Tous les biens de l'Indien », dit le même Zurita, « ne lui suffisent 
pas à payer les impôts. On rencontre chez les peaux­rouges beaucoup de gens dont la 
fortune ne se monte même pas à un « peso » et qui vivent de leur travail salarié ; il ne 
reste pas même assez aux malheureux pour entretenir leur famille. C'est pourquoi si 
souvent   les   jeunes   gens   préfèrent   les   relations   hors   mariage,   surtout   quand   leurs 
parents  ne disposent pas même  de quatre ou cinq  « reals  ». Les Indiens   peuvent 
difficilement s'offrir le luxe de vêtements ; beaucoup, n'ayant pas les moyens de se 
vêtir,   ne   sont   pas   en   état   d'assister   au   service   divin.   Quoi   d'étonnant   à   ce   que 
beaucoup   tombent   dans   le   désespoir,   ne   trouvant   pas   les   moyens   de   procurer   la 
nourriture nécessaire à leurs familles... J'ai appris lors de mes derniers voyages que 
beaucoup d'Indiens se sont pendus par désespoir, après avoir expliqué à leurs femmes 

1   « Zurita », pp. 57­59 (Kovalevsky, 62).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 124

et à leurs enfants qu'ils le faisaient parce qu'ils ne pouvaient payer les impôts exigés 
d'eux. »  1

Pour compléter le vol des terres et la pression des impôts, vint le travail forcé. Au 
début du XVIIe siècle, les Espagnols reviennent au système formellement abandonné 
au  XVIe siècle.  L'esclavage  a  été aboli  pour les  Indiens  ; il  est remplacé   par   un 
système particulier de travail forcé qui ne s'en distingue presque pas. Dès le milieu du 
XVIe siècle, voici quelle est, selon la description de Zurita, la situation des Indiens 
salariés travaillant chez les Espagnols : « Les Indiens n'ont d'autre nourriture pendant 
tout ce temps que du pain de maïs... L'« Encomendor » les fait travailler du matin 
jusqu'au soir, les laissant nus dans le gel du matin  et du soir, sous la tempête  et 
l'orage, sans leur donner d'autre nourriture que des pains à demi­moisis... Les Indiens 
passent la nuit à l'air libre. Comme on ne verse le salaire qu'à la fin de la période de 
travail   forcé,   les   Indiens   n'ont   pas   les   moyens   de   s'acheter   les   vêtements   chauds 
nécessaires. Rien d'étonnant à ce que, dans de telles conditions, le travail chez les 
« Encomenderos » soit extrêmement fatigant ; il peut être considéré comme une des 
causes de leur rapide extinction.»   Or ce système de travail salarié forcé fut instauré 
2

légalement par la Couronne espagnole au début du XVIIe siècle. La loi explique que 
les Indiens ne voulaient pas travailler d'eux­mêmes mais que sans eux, les mines ne 
pouvaient que difficilement être exploitées, malgré la présence des Noirs. On oblige 
donc les villages indiens à fournir le nombre de travailleurs exigés (un septième de la 
population au Pérou, un quart en Nouvelle. Espagne), qui sont livrés à la merci des 
« Encomenderos   ».   Les   mortelles   conséquences   du   système   apparaissent   bientôt. 
Dans un écrit anonyme adressé à Philippe IV et intitulé  Rapport sur la dangereuse 
situation du royaume du Chili du point de vue temporel et spirituel, on peut lire : « La 
diminution rapide du nombre des indigènes a pour cause bien connue le système du 
travail forcé dans les mines et dans les champs des « Encomenderos ». Bien que les 
Espagnols disposent d'une énorme quantité de nègres, bien qu'ils aient soumis les 
Indiens à des impôts infiniment plus lourds que ceux­ci n'en avaient versé à leurs 
chefs avant la conquête, ils estimaient néanmoins impossible de renoncer au système 
des travaux forcés. »  3

Les travaux forcés avaient en outre pour conséquence que souvent les Indiens 
n'étaient   pas   en   mesure   de   cultiver   leurs   champs,   ce   qui   offrait   à   nouveau   aux 
Espagnols un prétexte pour se les approprier comme « terre déserte ». Le déclin de 
l'agriculture   indienne   offrait   naturellement   un   terrain   propice   à   l'usure.   «   Sous   la 
domination indigène, les Indiens ne connaissaient pas les usuriers », dit Zurita. Les 
Espagnols   leur   firent   faire   connaissance   approfondie   avec   ce   beau   produit   de 
l'économie monétaire et de la pression fiscale. Grevées de dettes, les terres indiennes 
qui   n'avaient   pas   été   dérobées   par   les   Espagnols   passèrent   massivement   dans   les 
1   « Zurita », p. 329 (Kovalevsky, 63).
2   « Zurita », XI, p. 295 (Kovalevsky, p. 65).
3   Cité par Kovalevsky, p. 66.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 125

mains des capitalistes espagnols, et l'estimation de ces terres constituerait encore un 
chapitre à part dans la bassesse européenne. Le vol des terres, les impôts, le travail 
forcé et l'usure formaient une étreinte de fer qui brisa l'existence des communautés 
agraires indiennes. L'effondrement des assises économiques suffit déjà à désagréger 
l'ordre publique traditionnel et les liens sociaux entre Indiens. Ces assises économi­
ques, de leur côté, les Espagnols les détruisirent systématiquement en démantelant les 
autorités  traditionnelles.  Les  chefs  de  villages  et les  chefs  de tribus  devaient  être 
confirmés dans leur fonction par les « Encomenderos », et ceux­ci en profitaient pour 
y mettre leurs créatures, les individus les plus dépravés de la société indienne. Un 
moyen favori des Espagnols consistait aussi à monter systématiquement les Indiens 
contre leurs chefs. Sous le prétexte chrétien de protéger les indigènes de l'exploitation 
par   leurs   chefs,   ils   les   libéraient   de   toute   obligation   de   verser   les   redevances 
traditionnelles à ces chefs. « Les Espagnols », dit Zurita, « croient pouvoir s'appuyer 
sur ce qui se passe actuellement en Espagne, pour affirmer que les chefs dépouillent 
leurs tribus, mais ils sont eux­mêmes responsables de ces extorsions, car ce sont eux 
qui ont privé les anciens chefs de leur position et de leurs revenus et les ont remplacés 
par de nouveaux, choisis parmi leurs créatures. »  1

Ils cherchaient également à provoquer des émeutes quand les chefs de village ou 
de tribus protestaient contre l'aliénation illégale de terres de tel ou tel membre de la 
communauté au profit des Espagnols. Le résultat en était des révoltes chroniques et 
une succession de procès entre indigènes au sujet de cessions illégales de terres. A la 
misère, à la faim, à l'esclavage, l'anarchie venait s'ajouter, pour faire de l'existence des 
Indiens un véritable enfer. Le bilan de cette tutelle espagnole et chrétienne pouvait se 
résumer ainsi : passage des terres aux mains des Espagnols et extinction des Indiens. 
« Dans tous les territoires espagnols des Indes », dit Zurita, « les tribus indigènes 
disparaissent complètement ou s'amenuisent, bien que certains prétendent le contraire. 
Les indigènes quittent leurs maisons et leurs terres qui ont perdu pour eux leur valeur, 
étant donné les énormes redevances en nature et en argent ; ils émigrent dans d'autres 
pays, errant continuellement d'une région à l'autre, ou se cachent dans les forêts, au 
risque de devenir un jour ou l'autre la proie des bêtes sauvages. Beaucoup mettent fin 
à leur vie par le suicide, comme j'ai pu moi­même le constater plusieurs fois par 
observation personnelle ou en interrogeant les habitants du lieu. »    Un demi­siècle 
2

plus tard, un autre haut fonctionnaire du gouvernement espagnol au Pérou, Juan Orter 
de Cervantes, rapporte que « la population indigène dans les colonies espagnoles se 
réduit de plus en plus, elle abandonne ses habitations, laisse la terre inculte, de sorte 
que les Espagnols ont de la peine à trouver assez d'agriculteurs et de bergers. Les 
Mitayes, tribu sans laquelle l'exploitation des mines d'or et d'argent est impossible, 
soit abandonnent complètement les villes habitées par les Espagnols, soit s'éteignent 
avec une étonnante rapidité, s'ils y restent ».    Il faut en réalité admirer l'incroyable 
3

1   « Zurita », p. 87, cité par Kovalevsky, p. 69.
2   « Zurita », p. 341.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 126

résistance du peuple indien et des institutions communistes agraires dont, malgré ces 
conditions, des restes se sont conservés jusqu'au XIXe siècle.

La grande colonie anglaise des Indes nous montre les destins de l'ancienne com­
munauté agraire sous un autre aspect. Ici, mieux qu'en aucun autre coin du monde, on 
peut étudier les formes les plus diverses de la propriété du sol qui figurent, comme 
projetée sur une surface plane, l'histoire de millénaires. Communautés villageoises à 
côté  de  communautés   de  lignage,  redistribution   périodique   de  parcelles   égales   de 
terrain à côté de l'attribution à vie de parcelles inégales, culture du sol en commun à 
côté de l'exploitation individuelle privée, égalité de tous les habitants du village dans 
leurs  droits sur les terres de la commune à côté de privilèges  accordés à certains 
groupes, enfin, à côté de toutes ces formes de propriété commune, la pure propriété 
privée du sol, soit sous la forme de minuscules parcelles paysannes, soit de terres 
affermées à court terme, soit d'immenses latifundia ­voilà tout ce que l'on pouvait, il y 
a encore quelques  décennies, étudier grandeur nature aux Indes. Que les  commu­
nautés agraires soient une très ancienne institution aux Indes, c'est ce dont témoignent 
les  documents  juridiques  indiens ­ ainsi le plus ancien droit coutumier codifié,  le 
Manou,   qui   date   du   IXe   siècle   av.   J.­C.   et   contient   de   nombreuses   prescriptions 
concernant les contestations de frontières entre communautés, les terres, l'installation 
de nouvelles communautés sur les terres indivises d'anciennes communautés. Ce code 
ne connaît  de propriété  que fondée sur le travail  personnel ; il mentionne   encore 
l'artisanat comme occupation annexe de l'agriculture ; il cherche à mettre en échec la 
puissance économique des Brahmines, c'est­à­dire des prêtres, en ne leur permettant 
de   recevoir   en   cadeaux   que   des   biens   meubles.   Les   futurs   princes   indigènes,   les 
radjas, ne figuraient dans ce code que comme chefs élus de tribus. Les deux codes 
plus récents, le Yadjnavalkia et le Narada, du Ve siècle, voient aussi l'organisation 
sociale, dans l'association de lignage, et la force publique de même que la justice sont 
ici   entre   les   mains   de   l'assemblée   de   la   communauté.   Celle­ci   est   responsable 
solidairement des manquements et crimes de ses membres. Un chef élu est à la tête du 
village.   Ces   deux   codes   conseillent   de   choisir,   pour   exercer   cette   fonction,   les 
hommes les plus justes et les plus pacifiques et de leur obéir en tout. Le code Narada 
distingue deux sortes de communautés : les « parents », c'est­à­dire les communautés 
basées sur le lignage, et les « cohabitants », c'est­à­dire les communautés de voisina­
ge. Les deux codes ne connaissent que la propriété fondée sur le travail personnel : 
une terre abandonnée appartient à celui qui la prend pour la cultiver, une possession 
illégitime n'est pas reconnue, même après trois générations, s'il n'y a pas eu travail 
personnel.

Jusqu'ici, nous voyons donc le peuple indien vivre dans les mêmes liens sociaux 
et dans les  mêmes  rapports  économiques  primitifs  durant des  millénaires,  dans  le 

3   « Memorial que présenta a su Magestad el licenciado Juan Orter de Cervantes, Abogado y 
Procurador   general   der   Reyrio   del   Peru   y   encomenderos,   sobre   pedir   remedio   del   danno   y 
diminucion des los indios », Anno MDCXIX (1619), cité par Kovalevsky, p. 61.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 127

territoire  de l'Indus et ensuite  à l'époque héroïque de la conquête du territoire   du 


Gange,   racontée   dans   les   grandes   épopées   populaires   du   Ramayana   et   du 
Mahabharata. Ce n'est qu'avec les commentaires de ces vieux codes, commentaires 
qui sont toujours le symptôme caractéristique de modifications sociales et de l'effort 
pour plier et interpréter d'anciennes idées juridiques en fonction de nouveaux intérêts, 
ce n'est donc qu'avec les commentaires, datant du XIVe siècle, que l'on a la preuve 
qu'à cette époque la société indienne était passée par de profondes transformations 
sociales. Entretemps, il s'est formé une influente caste de prêtres qui s'élève matériel­
lement et juridiquement au­dessus de la masse paysanne. Les commentateurs ­ tout 
comme  leurs   collègues   chrétiens   dans   l’Occident  féodal  ­  essaient   d'interpréter   le 
langage   clair   des   anciens   codes   pour   justifier   la   propriété   foncière   des   prêtres, 
encourager les dons en terres aux Brahmines et stimuler ainsi le partage des terres des 
communautés et la formation de la grande propriété des prêtres aux dépens de la 
masse paysanne. Ce phénomène a été caractéristique du destin de toutes les sociétés 
orientales.

La   question  vitale   pour  toute   agriculture   un  peu  avancée,  dans  la   plupart   des 
régions  d'Orient,   c'est  l'irrigation  artificielle  .  Aussi  bien  aux Indes   qu'en  Égypte, 
1

nous voyons de bonne heure, comme fondement solide de l'agriculture, de grandioses 
ouvrages d'irrigation, des canaux, des fontaines ou des mesures systématiques pour 
adapter l'agriculture aux inondations périodiques. Ces grandes entreprises dépassaient 
dès le départ les forces, l'initiative et le plan économique des communautés agraires 
isolées.  Il  fallait  pour  les   diriger  et  les   réaliser   une autorité  placée  au­dessus   des 
communautés villageoises dont elle pouvait unifier la main­d’œuvre ; il y fallait aussi 
une maîtrise de la nature supérieure à celle que pouvaient avoir les paysans enfermés 
dans les limites de leurs villages. De ces besoins est né le rôle important des prêtres 
en Orient : en observant la nature dont s'accompagne toute religion naturelle, en se 
libérant de la participation directe aux travaux agricoles, ils étaient les mieux aptes à 
diriger les grands travaux publics d'irrigation. Ce rôle purement économique aboutit 
naturellement à la longue à une puissance sociale particulière des prêtres; la spéciali­
sation d'une fraction de la société, résultant de la division du travail, se transforma en 
une caste héréditaire à part, avec ses privilèges et ses intérêts d'exploiteurs face à la 
masse paysanne. Ce processus s'accomplit plus ou moins vite, plus ou moins radica­
lement   selon   les   peuples,   restant   à   l'état   embryonnaire,   comme   chez   les   Indiens 
péruviens, ou aboutissant à une théocratie, comme chez les anciens Hébreux et en 
Égypte, selon les circonstances géographiques et historiques particulières, selon les 
heurts guerriers avec les peuples environnant faisant se développer, à côté de la caste 
des prêtres, une puissante caste guerrière rivale des prêtres. Dans tous les cas, les 
limites   particularistes   spécifiques   de   l'ancienne   communauté   communiste,   dont 
l'organisation était inapte à des tâches importantes de nature économique ou politique, 

1   Note marginale de R.L. (au crayon) : 1) Construction de canaux (division du travail). malgré 
cela, communauté. 2) Différents types de «gens» (Koval.). 3) Tout cela s'est maintenu malgré les 
conquérants féodaux mahométans. 4) Les Anglais !
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 128

l'obligeaient à accepter, en dehors et au­dessus d'elle, la domination de pouvoirs qui 
assumaient ces fonctions. Ces fonctions ouvraient si sûrement la voie à la domination 
politique et à l'exploitation économique des masses paysannes que les conquérants 
barbares   de   l'Orient   ­  que   ce   soient   les   Mongols,  les   Perses   ou   les   Arabes   ­   ont 
toujours pris en mains, dans le pays conquis, outre le pouvoir militaire, la direction 
des grands travaux publics, condition vitale de l'agriculture. Tout comme les Incas au 
Pérou considéraient de leur privilège mais aussi de leur devoir d'avoir la haute main 
sur les travaux d'irrigation et sur la construction des voies et des ponts, les dynasties 
de despotes asiatiques qui se sont succédé aux Indes au cours des siècles ont eu ce 
souci.

Malgré la formation de castes, malgré la domination étrangère qui s'instaurait sur 
le pays, malgré les bouleversements politiques, le village indien continuait à mener 
son existence tranquille et modeste. A l'intérieur de chaque village, les règles tradi­
tionnelles continuaient à régir la communauté, sous les orages de l'histoire politique, 
elles avaient leur propre histoire intérieure imperceptible, se dépouillaient d'anciennes 
formes, passaient par la prospérité, le déclin, la dissolution et la renaissance. Aucun 
chroniqueur   n'a   noté   ces   phénomènes   ;   tandis   que   l'histoire   universelle   décrit 
l'audacieuse   expédition   d'Alexandre,   de   la   Macédoine   aux   sources   de   l'Indus,   et 
retentit  du bruit des  armes  du sanglant  Tamerlan  et des Mongols, elle  se  tait  sur 
l'histoire économique interne du peuple indien. Seuls des vestiges nous permettent de 
reconstituer le schéma hypothétique de cette évolution de la commune indienne, et 
c'est le mérite de  Kovalevsky  que d'avoir résolu cette importante tâche scientifique. 
Selon  Kovalevsky,  les différents types de communautés agraires observés aux Indes 
encore vers le milieu du XIXe siècle se rangent dans l'ordre historique suivant :

1. La forme la plus ancienne, c'est la pure communauté de lignage, qui englobe 
l'ensemble des parents par le sang (un clan), possède en commun le sol et le cultive 
aussi en commun. Les champs aussi sont donc indivis et seuls sont répartis les fruits 
des   récoltes   réunies   dans   les   greniers   communautaires.   Ce   type   de   communauté 
villageoise, le plus primitif, ne s'est maintenu que dans quelques rares régions du 
Nord de l'Inde, ses habitants  étaient cependant limités  le plus souvent à  quelques 
branches   («putti»)   de   l'ancienne   gens.  Kovalevsky   y   voit,  par   analogie   avec   la   « 
Zadruga » bosniaque et herzégovienne, le produit de la dissolution des liens du sang 
qui, par suite de l'accroissement  de la  population,  ont éclaté  en quelques  grandes 
familles qui se sont séparées avec leurs terres. Vers le milieu du siècle précédent, il y 
avait d'importantes communautés villageoises de ce type, dont certaines avaient 150 
membres, d'autres 400 membres. Ce qui prédominait cependant, c'étaient les petites 
communautés   villageoises   qui   ne   se   rencontraient   en   plus   grandes   communautés 
recouvrant l'ancienne gens que dans des cas exceptionnels, par exemple pour céder 
une partie de leur propriété foncière. Dans la vie ordinaire, elles menaient l'existence 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 129

retirée et strictement réglée que Marx décrit brièvement dans son Capital, d'après des 
sources anglaises  : 1

« Ces petites communautés indiennes, dont on peut suivre les traces jusqu'aux 
temps les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fondées sur la possession 
commune   du   sol,   sur   l'union   immédiate   de   l'agriculture   et   du   métier   et   sur   une 
division du travail invariable, laquelle sert de plan et de modèle toutes les fois qu'il se 
forme des communautés nouvelles. Établies sur un terrain qui comprend de cent à 
quelques mille acres  , elles constituent des organismes de production complets, se 
2

suffisant à eux­mêmes. La plus grande masse du produit est destinée à la consom­
mation   immédiate   de   la   communauté   ;   elle   ne   devient   point   marchandise,   car   la 
production est indépendante de la division du travail occasionnée par l'échange dans 
l'ensemble   de   la   société   indienne.   L'excédent   seul   des   produits   se   transforme   en 
marchandise, et va tout d'abord entre les mains de l'État auquel, depuis les temps les 
plus   reculés,   en   revient   une   certaine   partie   à   titre   de   rente   en   nature.   Ces 
communautés   revêtent   diverses   formes   dans   différentes   parties   de   l'Inde.   Sous   sa 
forme la plus simple, la communauté cultive le sol en commun et partage les produits 
entre ses membres, tandis que chaque famille s'occupe chez elle de travaux domes­
tiques, tels que filage, tissage, etc. A côté de cette masse occupée de manière unifor­
me, nous trouvons  l'habitant principal,  juge, chef de police et receveur d'impôts, le 
tout réuni en une seule personne ; le teneur de livres qui règle les comptes de l'agri­
culture et du cadastre et enregistre tout ce qui s'y rapporte ; un troisième employé, qui 
poursuit   les   criminels   et   protège   les   voyageurs   étrangers   qu'il   accompagne   d'un 
village à l'autre ; l'homme­frontière qui empêche les empiètements des communautés 
voisines ; l'inspecteur  des  eaux qui fait distribuer pour les besoins de l'agriculture 
l'eau dérivée des réservoirs communs ; le bramine, qui remplit les fonctions du culte ; 
le maître d'école qui enseigne aux enfants de la communauté à lire et à écrire sur le 
sable ; le bramine­calendrier qui, en qualité  d'astrologue, indique les  époques  des 
semailles  et de la moisson ainsi que les heures favorables  ou funestes aux divers 
travaux agricoles ; un forgeron et un charpentier qui fabriquent et réparent tous les 
instruments d'agriculture ; le potier qui fait toute la vaisselle du village ; le barbier, le 
blanchisseur, l'orfèvre  et, parfois, le poète qui, dans quelques communautés, rem­
place l'orfèvre et, dans d'autres, le maître d'école. Cette douzaine de personnages est 
entretenue aux frais de la communauté. Quant à la population nouvelle, une commu­
nauté nouvelle est fondée sur le modèle des anciennes et s'établit dans un terrain non 
cultivé, la loi, qui règle la division du travail de la communauté, agit avec l'autorité 
inviolable   d'une   loi   physique...   La   simplicité   de   l'organisme   productif   de   ces 
communautés qui se suffisent à elles­mêmes, se reproduisent constamment sous la 
même forme et, une fois détruites accidentellement, se reconstituent au même lieu et 
avec le même nom, nous fournit la clef de l'« immutabilité des sociétés asiatiques », 
immutabilité  qui  contraste  d'une  manière  si  étrange  avec  la  dissolution  et   recons­
1   Note marginale de R. L. (au crayon) : James Mill
2   1 acre = 40,5 ares = 4 050 m2.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 130

truction   incessantes   des   «   États   »   asiatiques,   les   changements   violents   de   leurs 


dynasties. La structure des éléments économiques fonda. mentaux de la société reste 
hors des atteintes de toutes les tourmentes politiques. »  1

2. A l'époque de la conquête anglaise, la communauté primitive de lignage avec 
ses terres indivises était en grande partie dissoute. De sa dissolution était née une 
communauté fondée sur la parenté, où les champs étaient partagés en lots familiaux 
inégaux dont la taille dépendait du degré de parenté avec l'ancêtre primitif.   Cette 
forme était répandue dans le nord­ouest de l'Inde et au Pendjab. Les parcelles ne sont 
attribuées ni à vie ni héréditairement, elles restent la possession des familles tant que 
l'accroissement de population ou la nécessité d'y faire accéder des parents absents 
pendant un temps n'oblige pas à une nouvelle répartition. Souvent, on ne satisfait pas 
à de nouvelles demandes de redistribution en attribuant de nouvelles parcelles prises 
sur   la   partie   non   cultivée   du   territoire.   De   cette   façon,   les   parcelles   familiales 
deviennent   ­   sinon   en   droit,   du   moins   en   fait   ­   des   par.   celles   à   vie   ou   même 
héréditaires. A côté de ces champs répartis inégalement, les forêts, les marais, les 
prés, les terres incultes restent la propriété commune de toutes les familles et elles les 
utilisent  en commun.  Cette  curieuse organisation  communiste  basée sur l'inégalité 
entre   à   la   longue   en   contra.   diction   avec   de   nouveaux   intérêts.   Avec   chaque 
génération nouvelle, il devient de plus en plus difficile de déterminer le degré de 
parenté   de  chacun,  la  tradition  des  liens   du sang s'affaiblit  et  l'inégalité   entre  les 
parcelles familiales est de plus en plus ressentie comme une injustice par ceux qui 
sont désavantagés. D'autre part, dans beaucoup de régions, le départ d'une partie des 
parents,   les   guerres   et   l'extermination   d'une   autre   partie   de   la   population   établie, 
l'installation et l'accueil de nouveaux arrivants entraînent inévitablement un brassage 
de la population. Malgré l'apparente immuabilité des relations, les terres sont divisées 
en   différentes   catégories   selon   leur   qualité   et   chaque   famille   reçoit   différentes 
parcelles, tant dans les catégories les mieux irriguées que dans les moins bonnes. Au 
début, au moins avant la conquête anglaise, on ne procédait pas périodiquement à une 
nouvelle répartition par tirage au sort, mais seulement lorsque l'accroissement naturel 
de la population avait entraîné une inégalité effective dans la situation économique 
des   familles.   C'était   le   cas   en   particulier   dans   les   communautés   qui   avaient   des 
réserves de terres utilisables. Dans les communautés plus petites, on procédait à une 
redistribution, tous les dix, huit, cinq ans, souvent tous les ans. La redistribution avait 
lieu annuellement, surtout là où le manque de bonnes terres rendait impossible une 
distribution égale entre tous les membres, où une égalisation ne pouvait donc résulter 
que de la rotation dans l'utilisation des terres. La communauté indienne de lignage en 
voie de décomposition s'achève sous la forme que revêt historiquement la commu­
nauté germanique à ses débuts.

1   Karl Marx: « Le Capital », Livre I.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 131

Nous   avons   vu   dans   les   Indes   britanniques   et   en   Amérique   deux   exemples 


classiques   de   la   lutte   désespérée   et   de   la   fin   tragique   de   la   vieille   organisation 
économique   communiste,   entrant   en   conflit   avec   le   capitalisme   européen.   Notre 
tableau des destinées mouvementées de la communauté agraire ne serait pas complet 
si nous ne prenions en considération pour finir l'exemple remarquable d'un pays où 
l'histoire  a  apparemment  suivi   un  tout  autre  cours,  où  l'État  en   effet  ne   s'est   pas 
efforcé de détruire par la violence la communauté paysanne, mais au contraire de la 
sauver et de la conserver par tous les moyens. Ce pays, c'est la Russie tsariste.

Nous ne nous occupons pas ici de la grande querelle théorique qui s'est poursuivie 
pendant des décennies, au sujet de l'origine de la communauté paysanne russe.  Il 
n'était que naturel et il est tout à fait conforme à la mentalité générale de la science 
bourgeoise actuelle, hostile au communisme primitif, que la découverte faite en 1858 
par   le   professeur   russe  Tchitchérine  et   selon   laquelle   la   communauté   agraire   en 
Russie   n'est   pas   un   produit   historique   originaire,   mais   un   produit   artificiel   de   la 
politique fiscale des tsars, trouve un accueil favorable chez les savants allemands et 
rencontre leur approbation.  Tchitchérine,  qui nous prouve encore une fois que les 
savants   libéraux   sont   le   plus   souvent   de   bien   moins   bons   historiens   que   leurs 
collègues réactionnaires, admet pour les Russes la théorie, abandonnée définitivement 
depuis Maurer pour l'Europe occidentale, selon laquelle les communautés ne se sont 
formées qu'aux XVIe et XVIIe siècles à partir d'exploitations individuelles isolées. 
Tchitchérine fait dériver l'exploitation commune des champs de l'entremêlement des 
terres, la propriété commune, des conflits frontaliers, les pouvoirs publics exercés par 
la communauté, de leur responsabilité fiscale collective pour les impôts personnels 
introduits au XVIe siècle ; il met donc pratiquement, avec le plus grand libéralisme ; 
tête en bas toutes les relations historiques de cause à effet.

Quoi que l'on pense de l'ancienneté et de l'origine de la communauté paysanne en 
Russie, elle a survécu à toute la longue histoire du servage et à son abolition, jusqu'à 
ces derniers temps. Nous ne nous intéressons ici qu'à ses destinées au  XIXe  siècle. 
Lorsque le tsar Alexandre Il accomplit sa « libération des paysans », les seigneurs 
leur vendirent leurs propres terres ­ tout à fait selon le modèle prussien ­ ce pour quoi 
les seigneurs furent largement indemnisés en titres par le fisc pour les parties les plus 
mauvaises des prétendues terres seigneuriales et imposèrent aux paysans, pour la terre 
« prêtée », une dette de 900 millions de roubles qui devait s'éteindre en 49 ans, par 
des  versements   à  6  %.  Ces  terres   ne  furent  pas,  comme   en  Prusse,  attribuées   en 
propriété privée à des familles ; elles  furent remises à des communautés  entières, 
comme propriété collective inaliénable. Les communes étaient solidairement respon­
sables pour l'extinction de la dette et le versement de tous les impôts et redevances et 
elles étaient libres de les répartir entre leurs différents membres. Au début des années 
1890, la répartition de l'ensemble des terres en Russie d'Europe (sans la Pologne, la 
Finlande et le territoire des Cosaques du Don) était la suivante : les domaines d'État 
qui   se   composent   essentiellement   des   immenses   forêts   du   Nord   et   de   terres 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 132

désertiques, englobent 150 millions  de déciatines (1 déciatine = 1,09 hectare),  les 


apanages impériaux 7 millions, l'Église et les villes n'en possédaient pas moins de 9 
millions, 93 millions étaient propriété privée, dont seulement 5 % appartenaient aux 
paysans et le reste à la noblesse ; mais 131 millions de déciatines étaient propriété 
paysanne   collective.   En   1900   encore,   122   millions   d'hectares   étaient   la   propriété 
collective des paysans, et seulement 22 millions, propriété paysanne particulière.

Si l'on examine la façon dont la paysannerie russe exploita cet énorme territoire 
jusqu'à ces derniers temps et même pour une partie aujourd'hui encore, on reconnaît 
facilement les institutions typiques de la communauté agraire telles qu'elles étaient 
courantes de tout temps en Allemagne comme en Afrique, sur les bords du Gange 
comme au Pérou. Les champs étaient partagés, tandis que la forêt, les prés, les eaux 
constituaient le territoire commun indivis. L'assolement triennal dominant générale­
ment,   les   terres   d'hiver   et   d'été   étaient   réparties   selon   la   qualité   du   sol,   et   ces 
catégories à leur tour divisées en bandes. On partageait d'habitude les champs d'été en 
avril et ceux d'hiver en juin. L'observation méticuleuse de l'égalité dans la répartition 
entraînait un tel entremêlement que, par exemple dans le gouvernement de Moscou, il 
y avait en moyenne onze sortes de champs d'été et onze de champs d'hiver et chaque 
paysan avait à cultiver au moins vingt­deux parcelles dispersées. La commune mettait 
à part des terres qu'on cultivait pour les cas de besoins collectifs exceptionnels, ou 
bien il y avait dans le même but des entrepôts de réserve auxquels chacun devait 
livrer du grain. On veillait au progrès technique de l'exploitation en autorisant chaque 
famille paysanne à conserver sa part pendant dix ans, à condition de la fumer, ou bien 
on mettait à part des parcelles qu'on fumait et qui n'étaient réparties que tous les dix 
ans. Le plus souvent, les champs de lin, les vergers et les potagers étaient soumis à la 
même règle.

Répartir   les   troupeaux   de   la   commune   dans   les   différents   prés   et   pâturages, 


engager  des bergers, enclore  les  pâturages,  protéger  les  champs, fixer la  date  des 
différents  travaux, le mode de répartition  et sa date, tout cela  était  l'affaire  de  la 
commune, c'est­à­dire de l'assemblée du village. En ce qui concerne la fréquence des 
redistributions, la plus grande diversité régnait. En 1877, dans un seul gouvernement, 
celui de Saratov par exemple, sur 278 communautés villageoises étudiées, près de la 
moitié procédaient annuellement au tirage au sort, les autres tous les deux, trois, cinq, 
six, huit et onze ans, tandis que 38 communautés qui pratiquaient le fumage, avaient 
complètement renoncé aux redistributions.  1

Le   mode   de   répartition   du   sol   est   ce   qu'il   y   a   de   plus   remarquable   dans   la 


communauté agraire russe. Nous n'avons ici ni le principe de lots égaux comme chez 
les   Germains,   ni   celui   de   l'importance   des   besoins   familiaux   comme   chez   les 
Péruviens, mais uniquement le principe de la puissance fiscale. Les problèmes fiscaux 
dominaient   toute   la   vie   de   la   communauté   paysanne   depuis   la   «libération   des 
1   « Trirogov », p. 49.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 133

paysans», toutes les institutions du village tournaient autour des impôts. Certes, pour 
le   gouvernement   tsariste,   le   seul   fondement   de   l'imposition,   c'était   les   «   âmes 
recensées», c'est­à­dire tous les habitants mâles de la communauté sans distinction 
d’âge, tels qu'ils étaient déterminés environ tous les 20 ans par les célèbres « révisions 
», depuis le premier recensement paysan sous Pierre le Grand ; ces « révisions » 
étaient la terreur du peuple russe, des villages entiers prenaient la fuite devant elles.  1

Le gouvernement imposait les villages d'après le nombre des « âmes » recensées. 
La  commune  répartissait  la  somme  globale  entre  les  différentes  fermes  d'après   la 
main­d’œuvre et la part de terre de chaque ferme était mesurée à la capacité fiscale 
ainsi calculée. Depuis 1861, la répartition du sol en Russie avait pour fondement le 
paiement des impôts, et non l'alimentation des paysans ; ce n'était pas un bienfait 
auquel chaque ferme avait droit, mais une obligation faite à chaque membre de la 
communauté, comme un service d'État. Rien de plus original en conséquence qu'une 
assemblée   villageoise   russe   procédant   à  la   répartition   du  sol.   De  toutes   parts,   on 
pouvait entendre des protestations contre l'attribution de trop grands lots ; les familles 
pauvres, sans véritable main­d’œuvre et dont les membres étaient surtout des femmes 
ou des enfants mineurs, se voyaient tout à fait dispensées de lots, et étant donné la 
masse   des   paysans   pauvres,   les   plus   grands   lots   étaient   distribués   aux   riches.   La 
charge   fiscale   qui   est   au   centre   de   la   vie   des   communautés   russes   est   d'ailleurs 
énorme. A la dette à éteindre, s'ajoutait l'impôt per capita, l'impôt communal, l'impôt 
d'église, l'impôt sur le sel, etc. Dans les années 1880, on abolit l'impôt per capita et 
l'impôt sur le sel, mais la niasse fiscale n'en reste pas moins si lourde qu'elle absorbe 
toutes les ressources de la paysannerie. D'après une statistique des années 1890, 70 % 
des paysans tiraient de leur parcelle moins du minimum vital, 20 % étaient en mesure 
de se nourrir eux­mêmes, mais ne pouvaient pas avoir du bétail, et seulement 9 % 
pouvaient vendre un surplus. Les arriérés d'impôts étaient un phénomène constant du 
village   russe,   aussitôt   après   la   «   libération   ».   Dès   les   années   1870,   une   rentrée 
annuelle d'impôts par tête de 50 millions s'accompagnait d'un arriéré annuel de Il 
millions  de roubles. Après la suppression de l'impôt par tête, la misère du village 
russe ne cessa d'augmenter, car les impôts indirects devenaient de plus en plus lourds. 
En   1907,   les   arriérés   d'impôts   se   montaient   à   127   millions   de   roubles   dont   on 
dispensa presque entièrement les paysans à cause de la totale impossibilité de les faire 
percevoir et de la fermentation révolutionnaire.

1   La première « révision », exécutée selon un Oukase de Pierre en 1719, fut organisée comme 
une expédition punitive en pays ennemi. Les militaires avaient pour consigne de mettre aux fers 
les gouverneurs négligents, de les maintenir aux arrêts dans leurs propres chancelleries et de les y 
garder « jusqu'à ce qu'ils se corrigent ». Les popes, qui étaient chargés de dresser les listes de 
paysans et auxquels des « âmes » échappaient, devaient être suspendus de leurs fonctions et «après 
un châtiment corporel impitoyable, être soumis à une peine de prison, quel que fût leur âge». Les 
gens soupçonnés de cacher des « âmes » étaient soumis à la torture. Par la suite, les recensements 
furent menés de façon aussi sanguinaire, quoique avec moins de rigueur.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 134

Bientôt   les   impôts   absorbèrent   non   seulement   tous   les   gains   de   l'économie 
paysanne, mais ils forcèrent les paysans à chercher des gains annexes. C'étaient d'une 
part   les   travaux   saisonniers   qui,   aujourd'hui   encore,   provoquent   en   Russie   de 
véritables   migrations   des   peuples,   les   villageois   mâles   les   plus   vigoureux   allant 
s'embaucher comme journaliers dans les grands domaines seigneuriaux, tandis qu'ils 
laissent   leurs   propres   parcelles   aux   bras   moins   vigoureux   de   la   main­d’œuvre 
féminine, des enfants ou des vieillards. D'autre part, la ville, l'industrie exerçaient leur 
attraction.   Il   se   forma   dans   les   centres   industriels   une   couche   de   travailleurs 
temporaires qui ne venaient dans les villes qu'en hiver, surtout dans les usines de 
textiles,   pour   revenir   aux   travaux   des   champs   dans   leur   village   au   printemps,   en 
ramenant   leurs   gains.  Dans   beaucoup   de  régions,  il   y  avait   le  travail   industriel  à 
domicile   ou   les   travaux   agricoles   annexes   occasionnels   comme   les   charrois   ou 
l'abattage du bois. Malgré tout cela, la masse des paysans pouvait à peine subsister. 
Non seulement les fruits de l'agriculture, mais les gains industriels annexes étaient 
dévorés par les impôts. l'État avait fourni des moyens de coercition rigoureuse à la 
communauté  qui était  solidairement  responsable des  impôts  de ses membres.   Elle 
pouvait louer à l'extérieur ceux de ses membres qui étaient en retard et réquisitionner 
l'argent gagné, elle accordait ou refusait à ses membres le passeport sans lequel le 
paysan ne pouvait s'éloigner de Son village. Elle avait le droit de châtier corporel­
lement les récalcitrants.

Périodiquement, le village russe offrait sur tout le vaste territoire russe un curieux 
tableau. A l'arrivée des collecteurs d'impôts au village, une procédure commençait, 
pour laquelle la Russie tsariste a inventé un terme technique signifiant « extorsion des 
arriérés par les coups ». L'assemblée du village se réunissait au complet, les « retar­
dataires  » devaient  enlever  leur pantalon,  se coucher sur le  banc et leurs  propres 
compagnons villageois les fouettaient jusqu'au sang en les frappant de verges, l'un 
après l'autre. Les gémissements et les pleurs des victimes ­ le plus souvent des pères 
de famille et même des vieillards à cheveux blancs ­ accompagnaient la haute autorité 
qui, une fois la punition administrée, remontait dans sa troïka pour recommencer la 
même chose dans un autre village. Il n'était pas rare que des paysans échappent à cette 
exécution   publique   par   le   suicide.   Un   autre   fleuron   de   cette   situation,   c'était   la 
« mendicité fiscale», de vieux paysans pauvres partant avec le bâton du mendiant 
pour   amasser   les   impôts   exigés   et   les   ramener   au   village.   l'État   surveillait   avec 
sévérité   et   ténacité   l'institution   des   communautés   agraires   transformée   ainsi   en 
machine à extorquer les impôts. La loi de 1881 prescrit que la terre paysanne ne peut 
être   aliénée   par   des   communautés   que   si   deux   tiers   des   paysans   en   prennent   la 
décision,  et  il faut  encore  l'accord du Ministre  de l'Intérieur,  des  Finances   et  des 
Domaines. Les paysans ne pouvaient vendre leurs biens, acquis par héritage, qu'à des 
membres de leur communauté ; il était interdit d'hypothéquer la terre paysanne. Sous 
Alexandre III, la communauté villageoise fut privée de toute autonomie et placée sous 
la férule de « capitaines ruraux » ­ institution voisine des conseillers ruraux en Prusse. 
Toute décision de l'assemblée villageoise devait avoir l'assentiment de ces fonction­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 135

naires,   les   répartitions   de   terres   se   faisaient   sous   leur   surveillance,   ainsi   que   la 
répartition  des  impôts  et leur rentrée. La loi de 1893 fit  quelques  concessions  en 
n'autorisant les répartitions de terres que tous les douze ans. En même temps, on ne 
peut   quitter   la   communauté   qu'avec   l'assentiment   de   la   commune   et   à   condition 
d'avoir complètement payé sa dette.

Malgré ces liens créés artificiellement par la loi autour de la communauté villa­
geoise, malgré la tutelle de trois ministères et d'un essaim de tchinovniks (fonction­
naires),   il   n'était   plus   possible   d'empêcher   la   désagrégation   de   la   communauté 
villageoise. La charge fiscale étouffante, le déclin de l’économie paysanne par suite 
des   gains   annexes   agricoles   et   industriels,   le   manque   de   terres,   en   particulier   de 
pâturages et de forêts que la noblesse s'était souvent annexés dès le partage, le man­
que de champs cultivables alors que la population s'accroissait, tout cela engendra 
deux sortes de phénomènes décisifs dans la vie du village : la fuite vers la ville et 
l'apparition  de  l'usure au  village.  Dans  la  mesure  où  la  part  de  terre  et   les   gains 
annexes industriels ou autres ne servaient de plus en plus qu'à payer les impôts sans 
jamais y parvenir vraiment et sans pouvoir subvenir aux besoins les plus élémen­
taires, l'appartenance à la communauté devenait une chaîne au cou du paysan affamé. 
Et l'aspiration naturelle, pour les plus pauvres, c'était d'échapper à cette chaîne. La 
police arrêtait comme vagabonds sans passeport des centaines de fugitifs, les livrait à 
leur communauté dont les membres les fustigeaient, pour l'exemple, sur le champ. 
Les verges et le passeport obligatoire étaient impuissants contre l'exode massif des 
paysans qui fuyaient dans la nuit et le brouillard l'enfer du « communisme villageois 
»   pour   aller   à   la   ville   et   y   disparaître   définitivement   dans   l'océan   du   prolétariat 
industriel.  D'autres, dont les liens  familiaux  ou d'autres  circonstances  rendaient  la 
fuite impossible, cherchaient a sortir de la communauté par des moyens légaux. Il 
fallait pour cela éteindre leur dette, et là... l'usurier venait en aide. Très tôt les impôts 
et la vente forcée de leur grain aux pires conditions firent recourir le paysan russe à 
l'usurier. Toute catastrophe, toute mauvaise récolte rendaient inévitable le recours à 
l'usurier. Pour se libérer du joug de la communauté, il n'y avait d'autre moyen que de 
se   soumettre   au   joug   de   l'usurier.   Tandis   que   les   paysans   pauvres   cherchaient   à 
échapper à la communauté,  les paysans riches lui tournaient  souvent le dos et en 
sortaient pour échapper à la pénible responsabilité collective de l'impôt des pauvres. 
Même là où ils ne sortaient pas formellement de la communauté, les paysans riches ­ 
qui étaient pour une bonne part aussi les usuriers ­ formaient dans la communauté, 
face   aux   paysans   Pauvres,   le   pouvoir   dominant   qui   savait   tourner   les   résolutions 
adoptées par les paysans endettés et dépendants. Il se constituait ainsi au sein de la 
communauté, fondée formellement sur l'égalité et la propriété commune, une nette 
séparation   en   classes,   d'un   côté   une   bourgeoisie   villageoise,   peu   nombreuse   mais 
influente, de l'autre une masse de paysans dépendants et prolétarisés de fait. Le déclin 
interne de la communauté villageoise étouffant sous le poids des impôts, dévorée par 
l'usurier, intérieurement  divisée, finit  par se manifester  au grand jour. Famines   et 
révoltes   paysannes   devinrent   en   Russie,   dans   les   années   1880,   des   phénomènes 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 136

périodiques qui frappaient les gouvernements de l'intérieur de façon aussi inexorable 
que   les   collecteurs   d'impôts   et   l'armée   chargée   de   «   calmer   »   le   village.   Les 
campagnes russes devinrent le théâtre de famines affreuses et de troubles sanglants. 
Le   moujik   connaissait   le   même   sort   que  le   paysan   indien   et   Orissa   s'appelait   ici 
Saratov, Samara, et ainsi de suite, le long de la Volga.    Lorsque enfin en 1904 et 
1

1905   la   révolution   du   prolétariat   urbain   éclata   en   Russie,   les   troubles   paysans 


chaotiques pesèrent pour la première fois de tout leur poids dans la balance de la 
révolution et la question agraire devint la question centrale de la révolution. Mainte­
nant que les paysans déferlaient comme un flot irrésistible sur les domaines nobles et 
mettaient   le   feu   aux   repaires   des   nobles,   maintenant   que   le   parti   des   travailleurs 
exprimait la détresse des paysans en formulant la revendication révolutionnaire de 
l'expropriation   des   grands   domaines   sans   indemnisation   et   de   leur   remise   aux 
paysans, le tsarisme abandonna enfin la politique agraire qu'il pratiquait obstinément 
depuis des siècles. La communauté agraire ne pouvait plus être sauvée de la chute ; il 
fallait y renoncer.

Dès   1902,   la   hache   avait   été   portée   aux   racines   mêmes   de   la   communauté 
villageoise sous sa forme spécifiquement russe : la responsabilité collective pour les 
impôts avait été abolie. Cette mesure avait, il est vrai, été préparée activement par la 
politique financière du tsarisme lui­même. Le fisc pouvait facilement renoncer à la 
responsabilité collective pour les impôts directs, les impôts indirects ayant atteint de 
telles proportions que dans le budget de l'année 1906 par exemple, sur une rentrée 
globale de 2 030 millions de roubles, 148 millions seulement provenaient des impôts 
directs et 1100 millions des impôts indirects, dont 558 millions rien que du monopole 
des spiritueux, introduit par le ministre « libéral » de  Witte  pour combattre l'ivro­
gnerie. Une rentrée ponctuelle de ces impôts était assurée par la misère, le désespoir 
et l'ignorance des masses Paysannes. En 1905 et 1906, la dette  paysanne  pour  le 
rachat des terres fut réduite de moitié, et en 1907 elle fut complètement annulée. La 
« réforme agraire » de 1907 se fixait ouvertement pour but la création de la petite 
propriété privée paysanne. Le moyen devait en être la parcellisation des domaines et 
apanages d'État et d'une partie de la grande propriété foncière. Ainsi la révolution 
prolétarienne   du   XXe   siècle   a­t­elle   liquidé   elle­même,   dans   sa   première   phase 
inachevée, à la fois les derniers restes de servage et la communauté agraire maintenue 
artificiellement par le tsarisme.

II
1   Porvus et Lehmann.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 137

Retour à la table des matières

Avec la communauté villageoise russe, le destin mouvementé du communisme 
agraire   primitif   s'achève,   le   cercle   se   referme.   A   ses   débuts,   produit   naturel   de 
l'évolution sociale, garantie la meilleure du progrès économique et de la prospérité 
matérielle et intellectuelle de la société, la communauté agraire devient un instrument 
de l'arriération politique et économique. Le paysan russe fouetté de verges par les 
membres de sa propre communauté au service de l'absolutisme tsariste, c'est la plus 
cruelle critique historique des limites étroites du communisme primitif et l'expression 
la   plus   frappante   du   fait   que   la   forme   sociale   est   soumise   elle   aussi   à   la   règle 
dialectique : la raison devient non­sens, le bienfait devient fléau.

Deux faits frappent lorsqu'on examine attentivement les destins de la communauté 
agraire  dans  les  différents  pays  et continents.  Loin d'être  un modèle  immuable  et 
rigide,   cette   forme   ultime   et   la   plus   élevée   du   système   économique   communiste 
primitif manifeste avant tout une infinie diversité, souplesse et capacité d'adaptation 
au milieu historique. Dans chaque milieu et dans toutes les circonstances, elle passe 
par un insensible processus de transformation qui s'opère si lentement qu'il n'apparaît 
d'abord pas à l'extérieur ; il remplace, à l'intérieur de la société, les structures vieillies 
par de nouvelles, sous toutes les superstructures politiques des institutions étatiques 
indigènes ou étrangères, dans la vie économique et sociale, il est sans arrêt en train de 
naître ou de disparaître, de se développer ou de péricliter.

Grâce à son élasticité et à sa capacité d'adaptation, cette forme de société est d'une 
ténacité et d'une solidité extraordinaires. Elle défie toutes les tempêtes de l'histoire 
politique,   ou   plutôt   elle   les   supporte   toutes,   les   laisse   passer   sur   elle   et   subit 
patiemment   pendant   des   siècles   la   pression   des   conquêtes,   des   despotismes,   des 
dominations étrangères, des exploitations. Il n'y a qu'un contact qu'elle ne supporte 
pas et auquel elle ne survit pas : celui de la civilisation européenne, c'est­à­dire du 
capitalisme. Partout, sans exception, le heurt avec ce dernier est mortel à l'ancienne 
société,   et   il   aboutit   à   ce   que   des   millénaires   et   les   plus   sauvages   conquérants 
orientaux n'ont pu accomplir : à dissoudre de l'intérieur cette structure sociale, à briser 
les liens traditionnels et à transformer la société en un amas de ruines informes.

Le souffle mortel du capitalisme européen n'est que le dernier facteur, non le seul, 
qui   rende   inévitable,   à   plus   ou   moins   longue   échéance,   le   déclin   de   la   société 
primitive. Les germes sont présents à l'intérieur de cette société. Si nous résumons les 
différentes  voies de son déclin, telles  que nous les avons étudiées  dans  différents 
exemples, il en résulte une certaine succession historique. La propriété communiste 
des moyens de production, fondement d'une économie rigoureusement organisée, a 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 138

assuré durant de longues époques la plus grande productivité du travail et la meilleure 
sécurité matérielle à la société. Le lent mais sûr progrès de la productivité du travail 
devait nécessairement entrer en conflit avec l'organisation communiste. Après que se 
fût accompli au sein de cette organisation le progrès décisif du passage à l'agriculture 
supérieure ­ à l'usage de la charrue ­ et que la communauté agraire eût pris sur cette 
base des formes stables, le progrès dans l'évolution de la technique de production 
exigeait une culture plus intensive du sol ; celle­ci, à son tour, ne pouvait être obte­
nue, à ce stade de la technique agricole, que par la petite exploitation intensive, par 
une liaison plus étroite et plus solide de la force de travail personnelle avec le sol. 
L'utilisation   plus   durable   d'une   même   parcelle   par   une   seule   et   même   famille 
paysanne devint la condition d'une culture plus soignée. Le fumage en particulier est 
une   cause   reconnue   de   redistributions   moins   fréquentes   des   terres,   en   Allemagne 
comme en Russie. De façon générale, la tendance à des redistributions de plus en plus 
espacées   apparaît   partout   dans   les   communautés   agraires,   ce   qui   avait   pour 
conséquence le passage du tirage au sort à la transmission héréditaire. Le passage de 
la propriété collective à la propriété privée va donc de pair avec l'intensification du 
travail, partout les forêts et les pâturages restent plus longtemps terres communales, 
tandis  que les champs, cultivés  plus intensivement, ouvrent la voie au partage du 
territoire commun et au bien héréditaire. La propriété privée des parcelles de terre 
arable   n'élimine   pas   pour   autant   l'organisation   collective   de   l'économie,   elle   se 
maintient longtemps par l'entremêlement des parcelles et la communauté des forêts et 
des   pâturages.   L'égalité   économique   et   sociale   n'est   pas   éliminée   de   l'ancienne 
société. Il se constitue d'abord une masse de petits pays qui ont les mêmes conditions 
de vie et peuvent vivre et travailler pendant des siècles selon les anciennes traditions. 
La porte est cependant ouverte à l'inégalité par le caractère héréditaire des biens, par 
le droit d'aînesse et par la possibilité d'aliéner les biens des paysans.

Ce n'est que très lentement que ce processus mine l'organisation traditionnelle de 
la société. D'autres facteurs historiques sont à l’œuvre, qui agissent beaucoup plus 
rapidement   et   radicalement   :   ce   sont   les   dépenses   publiques   de   plus   en   plus 
importantes, qui dépassent les étroites limites naturelles de la communauté agraire. 
Nous avons déjà vu l'importance décisive de l'irrigation artificielle pour la culture des 
champs en Orient. Cette intensification du travail et ce puissant accroissement de la 
productivité ont eu des résultats beaucoup plus grands que l'introduction du fumage 
en Occident. Les travaux d'irrigation impliquent, dès le départ, le travail à grande 
échelle, la grande entreprise. Les organismes correspondants n'existent pas au sein de 
la communauté agraire, il faut pour cela créer des organismes spéciaux, au­dessus de 
cette   communauté.   Nous   savons   que   la   direction   des   travaux   publics   d'adduction 
d'eau a été la racine la plus profonde de la domination des prêtres et de toutes les 
dominations orientales. En Occident aussi, il y a diverses affaires publiques qui, si 
simples   soient­elles   en   comparaison   de   l'organisation   actuelle   de   l'État,   doivent 
cependant être réglées dans la société primitive, elles se multiplient avec l'évolution et 
le   progrès   de  cette  société   et  exigent  par   conséquent  à   la  longue   des   organismes 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 139

spéciaux. Partout ­ en Allemagne, comme au Pérou, aux Indes comme en Algérie ­ 
nous avons constaté que le passage de l'électivité à l'hérédité des fonctions publiques 
dans la société primitive est un trait général de l'évolution.

Cette transformation, qui se produit lentement et imperceptiblement, ne représente 
pas   une   rupture   avec   les   fondements   de   la   société   communiste.   La   transmission 
héréditaire des fonctions publiques résulte d'abord de façon naturelle du fait que, dans 
la société primitive, la tradition et l'expérience personnelle accumulées, assurent au 
mieux  la bonne exécution du travail.  A la longue, la transmission héréditaire   des 
fonctions   dans   certaines   familles   amène   inévitablement   la   formation   d'une   petite 
aristocratie indigène qui, de serviteur de la communauté en devient le maître. Les 
terres indivises, l'ager publicus des Romains, dont les pouvoirs publics sont directe­
ment responsables, ont en particulier servi de fondement économique à la formation 
de cette noblesse. Le vol des terres indivises ou inemployées, telle est la méthode 
régulièrement utilisée par les maîtres indigènes ou étrangers qui s'élèvent au­dessus 
de la masse des paysans et les asservissent. S'il s'agit d'un peuple vivant à l'écart des 
grandes voies de la civilisation, la noblesse primitive peut ne se distinguer qu'à peine 
de la masse dans son mode de vie, elle doit participer au processus de production et 
masquer la différence de fortune par une certaine simplicité démocratique : l'aristo­
cratie yakoute par exemple est seulement plus riche en bétail et plus influente dans les 
affaires publiques. Si un contact avec des peuples plus civilisés et des échanges actifs 
s'y ajoutent. les besoins de la noblesse deviennent plus raffinés, elle se déshabitue du 
travail et une véritable différenciation de castes s'opère dans la société. La Grèce des 
temps post­homériques en est l'exemple le plus typique.

La division du travail au sein de la société primitive conduit plus ou moins vite à 
la rupture inévitable de l'égalité politique et économique. Une occupation de caractère 
publie joue un rôle particulièrement éminent dans ce processus et s'opère beaucoup 
plus   énergiquement   que   les   fonctions   publiques   de   caractère   pacifique   :   c'est   la 
conduite   de   la   guerre.   D'abord   affaire   de   tous,   elle   est   devenue,   par   la   suite   des 
progrès de la production, la spécialité de certains milieux dans la société primitive. 
Plus le processus du travail est évolué, régulier et planifié dans la société, moins il 
supporte l'irrégularité et les pertes de temps et d'énergie liées à la vie militaire. Si les 
expéditions   guerrières   périodiques   sont   un   résultat   direct   du   système   économique 
chez   les   peuples   chasseurs   et   éleveurs,   l'agriculture,   elle,   est   liée   à   une   grande 
passivité de la société, elle exige d'autant plus l'existence d'une caste particulière de 
guerriers pour sa défense. La vie guerrière ­ elle­même expression des étroites limites 
de la productivité du travail ­ joue un rôle important chez les peuples primitifs et 
entraîne   un   nouveau   genre   de   division   du   travail.   La   séparation   d'une   noblesse 
guerrière ou de chefs guerriers constitue le choc le plus fort auquel l'égalité sociale ait 
à   faire   face   dans   la   société   primitive.   Partout   où   nous   rencontrons   des   sociétés 
primitives, nous ne trouvons presque jamais ces rapports d'hommes égaux et libres 
que Morgan a pu décrire chez les Iroquois. L'inégalité et l'exploitation, tels sont les 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 140

caractères des sociétés primitives que nous rencontrons comme produits d'une longue 
époque   de   décomposition,   qu'il   s'agisse   des   castes   dominantes   en   Orient   ou   de 
l'aristocratie yakoute, des « grands clans » celtes écossais ou de la noblesse guerrière 
des Grecs, des Romains, des Germains de l'époque des grandes migrations ou des 
petits despotes des royaumes noirs en Afrique.

Considérons  par exemple  le célèbre  Empire  de Muata  Kasembe,  au centre   de 


l'Afrique du Sud, à l'est de l'Empire Lunda, où les Portugais ont pénétré au début du 
XIXe siècle ; nous voyons ici, même dans ce territoire où les Européens ont à peine 
pénétré, des relations sociales qui ne laissent guère de place à l'égalité et à la liberté. 
L'expédition du Major Monteiro et du capitaine Gamitto, entreprise en 1831, à partir 
du Zambèze vers l'intérieur, dans des buts commerciaux et scientifiques, nous décrit 
la   situation  comme  suit.   L'expédition  arriva   d'abord   dans   le  pays  des  Maravi   qui 
pratiquaient une culture primitive par sarclage, habitaient dans des huttes coniques et 
ne portaient  qu'une pièce  d'étoffe autour des hanches. A l'époque où  Monteiro  et 
Gamitto  traversèrent   le   pays   des   Maravi.   ces   derniers   étaient   dirigés   par   un   chef 
despotique qui portait le titre de Nede. Il arbitrait toutes les querelles dans sa capitale, 
Mutzienda, et personne ne pouvait contester cet arbitrage. Pour la forme, il réunissait 
un conseil d'anciens, mais  il fallait  qu'ils  soient toujours  de son avis. Le  pays  se 
décomposait en provinces dirigées par des Mambos, et ces provinces étaient à leur 
tour divisées en districts à la tête desquels se trouvent des Funos. Toutes ces dignités 
étaient   héréditaires.   «   Le   8   août,   on   atteignit   la   résidence   du  Mukanda,  le   plus 
puissant   chef   des   Tcheva.   Ce   dernier,   a   qui   on   avait   envoyé   en   cadeau   diverses 
cotonnades, du tissu rouge, des perles, du sel et des kauris, arriva le jour suivant dans 
le camp, à cheval sur un nègre. Mukanda était un homme de 60 à 70 ans, d'aspect 
agréable et majestueux. Son seul vêtement consistait en un chiffon sale autour des 
hanches. Il resta environ deux heures et, en prenant congé, il nous demanda à chacun 
un cadeau de façon touchante et irrésistible...

« L'enterrement des chefs s'accompagne chez les Tchéva de cérémonies extrême­
ment  barbares. Les femmes  du défunt sont enfermées  dans  la même hutte  que le 
cadavre jusqu'à ce que tout soit prêt pour l'enterrement. Ensuite le cortège funèbre se 
met en route... vers la fosse et, une fois arrivée, la femme préférée du défunt descend 
dans cette fosse avec sept autres femmes, elles s'y assoient, les jambes étendues. On 
couvre ce soubassement vivant d'étoffes, on y pose le cadavre et précipite dans la 
fosse six autres femmes à qui on a auparavant brisé le cou. On recouvre maintenant la 
tombe, on termine cette épouvantable cérémonie en empalant deux jeunes gens dont 
l'un est placé avec un tambour à la tête de la tombe, l'autre avec un arc et une flèche 
aux pieds de la tombe. Le Major Monreiro a été témoin d'un tel enterrement pendant 
son séjour au pays des Tchéva. » De là, le voyage continua vers les montagnes du 
centre de l'Empire. Les Portugais arrivèrent « dans une région élevée, désertique et 
presque complètement dépourvue de tous vivres ; on voyait les traces des ravages 
causés par des expéditions militaires antérieures et la famine menaçait l'expédition. 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 141

On envoya des messagers avec quelques cadeaux au plus proche Mambo pour lui 
demander un guide, mais les envoyés revinrent avec l'affligeante information qu'ils 
avaient trouvé le Mambo et sa famille seuls au village et prêts de mourir d'inanition... 
Avant d'avoir atteint le cœur du royaume, on eut des preuves de la justice barbare qui 
s'y exerçait ; souvent on rencontrait des jeunes gens à qui on avait coupé les oreilles, 
les mains, le nez et autres membres en punition de quelque faute vénielle... Le 19 
novembre, on put enfin entrer dans la capitale et l'âne que chevauchait le capitaine 
Gamitto fit grande sensation. On arriva bientôt dans une rue bordée de chaque côté 
d'une   clôture   de   deux   à   trois   mètres   de   haut,   faite   de   perches   entrelacées   et   si 
régulières  qu'on aurait dit un mur. Des deux côtés, on voit dans ces palissades, à 
intervalles réguliers, de petites portes ouvertes. A la fin de la rue, se trouve une petite 
baraque quadrangulaire qui ne s'ouvre qu'à l'ouest et au centre de laquelle se trouve, 
sur un socle de bois, une forme humaine de 70 centimètres de haut, grossièrement 
découpée. Du côté ouvert, il y avait un tas de plus de 300 crânes. La rue se transforme 
ici en une grande place quadrangulaire au bout de laquelle s'étend une grande forêt 
qui n'est séparée de la place que par une palissade. A l'extérieur de celle­ci, des deux 
côtés de la porte, sont fixées, en guise de décoration, 30 têtes de mort alignées... Vint 
ensuite   la   réception   par   Muata   qui   se   montra   aux   Portugais   dans   tout   son   faste 
barbare, entouré de toute sa puissance guerrière, composée de 5 000 à 6 000 hommes. 
Il   était   assis   sur   une   chaise   couverte   d'étoffe   verte   et   dressée   sur   des   peaux   de 
léopards et de lions. Son couvre­chef était un bonnet conique écarlate fait de plumes 
de 50 centimètres. Sur son front, il y avait un diadème de pierres étincelantes ; une 
sorte   de   col   fait   d'escargots,   de   morceaux   de   miroir   carrés   et   de   fausses   pierres 
précieuses couvrait son cou et ses épaules. Autour de chaque bras était enroulée une 
étoffe  bleu   garnie   de  fourrure  ;  l'avant­bras   était   en  outre  décoré  de  bracelets   de 
pierres bleues. Le bas du corps était recouvert d'un drap jaune bordé de rouge et de 
bleu maintenu par une ceinture. Les jambes, comme les bras, étaient ornées de pierres 
bleues.

« Fièrement, protégé du soleil par sept parasols multicolores, le monarque siégeait 
là ; en guise de sceptre, il brandissait une queue de gnou et douze nègres munis de 
balais   étaient   occupés   à   éloigner   de   sa   présence   sacrée   la   moindre   poussière,   la 
moindre   impureté.   Une   cour   très   compliquée   se   déployait   autour   du   souverain. 
D'abord deux rangées de statues de 40 centimètres  de haut figurant les bustes  de 
nègres parés de cornes d'animaux protégeaient son trône et, entre ces statues, il y avait 
une cage qui contenait une statue plus petite. Devant les statues, deux nègres assis 
faisaient brûler sur des braseros des feuilles aromatiques. Les deux femmes princi­
pales, dont la première était vêtue de façon semblable à Mouata, occupaient la place 
d'honneur. A l'arrière­plan, le harem au grand complet, 400 femmes, se déployait; 
mais ces dames étaient complètement nues, à part un pagne. En outre, 200 dames 
noires se tenaient prêtes à répondre au moindre commandement. A l'intérieur du carré 
formé par les femmes, les plus hauts dignitaires du royaume, les Kilolo, étaient assis 
sur des peaux de lions et de léopards, chacun avec un parasol et vêtu comme Muata ; 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 142

divers corps de musique qui faisaient un bruit assourdissant sur des instruments aux 
formes singulières et quelques bouffons qui couraient çà et là, vêtus de peaux et de 
cornes d'animaux, complétaient l'entourage du Kazembe qui attendait dans ce digne 
apparat l'approche des Portugais. Le Muata, dont le titre signifie simplement « maître 
», règne en souverain absolu sur son peuple. En dessous de lui, il y a d'abord les 
Kilolo ou la noblesse qui se décompose à son tour en deux classes. Font partie des 
nobles les plus distingués le dauphin, les proches parents du Muata et le commandant 
suprême de la puissance militaire. Le Muata a un pouvoir illimité, même sur la vie et 
la propriété de ces nobles.

«Si le tyran est de mauvaise humeur, il fait aussitôt couper les oreilles à celui qui, 
par exemple, n'a pas bien compris un ordre et lui demande de le répéter, «pour lui 
apprendre à mieux entendre ». Tout vol commis sur sa propriété est puni de l'ampu­
tation des oreilles et des mains ; qui rencontre une de ses femmes ou lui parle, est tué 
ou amputé de tous ses membres. Le souverain jouit d'une telle considération chez ce 
peuple superstitieux qu'il croit que personne ne peut le toucher sans mourir par sa 
magie. Mais comme un tel contact ne peut pas toujours être évité, il a inventé un 
remède contre cette mort. Celui qui a touché le souverain s'agenouille devant lui, ce 
dernier applique alors mystérieusement la paume de sa main contre celle de l'homme 
agenouillé et le libère ainsi du charme mortel. »    Voilà le tableau d'une société qui 
1

s'est beaucoup éloignée des fondements originaires de toute communauté primitive, 
de l'égalité et de la démocratie. Il n'est pas exclu que, sous cette forme de despotisme, 
des relations communistes, la propriété collective du sol, l'organisation commune du 
travail,  n'aient subsisté. Les Portugais  qui ont observé avec précision le  clinquant 
extérieur des costumes et des audiences n'avaient, comme tous les Européens, aucun 
sens, aucun intérêt et aucun critère, pour juger des relations  économiques,  surtout 
quand   elles   allaient   à   l'encontre   de   la   propriété   privée   européenne.   En   tout   cas, 
l'inégalité sociale et le despotisme des sociétés primitives se distinguent foncièrement 
de ceux qui règnent dans les sociétés civilisées et qui sont introduites dans les sociétés 
primitives. L'élévation de la noblesse primitive, le pouvoir despotique du chef primitif 
sont des produits naturels de cette société, tout comme ses autres conditions de vie. Ils 
ne   sont   qu'une   autre   expression   de   l'impuissance   de   la   société   face   à   la   nature 
environnante et à ses propres relations sociales ; cette impuissance se manifeste dans 
les pratiques magiques du culte et dans les famines périodiques où les chefs despo­
tiques périssent à moitié ou complètement, tout comme leurs sujets. C'est pourquoi 
cette domination de la noblesse et des chefs se trouve en complète harmonie avec les 
autres aspects matériels et intellectuels de la vie sociale, ce qui est visible dans le fait 
que le pouvoir politique des chefs primitifs est toujours étroitement lié à la religion 
naturelle primitive, au culte des morts. De ce point de vue, le Muata Kazembe des 
nègres Lunda, que quatorze femmes accompagnèrent vivantes dans sa tombe et qui 
dispose de la vie et de la mort de ses sujets au gré de son humeur, parce que lui­même 
1   « Voyages  de Stanley et de Cameron   à travers  l’Afrique  », d'après  Richard Oberlaender, 
Leipzig 1879, p. 68 (74­80).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 143

et son peuple sont fermement convaincus qu'il est un puissant magicien, ou bien ce « 
Prince Kazongo » au bord du fleuve Lomani qui, quarante ans plus tard, exécuta, pour 
saluer l'Anglais Cameron, une danse bondissante, en robe de femme, avec des peaux 
de singe et un mouchoir sale sur la tête, entouré dignement de ses deux filles nues, de 
ses Grands et de son peuple ­ sont en soi des phénomènes beaucoup moins absurdes 
que la domination par la « grâce de Dieu» d'un homme dont même son pire ennemi 
ne peut pas dire qu'il est un magicien, sur un peuple de 67 millions de têtes, qui a 
produit un Kant, un Helmholtz,   un Goethe.
1

Par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inéga­
lité et au despotisme. Elle n'en disparaît pas pour autant ; elle peut au contraire se 
perpétuer pendant des millénaires. Régulièrement, de telles sociétés deviennent tôt ou 
tard   la   proie   de   conquérants   étrangers   ou   subissent   de   plus   ou   moins   grandes 
transformations sociales. La domination islamique est ici particulièrement importante, 
parce qu'elle a, en beaucoup d'endroits, précédé la domination européenne en Asie et 
en Afrique. Partout où les peuples nomades musulmans ­ Mongols ou Arabes ­ ont 
instauré et consolidé leur domination en pays conquis, s'est développé un processus 
que Henry Maine et Maxime Kovalevsky appellent « féodalisation ». Sans s'approprier 
eux­mêmes le sol, les conquérants s'attachaient à deux objectifs : l'acquittement de 
redevances   et   la   consolidation   militaire   de   leur   domination   dans   le   pays.   Une 
organisation militaire et administrative précise servait ces deux objectifs : le pays était 
partagé en plusieurs gouvernements donnés, pour ainsi dire, en fiefs à des fonction­
naires   musulmans   qui   étaient   à   la   fois   collecteurs   d'impôts   et   administrateurs 
militaires. De grandes portions de terres incultes servaient aussi à fonder des colonies 
militaires.  Ces  institutions, ainsi que la diffusion de l'Islam,  opéraient  un  profond 
changement dans les conditions générales d'existence des sociétés primitives. Leurs 
conditions économiques en étaient peu modifiées. Les fondements et l'organisation de 
la production  restaient  les mêmes  et se perpétuaient  pendant des  siècles   ­  malgré 
l'exploitation et la pression militaires. La domination musulmane n'a pas eu partout 
autant  d'égards  pour les  conditions  de  vie des  indigènes.  Sur la côte  orientale   de 
l'Afrique, les Arabes ont pratiqué pendant des siècles, à partir du sultanat de Zanzibar, 
un vaste commerce d'esclaves noirs qui conduisit à une véritable chasse aux esclaves 
à l'intérieur de l'Afrique, à la dépopulation et la destruction de villages noirs entiers et 
à   l'accroissement   du   despotisme   des   chefs   indigènes   qui   faisaient   des   affaires   en 
vendant aux Arabes leurs propres sujets ou ceux des tribus voisines asservies. Cette 
transformation, qui eut de telles conséquences pour la destinée de la société africaine, 
n'était que la conséquence indirecte des influences européennes : le commerce des 
esclaves noirs n'est devenu florissant qu'avec les découvertes  et les conquêtes  des 
Européens au XVIe siècle, et lorsqu'ils en eurent besoin dans les plantations et les 
mines qu'ils exploitaient en Amérique et en Asie.

1   Physicien et physiologiste allemand du XIXe siècle.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 144

A tous égards, ce qui est fatal aux relations sociales primitives, c'est la pénétration 
de la civilisation européenne. Les conquérants européens sont les premiers qui ne 
visent pas seulement l'asservissement et l'exploitation économique des indigènes, ils 
s'emparent des moyens de production et du sol. Ce faisant, le capitalisme européen 
prive   l'ordre  social   primitif   de  son  fondement.   Pire  que  toute  oppression   et   toute 
exploitation, c'est l'anarchie totale et un phénomène spécifiquement européen : l'insé­
curité   de   l'existence   sociale.   La   population   soumise,   séparée   de   ses   moyens   de 
production, n'est plus considérée par le capitalisme européen que comme de la force 
de travail et si elle vaut quelque chose, pour les objectifs du capital, elle est réduite en 
esclavage, sinon elle est exterminée. Nous avons vu cette méthode dans les colonies 
espagnoles,   anglaises,   françaises   ;   devant   la   marche   en   avant   du   capitalisme,   la 
société primitive qui a survécu à toutes les phases historiques antérieures, capitule. 
Ses derniers vestiges sont balayés de la surface de la terre et ses éléments ­ force de 
travail   et   moyens   de   production   ­sont   absorbés   par   le   capitalisme.   La   société 
communiste primitive a sombré ­ parce que, en dernière instance, elle était dépassée 
par le progrès économique ­ et a fait place à de nouvelles perspectives de l'évolution. 
Cette évolution et ce progrès vont pour longtemps être représentés par les méthodes 
ignobles d'une société de classes jusqu'à ce que celle­ci soit dépassée à son tour et 
écartée par le progrès. La violence n'est ici que la servante de l'évolution économique.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 145

Chapitre quatrième

LA PRODUCTION 
MARCHANDE

La question que nous nous sommes fixée pour tâche de résoudre est la suivante ­ 
une société ne peut exister sans travail commun, c'est­à­dire sans un travail planifié et 
organisé. Nous en avons d'ailleurs trouvé les formes les plus diverses à toutes les 
époques... Dans la société actuelle, nous n'en trouvons pas trace : ni domination ni loi, 
ni démocratie, pas trace de plan ni d'organisation : l'anarchie. Comment la société 
capitaliste est­elle possible ?

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Pour découvrir comment la tour de Babel capitaliste est construite, imaginons de 
nouveau pour un instant une société où le travail est planifié et organisé. Soit une 
société où la division du travail est très poussée, où non seulement l'indus. trie et 
l'agriculture   sont   distinctes,   mais   où,    à   l'intérieur   de   chacune,   chaque   branche 
1

1   Note marginale de R.L. (au crayon) : Nous examinerons ensuite si une telle hypothèse est 
admissible, et dans quelle mesure.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 146

particulière est devenue la spécialité de groupes particuliers de travailleurs. Dans cette 
société, il y a donc des agriculteurs et des forestiers, des pécheurs et des jardiniers, 
des cordonniers et des tailleurs, des serruriers et des forgerons, des fileurs  et  des 
tisserands, etc. La société dans son ensemble est donc pourvue de toutes les sortes de 
travaux et de produits. Ces produits profitent en plus ou moins grande proportion à 
tous les membres de a société, car le travail est un travail commun, il est de prime 
abord réparti et organisé de façon planifiée par quelque autorité ­ que ce soit la loi 
despotique du gouvernement, ou le servage ou toute autre forme d'organisation. Pour 
simplifier, imaginons que c'est une communauté communiste avec sa propriété com­
mune, telle que nous l'avons vue dans l'exemple indien. Supposons un instant que la 
division du travail dans cette communauté soit beaucoup plus poussée que ne le veut 
la vérité historique et admettons qu'une partie des membres de la communauté se 
consacre exclusivement à l'agriculture, tandis que des artisans spécialisés exécutent 
chacun   les   autres   travaux.   L'économie   de   cette   communauté   nous   est   tout   à   fait 
claire : ce sont les membres de la communauté qui possèdent en commun le sol et 
tous les moyens de production, leur volonté commune décide de la création de tels ou 
tels   produits,   à   telle   époque   et   en   telle   quantité.   La   masse   des   produits   finis, 
appartenant à tous, est répartie entre tous selon les besoins. Imaginons maintenant 
qu'un beau matin, dans cette communauté communiste, la propriété commune cesse 
d'exister ainsi que le travail commun et la volonté commune qui réglait la production. 
La division du travail très poussée est demeurée, bien entendu. Le cordonnier  est 
devant sa forme, le boulanger ne connaît que son four, le forgeron n'a que la forge et 
ne sait que brandir le marteau, etc. La chaîne qui autrefois reliait tous ces travaux 
spécialisés en un travail commun, en une économie sociale, s'est brisée. Chacun ne 
dépend plus que de lui­même : l'agriculteur, le cordonnier, le boulanger, le serrurier. 
le tisserand, etc. Chacun est libre et indépendant. La communauté n'a plus rien à lui 
dire, personne ne peut lui commander de travailler pour la communauté, personne ne 
se soucie de ses besoins.

La   communauté,   qui   formait   un   tout,   s'est   décomposée   en   petites   particules 


comme un miroir brisé en mille éclats. Chaque homme est suspendu en l'air comme 
un   grain   de   poussière   indépendant   et   n'a   qu'à   se   débrouiller.   Que   va   devenir   la 
communauté à laquelle une telle catastrophe est soudain arrivée, que vont faire tous 
les hommes ainsi livrés à eux­mêmes ? Une chose est certaine : au lendemain de cette 
catastrophe, ils vont avant tout... travailler, exactement comme avant. Car tant que les 
besoins humains ne pourront être satisfaits sans travail, toute société humaine devra 
travailler.   Quelques   bouleversements   et   transformations   que   subisse   la   société,   le 
travail ne peut cesser un seul instant. Les anciens membres de la société communiste 
continueraient donc avant tout à travailler, après que les liens entre eux eussent été 
rompus et qu'ils eussent été livrés à eux­mêmes, et comme nous avons supposé que 
chaque travail est déjà spécialisé, chacun ne pourrait continuer à faire que le travail 
qui est devenu sa spécialité et dont il a les moyens de production : le cordonnier ferait 
des   bottes,   le   boulanger   cuirait   du   pain,   le   tisserand   confectionnerait   des   tissus, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 147

l'agriculteur ferait pousser du grain, etc. Une difficulté surgit aussitôt : chacun de ces 
producteurs fabrique certes des objets extrêmement importants et directement utiles ; 
chacun   de   ces   spécialistes,   le   cordonnier,   le   boulanger,   le   forgeron,   le   tisserand, 
étaient tous hier encore des membres également utiles et estimés de la communauté 
qui   ne   pouvait   se   passer   d'eux.   Chacun   avait   sa   place   importante   dans   le   tout. 
Maintenant, le tout n'existe plus, chacun existe pour soi. Aucun d'entre eux ne peut 
vivre des seuls produits de son travail. Le cordonnier ne peut consommer ses bottes, 
le boulanger ne peut satisfaire ses besoins avec du pain, l'agriculteur peut mourir de 
froid et de faim avec le grenier le mieux rempli, s'il n'a que du grain. Chacun a une 
multiplicité de besoins, et ne peut en satisfaire lui­même qu'un seul. Chacun a besoin 
d'une certaine quantité des produits des autres. Ils dépendent donc tous les uns des 
autres. Comment opérer puisque, nous le savons, il n'existe plus aucun lien entre les 
différents  producteurs  individuels  ? Le cordonnier a un urgent besoin du  pain  du 
boulanger. mais il ne peut forcer le boulanger à lui livrer du pain, puisqu'ils sont tous 
les deux également libres et indépendants. S'il veut profiter des fruits du travail du 
boulanger, cela ne peut reposer que sur la réciprocité, autrement dit il doit lui­même 
livrer au boulanger un produit qui soit utile à ce dernier. Or le boulanger a aussi 
besoin des produits du cordonnier et se trouve exactement dans la même situation. Le 
fondement de la réciprocité existe donc. Le cordonnier donne des bottes au boulanger 
pour recevoir du pain. Cordonnier et boulanger échangent leurs produits et peuvent 
tous deux satisfaire ainsi leurs besoins. Si la division du travail est très développée et 
les producteurs indépendants les uns des autres et si toute organisation entre eux est 
absente, le seul moyen pour tous d'avoir accès aux produits des divers travaux, c'est... 
l'échange.

Le cordonnier, le boulanger, l'agriculteur, le fileur, le tisserand, le serrurier échan­
gent leurs produits et satisfont ainsi leurs multiples besoins. L'échange a ainsi créé un 
nouveau   lien   entre   les   producteurs   privés,   atomisés,   isolés   et   séparés   les   uns   des 
autres, le travail et la consommation, la vie de la communauté détruite peuvent de 
nouveau démarrer ; car l'échange leur a donné la possibilité de travailler de nouveau 
les uns pour les autres, c'est­à­dire qu'il a de nouveau rendu possible la coopération 
sociale, la production sociale, même sous la forme de production privée atomisée.

C'est là un genre nouveau et singulier de coopération sociale et qu'il nous faut 
examiner de plus près. Chaque individu travaille maintenant de son propre chef ; il 
produit pour son propre compte, selon sa propre volonté. Il doit, pour vivre, produire 
des objets dont il n'a pas besoin, mais dont d'autres ont besoin. Chacun travaille ainsi 
pour d'autres. Il n'y a là en soi rien de particulier ni de nouveau. Dans la communauté 
communiste aussi, tous travaillaient les uns pour les autres. Ce qu'il y a de particulier, 
c'est que chacun ne donne son produit à d'autres que par l'échange et ne peut obtenir 
les produits des autres que par la même voie. Pour parvenir aux produits dont il a 
besoin, il faut que chacun fabrique  par son propre travail  des  produits  destinés   à 
l'échange. Le cordonnier doit continuellement produire des chaussures qui sont pour 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 148

lui complètement  inutiles. Elles  n'ont pour lui d'autre utilité  et d'autre but que de 


pouvoir être échangées contre d'autres produits dont il a besoin. Il produit donc à 
l'avance ses bottes pour l'échange, c'est­à­dire qu'il les produit comme marchandise. 
Chacun ne peut maintenant satisfaire ses besoins, c'est­à­dire parvenir aux produits 
fabriqués par d'autres, que s'il se présente de son côte avec un produit dont d'autres 
ont besoin et qu'il n'a fabriqué que dans ce but, autrement dit chacun n'a sa part des 
produits   des   autres,   du   produit   social,   que   s'il   se   présente   lui­même   avec   une 
marchandise.  Le produit qu'il a confectionné  pour l'échange lui donne le  droit de 
revendiquer   une   part   du   produit   social.   Ce   dernier   n'existe   plus   sous   sa   forme 
antérieure, celle qui existait dans la société communiste où, avant d'être partagé, il 
représentait directement, dans sa masse, dans son intégralité, la richesse de la commu­
nauté. Il était élaboré en commun par tous au compte de la communauté et sous sa 
direction et ce qui était produit était dès le départ produit commun. Ensuite venait le 
partage   de   ce   produit   entre   les   individus,   et   alors   seulement   les   membres   de   la 
communauté   entraient,   à   titre   individuel,   en   possession   du   produit   destiné   à   leur 
usage. Désormais, le processus est inverse : chacun produit en tant qu'individu et ce 
sont les  produits achevés  qui constituent  ensemble  la  richesse sociale.  La part  de 
chacun,   tant   au   point   de   vue   du   travail   social   que   de   la   richesse   sociale,   est 
représentée par la marchandise particulière qu'il a produite par son travail et apportée 
pour l'échanger avec d'autres. La part de chacun au travail  social n'est donc  plus 
représentée par une certaine quantité de travail   qui est fixée à l'avance, mais par le 
1

produit achevé, par la marchandise qu'il livre selon sa libre volonté. S'il ne le veut 
pas, il n'a pas besoin de travailler du tout, il peut aller se promener, personne ne le lui 
reprochera ni ne le punira, comme cela se faisait pour les membres récalcitrants de la 
communauté communiste où les paresseux étaient sévèrement admonestés par le chef 
de la communauté ou livres au mépris publie, dans l'assemblée de la communauté. 
Désormais, chaque homme est son propre maître, la communauté n'existe plus com­
me autorité. Toutefois, s'il ne travaille pas, il ne peut rien obtenir en échange des 
produits   des   autres.   D'autre   part,   l'individu   n'est   plus   du   tout   certain,   même   s'il 
travaille avec ardeur, d'avoir les moyens de subsistance qui lui sont nécessaires ; car 
personne n'est forcé de les lui donner, même en échange de ses produits. L'échange 
n'a lieu que s'il existe un besoin réciproque. Si l'on n'a momentanément pas besoin de 
bottes dans la communauté, le cordonnier a beau travailler avec la plus grande ardeur 
et confectionner la plus belle marchandise, personne ne la lui prendra pour lui donner 
en échange du pain, de la viande, etc., et il se retrouvera sans le strict minimum 
nécessaire pour vivre.

Voici qu'apparaît à nouveau une différence frappante avec les relations dans la 
communauté communiste primitive. La communauté entretenait un cordonnier parce 
qu'elle avait besoin de bottes. Le nombre de bottes qu'il devait faire lui était indiqué 
par les autorités compétentes de la communauté, il ne travaillait que comme serviteur 
1   Note marginale de R. L. (au crayon) : Ce n'est plus la communauté comme un tout à laquelle 
il a à faire et qui a besoin d'un produit, mais les membres individuels de la communauté.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 149

de la communauté, comme employé de la communauté, et tous étaient dans la même 
situation. Si la communauté entretenait un cordonnier, elle devait naturellement le 
nourrir. Il touchait,  comme  chacun, sa part de la richesse commune,  et cette  part 
n'avait pas de rapport direct avec sa part de travail. Évidemment, il devait travailler et 
on   le   nourrissait   parce   qu'il   était   un   membre   utile   de   la   communauté.   Qu'il   eût 
précisément ce mois­là plus ou moins de bottes à faire, ou pas de bottes du tout, il 
n'en  touchait   pas   moins   ses  vivres,   sa  part  des  moyens  communs   de  subsistance. 
Maintenant, il n'en a que dans la mesure où on a besoin de son travail, c'est­à­dire 
dans la mesure où son produit est accepté en échange par d'autres. Chacun travaille 
comme il veut, autant qu'il veut, à ce qu'il veut. Seul le fait que son produit est pris 
par d'autres lui confirme qu'il produit ce dont la société a besoin, qu'il a  exécuté 
effectivement un travail socialement utile. Un travail, aussi sérieux et solide soit­il, 
n'a pas dès l'abord un but et une valeur du point de vue social, seul le produit qui peut 
s'échanger a de la valeur ; un produit que personne n'accepte en échange est sans 
valeur, c'est du travail perdu, aussi solide et bon soit­il.

Pour participer aux fruits de la production sociale  , et au travail social, il faut par 
1

conséquent produire des marchandises. Mais personne ne dit à qui que ce soit que son 
travail   est   reconnu   comme   socialement   nécessaire   ;  l'individu   en   fait   l'expérience 
quand   sa   marchandise   est   acceptée   en   échange.   Sa   participation   au   travail   et   au 
produit de la communauté n'est assurée que si ces produits sont marqués du sceau du 
travail socialement nécessaire, de la valeur d'échange. Si son produit ne peut être 
échangé, il a créé un produit sans valeur, son travail est donc socialement superflu. Il 
n'est alors qu'un cordonnier privé qui a découpé du cuir et gâché des bottes pour 
passer le temps, un cordonnier qui se situe en dehors de la société ; car la société 
ignore son produit, et les produits de la société lui sont, par voie de conséquence, 
inaccessibles. Si notre cordonnier a, par bonheur, échangé ses bottes et obtenu des 
vivres en échange, il peut rentrer chez lui, rassasié, vêtu et... fier : il a été reconnu 
comme membre utile de la société, son travail comme un travail  nécessaire  . S'il  2

rentre avec ses bottes parce que personne n'a voulu les lui prendre, il a toute raison 
d'être malheureux, car il ne pourra pas souper. On lui a signifié, d'autre part, ne fût­ce 
que par un froid silence : « La société n'a pas besoin de toi, mon petit ami, ton travail 
n'était pas du tout nécessaire, tu es donc un homme superflu qui peut tranquillement 
aller se pendre ! » Le contact avec la société, notre cordonnier ne l'établit que par une 

1   Note marginale de R. L. : I. Travail social 1) comme somme des travaux des membres de la 
société les uns pour les autres, 2) en ce sens que le produit de l'individu n'est lui­même que le 
résultat de la coopération d'un grand nombre de gens (matière première, outils), et même de toute 
la société (science, besoin). Dans les deux cas, le caractère social est médiatisé par l'échange. Le 
savoir dans la communauté communiste, dans l'esclavage et maintenant.
2   Note   marginale   de   R.   L.   :   N.B.   Marchandises   surproduites,   inéchangeables   et   réserve 
inconsommable dans une société organisée : Communauté communiste (le riz ind.), l'économie 
d'esclavage, de servage (les couvents au Moyen Age). Différence : les premières ne sont pas du 
travail   social,   les   secondes   sans   doute.   Rapport   avec   le   besoin   (besoin   solvable   d'un   côté   et 
surproduction de marchandises invendables de l'autre), surproduction dans la société socialiste.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 150

paire de chaussures échangeables ou, plus généralement, par une marchandise ayant 
valeur d'échange. Le boulanger, le tisserand, l'agriculteur, tous se trouvent dans la 
même situation que notre cordonnier. La société, qui tantôt reconnaît le cordonnier, 
tantôt le repousse froidement, n'est que la somme de tous ces producteurs individuels 
de marchandises qui travaillent pour l'échange réciproque. C'est pourquoi la somme 
du travail social et du produit social à laquelle on aboutit ainsi n'équivaut pas à la 
somme de tous les travaux et de tous les produits des membres de la société, comme 
c'était autrefois le cas dans l'économie communiste primitive. Maintenant quelqu'un 
peut travailler avec ardeur et son produit peut n'être cependant qu'un produit perdu, 
qui ne compte pas, s'il ne trouve pas preneur. Seul l'échange détermine les travaux et 
les produits qui étaient utiles et qui comptent socialement. C'est comme si chacun 
travaillait chez soi, aveuglément et droit devant lui, puis apportait ses propres produits 
achevés sur une place où on examinerait les objets puis leur mettrait un tampon : pour 
celui­ci, pour celui­là, le travail  a été socialement  nécessaire, ils sont acceptés  en 
échange ; alors que pour ces derniers­là, le travail n'était pas nécessaire, ils sont nuls 
et non avenus. Ce tampon veut dire : ceci a une valeur, cela n'en a pas et reste le 
plaisir ou le malheur privé de l'intéressé.

Résumons ces différents éléments : il apparaît que le simple fait de l'échange des 
marchandises,   sans   aucune   autre   intervention   ni   réglementation,   détermine   trois 
relations importantes :

1. La part du travail social qui revient à chaque membre de la société. Cette part, 
en qualité et en quantité, ne lui est plus attribuée à l'avance par la communauté ; il a 
part ou n'a pas part, après coup, au produit achevé. Autrefois chaque paire de bottes 
que confectionnait notre cordonnier était du travail social. Maintenant ses bottes ne 
sont d'abord que du travail privé qui ne concerne personne. Puis elles sont examinées 
sur le marché de l'échange et le travail investi en elles par le cordonnier n'est reconnu 
comme   travail   social   que   dans   la   mesure   où   elles   sont   acceptées   dans   l'échange. 
Sinon, elles restent du travail privé et sont sans valeur.

2.   La  part   de   richesse   sociale  qui   revient   à   chaque   membre.   Auparavant,   le 


cordonnier touchait sa part des produits fabriqués par la communauté. Cette part se 
mesurait d'abord à l'aisance générale,  à l'état de la fortune commune, ensuite  aux 
besoins   des   membres.   Une   famille   nombreuse   recevait   plus   qu'une   famille   moins 
nombreuse. Dans la répartition des terres conquises entre les tribus germaniques qui 
vinrent   en   Europe   lors   des   grandes   migrations   et   s'installèrent   sur   les   ruines   de 
l'Empire   romain,  la  dimension   des  familles  jouait  un  grand rôle.  La  communauté 
russe qui procédait çà et là, dans les années 1880, à des redistributions de la propriété 
commune,   tenait   compte   du   nombre   de   têtes,   ou   de   « bouches   »   dans   chaque 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 151

ménage  . Avec la généralisation de l'échange, tout rapport disparaît entre les besoins 
1

de tel membre de la société et sa part de richesse, tout comme entre cette part et le 
volume de la richesse commune de la société. La seule chose déterminante pour la 
part de richesse sociale  qui revient  à  un membre, c'est le produit présenté par ce 
dernier  sur  le  marché,  et  uniquement   dans  la  mesure   où   on  l'accepte  en   échange 
comme produit socialement nécessaire.

3.   Enfin   le   mécanisme   de   l'échange   règle   aussi  la   division   sociale  du  travail. 
Autrefois, la communauté décidait qu'elle avait besoin de tant de valets de ferme, de 
tant   de   cordonniers,   de   boulangers,   de   serruriers,   de   forgerons,   etc.   La   juste 
proportion entre les différents métiers était l'affaire. de la communauté qui veillait à 
ce que tous les travaux nécessaires soient exécutés. On connaît le cas de ce cordon­
nier condamné à mort que les représentants de la communauté villageoise furent priés 
de libérer pour pendre à sa place un forgeron, car il y en avait deux dans le village. 
C'est un bel exemple du soin avec lequel la communauté veillait à une bonne division 
du travail. (Nous avons vu, au Moyen Age, Charlemagne prescrire exactement les 
sortes   et   le   nombre   d'artisans   dans   ses   domaines.   Nous   avons   vu   dans   les   villes 
médiévales    le   règlement   des   corporations   veiller   à   ce   que   les   différents   métiers 
2

fussent exercés dans une juste proportion et les artisans manquants être invités à venir 
de l'extérieur.) Lorsque le libre échange est sans limites, cela se règle par l'échange 
lui­même. Personne ne demande à notre cordonnier de faire son métier de cordonnier. 
S'il le veut, il peut faire des bulles de savon ou des cerfs­volants. Il peut, si l'idée lui 
en vient, au lieu de faire des bottes, se mettre au tissage, au filage, à l'orfèvrerie. 
Personne ne lui dit que la société a besoin de lui en général, et particulièrement en 
tant que cordonnier. Évidemment, la société a besoin de chaussures, mais personne ne 
détermine le nombre de cordonniers qui peuvent couvrir ce besoin. Personne ne dit à 
notre cordonnier si ce cordonnier­là est nécessaire, ou si on n'a pas plutôt besoin d'un 
tisserand ou d'un forgeron. Ce que personne ne lui dit, il ne peut l'apprendre que sur le 
marché. Si ses souliers sont acceptés en échange, il sait que la société a besoin de lui 
comme cordonnier. Qu'il confectionne la meilleure marchandise du monde, si d'autres 
cordonniers  ont déjà couvert les besoins, sa marchandise est superflue. Si cela se 
répète, il lui faut renoncer à son métier. Le cordonnier en surnombre est éliminé par la 
société aussi mécaniquement  que le corps élimine les substances  superflues  :  elle 
n'accepte pas son travail comme travail social et le condamne à dépérir. La même 
contrainte   qui   le   force   à   produire,   comme   condition   d'existence,   des   produits 
échangeables pour d'autres, amènera finalement notre cordonnier hors de besoin à 
choisir un autre métier où il existe un besoin insuffisamment couvert, par exemple le 
tissage ou la fabrication de voitures, et ainsi le manque de main­d’œuvre dans ce 
secteur sera comblé.

1   R. L. a noté en marge de cette phrase : N. B.
2   Le chapitre sur les corporations artisanales n'a pas été retrouvé. N. E.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 152

Ce n'est pas seulement la juste proportion qui est ainsi maintenue entre les métiers 
; des métiers disparaissent et d'autres se créent aussi de cette façon. Quand un besoin 
cesse de se faire sentir dans la société ou est couvert par d'autres produits, ce ne sont 
pas, comme dans l'ancienne communauté communiste, les membres de cette dernière 
qui   le   constatent   et   retirent   en   conséquence   les   travailleurs   d'un   métier   pour   les 
employer autrement. Cela se manifeste simplement par l'impossibilité d'échanger les 
produits non nécessaires. Au XVIIe siècle, les perruquiers constituaient une corpo­
ration qui ne devait pas manquer dans une ville. Une fois que la mode eut changé et 
qu'on eut cessé de porter des perruques, le métier mourut de sa mort naturelle parce 
que les perruques ne se vendaient plus. Les canalisations et les conduites d'eau qui 
approvisionnent toutes les maisons en eau se répandant dans toutes les villes firent 
peu à peu disparaître le métier de porteur d'eau. Prenons maintenant un cas inverse. 
Supposons que notre cordonnier auquel la société a fait sentir sans équivoque, en 
refusant systématiquement sa marchandise, qu'il n'est pas socialement nécessaire, soit 
si   imbu   de   lui­même   qu'il   croit   quand   même   être   un   membre   indispensable   de 
l'humanité et veut absolument vivre. Pour vivre, il doit, nous le savons et il le sait, 
produire   des   marchandises.   Il   invente   alors   un   produit   entièrement   nouveau,   par 
exemple un fixe­moustache ou un cirage miraculeux. A­t­il créé une nouvelle activité 
socialement   nécessaire,   ou   bien   va­t­il   rester   méconnu   comme   tant   de   grands 
inventeurs ? Personne ne le lui dit, il ne l'apprend que sur le marché. Si son nouveau 
produit est accepté en échange, la nouvelle branche de production a été reconnue 
socialement   nécessaire   et   la   division   sociale   du   travail   connaît   un   nouvel 
élargissement  . 1

Nous avons fait peu à peu renaître une certaine cohésion, un certain ordre dans 
notre   communauté   qui   semblait   être   dans   une   situation   désespérée   après   l'effon­
drement du régime  communiste, de la propriété commune, après la disparition  de 
toute autorité dans la Vie économique, de toute organisation et de toute planification 
du   travail,   de   tout   lien   entre   ses   membres.   Cela   s'est   fait   de   façon   entièrement 
automatique. Sans aucune entente entre les membres, sans intervention de quelque 
puissance supérieure, les différents morceaux se sont tant bien crue mal assemblés en 
un tout. L'échange lui­même règle maintenant toute l'économie de façon automatique, 
un peu comme une pompe : il crée un lien entre les producteurs individuels, il règle la 
division du travail  entre eux ; il détermine  leur richesse et la répartition   de  cette 
richesse. L'échange gouverne la société. C'est, il est vrai, un ordre un peu étrange qui 
est né. La société prend un aspect tout différent de celui d'autrefois, dans la commu­
nauté communiste. Elle formait alors un tout compact, une sorte de grande famille 
dont   les   membres   adhéraient   les   uns   aux   autres   et   se   serraient   les   coudes,   un 
organisme solide, et même un peu rigide et sclérosé. Maintenant, elle a une structure 
extrêmement   lâche   où   les   différents   membres   se   séparent   et   se   rejoignent   à   tout 
moment.  Personne ne dit à notre cordonnier qu'il doit travailler, ce à quoi il doit 
travailler et en quelle quantité. Personne ne lui demande s'il a besoin de moyens de 
1   Note marginale de R. L. : le coton a supplanté le lin au XIXe siècle,
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 153

subsistance, desquels et en quelle quantité. Personne ne se soucie de lui, il n’existe 
pas pour la société. Il signale son existence à la société en se présentant sur le marché 
avec   le   produit   de   son   travail.   Son   existence   est   acceptée   si   sa   marchandise   est 
acceptée. Son travail West reconnu socialement nécessaire et lui­même n'est reconnu 
comme travailleur que dans la mesure où ses bottes sont acceptées en échange. Il 
n'obtient des moyens de subsistance pris sur la richesse sociale crue si ses bottes sont 
acceptées comme marchandise. En tant crue personne privée, il West donc pas ­un 
membre de la société, de même son travail, en tant que travail privé, n'est pas un 
travail social. Il ne devient un membre de la société que dans la mesure où il fabrique 
des produits échangeables, des marchandises, et dans la mesure où il en a et peut les 
vendre. Chaque paire de bottes échangée fait de lui un membre de la société et chaque 
paire invendable l'exclut de cette société. Le cordonnier n'a, en tant que tel, aucun lien 
avec la société, ses bottes seules le mettent en contact avec la société. et cela dans la 
mesure   seulement   où   elles   ont   une   valeur   d'échange,   sont   des   marchandises 
vendables.   Ce   n'est   donc   pas   un   contact   permanent,   mais   un   contact   sans   cesse 
renouvelé   et   sans   cesse   en   voie   de   se   dissoudre.   Tous   les   autres   producteurs   de 
marchandises   sont   dans   la   même   situation   que   notre   cordonnier.   Il   n'y   a   dans   la 
société que des producteurs de marchandises, car ce n'est que dans l'échange qu'on 
obtient les moyens de vivre ; pour les obtenir, tout le monde doit se présenter avec 
des marchandises. Produire des marchandises, telle est la condition de l'existence. Il 
en   résulte   une   société   où   tous   les   hommes   mènent   leur   existence   en   individus 
entièrement isolés ; ils n'existent pas les uns pour les autres et n'ont de contact avec la 
société ou ne le perdent que par l'intermédiaire de leurs marchandises. C'est là une 
société   extrêmement   lâche   et   mobile,   prise   dans   le   tourbillon   incessant   de   ses 
membres individuels. L'abolition de l'économie planifiée et l'introduction de l'échange 
a provoqué un profond bouleversement dans les relations sociales et transformé la 
société dans sa tête et dans ses membres.

II

Retour à la table des matières

L'échange,  seul lien  économique  entre  les  membres  de la  société,  présente  de 
grandes   difficultés   et   ne   va   pas   aussi   aisément   de   soi   que   nous   l'avons   supposé 
jusqu'ici.   Examinons   la   chose   de   plus   près.   Tant   que   nous   ne   considérions   que 
l'échange entre deux producteurs individuels, entre le cordonnier et le boulanger, la 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 154

chose était toute simple. Le cordonnier ne peut vivre de bottes seulement et a besoin 
de pain ; le  boulanger ne peut vivre de pain seulement,  comme l'ont déjà  dit les 
Saintes Écritures et a besoin, non de la parole de Dieu, il est vrai, mais parfois de 
bottes. Comme il y a là réciprocité, l'échange a lieu facilement ; le pain passe des 
mains  du boulanger, qui n'en a pas besoin, dans celles  du cordonnier ; les  bottes 
passent   de   l'atelier   du   cordonnier   dans   le   magasin   du   boulanger.   Tous   deux   ont 
satisfait   leurs   besoins   et   les   deux   activités   privées   se   sont   avérées   socialement 
nécessaires.   La   même   chose   ne   se   passe   pas   seulement   entre   le   cordonnier   et   le 
boulanger,   mais   entre   tous   les   membres   de   la   société,   c'est­à­dire   entre   tous   les 
producteurs   de   marchandises.   Nous   avons   le   droit   de   l'admettre,   nous   y   sommes 
même obligés. Car tous les membres de la société doivent vivre, doivent satisfaire 
divers  besoins. La   production  de  la  société  ne  peut  jamais   s'arrêter,   parce  que  la 
consommation   ne   s'arrête   jamais.   Il   nous   faut   maintenant   ajouter   :   comme   la 
production   est  désormais   découpée   en   activités   privées   indépendantes   dont   aucun 
homme ne peut se suffire, l'échange ne peut s'arrêter un instant, si la consommation 
ne doit pas s'arrêter. Tous échangent donc continuellement leurs produits. Comment 
cela  se passe­t­il  ? Retournons  à notre exemple.  Le cordonnier  n'a pas  seulement 
besoin du produit du boulanger, il voudrait avoir une certaine  quantité  des  autres 
marchandises. Outre le pain, il a besoin de viande chez le boucher, d'un manteau chez 
le   tailleur,   d'étoffe   pour   une   chemise   chez   le   tisserand,   d'une   coiffure   chez   le 
chapelier, etc. Il ne peut obtenir ces marchandises que par voie d'échange ; et il ne 
peut jamais offrir en échange que des bottes. Pour le cordonnier, les produits dont il a 
besoin pour vivre ont donc d'abord, par conséquent, la forme de bottes ; a­t­il besoin 
d'une chemise, il fait des bottes ; veut­il un chapeau ou des cigares, il fait encore des 
bottes. Dans son activité spéciale, pour lui personnellement, toute la richesse sociale 
qui lui est accessible a la forme de bottes. Ce n'est que par l'échange sur le marché 
que son activité peut sortir de son étroite forme de bottes et se transformer en moyens 
de subsistance multiformes dont il a besoin.

Pour que cette transformation s'opère effectivement, pour crue tout le travail du 
cordonnier dont il se promet toutes les joies de l'existence, ne reste pas enfermé dans 
la   forme   des   bottes,   une   condition   importante,   que   nous   connaissons   déjà,   est 
nécessaire : il faut que les autres producteurs aient besoin de ses bottes et veuillent les 
prendre en échange. Le cordonnier n'obtiendrait les autres marchandises que si son 
produit,   les   bottes,   était   une   marchandise   désirée   par   les   autres   producteurs.   Il 
n'obtiendrait des autres marchandises que la quantité correspondant à son travail, à 
supposer que ses bottes fussent une marchandise désirée de tous et en tout temps, 
désirée sans limites par conséquent. Ce serait déjà, de la part du cordonnier, une assez 
grande prétention et un optimisme irraisonné que de croire que sa marchandise est 
d'une nécessité absolue et illimitée pour le genre humain. L'affaire s'aggrave, du fait 
que   les   autres   producteurs   individuels   se   trouvent   dans   la   même   situation   que   le 
cordonnier : le boulanger, le serrurier, le tisserand, le boucher, le chapelier, l'agricul­
teur, etc. Chacun désire les produits les plus divers dont il a besoin, mais il ne peut 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 155

offrir en échange qu'un produit unique. Chacun ne pourrait satisfaire pleinement ses 
besoins que si sa marchandise particulière était désirée à tout moment par tout le 
monde   et   acceptée   en   échange.   Une   courte   réflexion   permet   de   voir   que   c'est 
purement et simplement impossible. Chacun ne peut désirer à tout moment tous les 
produits. Chacun ne peut à tout moment trouver de façon illimitée preneur pour des 
bottes et du pain, des vêtements et des serrures, du fil et des chemises, des chapeaux 
et des fixe­moustaches, etc. Si c'est le cas, tous les produits ne peuvent à tout moment 
s'échanger   contre   tous   les   autres.   Si   l'échange   est   impossible   comme   relation 
universelle permanente, la satisfaction de tous les besoins est impossible, le travail 
universel est impossible et l'existence de la société est impossible. Nous serions de 
nouveau dans l'impasse et ne pourrions expliquer comment une coopération sociale et 
une économie peuvent quand même naître à partir de producteurs privés isolés et 
atomisés   qui   n'ont   ni   plan   de   travail   commun,   ni   organisation,   ni   lien   entre   eux. 
L'échange nous est apparu comme un moyen pour régler tout cela, quoique par des 
voies   étranges.   Il   faut   cependant   que   l'échange   puisse   effectivement   fonctionner 
comme  un mécanisme  régulier.  Or, dès  les  premiers  pas, nous  trouvons   de  telles 
difficultés que nous ne comprenons pas comment il pourrait agir de façon permanente 
et universelle.

Eh bien ! on a inventé le moyen de surmonter cette difficulté et de rendre possible 
l'échange social. Ce n'est certes pas Christophe Colomb qui l'a découvert, l'expérience 
sociale et l'habitude ont insensiblement trouvé dans l'échange lui­même le moyen, ou 
comme on dit, la « vie» elle­même a résolu le problème. La vie sociale crée toujours, 
en même temps que les difficultés, les moyens de les résoudre. Il est impossible que 
toutes   les   marchandises   soient   désirées   par   tous   à   tout   moment,   c'est­à­dire   en 
quantité illimitée. Il y a toujours eu, dans toute société, une marchandise importante, 
nécessaire, utile à tous, désirée par tous. Il n'est guère vraisemblable que les bottes 
aient jamais joué ce rôle. Mais le bétail par exemple a pu être ce produit. On ne peut 
s'en tirer simplement avec des bottes, ni avec des vêtements, ni avec des chapeaux ou 
du grain. Mais le bétail, fondement de l'économie, assure en tout cas l'existence de la 
société ; il fournit de la viande, du lait, des peaux, de la force de travail, etc. Toute la 
richesse, chez beaucoup de peuples nomades, ne consiste­t­elle pas en troupeaux ? 
Les tribus noires d'Afrique vivent aujourd'hui encore, ou Vivaient tout récemment, 
exclusivement de l'élevage. Supposons que dans notre communauté le bétail soit un 
élément   très   demandé,   même   s'il   n'est   qu'un   produit   privilégié   parmi   beaucoup 
d'autres dans la société, et non le seul. L'éleveur applique ici son travail privé à la 
production de bétail, comme le cordonnier à la production de bottes, le tisserand à 
celle de toile, etc. Simplement, selon notre hypothèse, le produit de l'éleveur jouit 
d'une préférence générale et sans limite parce qu'il semble à tous le plus désirable et 
le plus important. Le bétail constitue donc pour tous un enrichissement bienvenu. 
Comme nous continuons à supposer que dans notre société personne ne peut rien 
obtenir autrement que par voie d'échange, on ne peut obtenir de l'éleveur le bétail tant 
désire qu'en l'échangeant contre un autre produit du travail. Comme tout le monde, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 156

selon l'hypothèse, aimerait bien avoir du bétail, tout le monde cédera volontiers à tout 
moment ses produits contre du bétail. Contre du bétail, on peut donc obtenir à tout 
moment tout autre produit. Celui qui a du bétail n'a donc qu'à choisir, tout est à sa 
disposition.   C'est   pourquoi   tout   le   monde   ne   veut   plus   échanger   son   produit 
particulier que contre du bétail ; car si on a du bétail, on a tout, puisque pour du bétail 
on obtient tout à tout moment. Une fois que cela est apparu clairement et que c'est 
devenu une habitude, le bétail est peu à peu devenu une marchandise générale, c'est­
à­dire la seule marchandise désirée et échangeable de façon illimitée. En tant que 
marchandise générale, le bétail sert d'intermédiaire à l'échange de toutes les autres 
marchandises particulières. Le cordonnier par exemple ne reçoit pas directement du 
pain du boulanger en échange de ses bottes, mais du bétail ; car, avec du bétail, il peut 
acheter   du   pain   et   tout   ce   qu'il   veut,   quand   il   veut.   Et   le   boulanger   peut   aussi 
maintenant lui payer ses bottes en bétail, parce qu'il a lui­même reçu du bétail de la 
part des autres, du serrurier, de l'éleveur, du boucher pour son propre produit., le pain. 
Chacun reçoit du bétail pour son propre produit et paie de nouveau avec ce même 
bétail, quand il veut avoir les produits des autres. Le bétail passe ainsi de main en 
main, il sert d'intermédiaire à tous les échanges, il est le lien entre les producteurs 
individuels  de marchandises. Plus souvent le bétail passe de main en main et sert 
d'intermédiaire aux échanges, plus il est apprécié, plus il devient la seule marchandise 
échangeable et désirée à tous moments, la marchandise générale.

Dans une société de producteurs privés atomisés, sans plan de travail commun, 
tout produit du travail est d'abord un travail privé. Seul le fait que ce produit est 
accepté en échange montre que le travail était socialement nécessaire, que son produit 
a une valeur et assure au travailleur une part des produits de la communauté, ou au 
contraire que c'était du travail perdu. Or maintenant, tous les produits ne sont plus 
échangés que contre du bétail. Un produit ne passe pour socialement nécessaire que 
s'il s'échange contre du bétail. La marque du travail socialement nécessaire ne lui est 
imprimée que par son aptitude à s'échanger contre du bétail, par le fait qu'il a autant 
de valeur que du bétail. Il nous faut maintenant préciser : par son échange contre du 
bétail.   Le   bétail   est   désormais   l'incarnation   du   travail   social   et   le   bétail   est   par 
conséquent le seul lien social entre les hommes.

Ici, vous avez certainement l'impression que nous nous sommes égarés. Jusqu'à 
maintenant, tout était à peu près compréhensible ; pour finir, ce bétail, marchandise 
universelle, incarnation du travail social, unique lien de la société humaine, est une 
invention insensée et, de plus, offensante pour le genre humain ! Pourtant vous auriez 
vraiment  tort de  vous  sentir  offensés. Quel  que soit  votre mépris  pour ce  pauvre 
bétail, il est clair en tout cas qu'il est beaucoup plus proche de l'homme, et même, en 
un certain sens, qu'il lui est beaucoup plus semblable que par exemple une motte 
d'argile ramassée par terre ou un caillou ou un morceau de fer. Vous devez recon­
naître que le bétail serait plus digne de servir de lien social vivant entre les hommes 
qu'un   morceau   de   métal   inanimé.   Pourtant,   dans   ce   cas,   l'humanité   a   donné   la 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 157

préférence précisément au métal. Car le bétail, jouant le rôle décrit ci­dessus dans 
l'échange, n'est rien d'autre que... l'argent. Si vous ne pouvez vous représenter l'argent 
autrement que sous la forme de pièces d'or ou d'argent ou même de billets de banque, 
et si vous trouvez que cet argent métallique ou de papier, intermédiaire universel des 
relations entre les hommes, puissance sociale, est quelque chose qui va de soi, que par 
contre la description où le bétail jouait ce rôle, est une folie, cela prouve simplement à 
quel   point   votre   esprit   est   prisonnier   des   idées   du   monde   capitaliste   actuel  .   Le 
1

tableau de relations sociales qui ont quelque chose de raisonnable paraît tout à fait 
absurde et ce qui est une absurdité achevée paraît aller de soi. De fait, l'argent sous la 
forme de bétail, a exactement les mêmes fonctions que l'argent métallique, et seules 
des considérations de commodité nous ont amenés à prendre le métal comme argent. 
On   ne   peut   évidemment   pas   changer   aussi   bien   le   bétail,   ni   en   mesurer   aussi 
précisément la valeur que celle de petits disques métalliques, il faut pour conserver 
l'argent­bétail un porte­monnaie un peu trop grand, qui ressemble à une étable. Avant 
que   l'humanité   ait   eu   l'idée   de   faire   de   l'argent   avec   du   métal,   l'argent,   comme 
intermédiaire   indispensable   de   l'échange,   était   depuis   longtemps   là.   Car   l'argent, 
marchandise universelle, est justement ce moyen irremplaçable sans lequel l'échange 
universel ne pourrait se mettre en mouvement, sans lequel l'économie sociale non 
planifiée et composée de producteurs individuels ne pourrait exister.

Quels sont les multiples rôles du bétail dans l'échange, et qu'est­ce qui, dans la 
société que nous étudions, a transformé le bétail en monnaie : c'est un produit du 
travail   désiré   universellement   et   en   tout   temps.   Pourquoi   le   bétail   était­il   désiré 
universellement et en tout temps ? Parce que c'était un produit extrêmement utile qui, 
en tant que moyen de subsistance très varié, pouvait assurer l'existence. Oui, cela est 
vrai au début. Ensuite, plus le bétail fut utilisé comme intermédiaire de l'échange 
général, plus son usage immédiat comme moyen de subsistance passa à l'arrière­plan. 
Quiconque touche du bétail en échange de son produit, se gardera bien de l'abattre et 
de le manger ou de l'atteler à sa charrue ; le bétail lui est plus précieux comme moyen 
d'acheter en tout temps n'importe quelle autre marchandise. Il se gardera donc de 
l'utiliser  comme  moyen de subsistance et le  conservera  comme moyen d'échange. 
Avec la division poussée du travail que nous avons supposée, l'utilisation immédiate 
du bétail serait assez malcommode. Que peut faire le cordonnier avec le bétail comme 
tel ? Ou le serrurier, le tisserand, le chapelier qui ne pratiquent pas l'agriculture ? 
L'utilité immédiate du bétail comme moyen de subsistance est donc de plus en plus 
négligée et le bétail n'est plus désiré de tous parce qu'il est utile à la boucherie, à la 
laiterie ou au labour, mais parce qu'il donne à tout moment une possibilité d'échange 
contre n'importe quelle autre marchandise. C'est de plus en plus l'utilité spécifique, la 
mission du bétail, de permettre l'échange, c'est­à­dire de servir à tout moment à la 
transformation  des produits  privés  en produit social,  des travaux privés  en  travail 
social. Comme le bétail néglige ainsi de plus en plus son usage privé, qui est de servir 
de   moyen   de   subsistance   à   l'homme,   et   se   consacre   exclusivement   à   sa   fonction 
1   Note marginale de R. L. : Aristote sur l'esclavage.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 158

d'intermédiaire permanent entre les différents membres de la société, il cesse aussi 
progressivement d'être un produit privé comme les autres, il devient de prime abord 
un produit social et le travail de l'éleveur devient, à la différence de tous les autres 
travaux, le seul travail directement social. Alors le bétail n'est plus élevé pour servir 
de moyen de subsistance,  mais  dans le but de jouer le rôle de produit social,   de 
marchandise   générale,   de   monnaie.   On   continue,   dans   une   proportion   moindre,   à 
abattre du bétail ou à l'atteler à la charrue. Ce caractère privé du bétail disparaît de 
plus en plus, face à son caractère officiel de monnaie. En tant que tel, il joue un rôle 
éminent et multiple dans la vie de la société.

1. Il devient définitivement  moyen d'échange  général et officiellement reconnu. 


Personne n'échange plus des bottes contre du pain ou des chemises contre des fers à 
cheval. Quiconque voudrait le faire, serait repoussé avec un haussement d'épaules. On 
ne peut rien obtenir que contre du bétail. L'ancien échange bilatéral se décompose par 
conséquent en deux opérations séparées : en vente et en achat. Autrefois, lorsque le 
serrurier   et   le   boulanger   voulaient   échanger   leurs   produits,   chacun   vendait   sa 
marchandise et achetait celle de l'autre en les faisant simplement changer de mains. 
Achat et vente étaient une seule et même opération. Maintenant, quand le cordonnier 
vend ses bottes, il n'a et ne prend en échange que du bétail. Il a commencé par vendre 
son propre produit. Quand achètera­t­il quelque chose, qu'achètera­t­il, achètera­t­il 
même quelque chose ? C'est là une autre affaire. Il suffit qu'il se soit débarrassé de 
son produit, qu'il ait transformé son travail, de la forme de bottes, en celle du bétail. 
La forme du bétail, c'est la forme sociale officielle du travail et, sous cette forme, le 
cordonnier peut la conserver aussi longtemps qu'il veut ; car il sait qu'il peut à tout 
moment retransformer le produit de son travail, de la forme du bétail en n'importe 
quelle autre forme, c'est­à­dire faire un achat.

2. Le bétail devient aussi le moyen d'économiser et d'accumuler la richesse, il 
devient un  moyen de thésauriser.  Tant que le cordonnier ne pouvait échanger  ses 
produits que contre des moyens de subsistance, il ne travaillait qu'autant qu'il en avait 
besoin pour couvrir ses besoins quotidiens. Car à quoi lui aurait­il servi d'avoir des 
bottes   en   réserve   ou   même   de   faire   de   grandes   réserves   de   pain,   de   viande,   de 
chemises, de chapeaux, etc. ? Les objets d'usage courant trop longtemps entreposés 
s'abîment et deviennent même inutilisables. Maintenant, le cordonnier peut conserver 
le bétail qu'il reçoit contre les produits de son travail, comme moyen pour l'avenir. Le 
désir d'économiser s'éveille chez lui, il cherche à vendre le plus possible, se garde de 
dépenser aussitôt le bétail reçu ; au contraire, il cherche à l'accumuler, car le bétail 
étant bon pour tout en tout temps, il l'économise, l'amasse pour l'avenir et laisse les 
fruits de son travail en héritage à ses enfants.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 159

3. Le bétail devient en même temps la mesure de toutes les valeurs et de tous les 
travaux. Quand le cordonnier veut savoir ce que l'échange d'une paire de chaussures 
lui apportera, ce que son produit vaut, il dit par exemple : j'aurai un demi­bœuf par 
paire, ma paire de bottes vaut un demi­bœuf.

4 Le bétail devient la quintessence de la richesse. On ne dit plus : un tel est riche 
parce qu'il a beaucoup de grain, de troupeaux, de vêtements, de bijoux, de serviteurs, 
mais : il a du bétail. On dit : chapeau bas devant cet homme, il « vaut » 1 000 bœufs. 
Ou bien on dit : pauvre homme, il est complètement sans bétail !

Avec l'extension du bétail comme moyen général d'échange, la société ne peut 
plus   penser qu'en  formes   de bétail.  On parle   et  on rêve  de  bétail.  Il  s'ensuit   une 
véritable adoration et vénération du bétail : on épouse de préférence une jeune fille 
dont une dot composée de grands troupeaux de bétail rehausse les attraits, même si le 
prétendant  est un professeur, un ecclésiastique  ou un poète, et non un éleveur  de 
pores.   Le   bétail   est   la   quintessence   du   bonheur   humain.   On   fait   des   poèmes   en 
l'honneur du bétail et de sa puissance merveilleuse, on commet des crimes et des 
assassinats à cause de lui. Les hommes répètent en secouant la tête : « Le bétail régit 
le monde. » Si ce proverbe vous est inconnu, traduisez­le en latin ; le vieux mot 
romain pecunia = argent, vient de pecus = bétail.  1

III

Retour à la table des matières

Notre examen des formes que prendraient les relations dans l'ancienne commu­
nauté communiste, après le soudain effondrement de la propriété collective et du plan 
de travail  commun, vous  a semblé  être une élucubration  purement  théorique,   une 
promenade dans les nuages. En réalité, ce n'était que l'exposé un peu simplifié et 
abrégé de la façon dont s'est formée l'économie marchande, exposé rigoureusement 
conforme à la vérité historique dans ses grands traits.

1   Note marginale de R.L.: Dans la monnaie métallique, se dépouille complètement de la valeur 
d'usage!
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 160

Notre exposé demande, il est vrai, quelques correctifs :

1.   Le   processus   que   nous   avons   dépeint   comme   une   catastrophe   soudaine 


détruisant en une nuit la société communiste et la transformant en une société de 
producteurs privés, a demandé des millénaires. Il est vrai que l'idée d'une catastrophe 
violente et soudaine n'est pas en l'occurrence de pure fantaisie. Elle correspond à la 
réalité partout où des peuples vivant dans le communisme primitif entrent en contact 
avec des peuples qui sont déjà à un haut niveau de développement capitaliste. C'est le 
cas pour la plupart des pays dits sauvages ou semi­civilisés, découverts et conquis par 
les Européens : découverte de l’Amérique par les Espagnols, conquête de l'Inde par 
les Hollandais, des Indes orientales par les Anglais ; de même quand les Anglais, les 
Hollandais, les Allemands ont pris possession de l'Afrique. Dans la plupart de ces cas, 
l'irruption soudaine des Européens dans ces pays s'est accompagnée d'une catastrophe 
dans la vie des peuples primitifs qui y vivaient. Ce qui, dans notre hypothèse, durait 
24 heures, n'a parfois duré que quelques dizaines d'années. La conquête du pays par 
un État européen ou même l'installation de colonies commerciales européennes dans 
ces   pays   a   eu   très   vite   pour   conséquence   l'abolition   par   la   force   de   la   propriété 
commune du Sol, le morcellement de celle­ci en propriété privée, le vol des trou­
peaux, le renversement de tous les rapports traditionnels dans la société. Le résultat 
n'a pas été le plus souvent celui que nous avons supposé, à savoir la transformation de 
la communauté communiste en une société de producteurs privés libres avec échange 
de   marchandises.   Car   la   propriété   commune   désagrégée   ne   devient   pas   propriété 
privée des indigènes, elle est volée et dérobée par les intrus européens et les indigènes 
eux­mêmes, privés de leurs anciennes formes d'existence et de leurs moyens de vivre, 
sont soit transformés en esclaves salariés, ou simplement en esclaves des marchands 
européens, soit, quand cela est mal commode... exterminés, comme le font présente­
ment les Allemands avec les Noirs du Sud­Ouest Africain.    Pour tous les peuples 
1

primitifs  dans  les  pays  coloniaux,  le passage  de leur état  communiste  primitif   au 
capitalisme   moderne   est   intervenu   comme   une   catastrophe   soudaine,   comme   un 
malheur indicible plein des plus effroyables souffrances. Chez les populations euro­
péennes, ce ne fut pas une catastrophe, mais un processus lent, progressif et insen­
sible, qui a duré des siècles. Les Grecs et les Romains entrent dans l'histoire avec la 
propriété commune. Les anciens Germains qui viennent du nord au début de l'ère 
chrétienne   et   pénètrent   dans   le   sud,   détruisant   l'Empire   romain   et   s'installant   en 
Europe, apportent avec eux la communauté communiste primitive et la maintiennent 
pendant un temps. L'économie marchande des peuples européens, pleinement formée, 
n'apparaît qu'à la fin du Moyen Age, aux XVe et XVIe siècles.

2. Le deuxième correctif qu'il faudrait faire à notre exposé précédent découle du 
premier. Nous avons supposé que, dans le sein de la communauté communiste, toutes 
les branches possibles d'activité s'étaient déjà spécialisées et séparées, c'est­à­dire que 
1   Dans le manuscrit, cette subordonnée a été rayée au crayon.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 161

la division du travail à l'intérieur de la société avait atteint un très haut niveau de 
développement,   de   sorte   que   lorsqu'est   intervenue   la   catastrophe   qui   a   aboli   la 
propriété commune et introduit la production privée et l'échange, la division du travail 
était déjà là, toute prête, pour servir de fondement à l'échange. Cette supposition est 
historiquement inexacte. A l'intérieur de la société primitive, la division du travail est 
peu développée, embryonnaire, tant que subsiste la propriété commune. Nous l'avons 
vu dans la communauté villageoise indienne. Environ douze personnes seulement se 
distinguaient de la masse des habitants et se voyaient confier des professions particu­
lières, dont six artisans à proprement parler : le forgeron, le charpentier, le potier, le 
barbier, le blanchisseur et l'orfèvre. La plupart des travaux artisanaux, tels que filage, 
tissage, confection des vêtements,  boulangerie, boucherie, charcuterie,  etc.,  étaient 
faits par chaque famille, comme occupations annexes à côté des travaux des champs. 
C'est le cas dans beaucoup de villages russes, dans la mesure où la population n'a pas 
été intégrée aux échanges et au commerce. La division du travail, c'est­à­dire la mise 
à part de certaines activités sous forme de professions spéciales et exclusives, ne peut 
se développer vraiment que lorsque la propriété privée et l'échange sont déjà là. Un 
producteur ne peut se consacrer à une production spécialisée que lorsqu'il peut espérer 
échanger   régulièrement   ses   produits   contre  d'autres.  Seul  l'argent   donne  à   chaque 
producteur la possibilité de conserver et d'amasser le fruit de son travail, et l'incite à 
une production régulière la plus abondante possible, pour le marché. D'autre part, le 
producteur n'aura intérêt à produire pour le marché et à amasser de l'argent que si son 
produit   et   le   revenu   qu'il   en   tire   sont   sa   propriété   privée.   Dans   la   communauté 
communiste primitive, la propriété privée est exclue et l'histoire nous montre que la 
propriété privée n'est apparue que par suite de l'échange et de la spécialisation des 
activités.   La   formation   de   métiers   spécialisés,   c'est­à­dire   une   division   du   travail 
développée, n'est possible qu'avec la propriété privée et des échanges développés. 
L'échange lui­même n'est possible que si la division du travail existe déjà ; car quel 
sens aurait l'échange entre producteurs qui produisent tous la même chose ? Ce n'est 
que si par exemple X produit uniquement des bottes, tandis que Y cuit uniquement du 
pain, que cela a un sens pour tous deux d'échanger leurs produits. Nous nous heurtons 
donc à une étrange contradiction : l'échange n'est possible qu'avec la propriété privée 
et une division du travail développée ; la division du travail ne peut, de son côté, 
naître que par suite de l'échange et sur la base de la propriété privée, la propriété pri­
vée de son côté ne naît que par l'échange. Si vous regardez de plus près, il y a même 
là une double contradiction : la division du travail doit être déjà là avant l'échange, et 
l'échange doit être déjà là en même temps que la division du travail. De plus : la 
propriété privée est la condition préalable à la division du travail et à l'échange, elle 
ne peut se développer qu'à partir de la division du travail et de l'échange. Comment 
une telle complication est­elle possible ? Nous tournons manifestement en rond et le 
premier pas déjà pour sortir de la société communiste primitive nous apparaît comme 
une impossibilité.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 162

L'humanité était prise en apparence dans une contradiction qu'il fallait résoudre 
pour   que   l'évolution   puisse   se   poursuivre.   Or,   l'impasse   n'est   qu'apparente.   Une 
contradiction est, il est vrai, quelque chose d'insurmontable pour l'individu dans la vie 
courante. Dans la vie de la société, si l'on y regarde de plus près, de telles contradic­
tions   surgissent   à   chaque   pas.   Ce   qui   apparaît   aujourd'hui   comme   la   cause   d'un 
phénomène est demain son effet, et inversement, sans que ce continuel renversement 
des   relations   empêche   la   vie   de   la   société.   L'individu,   qui   se   trouve   devant   une 
contradiction dans sa vie privée, ne peut plus faire un pas. On admet tellement, même 
dans la vie quotidienne, que la contradiction est quelque chose d'impossible, qu'un 
accusé   qui   se   contredit   devant   le   tribunal   passe   par   là   même   pour   convaincu   de 
mensonge et les contradictions peuvent le mener en prison ou à la potence. Mais si la 
société humaine dans son ensemble s'embrouille  continuellement dans des  contra­
dictions, elle n'en va pas pour autant à sa perte, au contraire, ce sont les contradictions 
qui la font avancer. La contradiction dans la vie de la société se résout toujours en 
évolution, en nouveaux progrès de la civilisation. Le grand philosophe Hegel a dit : 
« La contradiction est ce qui fait avancer. » Ce mouvement par contradictions est la 
véritable façon dont l'histoire humaine évolue, Dans le cas qui nous intéresse, c'est­à­
dire le passage de la société communiste à la propriété privée avec division du travail 
et   échange,   la   contradiction   que   nous   avons   rencontrée   est   résolue   par   un   long 
processus historique. Ce processus a correspondu dans son essence à la description 
que nous en avons donnée, abstraction faite des quelques correctifs que nous avons 
apportés.

L'échange commence effectivement dès l'état le plus primitif de la communauté 
fondée sur la propriété commune, et sous la forme où nous l'avons supposée, celle du 
troc,   c'est­à­dire   produit   contre   produit.   Nous   trouvons   le   troc   dès   les   premières 
étapes de la civilisation. Comme la propriété privée chez les deux partenaires est une 
des conditions de l'échange et qu'elle est inconnue dans la communauté primitive, le 
premier troc ne s'est pas fait à l'intérieur de la communauté ou de la tribu, mais à 
l'extérieur, non entre les membres d'une même tribu, d'une même communauté, mais 
entre différentes communautés et tribus, là où elles sont entrées en contact. Ce n'est 
pas tel membre d'une tribu qui négocie avec un étranger à la tribu, ce sont les tribus, 
les communautés entières oui font le troc, ce sont leurs chefs qui négocient. Cette 
image, répandue parmi les savants économistes bourgeois, d'un chasseur primitif et 
d'un pêcheur primitif échangeant entre eux leurs poissons et leur gibier dans les forêts 
vierges  d'Amérique, aux aurores  de la civilisation,  est donc doublement  fausse. Il 
n'existait   pas   dans   la   préhistoire   d'individus   isolés   vivant   et   travaillant   pour   eux­
mêmes, le troc d'homme à homme a demandé des millénaires pour apparaître. L'his­
toire ne connaît d'abord que le commerce entre tribus et entre peuples. « Les peuples 
sauvages », dit Laffitteau, dans son ouvrage sur les sauvages d'Amérique, « pratiquent 
continuellement   l'échange   entre   eux.   Leur   commerce   a   ceci   de   commun   avec   le 
commerce   de   l'Antiquité   que   c'est   un   échange   direct   de   produits   contre   d'autres 
produits. Chacun de ces peuples possède quelque chose que les autres n'ont pas, et le 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 163

commerce fait passer toutes ces choses d'un peuple à l'autre. Tel est le cas du grain, 
des poteries, des peaux, du tabac, des couvertures, des canoës, du bétail sauvage, des 
ustensiles   ménagers,   des   amulettes,   du   coton,   en   un   mot   de   tout   ce   qui   sert   à 
l'entretien de la vie humaine... Leur commerce se mène avec le chef de la tribu qui 
représente le peuple entier. »  1

Quand,  dans  notre  exposé  précédent,   nous   commencions   l'échange  par   un   cas 
isolé ­ l'échange entre le cordonnier et le boulanger ­ et le traitions comme quelque 
chose   d'occasionnel,   cela   correspondait   à   la   stricte   vérité   historique.   Au   début, 
l'échange entre les différentes tribus est purement occasionnel, irrégulier ; il dépend 
des rencontres ou contacts entre eux  . C'est pourquoi le premier troc régulier apparaît 
2

chez les peuples nomades, car leurs fréquents déplacements les amènent en contact 
avec   d'autres   peuples.   Tant   que   l'échange   est   occasionnel,   seuls   les   produits   en 
excédent, ce qui reste une fois couverts les besoins propres de la tribu. sont offerts en 
échange.   Avec   le   temps,   les   échanges   occasionnels   se   répétant   plus   souvent,   ils 
deviennent une habitude, puis une règle et peu à peu on commence à fabriquer des 
produits directement pour l'échange. Les tribus et les peuples se spécialisent dans une 
ou plusieurs branches de leur production en vue de l'échange. La division du travail 
entre les tribus et communautés se développe. Longtemps, le commerce reste un troc, 
produit contre produit. Dans beaucoup de régions des États­Unis, le troc était répandu 
à la fin du XVIIe siècle. Dans le Maryland, l'Assemblée législative fixait les propor­
tions dans lesquelles on devait échanger le tabac, l'huile, la viande de porc, et le pain. 
A Corrientes, en 1815, de jeunes colporteurs couraient les rues en criant : « Du sel 
pour des chandelles, du tabac pour du pain ! » Dans les villages russes, jusque dans 
les années 1890, des colporteurs, appelés Prasols, pratiquent le troc simple avec les 
paysans. Ils échangent toutes sortes de petits objets, tels que aiguilles, dés à coudre, 
rubans, boutons, pipes, savons, etc., contre des brosses, du duvet, des peaux de lapin 
et autres objets analogues. Les potiers, les ferblantiers, etc., parcourant la Russie avec 
leur voiture, pratiquent un commerce semblable en échangeant leurs propres produits 
contre du grain, du chanvre, du lin, de la toile, etc.  3

Les occasions d'échange se multipliant et devenant plus régulières, la marchandise 
qui est la plus aisée à fabriquer et peut le plus souvent être échangée est de bonne 
heure séparée des autres, dans chaque région, dans chaque tribu, ou bien au contraire, 
celle qui manque le plus, qui est la plus désirée. Le sel par exemple et les dattes 
jouent ce rôle dans le désert du Sahara, le sucre aux Indes occidentales anglaises, le 
tabac en Virginie et en Maryland, ce qu'on appelle le « thé en brique » (un mélange de 
feuilles de thé et de graisse sous la forme de briques) en Sibérie, l'ivoire chez les 

1   Laffitteau : « Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps», 
1724, vol. Il, pp. 322­323.
2   Note marginale de R. L. (au crayon) : NB. Fouilles préhistoriques ! Avant tout les nomades.
3   « Sieb. », p. 246 (sans doute Nikolaï Sieber, « David Ricardo et Karl Marx », Moscou, 1879. 
Cf. note 2, p. 49 de la traduction).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 164

nègres d'Afrique, les grains de cacao dans l'ancien Mexique. Les particularités  du 
climat et du sol amènent, dans les différentes régions, à mettre à part une « marchan­
dise   générale   »   propre   à   servir   à   tout   le   commerce   et   d'intermédiaire   dans   les 
échanges. La même chose se produit avec l'occupation particulière à chaque tribu. 
Chez   les   peuples   de   chasseurs,   le   gibier   est   la   «   marchandise   générale   »   qu'ils 
proposent   en   échange   de   tous   les   produits   possibles.   Dans   le   commerce   de   la 
compagnie de la baie d'Hudson, les peaux de castors ont joué ce rôle. Chez les tribus 
de   pêcheurs,   les   poissons   sont   l'intermédiaire   naturel   de   toutes   les   opérations 
d'échange. Dans les îles Shetland, d'après le récit d'un voyageur français, même pour 
l'achat d'un billet de théâtre on fait l'appoint avec du poisson  . La nécessité d'avoir 
1

une telle marchandise appréciée de tous, pour servir de moyen général des échanges, 
se fait parfois vivement sentir. Voici par exemple comment Samuel Baker  , voyageur  2

bien connu, décrit son troc avec les tribus nègres au cœur de l'Afrique : « Il devient de 
plus en plus difficile de se procurer les vivres. Les indigènes ne vendent de la farine 
qu'en échange de la viande. C'est pourquoi nous nous la procurons comme suit : nous 
achetons auprès de marchands turcs des « marteaux » (bêches) de fer en échange de 
vêtements et de chaussures ; contre les marteaux, nous achetons un bœuf, celui­ci est 
amené dans un village éloigné et abattu, et la viande est partagée environ en 100 
morceaux. Avec cette viande et avec trois grands paniers, mes gens s’assoient par 
terre, les indigènes viennent alors et versent chacun dans les paniers un petit panier de 
farine pour un morceau de viande. Voilà un exemple du pénible commerce de la 
farine en Afrique centrale. »

Avec le passage à l'élevage. le bétail devient la marchandise générale dans le troc, 
et la mesure générale de valeur. C'était le cas chez les Grecs anciens, comme Homère 
nous   les   dépeint.   En   décrivant   l'armure   de   chaque   héros,   il   dit   que   l'armure   de 
Glaucus   coûtait   100   bœufs,   celle   de   Diomède   9   bœufs.   Mais   à   côté   du   bétail, 
quelques  autres  produits  servaient   de monnaie  chez  les  Grecs  à  cette  époque.   Le 
même Homère dit que, lors du siège de Troie, on payait le vin de Lemnos tantôt en 
bœufs, tantôt en cuivre ou en fer. Chez les anciens  Romains, nous l'avons dit,  la 
notion d' « argent » était  identique  à celle  de bétail  ; de même, chez  les  anciens 
Germains. le bétail était la marchandise générale. Avec le passage à l'agriculture, les 
métaux, le fer et le cuivre acquièrent une importance éminente dans l'économie, en 
partie comme matière dont on fabrique les armes et les outils agricoles. Le métal, 
produit plus abondant et d'un usage plus répandu, devient la marchandise générale et 
remplace de plus en plus le bétail. Il devient marchandise générale, d'abord parce que 
son utilité naturelle ­ comme matière de toutes sortes d'outils ­ le rend généralement 
désirable. A ce stade, il est utilisé dans le commerce à l'état brut aussi, en barres et au 
poids. Chez les Grecs, le fer était en usage général, chez les Romains le cuivre, chez 
les Chinois un mélange de cuivre et de plomb. Beaucoup plus tard, les métaux dits 
précieux, l'argent et l'or, sont utilisés pour les échanges. Eux aussi sont utilisés à l'état 
1   Note marginale de R. L.: Sieb., p. 247.
2   Samuel Baker: « Voyage aux sources du Nil », pp. 221­222.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 165

brut, au poids. L'origine de la marchandise générale, de la monnaie, simple produit 
utile à un usage quelconque, est encore visible  . Le simple morceau d'argent qu'on 
1

donnait  un jour  en échange  de farine,  pouvait  servir le  lendemain  à  fabriquer   un 


brillant bouclier. L'usage exclusif des métaux précieux comme monnaie, c'est­à­dire 
sous forme de pièces de monnaie, était inconnu chez les Hindous, chez les Égyptiens 
et même chez les Chinois. Les anciens Juifs ne connaissaient que les pièces de métal 
au poids. C'est qu'Abraham, comme  il est dit dans  l'Ancien  Testament,  paya  400 
siècles d'argent bien pesés à Ephron pour la tombe de Sara. Il est admis qu'on n'a 
commencé à frapper la monnaie qu'au Xe ou même au vine siècle avant J.­C., et ce 
sont les Grecs qui commencèrent. Les Romains l'apprirent des Grecs, ils frappèrent 
leurs premières pièces d'argent et d'or au IIIe siècle avant J.­C.   Avec les pièces de 
2

monnaie en or et en argent, la longue histoire millénaire de l'évolution de l'échange 
prend sa forme achevée et définitive.

L'argent, la marchandise générale, était déjà formé, avant même qu'on utilise les 
métaux  pour faire  de l'argent.  Sous  la forme de bétail,  l'argent a déjà les   mêmes 
fonctions dans l'échange qu'aujourd'hui les pièces d'argent : intermédiaire pour les 
opérations   d'échange.   mesure   de   valeur,   moyen   de   thésauriser,   incarnation   de   la 
richesse. Ce n'est que sous sa forme métallique que la destination de l'argent apparaît 
aussi sous son aspect extérieur. L'échange commence par le simple troc entre deux 
produits du travail. Il se réalise parce que l'un des producteurs ­ l'une des commu­
nautés ou des tribus ­ se passe mal des produits de l'autre. Ils s'aident mutuellement en 
échangeant   les   produits   de   leur   travail.   De   telles   opérations   de   troc   se   répétant 
régulièrement, un produit détient la préférence, parce que désiré de tous, il devient 
l'intermédiaire de tous les échanges, la marchandise générale. En soi, tout produit du 
travail pourrait devenir monnaie : les bottes ou les chapeaux, la toile ou la laine, le 
bétail ou le blé. Les marchandises les plus diverses ont joué ce rôle pendant un temps. 
Le choix ne dépend que des besoins particuliers et de l'occupation particulière des 
peuples. Le bétail est généralement apprécié comme produit utile, comme moyen de 
subsistance. A la longue, il est désiré comme monnaie et accepté comme tel. Car il 
sert   à   chacun   comme   tel,   à   conserver   les   fruits   de   son   travail   sous   une   forme 
échangeable à tout moment contre n'importe quel autre produit du travail. Le bétail, à 
la différence des autres produits privés, est le seul produit directement social, parce 
qu'échangeable à tout moment. Dans le bétail, la double nature de la monnaie s'expri­
me encore : un coup d'œil sur le bétail montre que, bien que marchandise générale, 
produit social, il est en même temps un simple moyen de subsistance que l'on peut 
abattre et consommer, un produit ordinaire du travail humain, du travail d'un peuple 
de bergers. Dans la pièce d'argent, tout souvenir de l'origine de la monnaie comme 
simple produit a déjà disparu. Le petit disque d'or frappé n'est bon à rien d'autre, n'a 
d'autre usage que de servir de moyen d'échange. de marchandise générale. Il n'est plus 
1   Note marginale de R. L. Pourquoi les métaux précieux ont­ils gardé ce rôle ?
2   Note marginale de R. L. Sieb., p. 248.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 166

marchandise que dans la mesure où, comme toute autre marchandise, il est le produit 
du travail humain, du travail du chercheur d'or et de l'orfèvre, mais il a perdu tout 
usage   privé   comme   moyen   de   subsistance,   il   n'est   plus   qu'un   morceau   de   travail 
humain sans aucune forme utile ni utilisable pour la vie privée, il n'a plus aucun usage 
comme moyen de subsistance privé, comme nourriture, vêtement ou parure ou quoi 
que ce soit, il n'a plus pour but que l'usage purement social : il sert d'intermédiaire 
pour l'échange d'autres marchandises. C'est dans l'objet en soi le plus dénué de sens et 
de but, la pièce d'or, que le caractère purement social de l'argent, de la marchandise 
générale, trouve son expression la plus pure et la plus achevée.

L'adoption définitive de l'argent    sous sa forme métallique a pour conséquence 
1

une   forte   extension   du   commerce   et   le   déclin   des   relations   sociales   qui   visaient 
autrefois non le commerce, mais la consommation personnelle. Le commerce désa­
grège la vieille communauté communiste, il accélère l'inégalité de fortune entre ses 
membres,   l'effondrement   de   la   propriété   commune   et   finalement   le   déclin   de   la 
communauté elle­même  . La petite exploitation paysanne libre qui ne produit que 
2

pour elle­même et ne vend que le superflu pour mettre l'argent dans le bas de laine, 
est peu à peu forcée, en particulier par l'introduction de l'impôt en argent, à vendre 
finalement toute sa production, pour acheter par la suite la nourriture, les vêtements, 
les ustensiles ménagers, même le grain pour les semailles. La Russie des dernières 
décennies nous a donné l'exemple d'une telle transformation de l'exploitation paysan­
ne,   d'une   exploitation   produisant   pour   ses   propres   besoins   en   une   exploitation 
produisant pour le marché et allant à la ruine complète. Dans l'esclavage antique, le 
commerce a apporté de profondes transformations. Tant que les esclaves ne servaient 
qu'à l'économie domestique, aux travaux agricoles ou artisanaux pour les besoins du 
maître et de sa famille, l'esclavage avait un caractère patriarcal. Lorsque les Grecs et 
les   Romains  eurent   pris   goût   à   l'argent  et   firent   produire  pour  le   commerce,   une 
exploitation   inhumaine   des   esclaves   commença    qui   amena   les   grandes   révoltes 
3

d'esclaves, en elles­mêmes sans espoir, mais signe de ce que l'esclavage se survivait 
et était devenu un ordre insoutenable. La même chose se répète avec le servage au 
Moyen Age. C'était d'abord une forme de protection accordée à la paysannerie par les 
seigneurs nobles auxquels les paysans devaient une redevance déterminée en nature 
ou en travail, redevance qui couvrait les besoins propres des seigneurs. Plus tard, 
lorsque  la  noblesse  eut  découvert  les  agréments   de  l'argent,   les   redevances   et   les 
prestations en travail furent sans cesse augmentées dans des buts commerciaux, les 
corvées devinrent le servage, le paysan fut exploité jusqu'aux dernières limites  . Pour  4

finir l'extension du commerce et la domination de l'argent amenèrent à remplacer les 
prestations en nature des serfs par des redevances en argent. La dernière heure de tous 
les   rapports   féodaux  a   sonné.  Le  commerce   du  Moyen   Age   apporte  puissance   et 
1   Note marginale de R.L.: NB. Remplacement des métaux courants par les métaux précieux, or.
2   Note marginale de R. L. : Donner plus de détails.
3   Karl Marx: « Le Capital», Éditions sociales, 1950, tome I, p. 232.
4   Ibid., pp. 234­235.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 167

richesse aux villes, il entraîne par là même la décomposition et la chute des anciennes 
corporations. L'essor de l'argent­métal donne naissance au commerce mondial. Dès 
l'antiquité, certains peuples, tels les Phéniciens, se consacrent au rôle de marchands 
entre les peuples pour attirer vers eux des masses d'argent et accumuler des richesses 
sous forme d'argent. Au Moyen Age, ce rôle échoit  aux villes, surtout aux   villes 
italiennes. Après la découverte de l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes 
orientales   à   la   fin   du   XVe   siècle,   le   commerce   mondial   connaît   une   soudaine 
extension : les pays nouveaux offraient à la fois de nouveaux produits et de nouvelles 
mines   d'or,   c'est­à­dire   la   matière   première   de   l'argent.   Après   les   énormes 
importations d'or en provenance d'Amérique au XVIe siècle, les villes du nord de 
l'Allemagne ­ principalement les villes hanséatiques ­ accèdent à d'énormes richesses, 
puis c'est le tour de la Hollande et de l'Angleterre. Dans les villes européennes et, 
pour une grande part, à la campagne, l'économie marchande, c'est­à­dire la production 
en vue de l'échange, devient la forme dominante de la vie économique. L'échange 
commence dans les ténèbres de la préhistoire, aux frontières des tribus communistes 
sauvages,   il   s'élève   et   grandit   en   marge   de   toutes   les   organisations   économiques 
planifiées   successives  ,   simple   économie   paysanne   libre,   despotisme   oriental, 
1

esclavage antique, servage et féodalisme du Moyen Age, corporations urbaines. puis 
les dévore l'une après l'autre, contribue à leur effondrement   et établit finalement la 
2

domination de l'économie de producteurs privés isolés complètement anarchique et 
sans planification comme forme unique de l'économie régnante.

1   Note marginale de R.L. : NB. Faux frais de la société sans plan : elle doit reproduire toute sa 
richesse dans l'argent.
2   Note   marginale   de   R.   L.   :   NB.   Signification   du   commerce   pour   la   civilisation   depuis   ... 
(illisible). Intern. lien entre eux.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 168

IV
Retour à la table des matières

Une fois l'économie marchande devenue la forme dominante de la production en 
Europe, au moins dans les villes, au XVIIIe siècle, les savants commencèrent à se 
demander sur quoi cette économie reposait. L'échange ne se fait que par l'intermé­
diaire de l'argent et la valeur de chaque marchandise  dans l'échange s'exprime en 
argent. Que peut bien signifier cette expression de la valeur en argent et sur quoi 
repose la valeur de chaque marchandise dans le commerce ? Telles sont les premières 
questions  qu'a étudiées   l'économie   politique.   Dans   la  deuxième   moitié  du   XVIIIe 
siècle et au début du XIXe, les Anglais Adam Smith et  David Ricardo  firent cette 
grande découverte que la valeur d'une marchandise est le travail humain accumulé en 
elle, que dans l'échange des marchandises des quantités égales de travail différent 
s'échangent  entre  elles.  L'argent  n'est que l'intermédiaire  et  ne fait  qu'exprimer   la 
quantité de travail accumulée dans chaque marchandise. Il est étonnant qu'on puisse 
parler d'une grande découverte, car on pourrait croire qu'il n'y a rien de plus clair et 
qui aille plus de soi que de dire que l'échange des marchandises repose sur le travail 
accumulé en elles. L'habitude générale    et exclusive prise d'exprimer la valeur des 
1

marchandises en or avait masqué cet état naturel. Quand le cordonnier et le boulanger 
échangent leurs produits, on conçoit clairement que l'échange se produit parce que, 
malgré leur usage différent, chacun des produits a coûté du travail, que l'un a la même 
valeur que l'autre dans la mesure où ils ont exigé le même temps. Si je dis, une paire 
de souliers coûte 10 marks, cette expression est d'abord tout à fait mystérieuse. Qu'ont 
de   commun   une   paire   de   chaussures   et   10   marks,   en   quoi   sont­ils   identiques   et 
peuvent­ils s'échanger ? Comment peut­on même comparer entre elles des choses si 
différentes  ? Comment peut­on prendre en échange  d'un produit utile  comme  des 
chaussures   un   objet   aussi   inutile   et   dénué   de   sens   que   les   petits   disques   d'or   ou 
d'argent frappés d'un sceau ? Comment se fait­il enfin que ces petits disques de métal 
aient le pouvoir magique de s'échanger contre tout dans le monde ?

Les fondateurs de l'économie politique, les Smith, les Ricardo, n'ont pas réussi à 
répondre à toutes  ces  questions. Découvrir que dans  la valeur d'échange  de  toute 
marchandise, dans l'argent aussi, il y a simplement du travail humain, et qu'ainsi la 
valeur de toute marchandise est d'autant plus grande que sa production a exigé plus de 
1   Note   marginale   de   R.   L.   Illusions   de   l'or   :   la   chasse   à   l'or   ­   découverte   de   l'Amérique, 
mercantilisme de Charles Quint, Alchimie (or).
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 169

travail et inversement, ce n'est reconnaître que la moitié de la vérité. L'autre moitié de 
la vérité consiste à expliquer comment et pourquoi le travail humain prend la forme 
étrange de la valeur d'échange et la forme mystérieuse de l'argent. Les fondateurs 
anglais de l'économie politique ne se sont pas posé cette question ; car ils considé­
raient le fait de créer des marchandises pour l'échange et pour de l'argent comme une 
propriété naturelle du travail humain. En d'autres termes, ils admettaient que l'homme 
doit   produire   de   ses   mains   des   marchandises   pour   le   commerce   tout   aussi 
naturellement qu'il doit manger et boire, qu'il a des cheveux sur la tête et un nez au 
milieu de la figure. Ils y croyaient si fermement qu'Adam Smith se demande si les 
animaux ne commercent pas entre eux et il ne répond négativement que parce qu'on 
n'a pas observé de tels  exemples  chez les animaux. Il dit : « Elle (la division  du 
travail)   est   la   conséquence   nécessaire,   quoique   lente   et   progressive,   d'un   certain 
penchant de la nature humaine... : le penchant à échanger, à s'aider réciproquement et 
à négocier une chose contre une autre. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier si ce penchant 
est un de ces instincts inhérents à la nature humaine, dont on ne peut rendre compte 
ou, ce qui est plus probable, s'il est la conséquence nécessaire de la raison  et  du 
langage. Il est commun à tous les hommes et ne se retrouve chez aucune autre espèce 
animale qui semble ne connaître ni cette sorte de contrat ni aucune autre. »  1

Cette conception naïve signifie que les fondateurs de l'économie politique étaient 
persuadés que l'ordre social capitaliste dans lequel tout est marchandise et tout n'est 
produit que pour le commerce, est le seul ordre social possible et éternel, qu'il durera 
aussi longtemps que le genre humain vivra sur terre.

Karl Marx qui, en tant que socialiste, ne tenait pas l'ordre capitaliste pour le seul 
ordre éternellement possible mais pour une forme sociale historique et passagère, a, le 
premier,   établi   des   comparaisons   entre   la   situation   actuelle   et   celle   des   époques 
antérieures.   Il   en   est   ressorti   que   les   hommes   ont   vécu   et   travaillé   pendant   des 
millénaires sans savoir grand­chose de l'argent et de l'échange. Ce West que dans la 
mesure où tout travail commun et planifié cessa dans la société et où la société se 
désagrégea en un amas informe et anarchique de producteurs libres et indépendants, 
sur le fondement de la propriété privée, que l'échange devint le seul moyen d'unir les 
individus   atomisés   et   leurs   activités   en   une   économie   sociale   cohérente.   Le   plan 
économique commun précédant la production fut remplacé par l'argent, qui devint le 
seul lien social direct, parce qu'il est la seule réalité commune aux nombreux travaux 
privés, morceau de travail humain sans aucune utilité, produit dénué de sens et inapte 
à tout usage dans la vie privée. Cette invention dénuée de sens est donc une nécessité 
sans laquelle l'échange et, par conséquent, toute l'histoire de la civilisation depuis la 
dissolution du communisme primitif, serait impossible. Les théoriciens de l'économie 
politique bourgeoise considèrent l'argent comme une chose importante et indispen­
sable, mais seulement du point de vue de la communauté purement extérieure des 
échanges. On ne peut en réalité dire cela de l'argent que dans le sens où on dit par 
1   Adam Smith : « Wealth of Nations ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 170

exemple que l'humanité a inventé la religion par commodité. L'argent et la religion 
sont deux produits prodigieux de la civilisation humaine, ils ont leur racine dans des 
situations   très  précises  et  passagères   et,  de  même  qu'ils   sont apparus  un   jour,   ils 
deviendront un jour superflus. Les énormes dépenses annuelles pour la production 
d'or, comme les dépenses du culte, comme les dépenses consacrées aux prisons, au 
militarisme, à l'assistance publique, qui pèsent lourdement sur l'économie sociale et 
sont des frais nécessaires de cette forme d'économie, disparaîtront d'eux­mêmes avec 
la disparition de l'économie marchande.

L'économie marchande, dans son mécanisme interne, nous paraît un ordre écono­
mique merveilleusement harmonieux et reposant sur les plus hauts principes de la 
morale. Car, premièrement, la liberté individuelle complète y règne, chacun travaille 
à quoi il veut, comme il veut, autant qu'il veut, selon son bon plaisir ; chacun est son 
propre maître et n'a à se soucier que de son propre avantage. Deuxièmement, les uns 
échangent   leurs   marchandises,   c'est­à­dire   le   produit   de   leur   travail,   contre   les 
produits   des   autres,   le   travail   s'échange   contre   le   travail,   à   quantités   égales   en 
moyenne. Il règne donc une égalité et une réciprocité totale des intérêts. Troisième­
ment, il n'y a, dans l'économie marchande, de marchandise que contre une marchan­
dise, de produit du travail que contre un produit du travail. C'est la plus grande équité. 
Effectivement, les philosophes et les hommes politiques du XVIIIe siècle qui lattaient 
pour le triomphe de la liberté économique, pour l'abolition des derniers vestiges des 
anciens rapports de domination, des règlements des corporations et du servage féodal, 
les hommes de la grande Révolution Française promettaient à l'humanité le paradis 
sur terre, le règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

D'importants socialistes étaient du même avis dans la première moitié du XIXe 
siècle. Lorsque l'économie politique scientifique fut fondée et que Smith et Ricardo 
eurent fait cette grande découverte que toute la valeur des marchandises repose sur le 
travail   humain,   quelques   amis   de   la   classe   ouvrière   s'imaginèrent   qu'en   opérant 
correctement  l'échange  des  marchandises,  l'égalité  et  la justice  intégrales   devaient 
régner dans la société.  Car si on échange toujours du travail contre du travail  en 
quantités égales, il est impossible que se produise une inégalité des richesses, sauf 
celle, bien méritée, entre le travailleur laborieux et le paresseux, et toute la richesse 
sociale doit appartenir nécessairement à ceux qui travaillent, à la classe ouvrière. Si 
nous voyons quand même    dans la société actuelle de grandes différences dans la 
1

situation des hommes, la richesse à côté de la misère (et la richesse justement chez 
ceux qui ne travaillent pas), la misère chez ceux dont le travail crée toutes les valeurs, 
il faut manifestement que cela provienne de quelque malhonnêteté dans l'échange, 
due au fait que l'argent intervient comme intermédiaire dans l'échange des produits du 
travail. L'argent masque le fait que la véritable origine de toutes les richesses est le 
travail ; il provoque de continuelles oscillations des prix et donne la possibilité de prix 
arbitraires,   d'escroqueries   et   d'accumulation   de   richesses   aux   dépens   des   autres. 
1   Note marginale de R. L. (au crayon) : Cf. John Bellers, Bernstein, Rev. Angl., p. 354.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 171

Supprimons   donc   l'argent   !   Ce   socialisme   visant   à   la   suppression   de   l'argent   est 


apparu d'abord en Angleterre où, dès les années 20 et 30 du siècle dernier, de très 
talentueux   auteurs,   comme  Thompson,   Bray  et   d'autres,   le   défendaient   ;   puis   le 
hobereau conservateur pomméranien et brillant économiste Rodbertus réinventa cette 
sorte de socialisme en Prusse et, pour la troisième fois, Proudhon réinventa ce socia­
lisme en France en 1849. On entreprit même des essais pratiques. Sous l'influence de 
Bray,  on créa à Londres et dans d'autres villes anglaises des « Bazars pour le juste 
échange du travail » où les marchandises étaient apportées et échangées rigoureuse­
ment d'après le temps  de travail contenu en elles, sans l'intermédiaire  de l'argent. 
Proudhon  a propose aussi à cet effet la fondation de sa « banque populaire ». Ces 
tentatives   et   la   théorie   elle­même   firent   bientôt   faillite.   En   réalité,   l'échange   de 
marchandises   sans   argent   est   impensable   et   les   variations   de   prix   qu'on   voulait 
supprimer   sont   le   seul   moyen   d'indiquer   aux   producteurs   de   marchandises   s'ils 
produisent trop ou trop peu d'une marchandise, s'ils emploient à leur production plus 
ou moins de travail qu'il ne faut, s'ils fabriquent les marchandises qu'il faut ou non. Si 
l'on   supprime   cet   unique   moyen   de   s'entendre   entre   producteurs   de   marchandises 
isolés dans une économie anarchique, ces derniers sont complètement perdus, ils ne 
sont pas seulement sourds­muets, mais aveugles. La production s'arrête et la tour de 
Babel capitaliste s'effondre. Les plans socialistes qui voulaient faire de la production 
marchande capitaliste une production socialiste par la seule suppression de l'argent, 
est donc une pure utopie.

Qu'en est­il donc en réalité de la liberté, de l'égalité et de la fraternité dans la 
production marchande ? Comment peut­il se former une inégalité des richesses dans 
cette production marchande, où chacun ne peut obtenir quoi que ce soit que contre un 
produit du travail et où des valeurs égales s'échangent contre des valeurs égales ? 
L'économie capitaliste se caractérise pourtant par l'inégalité criante dans la situation 
matérielle des hommes, par l'accumulation de richesses dans quelques mains et la 
misère croissante des masses. La question qui résulte logiquement de ce qui précède, 
est donc la suivante : Comment l'économie marchande et l'échange des marchandises  
à leur valeur rendent­ils le capitalisme possible ?
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 172

Chapitre cinquième

LE TRAVAIL 
SALARIÉ

Retour à la table des matières

Toutes les marchandises s'échangent à leur valeur, c'est­à­dire d'après le travail 
socialement nécessaire contenu en elles. Si l'argent joue le rôle d'intermédiaire, cela 
ne change rien à ce fondement de l'échange : l'argent n'est que l'expression du travail 
social, et la quantité de valeur contenue dans chaque marchandise s'exprime par la 
quantité d'argent pour laquelle la marchandise est vendue. Sur la base de cette loi de 
la   valeur,   il   règne   une   égalité   complète   entre   les   marchandises   sur   le   marché.   Il 
régnerait aussi une égalité complète entre les vendeurs de marchandises s'il n'y avait 
pas parmi les millions de marchandises différentes qui s'échangent sur le marché, une 
marchandise de nature tout à fait particulière : la force de travail. Cette marchandise 
est apportée sur le marché par ceux qui ne possèdent pas de moyens de production 
permettant   de   produire   d'autres   marchandises.   Dans   une   société   qui   repose   sur 
l'échange des marchandises, on n'obtient que par voie d'échange. Quiconque n'apporte 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 173

pas de marchandises, n'a pas de moyen de subsistance. La marchandise est le seul titre 
donnant à un homme l'accès à une part du produit social, part qu'elle mesure en même 
temps. Tout homme obtient en marchandises de son choix une part correspondant à la 
quantité de travail socialement nécessaire qu'il a fourni sous forme de marchandise. 
Pour vivre, tout homme doit donc fournir et vendre une marchandise. La production 
et la vente de marchandises est devenue la condition de l'existence humaine. Pour 
produire n'importe quelle marchandise, il faut des moyens de travail, des outils, etc., 
des matières premières, un lieu de travail, un atelier avec les conditions nécessaires 
du travail, éclairage, etc., enfin une certaine quantité de nourriture pour vivre pendant 
la durée de la production et jusqu'à la vente de la marchandise. Seules quelques rares 
marchandises  négligeables  peuvent être  produites  sans  moyens  de production,   par 
exemple les champignons ou les baies récoltés dans la forêt, les coquillages ramassés 
sur   le   rivage.   Même   là,   il   faut   quelques   moyens   de   production,   des   paniers   par 
exemple,   et  en   tout  cas  des  vivres   permettant   de  subsister   pendant   ce  travail.   La 
plupart des marchandises exigent des frais importants, parfois énormes, en moyens de 
production, dans toute société de production marchande développée. A celui qui n'a 
pas ces moyens de production, qui ne peut produire des marchandises, il ne reste plus 
qu'à s'apporter lui­même, c'est­à­dire sa propre force de travail, comme marchandise 
sur le marché.

Comme toute autre marchandise, la marchandise « force de travail » a sa valeur 
déterminée. La valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail 
nécessaire à sa production. Pour produire la marchandise « force de travail », une 
quantité   déterminée   de   travail   est   également   nécessaire,   le   travail   qui   produit   la 
nourriture, les vêtements, etc., pour le travailleur. La force de travail d'un homme 
vaut ce qu'il faut de travail pour le maintenir en état de travailler, pour entretenir sa 
force de travail. La valeur de la marchandise « force de travail » est donc représentée 
par la quantité de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance pour le 
travailleur. En outre, comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de 
travail se traduit sur le marché par un prix, c'est­à­dire en argent. L'expression moné­
taire, c'est­à­dire le prix de la marchandise « force de travail », s'appelle le  salaire. 
Pour toute autre marchandise, le prix monte si la demande augmente plus vite que 
l'offre, et il baisse, si au contraire l'offre est plus grande que la demande. Il se passe la 
même   chose   en   ce   qui   concerne   la   marchandise   «   force   de   travail   »   :   quand   la 
demande en travailleurs augmente, les salaires ont tendance à monter ; si la demande 
diminue ou si le marché du travail est saturé de marchandise fraîche, les salaires ont 
une tendance à baisser. Comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de 
travail et, donc, son prix, augmentent si la quantité de travail nécessaire à sa product­
ion,   en   l'occurrence   les   moyens   de   subsistance,   exigent   plus   de   travail   pour   leur 
propre  production. Inversement,  toute économie  de travail  dans  la fabrication   des 
moyens de subsistance du travailleur entraîne une baisse de la valeur de la force de 
travail,  ainsi que  son prix,  le salaire.  « Diminuez  le  coût  de production   des   cha­
peaux », écrivait Ricardo en 1817, « et leur prix descendra finalement à leur nouveau 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 174

prix naturel, même si la demande se multiplie par deux, trois ou quatre. Diminuez les 
frais d'entretien des hommes en abaissant le prix naturel des vivres et des vêtements 
nécessaires pour vivre, et vous verrez que les salaires baisseront, même si la demande 
en travailleurs monte considérablement. »

La marchandise « force de travail » ne se distingue en rien des autres marchan­
dises sur le marché, si ce n'est qu'elle est inséparable de son vendeur, le travailleur, et 
qu'elle ne supporte pas d'attendre trop longtemps l'acheteur, Darce qu'elle périra avec 
son   porteur,   le   travailleur,   par   manque   de   vivres,   tandis   que   la   plupart   des 
marchandises peuvent attendre plus ou moins longtemps leur vente. La particularité 
de la marchandise « force de travail » ne se manifeste donc pas sur le marché où seule 
la valeur d'échange joue un rôle. Cette particularité réside dans la valeur d'usage de 
cette marchandise. Toute marchandise est achetée pour les avantages que son usage 
peut apporter. On achète des bottes pour se protéger les pieds, une tasse pour boire du 
thé. A quoi peut servir la force de travail qu'on achète ? Évidemment, à travailler. 
Nous ne sommes  pas  plus  avancés. En tout temps, les  hommes  ont pu et  ont dû 
travailler, depuis que l'humanité existe, et pourtant des millénaires se sont écoulés, où 
la force de travail était complètement inconnue en tant que marchandise. Imaginons 
que l'homme avec toute sa force de travail ne puisse produire de moyens de subsis­
tance que pour lui­même, l'achat d'une telle force de travail, donc la force de travail 
comme marchandise, n'aurait aucun sens. Car si quelqu'un achète et paie la force de 
travail, puis la fait travailler avec ses propres moyens de production et s'il n'obtient 
comme   résultat   que   de   quoi   entretenir   le   porteur   de   la   marchandise   achetée,   le 
travailleur, cela voudrait dire que le travailleur, en vendant sa force de travail, obtient 
les moyens de production d'autrui et, avec eux, travaille pour lui­même. Ce serait une 
affaire aussi absurde du point de vue de l'échange des marchandises que si quelqu'un 
achetait des bottes pour en faire ensuite cadeau au cordonnier. Si la force de travail 
humain ne permettait pas d'autre usage, elle n'aurait aucun avantage pour l'acheteur et 
ne   pourrait   pas   apparaître   comme   marchandise.   Car   seuls   des   produits   apportant 
certains avantages peuvent figurer comme marchandises. Pour que la force de travail 
puisse être une marchandise, il ne suffit pas que l'homme puisse travailler quand on 
lui  donne des  moyens  de  production,  il faut  qu'il  puisse travailler  plus  qu'il  n'est 
nécessaire à son propre entretien. Il faut qu'il puisse travailler en plus pour l'acheteur 
de sa force de travail. Il faut que la marchandise « force de travail » puisse remplacer, 
par l'usage que l'on en fait, c'est­à­dire par le travail, son propre prix, le salaire, et 
fournir en outre du surtravail à l'acheteur. La force de travail a effectivement cette 
propriété. Mais qu'est­ce à dire ? Est­ce une propriété naturelle de l'homme ou du 
travailleur que de pouvoir fournir du surtravail ? Eh bien ! à l'époque où l'homme 
avait besoin d'un an pour confectionner une hache en pierre, de plusieurs mois pour 
fabriquer un arc, ou faisait un feu en frottant pendant des heures deux morceaux de 
bois   l'un   contre   l'autre,   l'entrepreneur   le   plus   rusé   et   le   plus   dénué   de   scrupules 
n'aurait   pu   extorquer   d'un   homme   le   moindre   surtravail.   Un   certain   niveau   de 
productivité du travail est nécessaire pour que l'homme puisse fournir un surtravail. Il 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 175

faut que les outils, l'habileté, le savoir, la maîtrise des forces de la nature aient déjà 
atteint un niveau suffisant pour que la force d'un homme soit en état de produire les 
moyens de subsistance nécessaires non seulement à lui­même, mais éventuellement à 
d'autres.  Ce  perfectionnement   des  outils,  ce  savoir,  cette   maîtrise   de  la  nature   ne 
s'acquièrent qu'à travers l'expérience douloureuse et millénaire de la société humaine. 
La  distance   qui  existe  entre  les  premiers   outils   de pierre   grossièrement  taillés,   la 
découverte   du   feu,   et   les   actuelles   machines   à   vapeur   et   à   électricité,   c'est   toute 
l'évolution sociale de l'humanité, évolution qui n'a été possible qu'à l'intérieur de la 
société, par la vie en commun et la coopération entre les hommes. Cette productivité 
du travail qui confère à la force du travail de l'actuel travailleur salarié la propriété de 
fournir du surtravail n'est pas une particularité physiologiques innée de l'homme, c'est 
un phénomène social, le fruit d'une longue évolution. Le surtravail de la marchandise 
« force de travail » n'est qu'un autre nom de la productivité du travail social, qui 
permet au travail d'un homme d'en entretenir plusieurs.

La productivité du travail, surtout lorsque les conditions naturelles la favorisent, à 
un niveau primitif de civilisation, ne conduit pas toujours et partout à la vente de la 
force de travail et à son exploitation capitaliste. Voyons ces régions tropicales  de 
l'Amérique   centrale   et   du   sud,   qui   ont   été   après   la   découverte   de   l'Amérique   et 
jusqu'au début du XIXe siècle des colonies espagnoles, régions au climat chaud et au 
sol fertile où les bananes sont la principale nourriture des populations. « Je doute, 
écrit Humboldt, qu'il existe ailleurs sur la terre une plante produisant une telle quan­
tité de matière nutritive sur une si petite surface de terre.» « Un demi­hectare, planté 
de bananes de la grande espèce, calcule Humboldt, peut produire de la nourriture pour 
plus de 50 personnes, alors qu'en Europe, le même demi­hectare fournirait à peine 
576   kg   de   farine   en   un   an   ­quantité   qui   serait   insuffisante   pour   nourrir   deux 
personnes. » Or la banane ne réclame que très peu de soins, il suffit de remuer une ou 
deux fois légèrement la terre autour des racines. « Au pied des Cordillères, dans les 
vallées   humides   de   Veracruz,   Valladolid   et   Guadalajara,   continue  Humboldt,  un 
homme   qui   n'y   consacre   que   deux   jours   d'un   travail   facile   par   semaine,   peut   se 
procurer des vivres pour toute sa famille. » Il est clair qu'en soi la productivité du 
travail permet ici une exploitation et un savant à l'âme authentiquement capitaliste, 
Malthus, s'écrie en pleurant, à la description de ce paradis terrestre : « Quels énormes 
moyens pour la production de richesses infinies ! » En d'autres termes : quelle mine 
d'or dans le travail de ces mangeurs de bananes, pour des entrepreneurs astucieux, 
s'ils   pouvaient   mettre   ces   paresseux   au   travail   !   En   réalité,   les   habitants   de   ces 
contrées bénies ne songeaient pas à trimer pour amasser de l'argent, ils surveillaient 
un   peu   les   arbres   de   temps   à   autre,   mangeaient   leurs   bananes   de   bon   appétit   et 
passaient leur temps libre au soleil à jouir de l'existence. Humboldt dit de façon très 
caractéristique   :   «   Dans   les   colonies   espagnoles,   on   entend   souvent   dire   que   les 
habitants   de   la   zone   tropicale   ne   sortiront   pas   de   l'état  d'apathie   dans  lequel   ils 
demeurent  depuis des siècles, tant que les bananiers n'auront pas été arrachés  sur 
ordre du roi. » Cette « apathie », du point de vue capitaliste européen, est précisément 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 176

l'état d'esprit des peuples qui vivent encore dans le communisme primitif où le but du 
travail   humain   est  la   satisfaction   des   besoins   naturels   de  l'homme,   et   non   l'accu­
mulation   de   richesses.   Tant   que   ces   rapports   prédominent,   on   ne   peut   songer   à 
l'exploitation des hommes par d'autres hommes, aussi grande que soit la productivité 
du   travail,   ni   à   l'utilisation   de   la   force   de   travail   humain   pour   la   production   de 
surtravail.

L'entrepreneur moderne n'a pas découvert le premier cette propriété de la force de 
travail. Dès les temps anciens, nous voyons l'exploitation du surtravail par ceux qui 
ne travaillent pas. L'esclavage dans l'Antiquité, le servage au Moyen Age reposent 
tous   deux   sur   le   niveau   déjà   atteint   de   la   productivité,   sur   la   capacité   du   travail 
humain à entretenir plus d'un homme. Tous deux sont l'expression différente de la 
manière dont une classe de la société tire avantage de cette productivité en se faisant 
entretenir par l'autre classe. En ce sens, l'esclave antique et le serf médiéval sont les 
ancêtres directs de l'actuel ouvrier salarié. Ni dans l'Antiquité ni au Moyen Age, la 
force de travail n'est devenue une marchandise, malgré sa productivité et malgré son 
exploitation. Ce qu'il y a de particulier dans les rapports actuels du travailleur salarié 
avec l'entrepreneur, ce qui les distingue de l'esclavage comme du servage, c'est la 
liberté personnelle du travailleur. La vente de la force de travail est une affaire privée 
de l'homme, elle est volontaire et repose sur la liberté individuelle totale. Elle a pour 
condition que le travailleur ne possède pas de moyens de production. S'il en avait, il 
produirait   lui­même   des   marchandises   et   ne   vendrait   pas   sa   force   de   travail.   La 
séparation de la force de travail et des moyens de production est ce qui, à côté de la 
liberté personnelle, fait de la force de travail une marchandise. Dans l'économie escla­
vagiste, la force de travail n'est pas séparée des moyens de production, elle constitue 
elle­même un moyen de production et appartient en propriété privée au maître, au 
même titre que les outils, les matières premières, etc. L'esclave n'est qu'une partie de 
la masse indistincte des moyens de production pour le propriétaire d'esclaves. Dans le 
servage, la force de travail est liée au moyen de production, la glèbe, elle n'est qu'un 
accessoire   du   moyen   de   production.   Les   corvées   et   les   redevances   ne   sont   pas 
fournies par des personnes, mais par la terre ; si la terre passe en d'autres mains de 
travailleurs par héritage ou autrement, il en est de même des redevances.

Maintenant, le travailleur est personnellement libre, il n'est pas la propriété de 
quelqu'un, il n'est pas non plus enchaîné au moyen de production. Les moyens de 
production sont entre certaines mains, la force de travail en d'autres mains, et les deux 
propriétaires   se   font   face   en   acheteurs   et   en   vendeurs   libres   et   autonomes,   le 
capitaliste  en acheteur,  le travailleur  en vendeur de la force de travail.  La  liberté 
personnelle et la séparation entre la force de travail et les moyens de production ne 
conduisent pas toujours au travail salarié, à la vente de la force de travail,  même 
quand la productivité du travail est élevée. Nous en avons vu un exemple dans la 
Rome antique, après que la masse des petits paysans libres ait été chassée de ses 
terres   par   la   formation   de   grands   domaines   nobles   exploitant   des   esclaves.   Ils 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 177

restèrent personnellement des hommes libres, mais, ne possédant plus de terres, donc 
de moyens de production, ils affluèrent à Rome en prolétaires libres. Cependant, ils 
ne pouvaient y vendre leur force de travail, car ils n'auraient pas trouvé d'acheteurs ; 
les riches propriétaires et les capitalistes n'avaient pas besoin d'acheter de la force de 
travail   libre,   parce   qu'ils   se   faisaient   entretenir   par   leurs   esclaves.   Le   travail   des 
esclaves suffisait alors pleinement à satisfaire les besoins des grands propriétaires qui 
se faisaient fabriquer toutes les choses possibles par eux. Or ils ne pouvaient utiliser 
plus de force de travail que ce qu'il fallait pour leur propre vie et pour leur luxe, car le 
but   de   la   production   par   les   esclaves   était   la   consommation   et   non   la   vente   de 
marchandises. Il était interdit aux prolétaires romains de vivre de leur travail, il ne 
leur   restait   qu'à   vivre   de   la   mendicité,   de   la   mendicité   d'État,   de   la   distribution 
périodique de vivres. Au lieu du travail salarié, on eut dans la Rome antique l'entre­
tien des hommes libres et sans biens aux frais de l'État. Ce qui fait dire à l'économiste 
français Sismondi :

Dans la Rome antique. la société entretenait ses prolétaires, aujourd'hui les prolé­
taires  entretiennent  la société.  » Si aujourd'hui le travail  des prolétaires  pour  leur 
propre entretien et pour celui d'autres personnes, si la vente de leur force de travail est 
possible, c'est parce que le travail libre est la seule et unique forme de la production et 
parce qu'en tant que production marchande, elle n'a pas pour but la consommation 
directe, mais la vente. Le propriétaire d'esclaves achetait des esclaves pour sa commo­
dité et pour son luxe, le seigneur féodal extorquait des corvées et des redevances aux 
serfs dans le même but : pour vivre largement avec sa parenté. L'entrepreneur moder­
ne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe 
pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en 
retirer de l'argent. Ce qui fait de lui un capitaliste et du travailleur un salarié.

La vente de la force de travail comme marchandise implique toute une série de 
relations historiques et sociales déterminées. L'apparition de la marchandise « force 
de travail » sur le marché indique : 1) que le travailleur est personnellement libre ; 2) 
qu'il est séparé des moyens de production et que ceux­ci sont rassemblés entre les 
mains de ceux qui ne travaillent pas ; 3) que la productivité du travail a un niveau 
élevé,   c'est­à­dire   qu'il   est   possible   de   fournir   un   surtravail   ;   4)   que   l'économie 
marchande est dominante, c'est­à­dire que la création de surtravail sous la forme de 
marchandises à vendre est le but de l'achat de la force de travail.

Du point de vue du marché, l'achat et la vente de la marchandise force de travail 
est une affaire tout à fait ordinaire, comme il s'en fait des milliers à chaque instant, 
comme l'achat de bottes ou d'oignons. La valeur de la marchandise et ses variations, 
son prix et ses oscillations, l'égalité et l'indépendance de l'acheteur et du vendeur sur 
le marché, le caractère libre de l'affaire ­ tout cela est exactement identique à toute 
autre opération d'achat. Cependant, la valeur d'usage particulière de cette marchan­
dise, les rapports particuliers que cette valeur d'usage crée, font de cette opération 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 178

quotidienne de l'univers marchand un rapport social particulier. Voyons ce qui va en 
sortir.

L'entrepreneur achète la force de travail et, comme tout acheteur, il paie sa valeur, 
c'est­à­dire les frais de production, en payant à l'ouvrier un prix en salaire qui couvre 
l'entretien de l'ouvrier. La force de travail achetée est en mesure, avec les moyens de 
production utilisés en moyenne dans la société, de produire plus que les simples faits 
d'entretien. C'est déjà une condition de toute l'opération qui, sinon, n'aurait pas de 
sens ; en cela réside la valeur d'usage de la marchandise « force de travail». Étant 
donné que la valeur de l'entretien de la force de travail est déterminée, comme pour 
toute autre marchandise, par la quantité de travail nécessaire à sa production, nous 
pouvons   admettre   que   la   nourriture,   les   vêtements,   etc.,   permettant   de   maintenir 
quotidiennement en état de travailler le travailleur, demandent, disons par exemple : 
six heures de travail. Le prix de la marchandise « force de travail », c'est­à­dire le 
salaire, doit représenter en argent six heures de travail. L'ouvrier ne travaille pas six 
heures pour son patron, il travaille plus longtemps, disons par exemple onze heures. 
Dans ces onze heures, il a en six heures restitué au patron le salaire reçu, puis il y 
rajouté encore cinq heures de travail gratuit, il en a fait cadeau au patron. La journée 
de travail de tout ouvrier se compose de deux parties : une partie payée, où l'ouvrier 
ne fait que restituer la valeur de son entretien, où il travaille pour ainsi dire pour lui­
même, et une partie non payée, où il fait du travail gratuit ou du surtravail pour le 
capitaliste.

La situation était semblable pour les formes antérieures d'exploitation sociale. A 
l'époque du servage, le travail du serf pour lui­même et son travail pour le seigneur 
étaient même distincts dans le temps et l'espace. Le paysan savait exactement quand 
et en quelle quantité il travaillait pour lui et quand et en quelle quantité il travaillait 
pour l'entretien de son seigneur noble ou religieux. Il travaillait d'abord quelques jours 
sur son propre champ, puis quelques jours sur les terres seigneuriales. Ou bien il 
travaillait le matin sur son champ et l'après­midi sur celui du seigneur, ou bien encore 
quelques semaines sur le sien et ensuite quelques semaines sur le champ seigneurial. 
Dans un village de l'Abbaye Maurusmünster en Alsace, vers le milieu du XIIe siècle, 
les corvées étaient par exemple fixées comme suit : du milieu d'avril au milieu de 
mai, chaque famille paysanne fournissait un homme trois jours pleins par semaine, de 
mai à la Saint Jean un après­midi par semaine, de la Saint Jean aux fenaisons, deux 
jours par semaine, à l'époque de la moisson, trois après­midi par semaine et, de la 
Saint Martin à Noël, trois jours pleins par semaine. A la fin du Moyen Age, avec les 
progrès du servage, les corvées augmentèrent tant, il est vrai, que presque tous les 
jours de la semaine et toutes les semaines de l'année y passaient et que le paysan 
n'avait presque plus le temps pour cultiver son propre champ. Même alors, il savait 
qu'il ne travaillait pas seulement pour lui, mais pour d'autres. Le paysan le plus borné 
ne pouvait se faire d'illusion.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 179

Dans le travail salarié moderne, la situation est tout autre. L'ouvrier ne produit pas 
pendant   la   première   partie   de   sa   journée   de   travail   les   objets   dont   il   a   besoin   : 
nourriture, vêtements, etc., et ensuite d'autres choses pour le patron. L'ouvrier d'usine 
produit toute la journée le même objet, un objet dont il n'a besoin lui­même que pour 
une très petite part ou même pas du tout : des ressorts d'acier ou des courroies de 
caoutchouc ou du tissu de soie ou des tuyaux de fonte. Dans leur masse indistincte, 
les ressorts d'acier ou les courroies ou le tissu qu'il produit au cours de la journée se 
ressemblent tous, on n'y remarque pas la moindre différence, qu'une partie d'entre eux 
représente du travail payé et une autre du travail non payé, qu'une partie soit pour 
l'ouvrier et une autre pour le patron. Au contraire, le produit auquel travaille l'ouvrier 
n'a pour lui aucune utilité et pas la moindre parcelle ne lui appartient; tout ce que 
l'ouvrier produit appartient à l'entrepreneur. Voilà une grande différence extérieure 
entre le travail salarié et le servage. Le serf avait peu de temps pour travailler sur son 
propre   champ   et   le   travail   qu'il   faisait   pour   lui   lui   appartenait.   Dans   le   cas   du 
travailleur salarié moderne, tout le produit appartient au patron et son travail à l'usine 
a l'air de ne rien avoir de commun avec son entretien. Il a reçu son salaire et peut en 
faire ce qu'il veut. En échange, il doit faire le travail que lui indique le patron et tout 
ce qu'il produit appartient au patron. La différence, invisible au travailleur, apparaît 
dans les comptes du patron, quand il calcule ce que lui rapporte la production de ses 
ouvriers. Pour le capitaliste, c'est la différence entre la somme d'argent qu'il encaisse 
après la vente du produit et ses dépenses, tant pour les moyens de production que 
pour les salaires de ses ouvriers. Ce qui lui reste comme profit, c'est justement la 
valeur créée par le travail non payé, c'est­à­dire la plus­value créée par les ouvriers. 
Tout   travailleur   produit   d'abord   son   propre  salaire,   puis   la   plus­value   dont   il   fait 
cadeau  au   capitaliste,   même  s'il  ne  produit   que  des  courroies   de  caoutchouc,   des 
étoffes de soie ou des tuyaux de plomb. S'il a tissé Il mètres de soie en Il heures, 6 
mètres de cette étoffe contiennent la valeur de son salaire et 5 sont la plus­value pour 
le patron.

La différence entre le salariat et le servage ou l'esclavage a d'autres conséquences 
importantes. L'esclave ou le serf fournissaient leur travail pour les besoins privés, la 
consommation du seigneur. Ils produisaient pour lui des vivres, des vêtements, des 
meubles, des objets de luxe, etc. C'était la norme avant que l'esclavage et le servage 
dégénèrent et déclinent sous l'influence du commerce. Les capacités de consomma­
tion de l'homme, même le luxe de la vie privée, ont leurs limites à chaque époque. Le 
propriétaire d'esclaves antique ou le noble du Moyen Age ne pouvaient avoir plus que 
des greniers pleins, des étables pleines, de riches vêtements, une vie opulente pour 
eux­mêmes   et  leur  entourage,   des  demeures  richement   meublées.  On ne   peut   pas 
conserver en trop grandes réserves les objets d'usage quotidien, sinon ils se détério­
rent : le grain risque de moisir ou les souris et les rats risquent de le manger, les 
réserves  de   foin  et   de  paille  brûlent  facilement,   les   vêtements  s'abîment,   etc.,   les 
produits laitiers, les fruits et les légumes se conservent difficilement. La consomma­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 180

tion avait, même en cas de vie très opulente, ses limites naturelles dans l'économie de 
servage ou d'esclavage, et par là même, l'exploitation de l'esclave ou du serf avait ses 
limites. Il en est autrement pour l'entrepreneur qui achète la force de travail pour 
produire   des   marchandises.   La   plupart   du   temps,   ce   que   le   travailleur   fabrique   à 
l'usine n'est utile, ni à lui ni au patron. Ce dernier ne fait pas produire des vêtements 
ou de la nourriture pour lui, mais une marchandise dont il n'a pas besoin du tout lui­
même. Il fait produire les étoffes de soie ou des tuyaux ou des cercueils pour s'en 
débarrasser le plus vite possible, pour les vendre. Il les fait produire pour en tirer de 
l'argent. Ses dépenses lui sont restituées, le surtravail lui est donné sous la forme 
monétaire.   C'est   dans   ce   but,   pour   faire   de   l'argent   avec   le   travail   impayé   des 
travailleurs, qu'il fait toute l'affaire et achète la force de travail. Or nous savons que 
l'argent   est   le   moyen   de   l'accumulation   de   richesses   sans   limites.   Sous   la   forme 
monétaire, la richesse ne perd rien de sa valeur, même si elle est entreposée  très 
longtemps. Au contraire, nous le verrons, la richesse entreposée sous forme monétaire 
semble même augmenter.  Sous la forme monétaire, la richesse ne connaît aucune 
limite, elle peut augmenter à l'infini. Par suite, la soif de surtravail chez le capitaliste 
moderne   n'a   pas   non   plus   de   limites.   Plus   il   tirera   de   travail   non   payé   de   ses 
travailleurs, mieux ce sera. Extorquer de la plus­value, et l'extorquer sans limites, tel 
est le but et le rôle de l'achat de force de travail.

La tendance naturelle du capitaliste à accroître la plus­value qu'il extorque aux 
travailleurs trouve avant tout deux voies simples qui s'offrent d'elles­mêmes, si l'on 
considère la façon dont est composée la journée de travail. La journée de travail de 
tout ouvrier salarié se compose normalement de deux parties : une partie où l'ouvrier 
restitue son propre salaire et une partie où il fournit du travail non payé, de la plus­
value. Pour augmenter au maximum la seconde partie, l'entrepreneur peut procéder de 
deux façons : soit qu'il prolonge la journée de travail, soit qu'il réduise la première 
partie, la partie payée de la journée de travail, c'est­à­dire abaisse le salaire de l'ou­
vrier.  Effectivement,   le  capitaliste  a  recours   aux  deux méthodes,   d'où  résulte   une 
double tendance dans le système du salariat : une tendance à la prolongation de la 
journée de travail et une tendance à la réduction des salaires.

Quand le capitaliste achète la marchandise « force de travail », il l'achète, comme 
toute autre marchandise, pour en tirer un avantage. Tout acheteur de marchandise 
cherche à tirer le plus d'usage possible de ses marchandises. Le plein usage et tous les 
avantages de la marchandise appartiennent à l'acheteur. Le capitaliste qui a acheté la 
force de travail a, du point de vue de l'achat de marchandise, le droit d'exiger que la 
marchandise achetée lui serve, aussi longtemps que possible. S'il a payé la force de 
travail pour une semaine, l'usage lui en appartient pendant une semaine et, de son 
point de vue d'acheteur, il a le droit de faire travailler l'ouvrier sept fois 24 heures s'il 
le peut. D'un autre côté, le travailleur, en tant que vendeur de marchandise, a un point 
de vue inverse. Certes, l'usage de la force de travail appartient au capitaliste, cepen­
dant cet usage trouve ses limites dans la force physique et intellectuelle de l'ouvrier. 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 181

Un cheval peut travailler huit heures par jour sans être abîmé. Un homme doit, pour 
récupérer la force usée dans le travail,  avoir un certain  temps pour prendre de la 
nourriture, des vêtements, pour se reposer, etc. S'il ne l'a pas, sa force de travail non 
seulement s'use, mais se détruit. Un travail excessif l'affaiblit et raccourcit la vie du 
travailleur. Si, par un usage immodéré de la force de travail, le capitaliste raccourcit 
la   vie   du   travailleur   de   deux   semaines   en   une   semaine,   c'est   comme   s'il   s'était 
approprié trois semaines pour le salaire d'une semaine. Toujours du point de vue du 
commerce de marchandises, cela signifie que le capitaliste vole l'ouvrier. En ce qui 
concerne la longueur de la journée de travail, le capitaliste et le travailleur défendent, 
sur le marché, deux points de vue opposés, et la longueur effective de la journée de 
travail ne peut se décider que comme une question de rapport de forces, par la lutte 
entre la classe capitaliste et la classe ouvrière  . En soi, la journée de travail n'a aucune 
1

limite déterminée ; nous trouvons, selon les époques et les lieux, des journées de 
travail de huit, dix, douze, quatorze, seize et dix­huit heures. La journée de travail est 
l'enjeu   d'une   lutte   séculaire.   Dans   cette   lutte,   nous   distinguons   deux   périodes 
importantes. La première commence dès la fin du Moyen Age, au XIVe siècle, alors 
que le capitalisme fait ses premiers pas timides et commence à secouer les chaînes 
des corporations. A l'époque la plus florissante de l'artisanat, la durée normale du 
travail était habituellement d'environ dix heures, et les repas, le sommeil, le repos, les 
dimanches et les jours de fête étaient comptés largement et confortablement.  Cela 
suffisait à l'ancien artisanat avec ses méthodes de travail assez lentes, mais non aux 
entreprises qui commençaient à prendre la forme de fabriques.

La première chose que les capitalistes arrachèrent aux gouvernements, ce furent 
des lois contraignantes pour prolonger la durée du travail. Du XIVe siècle jusqu'à la 
fin du XVIIe siècle, nous voyons en Angleterre, comme en France et en Allemagne, 
des lois sur la journée de travail minimale, c'est­à­dire l'interdiction faite aux ouvriers 
et aux compagnons de travailler moins d'une durée déterminée, douze heures par jour 
le plus souvent. La lutte contre la paresse des travailleurs, voilà le grand cri depuis le 
Moyen Age jusqu'au XVIIIe siècle. Depuis que le pouvoir des anciennes corporations 
artisanales est brisé et qu'une masse prolétarienne sans aucun moyen de travail n'a que 
la vente de sa force de travail, depuis que d'autre part les grandes manufactures sont 
nées avec leur fébrile production de masse, un tournant s'opère. On se met à pressurer 
les travailleurs de tout âge et des deux sexes de façon si effrénée que des populations 
ouvrières sont en quelques années fauchées comme par la peste. En 1863, un député 
déclarait au parlement anglais : « L'industrie cotonnière a 90 ans... En trois généra­
tions de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers cotonniers. »   Et un  2

écrivain bourgeois anglais,  John Wade,  écrit dans son ouvrage sur  L'histoire de la 


classe moyenne et de la classe ouvrière : « La cupidité des maîtres de fabriques leur 
fait commettre, dans la poursuite du gain, des cruautés que les Espagnols, lors de la 

1   Note marginale de R. L. : Intérêts de la production capitaliste elle­même ?
2   Karl Marx: « Le Capital», Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 262.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 182

conquête de l'Amérique, ont à peine surpassées dans leur poursuite de l'or. »    En  1

Angleterre,   dans   les   années   1860,   au   XIXe   Siècle,   on   employait   dans   certaines 
branches d'industrie, comme la fabrication de dentelles, des enfants de 9 à 10 ans 
depuis 2, 3 et 4 heures du matin jusqu'à 10, 11 et 12 heures du soir. On connaît la 
situation en Allemagne, telle qu'elle régnait il y a peu dans l'étamage des miroirs au 
mercure   et   dans   la   boulangerie   ou   telle   qu'elle   règne   dans   la   confection,   dans 
l'industrie à domicile. C'est l'industrie capitaliste moderne qui la première a inventé le 
travail de nuit. Dans toutes les sociétés antérieures, la nuit passait pour un temps 
réservé par la nature au repos de l'homme. L'entreprise capitaliste a découvert que la 
plus­value   extorquée   de   nuit   aux   ouvriers   ne   se   distingue   en   rien   de   celle   qu'on 
extorque   de   jour   et   elle   a   instauré   les   équipes   de   jour   et   de   nuit.   De   même,   le 
dimanche, rigoureusement respecté par les corporations au Moyen Age, est tombé 
victime de la soif capitaliste de plus­value et s'ajoute aux autres jours de travail. Des 
douzaines d'autres petites inventions ont permis d'allonger la journée de travail : la 
prise des repas pendant le travail, sans aucune pause, le nettoyage des machines après 
la fin du travail pendant le temps de repos, et non plus pendant le temps de travail 
normal, etc.

Cette pratique des capitalistes, qui s'est appliquée libre. ment et sans frein dans les 
premières décennies, rendit bientôt nécessaire une nouvelle série de lois sur la journée 
de   travail,   cette   fois­ci   non   plus   pour   la   rallonger,   mais   pour   la   raccourcir.   Ces 
premières prescriptions légales sur la durée maximale de la journée de travail ont été 
imposées, non pas tant sous la pression des travailleurs que par le simple instinct de 
conservation de la société capitaliste. Les premières décennies de la grande industrie 
ont eu des effets si dévastateurs sur la santé et les conditions de vie des travailleurs, 
ont provoqué une mortalité et une morbidité si effrayantes, de telles déformations 
physiques, un tel abandon moral, des épidémies, l'inaptitude au service militaire, que 
l'existence même de la société en paraissait profondément menacée  . Il était clair que 2

si l'État ne mettait pas un frein à la poussée naturelle du capital vers la plus­value, ce 
dernier   transformerait   à   plus   ou   moins   long   terme   des   États   entiers   en   vastes 
cimetières où l'on ne verrait plus que les ossements des travailleurs. Or, sans travail­
leurs, pas d'exploitation des travailleurs. Il fallait donc que, dans son propre intérêt, 
pour permettre l'exploitation future, le capital impose quelques limites à l'exploitation 
présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son 
exploitation. Il fallait passer d'une économie de pillage non rentable à une exploita­
tion rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale, 
1   Karl Marx: « Le Capital», Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 239.
2   Depuis l'introduction de la conscription obligatoire, la taille moyenne des hommes adultes et, 
par suite, la taille légalement prescrite pour le recrutement ne cesse de diminuer. Avant la Grande 
Révolution, la taille minimum dans l'infanterie française était de 165 cm après la loi de 1818, elle 
était de 157 cm ; depuis 1852, de 156 cm il y a en moyenne en France la moitié d'exemptés pour 
taille insuffisante ou autre infirmité. En Saxe, en 1780, la taille moyenne des soldats était de 178 
cm ; dans les années 1860, elle n'était plus que de 155 cm ; en Prusse, elle était de 157 cm. En 
1858, Berlin n'a pu fournir son contingent de remplacement, il manquait 156 hommes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 183

comme naissent d'ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la 
chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le 
gibier noble, afin qu'il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la 
chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail 
du prolétariat, pour qu'elle puisse servir rationnellement à l'exploitation capitaliste. 
On comme  Marx  le dit: la limitation du travail en usine était dictée par la même 
nécessité qui force l'agriculteur à mettre de l'engrais dans ses champs. La législation 
des fabriques voit le jour pas à pas, d'abord pour les enfants et les femmes, dans une 
lutte tenace de dizaines d'années contre la résistance des capitalistes individualistes. 
Puis la France a suivi, la Révolution de février 1848 proclama la journée de douze 
heures   sous   la   pression   du   prolétariat   parisien   victorieux,   et   c'est   la   première   loi 
générale sur la durée du travail de tous les travailleurs, même des adultes, dans toutes 
les branches d'industrie. Aux États­Unis, en 1861, dès la fin de la guerre civile qui 
abolit l'esclavage, un mouvement général des travailleurs commence pour la journée 
de huit heures et passe ensuite sur le continent européen. En Russie, les premières lois 
pour la protection des femmes et des enfants mineurs sont nées de l'agitation dans les 
usines du district de Moscou en 1882, et la journée de Il heures et demie pour les 
hommes  est  née  des   premières  grèves   générales  des   60 000  ouvriers  du   textile  à 
Petersbourg en 1896 et 1897. L'Allemagne, avec ses lois protégeant seulement les 
femmes et les enfants, est maintenant à la traîne des autres grands États modernes.

Nous n'avons parlé que d'un aspect du travail salarié : la durée du travail, et nous 
voyons que le simple achat et la simple vente de la marchandise « force de travail » 
entraîne des phénomènes singuliers. Il faut ici dire avec Marx : « Notre travailleur, il 
faut l'avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu'il n'y est entré. Il 
s'était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail 
», vis­à­vis de possesseurs d'autres marchandises, marchand en face de marchand. Le 
contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d'un accord entre 
deux   volontés   libres,   celle   du   vendeur   et   celle   de   l'acheteur.   L'affaire   une   fois 
conclue, il se découvre qu'il n'était point un agent libre; que le temps pour lequel il lui 
est  permis  de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est  forcé  de la 
vendre, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un 
muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. Pour se défendre contre les « serpents 
de leurs tourments », il faut que les ouvriers ne fassent plus qu'une tête et qu'un cœur ; 
que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière 
infranchissable,   un  obstacle   social  qui   leur   interdise   de   se   vendre   au   capital   par 
contrat libre, eux et leur progéniture, jusqu'à l'esclavage et la mort. »  1

Par les lois sur la protection du travail, la société actuelle reconnaît officiellement 
pour la première fois que l'égalité et la liberté formelles qui sont le fondement de la 
production   et   de   l'échange   de   marchandises,   ont   fait   faillite,   qu'elles   se   sont 

1   Karl Marx: « Le Capital », livre I, p. 836. Ibid.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 184

transformées en leurs contraires, dès lors que la force de travail se présente comme 
une marchandise.

III
Retour à la table des matières

La   deuxième   méthode   du   capitaliste   pour   augmenter   la   plus­value   consiste   à 


abaisser  les  salaires.  Le salaire,  pas  plus  que  la journée  de travail,  n'a  de  limites 
déterminées. Quand nous parlons de salaire, il nous faut avant tout distinguer l'argent 
que le travailleur reçoit de l'entrepreneur et la quantité de moyens de subsistance qu'il 
a pour cet argent. Si nous savons que le travailleur reçoit un salaire de 2 marks par 
jour, c'est comme si nous ne savions rien. Car avec ces 2 marks, on peut acheter 
beaucoup moins en période de vie chère qu'en période de vie bon marché ; dans un 
pays, la pièce de 2 marks implique un autre niveau de vie que dans un autre, cela 
varie  même  d'une contrée   à l'autre  dans  un même  pays. Le  travailleur  peut  aussi 
recevoir plus d'argent qu'avant en salaire et ne pas vivre mieux, sinon vivre plus mal. 
Le salaire réel est la somme des moyens de subsistance que le travailleur obtient, 
tandis que le salaire en argent n'est que le salaire nominal. Si le salaire n'est que 
l'expression monétaire de la valeur de la force de travail, cette valeur est représentée 
par la quantité de travail employée à produire les moyens de subsistance nécessaires 
au travailleur.

Que   sont   les   «   moyens   de   subsistance   nécessaires   »   ?   Indépendamment   des 


différences   individuelles   d'un   travailleur   à   l'autre,   qui   ne   jouent   pas   de   rôle,   les 
différences  de niveau  de vie de la classe ouvrière dans les différents  pays  et  aux 
différentes   époques   montrent   que   c'est   là   une   notion   très   variable   et   extensible. 
L'ouvrier anglais le mieux placé considère la consommation quotidienne de bifteck 
comme nécessaire à la vie, le coolie chinois vit d'une poignée de riz. Vu le caractère 
extensible de la notion de « moyens de subsistance nécessaires », une lutte semblable 
à celle concernant la longueur de la journée de travail se déroule entre capitaliste et 
travailleurs au sujet de l'importance du salaire. Le capitaliste se place à son point de 
vue d'acheteur de marchandises en déclarant : il est certes tout à fait juste que je 
doive, comme tout acheteur honnête, payer la marchandise « force de travail » à sa 
valeur, mais quelle est la valeur de la force de travail ? Eh bien ! je donne à mon 
ouvrier autant qu'il lui faut pour vivre ; ce qui est absolument nécessaire à l'entretien 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 185

de la vie humaine est indiqué d'abord par la science, la physiologie, et ensuite par 
l'expérience universelle. Il va de soi que je donne exactement ce minimum ; car si je 
donnais un sou de plus, je ne serais plus un acheteur honnête, mais un imbécile, un 
philanthrope qui fait de sa poche des cadeaux à celui dont il a acheté une marchandise 
; je ne fais pas non plus cadeau d'un sou à mon cordonnier ou à mon marchand de 
cigares   et   j'essaie   d'acheter   leur   marchandise   aussi   bon   marché   que   possible.   De 
même, je cherche à acheter la force de travail aussi bon marché que possible et nous 
sommes parfaitement quittes si je donne à mon ouvrier le strict minimum pour vivre.

Le capitaliste a entièrement raison du point de vue de la production marchande. 
L'ouvrier   n'a   pas   moins   raison,   quand   il   lui   rétorque,   en   tant   que   vendeur   de 
marchandise : je ne peux réclamer plus que la valeur effective de ma marchandise « 
force de travail ». J'exige justement que tu me paies la pleine valeur de ma marchan­
dise. Je ne désire donc pas plus que les moyens de subsistance nécessaires. Quels 
sont­ils   ?   Tu   dis   que   la   physiologie   et   l'expérience   y   répondent   en   montrant   le 
minimum dont un homme a besoin pour vivre. Tu entends donc par « moyens de 
subsistance nécessaires» la nécessité physiologique absolue. Cela est contre la loi de 
l'échange de marchandises. Car tu sais aussi bien que moi que ce qui détermine la 
valeur d'une marchandise sur le marché, c'est le travail  socialement  nécessaire a sa 
production. Si ton cordonnier t'apporte une paire de bottes et en réclame 20 marks 
parce qu'il y a travaillé quatre jours, tu lui diras : « J'ai les mêmes bottes à l'usine pour 
12 marks, car la paire y est fabriquée en un jour, avec des machines. Votre travail de 
quatre jours n'était pas nécessaire sociale. ment ­ car il est déjà courant de produire 
des bottes mécaniquement ­, même s'il était nécessaire pour vous qui n'avez pas de 
machines. Je n'y peux rien et ne vous paie que le travail socialement nécessaire, soit 
12 marks. » Tu procéderais ainsi pour l'achat de bottes, il faut donc que tu me paies 
les   frais   socialement   nécessaires   à   l'entretien   de   ma   force   de   travail,   quand   tu 
l'achètes. M'est socialement nécessaire pour vivre tout ce qui, dans notre pays et à 
notre époque, est considéré comme tel pour un homme de ma classe. En un mot, tu ne 
dois pas me donner le minimum physiologiquement nécessaire, ce qui me maintient 
tout juste en vie, comme à un animal, tu dois me donner le minimum socialement 
courant,   qui   m'assure   mon   niveau   de   vie   habituel.   Alors   seulement,   en   acheteur 
honnête, tu as payé la valeur de la marchandise, sinon tu l'achètes en dessous de sa 
valeur. »

Nous voyons que du point de vue purement marchand, l'ouvrier a au moins autant 
raison que le capitaliste. Ce n'est qu'à la longue qu'il impose ce point de vue ; car il ne 
peut l'imposer... que comme classe sociale, c'est­à­dire comme collectivité, comme 
organisation. C'est avec la formation des syndicats et du parti ouvrier que le salarié 
commence à imposer la vente de sa force de travail à sa valeur, c'est­à­dire à imposer 
son niveau de vie comme une nécessité sociale. Avant l'apparition des syndicats dans 
tel pays et dans telle branche d'activité, ce qui y est déterminant pour les salaires c'est 
la tendance des capitalistes à abaisser la subsistance au minimum physiologique, pour 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 186

ainsi dire animal, c'est­à­dire à payer constamment la force de travail au­dessous de sa 
valeur.   Les   temps   où   la   coalition   et   les   organisations   ouvrières   n'opposaient   pas 
encore   leur   résistance   à   la   domination   effrénée   du   capital   ont   amené   la   même 
dégradation barbare de la classe ouvrière en ce qui concerne les salaires, qu'en ce qui 
concerne la durée du travail avant les lois sur les fabriques. C'est une croisade du 
capital   contre   toute   trace   de   luxe,   de   confort,   d'aisance,   qui   aurait   pu   rester   au 
travailleur des temps de l'artisanat et de la paysannerie. C'est un effort pour réduire la 
consommation   du   travailleur   à   la   simple   absorption   d'un   minimum   de   nourriture, 
comme on nourrit le bétail, comme on huile une machine. Les ouvriers qui ont le plus 
bas niveau et le moins de besoins sont cités en exemple aux ouvriers trop « gâtés ». 
Cette croisade contre le niveau de vie des travailleurs a, comme le capitalisme lui­
même, commencé en Angleterre. Un écrivain anglais du XVIIIe siècle gémit: « Que 
l'on considère seulement la quantité ahurissante de choses superflues que consom­
ment nos ouvriers de manufactures, eau­de­vie, gin, thé, sucre, fruits exotiques, bière 
forte, tissus imprimés, tabac à priser et à fumer, etc. » On citait alors les ouvriers 
français, hollandais, allemands aux ouvriers anglais comme modèles de sobriété. Un 
fabricant anglais pouvait écrire : « Le travail est un tiers meilleur marché en France 
qu'en Angleterre : car les pauvres (c'est ainsi qu'on appelait les  ouvriers) français 
travaillent dur et sont parcimonieux en nourriture et en vêtements, ils consomment 
principalement du pain, des fruits, des herbes, des racines et du poisson séché ; ils 
mangent rarement de la viande et très peu de pain, quand le blé est cher. »

Vers le début du XIXe siècle, un Américain, le comte Rumford, a rédigé un livre 
de  cuisine  pour ouvriers  avec  des  recettes  pour rendre  la nourriture  moins   chère. 
Voici une recette extraite de ce célèbre livre qui reçut un accueil enthousiaste de la 
bourgeoisie de plusieurs pays : « Cinq livres d'orge, cinq livres de maïs, 30 pfennigs 
de hareng, 10 pfennigs de sel, 10 pfennigs  de vinaigre, 20 pfennigs  de  poivre   et 
d'herbes ­ total : 2,08 marks ­ donnent une soupe pour 64 personnes, et le prix par tête 
peut encore être abaissé de 3 pfennigs, vu les prix moyens du grain. » Les travailleurs 
des mines d'Amérique du Sud ont sans doute le travail le plus dur du monde, car il 
consiste à remonter  chaque jour sur leurs  épaules  une charge de 90 à 100  kg  de 
minerai, d'une profondeur de 450 pieds jusqu'à la surface ; or Justus Liebig raconte 
qu'ils ne vivent que de pain et de fèves. Ils préféreraient se nourrir seulement de pain, 
mais leurs maîtres ont découvert qu'ils travaillent moins dur avec du pain, alors ils les 
traitent comme des chevaux et les forcent à manger des fèves, car elles contribuent 
davantage que le pain à la formation des os. En France, la première révolte de la faim 
eut lieu dès 1831, ce fut la révolte des canuts de Lyon. C'est sous le Second Empire, 
lorsque le machinisme proprement dit fait son entrée en France, que le capital se livre 
aux plus grandes orgies dans l'abaissement des salaires. Les entrepreneurs désertèrent 
les villes pour la campagne où les bras sont moins chers. Ils poussèrent la chose si 
loin qu'il y eut des femmes travaillant pour un salaire journalier d'un sou, c'est­à­dire 
4 pfennigs. Ces temps heureux ne durèrent pas longtemps, il est vrai ; car de tels 
salaires ne permettaient même pas l'existence animale. En Allemagne, le capital a 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 187

d'abord introduit des conditions semblables dans le textile ou les salaires abaissés en 
dessous même du minimum physiologique ont provoqué dans les années 1840 les 
révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême. Aujourd'hui le minimum 
animal constitue la règle pour les salaires, partout où les syndicats n'exercent pas leur 
action   sur   le   niveau   de   vie,   chez   les   ouvriers   agricoles   en   Allemagne,   dans   la 
confection, dans les différentes branches de l'industrie à domicile.

IV
LA FORMATION DE L'ARMÉE DE RÉSERVE

Retour à la table des matières

Quand elle augmente la charge du travail et diminue le niveau de vie des travail­
leurs  jusqu'à la limite  physiologiquement  possible et même en deçà, l'exploitation 
capitaliste ressemble à l'exploitation de l'esclavage et du servage au moment de la pire 
dégénérescence  de ces deux formes d’économie,  donc quand elles  étaient  près  de 
s'écrouler. Mais ce que seule la production marchande capitaliste a engendré et qui 
était complètement inconnu de toutes les époques antérieures, c'est le non­emploi et 
par suite la non­consommation des travailleurs, en tant que phénomène permanent, ce 
qu'on appelle l'armée de réserve des travailleurs. La production capitaliste dépend du 
marché et doit suivre la demande. Cette dernière change constamment, engendrant 
alternativement ce qu'on appelle les années, les saisons, les mois de bonnes et de 
mauvaises   affaires.   Le   capital   doit   constamment   s'adapter   à   ce   changement   de   la 
conjoncture et occuper en conséquence tantôt davantage, tantôt moins de travailleurs. 
Il doit, pour avoir continuellement à sa disposition la quantité nécessaire de force de 
travail   répondant   aux   exigences   même   les   plus   élevées   du   marché,   maintenir   en 
réserve  un  nombre  important   de  travailleurs   inemployés,   à côté   de ceux   qui   sont 
employés.   Les   travailleurs   inemployés   n'ont   pas   de   salaire,   puisque   leur   force   de 
travail ne se vend pas, elle est seulement en réserve ; la non­consommation d'une 
partie de la force de travail est partie intégrante de la loi des salaires dans la produc­
tion capitaliste.

Comment   des   chômeurs   réussissent   à   vivre,   cela   ne   regarde   pas   le   capital,   il 
repousse toute tentative de supprimer l'armée de réserve comme une menace contre 
ses propres intérêts vitaux. La crise anglaise du coton en 1863 en a fourni un exemple 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 188

éclatant. Lorsque le manque de coton brut américain força soudain les filatures et les 
tissages anglais a interrompre leur production et que près d'un million de travailleurs 
se trouvèrent sans pain. une partie de ces chômeurs décida d'émigrer en Australie 
pour échapper  à la famine.  Ils  demandèrent  au parlement  anglais  d'accorder  deux 
millions de livres sterling pour permettre l'émigration (le 50 000 ouvriers sans travail. 
Cette   requête   ouvrière   provoqua   les   cris   d'indignation   des   fabricants   de   coton. 
L'industrie ne pouvait vivre sans machines, et les ouvriers sont comme les machines, 
il en faut en réserve.  « Le  pays  » subirait  une perte de quatre millions   de  livres 
sterlings,   si   les   chômeurs   affamés   partaient   subitement.   Le   parlement   refusa   en 
conséquence le fonds d'émigration et les chômeurs continuèrent à tirer le diable par la 
queue, pour constituer la réserve nécessaire au capital. Un autre exemple criant a été 
fourni,   en   1871,   par   les   capitalistes   français.   Après   la   chute   de   la   Commune,   le 
massacre des ouvriers parisiens, dans les formes légales et en dehors d'elles, prit de 
telles proportions que des dizaines de milliers de prolétaires, souvent les meilleurs et 
les plus travailleurs, l'élite de la classe ouvrière, furent assassinés ; alors le patronat, 
qui avait assouvi sa soif de vengeance, fut quand même pris d'inquiétude à l'idée que 
le manque de « bras » en réserve risquait d'être cruellement ressenti par le capital ; 
l'industrie allait, à cette époque, après la fin de la guerre, vers une expansion impor­
tante des affaires. Aussi plusieurs entrepreneurs parisiens s'employèrent­ils auprès des 
tribunaux   pour   modérer   les   poursuites   contre   les   Communards   et   sauver   les   bras 
ouvriers du bras séculier pour les remettre au bras du capital.

L'armée de réserve a une double fonction pour le capital d'une part, elle fournit la 
force de travail en cas d'essor soudain des affaires, d'autre part la concurrence des 
chômeurs  exerce  une pression continuelle  sur les  travailleurs  employés  et  abaisse 
leurs salaires au minimum. Marx distingue dans l'armée de réserve quatre couches 
dont la fonction est différente pour le capital et dont les conditions de vie diffèrent. La 
couche supérieure, ce sont, les ouvriers d'industrie périodiquement inemployés qui 
existent même dans les professions les mieux situées. Leur personnel change parce 
que chaque travailleur est chômeur un certain temps, puis employé pendant d'autres 
périodes leur nombre varie beaucoup selon la marche des affaires il est très important 
en période de crise et faible quand la conjoncture est bonne ; ils ne disparaissent 
jamais   complètement   et   augmentent   avec   le   progrès   de   l'industrie.   La   deuxième 
couche, c'est la masse des prolétaires sans qualification affluant de la campagne vers 
les villes ; ils se présentent sur le marché avec les exigences les plus modestes et ne 
sont liés à aucune branche industrielle particulière ; ils sont à l'affût d'une occupation, 
formant   un   réservoir   de   main­d’œuvre   pour   toutes   les   industries.   La   troisième 
catégorie, ce sont les prolétaires de bas niveau qui n'ont pas d'occupation régulière et 
sont   sans   cesse   à   la   recherche   d'un   travail   occasionnel.   C'est   là   qu'on   trouve   les 
journées de travail les plus longues et les plus bas salaires et c'est pourquoi cette 
couche est tout aussi utile, et tout aussi directement indispensable au capital que celle 
du   plus   haut   niveau.   Cette   couche   se   recrute   constamment   parmi   les   travailleurs 
excédentaires de l'industrie et de l'agriculture, en particulier dans l'artisanat en voie de 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 189

dépérissement et les professions subalternes en voie d'extinction. Cette couche consti­
tue le fondement de l'industrie à domicile et agit dans les coulisses, derrière la scène 
officielle de l'industrie. Elle n'a pas tendance à disparaître, elle croît au contraire parce 
que les effets de l'industrie à la ville et à la campagne vont dans ce sens et parce 
qu'elle a une forte natalité.

La quatrième couche de l'armée de réserve prolétarienne, ce sont les véritables « 
pauvres   »,   qui   sont   en   partie   aptes   au   travail   et   que   l'industrie   ou   le   commerce 
emploient partiellement en périodes de bonnes affaires ; en partie inaptes au travail : 
vieux   travailleurs   que   l'industrie   ne   peut   plus   employer,   veuves   de   prolétaires, 
orphelins de prolétaires, victimes estropiées et invalides de la grande industrie, de la 
mine, etc., enfin ceux qui ont perdu l'habitude de travailler, les vagabonds, etc. Cette 
couche   débouche   directement   sur   le   sous­prolétariat   :   criminels,   prostituées.   Le 
paupérisme, dit Marx, constitue l'hôtel des invalides de la classe ouvrière et le poids 
mort de son armée de réserve. Son existence découle aussi inévitablement de l'armée 
de réserve que l'armée de réserve découle du développement de l'industrie. La pauvre­
té   et   le   sous­prolétariat   font   partie   des   conditions   d'existence   du   capitalisme   et 
augmentent   avec   lui   :   plus   la   richesse   sociale,   le   capital   en   fonction   et   la   masse 
d'ouvriers employés par lui sont grands, et plus est grande la couche de chômeurs en 
réserve, l'armée de réserve. Plus l'armée de réserve est grande par rapport à la masse 
des ouvriers occupés, plus est grande la couche inférieure de pauvreté, de paupérisme, 
de crime. La masse des travailleurs inemployés et donc non rémunérés, et avec elle la 
couche des Lazare de la classe ouvrière ­ la pauvreté officielle ­ augmentent en même 
temps que le capital et la richesse. « Voilà, dit Marx, la loi générale, absolue,  de 
l'accumulation capitaliste. »  1

La formation d'une couche permanente et croissante de chômeurs était inconnue 
de   toutes   les   formes   antérieures   de   société.   Dans   la   communauté   communiste 
primitive, il va de soi que tout le monde travaille, autant qu'il faut, pour subvenir à 
son entretien, en partie par besoin immédiat, en partie sous la pression et l'autorité 
morales et sociales de la tribu, de la communauté. Tous les membres de la société 
sont   pourvus   en   moyens   de   subsistance.   Le   mode   de   vie   du   groupe   communiste 
primitif est assez bas et assez simple, les conditions sont primitives. Dans la mesure 
où il y a des moyens, ils sont également pour tous, et la pauvreté au sens actuel, la 
privation des moyens qui existent dans la société, est inconnue. La tribu primitive a 
faim,   de   temps   en   temps   ou   souvent,   quand   les   conditions   naturelles   lui   sont 
défavorables ; son dénuement est celui de la société en tant que telle, le dénuement 
d'une partie de ses membres, face à l'opulence d'une autre partie est impensable ; dans 
la mesure où les vivres sont assurés à l'ensemble de la société, ils le sont à chacun de 
ses membres.

1   Marx: «Le Capital», Éditions Sociales, 1950, tome 3, p. 87.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 190

Dans   l'esclavage   oriental   et   antique,   c'est   la   même   chose.   Aussi   exploité   et 
pressuré que fût l'esclave publie égyptien ou l'esclave privé grec, aussi grand que fût 
l'écart   entre   son   maigre   niveau   de   vie   et   l'opulence   de   son   maître,   sa   situation 
d'esclave lui assurait quand même l'existence. On ne laissait pas mourir d'inanition les 
esclaves, comme personne ne laisse mourir son cheval ou son bétail. C'est la même 
chose aux temps du servage médiéval : tout le système de dépendance féodale où le 
paysan était attaché à la glèbe et où chacun était le maître d'autres hommes ou le 
serviteur d'un autre ou les deux à la fois, ce système attribuait à chacun une place 
déterminée. Aussi pressurés que fussent les serfs, aucun seigneur n'avait le droit de 
les chasser de la glèbe, donc de les priver de leurs moyens d'existence. Les rapports 
féodaux obligeaient le maître à aider les paysans en cas de catastrophes, d'incendies, 
d'inondation, de grêle, etc. Ce n'est qu'à la fin du Moyen Age, quand le féodalisme 
commence   à   s'effondrer   et   le   capitalisme   moderne   à   faire   son   apparition,   que   la 
situation   change.   Au   Moyen   Age,   l'existence   de   la   masse   des   travailleurs   était 
assurée.  Il   se  forma  bien,   dès   cette  époque,   un  petit   contingent  de   pauvres   et   de 
mendiants, dû aux nombreuses guerres ou à la disparition de fortunes individuelles. 
L'entretien de ces pauvres passait pour une obligation de la société. Déjà l'empereur 
Charlemagne prescrivait expressément dans ses Capitulaires : « En ce qui concerne 
les  mendiants  qui   errent   dans   le   pays,   nous   voulons   que   chacun   de   nos   vassaux 
nourrisse les pauvres, soit sur son fief, soit dans sa maison, et qu'il ne leur permette 
pas d'aller mendier ailleurs. » Plus tard, ce fut la vocation particulière des couvents 
que d'héberger les pauvres et de leur donner du travail s'ils y étaient aptes. Au Moyen 
Age,   tout   nécessiteux   était   assuré   de   trouver   un   accueil   dans   chaque   maison, 
l'entretien des pauvres était un devoir et il ne s'y attachait pas le mépris qui s'attache 
au mendiant actuel.

L'histoire connaît un seul cas où une large couche de la population fut privée 
d'occupation et de pain. C'est le cas déjà mentionné de la paysannerie de la Rome 
antique chassée de ses terres et transformée en prolétariat pour lequel il ne restait 
aucun emploi. Cette prolétarisation des paysans était la conséquence de la formation 
de  grands  latifundia   et  de  l'expansion  de l'esclavage.   Elle   n'était  pas   nécessaire  à 
l'existence de l'esclavage et de la grande propriété. Le prolétariat romain inemployé 
était simplement un malheur, une charge nouvelle pour la société qui cherchait à y 
remédier en distribuant périodiquement des terres et des vivres, en organisant des 
importations massives de grain et en faisant baisser le prix des céréales. En fin de 
compte,   ce   prolétariat   était   tant   bien   que   mal   entretenu   par   l'État   dans   la   Rome 
antique.

La production marchande capitaliste est, dans l'histoire de l'humanité, la première 
forme   d'économie   où   l'absence   d'occupation   et   de   moyens   pour   une   couche 
importante et croissante de la population et la pauvreté d'une autre couche, également 
croissante,   ne   sont   pas   seulement   la   conséquence,   mais   aussi   une   nécessité,   une 
condition d'existence de l'économie. L'insécurité de l'existence de toute la masse des 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 191

travailleurs et le dénuement chronique ou la pauvreté de larges couches déterminées 
sont pour la première fois un phénomène normal de la société. Les savants de la 
bourgeoisie, qui ne peuvent imaginer d'autre forme de société, sont tellement pénétrés 
de la nécessité naturelle des chômeurs et des miséreux qu'ils y voient une loi naturelle 
voulue par Dieu. L'Anglais  Malthus  a bâti là­dessus, au début du XIXe siècle, sa 
célèbre   théorie   de   la   surpopulation,   selon   laquelle   la   pauvreté   vient   de   ce   que 
l'humanité a la mauvaise habitude d'augmenter plus rapidement que ses moyens de 
subsistance.

Ces résultats sont dus au simple fait de la production marchande et de l'échange 
des marchandises. Cette loi de la marchandise qui repose formellement sur l'égalité et 
la liberté totales, aboutit automatiquement, sans intervention des lois ou de la force, 
par une nécessité d'airain, à une inégalité sociale criante qui était inconnue dans toutes 
les   situations   antérieures   reposant   sur   la   domination   directe   d'un   homme   sur   les 
autres. Pour la première fois, la faim devient un fléau qui s'abat quotidiennement sur 
la vie des masses laborieuses. On prétend voir là une loi naturelle. Le prêtre anglican 
Towsend a écrit, dès 1786 : « Une loi naturelle semble vouloir que les pauvres aient 
un certain degré d'insouciance, de sorte qu'il y en a toujours pour remplir les fonctions 
les plus serviles, les plus sales et les plus vulgaires de la communauté. Le fonds de 
bonheur humain en est beaucoup augmenté, les personnes plus délicates sont libérées 
de ce dur travail et peuvent vaquer sans être dérangées à des tâches plus élevées. La 
loi sur les pauvres tend à détruire l'harmonie et la beauté, la symétrie et l'ordre de ce 
système que Dieu et la nature ont instauré dans le monde. »

Les « délicats » qui vivent aux dépens des autres ont toujours vu dans toute forme 
de société qui leur assure les joies de l'existence d'exploiteur, le doigt de Dieu et une 
loi de la nature. Les plus grands esprits n'échappent pas à cette illusion historique. 
Plusieurs milliers d'années avant le curé anglais, le grand penseur grec Aristote a écrit 
: « C'est la nature elle­même qui a créé l'esclavage. Les animaux se divisent en Mâles 
et en femelles. Le mâle est un animal plus parfait et il commande, la femelle est un 
animal moins parfait et elle obéit. Il y a de même dans le genre humain des hommes 
qui sont aussi inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme ou l'animal à l'homme ; 
ce sont des êtres qui ne sont bons qu'aux travaux corporels et qui sont incapables 
d'accomplir quelque chose de plus parfait. Ces individus sont destinés par la nature à 
l'esclavage parce qu'il n'y a pour eux rien de meilleur que d'obéir à d'autres... Y a­t­il 
finalement   une  si grande  différence   entre  l'esclave   et  l'animal   ? Leurs  travaux   se 
ressemblent, ils ne nous sont utiles que par leur corps. Concluons de ces principes que 
la nature a créé certains hommes pour la liberté et d'autres pour l'esclavage, qu'il est 
utile et juste que l'esclave se soumette. » La « nature» qui est rendue responsable de 
toute forme d'exploitation doit en tout cas s’être fortement corrompue le goût avec le 
temps. Car même s'il valait la peine d'imposer la honte de l'esclavage à une masse 
populaire pour faire s'élever sur son dos un peuple libre de philosophes et de génies 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 192

comme Aristote, l'abaissement actuel de millions de prolétaires pour faire pousser de 
vulgaires fabricants et de gras curés est un objectif peu séduisant.

V
Retour à la table des matières

Nous avons étudié jusqu'à maintenant le niveau de vie que l'économie marchande 
capitaliste assure à la classe ouvrière et à ses différentes couches. Nous ne savons 
encore rien de précis sur les rapports entre ce niveau de vie ouvrier et la richesse 
sociale dans son ensemble. Les travailleurs peuvent avoir parfois plus de moyens, une 
nourriture plus abondante, de meilleurs vêtements qu'auparavant, si la richesse des 
autres classes a augmenté encore plus rapidement, la part du produit social qui revient 
aux travailleurs a diminué. Le niveau de vie des ouvriers peut monter dans l'absolu et 
baisser relativement aux autres classes. Le niveau de vie de tout homme et de toute 
classe ne peut être jugé correctement que si on l'apprécie par rapport à la situation de 
l'époque donnée et des autres couches de la même société. Le prince d'une tribu nègre 
primitive et à demi­sauvage ou barbare, en Afrique, peut avoir un niveau de vie plus 
bas, c'est­à­dire une demeure plus simple, des vêtements moins bons, une nourriture 
plus grossière que l'ouvrier d'usine moyen en Allemagne. Ce principe vit cependant « 
princièrement»   par   rapport   aux   moyens   et   aux   exigences   de   sa   tribu,   alors   que 
l'ouvrier allemand vit pauvrement, comparé au luxe de la riche bourgeoisie et aux 
besoins   actuels.   Pour   juger   correctement   la   position   des   ouvriers   dans   la   société 
actuelle, il est donc nécessaire d'étudier non seulement le salaire absolu, c'est­à­dire la 
grandeur du salaire, mais  aussi le salaire  relatif,  c'est­à­dire la  part que le salaire 
représente   dans   le   produit   entier   de   son   travail.   Nous   avons   supposé   dans   notre 
exemple précédent que le travailleur devait, dans une journée de travail de 11 heures, 
récupérer son salaire, c'est­à­dire son entretien, pendant les six premières heures, puis 
créer gratuitement pendant cinq heures de la plus­value pour le capitaliste. Dans cet 
exemple, nous avons admis que la production de moyens de subsistance coûte six 
heures de travail à l'ouvrier. Nous avons vu que le capitalisme cherche par tous les 
moyens  à abaisser le niveau de vie de l'ouvrier pour accroître  le plus possible  le 
travail  non payé, la plus­value. Supposons que le niveau de vie du travailleur  ne 
change pas, qu'il est en mesure de se procurer toujours la même quantité de nourri­
ture, de vêtements, de linge, de meubles, etc. Supposons que le salaire, pris absolu­
ment,   ne   diminue   pas.   Si   pourtant   la   production   de   ces   moyens   d'existence   est 
devenue meilleur marché grâce aux progrès de la technique et demande moins de 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 193

temps, l'ouvrier aura besoin de moins de temps pour récupérer son salaire. Supposons 
que la quantité de nourriture, de vêtements, de meubles, etc., dont l'ouvrier a besoin 
par jour, n'exige plus que cinq heures de travail au lieu de six. Dans une journée de 
travail de onze heures, le travailleur ne travaillera plus six heures, mais seulement 
cinq pour remplacer son salaire et il reste six heures pour le travail non payé, pour 
créer de la plus­value pour le capitaliste. La part du produit qui revient au travailleur a 
diminué d'un sixième, celle du capitaliste a augmenté d'un cinquième. Or le salaire 
absolu n'a nullement baissé. Il peut même arriver que le niveau de vie de l'ouvrier 
s'élève, c'est­à­dire que le salaire absolu augmente, par exemple de 10 %, non seule­
ment le salaire en argent, mais les moyens de subsistance réels de l'ouvrier. Si la 
productivité du travail augmente, dans le même temps ou peu après, de 15 %, la part 
du produit qui revient au travailleur, c'est­à­dire son salaire relatif, a baissé, bien que 
le salaire réel ait monté. La part du produit qui revient au travailleur dépend donc de 
la   productivité   du   travail.   Moins   il   faut   de   travail   pour   produire   ses   moyens   de 
subsistance, plus son salaire relatif diminue. Si les chemises, les bottes, les casquettes 
qu'il porte se fabriquent avec moins de travail grâce aux progrès de la fabrication, il 
peut   se   procurer   la   même   quantité   de   chemises,   de   bottes   et   de   casquettes 
qu'auparavant avec son salaire, il reçoit quand même une plus petite fraction de la 
richesse   sociale,   du   travail   social   global.   Tous   les   produits   et   matières   premières 
possibles   entrent   en   certaines   quantités   dans   la   consommation   quotidienne   du 
travailleur.   Il   n'y   a   pas   que   la   fabrication   des   chemises   qui   rende   l'entretien   de 
l'ouvrier meilleur marché, mais aussi la fabrication du coton qui fournit l'étoffe des 
chemises et l'industrie des machines qui fournit les machines à coudre, et l'industrie 
du fil qui fournit le fil. Il n'y a pas non plus que les progrès dans la boulangerie qui 
rendent l'entretien de l'ouvrier meilleur marché, mais aussi l'agriculture américaine 
qui fournit les céréales et les progrès des chemins de fer et de la navigation à vapeur 
qui transportent les céréales en Europe, etc. Tout progrès de l'industrie, toute augmen­
tation de la productivité du travail humain aboutit à ce que l'entretien des ouvriers 
coûte de moins en moins de travail. L'ouvrier doit consacrer une fraction toujours 
moindre de sa journée de travail à remplacer son salaire, et une fraction toujours plus 
importante au travail non payé, à la création de plus­value pour le capitaliste.

Or, le progrès continuel et ininterrompu de la technique est une nécessité vitale 
pour les capitalistes. La concurrence entre les entrepreneurs individuels force chacun 
d'entre   eux   à   vendre   ses   produits   aussi   bon   marché   que   possible,   c'est.   à­dire   en 
économisant au maximum le travail humain. Si un capitaliste a introduit dans son 
usine une nouvelle amélioration, la concurrence force les autres entrepreneurs de la 
même branche à améliorer la technique, pour ne pas se faire éliminer du marché. Cela 
s'exprime à l'extérieur par l'introduction du machinisme à la place du travail à la main 
et par l'introduction de plus en plus rapide de nouvelles machines plus perfectionnées 
à la place des anciennes. Les inventions techniques sont devenues le pain quotidien 
dans tous les domaines de la production. Le bouleversement technique, tant dans la 
production   proprement   dite   que   dans   les   moyens   de   transport,   est   un   phénomène 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 194

incessant, une loi vitale de la production marchande capitaliste. Tout progrès dans la 
productivité   du   travail   se   manifeste   dans   la   diminution   de   la   quantité   de   travail 
nécessaire à l'entretien de l'ouvrier. La production capitaliste ne peut pas faire un pas 
en avant sans diminuer la part qui revient aux travailleurs dans le produit social. A 
chaque nouvelle invention de la technique, à chaque perfectionnement des machines, 
à chaque nouvelle application de la vapeur et de l'électricité dans l'industrie et dans 
les transports, la part du travailleur dans le produit devient plus petite et celle du 
capitaliste   plus   grande.   Le   salaire   relatif   tombe   de   plus   en   plus   bas,   de   façon 
irrésistible et ininterrompue, la plus­value, c'est­à­dire la richesse non payée extor­
quée au travailleur par les capitalistes, augmente irrésistiblement et constamment.

Nous voyons de nouveau ici une différence frappante entre la production mar­
chande   capitaliste   et   toutes   les   formes   antérieures   d'économies.   Dans   la   société 
communiste primitive, on partage le produit directement après la production, de façon 
égale,   entre   tous   les   travailleurs,   c'est­à­dire   entre   tous   les   membres,   car   il   n'y   a 
pratiquement pas d'oisifs. Dans le servage, ce n'est pas l'égalité, mais l'exploitation de 
ceux qui travaillent par ceux qui ne travaillent pas qui est déterminante. Pourtant on 
ne détermine pas la part de ceux qui travaillent, des serfs, dans le fruit de leur travail, 
on fixe exactement la part de l'exploiteur, du seigneur féodal, sous forme de corvées 
et de redevances déterminées qu'il reçoit des paysans. Ce qui reste comme temps de 
travail et comme produit est la part du paysan, de sorte qu'avant la dégénérescence 
extrême du servage, le paysan a jusqu'à un certain point la possibilité d'augmenter sa 
propre part en redoublant d'efforts. Certes, cette part du paysan diminue pendant le 
Moyen Age, les nobles et l'Église exigeant toujours plus de corvées et de redevances. 
Il   y   a   cependant   toujours   des   normes   précises,   bien   qu'arbitrairement   fixées,   des 
normes visibles, établies par les hommes, même si ces hommes sont inhumains, qui 
déterminent la part tant du serf que de son seigneur et exploiteur dans le produit. C'est 
pourquoi   le   paysan   médiéval   voit   et   sent   très   exactement   quand   de   plus   grandes 
charges  lui sont imposées et quand sa part s'amenuise. Une lutte  est­elle  possible 
contre cet amenuisement, et elle éclate effectivement, là où c'est possible, sous la 
forme d'une lutte ouverte du paysan exploité contre la réduction de sa part dans le 
produit de son travail. Dans certaines conditions, cette lutte est couronnée de succès : 
la liberté de la bourgeoisie urbaine n'a pas d'autre origine que la lutte des artisans, qui 
étaient initialement des serfs, pour se débarrasser peu à peu de toutes les corvées, et 
prestations   multiples   de   l'époque   féodale,   jusqu'à   ce   qu'ils   arrachent   le   reste   ­   la 
liberté personnelle totale de propriété   dans la lutte ouverte.
1

Dans le système salarial, il n'y a pas de prescriptions légales ou coutumières, ou 
même arbitraires fixant la part du travailleur dans son produit. Cette part est fixée par 
le   degré   de   productivité   du   travail,   par   le   niveau   de   la   technique   ;   ce   n'est   pas 
l'arbitraire des exploiteurs, mais le progrès de la technique qui abaisse impitoyable­
1   L'expression   «   la   liberté   personnelle   totale   de   propriété   »   a   été   rayée   au   crayon   dans   le 
manuscrit et remplacée dans la marge par l'expression « les droits politiques ».
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 195

ment et sans arrêt la part du travailleur. C'est une puissance invisible, un simple effet 
mécanique de la concurrence et de la production marchande qui arrache au travailleur 
une portion toujours plus grande de son produit et lui en laisse une toujours plus 
petite,  une puissance qui agit sans bruit, derrière  le dos des  travailleurs   et  contre 
laquelle la lutte est impossible. Le rôle personnel de l'exploiteur est visible quand il 
s'agit du salaire absolu, c'est­à­dire du niveau de vie réel. Une réduction de salaire qui 
entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des 
capitalistes contre les travailleurs et ceux­ci y répondent aussitôt par la lutte, là où 
existe un syndicat et, dans les cas favorables, ils l'empêchent. La baisse du salaire 
relatif s'opère sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle, 
les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système 
salarial,   c'est­à­dire   sur   le   terrain   de   la   production   marchande.   Contre   le   progrès 
technique de la production, contre les inventions, contre l'introduction des machines, 
contre   la   vapeur   et   l'électricité,   contre   les   perfectionnements   des   transports,   les 
ouvriers ne peuvent pas lutter. Or, l'action de ces progrès sur le salaire relatif des 
ouvriers   résulte   automatiquement   de   la   production   marchande   et   du   caractère   de 
marchandise de la force de travail. C'est pour, quoi les syndicats les plus puissants 
sont impuissants contre cette tendance à la baisse rapide du salaire relatif. La lutte 
contre la baisse du salaire relatif est la lutte contre le caractère de marchandise de la 
force de travail, contre la production capitaliste tout entière. La lutte contre la chute 
du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un 
assaut   révolutionnaire   contre   cette   économie,   c'est   le   mouvement   socialiste   du 
prolétariat.

D'où les sympathies de la classe capitaliste pour les syndicats qu'elle avait d'abord 
combattus   furieusement,   une  fois  que  la  lutte   socialiste   eut  commencé   et  dans   la 
mesure   où   les   syndicats   se   laissent   opposer   au   socialisme.   En   France,   les   luttes 
ouvrières pour l'obtention du droit de coalition ont été vaines jusque dans les années 
1870   et   les   syndicats   étaient   poursuivis   et   frappés   de   sanctions   draconiennes. 
Cependant, peu après que la Commune eut inspiré à la bourgeoisie une peur panique 
du spectre rouge, un brusque changement s'opéra dans l'opinion publique. L'organe 
du président Gambetta, La République Française, et tout le parti régnant des « répu­
blicains rassasiés » commencent à encourager le mouvement syndical, à faire pour lui 
une active propagande. Aux ouvriers anglais, on citait en exemple au début du XIXe 
siècle la sobriété des ouvriers allemands ; c'est au contraire l'ouvrier anglais, non pas 
sobre, mais « avide », le trade­unioniste mangeur de bifteck, que l'on recommande 
comme modèle à l'ouvrier allemand. Tant il est vrai que pour la bourgeoisie la lutte la 
plus acharnée pour l'augmentation du salaire absolu est une vétille inoffensive par 
rapport à l'attentat contre le saint des saints, contre la loi du capitalisme qui tend à une 
baisse continuelle du salaire relatif.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 196

VI

Retour à la table des matières

Nous ne pouvons nous représenter la loi capitaliste des salaires qui détermine les 
conditions   matérielles   d'existence   de   l'ouvrier   qu'en   récapitulant   toutes   les   consé­
quences, ci. dessus exposées, du rapport salarial. Il faut distinguer le salaire absolu du 
salaire relatif. Le salaire absolu à son tour se présente sous une double forme : d'une 
part comme une somme d'argent, un salaire nominal, d'autre part comme la somme 
des moyens d'existence que le travailleur peut acquérir avec cet argent, comme salaire 
réel. Le salaire du travailleur en argent peut rester constant ou même monter, et son 
niveau de vie, c'est­à­dire son salaire réel, diminuer en même temps. Le salaire réel 
tend constamment au minimum absolu, au minimum physiologique, autrement dit il y 
a une tendance continuelle du capital à payer la force de travail au­dessous de sa 
valeur. Seule l'organisation des travailleurs crée un contrepoids à cette tendance du 
capital. La principale fonction des syndicats consiste, par l'augmentation des besoins 
des travailleurs, par leur élévation morale, à remplacer le minimum physiologique par 
le   minimum   social,   c'est­à­dire   par   un   niveau   de   vie   et   de   culture   déterminé   des 
travailleurs en dessous duquel les salaires ne peuvent pas descendre sans provoquer 
aussitôt une réaction de défense. C'est là que réside la grande importance économique 
de la social­démocratie : en ébranlant politiquement et moralement les masses ouvriè­
res, elle élève leur niveau culturel et par là leurs besoins économiques. En prenant 
l'habitude de s'abonner à un journal, d'acheter des brochures, le travailleur élève son 
niveau de vie et par suite son salaire. L'action de la social­démocratie a une double 
portée, dans la mesure où les syndicats d'un pays donné entretiennent une alliance 
ouverte   avec   la   social­démocratie,   parce   que   l'hostilité   des   couches   bourgeoises 
envers la social­démocratie les amène à créer des syndicats concurrentiels qui font à 
leur   tour   pénétrer   l'influence   éducatrice   de   l'organisation   et   l'élévation   du   niveau 
culturel dans de nouvelles couches du prolétariat. En Allemagne, outre les syndicats 
libres  liés  à  la social­démocratie,  de nombreux  syndicats  chrétiens,  catholiques   et 
libéraux, exercent leur action. De même, on crée en France des syndicats jaunes pour 
combattre les syndicats socialistes, en Russie les explosions les plus violentes dans 
les actuelles grèves révolutionnaires de masses sont parties de syndicats « jaunes » et 
gouvernementaux. En Angleterre, où les syndicats gardent leurs distances à l'égard du 
socialisme, la bourgeoisie ne se donne pas la peine d'introduire elle­même l'idée de 
coalition dans les couches prolétariennes.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 197

Le syndicat joue un rôle organique indispensable dans le système salarial actuel. 
Seul le syndicat permet à la force de travail de se vendre à sa valeur. La loi capitaliste 
de la marchandise n'est pas supprimée par les syndicats en ce qui concerne la force de 
travail, comme Lassalle l'a admis à tort, au contraire, elle ne peut se réaliser que par 
eux.  Le capitaliste  tend  à acheter  la force  de travail  à  vil prix,  l'action  syndicale 
impose plus ou moins le prix réel.

Les syndicats exercent leur fonction sous la pression des lois mécaniques de la 
production   capitaliste,   à   savoir   premièrement   l'armée   de   réserve   permanente   des 
travailleurs  inemployés, et deuxièmement l'alternance continuelle de hausses et de 
baisses   de   la   conjoncture.   Ces   deux   lois   imposent   des   limites   infranchissables   à 
l'action syndicale. Les changements continuels de la conjoncture industrielle forcent 
les syndicats, à chaque baisse, à défendre les anciennes conquêtes contre les attaques 
du capital, et à chaque hausse, à lutter pour pouvoir élever le niveau des salaires au 
niveau correspondant à la situation favorable. Les syndicats sont toujours acculés à la 
défensive. L'armée de réserve industrielle limite l'action syndicale dans l'espace : n'est 
accessible à l'organisation et à son influence que la couche supérieure des ouvriers 
d'industrie les mieux situés, chez lesquels le chômage n'est que périodique et « flot­
tant » selon une expression de Marx. La couche inférieure de prolétaires ruraux sans 
qualification affluant vers les villes, des professions semi­rurales irrégulières comme 
la fabrication de briques, etc., se prête beaucoup moins à l'organisation syndicale, ne 
serait­ce que par ses conditions spatiales et temporelles de travail et par le milieu 
social. Les vastes couches inférieures de l'armée de réserve, les chômeurs à l'occupa­
tion   irrégulière,   l'industrie   à   domicile,   les   pauvres   occupés   occasionnellement, 
échappent à l'organisation. Plus la misère est grande dans une couche prolétarienne, et 
moins l'influence syndicale peut s'y exercer. L'action syndicale agit faiblement dans 
les   profondeurs   du   prolétariat,   elle   agit   davantage   en   étendue,   même   quand   les 
syndicats  n'englobent qu'une fraction de la couche supérieure du prolétariat  :  leur 
influence s'étend à toute la couche, parce que leurs conquêtes profitent à la masse des 
travailleurs employés dans la profession concernée. L'action syndicale augmente la 
différenciation au sein des masses prolétariennes en élevant au­dessus de la misère, 
en regroupant et consolidant les couches supérieures, l'avant. garde organisable des 
ouvriers d'industrie. L'écart entre la couche supérieure et les couches inférieures de la 
classe ouvrière en est accru. Dans aucun pays, il n'est aussi grand qu'en Angleterre où 
l'action   civilisatrice   complémentaire   de   la   social­démocratie   sur   les   couches   plus 
profondes et moins capables de s'organiser fait défaut, alors qu'en Allemagne elle est 
importante.

Quand on examine le niveau des salaires en régime capitaliste, il est faux de ne 
tenir compte que des salaires effectivement payés aux ouvriers d'industrie ayant un 
emploi., comme c'est l'habitude, même chez les ouvriers, habitude empruntée à la 
bourgeoisie et aux auteurs à sa solde. L'année de réserve des chômeurs, depuis les 
travailleurs qualifiés provisoirement sans travail jusqu'à la plus profonde pauvreté et 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 198

au  paupérisme   officiel   doivent  entrer  en  ligne   de compte,   quand  on détermine   le 
niveau des salaires. Les couches les plus basses de miséreux et de réprouvés qui ne 
sont que faiblement  ou même pas  du tout employés  ne sont pas un rebut  qui  ne 
compterait pas dans la « société officielle », comme bien entendu la bourgeoisie les 
présente, elles sont liées par des liens intimes à la couche supérieure des ouvriers 
d'industrie les mieux situés, au travers de tous les membres intermédiaires de l'armée 
de réserve. Ce lien interne se manifeste dans les chiffres, par l'augmentation soudaine 
de   l'armée   de   réserve   toutes   les   fois   que   la   conjoncture   se   détériore   et   par   sa 
diminution quand elle s'améliore, il se manifeste par la diminution relative de ceux 
qui se réfugient dans l'assistance publique, au fur et à mesure que la lutte de classes se 
développe, augmentant la conscience du prolétariat. Tout travailleur que son travail a 
transformé en invalide ou qui a le malheur d'avoir soixante ans, a cinquante chances 
sur cent de sombrer dans la couche inférieure de l'amère pauvreté, dans la « couche de 
Lazare » du prolétariat. L'existence des couches les plus basses du prolétariat est régie 
par les mêmes lois de la production capitaliste qui la gonflent ou la réduisent et le 
prolétariat ne forme un tout organique, une classe sociale dont les degrés de misère et 
d'oppression permettent de saisir la loi capitaliste des salaires dans son ensemble, qui 
si on y englobe les ouvriers ruraux et l'armée de réserve de chômeurs avec toutes ses 
couches, depuis la plus haute jusqu'aux plus basses. C'est ne saisir que la moitié de la 
loi des salaires, que d'envisager les mouvements du salaire absolu. La loi de la baisse 
automatique du salaire relatif avec le progrès de la productivité du travail complète la 
loi capitaliste des salaires et en donne toute la portée réelle.

Dès le XVIIIe siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont 
observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum 
vital. Ils expliquaient ce mécanisme d'une façon originale, à savoir par les variations 
dans  l'offre  de   force  de  travail.   Quand  les  travailleurs   ont  de  plus  hauts   salaires, 
comme  une   nécessité   vitale  absolue,   expliquaient   ces   savants,  ils  se  marient   plus 
souvent   et   mettent   beaucoup   d'enfants   au   monde.   Le   marché   du   travail   en   est   si 
rempli qu'il dépasse la demande du capital. Le capital fait baisser les salaires, utilisant 
la concurrence entre les travailleurs. Si les salaires ne suffisent pas pour vivre, les 
ouvriers meurent en masse, leurs rangs s'éclaircissent, jusqu'à ce qu'il en reste juste 
autant   que   le   capital   en   demande,   et   les   salaires   remontent.   Par   cette   oscillation 
pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe 
ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital.  Lassalle  a repris 
cette théorie qui était en honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée « la loi 
d'airain »...

Les   faiblesses   de   cette   théorie   sont   manifestes,   avec   le   développement   de   la 


production capitaliste. La marche fébrile des affaires et la concurrence ne permettent 
pas à la grande industrie d'attendre, pour que les salaires baissent, que les travailleurs 
se marient trop souvent du fait de l'abondance, puisqu'ils mettent trop d'enfants au 
monde, puis que ces enfants aient grandi et se présentent sur le marché du travail, 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 199

pour y provoquer enfin la saturation souhaitée. Le mouvement des salaires, comme le 
pouls de l'industrie, n'a pas le rythme d'un pendule dont chaque oscillation durerait le 
temps d'une génération, soit vingt­cinq ans, les salaires sont pris dans une vibration 
incessante de sorte que la classe ouvrière n'a pas plus la possibilité d'adapter sa posté­
rité au niveau des salaires que l'industrie ne peut attendre la postérité des travailleurs 
pour satisfaire sa demande. Les dimensions du marché du travail de l'industrie ne sont 
pas déterminées par la postérité naturelle des travailleurs, mais par l'apport continuel 
des   couches   prolétariennes   venant   de   la   campagne,   de   l'artisanat   et   de   la   petite 
industrie, et par les femmes et les enfants des travailleurs eux­mêmes. La saturation 
du   marché   du   travail,   sous   la   forme   d'une   armée   de   réserve,   est   un   phénomène 
constant et une nécessité vitale pour l'industrie moderne. Ce n'est pas le changement 
dans   l'offre   de   force   de   travail,   pas   le   mouvement   de   la   classe   ouvrière   qui   est 
déterminant  pour le niveau des salaires, mais  le changement  dans  la demande  du 
capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excéden­
taire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en 
période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de 
la recracher massivement.

Le   mécanisme   des   salaires   n'est   pas   celui   que   supposent   les   économistes 
bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires, 
est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi « 
d'airain », elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi « 
élastique » qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital 
tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une 
corde élastique.

Ce n'est qu'aux débuts de l'économie politique bourgeoise qu'on pouvait imaginer 
la « loi d'airain des salaires » avec son caractère révolutionnaire. Dès l'instant  où 
Lassalle en eut fait l'axe de ses campagnes d'agitation en Allemagne, les économistes, 
ces laquais de la bourgeoisie, se hâtèrent de renier la loi d'airain, de la condamner 
comme fausse et erronée. Toute une meute d'agents stipendiés du patronat, comme, 
Faucher, Schultze­Delitzsch, Max Wirth,  entamèrent une croisade contre  Lassalle  et 
la loi d'airain et accablèrent leurs propres ancêtres, les Adam Smith, Ricardo et autres 
fondateurs de l'économie politique bourgeoise. Depuis que Marx, en 1867, a expliqué 
et démontré la loi élastique des salaires en régime capitaliste sous l'action de l'armée 
de   réserve   industrielle,   les   économistes   bourgeois   se   sont   complètement   tus.   La 
science professorale officielle de la bourgeoisie n'a plus de loi des salaires du tout, 
elle préfère éviter ce sujet délicat et se perdre en bavardage incohérent sur le caractère 
déplorable du chômage et l'utilité de syndicats modérés et modestes.

Le   même   spectacle   s'offre   en   ce   qui   concerne   l'autre   importante   question   de 


l'économie politique : comment se forme, d'où provient le profit du capitaliste ? Com­
me   sur   la   part   de  la   richesse  de   la   société   qui   revient   à   l'ouvrier,   sur  la   part   du 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 200

capitaliste les fondateurs de l'économie politique au XVIIIe siècle donnent la pre­
mière réponse scientifique. C'est Ricardo qui a donné sa forme la plus claire à cette 
théorie,   en   expliquant   avec   logique   et   perspicacité   que   le   profit   capitaliste   est   le 
travail non payé à l'ouvrier.

VII

Retour à la table des matières

Nous avons commencé notre étude sur la loi des salaires par l'achat et la vente de 
la marchandise « force de travail ». Pour cela, il faut déjà un prolétaire salarié sans 
moyen de production et un capitaliste qui en possède suffisamment pour fonder une 
entreprise moderne. D'où sont­ils venus, pour apparaître sur le marché du travail ? 
Dans l'exposé antérieur, nous n'avions en vue que les producteurs de marchandises, 
c'est­à­dire   des   gens   ayant   leurs   propres   moyens   de   production,   produisant   eux­
mêmes leurs marchandises et les échangeant. Comment l'échange de marchandises 
d'égale valeur peut­il donner naissance d'un côté au capital, de l'autre au  complet 
dénuement ? L'achat de la marchandise « force de travail », même à sa valeur pleine, 
conduit, par l'usage de cette marchandise, à la formation de travail non payé ou de 
plus­value, c'est­à­dire le capital. La formation de capital et d'inégalité s'éclaire, si 
nous considérons le travail salarié et ses effets. Il faut pour cela que le capital et les 
prolétaires soient déjà là ! La question est donc la suivante : d'où proviennent les 
premiers  prolétaires  et les  premiers  capitalistes  ? Comment  s'est opéré le premier 
bond de la production marchande simple à la production capitaliste  ? En  d'autres 
termes  : comment s'est accompli le passage de l'artisanat médiéval au capitalisme 
moderne ?

L'histoire   de   la   dissolution   du   féodalisme   nous   renseigne   sur   la   formation   du 


premier prolétariat moderne. Pour que le travailleur puisse apparaître sur le marché en 
travailleur   salarié,   il   fallait   qu'il   ait   obtenu   la   liberté   personnelle.   La   première 
condition, c'était donc l'abolition du servage et des corporations. Il fallait aussi que le 
travailleur perde tout moyen de production. Cela se produisit au début des temps 
modernes quand la noblesse terrienne constitua ses domaines actuels. Les paysans 
furent chassés par milliers des terres qui leur appartenaient depuis des siècles et les 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 201

terres communales se transformèrent en terres seigneuriales. La noblesse anglaise le 
fit quand l'extension du commerce au Moyen Age et l'essor des manufactures de laine 
dans   les   Flandres   lui   présentèrent   l'élevage   de   moutons   pour   l'industrie   lainière 
comme une affaire intéressante. Pour transformer les terres arables en pâturages à 
moutons,   on   chassa   les   paysans   de   leurs   terres   et   de   leurs   fermes.   Cela   dura   en 
Angleterre du XVe au XIXe siècle. Dans les années 1814­1820, sur les domaines de 
la comtesse de Sutherland, par exemple, quinze mille habitants furent expulsés, leurs 
villages incendiés et leurs champs transformés en pâturages dans lesquels cent trente 
et un mille moutons remplacèrent les paysans. La brochure Les milliards silésiens, de 
Wolf, donne une idée de la part prise en Allemagne, en particulier par la noblesse 
prussienne,   à   cette   fabrication   de   «   libres   »   prolétaires   à   partir   de   paysans.   Les 
paysans libres comme l'air et sans moyens n'avaient plus que la liberté de mourir de 
faim ou, libres qu'ils étaient, de se vendre pour un salaire de famine.  1

1   À  la   fin  de  ce  chapitre,  les   mots  suivants  sont   inscrits   au  crayon  dans   le  manuscrit :   La 
réforme ! Bl. 293 ss. Formation du type psychologique de l’esclave salarié moderne à partir des 
mendiants persécutés. Bl. 350.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 202

Chapitre sixième

LES TENDANCES 
DE L’ÉCONOMIE 
MONDIALE

Retour à la table des matières

Nous avons vu naître la production marchande, après que toutes les formes de 
société où la production est organisée et planifiée ­ la société communiste primitive, 
l'économie  d'esclavage, l'économie  médiévale de servage ­ se soient dissoutes  par 
étapes. Puis nous avons vu naître de la simple production marchande, c'est­à­dire de 
la production artisanale urbaine à la fin du Moyen Age, l'économie capitaliste actuelle 
tout à fait automatiquement, sans que l'homme le veuille ou en ait conscience. Au 
début, nous avons posé la question: comment l'économie capitaliste est­elle possible?  
C'est la question fondamentale de l'économie politique, en tant que science. Eh bien, 
la science y répond abondamment. Elle nous montre que l'économie capitaliste est à 
première vue une impossibilité, une énigme insoluble, étant donné l'absence de tout 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 203

plan, de toute organisation consciente. Et pourtant elle s'ordonne en un tout et elle 
existe :

­ par l'échange des marchandises et l'économie monétaire qui lie économiquement 
entre eux tous les producteurs de marchandises et les régions les plus reculées de la 
terre et impose la division du travail mondiale ;

­   par   la   libre   concurrence   qui   assure   le   progrès   technique   et   en   même   temps 


transforme constamment les petits producteurs en prolétaires, apportant au capital la 
force de travail qu'il peut acheter ;

­ par la loi capitaliste des salaires qui, d'une part, veille automatiquement à ce que 
jamais les salariés ne s'élèvent au­dessus de leur état de prolétaires et n'échappent au 
travail   sous   les   ordres   du   capital,   et   qui,   d'autre   part,   permet   une   accumulation 
toujours plus grande de travail non payé se transformant en capital, une accumulation 
et une extension toujours plus grandes de moyens de production ;

­   par   l'armée   de   réserve   industrielle   qui   permet   à   la   production   capitaliste   de 


s'étendre à volonté et de s'adapter aux besoins de la société ;

­ par les variations de prix et les crises qui amènent, soit quotidiennement, soit 
périodiquement, un équilibre entre la production aveugle et chaotique et les besoins 
de la société.

C'est ainsi, par l'action mécanique des lois économiques énumérées ci­dessus, qui 
se sont constituées d'elles­mêmes, sans aucune intervention consciente de la société, 
que   l'économie   capitaliste   existe.   Bien   que   toute   cohésion   économique   organisée 
manque entre les producteurs individuels, bien qu'il n'y ait aucun plan dans l'activité 
économique des hommes, la production sociale peut ainsi se dérouler et se relier à la 
consommation, les besoins de la société peuvent tant bien que mal être satisfaits et le 
progrès économique, le développement de la productivité du travail humain, fonde­
ment de tout le progrès de la civilisation, sont assurés.

Or, ce sont là les conditions fondamentales d'existence de toute société humaine et 
tant qu'une forme historique d'économie satisfait à ces conditions, elle peut exister, 
elle est une nécessité historique.

Les relations sociales n'ont pas des formes rigides et immuables. Elles passent au 
cours des temps par de nombreux changements, elles sont soumises à un boulever­
sement continuel qui fraie la voie au progrès de la civilisation, à l'évolution. Les longs 
millénaires de l'économie communiste primitive qui conduisent la société humaine, 
des premiers commencements d'une existence encore semi­animale jusqu'à un haut 
niveau de développement, à la formation du langage et de la religion, à l'élevage et à 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 204

l'agriculture, à la vie sédentaire et à la formation de villages, sont suivis peu à peu de 
la décomposition du communisme primitif, de la formation de l'esclavage antique, qui 
à son tour amène de nouveaux et grands progrès dans la vie sociale, pour aboutir lui­
même   au   déclin   du   monde   antique.   De   la   société   communiste   des   Germains   en 
Europe centrale sort, sur les ruines du monde antique, une nouvelle forme d'écono­
mie, le servage, sur laquelle se fonde le féodalisme médiéval.

L'évolution continue sa marche ininterrompue : au sein de la société féodale du 
Moyen Age, les germes d'une nouvelle forme d'économie et de société se forment 
dans les villes : les corporations artisanales, la production marchande et un commerce 
régulier s'instaurent pour finalement désagréger la société féodale. Elle  s'effondre, 
pour faire place à la production capitaliste qui s'est développée à partir de la produc­
tion  marchande  artisanale,  grâce   au commerce   mondial,  grâce   à la  découverte   de 
l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes.

Le mode de production capitaliste lui­même n'est pas immuable et éternel si on le 
considère  dans  la  gigantesque  perspective  du progrès  historique  ; il  est aussi  une 
simple phase transitoire, un échelon dans la colossale échelle de l'évolution humaine, 
comme   toutes   les   formes   de   société   qui   l'ont   précédé.   Examinée   de   plus   près, 
l'évolution du capitalisme le mène à son propre déclin, mène au­delà du capitalisme. 
Nous avons jusqu'ici recherché ce qui rend possible le capitalisme, il est temps main­
tenant de voir ce qui le rend impossible. Il suffit pour cela de suivre les lois internes 
de la domination du capital dans leurs effets ultérieurs. Ce sont ces lois qui, parvenues 
à un certain niveau de développement, se tournent contre les conditions fondamen­
tales sans lesquelles la société humaine ne peut pas exister. Ce qui distingue le mode 
de production capitaliste des modes de production antérieurs, c'est sa tendance interne 
à s'étendre à toute la terre et à chasser toute autre forme de société plus ancienne. AU 
temps du communisme primitif, le monde accessible à la recherche historique était 
également   couvert   d'économies   communistes.   Entre   les   différentes   communautés 
communistes il n'y avait pas de relation du tout ou bien seulement des relations très 
lâches.   Chaque   communauté   ou   tribu   vivait   refermée   sur   elle­même   et   si   nous 
trouvons   des   faits   aussi   étonnants   que   la   communauté   de   nom   entre   l'ancienne 
communauté péruvienne en Amérique du Sud, la « marca », et la communauté germa­
nique médiévale, la « marche », c'est là une énigme encore inexpliquée, ou un simple 
hasard.   Même   au   temps   de   l'extension   de   l'esclavage   antique,   nous   trouvons   des 
ressemblance plus  ou moins grandes dans l'organisation et la situation des diverses 
économies   esclavagistes   et   des   États   esclavagistes   de   l'antiquité,   mais   non   une 
communauté de vie économique. De Même, l’histoire des corporations  artisanales 
s'est répétée plus ou moins dans la plupart des villes de l’Italie, de l'Allemagne, de la 
Hollande,   de   l'Angleterre,   etc.,   au   Moyen   Age.   Toutefois   c'était   le   plus   souvent 
l'histoire de chaque ville séparément. La production capitaliste s'étend à tous les pays, 
en leur donnant la même forme économique et en les reliant en une seule grande 
économie capitaliste mondiale.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 205

A l'intérieur de chaque pays industriel européen, la production capitaliste refoule 
sans arrêt la petite production paysanne et artisanale. En même temps, elle intègre 
tous   les   pays   arriérés   d'Europe,   tous   les   pays   d’Amérique,   d'Asie,   d'Afrique, 
d'Australie, à l'économie mondiale. Cela se passe de deux façons : par le commerce 
mondial et par les conquêtes coloniales. L'un et l'autre ont commencé ensemble, dès 
la découverte de l'Amérique à la fin du XVe siècle, puis se sont étendus au cours des 
siècles   suivants   ;   ils   ont   pris   leur   plus   grand   essor   surtout   au   XIXe   siècle   et   ils 
continuent de s'étendre. Tous deux ­ le commerce mondial et les conquêtes coloniales 
­ agissent la main dans la main. Ils mettent les pays industriels capitalistes d'Europe 
en contact avec toutes sortes de formes de société dans d'autres parties du monde, 
avec des formes d'économie et de civilisation plus anciennes, économies esclavagistes 
rurales,   économies   féodales   et   surtout   économies   communistes   primitives.   Le 
commerce   auquel   ces   économies   sont   entraînées   les   décompose   et   les   désagrège 
rapidement. La fondation de compagnies commerciales coloniales en terre étrangère 
fait passer le sol, base la plus importante de la production, ainsi que les troupeaux de 
bétail  quand  il  en  existe,  dans   les  mains   des   États  européens  ou  des  compagnies 
commerciales.   Cela   détruit   partout   les   rapports   sociaux   naturels   et   le   mode 
d'économie indigène, des peuples entiers mont pour une part exterminés, et pour le 
reste   prolétarisés   et   placés,   sous   une   forme   ou   sous   l'autre,   comme   esclaves   ou 
comme   travailleurs   salariés,   sous   les   ordres   du   capital   industriel   et   commercial. 
L'histoire   des   décennies   de   guerres   coloniales   pendant   tout   le   XIXe   siècle,   les 
soulèvements contre la France, l’Italie, l'Angleterre et l'Allemagne en Afrique, contre 
la France, l'Angleterre, la Hollande et les États­Unis en Asie, contre l'Espagne et la 
France en Afrique, c'est l'histoire de la longue et tenace résistance apportée par les 
vieilles sociétés indigènes à leur élimination et à leur prolétarisation par le capital 
moderne, lutte d'où partout le capital est sorti vainqueur. Cela signifie une énorme 
extension   de   la   domination   du   capital,   la   formation   du   marché   mondial   et   de 
l'économie mondiale où tous les pays habités de la terre sont les uns pour les autres 
producteurs et preneurs de produits, travaillant la main dans la main, partenaires d'une 
seule et même économie englobant toute la terre.

L'autre aspect, c'est la paupérisation croissante de couches de plus en plus vastes 
de l'humanité, et l'insécurité croissante de leur existence. Avec le recul des anciens 
rapports   communistes,   paysans   ou   féodaux   aux   forces   productives   limitées   et   à 
l'aisance réduite, et aux conditions d'existence solides et assurées pour tous, devant 
les   relations   coloniales   capitalistes,   devant   la   prolétarisation   et   devant   l'esclavage 
salarial, la misère brutale, un travail insupportable et inhabituel et de surcroît l'insécu­
rité totale de l'existence s'instaurent pour tous les peuples en Amérique, en Asie, en 
Australie,   en   Afrique.   Après   que   le   Brésil,   pays   riche   et   fertile,   ait   été,   pour   les 
besoins  du  capitalisme   européen  et   nord­américain,   transformé   en  un  gigantesque 
désert et en une vaste plantation de café, après que les indigènes aient été transformés 
en   esclaves   salariés   prolétarisés   dans   les   plantations,   ces   esclaves   salariés   sont 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 206

soudain livrés pour de longues périodes au chômage et à la faim, par un phénomène 
purement capitaliste, la « crise du café ». Après une résistance désespérée de plu­
sieurs décennies, l’Inde riche et immense a été soumise à la domination du capital par 
la politique coloniale anglaise, et depuis lors la famine et le typhus, qui fauchent d'un 
seul coup des millions d'hommes, sont les hôtes périodiques de la région du Gange. A 
l'intérieur de l’Afrique, la politique coloniale anglais et allemande a, en vingt ans, 
transformé des peuplades entières en esclaves salariés ou bien les a fait mourir de 
faim ; leurs os sont dispersés dans toutes les régions. Les soulèvements désespérés   et  1

les épidémies dues à la faim dans l'immense Empire chinois sont les conséquences de 
l'introduction   du   capital   européen,   qui   a   broyé   l'ancienne   économie   paysanne   et 
artisanale.   L'entrée   du   capitalisme   européen   aux   États­Unis   s'est   accompagnée 
d'abord de l'extermination des Indiens d'Amérique et du vol de leurs terres par les 
immigrants anglais, puis de l'introduction au début du XIXe siècle d'une production 
brute capitaliste pour l'industrie anglaise, puis de la réduction en esclavage de quatre 
millions   de   nègres   africains,   vendus   en   Amérique   par   des   marchands   d'esclaves 
européens, pour être placés sous les ordres du capital dans les plantations de coton, de 
sucre et de tabac.

Ainsi un continent après l'autre, et dans chaque continent, un pays après l'autre, 
une   race   après   l'autre   passent   inéluctablement   sous   la   domination   du   capital  .  2

D'innombrables millions d'hommes sont voués à la prolétarisation, à l'esclavage, à 
une existence incertaine, bref à la paupérisation. L'instauration de l'économie capita­
liste mondiale entraîne l'extension d'une misère toujours plus grande, d'une charge de 
travail  insupportable et d'une insécurité  croissante de l'existence  sur la surface du 
globe,   à   laquelle   correspond   la   concentration   du   capital.   L'économie   capitaliste 
mondiale implique que l'humanité entière s'attèle toujours plus à un dur travail et 
souffre de privation et de maux innombrables, qu'elle soit livrée à la dégénérescence 
physique et morale, pour servir l'accumulation du capital. Le mode de production 
capitaliste  a cette  particularité  que la consommation  humaine qui, dans  toutes   les 
économies   antérieures,   était   le   but,   n'est   plus   qu'un   moyen   au   service   du   but 
proprement dit : l'accumulation capitaliste. La croissance du capital apparaît comme 
le commencement et la fin, la fin en soi et le sens de toute la production. L'absurdité 
de tels rapports n'apparaît que dans la mesure où la production capitaliste devient 
mondiale. Ici, à l'échelle mondiale, l'absurdité de l'économie capitaliste atteint son 
expression  dans  le   tableau  d'une  humanité   entière  gémissant   sous  le   joug   terrible 
d'une puissance sociale aveugle quelle a elle­même créée inconsciemment : le capital. 
Le but fondamental de toute forme sociale de production : l'entretien de la société par 
le travail, la satisfaction des besoins, apparaît ici complètement renversé et mis la tête 
en bas, puisque la production pour le profit et non plus pour l'homme devient la loi 
sur toute la terre et que la sous­consommation, l'insécurité permanente de la consom­

1   Note marginale de R.L. (au crayon) : typhus famélique.
2   Note marginale de R. L. (au crayon) : extermination des peuples primitifs.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 207

mation   et   par   moments   la   non­consommation   de   l'énorme   majorité   de   l'humanité 


deviennent la règle.

En même temps, l'évolution de l'économie mondiale en. traîne d'autres phéno­
mènes   importants,   pour   la   production   capitaliste   elle­même.   L'instauration   de   la 
domination du capital européen dans les pays extra­européens passe par deux étapes : 
d'abord   la   pénétration   du   commerce   et   l'intégration   des   indigènes   à   l'échange   de 
marchandises,   en   partie   la   transformation   des   formes   préexistantes   de   production 
indigène en production marchande ; puis l'expropriation des indigènes de leurs terres, 
et par suite de leurs moyens de production, sous telle ou telle forme. Ces moyens de 
production se transforment en capital entre les mains des Européens, tandis que les 
indigènes   se   transforment   en   prolétaires.   Une   troisième   étape   succède   en   règle 
générale aux deux premières : la création d'une production capitaliste propre dans le 
pays colonial, soit par des Européens immigrés, soit par des indigènes enrichis. Les 
États­Unis   d'Amérique,   qui   ont   d'abord   été   peuplés   par   les   Anglais   et   autres 
immigrants européens après l'extermination des peaux­rouges indigènes, constituèrent 
d'abord un arrière­pays agricole pour l'Europe capitaliste, fournissant à l'Angleterre 
les matières premières, telles que le coton et le grain, et absorbant toutes sortes de 
produits industriels. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il se forme aux États­
Unis une industrie qui, non seulement refoule les importations d’Europe, mais livre 
une dure concurrence au capitalisme européen en Europe et dans les autres conti­
nents. Aux Indes, le capitalisme anglais se voit confronté à un dangereux concurrent 
dans  l'industrie  indigène,  textile  et   autre.  L'Australie  a  suivi   le  même   chemin,   se 
transformant de pays colonial en pays capitaliste industriel. Au Japon, dès la première 
étape, le heurt avec le commerce mondial a fait surgir une industrie propre, ce qui a 
préservé le Japon du partage colonial. En Chine, le processus de démembrement et de 
pillage du pays par le capitalisme européen se complique du fait des efforts du pays 
pour créer sa propre production capitaliste avec l'aide du Japon, afin de se défendre de 
la production capitaliste européenne, ce qui redouble les souffrances de la population. 
La domination et le commandement du capital se répandent sur toute la terre par la 
création d'un marché mondial, le mode de production capitaliste se répand aussi peu à 
peu sur tout le globe. Or, les besoins d'expansion de la production et le territoire où 
elle peut s'étendre, c'est­à­dire ses débouchés, sont dans un rapport de plus en plus 
tendu. C'est Un besoin inhérent et une loi vitale de la production capitaliste de ne pas 
rester stable, de s'étendre toujours plus et plus vite, c'est­à­dire de produire toujours 
plus  vite  d'énormes  quantités  de   marchandises,   dans   des   entreprises  toujours   plus 
grandes, avec des moyens techniques toujours plus perfectionnés.

Cette capacité d'extension de la production capitaliste ne connaît pas de limites, 
parce que le progrès technique, et par suite les forces productives de la terre, n'ont pas 
de   limites.   Cependant,   ce   besoin   d'extension   se   heurte   à   des   limites   tout   à   fait 
déterminées, à savoir le profit du capital. La production et son extension n'ont de sens 
que tant qu'il en sort au moins le profit moyen « normal ». Il dépend du marché que 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 208

ce soit le cas, c'est­à­dire du rapport entre la demande solvable du côté du consom­
mateur et la quantité de marchandises produites ainsi que de leurs prix. L'intérêt du 
capital qui exige une production toujours plus rapide et plus grande, crée à chaque pas 
les limites de son marché, qui font obstacle à l'impétueuse tendance de la production à 
s'étendre. Il en résulte que les crises industrielles et commerciales sont inévitables ; 
elles   rétablissent   périodiquement   l'équilibre   entre   la   tendance   capitaliste   à   la 
production, en soi illimitée, et les limites de la consommation, et permettent au capital 
de se perpétuer et de se développer.

Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et 
plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent 
d'un côté, et moins les capacités d'extension du marché augmentent en rapport avec 
les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé 
dans   les   années   1860   et   1870,   alors   que   l’Angleterre   dominait   encore   le   marché 
mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allema­
gne et les États­Unis d'Amérique ont fait considérablement reculer l’Angleterre sur le 
marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le 
sort   de   l'industrie   anglaise   attend   aussi   l'industrie   allemande,   l'industrie   nord­
américaine  et finalement  toute l'industrie du monde. A chaque pas  de son   propre 
développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où 
elle   ne   pourra   se   développer   que   de   plus   en   plus   lentement   et   difficilement.   Le 
développement   capitaliste   en   soi   a   devant   lui   un   long   chemin,   car   la   production 
capitaliste  en  tant  que  telle  ne  représente  qu'une  infime  fraction  de  la  production 
mondiale. Même dans les plus vieux pays industriels d'Europe, il y a encore, à côté 
des   grandes   entreprises   industrielles,   beaucoup   de   petites   entreprises   artisanales 
arriérées, la plus grande partie de la production agricole, la production paysanne, n'est 
pas capitaliste. A côté de cela, il y a en Europe des pays entiers où la grande industrie 
est à peine développée, où la production locale a un caractère paysan et artisanal. 
Dans   les   autres   continents,   à   l'exception   de   l'Amérique   du   Nord,   les   entreprises 
capitalistes ne constituent que de petits îlots dispersés tandis que d'immenses régions 
ne sont pas passées à la production marchande simple. La vie économique de ces 
couches sociales et de ces pays d'Europe et hors d'Europe qui ne produisent pas selon 
le mode capitaliste  est dominée par le capitalisme. Le paysan européen peut bien 
pratiquer   l'exploitation   parcellaire   la   plus   primitive,   il   dépend   de   l'économie 
capitaliste, du marché mondial avec lequel le commerce et la politique fiscale des 
États capitalistes l'ont mis en contact. De même, les pays extra­européens les plus 
primitifs   se   trouvent   soumis   à   la   domination   du   capitalisme   européen   ou   nord­
américain par le commerce mondial et la politique coloniale. Le mode de production 
capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes 
arriérées   de   production.   L'évolution   va   dans   ce   sens.   Cependant,   cette   évolution 
enferme   le   capitalisme   dans   la   contradiction   fondamentale   :   plus   la   production 
capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les 
limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport au besoin d'expansion 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 209

des entreprises capitalistes existantes. La chose devient tout à fait claire si nous nous 
imaginons pour un instant que le développement du capitalisme est si avancé que sur 
toute la surface du globe tout est produit de façon capitaliste, c'est­à­dire uniquement 
par   des   entrepreneurs   capitalistes   privés,   dans   des   grandes   entreprises,   avec   des 
ouvriers salariés modernes. L'impossibilité du capitalisme apparaît alors clairement.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 210

ANNEXE I
ROSA LUXEMBURG,
ENSEIGNANTE  1

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Rosa Luxemburg n'était pas seulement un écrivain et un orateur à l'activité intense 
et d'un niveau incomparablement élevé ; elle était aussi un véritable professeur, une 
éducatrice oeuvrant directement au service de la pensée et de l'action socialistes.

Elle l'a été dans la vieille école du parti, cet institut créé par l'ancien parti social­
démocrate sur l'insistance du vieux  Liebknecht, afin  de former, pour le mouvement 
ouvrier, des militants nouveaux et mieux armés.

Rosa  Luxemburg   y   enseignait  l'économie   politique.   (On   est   tenté  de   mettre  
« enseignant » entre guillemets, tant ce qu'apportait Rosa Luxemburg était différent, 
et même entièrement opposé à ce qu'on entend en général aridement par enseigne­
ment.) Elle amenait pas à pas ses élèves à se confronter eux­mêmes avec les princi­

1   Die Junge Garde, n, 10, 1920, p. 78.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 211

paux raisonnements de l'économie politique bourgeoise, pour les conduire jusqu'aux 
notions fondamentales du marxisme ; puis elle lisait avec eux le premier volume du 
Capital, élucidant jusque dans les détails chaque difficulté, et discutait enfin avec eux 
des problèmes abordés dans les deuxième et troisième volumes.

Comment nous forçait­elle à nous confronter nous­mêmes avec les problèmes de 
l'économie politique et à mettre au clair nos propres idées ? Par des questions ! En 
interrogeant   et   réinterrogeant   sans   cesse,   elle   extrayait   de   notre   classe   ce   qui   s'y 
cachait   de   connaissance   concernant   des   faits   qu'il   s'agissait   de   constater.   Par   des 
questions, elle faisait jaillir la réponse et nous faisait sentir nous­mêmes   combien 
cette réponse était creuse. Par des questions, elle explorait les raisonnements et nous 
faisait voir si ces raisonnements se tenaient ou s'ils boitaient. Par des questions, elle 
nous   forçait   à   reconnaître   notre   propre   erreur   et   à   trouver   par   nous­mêmes   une 
solution à toute épreuve.

Et elle procédait ainsi dès la première heure, alors qu'elle se trouvait devant un 
matériel humain inconnu, et nous devant un domaine du savoir entièrement nouveau 
pour nous. Dès la première heure, elle commençait à nous « torturer », comme elle 
disait elle­même en plaisantant : Qu'est­ce que l'économie politique ? Y a­t­il une 
réalité correspondant à cette doctrine ? Oui ? En quoi consiste­t­elle ? Et quand, natu­
rellement,   nous   avions   échoué  à  l'expliquer  :  Alors, quelle   réalité  y  a­t­il   donc   ? 
L'économie   mondiale.   L'économie   politique   est­elle   la   théorie   de   l'économie 
mondiale ? Y a­t­il toujours eu une économie mondiale ? Qu'y avait­il avant ? Et ainsi 
de suite jusqu'à la dernière heure du cours oit elle nous quittait en nous exhortant 
instamment   à   ne   jamais   rien   admettre   sans   examen,   à   ne   jamais   cesser   de   tout 
revérifier : « jouer à la balle avec tous les problèmes, c'est ce qu'il faut ! »

Cette méthode d'enseignement qui consiste à faire progresser les élèves par eux­
mêmes, c'est, du nom de celui qui l'employa déjà il y a plus de 2 000 ans avec la 
jeunesse athénienne, la méthode socratique. Tous les grands et vrais éducateurs s'en 
sont servis ; pour le maître comme pour l'élève, en tout cas sûrement pour le maître, 
c'est la méthode la plus pénible, celle qui exige le plus de dévouement au métier 
d'enseignant,   mais   c'est   aussi   la   plus   féconde   et   celle   qui   apporte   le   plus   de 
satisfactions, car ce qu'on enseigne et ce qu'on apprend de cette façon n'est pas un 
fatras retenu de mémoire et emporté par le temps. Et il faut une veulerie vraiment 
grossière   pour   en   arriver   à   fouler   aux   pieds   et   à   renier   des   connaissances   ainsi 
acquises !

Comme il était facile à Socrate et aux autres grands éducateurs d’appliquer cette 
méthode d'enseignement et de s'y tenir, si on les compare à Rosa Luxemburg. Les 
élèves de Rosa Luxemburg venaient tout droit des usines, des ateliers, des bureaux ; 
c'étaient des adultes sans aucune habitude de l'activité intellectuelle, ils avaient grandi 
dans l'atmosphère générale de l'hypocrisie et de la stupidité allemandes, qui environ­
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 212

nait  et  emprisonnait  le  prolétaire  depuis  les  soldats  de  plomb et  les  légendes   des 
manuels scolaires jusqu'au seuil de la social­démocratie et des syndicats « libres ». 
Pour les contraindre à la pensée disciplinée et critique, pour leur faire s'approprier les 
doctrines de Karl Marx, il fallait le génie pédagogique de Rosa Luxemburg. Comme 
partout où s'exerçait son activité,  là aussi, elle visait au plus haut, elle visait aux 
étoiles. Et là aussi, elle a atteint le but fixé, elle a été à la hauteur de la tâche ! A sa 
gloire et à son mérite incontesté de théoricienne, d'oratrice et d'écrivain, il faut ajouter 
ceux d'éducatrice de tout premier rang.

Dans les premiers temps du cours, beaucoup d'élèves, en entendant les questions 
intelligentes, subtiles et impitoyablement logiques de Rosa Luxemburg, se sentaient 
ébranlés   dans   la   bonne   opinion   qu'ils   avaient   creux­mêmes,   eux   qui   avaient   déjà 
réussi à assumer des responsabilités dans le parti. Les questions de Rosa commen­
çaient  à labourer et à retourner leur  cerveau,  à leur faire pressentir  l'existence  de 
sphères   intellectuelles   entièrement   nouvelles   et   insoupçonnées.   Ils   avaient   alors 
l'impression, pendant le cours, de se trouver devant une tour d'ivoire de la sagesse, 
sans   aucun   pont,   sans   aucune   échelle   pour   y   accéder.   Mais   très   vite,   les   élèves 
éprouvaient le bonheur de participer à un processus de prise de conscience de leur 
propre humanité, de nouer des liens d'homme à homme, malgré la distance qui les 
séparait du professeur ; ils sentaient bientôt la petite main ferme de Rosa Luxemburg 
les   conduire,   secourablement,   gentiment   et   élégamment,   infatigablement,   pour   les 
faire sortir du temps d'apprentissage et les faire déboucher sur la vie.

Il y avait parfois, à l'école du parti, des heures particulièrement solennelles. C'était 
le  cas  quand le  sujet du cours  nous  amenait  à effleurer  d'autres  sciences,   ou  à  y 
pénétrer. Quand toutes les conditions manquaient aux élèves pour résoudre par eux­
mêmes les questions posées, Rosa se lançait dans des exposés d’ensemble touchant 
parfois la sociologie, parfois l'histoire, parfois la physique. Elle dégageait alors avec 
limpidité   l'essentiel,   exactement   ce   qu'il   fallait,   et   le   faisait   sans   aucune   fioriture 
oratoire, ce qui était justement une merveille de talent oratoire. On éprouvait alors 
comme un frisson sacré devant le génie universel de cette femme.

Cette éducatrice, cette dirigeante, cette créatrice de nouvelle vie intellectuelle, on 
l'a arrachée au prolétariat, on l'a assassinée. C'était il y a maintenant un au. Ses assas­
sins étaient des jeunes qui ne connaissaient pas l'importance de Rosa Luxemburg, 
mais qui agissaient sur ordre de gens qui la connaissaient.

En un millénaire, il ne surgit sans doute sur terre qu'un être humain ayant les dons 
et l'importance de Rosa Luxemburg.

Les crosses et les balles des mercenaires pouvaient mettre fin à ce qui était mortel 
en elle.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 213

Ce qui était immortel triomphe. Les écrits, les enseignements, l'exemple lumineux 
d'une   activité   infatigable,   d'un   combat   révolutionnaire   audacieux   ne   peuvent   être 
effacés, même par la pire terreur blanche !

Que la jeunesse s'instruise par les écrits de Rosa Luxemburg ! Que la jeunesse 
s'instruise par son militantisme et son action !

Qu'en ce jour anniversaire de son assassinat, la jeunesse entende surtout sa voix 
claire et sonore qui nous exhorta si souvent, nous, ses élèves: TOUT CONTRÔLER 
D'UN ESPRIT CRITIQUE, s'approprier les enseignements de Karl Marx, agir avec 
réflexion, mais avec audace et décision.

Que la jeunesse s'engage envers Rosa assassinée à être fidèle à son enseignement, 
à agir dans son esprit.

Rosi WOLFSTEIN­FRÖLICH
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 214

ANNEXE II
L’ÉCOLE DU PARTI  1

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« Je n'ai aucune idée de ce qu'est l'école pour propagandistes et rédacteurs ; de 
quoi s'agit­il, qui en est l'inspirateur ? »   Rosa pose la question de manière claire et 
2

concise à Luise Kautsky, s'inquiétant de ce qu'était ce projet dune école de formation 
des ouvriers, et qui en était à l'origine ; ce projet répond en effet à l'un de ses dons les 
plus profonds. Ses qualités pédagogiques, développées dès le lycée, puis au cours de 
son premier semestre de vie d'étudiante lorsqu'elle participait, à Zurich, au « cercle 
philosophico­pédagogique », la conduiront à remplir cette tâche, qu'elle n'acceptera 
qu'après de longues hésitations mais n' « enverra jamais promener » par la suite  . On  3

constate   une   grande   réserve   de  sa   part,   voire   une   certaine   hostilité   à   l'idée   d'une 

1   Helmut Hirsch : « Rosa Luxemburg in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten ». Rowohlt. 
Hambourg 1969.
2   R. L. à Luise Kautsky, 22 août 1906, IISG : KDXVI, 213.
3   R. L. à Luise Kautsky, 17 mars 1910, IISG : KDXVI, 226.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 215

éventuelle collaboration à ce travail de formation à l'école du parti, six mois encore 
avant de l'accepter. Cette méfiance est perceptible dans une réponse jusqu'ici ignorée, 
suscitée par une décision de Luise Kautsky dont celle­ci fait part à Rosa dans une 
lettre peu avant Pâques 1907. Luise veut se mettre à la disposition du parti comme 
professeur de français. Le ton de la réponse de Rosa peut s'expliquer par trois causes. 
La première et la plus importante est peut­être sa rupture récente avec Léo (Jogichès), 
dont elle n'a pas encore donné la raison. Cela la rend irritable, et elle défend à Luise 
de prononcer son nom (celui de Rosa) en présence de Léo. La deuxième raison est 
peut­être que Luise, qui jouera désormais dans le cercle des amis intimes de Rosa un 
rôle   de   plus   en   plus   important   (à   côté   du   nouveau   soupirant   de   Rosa,   le   jeune 
Constantin Zetkine) manifeste par cette décision un peu trop d’indépendance. Or il 
s'agit précisément d'enseigner la langue que Rosa, malgré ses bonnes notes au lycée, 
ne possède qu'imparfaitement. Enfin, troisièmement, la chaire pour laquelle Heinrich 
Schulz, qui est le véritable créateur et administrateur de cette « école de formation » 
ouverte en hiver 1906, réclame un « marxiste solide, ayant une formation d'économie 
politique »  , est offerte non pas à elle, mais à l'Autrichien Rudolf Hilferding. Ce qui 
1

la fâche, écrit­elle à Luise, « c'est que je ne t'ai pas empêchée d’offrir tes services à 
Schulz pour l'enseignement du français. En réalité, c'est de la philanthropie et, de 
cette manière, tu gaspilles le peu de temps dont tu disposes ».  2

Quelques jours avant la réouverture de l'école, en hiver 1907, l'inattendu se pro­
duit. Non seulement Hilferding, mais encore un autre professeur, le Hollandais Anton 
Pannekoek, reçoivent de la police politique un avertissement : s'ils « reprennent leur 
activité à l'école du Parti »,   ils seront expulsés de Prusse. Une fois encore, le cadeau 
3

de Lübeck, la nationalité allemande, se révèle précieux. Sur la recommandation  de 
Kautsky, on offre à Rosa le poste ainsi libéré, et elle accepte. Non sans une observa­
tion sarcastique : « Je  me soucie  de l'école  comme d'une guigne, et je ne suis pas 
faite pour  être maître d'école. »    Le peu d'intérêt  qu'elle  manifeste n'a pas besoin 
4

d'explications   supplémentaires.   Mais   quant   aux   dons   de   maître   d'école   :   qui   s'en 
vanterait, si l'on songe à la moyenne des écoles allemandes d'alors ! L'école du parti, 
cependant, n'a rien d'une école moyenne. Et Rosa a sûrement le pressentiment qu'avec 
sa collaboration, elle sera encore plus extraordinaire qu'elle ne l'est déjà.

Rien ne définit mieux la signification de cette nouvelle activité de Rosa que ce 
qu'elle  en  dit   elle­même,  lorsqu'elle  rendit   compte  de  son  expérience   dune  année 
d'enseignement   aux   délégués   du   congrès   de  Nuremberg.   Dans  son   discours,   elle 
détendit auprès  des 600 000 membres du Parti une institution qui coûtait annuelle­
ment à peu près 60 000 marks­or. Il était d'autant plus nécessaire de justifier  ces 

1   Heinrich Schulz : « Arbeiterbildung », in « Die Neue Zeit », XXIV (1905­1906), I, p. 137.
2   R. L. à Luise Kautsky, Pâques 1907, IISG : KDXVI, 216.
3   «   Protokoll   über   die   Verhandlungen   des   Parteitages   der   Sozialdemokratischen   Partei 
Deutschlands, abgehalten zu Essen. » Berlin, 1907, p. 57.
4   Cité par Nettl, p. 375.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 216

dépenses que certains orateurs, parmi lesquels un de ses prédécesseurs à la rédaction 
du   «   Vorwärts   »,   Eisner,   avait   exprimé   des   critiques   à   l'égard   de   la   nouvelle 
institution, au cours de la discussion sur le rapport d'activité du Comité directeur. 
Rosa ne tient guère compte des arguments d'Eisner. Son attitude ferait honneur à tout 
pédagogue. « Si je prends la parole, ce West pas pour protester contre la critique qui 
est adressée à l'école du Parti, mais pour déplorer l'absence d'une critique concrète 
sérieuse.   L'école   du   Parti   est   une   nouvelle   institution   très   importante,   qui   mérite 
partout la considération et une critique sérieuse. » Suit une autocritique non moins 
louable   et   une   plaisanterie   sur  elle­même   qui,   par   un  effet   de  surprise,   provoque 
l'hilarité : elle se présente, elle la révolutionnaire, comme une conservatrice. Il est 
douteux que beaucoup aient compris la vérité  profonde de cet  humour, à savoir la 
conscience d'une certaine inflexibilité liée à son milieu. « Je dois reconnaître moi­
même qu'au départ je n'ai accueilli la fondation  de l'école  du Parti qu'avec la plus 
grande méfiance, d'une part à cause de mon conservatisme inné (rires), d'autre part, 
parce que je me disais au  tréfonds  de moi­même qu'un parti tel  que le  Parti social­
démocrate   devrait   concentrer   son   action   de  propagande   plutôt  sur   une   agitation 
directe auprès des masses. »

Puis vient un aveu, qui prend tout son poids si l'on songe aux arguments de départ 
et   à   ses   réserves   ­  aveu   dont   le   principal   mérite   est   que   ce   professeur   ­   plus   de 
cinquante ans avant les révoltes étudiantes ­ n'en appelle pas à la critique des spécia­
listes  ou à ses collègues, mais se réclame de ses élèves. « Mon activité à l'école du 
Parti  a levé  la  plus  grande partie  de mes  doutes.  C'est à  l'école  même,   par   mon 
contact constant avec les élèves, que j'ai appris à apprécier cette nouvelle institution, 
et je puis dire avec une conviction totale : j'ai le sentiment que nous avons créé là 
quelque chose de neuf dont nous n'apercevons pas encore toutes les conséquences, et 
quelque chose de bon qui sera profitable et précieux pour le Parti. Sans doute y a­t­il 
encore maintes critiques à faire, et ce serait un miracle s'il en était autrement. » Elle 
aborde alors ce qui constitue l'essentiel dans tout établissement scolaire, la question 
des élèves ou étudiants ­ ici il s'agit plutôt d'étudiants, car ceux qui participent aux 
cours ont entre 22 et 40 ans ­ ainsi que le problème éternel de tout pédagogue, le 
programme. « Si je refuse toute suggestion concernant un changement dans le choix 
des élèves ­ car nous avons constaté en tant que professeurs l'excellence des résultats, 
à  tel  point   que je  ne  pourrais  souhaiter   un  meilleur   corps  d'élite   ­ j'ai  cependant 
plusieurs critiques à faire concernant le programme. En tête du pro. gramme devrait  
figurer  l'histoire   du  socialisme   international.   »  (...)   Puis   elle   aborde   une   question 
encore  plus  importante.   Que  deviendront  les  élèves  qui  auront   suivi  les   cours   de 
l'école ? Comment les orientera­t­on, une  fois  leurs études  achevées, en évitant à la 
fois l'écueil de l'indifférence sociale et la tentation de les surcharger d'activités ? « Il 
peut arriver que les organisations du Parti envoient des élèves à l'école comme on 
envoie un bouc émissaire dans le désert ­ sans se soucier ensuite de ce qu'il adviendra 
d'eux [très juste !], sans leur offrir un champ d'action suffisant. Il existe par ailleurs un 
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 217

autre danger : c'est que l'on soit trop exigeant à 'égard des élèves de l'école, une fois  
qu'on leur a donné un poste. »  1

Voici donc pour les débats du congrès de Nuremberg. Il faut encore ajouter que 
les participants aux cours étaient déchargés de tout souci matériel, facteur capital pour 
des gens appartenant aux couches populaires les plus défavorisées des grandes villes. 
Non   seulement   l'enseignement   et   les   livres   étaient   gratuits,   mais   au   cours   de   la 
première année trente et un participants purent acheter pour 2 000 marks de livres, et 
ceci à des prix réduits. « Les participants ainsi que leurs familles sont à la charge du 
parti pendant toute la durée du cours. » Point important : le nombre des participants 
est « limité à trente pour chaque cours semestriel », et ce nombre ne peut « être 
dépassé, dans certaines  circonstances  exceptionnelles, que de peu (trente et un ou 
trente­deux) ».   Le danger d'une surcharge des effectifs est ainsi éliminé par avance. 
2

Souvent même les places disponibles ne sont pas toutes occupées et on reste en deçà 
du seuil­limite de trente élèves, parce que « le syndicat des métallurgistes notamment 
» néglige d'envoyer des candidats  aux « dix places vacantes » qui sont accordées 
depuis 1908 aux centrales syndicales.    Ceci s'explique lorsqu'on sait que la part du 
3

lion   d'un   enseignement   global   de   777   heures,   à   savoir   l'économie   politique   (250 
heures) revient à un professeur qui, une fois, cita en exemple aux syndicats allemands 
des imprimeurs le syndicat moscovite de la même branche, qui, d'après elle, réussirait 
à ébranler « la foi en la sacro­sainte méthode de l'avance discrète à petits pas ».    4

L'accent mis sur cette discipline apparemment abstraite de l'économie montre à quel 
point le S.P.D. était en avance sur tous ses contemporains. Loin derrière Rosa vient 
Schulz, qui avait droit à 105 heures d'enseignement « d'expression orale et écrite et de 
technique journalistique ». Puis vient Mehring avec 90 heures d'histoire ancienne et 
moderne ; ensuite l' « histoire du développement économique » (80 heures), ensei­
gnée par Cunow qui remplace Pannekoek. Les disciplines juridiques sont également 
bien représentées. Stadthagen dispose de 86 heures pour enseigner « le droit ouvrier, 
la   législation   sociale,   le   statut   des   domestiques   et   la   constitution   ».   Le   Dr   Hugo 
Heinemann a droit à46 heures pour le « droit pénal, la procédure pénale et l'exécution 
pénale », le Dr Kurt Rosenfeld dispose du même nombre d'heures pour le « droit civil 
». Simon Katzenstein a droit, lui aussi, à 46 heures pour une série de conférences sur 
la politique communale. En revanche, Stadthagen, qui est entré à l'école en même 
temps que Rosa, ne dispose pour le semestre qui va du 1" octobre 1907 au 31 mars 
1908 que de 28 heures pour ses conférences  sur la physique. Dans  les semestres 
ultérieurs, le programme sera différent quant au contenu et aux horaires, si bien qu'à 

1   Compte rendu du congrès de Nüremberg, p. 230.
2   «   Protokoll   über   die   Verhandlungen   des   Parteitages   der   Sozialdemokratischen   Partei 
Deutschlands, abgehalten zu Essen. » Berlin, 1907, p. 90,
3   R.L. à Wilhelm Dittmann (23 mai 1911) (SPD­Archiv Bonn).
4   « Die zwei Methoden der Gewerkschaftspolitik », in « Die Neue Zeit » XXV (1906­1907) I, 
p. 137.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 218

la fin Rosa, par exemple, donnera 240 heures d'histoire économique et d'économie 
politique.

Il est important de noter que cette institution, qui n'est pas sans ressembler à un 
collège   américain   moderne,   est   dirigée   collectivement   par   l'ensemble   des   profes­
seurs ; à la direction  participent  également, à titre  consultatif,  un représentant des 
étudiants et un représentant du Comité directeur du Parti ; cette assemblée se réunit en 
moyenne une fois par mois. On consulte le Comité directeur du Parti dans son ensem­
ble quand il s'agit de discuter des résultats du semestre passé ou de la préparation du 
semestre à venir ; on le consulte également pour les décisions importantes, notam­
ment   d'ordre   financier.   Par   ailleurs,   on   organise   des   réunions   avec   les   étudiants. 
Ceux­ci ne réclament parfois que « de petites améliorations concernant l'organisation 
interne   ou   externe   des   études   ».    Cependant,   on   peut   lire   dans   l'un   des   rapports 
1

annuels   de   l'assemblée   des   étudiants,   ceci   :   «   Certains   souhaitent   que   les   heures 
consacrées aux disciplines théoriques : économie politique, histoire, sociologie, ainsi 
que les cours surtout pratiques consacrés à la technique du discours, au style et au 
journalisme,   soient   augmentés,   mais   qu'en   revanche,   on   réduise   l'horaire   des 
disciplines juridiques et de la politique communale.

« Dans le projet de programme du troisième cycle, ces vœux ont été partiellement 
pris en considération. » Une autre fois, on peut lire : « Pour tenir compte de plusieurs 
réclamations des élèves qui se plaignent d'un emploi du temps surchargé, au cours du 
nouveau semestre il y aura, en plus des deux après­midi libres, encore Un autre après­
midi qui sera libéré de tout enseignement. »    En d'autres ternies, les réformes sont 
2

introduites à la demande des élèves. En outre, pour le travail qu'ils ont à faire l’après­
midi   ou   pour   les   exercices   de   séminaire,   ils   peuvent   demander   l'aide   de   leurs 
professeurs, dont les cours sont groupés le matin pour cette raison.

Ceci ne nous dit encore rien de la valeur effective de cette expérience social­
démocrate ni du mérite qui revient à Rosa. Personne ne s'étonnera que les rapports 
officiels du Parti respirent l'autosatisfaction. Ce qui surprendra peut­être davantage, 
c'est l’ordre dans lequel on présente les témoignages de satisfaction : « les élèves, le 
collège des professeurs et la direction du Parti ont été, cette année encore (lit­on en 
1911), entièrement satisfaits des résultats du cours ».  3

1   «   Protokoll   über   die   Verhandlungen   des   Parteitages   der   Sozialdemokratischen   Parte! 


Deutschlands, abgehalten zu Magdeburg », Berlin 1910, p. 58.
2   «   Protokoll   über   die   Verhandlungen   des   Parteitages   der   Sozialdemokratischen   Partei 
Deutschlands, abgehalten zu Chemnitz », Berlin 1912, p. 46.
3   «Protokoll   über   die   Verhandlungen   des   Parteitages   der   Sozialdemokratischen   Partei 
Deutschlands, abgehalten zu Jena », Berlin 1911, p. 47.
Voir   aussi   «Protokoll   über   die   Verhandlungen   des   Parteitages   der   Sozialdemokratischen 
Partei Deutschlands, abgehalten zu Jena», Berlin 1913, p. 34.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 219

Le pédagogue ne s'étonnera pas non plus d’entendre parler de discussions de fin 
de semestre décevantes et de souvenirs dithyrambiques, souvenirs qui font d'autant 
plus illusion que celui qui les relate est trop proche ou au contraire trop éloigné de ce 
dont il témoigne.

Avant la guerre mondiale n'oblige à fermer « l'école de guerre socialiste » (com­
me   on   a   appelé   une   fois   l'école   du   Parti),   on   pria   Rosa   de   donner   une   série   de 
conférences privées sur Marx, pour des amis non prolétaires. Elle qui lit en commun 
avec   ses   élèves   «   des   usines,   des   ateliers   et   des   bureaux   »,   comme   l'écrit   Rosi 
Wolfstein, le premier livre du Capital, et commente avec eux les deux autres livres, 
aimerait bien échapper à cela. Car, écrit­elle à Luise, « je n'attends que très peu de 
chose   de   ces   séances   et   suis   terriblement   fatiguée.   Mais   Kurtchen   Roselfeld   est 
accouru aujourd’hui encore hors d'haleine à l'école et m'a encore une fois, moi faible 
femme, écrasée de ses arguments. Ces séances doivent commencer au plus tôt, car 
Madame le Dr (Marta) Rosenbaum et le Dr Roeder et sa femme semblent tout à coup 
être tombés amoureux du Capital. Ta présence me sera un réconfort ». A propos d'un 
détail   technique,   Rosa   fournit   alors   la   preuve   qu'elle   comprend,   avec   toute   sa 
sensibilité, assez l'osmose d'une conférence, pour ne pas imposer à Luise une seconde 
audition. « Du reste, je commencerai par lire à ces messieurs et dames le fameux 
premier cahier de mon Introduction à l'économie politique que j'ai lu un jour, à certain 
couple ami, au bord du lac des 4 Cantons. Peut­être n'as­tu pas envie de subir cette 
lecture une seconde fois. Il vaudrait mieux en ce cas que tu t'abstiennes de venir à la 
première leçon. »  1

C'est un fait historique important que ce collège socialiste pratique déjà, même 
dans les cours réguliers, la coéducation, et que l'on trouve, à côté des fonctionnaires 
du Parti et des syndicats, des maçons, des ouvriers du verre et du bois, des mineurs et 
des transporteurs, des couvreurs et des coiffeurs, également des collègues, et que le 
professeur soit une femme.

Quelle   était   donc   la   leçon   dont   Karl   et   Luise   avaient   déjà   eu   la   primeur   en 
Suisse  ?   Était­ce   le   premier   chapitre   (comprenant   six   pages   et   demie   imprimées) 
intitulé   Qu'est­ce   que   l'économie   politique   ?   et   qui   devait   introduire   l'ouvrage 
abandonné ensuite, publié plus tard à Moscou en langue russe par Thalheimer (lui­
même tombé par la suite en disgrâce) et à Berlin par Levi sous le titre d'Introduction à 
l'économie   politique   ?   Le   chapitre   contenait   une   polémique   très   vive   contre   les 
savants   allemands   renommés   et   les   définitions   qu'ils   donnaient   de   l'économie 
politique. Cet ouvrage, manifestement incomplet, sans unité de style, devait être une 
sorte de manuel d'histoire de civilisation de niveau universitaire, certainement pas de 
conception révolutionnaire, avec des références à la sociologie (l'anthropologie) et 
l'histoire économique, fondé sur les conceptions et les catégories créées par Marx et 
1   Rosi Wolfstein : « Rosa Luxemburg ais Lehrerin », in : « Die Junge Garde » 10, p. 75. Rosi 
Wolfstein est la future femme de P. Froelich.
Rosa Luxemburg (1925) : Introduction à l’économie politique 220

Engels mais augmenté de matériel nouveau. L'accent était mis sur la naissance et la 
disparition   de   la   communauté   rurale   à   l'époque   féodale   et   ses   corollaires 
internationaux. Rosa dispensait à ses élèves tous les jours deux heures d'enseignement 
« coupées par quart d'heure de récréation ».    Si elle prenait une page imprimée par 
1

heure et résumait à la fin de l'heure par écrit, comme il semble que ce fût l'habitude, 
ce qui avait été dit, le sujet put en effet être traité au cours d'un semestre.

A côté des coups d'épingle donnés aux « lumières de la science », semblables à 
ceux que Rosa distribuait généreusement dans ses articles de journaux, il y avait des 
illustrations frappantes de son point de vue tirées de l'histoire des différents pays, qui 
devaient être familières aux auditeurs.

Ceux­ci   imaginaient­ils   que   l'Allemagne   ­   grâce   à   la   pression   exercée   par   la 


social­démocratie bien entendu, et par les syndicats ­ offrait un modèle de législation 
sociale  aux  autres  pays  ? Loin  de là.  « C'est  en Russie  que furent  instaurées   les 
premières lois de protection des femmes et des mineurs, après les grands troubles de 
1882 dans le secteur industriel de Moscou, et la journée de Il heures et demie pour les 
hommes est une conquête de la première grève générale des 60 000 ouvriers du textile 
de Pétersburg en 1896 et 1897. L'Allemagne est en retard sur tous les autres grands 
États   modernes   par   sa   législation   ouvrière   qui   ne   concerne   que   la   protection   des 
femmes et des enfants. »    Si de telles révélations n'incitaient pas les quelque 200 
2

militants allemands, qui suivirent les cours de Rosa pendant les sept semestres où elle 
enseigna, à prendre des notes, à chercher des références et à réfléchir, alors tout le 
travail de formation était vain.

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1   R. L. à Wilhelm. Dittman (23 mai 1911) (SPD Archiv, Bonn); voir R. L. à Mathilde Seidel, 3 
février 1908 (Nachl. Seidel 47 a, Zentralbibl. Zürich).
2   « Einführung in die Nationaloekonomie », Berlin 1925, p. 256.

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