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Revue d’études comparatives Est-

Ouest

Autogestion et privatisations en Yougoslavie


Michel Drouet

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Drouet Michel. Autogestion et privatisations en Yougoslavie. In: Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 23, 1992, n°2-3.
pp. 59-103;

doi : https://doi.org/10.3406/receo.1992.1551

https://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_1992_num_23_2_1551

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Résumé
Bien qu'ayant depuis les années 50 un marché des biens et services, le système économique
yougoslave reste marqué jusqu'à la fin des années 80 par la propriété sociale des moyens de
production. Ce régime de propriété serait à l'origine d'une relative inefficience dans l'affectation des
ressources, notamment celle du capital (capacité d'autofinancement des entreprises réduite,
persistance d'une contrainte budgétaire douce) d'où l'acuité du thème de la privatisation des actifs des
entreprises.
Un programme de privatisation détermine les acteurs à l'origine du processus, les modalités du
transfert des actifs (gratuit/payant, dans ce cas à quel prix) et le type d'actionnariat recherché
(étranger/national, diffus/concentré). Les programmes définis en Yougoslavie jusqu'à l'été 1991
retiennent l'ensemble des modalités possibles hormis la distribution gratuite des actifs ; compte tenu de
l'autogestion et de la faiblesse de l'épargne nationale, ils privilégient de fait l'actionnariat des salariés.
En découlent la lenteur du processus de privatisation et des limites aux effets positifs attendus de la
privatisation, ce qui conduit a remettre au premier plan la restructuration des entreprises demeurant
sociales ainsi que la modification des relations, héritées de l'autogestion, des entreprises avec le
secteur bancaire.

Abstract
Self-management and privatization in Yugoslavia.
Although in has had a goods and services market since the 1950's, the Yugoslav economic system
was still, until the end of the 1980's, characterized by social ownership of the means of production. This
system of ownership lies at the root of relative inefficiency in the use of resources, particularly capital
(enterprises hampered in their scope for self-financing, a persistently soft budgetary constraint), hence
the urgency of the calls for privatization.
A privatization programme determines the participants from the start of the process, likewise
procedures for the transfer of ownership (free or paying, in the latter case at what price), and what kind
of shareholding is sought (foreign or national, widespread or concentrated). Those programmes drawn
up in Yugoslavia, up until the summer of 1991, cover all possible variations, with the exception of free
distribution of assets, account being taken of self-management and the paucity of national savings. In
practice, they favour the employee shareholder. All of this gives rise to delays in the process of
privatization and limits the positive effects expected of privatization. Consequently, the authorities are
impelled to give priority once more to the restructuring of enterprises which remain social, and to
modify the relationships, inherited from self-management, between enterprises and the banking sector.
Revue d'études comparatives Est-Ouest, 1992, 2-3 (juin-septembre)
pp. 59-104 - Michel DROUET

Autogestion et privatisations

en Yougoslavie

Michel DROUET*

La Yougoslavie1 s'est engagée à partir de la fin 1988 dans une nouvelle


Réforme économique qui comportait deux volets. Le premier concernait la
politique macroéconomique de stabilisation avec, à partir de la fin 1989,
l'objectif prioritaire de lutte contre l'inflation qui atteignait alors un rythme
annuel d'environ 2 700 % ; pour ce faire, devait être mise en œuvre une
politique budgétaire et salariale restrictive mais l'instrument essentiel était
une politique monétaire fortement restrictive avec notamment l'ancrage du
taux de change nominal sur le DM alors même que l'inflation demeurait
élevée. Le deuxième volet, celui des réformes structurelles, visait à
développer les relations de marché, en premier lieu le marché du capital, avec pour
axes la reconnaissance de la multiplicité des modes de propriété et
l'orientation vers la privatisation des moyens de production relevant jusqu'alors de
l'autogestion ainsi que la réforme bancaire et la modification des liens
institutionnels entreprises-banques ; ceci était complété par la libéralisation
des relations extérieures et de la formation de la plupart des prix intérieurs.
Lutte prioritaire contre l'inflation, privatisations, ces deux volets laissent
entendre que la Réforme yougoslave s'inscrit dans la même logique que
celles menées dans d'autres pays de l'Est depuis 1989, de la Pologne à, plus
récemment, la Russie, qui visent à assurer la transition des économies
planifiées vers l'économie de marché. Un large consensus semble en effet
s'être établi quant à cet objectif même s'il sous-estime la pluralité des
fonctionnements des économies de marché et tend à appréhender le marché
comme un mythe, celui du marché « idéal ».

* Enseignant à la Faculté Jean Monnet de Sceaux, Université de Parix XI et membre


du R.O.S.E.S.
1. L'article portera sauf indications contraires sur la Yougoslavie dans ses frontières de
juin 1991, comprenant six Républiques : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine,
Monténégro, Serbie avec ses provinces autonomes Kosovo et Voïvodine, et Slovénie. Si
Slovénie, Croatie et Bosnie-Herzégovine ont vu au printemps 1992 leur indépendance
reconnue internationalement, l'essentiel demeure ici les caractéristiques communes aux six
Républiques du système économique et social.

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Michel Drouet

Pour autant, la Yougoslavie se différencie des autres pays d'Europe


centrale et orientale (ECO) sur deux plans principaux. D'une part, cette
réforme s'inscrit dans un contexte systémique marqué par l'absence de
propriété étatique des entreprises au profit de la propriété sociale et de
l'autogestion, ainsi que par l'ancienneté de la présence de mécanismes de
marché dans le fonctionnement du système économique : la planification
imperative de type soviétique ayant été abandonnée dès 1952, la Réforme de
1965 va consacrer l'abandon de toute planification centrale autre
qu'indicative et macroéconomique et vise, déjà, à assurer la prépondérance du
marché. Un tel contexte fait mieux ressortir l'importance attribuée par la
nouvelle Réforme économique aux changements dans le régime de propriété
des actifs productifs ; on a en effet considéré que l'autogestion était source
d'inefficacité relative et d'obstacles au développement des mécanismes de
marché dont on attend dynamisme et plus grande efficacité dans l'allocation
des ressources. Ce contexte systémique et l'ancienneté de certaines pratiques
de l'économie de marché peuvent sembler plus favorables aux privatisations
que le contexte prévalant dans les autres ECO ; mais l'autogestion, en
accordant des quasi-droits de propriété au collectif de travail sans pour
autant identifier clairement les titulaires de ces droits, génère des obstacles
spécifiques à la privatisation des actifs productifs.
Cet article a pour objet, en premier lieu, de cerner les objectifs des
privatisations à partir des limites de l'autogestion ; on pourra ainsi mieux
appréhender la portée des referents théoriques le plus souvent avancés en
Yougoslavie en faveur des privatisations, théorie des droits de propriété et
théorie de l'agence. En deuxième lieu, il cherchera à dégager les obstacles et
les contraintes pesant sur un programme de privatisation, notamment ceux
découlant de l'autogestion, d'où les modalités retenues et les effets que l'on
peut en attendre.
Il faut cependant rappeler au préalable l'autre spécifité majeure de la
Yougoslavie par rapport aux ECO : son système politique et les attributions
des différents niveaux d'administration, Fédération, Républiques et
communes. Jusqu'en 1965, la décentralisation économique a accru le rôle des
communes notamment pour les investissements des entreprises. Avec la
Réforme de 1965, le principal changement va concerner le niveau fédéral
non seulement en raison de l'abandon de toute planification centrale mais
surtout par suite de l'affaiblissement de son pouvoir face à ceux des
Républiques, voire des communes, affaiblissement codifié dans la
Constitution de 1974 qui tend à faire du pouvoir central un pouvoir confédéral2.

2. Pour le système politique et son évolution, voir D.N. Nelson, « L'abîme


yougoslave », Revue d'études comparatives Est-Ouest, vol. 21, 1990, n° 4, pp. 35-54.

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Autogestion et privatisations en Yougoslavie

Avec la mort de Tito en 1980, la faiblesse du pouvoir de régulation à l'échelle


centrale, alors que les déséquilibres macroéconomiques s'amplifient et que
se renforce la contrainte extérieure, rendra inopérantes les répétitives
ébauches de réformes structurelles en vue de développer les mécanismes
concurrentiels ; de même, les récurrents programmes de stabilisation ne
parviendront à faire face à la contrainte extérieure qu'au prix d'une
quasi-stagnation de la production et des revenus et d'une accélération de
l'inflation.
Dans un tel contexte, accompagné de la montée des tensions nationalistes,
la Réforme de 1989 est apparue un peu comme celle de la dernière chance
mais la prépondérance donnée, dans la mise en œuvre du programme de
stabilisation, à la politique monétaire restrictive et à la défense du taux de
change nominal - domaines qui relevaient clairement du niveau fédéral -
montre bien la faiblesse de ce dernier qui ne pouvait au mieux qu'inciter les
Républiques dans les domaines budgétaires-fiscaux, politique des revenus et
celui des réformes structurelles. Le programme de stabilisation de décembre
1989 réussit à modifier rapidement les anticipations inflationnistes d'où une
faible inflation dans les mois suivants sa mise en œuvre, au prix d'une baisse
de la production et d'une montée du chômage alors que les réformes
structurelles, avant tout le processus de privatisation, marquent le pas. Mais
les tensions entre Républiques vont devenir dominantes, allant de
l'éclatement à l'automne 1990 d'éléments du système économique yougoslave -
refus de certaines Républiques de verser leur contribution au budget fédéral,
établissement de barrières douanières ou fiscales entre certaines d'entre elles,
prise du pouvoir de création de la monnaie centrale - à la proclamation de
l'indépendance à la fin juin 1991 de la Slovénie et de la Croatie et à la guerre
en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine à partir de l'automne 1991.
Guerre, suspension des relations économiques et financières entre les trois
Républiques précitées et les autres, établissement de nouvelles frontières et
barrières douanières, création de monnaies nationales, chute de la
production 3 et reprise de l'inflation galopante, un tel contexte laisse peu de place
aux réformes structurelles en vue de développer les mécanismes de marché.
Mais la question demeure et l'on ne peut que souhaiter qu'elle redevienne
centrale à court terme.

3. Les données pour l'ensemble de la Yougoslavie ne sont disponibles que jusqu'à l'été
ou l'automne 1991. Après une baisse de 8,5 % du Produit Social, concept proche du PIB,
et de 11 % de la production industrielle en 1990 par rapport à 1989, année de stagnation
consécutive à deux années de légères baisses, on estime la baisse pour l'année 1991
respectivement à 15 % et 21 %, Saopstenije Saveznog Zavoda za Statistiku, n°368 du
27/12/1991 ; selon des données plus récentes, le produit social Slovène serait en 1991 de
17 % inférieur à celui de 1989, pour la Serbie-Monténégro de 19 % et celui de Croatie
pour les trois premiers mois de 1992 serait inférieur d'un tiers à la moyenne de 1990.

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Michel Drouet

I. LES LIMITES DE L'AUTOGESTION


ET LES ORIGINES DE LA PRIVATISATION

La planification imperative et l'allocation centralisée des ressources ont


été délaissées à partir de 1953 au profit d'une régulation de plus en plus
indirecte et monétarisée dans le cadre de la planification dite « des
proportions globales » mais on peut considérer que c'est la Réforme de 1965/66 qui
concrétise le saut qualitatif permettant de parler d'une économie de marché :
d'une part, la planification n'étant qu'indicative et macroéconomique,
l'entreprise devient maîtresse de ses décisions, notamment d'investissement,
dont le financement doit être assuré par autofinancement et crédits
bancaires accordés en fonction de critères de rentabilité tels qu'ils pouvaient être
dégagés par le marché ; d'autre part, la pression concurrentielle des marchés
doit se développer avec la libre formation des prix internes, limitée
cependant par le maintien d'un contrôle des prix, et avec l'intégration à l'économie
mondiale : libéralisation du commerce extérieur par la forte réduction des
entraves quantitatives et l'abandon des taux de change multiples au profit
d'un taux de change unique, la convertibilité du dinar étant envisagée
comme prochaine.
Ainsi énoncés, les objectifs de la Réforme de 1965, dans leur principe,
pourraient fort bien s'insérer dans le mouvement actuel de transition et de
réformes structurelles prévalant dans les ECO avec cette différence
essentielle qu'ils ont été établis dans le cadre de la propriété sociale des moyens
de production.
yougoslaves4 comme
Cettedevant
Réforme
assurer
a même
le développement
été présentée
de l'autogestion,
par les autorités
qui
trouverait sa codification la plus achevée dans la Constitution de 1974 et la
Loi sur le travail associé de 1976, d'où l'appellation de socialisme de marché
pour caractériser un tel système. Ces lois ne seront modifiées, pour ce qui
concerne la propriété des moyens de production, que par celles de 1988/89
sur les entreprises et le capital social5, lois qui précisément permettent la
privatisation et conduisent à la remise en cause à terme de l'autogestion. La
nouvelle Constitution de la Yougoslavie, restreinte à la Serbie et au
Montenegro et adoptée en avril 1992, ne comporte d'ailleurs plus mention
de l'autogestion et ne privilégie plus aucune forme de propriété.
De ce régime de propriété découle cependant l'insuffisance des incitations
à ce que l'entreprise recherche la maximisation de sa rentabilité. En outre,
une contrainte budgétaire douce des entreprises va persister avec l'absence
d'un marché financier et une pression concurrentielle des marchés des biens

4. Voir en particulier E. Kardelj, Les contradictions de la propriété sociale dans le


système yougoslave, 1976, Éditions Anthropos.
5. Ces lois sont présentées par M. Vasiljevic, « Enterprises-Forms, Organization,
Self-Management and Management », Yugoslav Survey, vol. XXX, 1989, n° 3, pp. 27-58.

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Autogestion et privatisations en Yougoslavie

et services fortement limitée par la fragmentation du marché intérieur et les


entraves à la concurrence internationale. Ces lacunes verront leurs effets
amplifiés par la faiblesse de la régulation macroéconomique à l'échelle
fédérale, faiblesse qui renvoie à celle du pouvoir central. D'où un système
que l'on peut qualifier, tout comme Th. Bauer6 pour la Hongrie des
années 80, de « ni plan, ni marché ».

L'inefficacité relative de la firme autogérée

Avec la loi de 1950 instituant les Conseils ouvriers, les salariés de


l'entreprise (nous retiendrons par commodité cette dénomination pour les
travailleurs de l'entreprise bien que l'on puisse s'interroger sur la nature du
salariat dans le cadre de l'autogestion, les textes yougoslaves utilisent
d'ailleurs le terme de travailleurs associés) obtiennent le droit d'exploiter les
moyens de production mis à leur disposition, qui sont considérés comme
propriété sociale ; l'État demeure le propriétaire du revenu net {dohodak soit
approximativement la valeur ajoutée) dégagé par cette exploitation et
conserve un rôle déterminant dans le partage salaires / bénéfice. A partir de
1958, le collectif de travail acquiert le droit de répartir et de redistribuer une
partie de ce revenu sous forme de revenus personnels. En 1961, le collectif
peut disposer comme il l'entend du revenu net (valeur ajoutée moins
amortissement) de l'entreprise, mais il doit verser jusqu'en 1971, à l'État au
travers des fonds d'investissement jusqu'en 1963, puis aux banques, «un
loyer » pour l'utilisation des moyens de production ; l'État contrôle ainsi
directement puis indirectement une partie importante de l'investissement. En
1965, est même reconnu le droit de disposition des moyens de production
sous réserve que soit préservée leur valeur comptable ; il semble donc que les
organisations de travail/entreprises ont toutes les prérogatives d'un
propriétaire : droits d'usage, de revenu et de transformation/cession des actifs. Pour
autant, la loi de 1976 ne leur reconnaît aucun droit de nature patrimoniale
sur les moyens de production et la Constitution de 1974 précise qu'ils
exercent ces droits dans leur propre intérêt et dans celui de la société ; on voit
dès lors l'ambiguïté de la propriété sociale qui conduit à l'absence juridique
d'un titulaire des droits de propriété sur les moyens de production mais qui
confère au collectif de travail des quasi-droits de propriété.

* Firme autogérée et optimum parétien

Ce régime spécifique de propriété et ses conséquences sur le


comportement de la firme autogérée ont fait l'objet d'une abondante littérature

6. Th. Bauer, « Perfecting or Reforming the Economic Mechanism », Eastern


European Economics, vol. : XXIV, n° 2, hiver 1987-1988.

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Michel Drouet

économique s'appuyant en particulier sur les hypothèses néo-classiques


concernant la rationalité des comportements individuels. Dans un premier
temps, l'objectif sera de déterminer si, et à quelles conditions, la firme
autogérée - illyrienne dans la littérature anglo-saxonne - peut s'approcher
de l'optimum parétien. S'inscrivant dans cette démarche devenue
traditionnelle depuis le débat des années 30 entre Von Mises - Hayek et O. Lange -
A. Lerner, Jaroslav Vanek 7 montre que la firme autogérée peut être à long
terme optimale au sens parétien. Une telle firme, issue de l'association
volontaire de travailleurs, ne peut détenir des droits de propriété ; elle les
loue donc aux individus qui détiennent des droits de propriété sur les actifs
et qui peuvent les échanger librement, les employés de la firme ayant droit
à l'intégralité du profit qui demeure après versement de ce loyer. Dans les
conditions de la concurrence pure et parfaite, ces entreprises pourraient
s'approcher de l'optimum si tous les travailleurs avaient des contrats de
travail leur garantissant l'emploi à vie de sorte que leur horizon temporel
puisse être à long terme. La firme autogérée apparaît même comme la forme
d'entreprise la plus stimulante pour la qualité et l'intensité du travail de ses
membres, elle serait ainsi la plus efficiente.
Cette approche a fait l'objet de discussions et s'accorde mal avec la réalité
yougoslave qui s'écarte à tout le moins sensiblement des conditions de la
concurrence pure et parfaite, en particulier pour le marché du travail et
encore plus pour le marché du capital. Mais même dans ces conditions
irréelles, la firme autogérée conduit à freiner production et emploi. Comme
l'avançait B. Ward8 dès 1958, tout système de « démocratie industrielle », et
notamment l'autogestion, est en effet confronté au dilemme suivant : si
l'incitation pour améliorer la productivité repose sur des avantages
monétaires, comme la répartition égalitaire des bénéfices, les salariés, notamment les
plus âgés, vont privilégier la répartition des profits au détriment des
investissements et donc, à terme, de la productivité et de la croissance de
l'entreprise. La suppression, en 1965, de tout ratio d'amortissement
obligatoire et, à partir de 1971, du « loyer » à verser pour l'utilisation du capital
social, accentue ce travers puisque les salariés peuvent se partager
l'intégralité du revenu (cash-flow) sans se préoccuper de savoir qui supportera les
conséquences d'augmentations de salaires excessives, pertes ou
sous-capitalisation. En outre, la firme autogérée cherche à maximiser à court terme le
produit net par employé et non le profit global à long terme (valeur
actualisée des flux de profits futurs) ; sa rationalité est donc affectée d'un
biais poussant à la substitution du capital au travail, biais défavorable à
d'emploi et source d'importantes déséconomies externes en présence d'un

7. J. Vanek, The General Theory of Labour-managed Market Economies, 1970, Cornell


University Press, Ithaca.
8. B. Ward, « The Firm in Illyria : Market Syndicalism », American Economic Review,
1958, n° 48, pp. 566-589.

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Autogestion et privatisations en Yougoslavie

chômage important. Ceci est la conséquence de ce que les salaires dépendent


du revenu net de l'entreprise et sont peu influencés par la situation prévalant
sur le marché du travail.

* Droit de propriété dégradés et inefficacité relative


de la firme autogérée

Dans un deuxième temps, l'accent sera mis par la théorie des contrats,
théorie des droits de propriété {property rights) et théorie de l'agence9, sur
le comportement effectif de la firme autogérée à partir de ceux des individus
structurés par cette forme organisationnelle et la spécificité de son système
incitatif. De l'absence de droits de propriété clairement définis résultent des
comportements sous-optimaux en matière d'investissement, d'emploi et de
production et donc une inefficacité relative inévitable de la firme autogérée.
Ainsi, pour E.G. Furubotn et S. Pejovich10, tenants de la théorie des
droits de propriété, le rôle du dirigeant et ses relations avec le Conseil ouvrier
deviennent essentiels en l'absence de propriétaires extérieurs à la firme. Dans
la mesure où sa position sociale et monétaire dépend de sa capacité à
satisfaire les exigences de ses salariés, il est conduit à maximiser le surplus
moyen par travailleur à court terme et non, comme un manager d'une firme
capitaliste, le profit global à long terme, d'où le biais, déjà mentionné, en
faveur de la substitution capital-travail et défavorable à l'emploi. Par
ailleurs, investir représente un risque important pour le travailleur puisqu'en
quittant l'entreprise il perd tout droit aux bénéfices futurs ; en découle une
faiblesse de l'épargne volontaire (autofinancement) quel que soit le taux de
profit et une préférence marquée pour le court terme, en particulier pour
l'investissement à courte période de récupération. Ceci est d'autant plus vrai
qu'il n'existe pas, contrairement à l'hypothèse de J. Vanek, de marchés de
capitaux sur lesquels les travailleurs peuvent céder volontairement leurs
droits à une part des bénéfices futurs, selon une valeur déterminée par le
marché en fonction des anticipations de ces profits. Cette préférence pour le
court terme peut également conduire à négliger l'amortissement,
augmentant d'autant le revenu net pouvant être distribué mais hypothéquant
l'avenir; l'obligation légale de préserver la valeur comptable du capital
social paraît insuffisante pour faire face à cette tendance surtout si en
période d'inflation la réévaluation des actifs est peu fréquente ou partielle.

9. Pour un aperçu de ces théories qui sont fort proches, voir d'une part Y. Simon et
H. Tezenas du Montcel, « Théorie de la firme et réforme de l'entreprise : revue de la
théorie des droits de propriété », Revue Economique, 1978, n° 3 ; d'autre part G. Char-
reaux & alii, De nouvelles théories pour gérer l'entreprise, 1987, Economica.
10. E.G. Furubotn et S. Pejovich, « La structure institutionnelle et les stimulants,
économiques de la firme yougoslave », Revue de l'Est, vol. III, 1972, n° 2, pp. 169-200.

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Michel Drouet

La préférence pour le court terme et l'aversion relative pour


l'autofinancement des investissements pénalisent donc à terme la productivité et
l'emploi et accroissent le recours au crédit bancaire (voir infra) d'où la
relative inefficacité de la firme autogérée. Ces critiques sont reprises par
M.C. Jensen et W.H. Meckling" qui, dans l'optique de la théorie de
l'agence, au demeurant normative puisque toute forme organisationnelle qui
n'émerge pas spontanément ne peut être que moins performante que la
société par actions et l'entreprise individuelle, archétypes des formes
efficientes, considèrent que la firme autogérée est nécessairement sous-optimale
voire inefficace. L'absence de droits de propriété transférables supprime en
effet leur évaluation par le marché et donc son contrôle de la performance
globale de la firme ; en découle notamment, avec l'absence de marché
financier, la difficulté à appréhender la rentabilité des investissements. Elle
empêche par ailleurs la diversification des risques que permet la société par
actions tant par la séparation des fonctions assumption du risque
(actionnaires) et décisions (dirigeants) que par la dispersion des actions avec la
multiplicité des actionnaires qui peuvent eux-mêmes diversifier leur risque ;
il en résulte une prime de risque freinant l'investissement. Enfin,
l'autogestion ne résout pas le problème du contrôle lors de divergences dans les
préférences des salariés ni même celui des salariés sur les dirigeants et la
maximisation de leur propre utilité (leur propre rémunération, leur prestige
social avec des dépenses somptuaires).
Comme il en va fréquemment pour les théories des droits de propriété et
de l'agence, la validation empirique de leurs prédictions concernant les
comportements des managers et des travailleurs des firmes autogérées est
difficile à établir, l'obstacle majeur découlant de l'écart entre les hypothèses
sur l'environnement concurrentiel de la firme retenues par ces propositions
et l'environnement effectif de la firme yougoslave 12.
Ainsi le biais négatif pour l'emploi résultant de la maximisation du revenu
net par travailleur peut être relativisé par des effets sociétaux tels que
l'importance des liens familiaux - au sens élargi par rapport à la famille
nucléaire - d'où augmentation de l'emploi avec en quelque sorte
maximisation du surplus par famille (donc salaire * emploi) et non par travailleur, ou
encore, la pression collective, notamment locale, en vue de privilégier
l'emploi dès lors que l'excès de main-d'œuvre ne peut plus être résorbé pour
l'essentiel par l'émigration économique ; que l'on prenne les données pour
la seule industrie, entièrement socialisée, ou l'ensemble de l'économie,

11. M.C. Jensen and W.H. Meckling, «Rights and Production Functions : An
Application to Labor-Managed Firms and Codetermination », Journal of Business, 52,
1979, no 4, pp. 469-510.
12. Voir notamment M. Uvalic, « Le comportement de l'entreprise autogérée en
matière d'investissements », Annales de l'économie publique, sociale et coopérative, n° 1
janv.-mars 1986 et K. & M. Berman, «An Empirical Test of the Theory of the
Labour-Managed Firm », Journal of Comparative Economics, 13, 1989, pp. 281-300.

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Autogestion et privatisations en Yougoslavie

l'emploi augmente plus au cours de la période 1975-1988, lorsque


l'émigration économique est quasiment stoppée, qu'au cours de la période 1965-1975
bien que le produit social augmente moins rapidement 13. Certains avancent
d'ailleurs la thèse que la fonction objectif de la firme autogérée peut être la
maximisation de l'emploi, sous contrainte de profit par tête, et non pas
nécessairement celle du revenu net par salarié 14.
De même le taux d'investissement élevé jusqu'au début des années 80 (le
taux d'investissement moyen pour l'industrie est de 3 1 ,3 % pour la période
1965-1980) ne correspond guère aux prédictions de sous-investissement,
découlant de la préférence pour le court terme et de l'aversion pour
l'épargne, qui négligent la prise en compte d'effets sociétaux pour partie
découlant des droits de propriété collective : faible mobilité géographique de
la main-d'œuvre, quasi-absence de licenciements d'où possibilité, favorable
à l'investissement, de prise en compte du long terme par le travailleur;
préférence pour le revenu par rapport à la valeur réelle nette des actifs de
l'entreprise, dont le maintien ou l'augmentation n'apparaît pas impérieuse
en l'absence de propriétaires effectifs, d'où penchant pour l'investissement,
source de revenus futurs, s'il est financé par l'endettement. Il est vrai que
nous abordons ici l'autre source d'inefficience de la firme autogérée, à savoir
l'insuffisante pression concurrentielle des marchés et la persistance d'une
contrainte budgétaire douce.

* Modèle hiérarchique et efficience interne de la firme autogérée

II faut au préalable cependant s'interroger sur l'efficience des relations


internes et du modèle hiérarchique propre à cette organisation spécifique.
Dans le prolongement de la théorie de l'agence, A. Breton et R. Wintrobe 15
se proposent ainsi d'analyser les « transactions informelles » qui s'établissent
dans les relations entre supérieurs et subordonnés de l'organisation. Ces
relations sont fondées sur la « confiance », structurées en réseaux informels
verticaux et horizontaux qui déterminent les mécanismes incitatifs internes
(hiérarchie des salaires, promotions, participation aux décisions,
attachement à l'entreprise) et donc l'efficience d'une forme organisationnelle.
Celle-ci, produit de la structure de la propriété, n'a plus qu'un rôle
secondaire dès lors que l'autorité-hiérarchie, qui s'appuie sur elle, dispose des

13. Il en découle un net ralentissement de la productivité par tête dans l'industrie :


+3,7 % par an pour 1965-75 mais +0,8 % par an pour 1975-88, et sa diminution pour
l'ensemble de l'économie, respectivement +3,2 % et -0,4 % ; Statisticki Godisnjak
Jugoslavije 1990, pp. 96-99.
14. N. Kahana and S. Nitzan, « More on Alternative Objectives of Labor-Managed
Firms », Journal of Comparative Économies, 13, 1989, pp. 527-538.
15. A. Breton and R. Wintrobe, The Logic of Bureaucratie Conduct., 1982,
Cambridge University Press ; on peut en trouver une présentation dans G. Charreaux, « Un
prolongement de la théorie de l'agence : la théorie des transactions informelles »,
Economie et Société, XXIV, 1990, n° 5, série SG.

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Michel Drouet

capacités entrepreneuriales suffisantes pour utiliser efficacement la structure


informelle : hiérarchiser les différents objectifs de l'organisation et assurer
l'adhésion des salariés à ces objectifs au-delà de la diversité de leurs
motivations. Selon ces auteurs, les relations entre supérieurs et subordonnés
s'opèrent au travers de réseaux verticaux et tendent à améliorer la
productivité grâce à la réduction des coûts de transaction ; les relations entre
subordonnés, au travers des réseaux horizontaux, tendent au contraire à la
réduire dans la mesure où, comme l'avance M. Oison 16, les membres d'un
groupe ont intérêt à concentrer leurs efforts sur la redistribution en leur
faveur des ressources globales de l'organisation plutôt que de les accroître,
puisque dans ce cas ils n'en bénéficieraient que partiellement.
Bien que centrée sur l'analyse de la bureaucratie, cette approche peut être
utilisée pour la firme autogérée où l'absence de propriétaires privés et de
dirigeants nommés par eux réduit les éléments de hiérarchie formelle, et
notamment leurs aspects conflictuels entre direction et salariés à propos du
partage de la valeur ajoutée, au profit des relations de « confiance » et plus
encore des réseaux informels horizontaux ; ceux-ci seraient d'ailleurs
renforcés dans la firme autogérée par la faiblesse de la mobilité de la main-d'œuvre
due en particulier à la quasi-absence de licenciements. Privilégiant ces
réseaux, cette firme se caractériserait donc par une moindre productivité
ainsi qu'une plus faible croissance, avec une plus grande résistance aux
changements technologiques que facilite la « confiance » verticale. Le souci
d'égalitarisme prévalant au sein de l'entreprise autogérée jouerait là aussi
négativement puisque suppléments non contractuels de rémunération
individuelle et promotions accroissent les relations verticales et la productivité
de l'entreprise.
Ces conclusions vont à l'encontre de la plus grande efficience interne
habituellement retenue pour la firme autogérée, par rapport à l'entreprise
soviétique mais également, pour certains comme J. Vanek, par rapport à la
firme capitaliste. En privilégiant les relations informelles verticales pour la
productivité de la firme, elles négligent en effet les systèmes incitatifs
reposant sur la combinaison de relations verticales formelles, relevant donc
de la hiérarchie, avec une coordination horizontale principalement
informelle17. Dans ce cas, qui serait selon M. Aoki celui des grandes entreprises
japonaises, les relations horizontales peuvent donner lieu à un puissant
système incitatif qui repose à court terme sur la participation des membres

16. M. Olson, Grandeur et décadence des Nations : croissance économique, stagflation


et rigidités sociales, 1983, Bonnel, Paris.
17. Les grandes entreprises japonaises sont marquées par la combinaison d'une
hiérarchie formelle des grades, accompagnée d'une ventilation très formalisée des écarts
de salaires selon les grades et non pas directement selon les fonctions, avec la coordination
horizontale informelle des activités de production ; ce système incitatif serait à l'origine
des performances de ces entreprises selon M. Aoki, « Toward an Economie Model of the
Japanese Firm », Journal of Economic Literature, vol. XXVIII, 1990, n° 1, in Problèmes
économiques, Documentation Française, n°2225, 15 mai 1991, pp. 1-14 et M. Aoki,
Economie japonaise : information, motivations et marchandage, 1991, Economica.

68
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

au partage de l'information, plus que sur les avantages monétaires ; cette


participation est stimulée par la pression que le groupe peut exercer sur
l'individu et par la perspective de promotions. A plus long terme, en effet,
les promotions deviennent le mécanisme incitatif déterminant, ce qui
requiert d'une part la croissance externe de l'entreprise permettant promotions
et augmentation de rémunérations qui en découlent et d'autre part une
probabilité élevée de ne pas être licencié ; mais un employé est, tout au long
de sa carrière, mis en compétition pour la promotion et celui qui ne fait pas
preuve de progrès continus peut faire l'objet d'un licenciement même si cette
situation est en général évitée. Les salariés sont ainsi fortement incités à
développer leur qualification dans l'entreprise et leur capacité à
communiquer, sources elle-mêmes de productivité et de participation élevée des
salariés de l'entreprise.
On voit donc que des relations horizontales intenses, que l'autogestion
devrait faciliter, peuvent non seulement contribuer à une forte productivité,
à court et à plus long terme, mais qu'elles permettent de plus un système
d'incitations faisant appel très largement aux motivations non monétaires.
Dans ces conditions, plus que l'insuffisance globale des relations verticales,
c'est celle de la hiérarchie dans les mécanismes d'incitation interne qui serait
en cause à propos de la firme autogérée : faiblesse des promotions dans un
contexte de compétition limitée entre employés, absence de menace crédible
d'exclusion pour ceux qui la refuseraient. On peut alors se demander si une
telle faiblesse relève bien de la propriété sociale et de la prégnance de
l'égalitarisme dans le cadre d'une propriété collective, ou plus simplement du
mode de gestion de la main-d'œuvre et des capacités entrepreneuriales des
dirigeants dans un contexte de pression concurrentielle insuffisante des
marchés.

Faiblesse de la pression concurrentielle des marchés


et persistance d'une contrainte budgétaire douce

Le comportement de la firme ne dépend pas que de sa forme organisa-


tionnelle et du régime des droits de propriété ; son efficacité est également
fonction de la discipline que lui impose son environnement, la présence de
marchés concurrentiels, l'intervention des autorités publiques et notamment
le cadre réglementaire. On peut d'ailleurs estimer l'importance de ces aspects
comme décisive pour améliorer l'efficacité de l'allocation des ressources d'où
le débat, à l'occasion de la transition des ECO, sur la nécessité de développer
les mécanismes concurrentiels avant de privatiser les grandes entreprises 18.

18. H. H. Blommestein, M. Marrese, S. Zecchini, « Les économies centralement


planifiées en transition : quels problèmes et quelles stratégies ? » in OCDE,
Transformation des économies planifiées : Réforme du droit de propriété et stabilité macroéconomique,
1991, Paris, pp. 13-32.

69
Michel Drouet

L'existence ancienne de mécanismes de marché en Yougoslavie, en


particulier à partir de 1965, conduit à s'interroger sur leur degré
concurrentiel. Nous ne le ferons ici qu'en relation avec la propriété sociale, pour cerner
en quoi l'autogestion peut entraver le fonctionnement des marchés, bien que
l'amélioration de leur efficacité ne dépende pas, tant s'en faut, que du régime
de propriété et, en l'occurrence, d'une privatisation rapide et massive. Deux
aspects paraissent étroitement liés à la propriété collective et à l'autogestion :
l'intervention constante des autorités et les relations spécifiques
entreprises-banques qui toutes deux conduisent à la prégnance d'une contrainte
budgétaire douce pour les firmes autogérées.

* Intervention du politique
et faible capacité concurrentielle des marchés

La contrainte budgétaire douce correspond, selon J. Kornai19, à la


situation où une entreprise peut poursuivre son activité même si elle n'arrive
pas durablement à couvrir ses dépenses par les recettes obtenues par la vente
de sa production ; bénéficiant d'aides sous forme de réductions d'impôts, de
subventions ou de relèvements de prix, ou encore par des crédits, elle n'est
en réalité pas menacée de faillite d'où la douceur de sa contrainte budgétaire.
Si la tendance dans le capitalisme est au relâchement de la contrainte
budgétaire (grandes entreprises qui deviennent price-maker, intervention
protectionniste de l'État notamment pour défendre l'emploi, économie
d'endettement...), la douceur de la contrainte est traditionnelle en économie
socialiste d'où la soif insatiable de ressources qui constitue un des rouages
de l'économie de la pénurie caractérisant la régulation de l'économie
socialiste. Cette douceur persiste en Hongrie malgré le développement des
relations de marché depuis 1968 et la plus grande prise en compte de la
rentabilité par les autorités pour définir leurs interventions : la priorité
donnée à la stabilité conduit en effet au rejet de la faillite et les marchandages
présidant à ces interventions sont la condition du maintien ou renforcement
du pouvoir des autorités.
Ces propositions paraissent également pertinentes pour la Yougoslavie,
même si l'autonomie de l'entreprise autogérée depuis 1965 est nettement plus
prononcée que celle de l'entreprise hongroise en 1988, notamment en
matière d'investissements. L'intervention constante des autorités limite en
effet la pression concurrentielle des marchés. En dépit des réelles mesures de
libéralisation des prix et des relations extérieures de 1965/66, le contrôle des
prix sera maintenu, touchant une proportion variable des biens et services
selon la vigueur de l'inflation. De même, les relations extérieures,
commerciales et financières, demeureront sous contrôle avec une proportion
d'importations libres variable selon l'intensité de la contrainte extérieure mais un

19. J. Kornai, Socialisme et économie de la pénurie, 1984, Economica, Paris.

70
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

recours à l'endettement extérieur largement libéralisé tout au long des


années 70.
Deux facteurs vont aggraver cette intervention à partir du milieu des
années 70 :
- suite à la Constitution de 1974 et à la loi de 1976 sur le travail associé,
on va s'orienter vers une « planification contractuelle » accompagnée d'un
renforcement de la décentralisation tant au sein des entreprises avec la
dévolution des droits de l'autogestion aux « organisations de base des
travailleurs associés » (soit l'équivalent approximativement de nos
établissements), libres de s'associer entre elles, que dans la répartition des pouvoirs
entre Fédération et Républiques en faveur de ces dernières20 ;
- l'intensité des déséquilibres macroéconomiques, avant tout l'inflation et
le déficit de la balance courante mais également le chômage, va augmenter
au cours de la deuxième moitié des années 70 d'où des dispositifs renforçant
la structure oligopolistique de la production sur une base régionale,
permettant aux entreprises protégées de s'approprier des rentes et, en raison de
l'autogestion, de les redistribuer sous forme d'augmentations de salaires au
détriment des investissements tout en nourrissant l'excès de la demande
intérieure et les tensions inflationnistes. Ainsi en va-t-il du contrôle des prix
dont le niveau était le plus souvent fixé en fonction des entreprises locales
les moins performantes. De même, l'ajustement extérieur, rendu inévitable
par l'importance de l'endettement extérieur au début des années 80, va
conduire au renforcement des restrictions aux importations, en particulier
celles de biens de consommation qui représentent moins de 10 % des
importations totales, et à une allocation administrative, par les Républiques,
des devises obtenues par les exportations ; le développement de celles-ci sera
par ailleurs stimulé sur la base de mécanismes de compensation, ce qui
n'incite guère les producteurs locaux à l'innovation.
Ces effets apparaissent d'autant plus néfastes qu'avec l'affaiblissement du
pouvoir central, l'intervention des autorités régionales et locales (contrôle
des prix, fiscalité, subventions, crédits bancaires, mesures réglementaires
discriminatoires) va entraver la mise en œuvre de la politique économique
fédérale et accroître le morcellement régional voir local des marchés des
biens et services21. Si le localisme de l'intervention du politique peut être

20. Voir sur cette évolution systémique, N. Bonnet et A. Gely, « Evolution récente de
la Yougoslavie : tout le pouvoir aux OBTA pour la planification autogestionnaire »,
Economies et Sociétés, série G, 1978, n° 35, pp. 1013-1065 ainsi que C. Samary, Le marché
contre l'autogestion, 1988, Publisud-La Brèche, Paris.
21. Les échanges entre les Républiques vont décliner au cours des années 70 pour
n'atteindre au début des années 80 que 20 à 25 % de la production totale de chacune
d'entre elles, proportion inférieure à celle des échanges entre la plupart des pays de la
CEE ; OCDE, Études économiques-Yougoslavie 1984/1985. Cette proportion semble s'être
accrue au cours des années 80 mais les tensions croissantes entre Républiques à la fin de
cette période se traduiront par des barrières aux échanges plus ou moins ouvertes;
Ekonomska polit ika, n° 2086 du 23 mars 1992.

71
Michel Drouet

attribué à la faiblesse du pouvoir central, l'importance de son intervention,


institutionnalisée notamment dans le cadre de la « planification
contractuelle », ou « spontanée » dans le cadre des multiples interventions
ponctuelles locales, renvoie bien à l'autogestion et à la propriété sociale. Il en découle
un argument puissant en faveur de la privatisation, celle-ci apparaissant
alors comme le moyen de retirer au politique son pouvoir sur l'affectation
des ressources.

* Absence de marché financier et persistance


d'une contrainte budgétaire douce

La propriété sociale empêche l'existence de marchés financiers. Il en


découle deux conséquences dont la portée négative pour l'accumulation du
capital s'est aggravée à partir du milieu des années 70 : faible mobilité du
capital et prépondérance de son financement bancaire d'où les
interrogations sur la nature des liens institutionnels entre les entreprises et les banques
et sur la capacité de ces dernières à accorder des crédits selon des
considérations de rentabilité dans un climat concurrentiel.
Les droits sur les actifs accordés au Conseil ouvrier sont en effet un frein
puissant à la mobilité du capital puisqu'il peut s'opposer à tout projet
concernant la modification du capital social de son entreprise; ainsi, il
n'existe pas de disposition permettant une prise de contrôle par une autre
entreprise et tout investissement extérieur émanant d'une autre entreprise est
découragé puisque celle-ci perd ses droits sur son capital. Par là, le
mouvement de recomposition des structures de production et la croissance
externe des firmes sont fortement entravés d'où la rigidité de l'appareil de
production, en particulier sur une base locale. Cet aspect négatif de la
propriété sociale, qui tend alors à devenir une propriété de groupe, a été
renforcé par la fragmentation, mentionnée précédemment, des entreprises en
« organisation de base des travailleurs associés » à partir du milieu des
années 70 ; visant à accroître le pouvoir des travailleurs et à renforcer leur
contrôle sur les moyens de production au détriment des dirigeants, elle a
conduit à scléroser les structures de production sur une base locale ou
régionale et à renforcer les procédures bureaucratiques en vue de dégager les
accords relevant de « la planification contractuelle ».
La Réforme de 1965 avait pour objectif initial d'augmenter la capacité
d'autofinancement de l'entreprise en lui laissant une part plus importante du
produit net par réduction ou suppression de la fiscalité sur le produit net ou
le capital. En réalité, comme l'évoquent les tenants de la théorie de la
propriété22, la faiblesse de l'autofinancement liée à l'aversion relative des

22. Notamment dans l'article cité de E.G. Furubotn et S. Pejovich, 1972 ; cette
analyse semble être confirmée par des travaux économétriques : voir J. Mitchell,
« Financial Constraints and the Trade-off between Salaries and Savings in Labor-
Managed Firms», Journal of Comparative Economics, 12, 1988, pp. 362-379 ainsi que
« Credit Rationing, Budget Constraints and Salaries in Yugoslav Firms », Journal of
Comparative Economics, 13, 1989, pp. 254-280.

72
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

salariés à l'épargne par rapport à la distribution immédiate du revenu a


conduit à un recours accru au crédit bancaire, ce recours étant lui-même
nourri par l'importance des frais financiers qui réduisent produit net et
capacité d'autofinancement. Mais les crédits à long terme étant limités par
les ressources propres ou à long terme des banques, ce besoin de financement
bancaire va reposer de façon croissante sur des crédits à court terme, source
de création monétaire et de pressions inflationnistes. Cette évolution ne peut
qu'être difficilement enrayée par la politique monétaire avec le risque
d'insolvabilité des entreprises, voire des banques, dès lors qu'elle se montre
quelque peu restrictive. Face à ce risque, appelé crise de liquidités, thème
récurrent de la conjoncture yougoslave, la politique monétaire sera de fait
le plus souvent accommodante, ce qui illustre bien la douceur de la
contrainte budgétaire des entreprises, accentuée par la pratique de taux
d'intérêts réels débiteurs le plus souvent fortement négatifs, en particulier au
cours des années 80 23.
Ces aspects négatifs se sont accentués au cours de cette période marquée
par l'importance de l'ajustement extérieur et une croissance quasi-nulle.
L'épargne des entreprises, nette des amortissements, va en effet se réduire
pour devenir négative à partir de 1987 ; d'où un besoin accru de financement
bancaire malgré une chute spectaculaire du taux d'investissement alors
même que les ressources longues des banques sont affaiblies par la quasi-
impossibilité, contrairement aux années 70, de recourir aux crédits étrangers
en raison du niveau déjà atteint par la dette extérieure ainsi que par la
croissance des échéances, au titre du remboursement du capital, non
honorées par les entreprises débitrices. En découlera le développement des
crédits à court terme ainsi que la montée des créances irrécouvrables dans
l'actif des banques et parallèlement l'importance du crédit interentreprises
qui représente plus de 40 % du crédit bancaire total à partir de 1983, ce qui
illustre à nouveau la faiblesse de la contrainte budgétaire24. Cette évolution
ne pouvait qu'amplifier la crise des liquidités, l'insolvabilité des entreprises
se reportant sur leurs banques créditrices ou sur leurs partenaires
commerciaux et ne pouvait, bien sûr, assurer une meilleure allocation des ressources
en capital.
L'importance du rôle des banques dans l'affectation de l'accumulation
conduit à s'interroger sur les principes présidant à leurs décisions, compte
tenu de la nature des liens institutionnels entre les banques et les entreprises.

23. Voir pour le système bancaire et la politique monétaire, OCDE, Études économiques
de l'OCDE- Yougoslavie 1987/1988, 1988, Paris.
24. OCDE, Études économiques de l'OCDE - Yougoslavie 1 989/ 1990, 1990, Paris ; le
taux d'investissement dans l'industrie a baissé de 13 points de 1980 à 1984, passant de
30,5 % à 17,5 % et n'atteint que 13,2 % en 1988 tandis que la part des intérêts dans la
valeur ajoutée des entreprises passe de 7,4 % au début des années 80 à 25-30 % en 1987 ;
Statisticki Godisnjak Jugoslavije 1990 ainsi que OCDE 1988, op. cit..

73
Michel Drouet

La Réforme de 1965 liait, en vertu des principes de l'autogestion, les revenus


des employés des banques aux bénéfices de la banque et avait supprimé les
limites territoriales à leur activité. Ces dispositions devaient permettre
l'affectation des crédits en fonction de critères de rentabilité. Elles seront
remises en cause dans la première moitié des années 70, l'importance du rôle
des banques paraissant contraire aux principes de l'autogestion de maîtrise
des moyens de production par les producteurs directs. D'où une nouvelle loi
bancaire en 1977 donnant le pouvoir de contrôle sur les banques aux
entreprises, membres fondateurs des banques, et ceci à égalité entre elles
quelle que soit leur part du capital social de la banque. En découlent, d'une
part, la faible concurrence entre les banques constituées pour l'essentiel à
l'échelle locale ou régionale et dont l'objectif n'est pas de réaliser des profits
mais de pourvoir aux besoins de leurs membres et, d'autre part, l'insuffisante
prise en compte (pour ne pas dire l'absence...) des critères de rentabilité et
de solvabilité dans l'attribution des crédits qui affaiblissent la contrainte
budgétaire pour les entreprises. Il faudra attendre 1987 pour que les
procédures de faillite à l'encontre des entreprises insolvables soient plus
fréquemment utilisées, encore que de façon limitée25.
Durcir la contrainte budgétaire suppose le rétablissement, lors de
l'attribution de crédits, du pouvoir de contrôle des banques sur les entreprises
mais ceci pose la question du contrôle des banques elles-mêmes et donc celle
de la structure de leur capital. La pratique de taux d'intérêt réels positifs
permettrait par ailleurs de mieux sélectionner les demandes de crédits en
fonction de la rentabilité escomptée de l'investissement ; mais l'absence de
propriétaires privés peut apparaître comme un obstacle majeur à freiner,
même dans ces conditions, le recours au crédit bancaire dans la mesure où
aucun acteur ne privilégie la préservation de la valeur réelle des actifs nets 26.
Ces deux considérations, avec la faible mobilité du capital en l'absence de
marchés financiers, constituent également un argument important en faveur
de la privatisation.

IL RÉFORME DES DROITS DE PROPRIÉTÉ


ET PRIVATISATIONS

Les tenants de la privatisation voient dans la propriété privée des moyens


de production un moyen d'assurer l'efficacité du système économique par le
système d'incitations qui lui est propre. La privatisation des actifs productifs

25. 16 000 travailleurs concernés contre une moyenne annuelle de 2 000 entre 1982 et
1986 ; OCDE 1988, op. cit..
26. I. Ribnikar, « Le rôle du système bancaire dans l'économie nationale » (en
serbo-croate), in Z. Pjanic et J. Bajec, Trziste, Kapital, Svojina (Marché, capital,
propriété), 1991, IP Ekonomika, Belgrade, pp. 55-66.

74
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

collectifs et l'appropriation individuelle du profit doivent conduire à la


transformation rapide du comportement des entreprises, au développement
de l'initiative privée et de l'esprit d'entreprise. De la maximisation de l'utilité
individuelle doit résulter l'efficacité collective ; la propriété privée apparaît
ainsi comme le complément indispensable aux mécanismes concurrentiels du
marché. Mieux, elle est la condition du développement d'un réel marché du
capital devant permettre une meilleure affectation des capitaux existants
ainsi qu'une formation et utilisation plus efficaces du capital nouveau, avec
pour conséquence attendue à terme, l'augmentation du bien-être de la
population (revenus, approvisionnement).
Mettant en cause l'attribution et la répartition du pouvoir économique et
par là social, la réforme du régime de la propriété demeure cependant
fondamentalement une décision politique, décisive quant au rythme à
donner à un tel processus et aux modalités qui en découlent. La privatisation
entendue comme le processus de transfert d'activités relevant de la propriété
collective vers le secteur privé est ainsi apparue en Yougoslavie, à l'instar des
ECO, comme la figure symbolique de l'orientation vers l'économie de
marché et vers la démocratie pluraliste ; cette orientation rencontre un large
consensus27.
Pour autant, elle demeure une notion floue car elle recouvre des réalités
multiples et il peut y avoir débat sur son contenu ; il nous faudra donc
d'abord cerner précisément les différentes formes de la privatisation pour
déterminer la portée des programmes de privatisation retenus en
Yougoslavie à partir d'août 1990. Seront ensuite abordées leurs modalités de mise en
œuvre : leurs caractéristiques résultent certes des difficultés propres à un
contexte socioeconomique marqué, à la différence des privatisations dans les
pays de l'OCDE, par la nette prédominance de la propriété collective des
moyens de production d'où des obstacles qui restreignent de fait fortement
les voies possibles de la privatisation ; elles découlent également du caractère
social de la propriété collective lié à l'autogestion et des différents niveaux
institutionnels concernés, fédéral en premier lieu puis Républiques d'où la
pluralité des programmes.

La privatisation : des réalités multiples

La privatisation ne se réduit pas au transfert juridique d'actifs collectifs


- sociaux au sens yougoslave - vers des patrimoines privés comme elle l'a été
entendue dans les pays capitalistes lors des programmes plus ou moins

27. Voir pour les propos des économistes yougoslaves, notamment l'hebdomadaire
économique en serbo-croate Ekonomska Politika, Belgrade ainsi que l'ouvrage collectif
sous la direction de Z. Pjanic et J. Bajec, 1991, op. cit.

75
Michel Drouet

massifs de privatisation d'actifs publics dans les années 80 et comme elle l'est
dans les programmes yougoslaves de privatisation. Elle concerne également
le développement des actifs privés par accumulation d'une épargne propre
ou par apport de capital extérieur, notamment étranger. Cet aspect, s'il
paraît « naturel » à une économie capitaliste, prend une signification
particulière et déterminante à terme dans une économie marquée par la
prépondérance de la propriété collective-sociale ; il pose la question, qui
déborde le cadre de cet article, des réformes structurelles aptes à développer
les mécanismes concurrentiels du marché et la sphère privée. On notera
simplement qu'il n'est pas réaliste d'attendre que ces entreprises privées
constituent rapidement l'essentiel du système productif, en particulier dans
l'industrie28.
Il convient donc de distinguer privatisation par transfert d'actifs sociaux
vers des patrimoines privés, nationaux ou étrangers, - souvent appelée
« privatisation par le haut » - de celle qui repose sur le développement des
actifs privés, appelée « privatisation par le bas ». Cette distinction rejoint
celle des agents économiques qui ont en charge la privatisation, État et
agents privés, si l'on y ajoute «la privatisation spontanée», à savoir
l'appropriation, sans contrôle étatique, par les dirigeants des entreprises
publiques des actifs dont ils ont la charge. La propriété sociale étant le
régime de propriété quasi-exclusif (car les investissements étrangers directs
sont autorisés depuis 1967) des moyens de production existants des
moyennes et grandes entreprises yougoslaves, c'est donc la privatisation de
ces actifs sous forme de sociétés par actions (ou à responsabilité limitée), qui
concentre les débats et qui retiendra en premier lieu l'attention. Nous
verrons ensuite les autres formes envisageables de la privatisation « par le
haut » des moyens de production.

* La privatisation par cession des actifs à des sociétés par actions

Pour les théoriciens des droits de propriété29, qui partent des hypothèses
néoclassiques de la rationalité des agents économiques, c'est l'existence de
droits de propriété précisément définis qui est la condition essentielle du
développement de l'initiative individuelle et, grâce aux mécanismes
d'incitation qu'ils impliquent, d'une affectation optimale des ressources par le biais
des marchés. Ceci requiert d'une part qu'ils soient exclusifs : opposables aux

28. Le secteur privé regroupe avant tout l'agriculture et l'artisanat; bien qu'en
développement depuis le milieu des années 80, notamment dans le bâtiment, les transports
et le tourisme, il ne représente en 1988 que 15 % du produit social, dont les deux-tiers pour
l'agriculture, 12 % des investissements et 2,6 % des salariés ; Statisticki Godisnjah
Jugoslavije 1990, Belgrade 1990, pp. 96, 99 et 160.
29. Voir notamment H. Demsetz, « Toward a Theory of Property Rights », The
American Economic Review, Papers and Proceedings, 2, 1967, pp. 347-359 ainsi que
E.G. Furubotn and S. Pejovich, « Property Rights and Economic Theory : a Survey of
Recent Literature », The Journal of Economic Literature, 2, 1972, pp. 1 137-1 162.

76
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

tiers, le propriétaire sera le seul concerné par l'ensemble des coûts-pertes et


avantages-profits qui découlent de l'usage de ses droits ; d'autre part qu'ils
soient transférables, ce qui suppose des marchés assurant aux cessions des
droits une liquidité adéquate à des coûts de transaction minimisés, la
transférabilité étant atteinte au mieux par la cotation des actions.
La privatisation doit dès lors être entendue comme un transfert d'actifs
vers les agents privés tel que leur soient assurés les trois droits sur lesquels
repose la propriété économique : d'usage, de revenu, de transformation-
cession ou encore usus, usus fructus et abusus. Il en découle, en ce qui
concerne les actifs physiques et financiers concernant les moyens de
production et donc les propriétaires - actionnaires, le droit de vote lors des
assemblées générales des actionnaires, le droit aux dividendes et la possibilité
de vendre à tout moment et sans entraves leur part du capital social. Ce
dernier aspect est essentiel pour que soit assurée au travers des arbitrages des
actionnaires la meilleure allocation sociale du capital, d'où son importance
au regard des objectifs de la privatisation dans les ECO et en Yougoslavie.
De l'exercice de ces droits dépendent des comportements des dirigeants-
managers plus ou moins conformes au modèle idéal de maximisation du
profit pour les propriétaires, source d'une plus grande utilité sociale. Or cet
exercice est conditionné certes par l'existence de marchés efficients, en
particulier financiers, mais aussi par la structure (forme) organisationnelle
de l'entreprise. Dans le cas où celle-ci conduit à une dégradation des droits
de propriété par atténuation de leur exclusivité et de leur cessibilité, les
comportements des dirigeants-managers peuvent s'éloigner des
comportements optimaux. Est ici en cause, avant tout, la séparation dirigeants-
propriétaires qu'implique la société par actions qui est au cœur de la
problématique de l'agence 30.
Pour celle-ci, en effet, les grandes sociétés par actions, compte tenu de
l'émiettement du capital, sont caractérisées par des droits de propriété
restreints car trop diffus. En raison de l'asymétrie informationnelle en
défaveur des actionnaires, ceux-ci ne pourront qu'être découragés par les
coûts du contrôle des dirigeants ; l'on peut en voir la trace dans le faible taux
de participation des actionnaires aux assemblées générales et à leur exercice
limité du droit de vote, droit qui en leur permettant de changer l'équipe
dirigeante est un des droits essentiels des droits de propriété. L'équipe
dirigeante pourra donc œuvrer pour la maximisation de sa propre utilité qui
peut s'écarter de celle des actionnaires, celle-ci correspondant à la
maximisation de la valeur de marché de leur patrimoine (la valeur de l'action étant la
somme actualisée des dividendes futurs anticipés sur un horizon infini).

30. Voir notamment M.C. Jensen and W.H. Meckling, «Theory of the Firm :
Managerial Behaviour, Agency Costs and Ownership Structure », Journal of Business, 52,
1976, n° 4, pp. 469-51, ainsi que E.F. Fama and M.C. Jensen, « Separation of Ownership
and Control », Journal of Law and Economics, vol. 26, 1983, pp. 301-326.

77
Michel Drouet

L'équipe dirigeante, quant à elle, a un horizon limité par sa présence dans


l'entreprise, ses risques sont plus importants puisque ses membres ont dans
l'entreprise l'essentiel de leur patrimoine sous forme de capital humain. En
résultent leurs préférences pour la rentabilité à court terme et leur plus
grande aversion pour les investissements risqués ; la valorisation sociale de
leur capital humain peut de plus les conduire à des dépenses de « prestige »
alourdissant les coûts de production ou à privilégier la croissance externe de
la firme obtenue grâce à l'endettement dont le coût peut nuire à la rentabilité
pour les actionnaires si l'effet de levier est négatif en présence de taux
d'intérêt réels élevés31.
Ces comportements sous-optimaux prêtés aux dirigeants, qui
s'apparentent fort pour certains à ceux des dirigeants des firmes autogérées, sont
néanmoins limités par le contrôle externe dû à la pression concurrentielle des
marchés, notamment des marchés financiers, et par le contrôle interne à la
firme. Ainsi, la concurrence sur le marché des biens et services limite les
possibilités de « prélèvement » des dirigeants sous peine de perte de
compétitivité de la firme. L'« agent » dirigeant, en vue de maximiser son utilité
(carrière, rémunération), doit veiller à sa valeur sur le marché du travail qui
dépend des performances de l'entreprise. Quant aux actionnaires ou «
principal », s'ils ne peuvent exercer leur contrôle que de façon limitée sous la
forme de « voice », ils peuvent pratiquer l'« exit »32 d'où la nécessité pour
l'agent-manager de s'en prémunir - notamment pour faire face à des OPA
qui menaceraient sa position - en assurant une rentabilité suffisante à court
terme pour l'actionnaire sous forme de dividendes. Il tend alors à privilégier
les décisions assurant une rentabilité élevée à court terme au détriment de la
croissance à long terme de sa firme sauf s'il parvient à verrouiller la propriété
du capital au moyen de techniques juridico-financières telles que
autocontrôle, actions à double droit de vote, etc. L'insuffisante pression
concurrentielle des marchés rend cependant indispensable un système de contrôle ;
compte tenu des limites à l'exercice du droit de vote par les actionnaires, et
ceci d'autant plus que l'actionnariat est diffus, c'est avant tout le conseil
d'administration représentant les actionnaires qui peut «discipliner» les
dirigeants par la menace du recours à d'autres dirigeants ou en liant
directement rémunérations des dirigeants et performances de la firme avec
l'intéressement sous forme d'actions ou d'options.
Le transfert des actifs productifs à des propriétaires privés n'est donc pas
suffisant, contrairement à ce que laissent entendre de nombreux propos en
Yougoslavie, pour assurer une plus grande efficacité dans la gestion de
l'entreprise. Celle-ci suppose une pression concurrentielle des marchés
suffisante, notamment l'existence de marchés financiers permettant aux

31. G. Charreaux, « Structure de propriété, relations d'agence et performance


financière », Revue économique, n° 3, 1991, pp. 521-552.
32. Pour reprendre la terminologie de A. Hirschman, Vers une économie politique
élargie, 1986, Editions de Minuit.

78
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

actionnaires d'exercer en dernier ressort leur droit à céder leurs titres, ainsi
qu'une capacité adéquate des membres du conseil d'administration pour
exercer leur fonction de surveillance. Ces deux conditions essentielles ne sont
au mieux remplies que très partiellement en Yougoslavie, ce qui constitue à
tout le moins un argument œuvrant en faveur de la prudence quant au
rythme à donner à la privatisation « par le haut ». En outre, un programme
de privatisation doit envisager le degré de diffusion de l'actionnariat
souhaité ; sa plus ou moins grande diffusion détermine en effet non
seulement la capacité de contrôle des actionnaires mais aussi, indirectement, la
stratégie de l'entreprise et l'on peut ainsi opposer le modèle américain qui
correspond à un actionnariat diffus, privilégiant la rentabilité à court terme,
au modèle japonais voire allemand, où l'actionnariat est structuré par les
banques-assurances, ce qui favorise la croissance à long terme de la firme.

* Les autres formes de privatisation

La privatisation par cession des actifs à des acteurs privés, dans le cadre
de société par actions, constitue le cœur des programmes de privatisation,
mais il existe d'autres formes de modification du contrôle sur les actifs.
Certaines d'entre elles peuvent cependant être exclues de la privatisation car
elles n'assurent pas l'intégralité des droits de propriété tels que les définit la
théorie des droits de propriété33 ; pour autant, leur importance ne doit pas
être négligée en vue d'améliorer l'efficacité soit des services publics, soit des
entreprises publiques.
Ainsi, au sens strict, ne relève pas de la privatisation le transfert au secteur
privé, sous forme de régies ou même de concessions, d'activités qui
correspondent le plus souvent à des services publics d'intérêt collectif. La régie
n'est en effet qu'une modalité de décentralisation de l'action étatique, qu'elle
soit à l'échelle communale, régionale ou nationale. La concession recouvre
le transfert au privé de la seule gestion de l'activité (des ordures ménagères
aux prisons privées) ou de la gestion et du financement, avec dans ce cas
fixation d'un tarif après négociations avec la puissance publique. Si régies et
concessions peuvent être source de plus grande efficacité dans la production
de services publics, elles ne sont pas des privatisations en ce que le pouvoir
politique peut « encadrer » le droit au revenu du gestionnaire et conserve, à
tout le moins, le droit de cession ou de transformer les actifs, avec
notamment la possibilité de résilier la concession si le cahier des charges n'est pas
respecté.

33. W. Andreff, « Le modèle français de privatisation et ses enseignements pour


l'Europe centrale et orientale » in W. Andreff et alii, Les perspectives du secteur public
à l'Est et à l'Ouest, Rapport de recherche Roses-CNRS, 1991, Paris, miméo 44 pages ;
pour un bref aperçu des débats sur une telle position, voir J.M. van Brabant, « Reforme
des droits de propriété, performance macroéconomique et bien-être », in OCDE,
Transformation des économies planifiées, op. cit., pp. 38-40.

79
Michel Drouet

De même peut-on considérer que la « privatisation de la gestion » d'une


entreprise publique (que l'entreprise adopte un comportement de rentabilité
avec pour objectif premier de devenir bénéficiaire) n'est pas une
privatisation, la puissance publique étant en situation de garder l'ensemble de ses
droits de propriété, même si elle délègue l'usus et l'usus fructus, dans la
mesure où elle conserve le droit de cession. Cette modalité ne concerne
d'ailleurs pas directement la Yougoslavie en raison de l'autogestion34 mais
son actualité va se renforcer à mesure que parallèlement aux privatisations
se développe un secteur public par voie de nationalisation de fait des
entreprises déficitaires (voir infra) ; elle relève alors de la restructuration de
ces entreprises et est une étape préalable à une réelle privatisation.
Transférer la propriété des actifs aux salariés de l'entreprise peut, elle, être
une modalité de privatisation. Nous y reviendrons puisque cette modalité est
au cœur des programmes de privatisation élaborés en Yougoslavie.
Rappelons cependant, pour en montrer les limites, que deux modalités de
l'actionnariat des salariés sont principalement pratiquées dans les pays capitalistes,
d'une part l'actionnariat direct sous forme d'options sur actions, d'autre
part l'actionnariat indirect, au travers de plans concernant l'ensemble des
salariés, avec l'ESOP « Employee Stock Ownership Plans » ou le LMBO
« Leveraged Management Buy out » appelé RES « Reprise d'entreprises par
les salariés » en France 35. L'actionnariat direct, sous forme d'options sur
actions, a pour finalité première d'accroître la motivation du salarié par
rapport à son entreprise déjà privée. Ce n'est donc pas une privatisation et
relève en fait le plus souvent de l'exercice du contrôle du « principal »-ac-
tionnaire sur l'« agent »-dirigeant et ne vise que les cadres dirigeants de
l'entreprise qui demeurent cependant des actionnaires minoritaires.
Fort répandu aux USA car assorti d'avantages fiscaux, l'ESOP est un
plan visant à remédier aux besoins en fonds propres des entreprises puisque
le « trust » des salariés achète des actions grâce à un prêt bancaire, garanti
par l'entreprise, et dont le remboursement sera assuré par les dividendes ; il
permet aussi aux dirigeants de l'entreprise d'en conserver le contrôle en
faisant racheter par le « trust » qu'ils gèrent les actions de leur entreprise,
l'ESOP ne détenant le plus souvent qu'une part minoritaire du capital,
fréquemment sans droit de vote, d'où des droits de propriété mal définis.
Nous sommes donc à nouveau en présence d'actions d'une entreprise déjà
privée mais les salariés-actionnaires ont des droits de propriété restreints par
les obstacles à la cession des actions, sauf à quitter l'entreprise, et par le
mode de répartition des actions qui, si elle est au prorata de la rémunération,

34. La loi serbe de privatisation d'août 199 1 retient néanmoins cette possibilité pour les
entreprises autogérées (Ekonomska polit ika, n° 2073 du 23/12/1991) ; on ignore la portée
de sa mise en œuvre.
35. Voir A. Couret et G. Hirigoyen, L'actionnariat des salariés, 1990, PUF-Que
sais-je ?, Paris ainsi que S. Jongen, « L'actionnariat des salariés », Annales de l'économie
publique, sociale et coopérative, n° 2, juin 1988, pp. 229-255.

80
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

conduit à donner aux cadres un rôle déterminant. Se pose alors la question


de la capacité des autres actionnaires-salariés à assurer un contrôle interne
sur les dirigeants et celle de l'efficacité de cette forme d'entreprise, faute de
la séparation des fonctions décision et assumption du risque qui constitue un
avantage majeur, selon la théorie de l'agence, de la société par actions.
Il en va de même pour le LMBO ou le RES qui concernent le rachat de
l'entreprise par les salariés sous l'égide du management, à partir d'un apport
de fonds propres limité puisque le financement se fait pour l'essentiel par
endettement gagé sur les bénéfices futurs. Sauf au Royaume-Uni où cette
modalité a été utilisée dans le cadre de la dénationalisation industrielle, le
transfert des actifs s'opère entre propriétaires privés et ne relève donc pas de
la privatisation. Surtout, en raison des modalités de son financement, il ne
peut concerner que des entreprises dégageant déjà une rentabilité élevée ; il
suppose donc acquis ce que l'on cherche à obtenir par les privatisations.
Enfin il requiert, tout comme l'ESOP, un système bancaire et une ingénierie
financière développée, conditions qui ne sont guère réunies en Yougoslavie.
Reste alors la « petite » privatisation, celle concernant des actifs
productifs pouvant être acquis par une ou quelques personnes. Compte tenu de la
faiblesse des patrimoines personnels nationaux - l'apport de capital étranger
sera abordé plus loin -, due notamment à l'absence, jusqu'à présent, de
politique favorisant l'épargne en vue de la formation de capital, cette
privatisation ne peut concerner que de petites entreprises dans des activités
peu capitalistiques, principalement, outre l'agriculture, dans le bâtiment, le
commerce de détail, le transport routier et les services destinés aux
entreprises et surtout aux ménages : artisanat, restauration, tourisme... Cette forme
de privatisation conduirait à des entreprises où la séparation propriété -
décision serait faible voire inexistante, s'approchant ainsi de l'archétype de
la firme du capitalisme concurrentiel. On peut alors en attendre à court
terme l'amélioration quantitative et, peut-être plus encore, qualitative des
activités concernées, en premier lieu les services aux ménages, aspect
important car pouvant apparaître comme une compensation partielle à la baisse
du niveau de vie qui accompagne la politique de stabilisation et les
restructurations des entreprises socialisées. A plus long terme, se pose la question de
la croissance interne de ces entreprises, des conditions permettant l'extension
de leur importance dans l'économie nationale ; on rejoint ici celles
nécessaires pour le développement de la privatisation « par le bas ».
Ainsi, de nombreuses modifications partielles du régime de propriété
peuvent contribuer à rendre le comportement des entreprises socialisées plus
efficient ; pour autant, régie, concession, « privatisation de la gestion » ne
relèvent pas pleinement de la privatisation. Celle-ci repose d'une part sur le
développement des entreprises privées existantes ou nouvelles, la
privatisation par le bas, et sur la petite privatisation dont le mise en œuvre ne pose
pas de difficultés particulières si ce n'est la détermination du prix des actifs
collectifs cédés. Leur place modeste dans le système productif, hormis
l'agriculture et certains services, confère bien, au moins à court terme, un
rôle central dans le processus de privatisation au transfert à des propriétaires

81
Michel Drouet
privés des actifs collectifs des moyennes ou grandes entreprises. Il convient
maintenant d'en étudier les modalités retenues en Yougoslavie.

Modalités et difficultés de mise en œuvre de la privatisation

II n'existe pas, sur le plan économique, de modèle « optimal » de


privatisation d'où l'importance de sa dimension politique. La privatisation
conduisant à des transferts de richesse et de pouvoir, il est essentiel que les
modalités retenues soient ressenties comme équitables, ce qui suppose que
soit garanti pour l'ensemble des particuliers le principe de l'accès réel à des
droits de propriétés - notamment pour les ménages l'accès à la propriété du
logement - et que les procédures de privatisation soient transparentes ; des
modalités ressenties socialement comme non satisfaisantes conduiraient à
brève échéance à l'enlisement du programme de privatisation.
La privatisation suppose résolus certains préalables juridiques tels que,
bien sûr, la possibilité de privatiser des actifs collectifs mais aussi la
définition précise des droits de propriété privée et de leur protection 36. Avec
d'une part la loi fédérale sur les entreprises de décembre 1988, reconnaissant
la pluralité des régimes de propriété et autorisant l'acquisition par une
entreprise privée d'une partie ou de la totalité du capital d'une entreprise
socialisée, d'autre part celle de décembre 1989, modifiée en août 1990,
déterminant le cadre de la privatisation des entreprises socialisées, on peut
penser qu'un grand pas a été fait en ce sens. Leur application supposait
cependant l'accord des différentes Républiques, à défaut, l'adoption par
celles-ci de lois spécifiques. Au printemps 1992, seules la Croatie et la Serbie
avaient une loi régissant la privatisation ; ailleurs, les discussions sur les
projets de lois se poursuivaient en Slovénie et en Macédoine, le processus
étant suspendu dans les autres Républiques37. Ces lois ne portent que sur les
entreprises produisant les biens et services, les activités bancaires et
financières faisant (ou devant faire) l'objet d'autres dispositions.
Autre préalable juridique indispensable : la définition des droits des
anciens propriétaires sur les actifs existants, leurs droits à restitution ou/et
à compensation, opération que l'on qualifie parfois de « reprivatisation ».
Politiquement sensible, la restitution apparaît insoluble en raison des
difficultés d'actualisation de la valeur des biens nationalisés et socialement

36. Ce qui implique en particulier une législation garantissant la stabilité des règles du
jeu et définissant strictement et de façon limitative la possibilité de nationalisation
ultérieure; J.M. van Brabant, 1991, loc. cit. ainsi que J. Kornai, Du socialisme au
capitalisme, 1990, Gallimard- Le débat, Paris.
37. Ekonomska politika, n° 2039/40 du 29/04/1991, n° 2063 du 14/10/1991, n° 2073 du
23/12/1991 et n°2086 eu 23/03/1992 pour la Croatie et la Serbie ainsi que n°2085 du
16/03/1992 pour la Slovénie.

82
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

injuste en cas de valorisation des biens due au travail collectif des dernières
décennies38. Mal résolue, cette question ne peut qu'entraver la privatisation
avec les incertitudes concernant les propriétaires des actifs qui en découlent.
En Yougoslavie, cette question ne peut soulever de difficultés que pour la
privatisation des logements et surtout de la terre, bien que celle-ci soit déjà
à 85 % privée à la fin des années 80 ; il n'en va pas de même pour les actifs
dans les services, encore plus dans l'industrie, compte tenu du faible degré
de développement atteint à la fin des années 40, lors des nationalisations qui
affectèrent d'ailleurs surtout le capital étranger ou celui détenu par l'ex-
minorité allemande. Elle semble pourtant avoir entravé la mise au point du
cadre juridique de la privatisation en Croatie et surtout en Slovénie.
Un programme de privatisation des actifs socialisés implique que soit
donnée une réponse à une série de questions : à l'initiative de qui est engagé
le processus de transfert des actifs vers le privé : l'État ? les dirigeants de
l'entreprise ? ses salariés ? Faut-il procéder par distribution ou par vente des
actifs ? Comment déterminer dans ce cas le prix de vente en l'absence de
marchés financiers, au mieux embryonnaires, et en présence d'un secteur
privé réduit aux petites entreprises et qui, donc, ne peut servir de référence ?
Par ailleurs, à qui vendre ? question qui pour partie découle de la réponse à
celle de qui peut acheter, mais aussi du type d'actionnariat - diffus,
étranger... ? - que l'on souhaite selon le type d'entreprise que l'on veut
privatiser et la nature de sa production.
Des réponses à ces questions dépend le choix des techniques de
privatisation mais ces réponses sont elles-mêmes déterminées par le rythme voulu de
la privatisation et par les obstacles qu'elle peut rencontrer. Ces derniers
permettent de comprendre pourquoi les lois adoptées en Yougoslavie
privilégient de fait la vente des actions aux salariés de l'entreprise - dites
«actions internes» - alors qu'elles retiennent la plupart des techniques
possibles de privatisation hormis la distribution gratuite.

* Initiative et contrôle de la privatisation

Dès lors qu'une loi reconnaît la pluralité des formes de propriété et la


possibilité de la privatisation des actifs collectifs, se pose la question de
connaître l'acteur à l'origine d'un tel changement. Trois possibilités selon
que le titulaire des droits de propriété ait été antérieurement précisément
défini : l'État, les dirigeants de l'entreprises, les salariés de l'entreprise, les
motivations de ces acteurs n'étant pas forcément identiques.
L'autogestion constitue une difficulté initiale majeure pour la
privatisation puisqu'en ayant conféré aux salariés l'essentiel des droits attachés au
statut d'actionnaire, elle laisse indéfini le propriétaire effectif de l'entreprise.

38. X. Richet, « Restructurations industrielles et transformations économiques en


Europe centrale et orientale », 1992, Association internationale des économistes de langue
française, miméo, 18 pages.

83
Michel Drouet

Accorder l'initiative de la privatisation aux salariés paraît cependant


inévitable, en particulier en Yougoslavie où l'ancienneté de l'autogestion s'est
traduite par des pratiques sociales profondément ancrées, à la différence de
la Pologne et de la Hongrie où elle ne date respectivement que de 1981 et
1985. Mais l'on ne perçoit pas clairement ce qui peut pousser les salariés à
s'engager dans cette voie qui conduirait à leur faire perdre leurs quasi-droits
de propriété, sauf à ce qu'elle permette d'échapper, dans un contexte
monétaire de durcissement de la contrainte budgétaire, à une menace de
faillite ; de telles circonstances ne sont cependant guère stimulantes pour
d'éventuels acquéreurs privés, confrontés aux dettes accumulées et aux coûts
de la restructuration.
L'autogestion et la privatisation à l'initiative des salariés semblent donc
constituer un frein à la transformation du régime de propriété 39. D'où les
propositions de renationalisation préalable des actifs de sorte que l'ensemble
des actifs collectifs dépendent au cours de la transition d'un organisme
public ; la privatisation aurait alors pour objectif au moins implicite de
réduire le pouvoir des salariés dans l'entreprise, tout comme elle a pu avoir
pour but, dans le cadre des privatisations opérées dans les années 80 dans
les économies occidentales, de briser les droits et privilèges acquis par les
salariés et syndicats.
La loi fédérale de 1990, comme les lois croates et serbes de 1991, laissent
aux salariés de l'entreprise l'initiative de sa transformation en société par
actions ou en société à responsabilité limitée, préalable nécessaire à une
privatisation ne serait-ce que partielle ; on a en effet considéré que les risques
bureaucratiques d'une renationalisation préalable l'emportaient sur ceux de
lenteur propres à un processus volontaire40. Sont alors appelées « mixtes »
toutes les entreprises autogérées dont au moins une partie du capital est la
propriété de titulaires clairement définis, ceux-ci pouvant être toute
personne physique ou morale, étrangère ou nationale, mais en particulier les
salariés eux-mêmes incités à devenir actionnaires de leur entreprise par une
réduction sur le prix d'achat des actions. La loi fédérale et la loi croate
imposent cependant un délai à cette transformation en sociétés mixtes ou
privées ; ce faisant, l'objectif paraît bien être la disparition de l'autogestion
et de la propriété sociale. Ainsi les entreprises croates devaient se
transformer avant le 30 juin 1992, date à partir de laquelle le processus serait mis en
œuvre par l'Agence spécialisée chargée par ailleurs de donner son accord à
la vente envisagée ; ce délai n'était pas remis en cause au printemps 1992 bien
que la situation politico-militaire prévalant depuis l'été 1991 n'ait pu

39. Lj. Madzar in Ekonomska politika, n°2060 du 23/09/1991 ; voir également pour
le cas polonais M. Nuti, « La privatisation des économies socialistes : aspects généraux
et cas de la Pologne » in OCDE, Transformation des économies planifiées, op. cit.,
pp. 59-80.
40. Sur le débat d'une renationalisation, voir Ekonomska politika, n° 2022/23 du
31/12/1990.

84
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

qu'entraver la privatisation. La loi serbe de 1991, quant à elle, laisse aux


salariés le libre choix de la forme de propriété de leur entreprise, sans
date-butoir, en conformité avec le principe d'égalité des différentes formes
de propriété.
L'autogestion permet d'éviter les travers de la privatisation « spontanée »,
à savoir une dépossession de fait de la collectivité aux bénéfices directs des
dirigeants de l'entreprise ou par l'intermédiaire de ses acquéreurs avec
lesquels les dirigeants ont marchandé des avantages personnels. Elle n'exclut
cependant pas la possibilité que le collectif de travail cherche soit à
décourager les acquéreurs extérieurs potentiels en vue d'une privatisation
interne, donc par rachat de l'entreprise par ses salariés, soit au contraire, si
l'emploi paraît menacé, à attirer un acquéreur extérieur ; dans les deux cas,
cela peut le conduire à minorer la valeur des actifs de l'entreprise. La
privatisation à l'initiative des salariés requiert donc elle aussi une agence à
même d'en contrôler les modalités.
Ainsi, les lois précitées (comme le projet Slovène) posent le principe de la
publicité-transparence de la privatisation d'où la création d'une « Agence de
privatisation » (ou de « restructuration ») ayant un rôle de conseil, de
contrôle des modalités et notamment du prix de vente. Par ailleurs, un (ou
plusieurs comme en Croatie) « Fonds de développement » recueille le
produit de la vente des actions lorsqu'elles correspondent au capital existant
et que les acquéreurs ne sont pas les salariés de l'entreprise ; dans le cas
inverse, la vente des actions a pour but d'augmenter les fonds propres de
l'entreprise. Ce Fonds est en outre habilité à recevoir les actions restant sans
acquéreurs (et même en Serbie l'ensemble des actions d'une entreprise dès
lors qu'elle n'aurait pas réussi à vendre au moins 10 % de son capital) avec
pour obligation de les revendre ultérieurement, par tranche annuelle de
10 % au moins de ces actions en Serbie. Il s'agit en fait d'une forme de
renationalisation en vue d'assurer la restructuration de ces entreprises avant
une privatisation ultérieure ; mais on peut également y voir une
nationalisation « rampante » (dont le caractère provisoire peut durer), en particulier en
Croatie où la propriété publique concernait déjà, au printemps 1991, 40 %
des actifs productifs socialisés contre le quart des actifs en Serbie41.
Le rôle important dévolu aux institutions en charge de la privatisation
dans les lois croates et serbes peut susciter de nombreuses critiques
découlant de son caractère bureaucratique, quels que soient l'importance du
recours aux conseils extérieurs (en premier lieu de cabinets d'audit étrangers)
et son contrôle par le Parlement : lenteur voire blocage des privatisations,
renchérissement des coûts de transaction sans que soient éliminées les
possibilités de corruption notamment lors des ventes, plus rapides, de gré à
gré... Il souligne néanmoins ce paradoxe que la privatisation, dont on attend

41. Il est vrai que ce secteur public concerne des activités elles-mêmes relevant
fréquemment du secteur public dans les pays capitalistes, telles que l'énergie, le transport
ferroviaire
n° 2079 du 3/02/1992
et les moyens
; pourdelatélécommunication
Croatie n° 2039/40; du
pour
29/04/1991.
la Serbie, Ekonomska politika,

85
Michel Drouet

à court terme la réduction de l'emprise de l'appareil administratif sur


l'économie, requiert l'intervention de l'État pour assurer
l'institutionnalisation de la restauration de la propriété privée sur les actifs ; il n'est en effet
pas possible de privatiser le processus de privatisation42.
Si l'État a pour objectif premier la mise en œuvre de la privatisation en
fonction des modalités et du rythme prévu dans son programme de
privatisation, il lui revient cependant de définir les entreprises qu'il estime devoir
rester publiques et d'assurer la restructuration des entreprises déficitaires qui
ne peuvent être ainsi privatisées. La privatisation apparaît donc comme un
processus qui conduit non pas au déclin du rôle économique de l'État mais
à une nouvelle structuration, instable car évolutive, des relations entre État
et acteurs privés. Il lui appartient en outre, en tant que dépositaire des
intérêts collectifs, de ne pas permettre la vente des actifs à n'importe quel
prix.

* Recettes et techniques de la privatisation

Les modalités de détermination du prix de vente des actifs conduisent à


des techniques et donc à des modèles de privatisation différents. Un clivage
essentiel concerne la gratuité du transfert des actifs collectifs à des
propriétaires privés ; dans cette hypothèse, qui peut se légitimer par le caractère
précisément collectif des actifs, il convient de définir les bénéficiaires de cette
distribution. Si l'on rejette le transfert gratuit, il faut alors choisir les
modalités permettant de dégager un prix le plus proche possible de la valeur
de marché de l'entreprise, ce qui soulève de nombreuses difficultés en
l'absence de marché du capital.
Le choix entre ces deux possibilités dépend du rythme que l'on entend
donner à la privatisation, la première ayant l'avantage de créer rapidement
une situation d'irréversibilité, la deuxième se traduisant bien sûr par un
rythme plus lent. Il dépend aussi du type d'actionnariat que l'on recherche,
le plus large possible par souci d'équité initiale et par recherche d'une large
adhésion sociale à la transformation, en escomptant que la « sélection
naturelle » opérée par le jeu du marché dégagera les actionnaires les plus
rationnels ; on peut, au contraire, le restreindre à ceux que l'on pense
capables, dès à présent, d'apporter une plus grande compétence se
matérialisant par un engagement financier et un projet industriel43. Ce choix dépend

42. W. Andreff, 1991, loc. cit.


43. La première option s'inscrit dans le prolongement de la théorie des droits de
propriété, comme pour S. Pejovic, « Le marché y pourvoiera » (interview en serbo-
croate), Ekonomska politika, n°2067, novembre 1991, pp. 27-29 ou pour P. Pelikan,
« The Dynamics of Economie Systems, or How to Transform a Failed Socialist
Economy », The Industrial Insitute for Economic and Social Research, Stockholm, 20 pages ;
cette option qui marque le modèle tchèque de privatisation se différencie du modèle
« gradualiste » dont se fait l'avocat J. Kornai 1990, op. cit., et que l'on retrouve dans le
modèle hongrois.

86
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

enfin de considérations budgétaires et de la préservation des intérêts


collectifs.
Si l'aspect budgétaire n'est pas à l'origine de la privatisation en
Yougoslavie, comme dans les ECO, et n'est donc pas déterminant, il ne peut être
négligé d'un point de vue moral mais également économique. La vente
d'entreprises ne pouvant concerner que les entreprises rentables ou celles en
passe de l'être, le secteur collectif demeurera composé, à tout le moins, des
entreprises déficitaires qu'il faudra restructurer d'où des dépenses publiques
inévitables, même si elles se cantonnent à leur recapitalisation ; or les recettes
sont affectées négativement par la stagnation ou la récession découlant de
la politique macroéconomique de stabilisation et la privatisation elle-même
risque de se traduire, dans un premier temps au moins, par une baisse des
rentrées fiscales44. A négliger les recettes que l'on peut tirer des
privatisations, non seulement on tend à dilapider la propriété collective mais on
risque d'hypothéquer le développement futur des entreprises rentables,
notamment celles devenues privées, avec la nécessité d'augmenter la pression
fiscale pour faire face aux dépenses économiques et sociales liées à la
restructuration.
La distribution gratuite des actifs à l'ensemble des citoyens ou aux salariés
de l'entreprise présente l'avantage d'éviter les difficultés d'estimation de la
valeur de l'entreprise privatisable et les aléas propres à toute vente. La
distribution gratuite des actifs aux salariés de l'entreprise peut sembler alors
la méthode la plus simple dans le contexte de l'autogestion ; il ne s'agirait en
fait que de parfaire les droits de propriété des salariés en leur accordant
pleinement le droit d'abusus. Cette méthode soulève de nombreuses
critiques ; fondamentalement inégale car portant sur des actifs à la valeur très
différente selon les activités, les branches et leur caractère capitalistique, elle
exclut de cette distribution les salariés des activités non privatisées ou non
privatisables. Transférant les actifs à ceux qui en sont déjà dépositaires, elle
ne peut assurer une meilleure gestion sauf, éventuellement, à envisager la
cessibilité des titres, comme le retenait J. Vanek mais un tel attribut renforce
l'aspect inégalitaire de la distribution et suppose l'existence d'un marché du
capital.
Elle se heurte en outre aux mêmes critiques que celles émises à l'encontre
de la distribution gratuite des actifs à l'ensemble des citoyens. Les recettes
attendues pour le budget seront nulles ou faibles ; sont donc perdants dans
cette distribution les contribuables et les détenteurs de titres de la dette
publique, notamment les créanciers de la dette extérieure garantie par l'État
à laquelle on peut, de ce point de vue, assimiler les dépôts en devises faits par
les ménages yougoslaves (voir infra). Cette méthode permet certes la
privatisation des entreprises les plus rentables mais elle conduit à faire

44. K. Crane, « La réforme des droits de propriété : étude sur la Hongrie », in OCDE,
Transformation des économies planifiées, op. cit., pp. 81-108.

87
Michel Drouet

opérer les restructurations des entreprises déficitaires par les nouveaux


actionnaires. Elle suppose donc que l'ensemble des citoyens (ou des salariés)
souhaitent détenir des actions et seront à même d'exercer la fonction de
contrôle propre aux actionnaires : on ne voit pas cependant pourquoi des
salariés-actionnaires seraient mieux à même d'opérer les restructurations
qu'ils n'ont pas réalisées dans le cadre de l'autogestion, on peut même penser
qu'ils s'attacheront à poursuivre les pratiques perpétuant la douceur de la
contrainte budgétaire.
La distribution gratuite aux salariés n'a pas été retenue en Yougoslavie ;
au mieux peut-on considérer que l'on s'en approche partiellement avec
l'importance des réductions qui leur ont été proposées pour l'achat des
actions de leur entreprise (voir infra). Seule la Slovénie envisage une
distribution gratuite aux citoyens par l'intermédiaire de fonds
d'investissement pour 20 % du montant total des actifs45.
Se pose alors la question des techniques de vente qui conditionnent la
fixation du prix des actifs. Deux orientations sont envisageables : soit on
laisse le marché le fixer au travers d'enchères, c'est la vente aux enchères sur
le marché des titres ; soit on fixe préalablement à la vente un prix, prix
minimum à partir duquel s'opèrent des enchères (l'offre publique de vente
par adjudication à un prix minimum fixé au préalable) ou prix fixe avec soit
une offre publique de vente par adjudication à prix fixe, soit une vente
directe de gré à gré46.
L'absence de marché des titres implique deux types d'obstacles. D'une
part, face aux risques, amplifiés par l'abondance des titres offerts en cas de
privatisation massive, de l'insuffisance d'acquéreurs et d'un prix de
transaction trop faible d'où ceux de la concentration de la propriété en faveur
d'étrangers ou de nationaux privilégiés et de la spoliation des intérêts
collectifs, elle conduit à ne retenir que pour la « petite privatisation » la vente
aux enchères, seule méthode permettant de faire l'économie de la fixation
préalable du prix des actifs47.
D'autre part, elle restreint fortement les modes d'évaluation de la valeur
de l'entreprise : des trois possibilités envisageables (valeur boursière de
l'entreprise estimée par la capitalisation du bénéfice net, valeur actualisée du
cash-flow, valeur comptable des actifs nets), les deux premières requièrent
en effet le choix d'un taux d'intérêt fort aléatoire dans un tel contexte. Reste
donc la valeur, selon le bilan de l'entreprise, des actifs augmentée des
plus-values latentes et diminuée des dettes.

45. Ekonomska politika, n°2084 du 9/03/1992 et 2085 du 16/03/1992.


46. Voir sur les techniques de vente, W. Andreff, 1991, loc. cit.
47. C'est néanmoins la méthode retenue en Tchécoslovaquie à partir des bons
correspondant à la distribution quasi-gratuite à l'ensemble des citoyens ; voir OCDE, Études
économiques de l'OCDE- République federative tchèque et slovaque, 1991, Paris ; pour les
critiques de cette méthode, M. Nuti, 1991, loc. cit. ; J. Kornai, 1990, op. cit., et
X. Richet, 1992, loc. cit.

88
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

C'est la référence retenue en Yougoslavie par la loi fédérale comme par


les lois croate et serbe ainsi que le projet Slovène. La méthode repose sur les
prix pour l'évaluation de ces différents postes ; compte tenu de l'ancienneté
d'un marché des biens et services, de l'ouverture à l'économie mondiale avec
un taux de change proche d'un prix de marché et des disparités limitées entre
prix internes et prix internationaux, on peut considérer que la structure des
prix ne souffre pas de distorsions rédhibitoires. En outre, les nouvelles règles
comptables de 1987 et 1988 ont imposé la prise en compte des équipements
et bâtiments à leur prix de renouvellement augmentant ainsi, surtout en
période de forte inflation, le poids de l'amortissement dans l'excédent global
d'exploitation et réduisant d'autant le revenu net mais améliorant la valeur
de l'actif fixe ; la prise en compte d'immobilisations corporelles réévaluées
semble cependant s'être heurtée à des difficultés de mise en œuvre dans le
contexte de l'inflation galopante, le « bruit de fond » étant tel qu'il tend à
enlever toute pertinence aux prix relatifs48.
Certains49 considèrent néanmoins que la valeur comptable surévalue
fortement la valeur nette réelle des entreprises. D'une part, les salariés d'une
entreprise autogérée peuvent voir dans la surévaluation de nombreux postes
parmi les actifs (surtout pour l'actif circulant tel que les stocks ou les
créances sur les tiers qui peuvent s'avérer irrecouvrables) la possibilité
d'augmenter fictivement le revenu net de l'entreprise et donc leur revenu
alors que ces postes peuvent correspondre, au moins pour partie, tout
simplement à des pertes ; d'autre part, la structure du passif affecte
négativement la valeur nette puisque les entreprises yougoslaves se caractérisent,
nous l'avons vu, par un recours important au crédit interentreprises
renforçant ainsi le risque d'insolvabilité cumulative et la nécessité pour l'acquéreur
de prévoir, au-delà de l'achat, les moyens financiers pour y faire face . Plus
généralement, vouloir estimer la valeur des actifs avant la restructuration
des entreprises, la réduction de leurs sureffectifs et l'amélioration de leurs
fonds propres au regard de leurs dettes, ne peut qu'aboutir à une faible
valeur vénale ; elle doit en effet prendre en compte les coûts de la
reconversion en fonction des contraintes réglementaires, notamment par rapport aux
salariés existants et à la liberté de licenciement, et l'instabilité politique et
économique qui accroît les incertitudes, d'où une réduction de la valeur pour
les acquéreurs potentiels.
L'estimation de la valeur de l'entreprise sur une base comptable n'est donc
pas une tâche aisée. Elle est cependant indispensable pour la vente directe de
gré à gré et pour l'offre publique de vente par adjudication, avec enchères

48. OCDE, 1988 et 1990, Études économiques de l'OCDE- Yougoslavie, op. cit.
49. Ekonomska politika, n° 2022/23 du 31/12/90.
50. En 1989, une entreprise sur quinze concernant presque 10 % des salariés dans les
activités productives était considérée comme insolvable ; OCDE, 1990, Études
économiques de l'OCDE - Yougoslavie, op. cit. ; la politique monétaire restrictive de 1990 et la
situation politico-militaire depuis l'été 1991 n'ont pu qu'accentuer cette proportion.

89
Michel Drouet

à partir d'un prix minimum ou à prix fixe, méthodes de vente qui soulèvent
d'autres difficultés.
Le risque principal dans une vente par offre publique, avec enchères ou
à prix fixe, est celui de l'insuffisance des acquéreurs, ce qui pose la question
abordée plus loin des acheteurs potentiels ; on ne peut y faire face
partiellement que par la sous-évaluation du prix de vente.
La vente directe de gré à gré permet, par définition, d'éviter l'absence-
insuffisance d'acheteurs ; elle présente de plus l'avantage de transférer les
actifs à des acquéreurs qui ont un projet de développement de l'entreprise.
Mais elle renforce le risque de la sous-évaluation du prix de vente même si
elle fait réellement l'objet de négociations à la différence de la privatisation
« spontanée ». La faiblesse du patrimoine des nationaux conduit à ne
l'envisager principalement que pour la petite privatisation ou à s'adresser au
capital étranger, vis-à-vis duquel elle s'avère même indispensable. Dans ce
cas, l'attitude du pouvoir politique doit être nécessairement conciliante s'il
veut privilégier la dynamique du secteur privé et le maintien de l'essentiel de
la production, voire son développement grâce à l'apport technologique,
commercial et financier du repreneur étranger, d'où la faiblesse des recettes
à en attendre ; cet inconvénient peut être partiellement contourné par la
vente de l'entreprise par «appartements», méthode qui peut s'avérer
nécessaire si l'entreprise est globalement déficiaire mais qui renforce le risque
qu'une telle privatisation ne concerne que les fleurons de l'appareil
productif, laissant au secteur socialisé « les canards boiteux », et ne conduise alors
à une extinction rapide de la privatisation par cette voie.
Au total, on voit donc les difficultés que soulèvent les différentes
méthodes de vente des entreprises, avant tout la fixation d'un prix de vente
en l'absence de marché du capital et la présence d'acquéreurs potentiels
limités. Dans la réalité, les programmes yougoslaves de privatisation
prévoient une combinaison des différentes formules évoquées : ventes aux
enchères pour la petite privatisation, vente directe de gré à gré
principalement au capital étranger, offre publique de vente..., cette combinaison ne
permettant pas d'elle-même de remédier à la lenteur du processus de
privatisation dès lors qu'est exclue la distribution gratuite. L'obstacle
majeur demeure, cependant, la situation déficitaire de nombreuses
entreprises.
Dernière possibilité prévue, la vente progressive par ouverture du capital
à des actionnaires privés lors d'augmentations de capital. Cette solution
permet de recapitaliser les entreprises ; elle ne constitue donc pas une source
directe de recettes pour l'État et la collectivité, surtout elle présuppose une
restructuration des entreprises. Elle s'inscrit alors dans une approche
prudente de la privatisation, envisagée comme un processus de long terme
et comme un des éléments (et non plus comme la panacée) visant à renforcer
la discipline par les marchés. Elle conduit cependant à une structure mixte
de la propriété du capital qui peut être source de conflits dans la mise en
œuvre des droits de propriété.

90
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

* Structure de l'actionnariat et efficacité de la privatisation^

Les lois en Yougoslavie (fédérale, serbe, croate) retiennent l'ensemble des


acquéreurs possibles, personnes physiques ou morales sans limite, en
principe, dans la part du capital que l'acquéreur peut posséder : étrangers,
nationaux qu'ils soient citoyens, salariés de l'entreprise ou d'autres
entreprises et institutions financières. Rappelons que les lois croate et serbe
prévoient également que les actions non vendues seront déposées au « Fonds
de développement » qui doit les revendre à terme.
Derrière ces principes affichés, il convient cependant de savoir qui est
réellement en situation de pouvoir acheter des actions, avec un clivage
essentiel entre capital étranger et capital national. La privatisation se
traduisant par la modification des relations de pouvoir, elle soulève dans ce
dernier cas la question de l'équité qui concerne tant les modalités de vente
et/ou de cession gratuite, que nous avons vues précédemment, que
l'opportunité de privilégier telle ou telle catégorie d'acquéreurs par des mesures
d'incitation. Les acquéreurs possibles doivent être également examinés à la
lumière des effets que l'on peut en attendre : s'agit-il de privilégier l'apport
de capital nouveau, donc des acquéreurs extérieurs à l'entreprise, avant tout
étrangers, ou d'assurer le transfert de la propriété ? de permettre une large
diffusion des droits de propriété ou de placer ces droits dans les mains de
propriétaires estimés comme plus efficients ?
Un simple changement de propriétaires ne produit pas nécessairement une
amélioration de la gestion de l'entreprise et plus généralement de
l'affectation des ressources. Ce type de réponse dépend du contrôle externe due à la
pression concurrentielle des marchés mais aussi de la capacité des
actionnaires à exercer un contrôle interne sur les dirigeants de sorte que ceux-ci soient
incités à maximiser la valeur nette des actifs ; or cette capacité dépend
notamment, comme le propose la théorie de l'agence, du degré de diffusion
de l'actionnariat de l'entreprise. On retrouve donc le dilemme fréquemment
rencontré équité-efficacité qui, en Yougoslavie, est médiatisé par
l'autogestion. Outre l'appel au capital étranger, les débats en Yougoslavie se sont
centrés en réalité sur la création d'institutions financières chargées de gérer
les actions et sur les actions dites internes, c'est-à-dire celles proposées aux
salariés de l'entreprise, pratiquement la seule modalité de privatisation à
avoir eu un début d'application.
1 . L'apport de capital étranger :
Dans les conditions d'une épargne des ménages limitée et peu orientée vers
les placements financiers, d'une situation financière des entreprises
globalement fortement dégradée au cours des années 80 et encore plus avec la

5 1 . La notion d'efficacité ou d'efficience est ambiguë et complexe à cerner, de multiples


critères pouvant être avancés ; Cl. Menard, L'économie des organisations, 1990, La
Découverte-Repères, Paris ; nous ne l'entendons ici qu'au sens des effets possibles de la
privatisation selon le type d'actionnariat.

91
Michel Drouet

récession liée à la politique de stabilisation mise en place à la fin des


années 80 52, le recours au capital étranger sous forme d'investissements
directs ou d'achats d'entreprises yougoslaves paraît indispensable et les
attentes sont fortement exprimées en Yougoslavie, comme au reste dans les
ECO.
Autorisés depuis 1967, les investissements étrangers, sous la forme
d'investissements conjoints, sont restés modestes : 368 contrats en 20 ans
pour un montant d'environ un milliard de dollars53. Depuis 1989, toutes les
restrictions - à la gestion avec les pouvoirs du Conseil ouvrier, à la durée de
l'investissement jusqu'alors limitée dans le temps, au rapatriement du capital
et des bénéfices - ont été levées et les entreprises étrangères peuvent depuis
1990 acquérir tout ou partie des entreprises yougoslaves, selon la procédure
de vente directe de gré à gré ou participer à une augmentation de capital,
sous contrôle de l'Agence pour la privatisation. Ces dispositions se sont
traduites, dans un premier temps, par une nette augmentation des
investissements mais leur montant moyen par projet demeure très faible (1,6 million
de DM), concernant avant tout le secteur tertiaire ; les investissements dans
l'industrie, peu nombreux, n'ont le plus souvent que prolongé une
coopération établie antérieurement. La dégradation de la situation politique à partir
de la mi- 1990 a évidemment stoppé ce mouvement.
Dans le cadre de la privatisation, l'accent est d'abord mis, au-delà de
l'apport en capital proprement dit, sur le rôle des entreprises étrangères dans
la diffusion à l'ensemble de l'économie nationale de nouvelles normes de
gestion, soit directement avec leurs investissements directs ou leur achat
d'entreprises nationales, soit indirectement par les relations de
sous-traitance avec des producteurs locaux et la pression concurrentielle qu'elles
exerceront sur les entreprises nationales. La présence des entreprises
étrangères devrait ainsi pousser à la restructuration des entreprises socialisées et
constituer un facteur important d'amélioration de l'affectation des
ressources54.
Compte tenu des attentes importantes, et bien que la question soit pour
l'heure gelée, on peut faire les remarques suivantes :
- l'instabilité de la transition et de la situation politique renforce la
prudence financière habituelle des multinationales qui, grâce à leur apport

52. Leur épargne nette d'amortissement est devenue négative à partir de 1987 ; OCDE,
1990, Études économiques de l'OCDE- Yougoslavie, op. cit.
53. B. Stakic, Foreign Investments in Yugoslavia, 1989, Yugoslaviapublic, Beograd ;
M. de Felice, « Les privatisations en Yougoslavie » in W. Andreff, Rapport de
recherche Roses-CNRS, 1991, Paris, miméo, 26 pages.
54. Sur la place que peuvent tenir les entreprises étrangères dans la transition, voir
O. Bouin et B. Coquet, « Les réformes des structures économiques dans les pays de
l'Europe de l'Est», Observations et diagnostics économiques, octobre 1991, n°38,
pp. 207-226.

92
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

technologique et leur réseau commercial mondial, peuvent contrôler les


entreprises locales avec un apport financier réduit et une participation
minoritaire dans le capital. La fragmentation de l'économie yougoslave avec
l'indépendance de plusieurs Républiques et l'apparition de nouvelles
barrières douanières ne peut qu'augmenter les réticences des entreprises étrangères
alors que s'accroissent les alternatives avec l'ouverture au capital étranger de
toutes les ECO. L'achat partiel ou total d'entreprises nationales risque donc
de se limiter à l'acquisition d'entreprises disposant d'avantages-rentes
marqués, celles qui apparaissent comme « les fleurons » de l'appareil
productif ; on peut alors être tenté de multiplier les incitations telles que des
avantages fiscaux ou des prix de vente sous-évalués des entreprises
nationales, avec leurs effets négatifs pour les finances publiques ;
- l'apport de capital étranger n'est pas une panacée. D'une part,
l'importance des entreprises nationales cédées au capital étranger ne peut être,
politiquement, que limitée sous peine que la privatisation n'apparaisse
comme un moyen de « brader le pays aux étrangers ». D'autre part, les effets
économiques positifs attendus ne sont pas certains, en particulier sur le plan
macroéconomique. Faut-il rappeler, avec J. Kornai 55, que le capital étranger
«vient, non par bonté d'âme, mais pour faire du profit... La question
devient donc : une fois que le capital étranger a fait son profit, en reste-t-il
un bénéfice pour notre pays ? ». Ainsi, en présence de mécanismes
concurrentiels internes insuffisants et de restrictions aux importations, s'inscrivant
dans le cadre d'un protectionnisme éducateur ou plus simplement pour faire
face au déséquilibre extérieur, le risque de faible modernisation et
d'accaparement du marché intérieur par l'entreprise étrangère ne peut être négligé.
Le recours au capital étranger, indispensable et inévitable, doit cependant
être canalisé. L'afflux de capital étranger ne pouvant au demeurant qu'être
limité, reste alors l'appel au capital national pour financer les privatisations.
2. Capital national et privatisation :
La distribution gratuite des actifs ayant été rejetée en Yougoslavie, la
privatisation par appel à des acquéreurs nationaux suppose l'existence d'une
épargne nationale disponible. Les acquéreurs potentiels peuvent être d'une
part des entreprises privées ou des institutions financières, d'autre part les
ménages et les salariés des entreprises.
Les entreprises privées nationales relèvent principalement de la « petite
économie » : agriculture, artisanat, services ; on peut supposer qu'elles
utiliseront leur épargne nette, faible, avant tout pour assurer leur croissance
interne ou qu'elles se porteront vers les actifs relevant de la « petite
privatisation ». Les actifs socialisés correspondant à la « grande
privatisation », en particulier dans l'industrie, ne trouveront, au mieux, de tels
acheteurs que très progressivement, en fonction de la rapidité du
développement du secteur privé et précisément de son extension par la privatisation ;

55. J. Kornai, 1990, op. cit., p. 83.

93
Michel Drouet

le rôle du secteur privé dépend donc de la dynamique de la privatisation, il


ne peut en être le moteur des premières étapes.
Transférer les actifs à des institutions financières (banques, assurances,
fonds de pensions, fonds communs de placement) vise à créer rapidement
ex-nihilo un capital financier chargé de gérer les actifs collectifs. C'est la voie
sur laquelle s'engage la Pologne sur les conseils de J. Sachs à l'origine,
également, du projet slovène qui ne s'est pas encore concrétisé 56. Ce transfert
peut avoir deux significations différentes selon le régime de propriété des
institutions financières :
- soit elles sont privées avec deux possibilités : dans le premier cas, il
s'agirait de créer rapidement un capitalisme financier à l'image de ce qui
prévaut dans les pays développés mais cela suppose des acquéreurs privés
pour leurs propres actions. La question initiale est donc simplement
déplacée et pose celle de la constitution de marchés financiers dont la
réponse ne peut que relever du long terme. Dans le deuxième cas, les actions
de ces institutions sont distribuées à la population ou aux salariés (ou encore
aux retraités) et l'on est alors en présence d'une variante de la distribution
gratuite des actifs avec ses limites déjà évoquées mais avec l'avantage de
structurer d'emblée l'actionnariat diffus résultant de la distribution des
actions. C'est bien cette dernière possibilité que l'on a voulu retenir en
Slovénie, pour 20 % des actifs privatisés, mais le degré de gratuité ne semble
pas avoir encore été fixé. Les lois croates et serbes excluent cette possibilité
puisqu'elles ne retiennent pas la distribution gratuite ;
- soit elles relèvent de la propriété collective, ce qui est le cas
actuellement, il ne s'agit donc pas de privatisation mais de nationalisation, à tout le
moins de socialisation ; on ne voit pas en quoi ce transfert pourrait, en
lui-même, améliorer la gestion des entreprises, sauf à en « privatiser la
gestion » ce qui renvoie à la restructuration du secteur public. Telle est au
demeurant la situation du Fonds pour le développement, habilité dans les
lois croate et serbe (et le projet slovène), nous l'avons vu, à recueillir les
actions ne trouvant pas preneur. Le débat a en fait porté (et porte toujours)
sur le rôle des fonds de pension d'une part, des banques d'autre part : les
fonds de pension existant actuellement sont constitués sur le principe de la
répartition, il n'est donc pas dans leur nature d'avoir, si ce n'est de façon
secondaire, un rôle d'investisseur institutionnel qui correspond au principe
de capitalisation ; il n'est donc pas réaliste d'escompter un développement
rapide de fonds reposant sur un tel principe, sauf à remettre en cause un des

56. D. Lipton et J. Sachs, « Privatization in Eastern Europe : The Case of Poland »,


Brookings Paper on Economie Activity, 1990, n° 2 ; pour la Yougoslavie voir N. Sa vie,
« La stratégie de privatisation des entreprises publiques », et O. Kovac, « Aspects
institutionnels de la constitution et du fonctionnement des marchés financiers» (en
serbo-croate), in Z. Pjanic et J. Bajec, op. cit., pp. 103-125 et pp. 17-32 ainsi que le débat
in Ekonomska politika, n° 2086 du 23/03/1992 ; pour le projet slovène, voir Ekonomska
politika, n°2063 du 14/10/1991 et 2085 du 16 mars 1992.

94
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

piliers de la protection sociale existante. La proposition des fonds de pension


découle pour partie du discrédit frappant les banques qui sont pour la
plupart d'entre elles en situation de faillite faute de pouvoir recouvrer leurs
créances auprès des entreprises (voir supra Ve partie) ; le transfert des actifs
aux banques correspondrait alors à la conversion de leurs créances en actifs
productifs et s'inscrirait dans le processus d'« assainissement » des banques
qui, faute de fonds propres et de provisions importants, devraient être
recapitalisées par des fonds publics, de fait sur la base d'un emprunt
public57. Reste cependant à savoir si les banques ont la capacité, technique
mais surtout institutionnelle, d'exercer un tel rôle et de faire prévaloir des
critères de rentabilité tant vis-à-vis de l'État que des entreprises ; demeure
donc la question du contrôle des dirigeants des banques.
Cette question existe également pour les actions achetées par les ménages
dès lors que ces achats se font par l'intermédiaire de fonds communs de
placement privés. Dans ce cas, ou lors de l'achat direct par les ménages, on
est bien en présence de privatisation, sans que celle-ci permette cependant
l'augmentation des fonds propres des entreprises puisque les recettes seraient
versées au « Fonds pour le développement ». L'obstacle majeur est
néanmoins l'insuffisance de l'épargne nationale.
Selon certaines estimations, le total de la propriété sociale atteignait en
1990 l'équivalent de 200 milliards de dollars, la propriété privée 100
milliards. Sur ces 200 milliards, environ 130 relevaient des secteurs productifs
avec 60 milliards de fonds propres. Des montants en fait limités mais
néanmoins importants par rapport à l'épargne des ménages estimée alors, si
on se limite à l'épargne en devises, à 1 1-12 milliards de dollars58. Le postulat
que les ménages souhaitent détenir une partie importante de leur patrimoine
sous forme d'actions paraît peu réaliste alors que leur épargne est sollicitée
par la privatisation par le bas et par la possibilité d'acheter les appartements
qui relevaient jusqu'alors de la propriété sociale, en particulier des
entreprises, qui pourront ainsi d'ailleurs obtenir quelque apport de capital nouveau.
On rappellera que la proportion du patrimoine détenue sous forme de
valeurs mobilières ou correspondant aux réserves des fonds de pension et des
compagnies d'assurance dépassait rarement, au début des années 80, 20 %
du patrimoine total des ménages dans les principaux pays européens59. On
ne voit pas pourquoi l'ardeur « actionnariat » des ménages yougoslaves
serait plus importante, il y a même tout lieu de penser qu'elle sera plus faible
et concentrée sur quelques catégories de citoyens.

57. Pour de telles propositions émises tant en Serbie qu'en Slovénie et qui pour l'heure
demeurent
n° 2086 du principalement
23/03/1992. projets, voir Z. Popov et Lj. Madzar in Ekonomska politika,
58. Ekonomska politika, n° 2022-23 du 31/12/90.
59. A. Babeau, Le patrimoine des Français, 1989, La Découverte - Repères, Paris.

95
Michel Drouet

On peut bien sûr envisager des incitations comme des rabais sur les prix
des actions, ce qui réduira l'apport de capital nouveau pour les entreprises
et soulève la question de l'importance des réductions au regard de l'équité ;
faibles, elles seront peu stimulantes, fortes, elles ne concerneront, en tout
état de cause, qu'une minorité des ménages qui bénéficieront ainsi de
«cadeaux» de la part de la collectivité et, dans ce cas, la distribution
gratuite peut sembler préférable, malgré ses propres limites. L'octroi de
crédits pour acheter des actions pourrait remédier partiellement à
l'insuffisance d'épargne ; il aurait l'avantage de ne pas limiter les achats d'un
acquéreur au montant de son épargne préalable, ce qui permettrait
d'accélérer la privatisation. Il s'agirait alors d'organiser des adjudications financées
par l'emprunt, l'État, en tant que prêteur devenant en quelque sorte le
créancier-rentier des actionnaires60.
Cette méthode pourrait également servir de solution, au moins partielle,
à la chute des réserves de change en Yougoslavie depuis la fin de 1990 qui,
réduites à 3,4 milliards de dollars à la fin de 1991, rendent le système
bancaire, et la Banque centrale en dernier ressort, incapables de faire face à
leurs engagements à l'égard des dépôts en devises des ménages d'environ
9 milliards de dollars ; la convertibilité « interne » ayant été suspendue en
1991, les retraits en devises des ménages qui n'avaient pas été satisfaits au
cours de cette seule année étaient ainsi estimés à 1,5 milliard de dollars61. On
pourrait alors concevoir la transformation d'une partie de cette dette en
devises à l'égard des ménages soit en obligations publiques à long terme,
contrepartie des prêts destinés à l'achat des actifs ou assorties d'une option
d'achat sans restriction des actifs privatisés ultérieurement, soit directement
en actifs collectifs ; mais cette conversion dans le premier cas risque d'être
coûteuse pour les finances publiques puisqu'il faudra garantir un taux
d'intérêt suffisamment attractif, dans le deuxième cas de se porter pour
l'essentiel vers des actifs relevant de la petite privatisation.
Quelles que soient les mesures d'incitation, il n'est pas réaliste d'attendre
qu'une partie importante des ménages deviennent de futurs actionnaires et
la privatisation par ce biais ne peut être que lente. Il est un autre postulat
discutable, à savoir que ces actionnaires seront à même d'exercer leurs droits
de propriété et de contrôler la gestion des entreprises en sorte qu'elle
devienne plus efficace et qu'elle vise à la maximisation de la valeur nette de
l'entreprise. Même si, en étant payant, le recours à l'actionnariat populaire
limite la diffusion du capital par rapport à la distribution des actions à
l'ensemble de la collectivité, il convient de s'interroger sur l'efficacité du
contrôle que ces actionnaires novices peuvent exercer.
Trois facteurs conduisent à accentuer la difficulté du contrôle interne des
dirigeants par les actionnaires telle que l'envisage la théorie de l'agence : la

60. D. Lipton et J. Sachs, 1990, loc. cit.


61. Ekonomska politika, n° 2071 du 9/12/1991 et n° 2072 du 16/12/1991

96
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

rationalité prêtée aux actionnaires requiert un apprentissage qui peut être


long et source d'erreurs, surtout dans un contexte caractérisé jusqu'à présent
par l'impossibilité d'arbitrer entre des placements alternatifs ; l'existence au
mieux embryonnaire de marchés financiers limite, en deuxième lieu, la
possibilité d'exit comme moyen de contrôle, que l'on peut considérer comme
le plus efficace à la disposition des actionnaires ; enfin le contrôle des
actionnaires sera rendu plus difficile par leur poids minoritaire dans le
capital, et ceci pendant tout le processus de privatisation qui sera long selon
toute vraisemblance. En outre, en présence de marchés financiers étroits et
peu liquides, le risque de pratiques spéculatives et de délits d'initiés ne peut
être négligé pas plus que les pratiques d'autocontrôlé, ce qui reviendrait de
fait à privatiser les actifs en faveur des dirigeants actuels et l'on retrouverait
« la privatisation spontanée ».
D'où l'idée de structurer l'actionnariat « populaire » par l'intermédiaire
d'investisseurs institutionnels tels que les fonds communs de placement
privés qui devraient permettre d'atténuer les risques pour les actionnaires et
de les représenter efficacement dans le conseil d'administration de
l'entreprise62; mais la question devient alors celle du contrôle des ménages-
actionnaires sur les dirigeants de ces fonds et de la compétence de ceux-ci à
évaluer les résultats de l'entreprise et à procéder aux arbitrages par rapport
à la composition de l'actif du fonds. Le manque de savoir-faire en la matière
est patent, même s'il est moins marqué en Yougoslavie, notamment en
Slovénie, que dans les ECO compte tenu de la familiarisation avec certains
mécanismes de marché ; on peut d'ailleurs considérer que si aide occidentale
il doit y avoir, c'est dans ce domaine qu'elle peut être la plus efficace, avant
même les effets bénéfiques des investissements directs63.
A supposer cependant que soient réunies compétence et transparence dans
le fonctionnement de ces fonds, la privatisation confie alors aux fonds, et à
travers eux à l'actionnariat populaire, le soin d'opérer les restructurations à
partir de critères de rentabilité ; si théoriquement ceux-ci devraient être,
pour l'actionnaire, la maximisation de la valeur actualisée des bénéfices
futurs ou celle de la valeur nette de l'actif de l'entreprise, on peut penser
qu'avec les difficultés à dégager un taux d'actualisation en l'absence de
marché du capital et avec les incertitudes de la période de transition, qui
renforce la traditionnelle aversion pour le risque des petits actionnaires, la

62. Lj. Madzar, in Ekonomskq politika, n° 2086 du 23/03/1992, propose de structurer


ainsi les ménages créanciers de l'État en tant que propriétaires de dépôts en devises ; en
contrepartie de ces dépôts, ils recevraient des actions de fonds d'investissement qui
détiendraient des actions de banques, elles-mêmes détentrices d'actifs d'entreprises par
conversion de leurs créances irrecouvrables ; la vente des actifs productifs servirait ainsi
à éteindre les dettes des entreprises à l'égard des banques et celles de l'État à l'égard des
ménages. Montage astucieux qui ne résout cependant pas la question du contrôle et qui
n'assure pas la recapitalisation des entreprises.
63. I. Adelman et D. Vujovic, « Designing Foreign Assistance Programs for Eastern
Europe », Economie appliquée, tome XLIV, 1991, n° 1, pp. 5-24.

97
Michel Drouet

préférence pour la rentabilité à court terme sera déterminante. Cette


préférence ne s'accorde pas forcément avec la croissance à long terme (ou la
maximisation de la valeur actuelle nette des flux futurs de valeur ajoutée) ou
avec l'élaboration, par les entreprises, de stratégies industrielles dont
l'horizon est nécessairement à plus long terme ; il est d'ailleurs très symptomati-
que que la question de groupes d'actionnaires stables au sein de
l'actionnariat de l'entreprise, traitée en France avec les « noyaux durs », n'apparaisse
pas dans les débats de la privatisation dans les ECO et en Yougoslavie. Une
telle restructuration relèverait donc de la logique de la sélection naturelle par
le marché, alors que celui-ci se caractérise par un jeu concurrentiel encore
faible ; outre son coût social, on peut s'interroger sur sa capacité à assurer
la formation de nouveaux actifs productifs, condition d'un développement
durable64.
3. La privatisation par l'actionnariat des salariés et les « actions
internes » :
La privatisation par actionnariat des salariés s'inscrit en Yougoslavie
dans le contexte de l'autogestion et des quasi-droits de propriété qu'elle
confère aux salariés. La privatisation entraîne la remise en cause de ces
droits, le droit à la gestion incompatible avec les droits de propriété des
actionnaires mais aussi, partiellement, le droit au revenu puisque, pour un
même excédent net d'amortissement, les revenus que percevaient
antérieurement les salariés seront réduits des dividendes. Cette remise en cause
implique une compensation, d'autant plus que l'initiative du processus est
laissé au Conseil ouvrier, comme le prévoient les lois fédérale et serbe, avec
une date-butoir pour la loi croate. La compensation passe, dès lors qu'est
exclue la distribution gratuite, par l'attribution d'une partie des actions à
prix réduit : le pourcentage de réduction sur le prix d'achat doit être
suffisamment attractif pour que les salariés acceptent cette compensation,
elle ne peut être trop élevée sous peine de s'apparenter à une distribution
gratuite et, dans ce cas, comme nous l'avons évoqué supra, il paraît
préférable, du point de vue de l'équité, de l'étendre à l'ensemble de la
population. L'actionnariat des salariés est en outre un utile -
indispensable ? - complément pour développer l'actionnariat populaire.
La part des actions que peuvent acquérir les salariés avec réduction doit
être précisée. Majoritaire, elle risque de décourager tout acquéreur extérieur
éventuel et de conduire à une reproduction de l'autogestion avec, cependant,

64. Voir par exemple J. van Brabant, 1991, loc. cit.


65. Ce que fait le projet Slovène, à la différence des lois déjà en vigueur ; 20 % du capital
serait réservé à chacune des catégories suivantes : salariés de l'entreprise avec réduction
sur le prix, ensemble des citoyens avec réduction ou actions gratuites, fonds de pension et
d'indemnisation des nationalisations d'après-guerre, le restant soit 40 % étant vendu sur
le marché mais la validité de cette répartition en cas de proposition d'achat de l'ensemble
de l'entreprise soit par les salariés soit par des entreprises étrangères n'est toujours pas
précisée; Ekonomska politika, 18/05/1992.

98
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

des propriétaires à présent clairement définis. Cette modification ne paraît


pas suffisante pour entraîner les changements attendus dans la gestion,
compte tenu de l'absence de séparation entre décision et assumption du
risque ; elle tend ainsi à perpétuer le réinvestissement dans les mêmes
activités et à privilégier le maintien de l'emploi en place, tant pour les
dirigeants que pour les salariés, défauts que nous avons déjà relevés avec
l'autogestion. On peut d'ailleurs combiner actionnariat des salariés,
actionnariat populaire, fonds de placement ou de pensions dans des proportions
définies du capital social, le reste relevant des autres acquéreurs et de la
vente65. Enfin doit être précisée la forme de l'actionnariat des salariés ; se
fait-il dans le cadre de plans concernant l'ensemble des salariés comme avec
l'ESOP ou le LMBO, ce qui suppose que les actions ne soient pas cessibles
au moins pendant un certain temps, ou se fait-il à l'initiative individuelle des
salariés ? Par ailleurs a-t-il comme objet principal l'augmentation des fonds
propres de l'entreprise, comme c'est le cas avec l'ESOP, ou au contraire, le
transfert de la propriété comme avec le LMBO ?
Les lois fédérale d'août 1990, croate et serbe de 1991, retiennent
l'ensemble des acquéreurs possibles, sans limite maximale précise par catégorie
d'acquéreurs. Mais compte tenu de la faiblesse des autres acquéreurs
potentiels, les débats se sont centrés sur l'actionnariat des salariés qui
apparaissait comme la forme de privatisation la plus probable à court terme.
La loi fédérale prévoyait ainsi un rabais égal à 30 %, plus 1 % par année
d'ancienneté avec un plafond global de 70 %, pour les salariés ou anciens
salariés de l'entreprise. Celle-ci devait proposer aux autres acquéreurs
physiques et aux fonds de pension (à créer) un montant d'actions identique
(mais sans rabais dans le cas des fonds de pension) à celui proposé aux
salariés, le montant total des actions émises ne pouvant dépasser six fois la
masse salariale annuelle ; cette limite conduisait implicitement à une
privatisation partielle pour les activités les plus capitalistiques. Les acheteurs
pouvaient bénéficier d'un crédit sur dix ans, crédit assuré par l'entreprise, un
même salarié ne pouvant cependant souscrire pour un montant supérieur à
trois fois son salaire annuel, ce qui constitue une barrière au contrôle du
capital par un ou plusieurs dirigeants. Enfin les actions n'étaient pas
cessibles, d'où leur appellation « d'actions internes », en l'absence de marché
financier qu'il était convenu de mettre en place, juridiquement,
ultérieurement66.
Le modèle sous-jacent le plus proche est celui de l'ESOP puisqu'il vise
d'abord à augmenter les fonds propres de l'entreprise par une épargne des
salariés 67 ; rappelons cependant que, comme nous l'avons vu précédemment,
l'ESOP concerne des actifs déjà privés et qu'il suppose la distribution de
dividendes suffisants pour rembourser le prêt ayant permis l'achat des
actions. Cette orientation était renforcée par des exonérations fiscales

66. M. de Felice, 1991, loc. cit.


67. M. Zec in Ekonomska politika, n° 2022-23 du 31/12/1990.

99
Michel Drouet

lorsque les augmentations salariales étaient converties en achat d'actions,


disposition qui s'intégrait dans le cadre de la politique de stabilisation menée
à partir de décembre 1989, mais qui sera à l'origine d'oppositions dans la
mesure où elle s'apparentait à une épargne forcée ; ces oppositions sont
d'ailleurs révélatrices de la faible motivation des salariés à payer une
propriété qu'ils considèrent déjà comme leur, mis à part l'équipe dirigeante
qui peut y voir un moyen d'asseoir son pouvoir managerial. Différents
éléments conduisent cependant à réduire l'effet positif pour les fonds propres
de l'entreprise par rapport à l'ESOP : le choix individuel du salarié à devenir
actionnaire, l'importance des rabais, le coût du crédit pris en charge par
l'entreprise elle-même, et le reversement d'une partie du produit de la vente
au Fonds de développement.
Les lois croate et serbe de 1991 s'inspirent du schéma fédéral en renforçant
toutefois, comme nous l'avons vu, le rôle de l'État au travers de l'Agence
pour la restructuration et du Fonds de développement, ce dernier devenant
le propriétaire, en principe provisoire, des actions n'ayant pas trouvé
acquéreur. Ces lois fixent des conditions plus restrictives pour l'achat des
actions par les salariés : rabais moindre, durée du crédit et plafond d'achat
par salarié plus faible. La loi croate prévoit en plus la cessibilité des actions,
ce qui, en l'absence de marché des capitaux et compte tenu des circonstances,
relève du vœu pieux. La loi serbe, quant à elle, en retenant le principe de
l'initiative des salariés sans date-butoir renforce les freins à la privatisation
que constitue l'autogestion. L'essentiel des recettes obtenues à partir de la
vente de l'actif existant (la totalité des actions ordinaires et la moitié des
recettes à partir des actions avec réduction) doit aller à des fonds externes
à l'entreprise et non à ses fonds propres, réduisant d'autant l'intérêt déjà
aléatoire des salariés à devenir actionnaires ; certains considèrent68 que ces
dispositions tendent ainsi à bloquer cette modalité de privatisation d'autant
plus que la loi ne consent plus de rabais pour les personnes physiques
externes à l'entreprise. Parallèlement, cependant, elle prévoit la privatisation
progressive par vente d'actions nouvelles en vue d'augmenter le capital
social ainsi que la vente de l'entreprise dans sa totalité ou par appartement ;
mais on peut s'interroger sur l'existence d'acquéreurs potentiels qui risquent
d'être découragés par l'imprécision (sauf à acquérir la totalité de l'entreprise
ou la majorité du capital) de la structure de la propriété et notamment de la
répartition entre celle privée et celle demeurée sociale.
Faire un bilan provisoire du processus de privatisation est une tâche
malaisée. Les données, le plus souvent formelles (nombre d'entreprises
privatisées...) sont fragmentaires et parfois contradictoires ; au 30 juin 1991,
pas moins de 80 % du nombre total des entreprises yougoslaves (117 000

68. Ekonomska politika, n° 2060 du 23/09/1991 et 2063 du 14/10/1991.

100
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

dont la moitié dans le commerce et 14 % dans l'industrie) étaient considérées


comme privées, 3 % mixtes, donc partiellement privatisées, et pour 13 %
sociales ; pour l'industrie, ces proportions s'élevaient respectivement à 66 %,
5 % et 29 % 69. L'ampleur du « succès » tend à lui ôter toute signification
économique et doit correspondre le plus souvent soit au développement de
la petite privatisation, soit à la seule transformation juridique des entreprises
en sociétés par actions sans que celles-ci aient trouvé réellement des
acquéreurs notamment externes à l'entreprise. Il faut en effet garder présent
à l'esprit que l'économie était alors en récession, certaines dispositions de la
loi fédérale, notamment celles liant actions internes et politique salariale,
fortement critiquées et que se développaient les tensions politiques, un des
aspects étant d'ailleurs le rejet de la loi fédérale dès l'automne 1990 par la
Slovénie et la Croatie.
Des données plus pertinentes, semble-t-il, font apparaître qu'en Serbie, à
la fin de 1991, 81 % des capitaux fixes relevaient de la propriété sociale,
15,7 % du secteur privé (mais il faut tenir compte de l'agriculture), 2,6 % des
coopératives et 1 % de la propriété mixte ; selon le Fonds pour le
développement, 31 % des capitaux fixes relevaient à la même époque de la propriété
étatique, 56 % de la propriété sociale70. Nettement en retrait par rapport
aux précédentes données, elles recouvrent surtout des changements
qualitatifs fort limités. Dans les 1 250 entreprises de Serbie qui se seraient
transformées selon la loi fédérale, avant août 1991 et l'adoption de la loi serbe,
l'équipe dirigeante est presque toujours restée en place après la privatisation
ou plutôt la transformation en sociétés par actions. Celles-ci étaient des
actions internes, devant conduire à une certaine recapitalisation des
entreprises ; le plus souvent, elles n'ont pourtant donné lieu à aucun apport de
capital nouveau, les actionnaires-salariés utilisant la disposition fédérale leur
accordant le droit de vote avant même qu'ils n'aient payé les actions ou
remboursé les crédits accordés par l'entreprise pour opérer ces achats71. Il
s'agirait donc d'une forme de privatisation spontanée au bénéfice de
l'ensemble des salariés de l'entreprise et de ses dirigeants, avec des pratiques
visant à décourager les éventuels actionnaires extérieurs. L'on ne voit pas en
quoi cela contribuerait à modifier les comportements propres à la firme
autogérée ; à supposer qu'ils se modifient en raison des incitations liées à la

69. « Socio-Economie Movements in 1991 », Yugoslav Survey, 1991, n° 4 ; la loi aurait


été la plus appliquée formellement en Serbie et en Bosnie. Des « succès » identiques sont
avances actuellement par le gouvernement croate - 70 % des entreprises - mais font
l'objet de vives critiques ; Ekonomska politika, n° 2097 du 8/06/1992.
70. Ekonomska politika, n°2097 du 8/06/1992.
71. M. Zec, directeur de l'Agence pour la restructuration de Serbie, in Ekonomska
politika, n° 2086 du 23/03/1992 ; la quasi-absence de paiement par les actionnaires aboutit
à ce que le capital relevant de la propriété sociale dans les entreprises mixtes diminue... du
montant des réductions accordées aux actions internes.

101
Michel Drouet

propriété privée, rien ne garantit que ces propriétaires feront mieux que
d'autres propriétaires privés et alors pourquoi les avantager en leur
permettant de s'approprier ainsi les actifs collectifs ?
Les lois croate et serbe, en durcissant les conditions pour les salariés et en
renforçant le rôle des agences spécialisées, répondent pour partie à cette
question, notamment la loi croate qui fixe une part maximale du capital
pour les actions internes. Pourtant elles ne résolvent pas la question de la
définition claire des titulaires des droits de propriété puisque celle-ci relève,
dans une proportion imprécise si l'ensemble du capital n'a pas trouvé
acquéreur, des salariés-actionnaires, des acquéreurs extérieurs, et de l'État
par l'intermédiaire des Fonds de développement ; en outre, certains
considèrent, nous l'avons vu, que ces modalités conduisent à entraver la
privatisation et à une nationalisation de l'essentiel des actifs. Ceci montre bien le
caractère contradictoire d'un processus de privatisation qui relève d'une
combinaison instable entre acteurs privés et action étatique.

CONCLUSION

Les résultats du processus de privatisation engagé effectivement avec la loi


fédérale d'août 1990 paraissent modestes, mis à part la petite privatisation.
Plusieurs facteurs y ont contribué : le rejet de la distribution gratuite,
méthode la plus rapide au moins dans la phase initiale de distribution,
l'initiative du processus laissé aux salariés en raison de l'autogestion, le
contexte politico-économique (récession, désintégration du marché
yougoslave avec la montée des nationalismes et leurs incidences économiques
protectionnistes, guerre...) et l'aggravation de la situation des entreprises,
l'insuffisance de capital, étranger et national, disponible pour acquérir des
actifs productifs. D'où le rôle central des actions dites internes dans la
transformation de la propriété de l'entreprise qui, faute de paiement effectif
par les salariés, n'a pu recueillir de capital nouveau lui permettant
d'améliorer ses fonds propres. N'ayant pas conduit à modifier l'équipe dirigeante, et
en l'absence la plus fréquente d'actionnaires extérieurs, on ne peut que rester
sceptique quant à la capacité d'une telle privatisation à modifier les
comportements hérités de l'autogestion et à orienter la gestion de l'entreprise vers
la maximisation de la valeur nette de l'entreprise, objectif initial de la
privatisation.
Pour autant a été engagé un processus de reconnaissance de la pluralité
des formes de propriété des entreprises. Les obstacles rencontrés montrent
qu'il doit être construit par la puissance publique, ce qui requiert une
volonté politique durable en ce sens. Lui revient certes de définir le cadre
réglementaire de la privatisation et ses modalités. Mais il lui appartient
également de créer des conditions favorables à sa poursuite ; parmi celles-ci
deux paraissent essentielles : l'arrêt de l'hyper-inflation et l'assainissement
du secteur bancaire, avec la modification des relations banques-entreprises

102
Autogestion et privatisations en Yougoslavie

héritées de l'autogestion, et sa recapitalisation par fonds publics. Demeure


l'indispensable restructuration des entreprises non privatisables parce que
déficitaires et la « privatisation » de leur gestion paraît être un préalable ;
l'obstacle majeur en est le coût financier et social, ce qui implique la
longueur de cette restructuration.
La privatisation paraît nécessaire, elle n'est pas suffisante : un simple
changement de propriétaire n'assure pas la recherche par les dirigeants de
l'entreprise d'une plus grande efficacité, dont les critères sont au demeurant
pluriels, et ne peut faire l'économie d'un renforcement de la pression
concurrentielle des marchés. Ceci requiert à nouveau l'intervention de l'État,
par sa politique réglementaire comme par sa politique économique,
notamment par rapport aux relations extérieures. En outre, les ressorts de
l'efficacité interne d'une entreprise ne se réduisent pas au contrôle exercé par les
actionnaires sur les dirigeants ; ils reposent aussi sur les systèmes
hiérarchiques internes et leurs mécanismes incitatifs, thèmes qui semblent absents de
la réflexion actuelle en Yougoslavie.

Juillet 1992

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