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Technologie (Biotechnologie)

Biochimie végétale

Comment satisfaire la demande de caoutchouc naturel,


à laquelle le latex tiré de l’hévéa ne suffit plus ?
En améliorant deux plantes : le guayule et le pissenlit russe.

Serge Palu et Daniel Pioch


«L a résine appelée cahuchu
dans les pays de la province
de Quito voisins de la mer
est aussi fort connue sur les bords du
ou médical, les plus connus étant les
pneumatiques, les gants médicaux et
les préservatifs.
Toutefois, l’hévéa (Hevea brasiliensis),
Marañon et sert aux mêmes usages. Quand cultivé désormais surtout en Asie, ne per-
elle est fraîche, on lui donne avec des met plus de couvrir la demande crois-
moules la forme qu'on veut. Elle est impé- sante de caoutchouc naturel. Aussi certains
nétrable à la pluie, mais ce qui la rend des principaux pays transformateurs de
LES AUTEURS plus remarquable c'est sa grande élasticité. caoutchouc, dont les États-Unis et, en
» C’est ainsi que l’explorateur Charles de Europe, la France, l’Allemagne, les Pays-
La Condamine relate, en 1745, dans son Bas et l’Espagne, envisagent-ils d’en pro-
récit de voyage effectué en Amazonie neuf duire eux-mêmes. En adaptant l’hévéa aux
ans plus tôt, les premières observations du climat tempéré ? Non, en exploitant deux
Serge PALU et Daniel PIOCH caoutchouc, résine laiteuse sécrétée par un plantes productrices d’un caoutchouc aux
sont chercheurs au Centre arbre, l’hévéa. En 1747, François Fresneau, propriétés comparables à celles du latex
de coopération internationale ingénieur du roi à Cayenne et décou- d’hévéa : un buisson du Mexique, le guayule
en recherche agronomique
pour le développement (CIRAD), vreur d’un grand nombre de ces arbres (Parthenium argentatum), et une plante
à Montpellier. en Guyane, montre effectivement que le herbacée du Kazakhstan, le pissenlit russe
suc laiteux de l’hévéa, ou latex, peut ser- (Taraxacum kok saghyz). C’est l’objectif du
vir à faire des bottes, des boules élas- projet européen EU-PEARLS, lancé en 2008.
tiques ou des bracelets. Par la suite, des Après avoir examiné les raisons éco-
inventeurs en tireront d’autres applica- nomiques de ce projet, nous expliquerons
tions, à commencer par la gomme à effa- comment ces deux plantes élaborent le
cer et le pneumatique... de bicyclette. polymère élastique, et en quoi les
✔ SUR LE WEB Aujourd’hui, le caoutchouc est omni- recherches en cours, qui mêlent des disci-
présent. Grâce à ses propriétés d’élasti- plines scientifiques variées – chimie, agro-
www.eu-pearls.eu
cité, d’étanchéité et d’amortissement, nomie, biologie moléculaire, écologie,
www.yulex.com ce polymère élastique, ou élastomère, sert économie – permettent d’envisager de pro-
à fabriquer plus de 40 000 produits duire du caoutchouc naturel en Europe
www.lecaoutchouc.com/
d’usage industriel, ménager, alimentaire d’ici une dizaine d’années.

2] Biochimie végétale © Pour la Science - n° 394 - Août 2010


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Actuellement, le caoutchouc synthé- d’avions et de poids lourds, et celle de


tique représente 60 pour cent de la matériaux médicaux, qui doivent conser-
consommation mondiale. En effet, depuis ver leurs propriétés malgré des stérilisa-
la fin du XIXe siècle, on sait fabriquer du tions répétées.
caoutchouc en polymérisant sa molécule L’ E S S E N T I E L En raison de ses qualités, le caoutchouc
de base, l’isoprène, dérivée du pétrole, à naturel est très demandé dans les pays à
l’aide de divers procédés chimiques, appli- ✔ Le caoutchouc fort développement économique, comme
qués à l’échelle industrielle depuis la Pre- naturel, polymère produit la Chine, l’Inde et le Brésil, en particulier
mière Guerre mondiale. dans le latex pour le secteur des transports. De ce fait,
de certaines plantes, la part du caoutchouc naturel dans la
Les vertus a des propriétés
irremplaçables.
production mondiale augmente depuis
plusieurs années. Elle est passée de 30 pour
du caoutchouc naturel Il est de plus en plus cent du total dans les années 1970 à plus
Toutefois, le prix du pétrole variant beau- demandé. de 40 pour cent en 2009 (huit millions de
coup, les coûts de production des élas- tonnes sur 21 millions) ; elle devrait
tomères synthétiques fluctuent également ✔ Au caoutchouc tiré atteindre 46 pour cent du total en 2019.
et devraient croître à l’avenir avec la raré- des plantations d’hévéa, L’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Indonésie,
faction de l’or noir. En outre, malgré pourrait s’ajouter Malaisie, Inde, Vietnam, Chine) en fournit
des décennies de recherche, le caoutchouc une production par 95 pour cent. Le reste provient d’Afrique
synthétique n’a pas les mêmes qualités le guayule, arbrisseau de l’Ouest, du Sri Lanka, du Brésil, du Gua-
que son analogue naturel. Celui-ci est semi-désertique, temala, de Colombie et de l’Équateur.
et le pissenlit russe,
doté de meilleures propriétés dyna- Mais, à l’évidence, d’ici 10 ou 20 ans,
adapté au climat tempéré.
miques, en particulier la résilience, c’est- les plantations d’hévéas ne suffiront plus
à-dire la capacité à supporter de grandes ✔Ces deux cultures à répondre à cette demande croissante.
déformations sans se rompre et à retrou- D’autant que les surfaces où l’hévéa est
© Shutterstock/Richard Peterson

ne seront viables
ver sa forme initiale quand la contrainte qu’à condition d’améliorer cultivé tendent à diminuer face à la concur-
est levée. Il est plus résistant à l’abrasion, leur capacité de synthèse rence de cultures plus rémunératrices, telles
aux chocs et au déchirement. Partant, le du caoutchouc celles du palmier à huile, dont on tire huiles
caoutchouc naturel reste irremplaçable et l’extraction du polymère. alimentaires, détergents et biodiesel.
pour la fabrication des pneumatiques La culture de l’hévéa présente d’autres

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inconvénients. Tout d’abord, la dans le sérum. Parce qu’elles se combinent


récolte du latex doit être réalisée à aux ingrédients chimiques de la vulcani-
la main par incision de l’écorce de sation (le procédé à base de soufre qui aug-
l’arbre, et ne peut être mécanisée. mente l'élasticité et la longévité du
Les conditions de travail étant dif- caoutchouc naturel), 20 pour cent d’entre
ficiles, cette arboriculture est de elles peuvent provoquer des réactions aller-
moins en moins attractive pour des giques, allant de l’irritation de la peau au
populations dont le niveau de vie aug- choc anaphylactique, une violente réac-
mente. De plus, le champignon Microcy- tion de l’organisme, parfois mortelle. Ces
clus ulei, responsable de la maladie allergies sont en forte progression par-
sud-américaine des feuilles de l’hévéa – un tout dans le monde, en particulier en milieu
frein au développement de l’hévéaculture hospitalier ; en Europe, par exemple, envi-
en Amérique –, risque de se propager à ron 15 pour cent du personnel médical
© CIRAD, David Kadlubowski/Corbis

l’Asie, ce qui créerait une tension sur le mar- est concerné, contre un à six pour cent dans
ché du caoutchouc naturel : les secteurs éco- la population générale.
nomiques qui en sont de grands
consommateurs s’inquiètent de l’éven-
tualité d’une baisse de l’offre et d’une hausse
Un latex
des prix. venu du désert
1. DES CULTURES EXPÉRIMENTALES Autre inconvénient, le caoutchouc Nous sommes donc confrontés à la néces-
DE GUAYULE, ici au CIRAD de Montpellier, d’hévéa cause des allergies. Le latex com- sité de répondre à la demande de caout-
permettent de sélectionner les variétés prend une partie liquide, le sérum, où sont chouc naturel alors que la culture de
qui produisent le plus de caoutchouc. La plante dispersées des particules de caoutchouc l’hévéa ne semble plus en situation d’y
fleurit du printemps à l’automne (en haut).
Les graines peuvent être utilisées pour de un à deux micromètres de diamètre (voir parvenir seule. Comment faire ? Au cours
les semis en pépinières. Dès qu’elle a été l’encadré page 6). Environ 250 types de pro- de l’histoire, d’autres plantes ont fourni
coupée, la plante recommence un nouveau téines sont liées à ces particules ou libres du caoutchouc pour des usages restreints
cycle de production.

L’ H É V É A , L’ A R B R E À C A O U T C H O U C
riginaire du bassin de l’Amazone, l’hé- profondément l'écorce – un procédé nommé
O véa (Hevea brasiliensis) est actuel-
lement la seule source commerciale de
« saignée » –, le latex s’écoule sous l’ef-
fet de la pression interne. Il est alors recueilli
caoutchouc naturel, utilisée à plus de dans des récipients fixés sur le tronc (voir
70 pour cent par l'industrie des pneuma- ci-dessous), jusqu’à ce qu’il coagule. C’est
tiques. Découvert par l’explorateur Charles pourquoi les Indiens Maipas ont nommé
de La Condamine en 1736, cette euphor- l’hévéa cahuchu, bois qui pleure.
biacée a été exportée au XIXe siècle au Jar- L’arbre fournit cinq à six kilogrammes
din botanique de Londres, puis à Singapour, de caoutchouc sec par an, pendant 25 à
avant d’être cultivée à grande échelle en 30 ans. Un hectare en produit deux à
Asie du Sud-Est. La période d'exploitation trois tonnes. Ce rendement peut être amé-
commence lorsque l'arbre mesure 50 cen- lioré par la création et la sélection de
timètres de circonférence à un mètre du sol, nouvelles variétés, et grâce à une meilleu-
soit au bout de cinq ans. Lorsque l’on incise re gestion des plantations.
© Shutterstock/ostill

© Shutterstock/szefei

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(voir l’encadré page 5). Quelques-unes pro-


duisent un caoutchouc aux propriétés com-
parables à celles du caoutchouc de l’hévéa.
C’est le cas du guayule et du pissenlit russe
(voir les figures 1 et 2).
Le guayule est une plante arbustive
pérenne de la famille des Astéracées, qui
peut atteindre un mètre de hauteur. Il
pousse spontanément dans le désert de
Chihuahan, au Nord du Mexique, et dans
le Sud du Texas, et peut vivre 40 ans à l’état
sauvage. Les peuples précolombiens l’uti-
lisaient déjà pour en extraire du caout-
chouc en le broyant. Plus récemment,

USDA
entre 1905 et 1930, des guayules sauvages
mexicains ont été exploités sur d’assez
grandes surfaces pour fournir du caout- 2. LE PISSENLIT RUSSE (Taraxacum met d’absorber l’eau en profondeur et en
chouc à l’industrie automobile américaine. kok saghyz) produit un caoutchouc dont surface. La plante résiste ainsi au manque
Mais la surexploitation des plantes sau- les qualités semblent équivalentes d’eau et a des besoins hydriques limités :
vages entraîna la fin de cette production. ou supérieures à celles du caoutchouc 350 à 640 millimètres de pluies par an lui
Durant la Seconde Guerre mondiale, d’hévéa. Il peut être cultivé en zones suffisent. Elle résiste à des températures
tempérées. Sa productivité, encore faible,
dans le cadre de l’Emergency Rubber Pro- pourrait être augmentée notamment en supérieures à 40 °C. En revanche, le guayule
ject, un programme réunissant plus de inhibant le processus de coagulation du latex, ne tolère pas les températures inférieures
1 000 scientifiques et techniciens pour faire qui stoppe son écoulement. à –15 °C, surtout si le froid se prolonge. Ces
face à l’embargo sur le caoutchouc asia- conditions, somme toutes peu contrai-
tique organisé par le Japon, une planta- gnantes, font envisager sa culture dans le
tion californienne de 13 000 hectares Sud de l’Europe (Espagne, Italie, Grèce, au
fournissait 1 400 tonnes de caoutchouc par Maghreb) et dans certaines zones semi-
an. Le Mexique, quant à lui, produisait désertiques en Australie, Afrique du Sud,
2 500 à 3 000 tonnes de caoutchouc de Israël, ou en Argentine.
guayule jusqu’en 1950. Le guayule présente même une faculté
Ces productions disparurent après la particulièrement utile pour produire du
guerre en raison de l’essor du pétrole bon Les plantes caoutchouc : plus il est stressé par manque
marché et du caoutchouc synthétique. Dans à caoutchouc d’eau ou par la chaleur ou le froid, plus il
les années 1970, suite à la première crise synthétise et stocke du caoutchouc dans
pétrolière, le Mexique, puis les États-Unis ✔ Plus de 1 500 plantes élaborent ses tiges. Pourquoi ? Comme dans le cas
ont recommencé à s’intéresser au guayule, du caoutchouc sous forme de l’hévéa, le latex paraît protéger la plante
en sélectionnant des variétés plus riches de particules de polyisoprène en coagulant, ce qui colmate les bles-
en latex et en caoutchouc. Depuis 2006, la dans leur latex : ficus caoutchouc sures. Selon une autre hypothèse, ce serait
société américaine Yulex, dans l’Arizona, (Ficus elastica), laitue sauvage une réserve d’énergie où la plante puise
vend du polyisoprène de guayule sous (Lactuca serriola), verge d’or lorsqu’elle ne peut synthétiser de glucides
forme de latex reconstitué. (Solidago virgaurea minuta), par photosynthèse. Les stress environne-
Dans le guayule, le caoutchouc est syn- tournesol (Helianthus annuus), mentaux déclencheraient ainsi des signaux
thétisé, au sein des tiges et des racines, caoutchoutier de céara (Manihot d’adaptation conduisant à accroître cette
par les cellules de l’écorce (la partie péri- carthagenensis), maniçoba protection ou ces réserves.
phérique) et de la moelle (la partie centrale) (Manihot glaziovii), Le guayule fleurit en permanence de
sous forme de particules de polyisoprène arbre à caoutchouc (Castilla mai à octobre. Les graines sont récoltées
en suspension dans le cytoplasme des cel- elastica des Aztèques, des Mayas durant toute cette période à deux ou trois
lules. Sa masse molaire est un peu plus et des Olmèques), arganier reprises. Le semis en champ ne donnant
petite que celle du caoutchouc d’hévéa. (Argania spinosa), un arbre pas de résultats satisfaisants, les plants sont
D’après des tests préliminaires, qui restent endémique du Maroc, ou encore produits en pépinière, puis replantés à l’aide
à confirmer, il présente des propriétés simi- Palaquium, arbres de Malaisie et d’une machine, après six à huit semaines.
laires d’élasticité, d’étanchéité et de résis- d’Amérique du Sud producteurs La production, possible dès la troisième
tance à l’échauffement interne. Autre d’un caoutchouc dur, année, n’est rentable qu’à condition de
qualité, sa teneur en protéines est dix fois le gutta-percha. l’adapter aux méthodes modernes de cul-
inférieure à celle du caoutchouc d’hévéa, ture associant sélection génétique, agro-
de sorte qu’il n’est pas allergisant. nomie (connaissance des sols, irrigation,
La culture de l’arbuste est relativement etc.), mécanisation de la récolte et procédés
facile. Son développement racinaire lui per- d’extraction du caoutchouc.

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L A BIOLOGIE DU CAOUTCHOUC
e latex (liqueur, liquide en latin) est une résine laiteuse produite par Dans le guayule (Parthenium argentatum, b), le caoutchouc est syn-
L de nombreuses espèces végétales, tel le pissenlit commun. Il s’agit thétisé par les cellules de l’écorce et de la moelle, dans les tiges et les
du cytoplasme de certaines cellules. Dans les latex contenant du caout- racines (ici une jeune tige). Ces cellules contiennent chacune un glo-
chouc, celui-ci est stocké dans de petites particules en suspension dans bule de caoutchouc de quelques micromètres de diamètre, qui augmente
un « sérum » aqueux, et représente jusqu’à 95 pour cent du latex (en de taille et peut s'unir à ses voisins pour former de véritables gouttes
poids sec). Ces particules sont constituées de plus de 90 pour cent de de caoutchouc (à gauche).
polyisoprène et d’une membrane protectrice. Sous l’action d’enzymes
et d’autres protéines contenues dans le latex, les particules finissent par
s’agglutiner, et le latex coagule. La résine obture alors les blessures, ce a L’HÉVÉA
qui semble contribuer à la défense de la plante.
Dans l’hévéa (Hevea brasiliensis), les particules de caoutchouc sont
produites par les cellules de l'écorce tendre de l'arbre ; le guayule les Bois
élabore dans les cellules de la moelle et de la paroi (l’écorce) des tiges
et des racines, tandis que le pissenlit russe ne les produit que dans les
cellules de l’écorce des racines.
Dans une coupe du tronc d’un jeune hévéa (a), les cellules produc-
trices du latex apparaissent sous forme de vaisseaux laticifères au sein
de l’écorce interne tendre (liber ou phloème secondaire). Une entaille
Écorce interne tendre
pratiquée dans l’écorce, ou saignée, fait jaillir le latex. Les
vaisseaux laticifères sont alimentés en sève par
des vaisseaux transversaux, les rayons vascu- e
laires, reliés au tissu (le phloème) où circule la Sèv
sève élaborée, et au bois, où circule la sève
brute (eau et éléments minéraux). Écorce externe dure
Cambium
Rayon Latex
vasculaire Phloème
Parenchyme

Vaisseaux
laticifères

Particule de caoutchouc Parenchyme b LE GUAYULE


de l’écorce Canaux à résines
Tissus conducteurs
de sève
Cellule
de l’écorce

Particule de caoutchouc

Tubes conducteurs
de sève
Cellule Tubes conducteurs de sève
de la moelle
illustrer.fr

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L A CHIMIE DU CAOUTCHOUC
e caoutchouc est une macromo- point commun est d’être composés prononcée, afin de ne pas favoriser caoutchoucs synthétiques produits
L lécule de formule (C5H8)n for-
mée par l’enchaînement d’une
de longues chaînes d’atomes.
Aujourd’hui, on estime qu’un
la cristallisation (le « gel ») de la mo-
lécule ; enfin, s’il possède une masse
depuis les années 1920 par poly-
mérisation à partir de monomères
molécule à cinq atomes de carbone, polymère présente un comportement molaire élevée. d’hydrocarbures, ils comportent
l’isoprène (a, dans le cadre orange). hautement élastique s’il est consti- Ces conditions sont mieux rem- des groupements isoprène enchaî-
Il s’agit donc d’un polyisoprène. On tué de macromolécules dont les plies avec le caoutchouc naturel de nés en position cis-3,4 et en posi-
a admis pendant longtemps que sa éléments laissent une grande liber- l’hévéa et du guayule qu’avec les po- tion trans, ce qui répond moins bien
remarquable élasticité s’expliquait té de rotation entre les chaînes consti- lyisoprènes de synthèse. Dans le aux conditions physiques de la haute
par la présence de doubles liaisons tutives ; deuxième si ces chaînes pré- caoutchouc végétal, tous les maillons élasticité. C’est le cas du polymère
reliant les atomes de carbone de l’iso- sentent une proportion optimale de isoprène sont en position cis, c’est- de butadiène-styrène , qui représente
prène. Mais de nombreux compo- liaisons transverses (reliant les à-dire situés du même côté de l’uni- 35 pour cent de la consommation
sés naturels ou synthétiques chaînes parallèles) de façon à em- té centrale et reliés par les atomes mondiale de caoutchouc (c).
présentent une haute élasticité, alors pêcher le fluage – la déformation 1 et 4 (a) : ces caoutchoucs sont D’autres différences expliquent
que leurs structures sont différentes irréversible de la molécule due au des polyisoprènes cis-1-4. Dans les différences de comportement
de celle du polyisoprène. Ce sont des glissement des chaînes les unes par d’autres caoutchoucs naturels, tel entre polyisoprènes ; ce sont en
élastomères, matériaux qui peuvent rapport aux autres lorsqu’elles sont le gutta-percha, issu des arbres du particulier les interactions entre la
être étirés de plusieurs fois leur lon- soumises à une contrainte –, sans in- genre Palaquium, les unités isoprè- macromolécule et des protéines pré-
gueur sans se casser, et qui repren- hiber leur mobilité ; troisièmement, ne sont en position trans, de part et sentes dans le latex, et la teneur en
nent immédiatement leur taille initiale si la symétrie suivant l’axe de la chaî- d’autre (b), et le polyisoprène est peu lipides, contenues notamment dans
quand on cesse de les étirer. Leur seul ne macromoléculaire n’est pas trop déformable et collant. Quant aux les résines.

a Configuration cis b Configuration trans H3 C H c Butadiène styrène


H H2C
H3 C 5 H C C
H H2C CH2 C C
3 C C2 H3 C H2C CH2 H2C H
C C C CH2
CH2 H2C CH2 H2C CH2 H2C C C
4 1 H2C CH2 HH
C C CH2 H2C CH2 H H C C H
C C
H H C C H C C H
H3 C H3 C C C
CH2 H
H3 C H H C C H

Par sélection, certaines lignées obtenues du sol, par exemple à l’aide de récolteuses
aux États-Unis produisent aujourd’hui à coton. La plante, bien enracinée, recom-
900 kilogrammes par hectare et par an mence un nouveau cycle de production
après 21 mois. Cela reste inférieur au ren- de deux ou trois ans. Autre intérêt, la ✔ BIBLIOGRAPHIE
dement moyen actuel d’une tonne et récolte peut avoir lieu presque toute l’an- M. R. Finlay, Growing American
demie par hectare et par an des plantations née, si bien que les unités d’extraction Rubber. Strategic Plants and
d’hévéa. Un tel rendement pourrait toute- du caoutchouc fonctionnent de façon the Politics of National Security,
fois concurrencer le caoutchouc d’hévéa quasi continue. Rutgers University Press, 2009.
si le prix de ce dernier se maintenait au Alors, à quand des cultures de guayule J. Van Beilen et Y. Poirier,
niveau actuel, relativement élevé, soit sur les coteaux méditerranéens ? Plus que Establishment of new crops for
autour de 2 700 euros par tonne (un prix le rendement, la complexité et les coûts du the production of natural rubber,
accru au printemps 2010 en raison de la procédé d’extraction du caoutchouc du Trends in Biotechnology,
vol. 25, n° 11, 2007.
crise politique en Thaïlande). En Europe, guayule freinent ce développement. Pour
l’objectif du projet EU-PEARLS est d’obtenir recueillir le latex de l’hévéa, on incise l’écorce J. Van Beilen, Alternatives sources
des performances au moins équivalentes dure de l’arbre, ce qui ouvre les tubes lati- of natural rubber. Outputs from
the EPOBIO project, 2006.
à celles obtenues aux États-Unis, en amé- cifères de l’écorce tendre sous-jacente. Au
liorant des variétés produites dans ce pays. contraire, le latex de guayule est emprisonné F. S. Nakayama, Guayule future
dans les cellules des tiges et des racines. Le development, Industrial Crops
and Products, vol. 22,
De la récolte caoutchouc ne représente en moyenne
que 5 à 15 pour cent du poids sec. Sa récolte
pp. 3-13, 2005.
à l’extraction nécessite donc de broyer la plante. Or, lors J. B. Serier, Le guayule :
Outre sa production précoce, le guayule de ce broyage, les particules de caout- son intérêt économique,
sa culture, l'extraction et
a un autre avantage, comparé à l’hé- chouc se mélangent aux résines et à d’autres les propriétés de son caoutchouc,
véa : sa récolte, tous les deux ou trois ans, molécules contenues dans le latex, ce qui Revue Générale des Caoutchoucs
est entièrement mécanisable ; il suffit forme des agglomérats moléculaires com- et Plastiques, vol. 56,
pp. 75-85, 1979.
de couper les plants à cinq centimètres plexes. Plusieurs méthodes permettent de

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L’ E X T R A C T I O N D U C A O U T C H O U C
eux procédés industriels ont été proposés isoprène et résines. Contrairement au procédé
D pour extraire le polyisoprène des tiges de
guayule sans entraîner trop de résines. Après
de Yulex, le polymère n’est pas sous forme
d’émulsion (de latex), mais solubilisé.
broyage des tiges, la société américaine Yulex Une alternative de « chimie verte » consis-
récupère le polyisoprène en dispersant ses terait à remplacer les solvants par des fluides
particules dans de l’eau, de façon à constituer supercritiques, dont la viscosité est proche de
un latex artificiel (ci-contre). La dispersion est celles des gaz, mais dont le pouvoir solvant est
ensuite filtrée, décantée, puis une centrifuga- supérieur. Le dioxyde de carbone, par exemple,
tion rassemble les particules de polyisoprène. est utilisé à l’échelle industrielle ; à la fin du pro-
On obtient ainsi un latex concentré. cédé, il est recyclé et on n’en trouve pas trace
Un deuxième procédé, développé par les dans le produit, contrairement aux solvants clas-
sociétés Saltillo , au Mexique, et Firestone siques. L’un des objectifs du projet européen EU-

Yulex Corporation
avec l'Université A&M au Texas, part de gra- PEARLS est d’étudier un tel procédé, qui per-
nulés obtenus par un procédé mécanique. On mettrait en outre d’extraire et de valoriser d'autres
les expose à des solvants pour séparer poly- composants issus du guayule.

dissocier ces agglomérats et de recueillir le à celle du guayule, semble le rendre metteuses augmenteront, pensons-nous,
caoutchouc (voir l’encadré page 8). impropre à la production de caoutchouc l’efficacité de la synthèse du caoutchouc.
À côté du guayule, le pissenlit russe hypoallergénique. On espère que le pro- Mais c’est surtout en traitant effica-
est la seconde source potentielle de caout- cédé d’extraction du polyisoprène per- cement les récoltes que l’on atteindra le
chouc naturel étudiée comme alternative mettra de réduire la proportion de stade industriel. Selon la démarche de
au caoutchouc d’hévéa. Cette plante, elle protéines associées au caoutchouc. la « raffinerie végétale », ou bioraffinage,
aussi de la famille des Astéracées, est adap- Ce pissenlit se cultive comme de la le fractionnement des cultures en diffé-
tée au climat tempéré de l’Europe, soit à chicorée, à partir d’un semis en pleine rents composés ayant des débouchés
des températures comprises entre –30 et terre. On récolte les plantes un an plus commerciaux permettrait d’améliorer
40 °C. Le kok saghyz (du turc kök, racine, et tard. Les rendements atteignent 150 à leur bilan économique. Le caoutchouc
sagiz, gomme) a été cultivé dans les 500 kilogrammes de matière sèche par de guayule trouverait des applications
années 1930-1940 sur 800 000 hectares en hectare et par an, soit 10 à 75 kilogrammes dans le domaine médical, tout en four-
Union soviétique, et sur 540 000 hectares de caoutchouc. Cette performance est trop nissant des produits utiles à partir de
en Allemagne. On en extrayait de l’inuline, faible pour un développement indus- résines et un matériau riche en cellulose
un polysaccharide aujourd’hui utilisé dans triel et commercial, mais la sélection géné- – la bagasse – qui permettrait de fabri-
l’industrie agroalimentaire pour son pou- tique et les progrès agronomiques quer du biocarburant de deuxième géné-
voir sucrant et comme substitut de matières pourraient l’accroître, en agissant sur la ration (éthanol). De même, le latex du
grasses. L’inuline servait à produire de production ou sur la récupération du latex. pissenlit russe donnerait du caoutchouc
l’éthanol par fermentation, lequel per- Ainsi, en 2009, l’équipe de Dirk Prüfer, de pour l’industrie du pneumatique, ainsi
mettait de fournir du butadiène pour fabri- l’Université de Münster, a obtenu des que de l’inuline.
quer des élastomères de type BUNA , lignées transgéniques de kok saghyz dont Indépendamment des progrès tech-
aujourd’hui la famille la plus importante on peut tirer quatre à cinq fois plus de niques qui restent à accomplir, l’avenir
de caoutchoucs synthétiques. caoutchouc que d’une autre variété. Pour de ces productions dépendra du prix du
Le latex du pissenlit russe est synthé- ce faire, elle a inactivé un gène codant une caoutchouc naturel. Si celui-ci continue à
tisé par la périphérie des racines. Comme enzyme (une polyphénoloxydase) qui augmenter, les latex de guayule et de pis-
dans l’hévéa, et contrairement au guayule, accélère la coagulation du latex à l’air et senlit deviendront compétitifs avant 2020,
il s’écoule par simple coupure. Le caout- empêche son écoulement. La quantité au moins sur des segments de marché.
chouc, présent sous forme de particules de latex récupérée en est augmentée. Ces développements ne visent pas à
en suspension dans la phase aqueuse du On cherche également à améliorer la remplacer l’hévéaculture, ressource éco-
latex, représente de 3 à 11 pour cent du mécanisation de l’exploitation et le pro- nomique de nombreux pays, mais à pro-
poids sec des racines pour des plants de cédé d’extraction du caoutchouc. Sur ce poser une solution complémentaire
dix mois, et de 15 à 30 pour cent après plan, tout reste à faire. répondant à la demande croissante de
deux ans de culture. Certaines variétés, caoutchouc naturel. La production brési-
telles tau kok-uzbekistanica, en contien-
draient jusqu’à 40 pour cent.
Vers le bioraffinage lienne, la première mondiale jusqu’aux
années 1920, a bien été complétée, puis
Le caoutchouc du pissenlit russe a des Si les cultures du guayule et du pissenlit remplacée, par celle des pays asiatiques.
propriétés techniques comparables à celles russe sont désormais assez bien maîtrisées, Un déplacement du même type vers l’Eu-
de l’hévéa. Sa masse molaire est légère- il faudra encore plusieurs années pour rope, dans de moindres proportions tou-
ment supérieure à celle du caoutchouc qu’elles produisent du caoutchouc à grande tefois, paraît possible. À nous, Européens,
de guayule. Toutefois, la teneur en pro- échelle. L’amélioration génétique et la de saisir la balle de guayule ou de kok saghyz
téines d’un latex de kok saghyz, supérieure domestication des lignées les plus pro- au bond pour nous libérer, au moins en

8] Biochimie végétale © Pour la Science - n° 394 - Août 2010


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partie, de l’emprise exercée par les pro-


ducteurs de pétrole. ■

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