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Résumé
Michèle Montrelay a rencontré Michel de Certeau pour la première fois à l'occasion d'un Congrès de /École freudienne de Paris
tenu à Strasbourg en 1976. Il en est résulté une forte complicité et un échange fructueux sur la part féminine de l'inconscient.
Michèle Montrelay explique en quoi l'oeuvre de Michel de Certeau fut pour elle source d'inspiration dans sa réflexion et sa
pratique d'analyste.
Abstract
Michèle Montrelay and Michel de Certeau have met for the first time during a congress of the École freudienne de Paris at
Strasbourg in 1976. They have exchanged a fructuious complicity while working on the feminine way of thinking the inconscious.
Michèle Montrelay explains how Michel de Certeau has influenced her in her analysis of psychoanalysis.
Montrelay Michèle, Dosse François. Une Autre pratique de l'inconscient. In: Espaces Temps, 80-81, 2002. Michel de Certeau,
histoire/psychanalyse. Mises à l'épreuve. pp. 104-114;
doi : https://doi.org/10.3406/espat.2002.4203
https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2002_num_80_1_4203
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Michèle Montrelay and Michel de Certeau have met for the first time during a
congress of the École freudienne de Paris at Strasbourg in 1976. They have
exchanged a fructuious complicity while working on the feminine way of thinking the
inconscious. Michèle Montrelay explains how Michel de Certeau has influenced
her in her analysis ofpsychoanalysis.
Michèle Montrelay est psychanalyste.
Entretien realise par François Dosse.
:
Michèle Montrelay : Non. Il fut, je suppose, l'un de ses élèves dès le numéro dirigé par Maria Letizia
:
début, comme je l'étais. Mais n'étant pas analyste, il fréquentait peu Cravetto, Collège international de
nos réunions, ni sans doute de façon régulière le séminaire de Lacan. philosophie. Pi -F, 1999, p. 81-96.
Il se trouve donc que l'occasion de nous connaître ne s'était pas
présentée. C'est au congrès de Strasbourg que par l'intermédiaire de Luce
Irigaray nous nous sommes rencontrés. À partir de ce moment-là
Michel de Certeau m'a témoigné en de nombreuses occasions -
comment faut-il dire ? - sa sympathie ? son estime ? son amitié ? Oui sans
doute, encore que je ne puisse parler de relations amicales au sens
d'une proximité, d'un partage du familier. En ce sens nous n'avons
jamais été, comme on dit, des amis intimes. Non, mais dire l'inverse,
dire que nous n'avons eu d'échanges qu'intellectuels serait faux. Avec
le recul c'est le mot de fraternité qui me viendrait. Des retrouvailles
souvent distantes dans le temps se produisaient entre nous, mais qui
toujours faisaient signe vers un même lieu, disons : celui de l'en deçà,
de l'avant du sujet et de l'Histoire. Vers ce qu'il a désigné comme
"vérité du commencement qui se perd dans ce qu'elle autorise"1, Avec moi 1 «Michel de Certeau, La faiblesse de
comme avec bien d'autres, il a témoigné de façon saisissante, en croire, Paris Seuil, 1987, p. 213.
:
parole et en acte, de son rapport à T'événement fondateur"2, à l'origine par 2 Ibid., p. 211.
conséquent.
Michèle Montrelay : Sans doute. Les travaux de Michel de Certeau Les travaux de Michel
me furent d'autant plus précieux qu'ils sont venus soutenir, confirmer de Certeau me furent
le point de vue que dans ma propre discipline je soutenais, non sans d'autant plus précieux
mal, depuis des années. À savoir qu'une région féminine de qu'ils sont venus soutenir,
l'inconscient féminin en tant que non phallique, se présente à l'analyste, ainsi confirmer le point de vue
que l'a dit Freud, comme un continent noir. Non pour une raison que dans ma propre
contingente dont la recherche finirait par venir à bout, mais par discipline je soutenais,
essence. Une part de l'inconscient, parce qu'elle prend corps en retrait du à savoir l'existence
discours, demeure non représentable, en ce sens inexplorable par le d'une région féminine de
discours. Quand on écoute parler des femmes sur le divan, lorsqu'on l'inconscient, non phallique.
décrypte leurs symptômes, on s'aperçoit qu'il faut compter avec cette
part qui défie la symbolisation. Vous pouvez bien jouer des mots,
interpréter au niveau des jeux de mots, lapsus, ou autres sortes de
métonymies, ça ne sert pas à grand-chose, ça résiste. Vous avez le
sentiment que l'analysante est emportée, dans un lieu d'errance où vous-
même êtes entraîné. Ces sortes de ravissements s'effectuent, si je puis
dire, en série. De femme à femme. L'analysante se retrouve avec son
corps opaque et souffrant dans un autre ailleurs, également
impensable, indéfinissable, où erraient sa mère, ses grands-mères... Ces
femmes entre elles font corps dans ce que Michel nommait si bien
l'Autre du discours. En tant que psychanalyste je parle de l'archaïque
de la féminité.
:
n° 18. 1980. p. 37 texte repris, avec
quelques modifications, au chapitre b
;
François Dosse : Ils ont donc une fonction bien précise... de * La fcililc mystique (Paris
Gallimard, 1982, p. )9), dont, pour
:
faciliter la lecture, on trouvera entre
Michèle Montrelay : Laquelle, c'est la question. Pour y répondre tant parenthèses la pagination.
soit peu, nous pouvons nous arrêter quelques instants à l'un de ces
récits. L'article "Folies délices : séductions de l'Autre", centré autour
d'une figure de femme dite 'l'idiote ou la folle", me semble
représentatif de la manière dont Michel réussissait, en situant l'impensable du
corps clans une configuration, à le rendre opérateur. L'histoire nous y
est rapportée d'une créature larvaire qui, dans les cuisines de certain
couvent, se dévoue silencieusement aux tâches les plus abjectes. On
la nomme "l'idiote". Son statut est celui de "déchet". "Elle se soutient
d'être seulement ce point d'abjection, le "rien' qui fait rebut [...] Rien
ne sépare de son corps les détritus. Elle est ce reste sans fin - infini. À
l'inverse de l'imagerie qui idéalise la Vierge-Mère unifiée par le Nom-
de-1'Autre sans rapport au réel du corps, l'idiote est tout entière dans
la chose non symbolisable qui résiste au sens. Elle prend sur elle les
plus humbles fonctions du corps et se perd dans un insoutenable, au-
dessous de tout langage."1 i Ibid., p. 10 (p. 51 ).
Michèle Montrelay : Ce qui est certain c'est que ce corps réel Ce qui est certain c'est que
échappe à l'Imaginaire. Celle qui l'habite ne le voit ni ne se le représente. Il ce corps réel échappe
se peut que dans ce récit, figure sur un mode absolu, donc fictif, un à l'Imaginaire. Celle qui
double registre : et l'archaïque du féminin doni je vous parlais à l'habite ne !e voit ni ne se
l'instant, et l'abandon de l'idiote à un état sur lequel nul discours, nulle le représente.
maîtrise moïque n'ont de prise. Cet abandon apparemment passif,
signifie cette mise en scène, quel rôle y joue le corps réel ? De mon d'analyste, nous découvrons
point de vue d'analyste, nous découvrons là, déroulé comme au là, déroulé comme au ralenti,
ralenti, le théâtre d'une jouissance, dont rien n'est explicitement dit. le théâtre d'une jouissance,
D'une jouissance, non d'un plaisir. Le plaisir est une décharge. La dont rien n'est explicitement
jouissance quelle qu'elle soit, mystique, ou sexuelle, suppose, elle, dit.
une action qui transforme l'âme et le corps.
François Dosse : Cette articulation sur laquelle vous insistez est en Aucun des personnages -
effet une ambition majeure chez Michel de Certeau et contredit les mendiante, ermite, ange,
lectures clôconstructionnistes de son œuvre ; il signifie par là qu'il vise moniales - ne représente à
le sens, tout en renonçant à toute posture de surplomb, lui substituant lui seul le mystique et son
une véritable immersion dans son champ d'investigation à l'intérieur vécu. Ils sont là comme
même de la multiplicité des petits cosmos qu'il repère. autant d'acteurs nécessaires
au nouage, au ressort d'une
Michèle Montrelay : Ce faisant je me situe dans une perspective action que Michel décrit
clinique où, de fait, la jouissance sexuelle féminine se découvre comme comme passage, traversée.
effet charnel d'une articulation. Je me suis il y a longtemps déjà,
expliquée à ce sujet. Comment y revenir en peu de mots ? En rappelant
comment dés la naissance, le nouveau-né, selon le mot de Dolto, est
subtilisé par la parole. En ce temps-là, à l'instant même où le lien
ombilical à la mère est sectionné, un nom est donné à l'enfant. Une
parole donc lui est adressée qui tout à la fois coupe et relie. Elle coupe
de l'univers fœtal, créant de ce fait un vide, mais elle oriente ce vide
vers un ailleurs, vers une Autre origine, que la parole sans rien dire
désigne. Séparant, coupant à la fois, cette parole fait trait. Elle
articule comme "parlêtre" l'être du sujet. Nous qualifions d'"unaire" ce
premier trait. C'est lui, à mon sens, qui est à l'œuvre dans la jouissance
aussi bien mystique que féminine. Dans les deux cas une
configuration est mise en place de telle façon qu'un trait de parole traverse,
comme au tout début, le corps. Le trait articule et s'incarne du même
coup.
Mais entre les deux jouissances il y a des différences. Lorsque L'abandon fait par la folle de
Michel de Certeau évoque la "possibilité que l'abjection s'articule", est- son corps peut donc, toutes
il possible de rapporter ces propos à l'inconscient féminin? Quel sens proportions gardées,
donner au mot d'abjection ? Il faut le prendre dans le sens premier. Est renvoyer à V amour féminin,
dit abject ce qui est jeté au-dehors. Jeté hors du représentable, du tant conjugal que maternel.
symbolique, tel est le continent noir, l'archaïque, cette féminité sauvage,
captatrice qui demeure pour autant que la petite fille ne passe pas de
la même façon que le garçon par la castration Plus que lui la fille
demeure dans un corps à corps avec sa mère. Paradoxe : c'est cette
:
essentiellement, Leclaire, Denis Vasse, moi-môme... Les enjeux auraient pu
être de recherche, donner lieu à des débats véritables donc féconds.
Mais il n'en fut rien. Si bien qu'en recevant la lettre de dissolution de
l'École, bien que Lacan l'eût signée, j'ai moins pensé à une décision
qui aurait été prise de son fait qu'à la possibilité d'un coup politique
monté par son encourage. Pourquoi Lacan, par ailleurs très malade,
aurait-il dissous son École pour la refonder aussitôt ? Il me semblait
plus vraisemblable que certains comptent sur son nom, son autorité
incontestée pour cautionner leur propre prise de pouvoir, une fois le
maître disparu. Bref, je n'ai pas cru qu'une telle décision, bien que
signée de lui, ait été celle de Lacan. Mais il y avait plus grave. Par une
sorte de mouvement semblait-il irrépressible et amplifié par les
médias, les analystes étaient en passe de s'engouffrer dans la voie
qu'on leur proposait ratifier la dissolution en toute illégalité, puisque
:
seuls les membres d'une association régie par la loi de 1901 peuvent
la dissoudre par leur vote. Mon souhait ne fut pas tant de maintenir à
tout prix l'École que de ménager un espace où les membres décident
par vote, donc légalement, de son sort. À cette fin il fallait imposer la
réunion d'une assemblée générale. Lin recours à voies judiciaires Un recours à voies
s'imposait qui supposait citer - comble du scandale - Lacan vieux et judiciaires s'imposait qui
malade en référé. La décision était urgente. Les quelques contacts que je supposait citer - comble du
pris dans les vingt-quatre heures avec mes collègues se soldèrent par scandale - Lacan vieux et
un refus. Que faire ? Prendre seule l'initiative du référé ? Sans appui malade en référé.
cela me semblait fou. J'ai alors appelé Michel en Californie qui après
quelques heures de réflexion m'a donné son accord. Non seulement
il acceptait de s'engager à mes côtés, mais il m'y encourageait. Le
lendemain deux analystes, Claude Rabant et Alain Manier, puis très vite
un groupe important de collègues nous ont suivis. Nous avons
obtenu gain de cause. L'École a été placée sous administration judiciaire,
une assemblée générale a été réunie, où la dissolution fut refusée,
puis trois mois plus tard une seconde où elle a été votée à quelques
voix près. Au niveau des kilomètres Michel était loin, très loin. Mais sa
parole et son amitié m'ont accompagnée, soutenue. Je lui avais rendu
visite à San Diego trois mois avant la dissolution. Nous avions
beaucoup parlé du statut de plus en plus problématique de l'École en train
de se rigidifier. de se protéger et se défendre de tout renouvellement
à coups de blâmes, de coups fourrés et d'interdictions. Nous nous
sentions sur ses bords, étrangers aux enjeux de pouvoir de plus en
plus envahissants. Mes positions furent d'ailleurs, à l'époque du
référé, interprétées comme stratégie pour fonder mon propre parti, voire
ma propre institution. Comme si là était l'essentiel. La suite les a
détrompés... Quant au point de vue de Michel, il peut, je pense, être
torturés et mués en concetti par cette parole la gardent assez forte pour se
faire entendre. Mais s'il est vrai, d'après Freud, que la tradition ne
cesse de tromper son fondateur, ce ne sera pas nécessairement dans
les lieux où l'on prétend garder son héritage et son nom."11 11 «Michel de Certeau, 'Lacan une
éthique de la parole", dans Le Débat,
:
n° 22, novembre 1982. p. 69.
François Dosse : Effectivement il y a chez Michel de Certeau un
rapport ambivalent à l'institution. Sa prise de position, son refus de la
dissolution me semble fidèle à lui-même et analogue à son rapport à la
Compagnie, cette autre institution à laquelle il appartenait. Tout en
entretenant avec elle un rapport faible, il restait vis-à-vis d'elle fidèle
et partisan du maintien du lien qui les unissait, à condition qu'elle ne
soit pas un point d'arrêt à une quête, à une marche incessante. Il ne
s'est jamais autorisé d'aucune institution pour fonder sa parole, et en
même temps il en concevait la nécessité dans une tension entre un
enracinement profond et un débordement constant vers la liberté. Le
maintien de l'institution incarne chez lui la fonction de la dette en
même temps que la pourriture, comme il l'explique dans un texte qui
a eu un fort retentissement. Ne pensez-vous pas que Michel de
Certeau a été victime d'une certaine manière de ses convictions
religieuses, que l'institution universitaire lui a fait chèrement payer, et qui
ont contribué à un déficit de visibilité dans la réception de son
œuvre ?
lacaniens. N'avaient-ils pas été formés à saisir la hardiesse des et fiction, Paris Gallimard, 1987.
chap. 7.
:
:
c'est ainsi que Michel interprète cette dédicace.
Michèle Montrelay : II s'agit là d'un point essentiel si l'on veut saisir Michel parle à propos
quels ressorts aussi puissants que dissimulés furent à l'œuvre dans la de Lacan de l'archéologie
dissolution. Comme vous le rappelez, dans le texte intitulé Lacan : chrétienne de cette éthique.
une éthique de la parole, Michel parle à propos de Lacan de
l'archéologie chrétienne de cette éthique. Bien que le concept d'Autre soit
sans cesse par lui questionné dans une perspective qui se veut athée,
sa mise au travail s'assortit d'une référence constante à la Parole et au
Logos. Lacan "se repère dans des concepts [...] dont la promotion
théorique (et/ou mythique) est le plus souvent marquée par la
majuscule : la Parole s'articule sur l'Autre par le Nom du Père, le Désir, la
Vérité, etc. Partout se reproduit la forme monothéiste du singulier
majuscule, index de quelque chose qui, sous le signifiant de l'Autre,
revient toujours au même. Ce n'est pas là un secret dont Lacan faisait
mystère. Il le répète toujours qu"y a d'LJn' qui est toujours l'Autre. À
condition de 'ne jamais recourir à aucune substance', ni à 'aucun être',
'le dire, ça fait Dieu', et 'aussi longtemps que se dira quelque chose
l'hypothèse Dieu sera là'. De cette hypothèse, la 'chanson' (ainsi
disaient les mystiques) ne vient pas de nulle part. Dans le discours
lacanien, elle a son histoire, ses récits et ses lieux théoriques elle est
:
chrétienne"13. Et Michel de mettre l'accent sur "une divergence 13 Michel de Certeau. "Lacan.
archéologique déterminante" entre Freud et Lacan " Alors que la o/). cil. n. 12, p. 64-65.
: