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Paradoxes et mythes de la phénoménologie

Author(s): Xavier O. Monasterio


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 74e Année, No. 3 (Juillet-Septembre 1969),
pp. 268-280
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40901124
Accessed: 31-08-2017 12:23 UTC

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Paradoxes et mythes
de la phénoménologie

La phénoménologie est née sous le signe de trois grandes promesses,


ce qui explique l'enthousiasme qu'elle éveilla aussi bien chez Husserl
que chez ses premiers disciples et, le temps aidant, chez un grand nombre
de philosophes. La première promesse était celle de l'évidence parfaite,
car ce qui est évident n'est pas l'objet tout court mais l'objet de conscience.
Je peux douter que le blanc de cette feuille sur laquelle je suis en train
d'écrire existe réellement, mais comment douter de ma conscience de
blanc î Je peux douter que la feuille existe réellement, mais comment
douter de ma conscience de doute ? Or, la phénoménologie étant la
science de la conscience d'objet, elle était appelée à donner des évi-
dences parfaites. Du même coup, une seconde promesse s'ouvrait devant
elle : elle deviendrait la science des sciences. Car si toutes les sciences
s'occupent de l'objet alors que l'objet n'est pas l'évidence première, cela
voulait dire que toutes les sciences présupposent l'évidence originaire
dont la phénoménologie devait être la description scientifique et sans
laquelle toute évidence scientifique resterait précaire. Finalement, la
phénoménologie étant enfin parvenue à découvrir le point de départ
originaire, elle suscitait, comme une troisième promesse à l'horizon,
l'espoir de trouver le seul chemin transitable vers le réel. Certes, le domaine
de la phénoménologie était la conscience, ce qui pouvait faire craindre
un idéalisme sans issue ; mais la conscience n'était-elle pas intention-
nelle, c'est-à-dire, tendue comme un puissant ressort vers l'objet ou,
ainsi que Sartre la caractériserait plus tard, plan irrémédiablement
glissant vers PEn-soi ? Si le réalisme naïf et l'idéalisme avaient échoué,
c'était justement que ni l'un ni l'autre n'avaient pu ou n'avaient su
aller droit aux évidences phénoménologiques.
Je serais le dernier à nier les apports extraordinairement riches de
quelques phénoménologues de génie (je pense à Husserl, à Heidegger,
à Merleau-Ponty, à Sartre) aussi bien à l'histoire des idées qu'aux sciences
humaines. Malgré cela, il est clair aujourd'hui que la phénoménologie
comme telle n'a pas rempli ses promesses. Pourquoi ? Je me propose
d'analyser ici les raisons fondamentales de cet échec.

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Paradoxes et mythes de la phénoménologie

Les paradoxes de la phénoménologie

Quiconque est moyennement familier avec l'œuvre de H


particulier, avec les Recherches Logiques et les Idées connaît le
avertissements du maître sur la difficulté de voir ce qu'il y
dans la conscience. Gela a sans doute surpris ses premiers
s'étaient probablement attendus, et comme tant d'autres et c
à des évidences éblouissantes et faciles dans l'immédiat d'une conscience
limpide. Il se peut même que Husserl ait été le premier surpris, lui qui
parlait toujours de présence. Il n'en reste pas moins que ses œuvres
nous le révèlent de plus en plus convaincu de la difficulté de lire correo-
tement la conscience. Et cela non seulement dans les cimes presque
inaccessibles de la suprême intuition des essences, mais déjà au niveau
infime de la rencontre humble et quotidienne avec les choses mêmes dans
la perception. Quoi de plus olair, apparemment, que la perception ? Et
pourtant, même pour découvrir ce qu'on perçoit réellement, il faut déjà
une pénible ascèse purificative.
On connaît le jeu, car Husserl l'a recommencé inlassablement, avec
un acharnement qui fait honneur à sa probité scientifique. En phéno-
ménologue débutant, intéressé à la perception, je décide d'examiner la
feuille de papier sur laquelle je suis en train d'écrire. « Je vois une feuille
blanche et quadrangulaire. Elle est là, sur la table ; elle est présente
et donc évidente.... » « Attention I - intervient Husserl, - vois-tu
réellement une feuille ? Une feuille a un envers et un endroit. Or tu ne
vois qu'un côté et, qui pis est, tu n'en verras jamais les deux côtés en
même temps. Ce que tu vois n'est donc qu'une tache blanche et quadran-
gulaire sur fond jaunâtre. Rien n'est plus difficile que d'être conscient
de ce qu'on voit réellement. »
Arrêtons-nous ici, car nous avons déjà rencontré, au début même du
jeu, tous les paradoxes que la phénoménologie a eu à charrier.
Commençons par le paradoxe du phénomène. Le phénomène est ce
qui paraît, et ce qui paraît est l'objet de la phénoménologie car, au moins
initialement, elle n'a rien à voir avec l'être. Pourtant - Husserl vient
de me le dire, - ce qui me paraît n'est pas phénomène, et le phénomène
est ce qui ne me paraît pas, puisque je ne le vois pas. Y aurait-il par
hasard des phénomènes apparents (ceux qui paraissent) et des phéno-
mènes réels (ceux qui ne paraissent pas) ? Mais si le phénomène est ce
qui paraît, c'est le phénomène apparent qui est phénomène et non le
phénomène réel, et c'est du phénomène apparent que la phénoménologie
a à s'occuper, puisque c'est lui qui me paraît, qui m'est présent, qui
m'est évident, qui m'est donné et que je peux décrire. Et si le phénomène
est ce qui ne paraît pas, la phénoménologie devient la science du non-
phénomène, du non-présent, du non-évident et du non-descriptible.
Autrement dit, la non-phénoménologie non-science.

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Revue de Meta. - N« 3, 1969. 18

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Xavier O. Monasterio

Évidemment, les paradoxes de la phénoménologie se tiennent. S'il y a


paradoxe dans le phénomène, il y en aura fatalement dans le présent,
l'évident, le donné et la description, puisque toutes ces expériences sont
ou identiques ou très étroitement liées entre elles. Si ce qui paraît n'est
pas le phénomène et si le phénomène est ce qui ne parait pas, alors le
présent est ce qui est absent (je ne peux avoir conscience de voir une
feuille) et l'absent est ce qui est présent (je dois avoir conscience de
quelque chose dont je n'ai pas conscience) ; et puisque l'évidence n'est
que la présence, alors ce qui est évident devient non-évident (je ne peux
avoir évidence de feuille) et ce qui est non-évident devient évident (je
dois avoir évidence de tache) ; et puisque le donné n'est qu'un autre
nom de ce qui paraît, alors ce qui m'est donné devient non-donné (la
conscience de feuille ne peut m'être donnée) et ce qui ne m'est pas donné
devient donné (la conscience qui doit m'être donnée est conscience de
tache) ; et puisque je dois décrire le phénomène, le présent, l'évident,
le donné, et qu'ils sont devenus ce qui ne paraît pas, ce qui est absent,
ce qui est non-évident, ce qui ne m'est pas donné, alors je dois décrire
ce que je ne peux décrire, parce que mon objet de description ne me
paraît pas, ne m'est pas présent, ne m'est pas évident et ne m'est pas
donné. C'est ainsi que la phénoménologie, qui se promettait comme la
science des évidences parfaites, comme la science fondatrice de toute
science et, éventuellement, comme le chemin royal vers l'autre que la
conscience, s'est embourbée depuis ses premiers pas dans le marécage
de ses propres paradoxes.

L'originaire ou la pseudo-solution des paradoxes

II est certain que Husserl a senti, au moins obscurément, ces p


Pour s'en convaincre, il suffit de se référer aux analyses qu'il
diverses acceptions possibles du phénomène dans les Recherches
Mais nous aurons peut-être l'occasion de revenir là-dessus.
intéressant pour le moment, c'est de noter que Husserl s'est
d'instinct vers une solution des paradoxes qui l'a empêché d
dans toute leur effrayante nudité. En effet, tous les paradoxes
se dissoudre du moment où l'on appose un adjectif magique
qui font difficulté. L'adjectif est « originaire ». Et Husserl
Quel est celui qui s'entend en phénoménologie qui n'a pas
Husserl parler de « phénomène originaire », de « présence orig
d' « évidence originaire », de « données originaires » et de « de
de l'originaire » ? Quel phénoménologue n'a pas employé l
termes ? Or, une fois qu'on dit que le phénoménologue cherch
n'importe quels phénomènes mais les phénomènes originair

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Paraadoxes et mythes de la phénoménologie

les difficultés du phénoménologue débutant disparaissent et il commence


à comprendre pourquoi il est si difficile de savoir ce que l'on voit réelle-
ment. Husserl ne nie pas que ma conscience de feuille blanche et qua-
drangulaire soit un phénomène (comment pourrait-il d'ailleurs le nier
en tant que phénoménologue ?) ; ce qu'il nie, c'est qu'il s'agisse là
d'un phénomène originaire. Et si la phénoménologie veut être une science,
elle se doit donc de commencer par l'originaire.
J'ai trop d'estime pour la probité intellectuelle de Husserl et de beau-
coup d'autres phénoménologues, pour imaginer que l'originaire n'ait
été pour eux qu'un adjectif commode pour dissimuler les paradoxes de
la méthode. D'ailleurs, voudrais-je l'interpréter ainsi, je serais immédia-
tement démenti par les très sérieuses analyses que Husserl et Merleau-
Ponty ont consacrées à la recherche des phénomènes originaires et que
je me propose de retracer un peu plus bas. Non, on ne fait pas des
recherches sérieuses sur quelque chose à laquelle on ne croit pas. Si
Husserl s'est acheminé comme d'instinct ¡vers l'originaire, c'est qu'il
avait une raison de poids pour le faire et que cette raison faisait
partie de l'horizon même de la phénoménologie. En effet, la phéno-
ménologie était destinée à devenir la science des sciences, c'est-à-dire
la science fondatrice de toutes les autres. Or, cette promesse ne
pouvait être remplie que si la phénoménologie elle-même était la
description scientifique des fondations. De là l'apparent mépris de
Husserl, et plus tard de Merleau-Ponty, pour les phénomènes périphé-
riques, spontanés, de la conscience débutante. Il faut aller à l'originaire.
Et si cela dissout du même coup les paradoxes que j'ai énoncés plus
haut, c'est la meilleure preuve que ces paradoxes n'atteignent pas la
phénoménologie. Ils ne sont que des paradoxes de la conscience débu-
tante, de la conscience naïve.
J'aurais donc tout lieu de croire au caractère purement épidermique
de mes paradoxes, si je n'avais pas par ailleurs des raisons très sérieuses
pour penser que les paradoxes atteignent en plein cœur la phénoménologie
et que l'appel à l'originaire, pour explicable qu'il soit, non seulement ne
les dissout pas mais y ajoute un autre plus insoluble encore dans le
cadre de la phénoménologie.

L'originaire de Husserl

S'agissant des fondations, la perception a un primat en phénom


gie, ne fût-ce que parce qu'elle semble s'offrir comme le plus clai
plus accessible des phénomènes à étudier. En tout cas, Husserl a c
les données originaires de la perception. Et ce n'est que là-des
je me propose de retracer brièvement sa démarche, afin de m
le caractère mythique de l'originaire qu'il a cherché.

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Recommençons notre jeu de tout à l'heure. Me voici conscient de voir


une feuille sur une table, et voilà Husserl m'expliquant que je dois avoir
conscience de voir une tache blanche, puisque, en fait, je ne vois pas une
feuille. Or, la position de Husserl - et il est clair que telle a été sa posi-
tion dans ce genre d'analyses - soulève plusieurs difficultés insurmon-
tables.
Premièrement, de quelle analyse phénoménologique Husserl tenait-il
ce qu'il devait voir avant de l'avoir vu ? En phénoménologie il n'y a pas
de « devoir voir » mais seulement du « vu ». Or, s'il ne l'avait pas vu,
comment savait-il qu'il devait le voir et que ce qu'il voyait au début
comme tout le monde (une feuille blanche et quadrangulaire sur une
table) n'était pas l'originaire ? Car il faut remarquer que, si Husserl
ne me disait pas le contraire, moi, débutant en phénoménologie, je pren-
drais ma conscience de voir une feuille sur une table pour le phénomène
originaire. Et c'est exactement ce qui serait arrivé à Husserl s'il n'avait
pas eu des idées préconçues sur l'originaire de la perception.
Deuxièmement donc, Husserl avait une idée préconçue sur ce qui
était originaire dans la perception et ce qui ne l'était pas. Et cette idée
préconçue avait été conçue très précisément dans une analyse très intel-
lectuelle, donc non phénoménologique, de la perception. L'objet était
pour Husserl le résultat dernier (par conséquent, non originaire) d'une
rencontre entre les intentions de la conscience et... disons un « pré-objet »,
qu'il a appelé « la matière de la perception » dans les Idées. Il y avait
donc dans la conscience un pré-objet originaire dont il fallait chercher
l'intuition. Toute la prétendue difficulté de découvrir ce qu'on voit
réellement vient de là. Du moment où l'on accepte que l'on peut avoir
conscience de voir une feuille sans jamais avoir eu conscience de ce pré-
objet mythique, le problème disparaît. J'ai conscience de ce dont j'ai
conscience, et j'ai conscience de voir ce que j'ai conscience de voir, et
cette conscience de voir une feuille sur une table est le phénomène origi-
naire donné, présent, évident et à décrire.
Troisièmement, la dichotomie husserlienne entre l'objet de perception
et ses éléments constitutifs n'est pas seulement non phénoménologique-;
elle est parfaitement fausse. En effet, ainsi que l'a montré brillamment
Merleau-Ponty en exploitant à fond la découverte fondamentale de la
Gestalt-Theorie, percevoir n'est pas voir un stimulus ou toucher un
stimulus (même pas un stimulus dans la conscience, comme le voudrait
Husserl), mais voir ou toucher un objet. Autrement dit, ce à quoi la
conscience nous rend présents, ou ce qu'elle nous rend présent, ou ce
qu'elle se rend présent à soi-même et par quoi elle est conscience de, ce
n'est pas un stimulus mais un objet. Percevoir, c'est être en présence
d'une feuille et non pas d'une tache blanche et quadrangulaire. D'ailleurs,
à qui douterait de la valeur de ce que Merleau-Ponty dit à ce sujet, je
ferais simplement remarquer que les analyses mêmes de Husserl sur les

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prétendus éléments constitutifs de la perception ne font que confirmer


ce que dit Merleau-Ponty. Car, en quoi une tache blanche et quadran-
gulaire sur fond jaunâtre serait-elle moins objetjqu'une feuille sur une
table ? Les taches ne sont-elles pas censées, elles aussi, avoir un envers
et un endroit ? Et si la tache ne s'offre pas à moi comme un objet, pour-
quoi la distinguer du fond ? Pourquoi ne pas distinguer entre une partie
de la tache et une autre partie de la tache ? Et comment choisir sans
arbitraire quelle partie de la tache distinguer de quelle autre ?
Après ces considérations et jusqu'à preuve du contraire je tiendrai
donc que l'originaire cherché par Husserl dans le cas de la perception
était un originaire mythique et que la feuille blanche et quadrangulaire
est le seul phénomène originaire qui me soit donné, présent, évident
et que je puisse décrire.

L'originaire de Merleau-Ponty

Gomme nous venons de le voir, Merleau-Ponty n'a pas été encombr


par le pré-objet mythique de Husserl. Non seulement il n'en a pa
encombré, mais il l'a fait éclater en mille morceaux dans sa critique
behaviorisme, puisque la fameuse a matière » husserlienne de la
ception n'était qu'une nouvelle version des stimuli purs des beha
ristes, pour l'usage des solipsistes. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de mo
extérieur à la conscience, le fait en est que percevoir n'est pas av
conscience de stimulus mais avoir conscience d'objet. Malheureuseme
Merleau-Ponty n'a évité le piège que pour y tomber au pas suiv
L'originaire, chez lui, s'appelle « le prélogique ». Et le prélogique
pas moins mythique ni moins originaire que la matière de la percept
dont Husserl a tant cherché l'intuition.
Rien n'est plus loin de mon esprit que de vouloir assimiler entièrement
la recherche de Merleau-Ponty à celle de Husserl. Après tout, il ne faut
pas être un grand connaisseur de l'histoire de la phénoménologie pour
savoir qu'il existe des différences très profondes dans leurs recherches
respectives et quant aux buts, et quant à la méthode, et quant aux résul-
tats. Toujours est-il, cependant, que Merleau-Ponty n'a jamais désavoué
la parenté qui l'unissait à Husserl, et qu'un des points où cette parenté
s'est manifestée le plus clairement, c'est dans leur intérêt commun pour
l'originaire. Il suffît de lire les pages très riches que Merleau-Ponty nous
a laissées dans Le Visible et V Invisible sur le but de sa propre recherche,
pour se convaincre que, jusqu'aux derniers jours de sa vie, il a traqué
l'originaire. Certes, l'originaire qu'il cherchait, ce n'était point celui
de Husserl dans ses analyses sur la perception, puisque Merleau-Ponty
en avait démontré le caractère mythique depuis La structure du compor-
tement. Ce n'était pas, non plus, l'originaire idéaliste des Méditations

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Cartésiennes de Husserl - les conditions de possibilité de l'objet consti-


tué, - puisque Merleau-Ponty avait montré dans la Phénoménologie
de la Perception que toute recherche sur les conditions de possibilité de
l'objet présuppose l'objet et, par conséquent, n'est pas recherche de
l'originaire. Mais il s'agissait toujours, pour Merleau-Ponty, de retrouver
un originaire : L' « Être brut » qui nous est donné dans F « expérience
sauvage ». Pourquoi cet acharnement sur l'originaire ? Parce que c'est
le donné, le rocher sur lequel viennent se greffer tous les surajoutés, le
marbre brut que toute intention purement cognitive vient travailler,
le présupposé implicite de toute pensée qui croit ne rien présupposer,
le présupposé dernier qui ne présuppose rien car il est le donné qui rend
possible la présupposition elle-même. La philosophie, par conséquent,
n'a pas eu tort en cherchant l'originaire, mais en le cherchant dans la
mauvaise direction, soit dans une coïncidence impossible avec l'Être,
soit dans un éloignement impossible de l'Être, alors que c'est la Présence
qu'il aurait fallu interroger :
« La philosophie est rabattue sur le plan unique de l'idéalité ou sur celui de
l'existence. Des deux côtés on veut que quelque chose - adéquation interne
de l'idée ou identité à soi de la chose - vienne obturer le regard, et l'on exclut
ou l'on subordonne la pensée des lointains, la pensée d'horizon. Que tout être
se présente dans une distance qui n'est pas un empêchement pour le savoir,
qui en est au contraire la garantie, c'est ce qu'on n'examine pas. Que justement
la présence du monde soit présence de sa chair à ma chair, que j' « en sois »
et que je ne sois pas lui, c'est ce qui, aussitôt dit, est oublié : la métaphysique
reste coïncidence *. >

On voit, certes, l'abîme qui sépare ce Merleau-Ponty du Husserl de


l'intuition des essences. Mais la coïncidence reste profonde quant au
rôle essentiel de la présence originaire. C'est dans cette présence que la
clé de toute philosophie se trouve cachée.
Le problème reste de savoir de quel côté se tourner pour trouver
cette présence originaire. Et étant donné que toute pensée présuppose
F « Être brut » sur lequel et dans l'horizon duquel elle réfléchit sans le
savoir, la Présence doit être cherchée dans F « expérience sauvage » :
« S'il est vrai que la philosophie, dès qu'elle se déclare réflexion ou coïnci-
dence, préjuge de ce qu'elle trouvera, il lui faut encore une fois tout reprendre,
rejeter les instruments que la réflexion et l'intuition se sont donnés, s'installer
en un lieu où elles ne se distinguent pas encore, dans des expériences qui n'aient
pas encore été « travaillées », qui nous offrent tout à la fois, pêle-mêle, et le
« sujet » et r « objet », et l'existence et l'essence, et lui donnent donc les moyens
de les redéfinir. Voir, parler, même pensei - sous certaines réserves, car dès
qu'on distingue absolument le penser du parler on est déjà en régime de

1. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 169.

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iéflexion, - sont des expériences de ce genre, à la fois irrécusables et enigma-


tiques1. >

Ainsi, d'après Merleau-Ponty, l'expérience sauvage, c'est un lieu où


la réflexion et l'intuition ne se distinguent pas encore et où l'on arrive
sans préjuger de ce qu'on va trouver, c'est le pêle-mêle du vécu avant
toute structuration intellectuelle qui lui serait imposée par celui même
qui le vit, c'est l'expérience qui n'est qu'expérience et qui n'a que la
structure qui lui est propre, c'est le vécu pur, l'expérience chimiquement
pure.
Les phénoménologues sont obsédés de pureté. Ils courent après le
phénomène pur, l'intuition pure, le donné pur, l'évidence pure.... Ils
courraient même après l'originaire pur si ce n'était pas pléonastique,
car l'originaire, pour eux, c'est le pur. Husserl a cherché le pur voir
avant la vision d'objet. Voici Merleau-Ponty en train de chercher l'ex-
périence pure avant toute intellectualisation de l'expérience. Mais cette
obsession du pur, ne cacherait-elle pas par hasard une intellectualisation
déjà très avancée et peut-être irréversible de la conscience même qui
va vivre l'expérience ? Je me suis toujours demandé comment Husserl
et Merleau-Ponty parvenaient à savoir qu'une quelconque de leurs
expériences était impure et pourquoi il n'y a jamais eu, à ma connais-
sance, d'enfant phénoménologue.... En tout cas, il est certain que les
enfants n'ont pas l'obsession de pureté de Husserl ou de Merleau-Ponty.
Ils ne se demandent jamais si leur expérience est pure ou impure, origi-
naire ou non originaire ; ils se contentent de la vivre. Mais c'est précisé-
ment - dira-t-on - ce que Merleau-Ponty nommait « expérience sau-
vage ». Parfaitement. Mais c'est aussi précisément cette expérience sau-
vage qui restera toujours inaccessible à l'analyse phénoménologique.
Et c'est pourquoi l'originaire de Merleau-Ponty est, phénoménologique-
ment parlant, un mythe. Car le phénoménologue arrive à l'expérience
avec l'intention de l'interroger, et de l'interroger pour des buts bien
précis. En tout cas, Merleau-Ponty nous l'a dit de lui-même : « Nous
interrogeons notre expérience, précisément pour savoir comment elle
nous ouvre à ce qui n'est pas nous » *. Or, ce n'est pas moi qui aurait eu
à apprendre à un phénoménologue de la taille de Merleau-Ponty que
les intentions font partie de l'expérience même qu'on interroge et que,
par conséquent, l'expérience est forcément différente selon les intentions.
Il me souvient d'une de mes expériences d'enfance. Nous aimions jouer,
mes frères et sœurs et moi, à découvrir des figures dans les nuages. Voilà
une colombe - elle était formée par deux nuages ailés qui se touchaient
dans leur lente, interminable dérive.... Voilà une tête d'éléphant....
Voilà un bateau à deux cheminées.... Voilà un arbre.... Ce n'est que plus
1. ibid., p. 172.
2. Ibid., p. 212.

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tard que j'ai pensé que nous jouions, sans le savoir, au Test de Rorschach,
sur la page bleue du ciel de la Vallée de Mexico. Mais est-ce vrai ? Peut-on
jouer à un jeu sans savoir qu'on le joue ? Si Rorschach avait été là avec
nous, il aurait vu des figures, lui aussi, dans les nuages, mais il ne se
serait pas amusé. Car lui, il ne jouait pas. Si Husserl avait été là avec
nous, il n'aurait pas vu nos figures ; il aurait vu des taches blanches
et cotonneuses sur fond bleu. Si Merleau-Ponty avait été là avec nous....
Mais que voit-on quand on interroge les nuages pour savoir comment
cette expérience nous ouvre à ce qui n'est pas nous ? Je ne sais pas si
l'on voit des figures ou des taches ; en tout cas, on ne s'amuse pas. Ni
Rorschach, ni Husserl, ni Merleau-Ponty ne se sont amusés, car ils
n'avaient aucune intention de jouer. Je ne les blâme pas, puisque s'amu-
ser n'est pas tout dans la vie. Mais l'important, c'est que nous aurions
tous regardé la même chose et cependant, nous aurions tous vécu des
expériences différentes. Si les enfants ne jouent jamais au Test de Rors-
chach, c'est qu'ils sont incapables de se poser les questions de Rorschach,
bien qu'ils s'amusent à voir des figures dans les nuages et à les décrire.
Si les enfants ne jouent jamais au jeu de Husserl, c'est qu'ils sont inca-
pables de se poser des questions sur les éléments constitutifs de la per-
ception, bien qu'ils soient très capables de percevoir. S'ils ne jouent
jamais au jeu de Merleau-Ponty, c'est qu'ils sont incapables de struc-
turer leurs expériences autour de l'intention de savoir comment elles
les ouvrent à ce qui n'est pas eux. Si les enfants ne jouent pas aux jeux
des phénoménologues, c'est qu'ils sont incapables de se demander comment
ils vivent leur expérience, bien qu'ils soient très capables de la vivre.
Et finalement, si 1' « expérience sauvage » est celle de l'enfant qui se
contente de la vivre sans aucune intention de l'interroger ni de s'inter-
roger sur son expérience, alors l'expérience sauvage est aussi inaccessible
au phénoménologue que la « matière » husserlienne de la perception.
Et donc non moins mythique.
On voit le parallélisme entre l'erreur de Husserl et celle de Merleau-
Ponty. Le premier a essayé de voir ce que l'on voit avant de voir un
objet. Merleau-Ponty lui a répondu : on ne voit rien, car la perception
n'est pas un viol de la conscience par l'objet ; la conscience de perception
n'est jamais vierge, elle naît violée. A son tour Merleau-Ponty a cherché
à éprouver ce que l'on éprouve avant toute structuration intellectuelle.
La réponse est parallèle : on ne peut chercher à l'éprouver, car la
conscience qui le cherche est née violée par son intention. Peut-être
l'enfant a-t-il la porte ouverte vers l'Être brut dans le pêle-mêle élémen-
taire de son expérience sauvage ; mais il ne la franchira jamais, car il
n'a pas les questions de Merleau-Ponty. Et quand il grandira et qu'il se
posera les questions de Merleau-Ponty, il n'aura plus accès à la Présence
sacrée. Ce sera donc toujours trop tôt ou trop tard pour s'installer en ce
lieu mythique entre l'identité et l'absence qui définit la présence comme

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Paradoxes et mythes de la phénoménologie

distance entre non-absents. La conscience de l'enfant est collée à l'Être


brut par son manque de questions et le philosophe est absent de l'Être
brut par ses questions. L'Être brut n'est présent ni à l'un ni à l'autre.

L'explication des paradoxes

L'originaire, avons-nous vu au début de cet article, dissout appa


ment les paradoxes qui paralysent le phénoménologue débutan
notre survol de deux instances importantes de la recherche d
ginaire, s'il a fait son effet, a peut-être fait poindre chez le lecteur
d'un soupçon : ne se pourrait-il pas que le phénoménologue d
qui se fie naïvement à ce dont il a conscience et à la façon dont i
conscience, ait raison en affirmant que c'est cela qui constitue le
mène présent, évident, donné et à décrire ? Autrement dit, ne s
rait-il pas que le phénoménologue débutant ait raison contre
et Merleau-Ponty, et que le seul originaire soit celui dont il a cons
Car il est pour le moins curieux de constater que l'originaire de H
et de Merleau-Ponty s'avère être mythique. Et que c'est à cau
recherche de l'originaire que la phénoménologie, après s'être p
comme la science des évidences parfaites, est devenue la scien
évidences impossibles. Essayons de faire un peu de lumière là
Commençons par le plus clair. L'originaire, tel que le conc
Husserl et Merleau-Ponty, ne peut être l'originaire de la phén
logie, puisque le phénoménologue n'y a pas accès. Or, c'est jus
l'espoir de ce genre d'originaire qui était présenté comme solu
paradoxes du débutant. Ce qui signifie, tout simplement, que les
doxes conservent toute leur force et qu'ils atteignent en plei
la phénoménologie. A moins que..., à moins que ce ne soit le ph
nologue débutant qui ait raison, auquel cas les paradoxes dispar
Car, à ce moment-là, l'originaire devient ce dont j'ai conscience et
j'en ai conscience. C'est la « feuille blanche et quadrangulaire
table » qui est le phénomène, l'évident, le présent, le donné et le à
Et il n'y a plus à chercher d'autre donnation originaire d'un phén
mythique qui ne parait pas et donc qui n'est ni donné, ni prés
évident, ni descriptible. Du même coup, la phénoménologie
sans effort et sans paradoxe le domaine des évidences parfaites et
sa première promesse. Le phénoménologue commence par ce
est donné et tel qu'il lui est donné en ce moment, sans se demande
présuppose ou non des questions ou des jugements qui lui ont été t
par une culture particulière, dans un langage particulier, à une é
particulière, etc. Et il commence par là car c'est cela le seul phén
qui lui soit donné originairement et en présence lorsqu'il inte
conscience et, par conséquent, c'est cela le seul phénomène pa
il puisse commencer.

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Cependant il ne fa,ut pas oublier que la phénoménologie s'était promise


non seulement comme le domaine des évidences parfaites, mais aussi
comme la science fondatrice de toutes les sciences. Or, s'il est vrai que
le phénoménologue débutant parvient sans difficulté aux évidences
parfaites, il n'est pas moins sûr qu'il aura beaucoup de peine à savoir
quoi en faire. Car, malheureusement, ces phénomènes donnés en pré-
sence originaire ne portent pas sur leur front une inscription les garan-
tissant comme « fondateurs de toutes les sciences ». Et la phénoménologie
est née non seulement pour voir (ce qui était déjà à la portée de l'homme
de la rue), mais pour fonder. Ou, si l'on préfère, pour voir les phénomènes
fondateurs, c'est-à-dire les phénomènes originaires. Sa mission n'était
donc pas de décrire n'importe quel phénomène, mais d'abord et avant
tout les phénomènes fondateurs. Évidemment, il y avait deux possi-
bilités : ou bien la conscience offrait immédiatement les phénomènes
fondateurs, auquel cas il suffisait de décrire ce que l'on trouvait, comme
il suffit de ramasser l'or à celui qui le cherche et le trouve par terre en
pièces de monnaie toutes faites, ou bien il fallait creuser dans la
conscience pour les retrouver. En fait, c'est cette seconde possibilité
qui s'est avérée vraie, puisque aussi bien Husserl que Merleau-Ponty se
sont sentis contraints à creuser.
Mais voici le phénoménologue dans une situation paradoxale par
rapport aux paradoxes de la phénoménologie. Car nous avons vu qu'il
n'y a pas de paradoxe et que le phénoménologue parvient sans difficulté
aux évidences parfaites tant qu'il ne cherche pas l'originaire. Et pourtant,
le phénoménologue ne peut s'empêcher de quitter les évidences par-
faites pour partir à la recherche de l'originaire, faute de quoi la phénomé-
nologie ne servirait à rien. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de solution
aux paradoxes, car la phénoménologie - la science des évidences par-
faites et la fondatrice de toutes les sciences - est née étranglée par son
propre paradoxe. Ou bien le phénoménologue décrit ce qu'il éprouve,
mais alors il ne fonde rien et son travail est inutile, ou bien il essaie de
fonder, mais alors il dédaigne ce qu'il éprouve pour chercher ce qu'il
n'éprouvera jamais. Autrement dit, ou bien on reste sans profit phéno-
ménologue débutant, ou bien on suit sans espoir les traces de Husserl et
de Merleau-Ponty. Et en aucun des deux cas on n'est phénoménologue.
Si les paradoxes de la phénoménologier n'ont pas de solution, vu que
c'est la phénoménologie qui est paradoxale, il y a cependant une expli-
cation au statut paradoxal de la phénoménologie et aux paradoxes qui
l'ont condamnée à échouer irrémédiablement. L'explication se trouve
dans le fait que Husserl a voulu la phénoménologie purement intuitive
en même temps que fondatrice. Or, il aurait fallu choisir, car ces deux
exigences sont contradictoires. En effet, nous savons maintenant que
le phénoménologue débutant se trouve réellement dans le domaine des
évidences parfaites, c'est-à-dire, dans la pure intuition de la présence

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Paradoxes et mythes de la phénoménologie

expérientielle. Mais il ne peut commencer à fonder qu'en quittant la


pure intuition. Pourquoi Husserl et Merleau-Ponty ont-ils senti le besoin
de creuser sous le phénomène qui leur était offert ? Parce qu'ils avaient
des raisons pour penser que le phénomène qui leur était offert n'était
pas fondateur. Le phénomène ne leur avait pas dit : « je ne suis pas
phénomène fondateur », et il ne portait pas sur son front une inscription
annonçant ce fait, car dans ce cas le phénoménologue débutant n'aurait
pas eu de peine à l'éprouver dans l'expérience même. En fait, il a fallu
que Husserl explique ses raisons au phénoménologue débutant, afin
que celui-ci comprenne que ce qu'il « voit », ou « éprouve », ou ce dont il a
« intuition » ne peut pas être originaire. Mais si ces raisons ne sont pas
données dans l'expérience, c'est que Husserl et Merleau-Ponty n'avaient
pas découvert l'insuffisance fondatrice du phénomène dans la pure
intuition. Gomme quoi la phénoménologie n'a jamais été purement intui-
tive (ni, par conséquent, purement descriptive), parce qu'elle ne pouvait
pas l'être. Cependant Husserl et Merleau-Ponty étaient tellement
convaincus qu'ils en étaient toujours à la pure expérience, c'est-à-dire,
à l'intuition pure, qu'ils se sont acharnés à chercher l'intuition du phé-
nomène originaire ou fondateur. Autant chercher un phénomène qui leur
eût dit de vive voix : « je suis le phénomène fondateur », comme la Sainte-
Vierge dit à Bernadette : « je suis l'Immaculée Conception ». Mais si le
premier phénomène s'était abstenu de parler sur ses qualités fondatrices,
le dernier qu'ils auraient trouvé aurait fait de même. D'où le caractère
irrémédiablement mythique de l'originaire qu'ils ont cherché. Que voit-on
avant de voir l'objet ? On ne voit rien. Qu'éprouve-t-on avant toute
intention de s'interroger sur ce qu'on éprouve ? Le phénoménologue ne
l'éprouvera jamais. Mais nous savons une chose : que si l'expérience
sauvage donnait d'elle-même l'intuition de l'être brut comme étant le
phénomène originaire ou fondateur, la possibilité même de s'interroger
sur l'originaire aurait été tué dans chaque enfant et Merleau-Ponty
n'aurait jamais eu envie de retrouver l'expérience sauvage. Et si pour
comprendre la révélation de l'Être brut dans l'expérience sauvage il
faut déjà avoir des questions et les poser, c'est que l'Être brut n'est pas
donné dans la pure intuition et qu'il faut quelque chose d'autre. En
français, ce quelque chose d'autre s'appelle intelligence. C'est pourquoi
tout le monde n'est pas phénoménologue et tous les phénoménologues
ne sont pas aussi bons les uns que les autres. Qui n'éprouve pas sa propre
expérience ? Tout le monde éprouve. Mais il y en a qui comprennent
plus, et il y en a qui comprennent moins, et il y en a qui ne comprennent
pas du tout. Et c'est justement parce que nous sommes tous en présence
des phénomènes et que ces phénomènes ne portent pas sur leur front le
portrait de leur importance et de leur signification, c'est pour cela que
nous ne « voyons » ni « n'éprouvons » leur importance et leur signification.
Et c'est justement parce que telle ou telle analyse d'un Merleau-Ponty

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ou d'un Sartre ou d'un Heidegger ou d'un Husserl nous a aidé à


comprendre la signification et l'importance dei certains phénomènes
dans la présence desquels nous avions été mille et une fois avec la douce
innocence de l'expérience sauvage, c'est pour cela que nous admirons
et ces analyses et leurs auteurs. Mais leurs analyses n'étaient pas phé-
noménologiques, quoi qu'ils en aient dit, parce qu'elles n'étaient pas
purement intuitives. Elles étaient intelligentes.
Aussi arrivons-nous à la fin de notre parcours. Car une fois que l'on
décèle le mythe d'une méthode à la fois purement intuitive et fondatrice,
tout devient clair, et c'est la fin. En effet, il y a bien dans la démarche
de la connaissance un moment purement intuitif, si l'on veut que l'expé-
rience s'appelle intuition en raison de son indubitabilité : j'ai conscience
de ce dont j'ai conscience, et je ne peux en douter tant que j'en ai
conscience. Ce moment d'intuition est le moment du phénomène, du
donné, du présent, de l'évident et, par conséquent, de la description :
car il s'agit de décrire ce que l'on éprouve et tel qu'on l'éprouve. C'est
aussi le moment de la donnation originaire, dans le sens que c'est à
partir du donné que toutes les questions commencent. Mais s'il y a des
questions, c'est que tout n'est pas donné dans le moment intuitif, car si
tout était donné on tomberait peut-être en extase, en tout cas on n'aurait
plus de questions. La question marque donc la limite du donné, c'est-
à-dire, de la pure intuition, et ouvre le moment du non-donné, de la non-
intuition. C'est le moment de l'intelligence, où les plus intelligents
avancent plus vite et plus sûrement que les moins intelligents, et où
les moins intelligents avancent plus vite et plus sûrement que les sots,
et où personne n'avance dans la sécurité totale, et où personne n'avance
tout seul. Mais de ce moment je m'occuperai dans un livre futur. Pour
le moment, il ne me reste qu'à souligner l'erreur foncière de la phénomé-
nologie. Puisqu'il y a des questions malgré la présence du phénomène,
la phénoménologie ne pouvait pas en rester à la pure intuition. Mais
comme elle s'était voulue purement intuitive, le phénoménologue devait
fatalement décider que ses questions étaient dues non pas à la nécessité
humaine de comprendre et d'expliquer le phénomène (c'est en cela que
fonder consiste), mais à l'absence d'un donné ou phénomène originaire
dont il fallait redécouvrir l'intuition. Mais ce qui fut donné n'est plus
donné. Donc partir à la recherche de l'intuition du donné originaire,
c'était partir à| la recherche du donné non-donné, c'est-à-dire d'un
mythe. Ainsi l'erreur foncière de la phénoménologie, ce fut de présup-
poser, très peu phénoménologiquement, que tout nous est donné. Mais
elle devait le présupposer, car autrement il n'y aurait pas eu de phé-
noménologie pure.
Xavier O. Monasterio,
University of Dayton, ühw.

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