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L' «argument ontologique »dans le Phédon

Author(s): Joseph Moreau


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 137 (1947), pp. 320-343
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41084950 .
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L' « argument ontologique »
dans le Phédon

La célèbredémonstrationde l'immortalitéde l'âme dans le Phé-


don a notoirementdéçu plus d'un lecteur.Cette déceptionne tient
pas toujours à un défaut d'intelligence; il faut bien convenirque,
sur un point capital, l'argumentationprésenteune lacune. Autant
le Socrate platonicienest convaincant dans sa réfutationdu maté-
rialisme,représentépar Simmias et sa théoriede l' âme-harmonie
(85 e-86 d), réfutationfondéesur l'hypothèsedes Idées et la doc-
trine de la réminiscence,expression du caractère a priori de la
connaissance (91 e-92 e), autant il nous déçoit dans sa réponse à
Cébès, qui demande qu'on établisse,après la préexistencedu sujet
pensant,où s'exprimesa spiritualité,la perpétuitédu principequi
anime notre corps, en quoi consiste précisémentl'immortalitéde
l'âme individuelle(86 6-88 6). Aussi vrai qu'il y a des Idées, objets
éternels de la connaissance, aussi vrai qu'il y a une vérité, une
objectivité du savoir, autant il est vrai que le sujet pensant est
irréductibleau concertdes fonctionsorganiques : le matérialisme
est solidaire de l'empirisnieet ruine l'objectivité de la connais-
sance. Mais,si le sujet de la pensée ne peut êtrequ'éternel,s'ènsuit-il
que chaque individupensantporteen lui un principeimpérissable?
L'individualité,liée dans notreexpérienceà l'existence corporelle,
est-elleautre chose pour l'esprit,pour le sujet absolu de la pensée,
qu'un accident matériel, équivalent à la subjectivité? Dès lors,
commentaccorder au sujet individuel une durée infinie?L'acci-
dentel, c'est le contingent; c'est cette contingencequi s'exprime
dans la durée,dans l'existencetemporelle,laquelle doit un jour ou
l'autre s'absorberdans l'éternel?
Telles sont les difficultés métaphysiquesque soulève la doctrine
de l'immortalitéde l'âme. Elles sont plus embarrassantesque l'ob-
jection matérialiste,à laquelle s'oppose victorieusementla théorie

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idéaliste de la connaissance; leur solution relève non plus seule-


ment de la gnoseologie,mais, comme le marque Socrate (95 b-
96 a), de l'étude de la nature, c'est-à-direde la cosmologie,voire
de l'ontologie. Socrate, en effet,ainsi qu'il l'expose dans son auto-
biographieintellectuelle(96 a et suiv.), a depuis longtempsrenoncé
à la méthode empirique des Physiologues; une telle méthode ne
peut aboutir qu'à des contradictions; ce n'est pas dans l'observa-
tion sensible, mais dans les notions idéales, qu'il faut chercherla
véritédes choses *. Ce n'est pas seulementla véritémathématique,
c'est la véritéphysique elle-mêmequi ne saurait résiderque dans
des rapportsentreidées ; il faut que le physicienait d'abord défini
l'objet dont il s'occupe, s'il veut avec raison en affirmer ou en nier
quoi que ce soit. Il en affirmera tels ou tels attributsselon qu'ils
conviennentou disconviennentavec sa notion(100 a). La physique
se compose ainsi de propositionsdéduites de définitionsinitiales;
c'est une physique conceptuelle. Une théoriephysique est un sys-
tème hypothético-déductif ; elle ne diffèrepas essentiellement
d'une théoriemathématique; sa véritéconsiste avant tout dans sa
cohérenceinterne(òp-oXoyia Rép. VII, 533 c). Il est vrai qu'on lui
demande en outre de s'accorderavec le réel ; mais c'est là une exi-
gence subséquente,et qui n'a d'ailleurs pas la même signification
pour le philosophe platonicien et pour le savant moderne. Pour
l'un comme pour l'autre, il s'agit certes de savoir si les définitions
initiales,qui serventde principesà la théorie,ont été bien choisies.
Mais pour la science positive,dont la véritéconsisteexclusivement
dans l'objectivité d'une représentationcapable de servir de base
à la technique,une définitionbien choisieest celle d'où se déduisent
des conséquences que confirmel'observation,celle qui permet de
prévoiravec précisiondes phénomènesde plus en plus nombreux
et de plus en plus complexes ; l'hypothèsese vérifiepar l'accord de
ses conséquences avec l'expérience. Son critèreest dans la vérifi-
cation expérimentale,dans le succès des prévisions obtenues ou
des opérationstechniquesréalisées à partird'elle ; c'est en ce sens
qu'elle relève, peut-on dire, du critèrede la commodité.Ce n'est
point là réduire la vérité scientifiqueà l'utilité subjective ; car
cette utilitémêmene peut être convenablementservieque par des

1. Phédon, 99 e : *E8o£e 8rj fiot xP^vfltlÊ^ To^ Myovç xatoçvTfovT* év ¿xeivotc


axoiteîv twv ovtwv tr.v àXiiôetav.
tomb cxxxvii. - 1947. 21
2 1*

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représentationsassujetties à un contrôleobjectif; c'est dire seule-


ment que l'objectivité scientifiquene se définitqu'en fonctiondu
sujet pensant, des démarchesde l'intelligence,en dehorsde toute
référenceà la réalité ontologique de l'objet. - Pour Platon, non
plus, l'hypothèsephysique n'est pas affranchiedu contrôleobjec-
tif,de la vérificationexpérimentale.L'astronomie platonicienne,
bien qu'elle refusede s'asservirà l'observationsensible (Rép. VII,
529 d-530 c), doit cependant élaborer un système qui du moins
« sauve les apparences » célestes1; mais dans cette vérification
objective ne s'épuise point la véritéd'une théorieastronomiqueou
physique. Cette vérité est, dans le platonisme, d'ordre cosmolo-
gique ; elle consiste dans l'accord de cette théorieavec les condi-
tions de l'unificationhiérarchiquedu divers,qui sont celles de la
constitutiond'un Universproprementdit, d'un tout organisé2.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de cette justificationultime des
hypothèses,des raisons par où l'on fonde le choix des définitions
initiales,il n'en demeurepas moins que toute explicationphysique
suppose de telles définitions.Toute physiquevéritableest une phy-
sique conceptuelle. Si l'on veut expliquer pourquoi un objet est
beau, on n'invoquera pas immédiatementsa formeou sa couleur;
ce ne sont là que des circonstancesaccidentelles,et non des condi-
tions essentielles,de la beauté d'un objet ; il n'est d'autre cause de
la beauté d'un objet que la présence en cet objet de l'Idée, de la
Forme,ou essence du Beau (Phédon,100 c-e). D'une manièregéné-
rale, on ne saurait valablementaffirmer d'un objet aucun attribut,
sans avoir montréque cet attributappartient à la notion de cet
objet, définidans son essence ou dans ses Relationsavec d'autres
objets. Simmias,par exemple,ne se définitcomme grand que par
rapportà Socrate ; il se définiracommepetitpar rapportà Phédon
(102 b). Mais, l'une ou l'autre de ces définitionsétant posée, telle
hypothèseétant adoptée, il sera possible d'établir que l'objet ainsi
définipossède tel ou tel attribut; et il n'est pas d'autre moyen
d'obtenir des propositionscertaines. La méthode hypothétique,
présentéedans le Ménon (86 d-87 b) comme caractéristiquede la
géométrie,est applicable à la physique,et peut seule y introduire
des explicationsincontestables,une foisqu'on a convenudes hypo-
thèses,des définitionsinitiales.C'est cette méthodeque le Socrate
1. Cf.Simplicius,in Arisi,de Cado B 12, p. 488, 23 et p. 493, 2 Heiberg.
2. Cf.notreouvrage: La Construction de l'Idéalismeplatonicien,§ 305.

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du Phédon entend appliquer à la démonstrationde l'immortalité


de l'âme : méthode conceptuelle,ayant comme postulat l'hypo-
thèse des Idées. « Que l'on m'accorde,dit Socrate,cette hypothèse
générale,qu'il est des objets idéaux, comme le beau, le juste, le
grand,je me fais fort,à partirde là, de démontreret de découvrir
la cause qui faitque l'âme est immortelle» (100 b). L'hypothèsedes
idées, dans sa significationgnoséologique,affirmant l'a prioridans
la connaissance,attestel'éternitédu sujet pensant : la mêmehypo-
thèse, par ses applications méthodologiques,fondantla physique
conceptuelle,permetd'établirl'immortalitédes âmes individuelles.

Mais, afin de mettreen œuvre cette méthode conceptuelle,qui


prétend tirer de la seule définitiondes objets leurs propriétés
réelles,afin d'étendreaux objets de la physique en généralla mé-
thode hypothétique de la géométrie,il convient d'envisager les
types les plus généraux de relations pouvant s'établir entre des
concepts,de découvrirles lois élémentairesde la liaison ou de l'ex-
clusiondes idées ; ces lois sont l'objet de la dialectique ; à cette con-
dition seulementnous pourronsapprendresi l'immortalitéappar-
tientà la naturede l'âme, si la Forme de l'immortalitéest présente
à l'âme, est contenuedans sa notion.
Une distinctionpréliminaireet fondamentaleest celle des es-
sences intelligibles,des déterminationsintellectuellestoujoursiden-
tiques à elles-mêmes(par exemple,les relationsplus grand,égal,ou
plus petit,les qualificationsde beau ou de juste) et des sujets con-
cretsauxquels elles s'appliquent, ou, comme dit Platon, qui y par-
ticipentet en reçoiventle nom (102 ab). Or, en ce qui concerneles
essences,chacune est ce qu'elle est, sans communicationpeut-être
avec aucune autre,en tout cas excluant absolumentson contraire;
un sujet concret,en revanche, peut recevoir des déterminations
contraires; Simmias, grand par rapport à Socrate, est petit par
rapportà Phédon ; mais il ne les reçoit qu'alternativement, jamais
dans le mêmetempset sous le mêmerapport.De là se dégage cette
remarque capitale : non seulement des déterminationsintellec-
tuelles contraires s'excluent réciproquement,selon leur essence,
mais encoreelles ne sauraientcoexisteren un mêmesujet. « Ce n'est
pas seulement,dit Socrate, la grandeuren soi qui jamais ne con-
sentiraà être à la fois grande et petite ; mais c'est encorela gran-
deur réalisée-en nous qui jamais n'accueillera la petitesse ni ne

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consentiraà êtredépassée. Mais de deux choses l'une : ou elle s'en-,


fuiraet cédera la place, à l'approche de son contraire,la petitesse;
ou bien, à l'approche de celui-ci,elle sera anéantie. Mais demeurer
en place et accueillirla petitesse,non ; elle ne saurait consentirà
être autre chose que ce que essentiellementelle est ». Un sujet
concret,Socrate par exemple, peut bien recevoir alternativement
des déterminationscontraires; mais aucune de ces déterminations
ne saurait demeureren lui tandis qu'il reçoit la détermination
contraire. Des déterminationscontraires, disions-nous,ne sau-
raient coexisteren un même sujet ; si l'une d'elles vient à se réaliser
dans un sujet, celle qui s'y trouvaitauparavant réalisée ne saurait
continuerd'y obtenirsa réalisation; cette réalisationest, de toute
nécessité,ou chassée,ou détruite(102 b-e).
Ainsi, la dialectique aboutit à dégager du principe logique de
l'exclusion des contrairesune application à l'existence des êtres
physiques. Mais cette applièation, pour être bien entendue,exige
que la distinctioninitiale entre l'intelligibleet le sensible soit
approfondieau moyen de l'analyse du devenir sensible, analyse
ébauchée au début du Phédon (70 d-72 d), dans l'argument des
contraires,et que préciserale Timée (49 e et suiv.). Au-dessousdes
objets sensibles, réalisationstemporairesde l'essence intelligible,
il faut discernerle sujet en quoi les essences se réalisent,et que le
Timée (50 cd, 51 a) réduira à un substratumabsolument indéter-
miné, la place (x&P*,52 ab). On a reconnu,en effet,que les con-
trairesse succèdent dans un même sujet ; c'est le même sujet qui
devientalternativementfroidet chaud, sec et humide,alternatives
qui supposentun processusde compensation,par quoi le contraire
qui cesse de trouversa réalisation dans un sujet en obtient une
dans un autre sujet, à une autre place. C'est de cette circulation
des contrairesqu'est faitela vie de l'Univers1. Or, ce qui nous inté-
resse particulièrementici, ce n'est pas le substrat permanent,ni
non plus, à vrai dire,les déterminationstoujours identiquesà elles-
mêmes qui y circulent; ce sont les existences changeante^ résul-

1. Cf. notamment Phédon, 72 ab : Ei «fàp |&4*à *vra*o8iíofyta ïxtpa «rot;


étépotçYryvopieva,<o<rirepsi x. x- X. L'élaboration de cette théorie
xvxXa>íreptióvxa,
conduira le Timée (50 c) à distinguer des essences intelligibles, des êtres
éternels, les qualifications qui circulent dans le réceptacle (tocôè eî<noVcaxal
eÇtovTa- cf. 49 e : tò 8è toioOtov¿el wepiçepo>evov) et qui sont comme des em-
preintes déposées par eux (tvtcwÔIvtoi in1 aûx&v).

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tant de cette circulation.On ne considère plus ici, dit Socrate, les


sujets qui reçoivent alternativementles contraires; on considère
les contraireseux-mêmes,non pas tant dans leur essence intelli-
gible que dans leurs réalisations sensibles (Phédon, 103 b) ; et ce
qu'on déclare,c'est que, pas plus qu'un contraire,prisen lui-même,
dans son essence, ne saurait se convertiren son contraire,pas
davantage la réalisationsensibled'un contrairene saurait coexis-
ter, c'est-à-direexister dans le même temps et à la même place,
avec la réalisation de l'autre contraire. Lorsque le processus de
circulationdes contrairesamène une essence à se réaliserlà où se
trouvait réalisé précédemmentson contraire,amène la réalisation
du chaud là où se trouvaitréalisé le froid,il faut de toute nécessité
que le froidréalisé soit anéanti, ou qu'il s'en aille. Cette seconde
éventualité, déplacement d'une existence, n'équivaut pas à son
anéantissementcompensépar sa réalisationen une autre place du
fait de la circulationde l'essence ; elle consiste en une perpétua-
tion originaledont nous aurons à préciserla signification.
Mais, si l'on veut parvenirà démontrercertainespropriétésdes
êtres physiques, la loi d'exclusion des contrairesne suffitpas ; if
faut y adjoindre quelque loi d'implication des concepts ; c'est à
quoi tendentles remarquesqui suivent :
Par exemple, chaud et froidsont des contraires; neigeet feu ne
sont pas équivalents respectivementà froidet à chaud, neige n'a
pas pour contrairechaud; feu n'a pas pour contrairefroid; cepen-
dant, la neige et le feu existants se comportentà l'égard de ces
déterminationscomme si elles étaient leurs contrairesrespectifs.
La neige ne saurait coexisterdans un même sujet avec le chaud,
ni le feu avec le froid.A l'approche du chaud, la neige est chassée
ou anéantie, de même que le feu par l'assaut du froid.Ainsi,telle
détermination(neige ou feu), sans être équivalente à l'un des con-
traires,exclut cependant l'autre contraire,comme si l'un de ces
contrairesétait sa dénominationpropre(103 cd).
Il est en effet,explique Socrate, des dénominationsqui, tout en
appartenant en propre à une essence déterminée,conviennent
invariablementà d'autres essences distinctesde celle-là, mais qui
sont dans un rapportessentielavec celle-là. Ainsi,la dénomination
d'impair appartient en propre à une certaine essence ; mais elle
convientinvariablementà une infinitéd'autresessences,distinctes
de l'impair, mais par nature inséparables de l'impair. Elle con-

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vient, par exemple, à la triade ou essence du trois,qui n*estpas


équivalente à Yimpair, mais qui est avec cette essence dans le
même rapportque la neige avec le froid,où le feu avec le chaud ;
elle convientpareillementà l'essence du cinq, à l'essence respective
de tout nombre dit impair, c'est-à-direde tout nombre compris
dans l'une de deux branches de la série des nombres, l'autre
branche étant celle des nombresdits pairs (1Q3 6-104 b). On voit
donc que Platon, qui a formuléd'abord une loi d'exclusibn réci-
proque des contraires,applicable non seulement aux essences,
mais égalementaux existences,chercheici à développersa dialec-
tique, sa théorie des exclusions mutuelles, par la considération
d'une liaison entre des essences. Si toute essence est identique à
elle-mêmeet exclut son contraire,elle n'est pas cependant rebelle
à toute communicationavec d'autres essences ; il est même telle
essence qui implique nécessairementtelle autre comme son attri-
but essentiel; ainsi le trois implique l'impair,la neige le froid,le
feu le chaud.
De la combinaisonde cette loi d'implicationavec la loi d'exclu-
sion des contrairesrésulte cette règle plus complexe, applicable
elle aussi aux existences,et qu'illustraitl'oppositionde la neige et
du chaud, du feu et du froid: « Ce ne sont pas seulementles con-
traires qui ne sauraient coexisteren un même sujet ; ce n'est pas
seulementle contrairequi ne saurait accueillirson contraire; c'est
aussi la déterminationimpliquant l'un des contrairesqui ne sau-
rait accueillirl'autre contraire,c'est-à-direcoexisteravec lui dans
un même sujet. En quelque sujet qu'elle se réalise, la détermina-
tion qui implique ne saurait accueillirle contrairede celle qui est
impliquée ; à l'approche de celui-ci,elle est anéantie ou elle bat en
retraite» (104 fc,105 a). Par exemple,la neige sera anéantie plutôt
que d'accueillir en soi le chaud, de coexisterdans un même sujet
avec le chaud ; pareillement,le trois subira n'importequoi plutôt
que de devenirpair (104 c) ; entendez : de quelque façbnqu'on s'y
prenne pour faire deux parts égales avec trois unités identiques,
soit trois gâteaux, il ne saurait y avoir seulementtroismorceaux.

La dialectique des contraires,complétéepar la loi d'implication


de l'attributessentiel,est une préparationnécessaireà la démons-
tration de l'immortalitéde l'âme, voire de toute démonstration
physique. Si une propriétéd'un être physique ne peut être expli-

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quée que par la présence en lui d'une essence enveloppée dans sa


définition,il est indispensable,pour obtenirde telles explications,
de connaître les lois générales de la liaison ou de l'exclusion des
essences, lois qui sont l'objet de la dialectique. La considération
de l'attributessentiel,notamment,permetde préciserl'explication
infaillible,mais ingénue(eoif)8u>ç, 100 d), que donnait primitivement
Socrate des propriétésd'un être physique. Ainsi, si l'on demande
la cause de la chaleur,à la question : « le corps qui est chaud, c'est
celui où survientquoi? », au lieu de la réponse infaillible(àor^paXtj),
mais indocte (àjiaÔYJ) : « c'est celui où survientla chaleur », on fera
cette réponse aussi sûre, mais plus raffinée(xo^oxépav) : « c'est
celui où survientle feu» (105 bc). Le feun'est pas, en effet,à l'égard
de la chaleur,commela formeou la couleur à l'égard de la beauté,
une circonstanceaccidentelle; le feu enveloppe la chaleur comme
un attributessentiel; partout il porte avec lui (èiu<pépei 104 e) la
et
chaleur, seul, devons-nous ajouter, il est capable de l'apporter.
C'est de la même manière qu'on explique la cause de la vie. A
la question : « le corpsqui est en vie, c'est celui où survientquoi? »,
on ne répondrapas : « c'est celui où survientla vie », mais : « celui
où survientl'âme ». L'âme possède, en effet,la vie comme attribut
essentiel; partoutelle porteavec elle la vie, et seule elle est capable
de l'apporter(105 c). C'est là du moins ce qui résultede la concep-
tion de l'âme adoptée par Cébès ; l'âme n'est pas selon lui, comme
pour Simmias,là résultantedes énergiescorporelles,de leur équi-
libre ou de leur harmonie; elle est, au contraire,le principed'or-
ganisationpar où s'entretientl'équilibrevital ; c'est elle qui anime
le corps (87 de). C'est à partirde cette hypothèse,de cette défini-
tion de l'âme, qui est celle de Cébès lui-même,que Socrate va éta-
blir, à l'encontredes appréhensionsde Cébès, que l'âme n'a pas à
redouterd'être anéantie par la mort.
Il est accordé,en effet,que l'âme a la vie pour attributessentiel.
« L'âme, par conséquent,quelque sujet qu'elle occupe, toujours,en
s'y réalisant,elle yapportela vie ». C'est de la mêmefaçonque le feu,
partout où il se réalise, apporte la chaleur,ou la neige le froid.Or,
la vie, attributessentielde l'âme, a pour contrairela mort.L'âme,
en son essence, exclut donc la mort, en son essence, autant que
pourraitfairela vie elle-même,en son essence. Et cette loi d'exclu-
sion s'appliquant également aux existences, il s'ensuit qu'il est
impossibleque l'âme et la mortcoexistenten un même sujet, pas

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plus que n'y peuvent coexisterla vie et la mort. Par conséquent,


où l'âme existe, il est impossibleque se réalise le contrairede son
attributessentiel,impossibleque se réalise la mort.Et, si la mort
vient s'établir en un sujet où réside l'âme, celle-ci n'y saurait
demeurer,accueillir en soi la mort, coexister avec elle dans ce
sujet. Il ne peut subsisterd'âme dans un mort1,pas plus que de
neige à la chaleur du soleil, ou de feu sous le froidde l'averse. A
l'instant de la mort,il faut,en vertu des prémissesprécédemment
admises, que l'âme soit anéantie ou qu'elle se retire; car elle est
incompatibleavec la mort,comme la neige avec la chaleur,ou le
trois avec le pair, avec la division en deux parties égales. C'est en
ce sens qu'on peut dire l'âme immortelle(áoávaiov),incompatible
avec la mort; c'est là une propositionrigoureusementdémontrée;
mais elle ne signifiepas encore que l'âme est immortelleau sens
qui nous intéresse,c'est-à-direimpérissable(àvcSXeÔpov) (105 de).
Cette insuffisancede la conclusion obtenue est nettementsouli-
gnée par Socrate, qui s'applique à précisercommentdevrait être
complété le raisonnementpour aboutir à la conclusion cherchée.
Le caractèredécevant de l'argumentationprécédenten'a donc pas
échappé à Platon ; mais nous comprendronsmieux ce caractère,et
nous verronsque la déceptionpeut être surmontée,si nous appro-
fondissonsune lumineuseindication de M. Robin2, qui découvre
dans cette démonstrationdu Phédon une application de l'argu-
ment ontologique. Cette démonstration,nous l'avons vu, s'appuie
sur de purs concepts, sur des relations entre des essences ; elle
montre que l'attribut mortelest exclu par la définitiondu sujet
âme; elle procède par une méthodelogique, tirantde l'essence ses
propriété?. Mais la conclusion qu'elle veut établir, le caractère
impérissablede l'âme, ne se réduit pas à un attribut,à une pro-
priété de l'essence ; c'est une modalité de l'existence, la durée
infiniede l'existence8. Elle déborde donc la compétencede la mé-
thode logique, du pur raisonnement,qui ne lie que des concepts,
n'établit que des rapportsd'essences, même s'Us sont applicables
aux existences; la conclusionqu'on chercheà tirerde la définition

1. Cf. Phédon,106 b : ou5*taxaiTeÔvrjxvta.


2. Phédon(coll.G. Budé), traduction,p. 82, n. 1 ; La Penséegrecque,p. 230.
3. Cettedistinction, avant d êtreexploitéepar Kant [Dialectiquetranscen*-
dentale,1. II, ch. ni, 4e section)avait été miseen lumièrepar Malebranche,
Méditationschrétiennes, IX, 12«

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de l'âme supposeune inference de l'essenceà l'existence; en quoi


consisteprécisément une argumentation ontologique.Cetteforme
d'argumentation n'est pas proprement paralogique,commeon le
lui a reproché ; on la diraitplusexactement translogique.Elle feint
d'utiliserla logiquepouratteindredes conclusionsqui dépassent
la logique; mais,ce faisant,elle meten reliefle privilègede cer-
tainesnotions,dontle caractèreabsoluautorisedes assertions que
la penséediscursive, les relationslogiques,seraientimpuissantes à
soutenir.
C'estainsique Descartes' exposantla preuvede l'existencede
Dieu, met en parallèlel'idée de l'Être parfaitet celle d'un être
mathématique, commele triangle.« Revenant,dit-il,à examiner
l'idée que j'avais d'un Être parfait,je trouvaisque l'existencey
était comprise,en mêmefaçonqu'il est comprisen celle d'un
triangleque ses troisanglessontégaux à deux droits,ou en celle
d'une sphèreque toutesses partiessont égalementdistantesde
son centre,ou mêmeencoreplus évidemment ; et que, par consé-
quent,il estpourle moinsaussicertainque Dieu,qui estcet Être
parfait,est ou existe,qu'aucunedémonstration de géométrie le
sauraitêtre». L'argument ontologique prétend donc conclure avec
la mêmenécessitéque le raisonnement mathématique. Cependant
Descartes,en cet endroitmême,observeque la nécessitélogique,
celle du raisonnement mathématique, ne lie que des essences,et
que la véritédes théorèmes mathématiques estindépendante de la
«
réalitéde leursobjets. Car,par exemple,je voyaisbienque, sup-
posantun triangle,il fallaitque ses troisanglesfussentégaux à
deux droits; maisje ne voyaisrienpourcela qui m'assurâtqu'il
y eût au mondeaucun triangle». Les véritésmathématiques,
dirions-nous, s'expriment en des propositions hypothétiques ; dès
lors,l'analogieavec le raisonnement mathématique nous autorise
seulementà conclure: supposantDieu, il fautqu'il existe; elle
n'imposepas l'affirmation catégoriquede l'existence.
Est-ceà direque l'argument ontologique soitsansvaleur?Non;
mais sa miseen forme,la confrontation avec une démonstration
purementlogique,manifesteen cette questionl'insuffisance du
raisonnement. Si la conclusionontologiqueest valable,c'est que
l'idée de Dieu est une idée privilégiée, exceptionnelle ; c'est l'idée
1. Discoursde la Méthode,IV« partie,A. T., VI, p. 36,

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330 REVUE PHILOSOPHIQUE

de l'absolu, de l'Être infini,cause de soi, un Être dont la réalité ne


saurait, pour s'établir, être tributairedu raisonnement,puisque
c'est elle au contrairequi conditionnela validité de tout raisonne*
ment. La certitudede l'existence de Dieu ne relève pas de l'argu-
ment ontologique, exposé dans sa formesynthétique; elle repose
sur la méditation,l'analyse reflexive,s'exerçant sur une idée sans
commune mesure avec les concepts qu'utilise le raisonnement
logique1.
Pareillement le Phédon prétend démontrerl'immortalité de
l'âme, la durée infiniede son existence, obtenir une conclusion
ontologique,par une méthodepurementlogique, par un raisonne-
ment fondé sur des relationsd'essences et la dialectique deè con-
traires. Déjà, au début du dialogue, un premierargumentavait
tenté d'établir la survivance de Pâme comme un cas particulier
de l'alternance des contrairesdans le monde physique : de même
qu'un sujet matérieltour à tour se contracteet se dilate, se divise
et se réunit,se réchauffeet se refroidit,s'humecte et se dessèche,
et que tout passage d'uricontraireà l'autre doit,pour que se main-
tienne la diversitééquilibrée de l'Univers, être compensé par un
passage en sens inverse,toute séparation ici par une réunion là,
tout embrasementpar une extinction,etc., de mêmetout passage
de la vie à la mortdoit êtrecompensépar un passage inversede la
mortà la vie ; sinon,il n'y auraitbientôtplus au monde de vivants.
Ne peut-on tirer de ce raisonnementun indice (Texjwfjpiov) favo-
rable à l'antique croyanceque ce sont toujours les mêmes âmes qui
circulentdans l'Univers, tour à tour s'incarnant et se désincar-
nant (70 c-72 d)? Une telle croyance,cependant,n'est point par là
prouvée. Pourquoi l'alternativevieet mortsupposerait-elled'autres
sujets que le substratindéterminédes vicissitudesphysiques? La
loi du devenir héraclitien exige qu'un soleil se rallume chaque
matin ; mais ce n'est pas le même soleil2. Elle exige pareillement
que les générationsse renouvellent; mais elle n'exige pas que se
perpétuent les mêmes sujets individuels, que l'âme d'un chef
troyenrevive en Pythagore8.
C'est une elucidation sur ce point qu'apporte l'argumentfinal,

1. Sur ce rapportde l'argumentontologique,le premierdans l'exposé des


avec Burman,
ci. Entretien
Principes,avec la premièrepreuvedes Méditations,
A. T., V, p. 153.
2. Diels, Vorsokratiker,12 B 6 : 6 iftioc... veoçè<p'Wtpy ¿ortv.
3. Ci. Rohpe, Psyché,trad. ir. p. 617.

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J. MOREAU. - L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS « PHÊDON » 331

fondélui aussi sur la dialectique des contraires.L'alternance de la


vie et de la mort suppose-t-ellela survivance de l'âme, la perpé-
tuité d'une existence individuelle? Pour résoudre cette question,
la circulationdes contraires,qui est la loi de l'Univers physique,
est examinée,non quant à leur successiondans un sujet réductible
à un substrat indéterminé,mais dans ses effetsconcernant les
existences,les réalisationstemporairesde l'essence. Et nous avons
vu que, lorsque la circulationdes contrairesamène l'un d'eux à se
réaliser dans le sujet, ou à la place, où se trouvait réalisé précé-
demmentson contraire,il faut de toute nécessitéque la réalisation
précédentesoit anéantie ou se retire,qu'elle quitte la place. Or, de
ces deux éventualités, dans tous les exemples invoqués comme
termesde comparaison par Soçrate, c'est toujours la premièrequi
se produit.Quand, à la place occupée par la neige,vient se réaliser
la chaleur, la neige est anéantie par la fusion; quand, à la place
occupée par le feu, la circulation des contraires,le devenir de
l'Univers,amène la vibtoiredu froid,le feu est anéanti par extinc-
tion ; quand, dans un groupe de trois,on réalise la parité, la divi-
sion en deux parties égales, c'est le nombretrois qui est anéanti ;
il y a quiere ou six morceaux. En ce qui concernel'existence de
l'âme, le raisonnementqui conclut qu'au momentde la mortil lui
faut ou être anéantie ou se retirerne suffitdonc pas à prouver
qu'elle est impérissable.Pour obtenir cette conclusion,pour être
assuré que l'âme, au moment de la mort, se retireau lieu d'être
anéantie, pour décider que c'est, dans ce cas exceptionnel, la
seconde éventualitéqui se produit,il faudraitqu'il fûtprouvé par
ailleurs qu'elle est impérissable.Le raisonnementlaborieusement
édifiélaisse donc tout en question. Si, explique Socrate, ce qui est
rebelleau chaud (aôepjiov)était nécessairementimpérissable (ávcü-
Xeôpov), quand la neige succomberait au chaud, elle ne serait pas
anéantie par fusion; elle s'esquiverait intacte. De même, si ce
qui est rebelle au froid(òtyuxxov) était par là-même impérissable,
quand le feu succomberait au froid,il ne serait pas éteint; il conti-
nuerait,le mêmefeu,d'existeren allant flamberplus loin. Si pareil-
lementce qui est immortel,c'est-à-direincompatibleavec la mort,
était à la fois et par nécessité impérissable,il serait impossible à
l'âme, à l'instant de la mort,d'être anéantie ; elle se retireraitpour
continuerson existence (105 e-106 b ; lOffe).
Si Socrate donne ce tour aux desideratade sa démonstration,

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332 REVUE PHILOSOPHIQUE

c'est qu'il pense se faireaccordersans peine cette propositiongéné-


rale que ce qui est immortelest égalementimpérissable.En faveur
de cette propositionplaide, en effet,à défaut de la synonymie
usuelle dissoute par les analyses précédentes,l'équivalence établie
dans la conscience religieuse entre les termes d'immortelet de
divin. Les àôivaxot,pour un Hellène, ce sont les Dieux. Par là
s'explique l'acquiescement facile de Cébès : « Qu'y aurait-ild'im-
1
périssable, si l'immortel,avec sa pérennité,ne l'était point ! »
Mais, au fait,ne se pourrait-il qu'il n'y eût absolumentrien d'im-
périssable? Auquel cas, la réflexionde Cébès ne serait point con-
cluante. C'est à écarter cette objection que tend la réflexionde
Socrate, en réponseà celle de Cébès : « A tout le moins,Dieu, j'ima-
gine, et la réalité elle-mêmede la vie, sans comptertout ce qu'il
peut y avoir encore d'immortel,cela, de l'aveu unanime,est inca-
pable de périr»2. Le sens de cette réflexion,écartant l'hypothèse
dans laquelle il n'y aurait rien d'impérissable,,c'est qu'il y a du di-
vin dans l'Univers. Il est impie de supposer que tout en lui soit
destiné à périr.Dès lors,si quelque chose doit échapper à l'anéan-
tissement,que serait-cesinon ce qui par nature résisteà la mort,
ce qui apporte avec soi la vie et la possède comme attributessen-
tiel? C'est donc à une conceptionreligieusede l'Univers,familière
à la pensée antique, que se suspend la démonstrationde l'immor-
talité de l'âme ; c'est par cet appel à une croyancecommunequ'elle
trouve son achèvement.Aussi ne faut-ilpas s'étonnerque Socrate,
revenantsur la portée de cette démonstration,affirmela nécessité
d'en approfondirles hypothèses de base (&icoÔé<retç xàç 7cp<uTaç).
Étant donné la minutie avec laquelle ont été élaborées les pré-
misses dialectiques, cette remarquene semble pouvoir s'appliquer
qu'à la conception cosmologique dont nous venons de dégager le
rôle ; admise par la conscience religieusecommune,il appartient
à la réflexionphilosophique d'en fournirla justification; la dé-
monstrationde l'immortalitésera alors parfaite(107 6).

Les indicationsmêmes de Socrate nous invitentdonc à deman-


der à la méditationde compléterle raisonnement,afin de parvenir

1. Phédon, 106 d : <rxokyfàp av xi aXXo ?8opàv jiy| Uxono, eï ye tò «Oávatov, ài-


Siov ov, <p0opàvhi&xai.
xai auro tò tï)ç Ça^ç stëoç xal et
ó EwxpdtTYK»
2. Ibid. : 'O Sé yt 6eoç, oì(ìou, £<pr)
^¿tcotc à7rô>Xv<yôai.
Tt $XXo áOávctTÓvècrciv,iiapà rcávTwv¿v otioXo-pQÔefr)

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1. MOREAU. - L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS « PHÊDON » 333

à la conclusioncherchée,qui est une conclusionontologique.L'ex-


posé cartésiende l'argumentontologiquemet en parallèle l'idée de
Dieu et l'idée du triangle; mais ce parallèle, qui montrela voie de
la conclusion, en interditcependant l'accès, à moins que la ré-
flexionne découvre le privilège de l'idée de Dieu. Pareillement,
l'originalitéde l'argumentationdu Phédon consiste dans l'appli-
cation à l'alternative de la vie et de la mortde la dialectique des
contraires; le raisonnementétablit, touchant les existences réali-
sées par l'alternancedes contraires,une règle d'anéantissementou
d'éviction, qui jouit, dans son ambiguïté, d'une portée absolu-
ment générale, mais qui, pour aboutir à la conclusion cherchée,
doit trouver,dans l'alternative de la vie et de la mort,un mode
d'application tout à fait particulier. Autrementdit, l'argument
n'est concluant que si la réflexiondécouvre que la vie et la mort,
assimiléespar le raisonnementà des contrairesphysiques,ne sont
pas des contrairescomme les autres.
Il suffitpour cela de suivre les suggestionscontenues dans le
Phédon lui-même,et développées dans d'autres dialogues de Pla-
ton. Que la vie, dans son oppositionavec la mort,ne soit pas assi-
milable à l'un des termesd'un couple de contrairesphysiques,cela
résulte déjà de la conception de Simmias lui-même,conception
matérialistequi fait de la vie la résultantede l'équilibre des con-
traires à l'intérieurde l'organisme (86 bc). A plus forte raison,
cette assimilation est-elle impossible pour Cébès, qui voit dans
l'âme un principe d'organisation qui domine l'antagonisme des
contraires,maintient de la sorte la permanence de l'organisme
(87 d). Les conceptions de Simmias et de Cébès reposent sur-la
considérationd'un même fait, l'organisation; elles diffèrentpar
l'interprétationqu'elles en donnent.Pour l'un commepour l'autre,
l'âme peut être appelée une harmonie; mais, pour Simmias,l'har-
monie est expressémentun composé (<rúv8exov rapóla), une résul-
tante (92 a) ; et c'est dans cette acception seulement(Boeckh l'a
montrémagistralementil y a plus d'un siècle *) que la doctrinede
l'âme-harmonieest rejetée par Socrate dans le Phédon.Pour Cébès,
on pourraitdireégalementque l'âme est une harmonie,une organi-
sation, mais qui préexiste aux éléments,à la diversitématérielle

1. Boeckh, Ueberdie BildungderWeltseele...(1807), Kleine Schriften,


III,
p. 139,n. 1.
22

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334 REVUE PHILOSOPHIQUE

par elle organisée.Toute la question pour Cébès est de savoir si,


de mêmequ'elle préexisteau corps,cette harmonielui survitindé-
finiment(87 a, 91 d).
Si, comme il ressortde la conceptionde Cébès, qui sert de base
à la discussion,la vie se définitpar l'organisation,il apparaît aussi-
tôt que l'alternativede la vie et de la mortne peut être assimilée
en tous points à celle des contrairesphysiques; car, quel serait le
contrairede l'organisation?Aristote,dans un dialoguesurl'immor-
talité de l'âme, VEudème,réfutantà son tour la théoriede F âme-
harmonie, disait : « L'harmonie a un contraire,la désharmonie
; or, l'âme n'a pas de contraire; elle est, en effet,une
(f¡àvapfxoaTÎa)
substance » (ouata).D'où il concluait qu'elle ne saurait être une
harmoniex. Mais ce substantialisme,caractéristiquede l'aristoté-
lisme,est ce qu'il y a de plus étrangerà l'idéalisme platonicien.Si
l'harmonie et la désharmonie,l'organisation et son contraire,se
succédaientdans un sujet à la façon du froidet du chaud, des con-
traires physiques, quelle significationpourrait avoir encore l'or-
ganisation,qui ne se conçoit que comme un principedominantla
lutte des contraires?L'organisation,non seulementne saurait se
réduireà une résultanteaccidentelle,comme le voudrait le maté-
rialisme; elle est essentiellementune forme; mais cette formene
tire pas ses réalisations temporaires d'une loi d'alternance des
contraires,subordonnéeelle-mêmeà une exigence d'équilibre uni-
versel; elle n'est point apportéetantôt ici, tantôt là, par la circu-
lation des contraires; elle règle,là où elle se réalise, l'échange des
contraires,afin d'assurerla permanencede l'organisme,et semble,
à ce titre,ne devoirsa propreréalisationqu'à soi-même.Elle n'est
pas apportée,mais pour soi-mêmeet par soi-mêmeapportante*.Si
l'organisation ou l'harmonie est, en son essence, un système de
relations,ou un nombre,il faut ajouter, ce qui explique la célèbre
définitionde l'âme transmisepar Xénocrate3,que c'est un nombre
qui se meutsoi-même.Les formesdu chaud et du froid,des con-
trairesphysiques,les essences en général,n'ont d'autre réalisation
que celle qu'elles reçoiventtour à tour en un commun substrat;
l'organisation,elle, a une autre actualité que celle de ses réalisa-
1. Aristote, fr.45, Rose (Bibl. Teubn.), p. 52, 2-3.
2. Locutionsempruntéesà M. Lachièze-Rey,Les Idées morales,socialeset
politiquesde Platon,p. 62.
3. Fragm.68, Heinze.

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J. MOBEAU. - L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS « PHÉDON » 335

tions transitoires; elle suppose l'activité d'un principeautonome,


transcendantaux vicissitudes de l'existence physique, et par là-
mêmeimpérissable.
Par là s'explique que dans le passage de la vie à la mortl'âme se
comporteautrementque la neige ou le feu sous l'assaut de la cha-
leur ou du froid.La victoire,à telle place, de la chaleurou du froid
résultede la circulationdes contraires; l'essence qui cesse de trou-
ver sa réalisationici peut, par compensation,la recevoirailleurs;
mais c'est une autre réalisation; ce n'est pas la mêmeexistencequi
se perpétue. De la neige est anéantie par fusion; il peut se former
ailleurs,par la circulationde l'essence, d'autre neige ; ce n'est pas
la même neige qui continueson existence après s'être déplacée. Il
en va autrementdans le passage de la vie à la mort. Sans doute,
à l'instant de la mort,le corps vivant est détruit; l'organisme,du
moins, commence à se dissoudre pour faire place à un cadavre ;
sans doute encore, par compensation,il naît ailleurs d'autres vi-
vants ; mais la compensationne s'effectueplus en ce cas par une cir-
culation d'essences. Quand le corps vivant fait place à un cadavre,
ce n'est pas une formequi se substitue aune autre forme,comme
dans l'alternance du chaud et du froid; car le cadavre est précisé-
ment informe; c'est bientôt« un je ne sais quoi qui n'a plus de nom
dans aucune langue »*. Aussi bien, l'organisation,qui trouve une
réalisationtemporairedans l'organismevivant,n'est-ellepointune
formeparticulière,engagée dans la successionalternantedes con-
traires; elle est le tout qui commande aux parties. L'opposition
de la vie et de la mort,de l'organisationet de son prétenducon-
traire,est donc celle du tout et du rien ; la vie, à vrai dire,n'a pas
de contraire.L'alternativede la vie et de la mortne ressembledonc
que superficiellement à l'alternance des contrairesdans un sujet
qui n'est qu'un substrat amorphe,pure puissance de réceptivité;
le passage de l'organismevivant à l'état de cadavre s'explique par
le départ d'un principeautonome d'organisation,sujet dont l'ac-
tualité• transcendante aux vicissitudes de l'existence physique
équivaut à une existenceperpétuelle; et si la mortdes générations
est sans cesse compenséepar la naissance de générationsnouvelles,
c'est que les mêmes âmes, perpétuellementexistantes2,toujours
circulent dans l'Univers, recevant des incarnations successives.

1. Bossubt, Sermonsur la Mort,Œuvresoratoires(Lebarq), IV, 167.


2. Cf.Rép. X, 611 a.

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3S6 REVUE PHILOSOPHIQUE

Tandis que l'alternancedes contrairesphysiques exprimeune cir-


culation d'essences, se traduisantpar l'anéantissementpériodique
d'existences qui ne sont que des informationstransitoiresd'un
substrat indéterminé,d'une matière amorphe, le renouvellement
des générationss'effectuepar la réincarnationdes âmes, qui con-
serventperpétuellementleur identité,par une circulationd'exis-
tences.
Ainsise déterminedans ses applicationsla règleambiguë établie
dans sa généralitépar la dialectique des contraires: dans la vic-
toired'un des contraires,il fautque l'existenceenveloppantla réa-
lisation de l'autre soit anéantie ou déplacée. C'est la première
éventualité, l'anéantissement,qui se produit dans la succession
des contrairesphysiques; c'est la seconde, le départ indemne de
l'âme, du principede l'organisationet de la vie, qui a lieu à l'ins-
tant de la mort.Par cette distinctionse complètela démonstration
de Socrate : si l'âme, qui est immortelleen ce sens qu'elle exclut la
mort,est en mêmetemps impérissable,c'est que, pour s'opposer à
la mort,il faut qu'elle soit un principed'organisationdominantla
lutte des contraires,soustrait par là-même aux conditions d'où
résulte l'anéantissementdes existences physiques.
Ce privilègede l'âme, dégagé par la réflexionsur l'idée d'organi-
sation, qui est essentielleà la définitionde l'âme envisagée dans
son rôlebiologique,était misen lumièredans la République,à partir
des considérationsmorales. Le livre X de ce dialogue présente,en
effet,en faveurde l'immortalitéde l'âme, un argumentmoins éla-
boré que celui du Phédon1,mais plus direct,et atteignantau terme
de sa conclusion. Nul être, explique-t-il,ne peut être détruitque
par son vice propre (olxeiaxaxfa). Par son vice propre,il faut
entendre la perte de ce que le livre I appelait sa vertu propre
(oixeíaápeníj),c'est-à-direla structureou la formepar laquelle il
est adapté à sa fonctionpropre (tb <xutooepfov),au service qui
est le sien dans le système de la finalitéuniverselle.Or, un œil,
par exemple,qui a perdusa vertupropre,un œil incapable de voir,
n'est plus un œil ; un couteau incapable de couper n'est plus un
couteau ; c'est en ce sens que de tels êtres,peut-on dire, sont dé-
truitspar leur vice propre.Voyons donc quel est le vice proprede

1. Nous persistons,en effet,à considérerla psychologiede la République


(livresIV et X) commeantérieureà la métaphysiquedu Phédon.Ci. La Cons-
tructionde VIdéalisme platonicien, §§ 207-209.«

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J. MOREAtJ.- L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS « PHÊDON » 337

Tame ; c'est, suivant Socrate, l'injustice. Mais il est manifesteque


l'âme injuste,malgréla pertede sa vertupropre,la justice,ne cesse
pas d'être vigoureuseet active. Son vice proprene parvientpas à
détruirel'âme ; il n'est donc rien qui la puisse fairepérir(Rép. X,
608 6-611 a).
Cet argument,d'apparence sophistique,s'éplairequand on s'in-
terroge sur ce qu'est la fonction propre de l'âme. La fonction
propre d'un outil, d'un organe, voire d'un être naturel,envisagé
dans son rapport avec la finalitéhumaine (un cheval ou quelque
autre animal domestique, par exemple), c'est de servirà quelque
fin particulière; la fonctionpropre de l'âme, au contraire,c'est
d'ordonneren généralces fins; c'est de délibérer,de commander,
c'est-à-direde prendredes décisions; c'est là ce qu'on appelle agir,
ou, au sens moral du terme,vivre (Rép. I, 352 e-353e). Or, on peut
vivre,c'est-à-direse conduire,bien ou mal. Mais une âme qui vit
mal vit tout de même; on peut manifesterautant d'activité ou de
vigueurdans le mal que dans le bien, dans l'injustice que dans la
justice (Rép. X, 610 e) ; tandis qu'au contraireun couteau qui
coupe mal, pour autant que la faute n'en est point à celui qui s'en
sert,est un couteau qui ne coupe pas ; un œil qui voit mal, c'est un
œil qui, dans une certainemesure,ne voit pas.
L'argumentde la Républiqueétablit donc l'immortalitéde l'âme
en nous la faisaiîtsaisir dans son rôle d'agent,par où elle s'oppose
à la conditionà' instrument. Tout instrumentn'a qu'une existence
transitoire; car il n'existe qu'aussi longtempsqu'une matière est
informéepar une structurequi l'adapte à une fonctiondéterminée.
Ce n'est pas que le vice propre de l'instrumentse substitue à sa
vertu propre par un effetdirect de l'alternance des contraires;
mais la vertu propre d'un instrumentou d'un organe représente
une organisationparticulière,un triomphelocal de la finalitésur
la lutte universelledes contraires,la réalisation essentiellement
defectibled'un équilibreprécaire. Le vice propred'un instrument
n'est certes point une formeopposée à sa vertu propre; il corres-
pond du moins à la perte toujours possible d'une structurereçue
par une matière,perte qui équivaut à l'anéantissementde la réali-
sation en quoi consistait l'existence de l'instrument.L'âme, au
contraire,étant agent,arbitreautonome de ses fins,auteur de l'or-
ganisation finalistetant dans les réalisationsparticulièresde l'art
que dans l'ordre général de la conduite,est douée d'une actualité
tome cxxxvii. - 1947. 22
2 2*

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338 REVUE PHILOSOPHIQUE

transcendanteà touteréalisationempirique.Certes,envisagéedans
sa manièrede vivre,de dirigerl'ensemblede ses activités,elle peut
êtreordonnéeou désordonnée,bien accordée ou déréglée.L'harmo-
nie et la désharmonie,la vertu et le vice, se réalisenten elle, mais
non,ainsi que le supposait Aristotedans YEudème,commedes con-
traires reçus alternativementpar un même sujet ou substrat,ni
même comme la réalisationou l'absence d'une structuredans une
matière extérieure au sujet agissant. La vertu est dans l'âme
comme une organisationautonome,que le sujet ou agentse donne
à lui-même,bien qu'il puisse manquer de la réaliser; et si l'on
refuse de définirl'âme comme une harmoniesous prétexte qu'il
est des âmes injustes et déréglées (Phédon, 93 Ò-94a), cela n'en-
traîne pas qu'elle soit une substance au sens aristotélicien,le sujet
passifqui reçoitl'organisation; elle est au contrairele sujet essen-
tiellementactif, le principe autonome qui apporte avec lui l'or-
ganisationet la vie ; et l'on rejoint ainsi la conceptionadmise par
Cébès, et sur laquelle repose la démonstrationdu Phédon.

La seule question qui subsisteest celle de savoir si cette concep-


tion est bien fondée,si la définitioninitialede l'âme a été bien choi-
sie ; c'est là, on le sait, pour la méthode conceptuelle,sinon une
exigence primordiale,du moins un complément indispensable.
Socrate ne manque pas de le rappelerà la suite de sa démonstra-
tion de l'immortalitéde l'âme ; les conventionsadmises d'un com-
mun accord, qui ont servi de base au raisonnement,il faut,dit-il,
les soumettreà un examen plus approfondi(107 6). En ce qui con-
cernela définitionde l'âme, supportde toute la démonstration, il y
a lieu de se demander si la notiond'une harmonie,entenduecomme
nous l'avons fait,d'une organisationautonome,d'un principed'or-
ganisationtranscendantà toute réalisationempirique,est un con-
cept purementnominal,ou si elle correspondà quelque chose de
réel, si elle a une portée ontologique. L'examen de cette question
nous montreraà quel point la psychologierationnelledu Phédon
est dépendante de la cosmologieet de l'ontologieplatoniciennes.
Pour Platon, il va de soi que l'Universest un Tout organisé,« indis-
soluble,si ce n'est par celui qui l'a uni » (Tintée,32 c) ; c'est-à-dire
que l'organisationuniverselleest l'œuvre d'une Intelligencesou-
veraine, d'un principe transcendant,sinon en ce sens qu'il est
séparé de l'Univers comme un Auteur de son Ouvrage, en ce sens

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i. MOBEAU. - L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS t PHÊDON » 339

du moins que son actualité est indépendantede la réalisation de


l'organismeuniversel.Bien au contraire,la raison primordialeque
nous ayons d'affirmerl'unité organique du tout, c'est que cette
conception finalistede l'Univers apparaît seule compatible avec
l'actualité de la Pensée absolue, assertionexigée par la réflexion
ontologique1. Il y a donc une Ame universelle,principetranscen-
dant de l'organisationréaliséedans le monde,associé cependantau
devenir de l'Univers, mais soustrait à ses vicissitudes,les domi-
nant, au contraire,et leur imposant un rythme; c'est ainsi qu'est
engendréle Temps, et que l'Ame universelleest douée d'une exis-
tence sans commencementni findans le Temps 2. Mais existe-t-il
de même une pluralité d'âmes individuelles,un principed'organi-
sation propreà chaque être vivant? L'individualité du sujet cons-
cient ne se réduirait-ellepas à un mode contingentde la Pensée
universelle? et les organismes vivants, loin d'être façonnés du
dedans chacun par une âme respective,ne seraient-ilspoint autant
d'ouvrages sans spontanéité réelle, comme autant d'automates
issus des mains d'un artisan unique, du Démiurge souverain? S'il
en était ainsi, la démonstrationde l'immortalitéde l'âme ne trou-
verait point de sujets auxquels s'appliquer.
Cette question de la pluralité des âmes est soulevée en propres
termesdans le Xe livredes Lois. Platon, dans ce dialogue,n'affirme
point à priori comme dans le Timée, appuyé par l'argumentation
ontologique du Philèbe,la réalité de l'Ame universelle; il procède
a posteriori,par une autre voie, celle de l'argumentcosmologique.
Observant que tout mouvementphysique, objectivementdéter-
minable, a sa condition dans un mouvement antécédent, est ce

1. Ainsiraisonnele Philèbe(28 á-30 d), où l'argumentontologiques'enve-


loppe dans l'analogie cosmobiologique.De mêmeque tous les élémentsqui
entrentdans la constitutiondu corpsvivant sont empruntésà l'Univers,de
mêmeil fautadmettrequ'il existeune Intelligenceuniverselle,à laquelle est
empruntéela nôtre,et qui faitde l'Universun organismevivant.Mais il con-
vient de dégager de cette analogie du macrocosmoet du microcosmela
réflexionontologiquequi la justifie.S'il fautaffirmer qu'il existe une Intelli-
gencesouveraine,s'exprimantnécessairement dansl'organisation de l'Univers,
c'est moinssur la foi de l'analogiesusditeet par une inferencespontanéede
l'individuau Tout, qu'en raisonde la perfection essentielledu Tout, lequel
ne sauraitêtreconçu dénué d'intelligence, dont l'idée au contraireenveloppe
celle d'une intelligencesans défaut,possédantactuellementtout ce qui n'est
dans la nôtrequ'en puissance.
2. Cf. Timi»,36 «, 37 e et suiv.

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840 REVUE PHILOSOPHIQUE

qu'on appelle un mouvementmû, il conclut, non à la nécessité


d'un termepremierde la série infiniedes mouvementsmus ; mais,
constatant qu'une telle série ne peut renfermerque des causes
secondes, il proclame que la cause première,le principe de tout
mouvement dans le monde, est transcendante à la série des
mouvements corporels,qui ne sont que des mouvements mus,
qu'elle est incontestablementd'ordre spirituel1. N'est-ce pas la
définitionmême de l'esprit oli de l'âme, que d'être un principe
de mouvement (¿px^îxiv^aeioç),quelque chose qui se meut soi-
même (ocÖToxivY)Tov)? Ce qu'on appelle un être animé (e^uxov)>
n'est-cepointcelui qui possède en lui-mêmele principede son mou-
vement2? Mais si ce raisonnementconclutà juste titreque l'esprit
a sur la matièreune prioritéréelle,qu'il est le principede la nature
et que c'est lui qui meut toutes choses8, il n'établit pas encore la
réalité d'une âme universelle,c'est-à-dired'un principequi unifie
totalement la diversité,qui organise l'Univers. Cette conclusion,
suivant la voie a posteriori, ne peut êtreobtenue que par la mise en
évidence de l'ordreréalisé dans l'Univers,révélé principalementà
l'observation astronomique; elle exige le recours à l'argument
physico-théologique.On conçoit donc que Platon, avant de s'en-
gager dans cette seconde démarche,mesure le cheminqui resteà
parcourir,et se pose cette question : l'esprit,qui est la cause pre-
mière de tout ce qui se fait dans le monde,est-ilun ou plusieurs?
(fx(av%ttXetouç;) Y a-t-il dans l'Univers une ou plusieurs âmes? -
On ne saurait, dit-il,en admettremoins de deux, celle qui est bien-
faitrice,et celle qui est capable de réaliser l'effetcontraire(Lois,
X, 896 e).
On ne saurait voir ici, malgréd'imprudentesexégèses,l'affirma-
tion d'une âme mauvaise, d'un principedu mal, antithèsedu prin-
cipe d'organisation,de l'âme universelledu Timée; selon le cours
de l'argumentationprésente,la réalité de cette âme elle-même,de
cette Intelligence souveraine, est encore en question4. Mais, à

1. Lois, X, 894 b et suiv.; cf. notreouvrage: L'Ame du Monde,de Platon


aux stoïciens,§§ 28-30.
2. Lois, X, 895 6-896a ; Phèdre,245 c-e.Ici encore,l'observationbiologique
ne faitque suggérerla définition de l'âme ; c'est seulementla réflexion ontolo-
gique, accompagnéede considérations cosmologiques,qui pourra établirla
réalitédes âmes.
3. Lois, X, 896 c : ^uX*iv^v nporépav Yeyov^vat - cf. 892 a-c,
acopatoçtjiaÏv,
896 ab.
4. D'ailleurs, cette rivalitéde deux âmes ne fût-ellepoint expressément

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J. MOBEÀU. - L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS « PHÉDON » 341

quelque conclusionque doiventaboutirsur ce pointles analyses


desLois' ce qu'il fautretenir de la présente déclaration de Platon,
c'est que ce qui, à ses yeux,fait obstacleau monismeabsolu,
exclusifde la pluralitédes âmes,ce sontles imperfections de l'Uni-
vers.Il ne se peut que tout dans l'Universsoitrégipar une âme
unique,imposantsouverainement et indéfectiblement à toutes
chosesla rectituded'une organisation parfaite ; on ne s'explique-
rait pas, dans cettehypothèse, les infirmités de la natureet les
erreursde l'humanité.Il fautqu'il existe,outrel'intelligence sou-
veraine, l'âme nécessairementbienfaisante,une autre sorte
d'âmes,des âmesinférieures, capablesde faillir.
C'estsurde tellesconsidérations que se fondeexpressément, dans
le récitsymboliquedu Tintée,la pluralitédes âmes.Le Démiurge,
aprèsavoir composél'organismede l'Univers,introduitdans la
matière,priseen totalité(32 c-33a), l'organisation où s'exprime
l'intelligencesouveraine, et dont la perpétuité dans le tempstra-
duitl'activitéde l'Amedu Monde(30 6, 34 6, 36 de),aprèsavoir
crééles astres,dieuxvisibles,associésà la perpétuité de cetteâme
ab
(40 ; cf.38 cd et suiv.),leuradresse la parole et leur diten subs-
tance : vous avez reçu de moi une existencequi ne finirapas.
Cependant,l'Universest encoreincomplet ; il est requispourson
achèvementqu'il contiennenon seulementdes êtresimmortels,
maisencoredes vivantsmortels.Or, de mes mains,il ne saurait
sortirque des êtresdivins,immortels ; à vous donc de produire
des organismesmortels,assumantà votretour le rôle de dé-
miurges.Pource qui est de l'élémentdivinet immortel, indispen-
sableà la direction de toutevie mortelle, c'estmoiqui vousle four-
nirai(41 a-d). La signification de ce langageest claire: il fauten
tout êtrevivant,en toutorganismeparticulier, un principed'or-
ganisationtranscendant aux vicissitudesde l'existencephysique,
analogue à l'Ame du Monde,constitué,dit symboliquement le
Timée(41 d),des mêmesingrédients, maisà l'étatmoinspur.Nulle

exclueparunpassagedu Politique à l'espritdu pla-


(270a), il seraitcontraire
tonisme enuneâmemauvaisela causedu maldansle monde;
d'hypostasier
il nesauraity avoir,pourPlaton,unecauseunique,unprincipe dumal,le mal
consistant au contraire
dansl'absencede l'Un,dansle défautd'unification.
1. Ellesne parviendrontpas à décidersi le mondesidéralestrégiparune
âmeuniqueouparplusieurs âmes,etsecontenteront deconclure que,desdeux
sortesd'âmequ'il a falludistinguer, c'estla meilleure qui gouverne le Ciel
(Lois,X, 898c).

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342 REVUE PHILOSOPHIQUE

organisation,en effet,ne saurait résulterde la seule puissance de la


matière, se réaliser autrementque par l'action de l'intelligence.
Mais les organismesparticuliersne sauraient êtreregardéscomme
des productionsimmédiates de l'Intelligence souveraine, ce qui
aboutirait à ne voir en eux que des aspects multipleset fragmen-
taires de l'organisation universelle.Chaque être vivant, au con-
traire,est une pars totalis,un individu doué de spontanéité,d'in-
dépendance relative à l'égard du Tout, capable de bien ou de mal
faire,et non un momentnécessaire de l'ordre universel.Aussi, le
principequi l'anime, bien qu'il soit de même essence que l'Ame du
Monde, est-il numériquementdistinctd'elle ; il est ainsi une plu-
ralité d'âmes, de principes autonomes de mouvementet d'orga-
nisation,soustraitspar essence aux alternativesdu devenir,puis-
qu'ils dominent au contraire le mécanisme, l'enchaînementdes
causes secondes,incapables par conséquent de naître ou de périr,
d'avoir un commencementou une findans le temps (Phèdre,245 c-
246 a). Leur nombrene saurait donc ni diminuerni s'accroître;
ce sont toujoursles mêmes âmes (Rép. X, 611 a) qui circulentdans
l'Univers, animant tour à tour des vies successives; leur nombre,
fixéune foispour toutes par un décretintemporel,est précisément
égal à celui des astres1. L'existence de l'Univers,son devenirdans
le temps, distinctde l'éternitéde l'être absolu, suppose donc non
seulementla durée infinied'une âme universelle,où se traduit en
termesd'immanencel'action transcendantede l'Intelligence,mais
encore une pluralité définie d'âmes individuelles,associées à la
perpétuitéde l'âme universelle,pluralitéconcrètefautede laquelle
l'Un absolu ne saurait sortirde lui-mêmepour constituerun Uni-
vers,la diversitéinfiniede la matière,pur non-être,ne lui fournis-
sant aucun support réel.

Il n'entrepas dans le cadre de cette étude d'approfondirles pro-


blèmes de l'être et de l'existence,de l'ontologieet de la cosmologie;

1. Timée,41 d. Il ne faudraitpas presserbeaucouple textede Platon pour


en tirerque les âmes,conformément d'ailleursà une croyancetraditionnelle,
s'identifientaux astres(cf.42 b : tt)vtovo-uwójìou... aorpou).Le Timée
oïxtjctiv
oscilledu langagede la transcendanceà celui de l'immanence,passant de la
métaphoreartifîcialiste(le Démiurge)à l'analogie cosmobiologique(l'Ame
du Monde); c'est ainsi que les astres,êtresdivinset immortels, sont des dé-
miurgessecondaires,qui façonnentles corpsvivants,à raison d'un chacun;
mais par là mêmeils symbolisent respectivement les âmes,le principespirituel
qui intérieurement anime chaque vivant.

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J. MOBEAU. - L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE DANS « PHÉDON » 343

il suffisaitde fairevoir que les lacunes de la démonstrationdu Phé-


donne sont pas des lacunes de la pensée platonicienne.Les derniers
entretiensde Socrate ne sont pas le derniermot de la philosophie;
ils sont une exhortationsolennelle(78 a), appuyée d'un pathétique
exemple (89 d et suiv., 90 e-91 c), à une recherchepoursuivie sans
relâche (107 b). Il est remarquable,d'ailleurs,que l'argumentdéci-
sif de Platon en faveurde l'immortalitéde l'âme, celui qui se tire
de sa définitioncomme principeautonome de mouvementet d'or-
ganisation,transcendantà ce titre aux vicissitudesde l'existence
physique,est absent du Phédonet n'est formuléexplicitementque
dans le Phèdre(245 c-246 a). Le Phédon se borne, par la confron-
tation de l'alternative vie et mortavec l'alternance des contraires
physiques, à suggérerle privilègede l'âme, principe de l'organi-
sation biologique, transcendant aux vicissitudes du devenir. Ce
même privilègeavait été mis en lumièredans la République,par
une réflexion sur la pratique, dégageant l'âme dans son rôle
d'agoni, par opposition à tout ce qui n'est qu'instrument.C'est
dans le même sens, mais en partant de l'analyse des mouvements
physiques, que les Lois opposeront à l'enchaînement des causes
secondes l'activité de la cause première.Toutes ces analyses con-
courentà élaborerla définitionde l'âme sur laquelle repose l'argu-
mentdu Phèdre.Argumentdécisif,nous l'avons dit ; mais il resteà
savoir à quels êtres peut convenirune telle définition.Existe-t-il
en chacun de nous une âme, commenous le croyonsspontanément?
et aussi une âme de l'Univers, comme l'inféraientanalogiquement
les Anciens? A de telles questions, l'ontologie et la cosmologie
peuvent seules fournirune réponse autorisée; on la trouveradans
le Timée et le Philèbe, qui confirmerontnotre croyance spon-
tanée, mais en suspendant toutefois la réalité des âmes indivi-
duelles à celle de l'âme universelle,en renversantle sens de l'ana-
logie cosmobiologique,et en subordonnantla psychologieration-
nelle à la théologie.
Joseph Moreau.

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