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Sextus et Nāgārjuna Etude d'un exemple de parallélisme philosophique

Author(s): Jean Grenier


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 160 (1970), pp. 67-75
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41090600
Accessed: 04-03-2016 07:15 UTC

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Sextus et Nagärjuna
Etude d'un exemple
de parallélisme philosophique

En traduisant et en étudiant le sceptique grec Sextus Empiricus,


qui a laissé une Somme du scepticisme antique, nous nous sommes
demandé s'il était possible de trouver avec d'autres écoles sceptiques
des analogies dans les arguments et les conclusions.
L'Occident à partir de Montaigne a repris l'argumentation scep-
tique des Grecs en la dirigeant tantôt contre la raison humaine
(comme les Grecs) tantôt contre la révélation divine, Bayle étant
le promoteur de cette dernière tendance. Et puis le scepticisme s'est
atténué en même temps qu'il s'est répandu. Ce qu'on a nommé « la
Science » au xixe siècle a été, du point de vue philosophique, un
mélange de scepticisme quant à ce qui dépasse l'expérience et de
dogmatisme en ce qui concerne les lois de l'expérience. Il n'y a plus
eu de Sceptiques, mais seulement des positivistes. C'est à la fois
le triomphe du Scepticisme et sa faillite. A cet égard, le parallèle
entre Sceptiques modernes et Sceptiques anciens est instructif.
Pyrrhon aurait considéré comme sans valeur le progrès des sciences
expérimentales et des mathématiques. Mais déjà le Scepticisme
grec à la fin de l'Antiquité était devenu très favorable à l'expérience.
La secte méthodique qui se recrutait parmi les médecins admettait
les règles dictées par l'expérience dans la conduite de la vie, le respect
de la religion établie, elle reconnaissait la validité des phénomènes,
se contentant de proclamer son ignorance quant à la nature des
réalités cachées derrière ces phénomènes. Bref c'était un empirisme
systématique.
Alors il est tentant do se tourner vers d'autres civilisations pour
voir si le Scepticisme n'y a pas été plus pur et plus intransigeant.
Paradoxalement il l'a été dans une civilisation imbue de religion,

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tournée vers le salut beaucoup plus que vers la sagesse. C'est que
dans cette religion, qui est le bouddhisme, le salut s'obtient par la
fuite hors du monde et que ce monde lui-même est considéré comme
un tissu d'illusions, dernier trait qui distingue le bouddhisme du
christianisme (fût-il le plus hostile aux apparences, tel le Gnosti-
cisme). Les philosophies issues du bouddhisme ont donc des chances
d'être sceptiques. Le bouddha lui-même ne se prononce pas sur les
problèmes métaphysiques, il n'est ni pour ni contre telle thèse. Or
cette attitude caractérise le Scepticisme, qui ne prétend ni affirmer ni
nier mais tenir la balance égale entre des opinions contradictoires.
Avec le développement philosophique du bouddhisme, l'accent
est mis sur l'universelle relativité. C'était bien dans l'esprit du
Maître, mais celui-ci était plus préoccupé de pratique que de théorie.
Les écoles philosophiques, elles, sont plus soucieuses de percer le
fond des choses, celui-ci n'existât-il pas.
Elles divergent sur ce point. Le Petit Véhicule (ou Hïnayâna)
professe que toutes les choses ont une existence relative ; le Grand
Véhicule (ou Màhãyãna) prétend que la relativité elle-même est vide.
Sextus se rapproche évidemment de la première école par le
fait qu'il accorde l'existence de phénomènes et doute si quelque chose
y correspond dans la réalité profonde, la substance. Je vois bien
un fruit, je le touche, je le mange, mais je ne sais pas si la couleur,
le volume, la saveur de ce fruit ont une réalité en dehors des sensa-
tions qu'il me procure. Telle est bien la doctrine du phénoménisme
en général : incertitude quant aux noumènes, certitude quant aux
phénomènes. La grande différence entre les Anciens et les Modernes
en Occident vient de la valeur inégale accordée par les uns et les
autres aux phénomènes : pour les premiers elle est quasi nulle,
pour les seconds, elle est capitale. La vision du monde de Pyrrhon
et celle d'Auguste Comte peuvent paraître identiques au point de
départ, elles sont opposées au point d'arrivée. La première était
pessimiste, la seconde optimiste.
Le clivage s'aperçoit d'ailleurs, comme il a été dit, dès l'Antiquité.
Sextus au 111e siècle après Jésus-Christ n'a pas du tout la même
position que Pyrrhon.

Comme la critique de la connaissance procède des mêmes prin-


cipes dans le Petit Véhicule que dans le Grand, il est permis de
recourir à ce dernier pour établir une comparaison avec la critique
de la connaissance chez les Grecs. C'est Nãgãrjuna qui nous offrira
une argumentation susceptible d'être mise en parallèle avec celle

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de Sextus. Nous confronterons donc les arguments contenus dans


le Contre les physiciens et les Esquisses pyrrhoniennes de Sextus
avec ceux qu'avance Nãgãrjuna dans son Mãdhyamika-Çaslra tel
que l'a analysé René Grousset (d'après Le Vallée-Poussin parti-
culièrement)1.

La cause

Prenons par exemple la causalité. Sextus attaque cette notion


capitale dans les Esquisses (III, 13-30) et dans le Contre les physi-
ciens (I, 195-330). L'existence de la cause est plausible, sa non-
existence également, commence-t-il par déclarer. On reconnaît là
l'argument fameux de l'équivalence des raisons (du pour et du
contre) ou équipollence, qui suggérera à Montaigne l'image sym-
bolique de la balance dont les plateaux ne s'inclinent pas plus l'un
que l'autre.
C'est surtout l'idée de relativité qui forme le pivot de l'argu-
mentation de Sextus. La cause est une chose relative, et les rela-
tions sont seulement conçues par l'esprit. Non seulement la cause
est relative à l'effet mais encore elle est relative, en tant que repré-
sentation du sujet2, les relations sont seulement conçues par l'esprit.
Voilà ce qu'écrit textuellement Sextus (Adv. Ph., I, 206) qui en
parle aussi ailleurs [Hyp. Pyrrh., III, 25). Rapprochons cette allé-
gation de celle de Nãgãrjuna : II n'existe pas de production des
choses (dharmas) parce qu'il ne se trouve nulle part dans leurs
causes de nature propre - et on peut en conclure que là où l'être
propre (svabhâva) manque, l'existence relative aussi fait défaut
(Mãdhyamika-Çaslra, I).
C'est aller sans doute plus loin que Sextus : celui-ci nie également
l'existence de Γούσία, de Γυποφξις qui sont probablement des équi-
valents du svabhâva. Irait-il jusqu'à dire que l'existence relative
elle-même fait défaut ?
Sextus continue son travail de démolition du concept de cause :
le corps ne peut être cause de l'incorporel, ni le corps du corps, etc.
Le simultané ne peut être cause du simultané ni l'antécédent du
conséquent, ni le conséquent de l'antécédent, la cause ne peut avoir
ni un pouvoir unique ni un pouvoir multiple ; elle ne peut être ni
séparée de son effet ni unie avec lui... Très significatif est le passage

1. Dans Les philosophies indiennes, 2 tomes, Paris, Desclée de Brouwer,


1931. Avant-propos d'Olivier Lacombe.
2. C'est ce qu'a mis en lumière J.-P. Dumont dans ses Textes choisis des
Sceptiques grecs (Presses Universitaires de France, 1966), p. 162, note.

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où Sextus démontre que la cause ne peut agir ni par elle-même ni


par autre chose.
On lit pareillement dans le traité de Nãgãrjuna (I, 1) : « Aucune
chose (dharma) ou, si l'on préfère, aucune existence (bhàva), les
deux termes étant ici synonymes, n'est jamais apparue (ou n'a
jamais été produite) ni par elle-même ni par l'action d'une chose,
ni sans cause, nulle part, en aucun point du temps ou de l'espace. »
La conclusion de l'auteur indien (ibid., I, 10) c'est que les choses
étant relatives, c'est-à-dire se produisant sous le signe des conditions
(pratyaya), la relation des choses est sans valeur.
Dans le même traité de Nãgãrjuna le chapitre XX reprend la
discussion de la causalité faite au chapitre Ier, dont il vient d'être
question.
Plusieurs aspects du problème sont examinés. D'abord l'effet
préexiste-t-il dans l'union de la cause et des conditions ? En ce cas
il n'est que la manifestation d'une chose déjà existante. S'il n'y
préexiste pas comment a-t-il pu en sortir ?
D'autre part si la cause disparaît après être passée dans l'effet,
elle se dédouble en cause disparue et en cause survivante, ce qui
est contradictoire.

Si elle disparaît entièrement après avoir causé l'effet, celui-ci


est un effet sans cause.

Enfin on ne peut pas admettre la coexistence de la cause et de


l'effet : ou bien la cause disparaît en produisant l'effet et alors il
n'y a plus de cause ; ou bien elle persiste dans l'effet et l'effet n'est
encore que sa cause.
Suit une longue discussion sur la simultanéité ou la succession
de la cause et de l'effet, leur union ou leur séparation, leur unité
ou leur distinction, pour prouver que dans aucun des termes de
ces alternatives la cause ne peut produire l'effet.
Le parallélisme avec la méthode dialectique de Sextus est sai-
sissant.

Quant à la conclusion de Nãgãrjuna elle est beaucoup plus


radicale que celle de Sextus. C'est la négation de toute valeur
accordée au phénomène. Le profane non indianiste peut alors se
demander s'il n'y a pas rupture de continuité avec la tradition boud-
dhique exposée dans Les questions de Milinda, tradition qui admet
l'enchaînement sériel, le fruit venant de l'arbre, l'arbre de la graine,
la graine du fruit, etc., cet enchaînement (suivant la loi du Karman)
constituant un certain mode de réalité. La réponse à cette question
se trouve, nous semble-t-il, dans le livre de Lilian Silburn : Instant
et cause.

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Quoi qu'il en soit, Nãgãrjuna se refuse à tout phénoménisme


en tant que celui-ci admet une réalité positive, ne fût-elle qu'une
ombre de réalité.

Le mouvement

Un autre exemple susceptible d'une comparaison significative


est celui qui peut être tiré de la notion de mouvement - bien entendu
il s'agit du mouvement de translation.
Sextus développe les arguments de Diodore Kronos qui tendent
à démontrer qu'il n'y a pas de corps actuellement en mouvement.
Tout ce qu'on peut dire c'est qu'il y en a qui ont été en mouvement
(Adv. Ph., II, 85-120). Et dans une longue discussion (Hyp. Pyrrh.,
64-81) on retrouve Diodore Kronos reprenant le 3e argument de
Zenon d'Elée : si le mobile procède par étapes successives, de deux
choses l'une : ou bien il faut admettre une division infinie de l'espace
et du temps, et alors il est impossible de repérer le point de départ
et le point d'arrivée, ou bien il faut croire à l'existence de blocs
indivisibles de l'espace et du temps, et dans ce cas la vitesse de la
tortue égalera celle du cheval.
Pour Nãgãrjuna (dans le Mãdhyamika Castra, II, 17-23) il n'y
a ni immobilité, car celle-ci ne peut exister que négativement, par
rapport au mobile, ni mobilité car le temps n'existe pas. Le temps
passé en effet est aboli, le futur n'existe pas encore, le présent est
instantané. Il n'y a ni action, car tout phénomène (dharma) est
transitoire, ni agent, car celui-ci serait isolable du changement. Nous
aboutissons alors à une négation totale du mouvement - aussi
bien d'ailleurs que de l'absence de mouvement.

Le temps

Tout cela nous amène à la discussion du concept de temps.


Pour Sextus (Hyp. Pyrrh., III, 136-150 et Adv. Ph., II, 169-247) le
temps n'existe pas puisqu'il ne peut exister s'il n'y a pas de mouve-
ment ou s'il n'y a pas de repos. Or nous savons déjà que ni l'un ni
l'autre n'existent.
De plus il est ou fini ou infini. S'il est fini il a commencé et il
finira, et il y aurait donc un temps avant le temps et un autre après
le temps, chose absurde. S'il est infini, le passé et le futur seront
présents, ce qui est absurde ; et si seul le présent existe le temps
sera fini.
Et encore : le temps est divisible ou indivisible. Il n'est pas indi-
visible car il comporte passé, présent et futur. Il n'est pas non plus

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divisible car il ne peut se mesurer par une de ses parties. Si le présent


par exemple mesure le passé, il sera dans le passé (H. P., III, 143).
Semblablement Nãgãrjuna écrira à propos du temps (kâla) :
Si le présent et l'avenir dépendaient du passé, ils seraient dans le
passé (loc. cit.,, XIX, 1). Comme ils ne dépendent pas du passé et
ne peuvent se produire eux-mêmes, ils n'existent pas. Et puis, du
moment où le temps ne s'arrête pas, il est insaisissable (XIX, 5).
Sextus montre de même {H. P., III, 145) que le temps n'est pas
divisible par suite du rapide écoulement des choses et que par suite
il ne peut être mesuré.

**

II est inutile de poursuivre le parallèle. Par le côté négatif l'ana-


logie entre le Grec et l'Hindou est certaine. Elle correspond à un
mode de penser sans qu'on puisse déceler la moindre influence d'un
penseur sur l'autre, d'une civilisation sur l'autre. Elle révèle l'exis-
tence de structures mentales qui se manifestent dans des siècles et
des pays qui n'ont aucun point commun - alors que ces struc-
tures sont semblables.

Les similitudes ne doivent pourtant faire oublier les différences.


D'abord un Grec ne peut jamais - malgré la coïncidence des dates,
Sextus étant quasi contemporain de Nãgãrjuna (ne et ine s.
ap. J.-G.) - avoir la mentalité d'un Hindou. L'un est orienté vers la
gnoséologie, l'autre vers la sotériologie. Cette divergence d'orienta-
tion, même si la méthode présente des analogies, produit un effet
aussi différent que celui qu'opère la vision d'un même paysage vu de
jour et vu de nuit, ou bien d'un même itinéraire parcouru dans un sens
puis dans un autre. Cette divergence est surtout forte lorsque l'Hindou
choisi se trouve occuper une position extrême, et c'est le cas. Nãgãr-
juna admet bien deux vérités, fait remarquer Grousset : la vérité
exotérique, qui est un phénoménisme basé sur la perception immé-
diate, et la vérité ésotérique, qui est la vacuité universelle. Or, le
Grec considéré ne serait d'accord que sur le premier point, ce en
quoi il se rapprocherait beaucoup plus des sectateurs du Petit .
Véhicule qui eux reconnaissaient par exemple que le feu était cause
de chaleur, l'eau cause de fraîcheur, et cela d'une manière véridique,
car personne ne peut nier l'existence de telle ou telle impression
sensible : on peut seulement mettre en doute la nature profonde,
l'être propre, de ces impressions. Les impressions sont instantanées,
cela ne veut pas dire qu'elles n'aient pas d'être propre. Le Vallée-
Poussin dit à ce sujet que « les hînayanistes, tout en restant instan-

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tanéistes, pouvaient fort bien admettre le svabhãva, ou être propre,


des choses ». Voilà qui est proche de la position de Sextus. Mais la
position finale de Nãgãrjuna est toute différente : pour lui, « dire
que toute chose est relative, c'est avouer qu'elle est vide de sub-
stance » (ibid., XXIV, 19). Mieux vaudrait donc une comparaison
entre Sextus et un de ces hïnayanistes comme Vasabandhu qui,
trois siècles après, réhabilite les phénomènes (du moins dans sa
première philosophie). Mais il faudrait pour cela être à la fois phi-
losophe, historien et indianiste.
*

Cependant on peut oser soutenir, à un autre point de vue, que


la méthode employée par Sextus pour réfuter ses adversaires
(méthode qui lui a été léguée en partie par Enésidème, en partie
par Agrippa, etc.) présente des points communs avec celle de son
contemporain d'Extrême-Orient. Par exemple l'usage du dilemme :
ou bien vous affirmez ceci ou bien vous affirmez cela ; puis la réfu-
tation de la première allégation qui est elle-même subdivisible en
deux autres, et ensuite la réfutation de la seconde également sub-
divisible. On peut aussi citer l'argument de la régression à l'infini,
ainsi dans un autre traité de Nãgãrjuna (le Vîgraha ävartani) la
destruction d'une doctrine par une doctrine qui lui soit opposée,
de sorte que l'auteur ne fasse qu'assister à un duel comme témoin,
ce qui le préserve du reproche de prendre part dogmatiquement
dans la controverse. Rappelons encore, dans le même traité, traduit
en français sous le titre : Pour éviter les vaines discussions par
Susumi Yamaguchi1 l'usage de l'argument de la régression à l'infini :
« Les objets connaissables, dit le réaliste, sont prouvés par les modes
de connaissance, mais les modes sont établis par d'autres connais-
sances, etc. »2. Bien entendu, le cercle vicieux est une figure souvent
utilisée également.
Ce traité est destiné à prouver que les choses n'ont pas de nature
essentielle, qu'elles sont frappées de non-substantialité (áunyatã).
Dans une première section on expose la thèse de ceux qui affirment
la nature essentielle des choses. Ceux-ci font remarquer que leurs
adversaires se contredisent : en effet, si rien n'a de nature essentielle,
les paroles non plus n'en ont pas, et par conséquent les paroles des
négateurs de la nature essentielle n'en ont pas non plus3. Ceci pour-

1. Journal asiatique, juillet-septembre 1929.


2. Ibid., réponse à la 3e objection : II, 32.
3. Ibid., lre objection (I, 1) et réponse à cette objection (II, 22).

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rait être rapproché de l'argument d'Epiménide le Cretois : Epi-


ménide dit que tous les Cretois sont menteurs - or Epiménide est
Cretois - donc Epiménide ment en disant que tous les Cretois sont
menteurs. Nãgãrjuna répond comme le fait Sextus : il ne prétend
aucunement que sa propre parole ait une nature substantielle,
puisqu'elle fait partie des choses produites en relativité - et pour-
tant cette parole a une certaine validité1 : « Prenons un exemple :
le vase, le costume, bien que, en raison de la production en rela-
tivité, ils soient non substantiels (aünya) en nature essentielle
(svabhâvena), peuvent néanmoins, le vase porter ou contenir de
l'eau, du miel et du lait, et le costume (nous) protéger contre le
froid, le vent et le soleil. De même, ma parole aussi, bien que, en
raison de la production en relativité, elle soit dépourvue de nature
essentielle, peut néanmoins prouver (prasãdhayitum) que les choses
sont dépourvues de nature essentielle. »
De même Sextus se garde bien de donner à ses assertions un
caractère d'affirmation catégorique. Tout ce qu'il dit concerne les
apparences et ne fait qu'exprimer ses propres dispositions sans
aucunement préjuger du fond des choses (ex. dans Hyp. Pyrrh., I,
chap. VII) - les expressions dont il use comportent leurs propres
limitations.

Là où Sextus se montre un bon Occidental c'est quand il déclare


que nous ne pouvons rester complètement inactifs et que par consé-
quent il est bon d'observer certaines règles (pragmatiques, bien
entendu, de même que la première morale de Descartes est « pro-
visoire ») : suivre les indications de la nature, obéir à nos instincts,
nous conformer aux coutumes et aux lois, nous instruire dans les
arts et les métiers2. Le lecteur sent combien ces exceptions sont
importantes, bien qu'elles ne soient censées toucher qu'à la vie et à
l'action, laissant soi-disant intacte la pensée dans une neutralité
absolue. La doctrine de Nâgârjuna paraît autrement intransigeante
et frayer la voie à l'idéalisme absolu de Dinnâga pour qui la nature
propre en tant que telle est inconnaissable et inexplicable.
Néanmoins nous ignorons pour notre part et souhaiterions
être éclairé là-dessus, l'importance que peut avoir l'action avec ses
nécessités pour un bouddhiste de cette école et de cette époque.
Quant au mode d'exposition et de discussion, l'analogie est
certaine. A lire les deux auteurs on est émerveillé de leur infatigable
dialectique qui consiste dans un renvoi du pour au contre compa-

1. Ibid.. lre objection (I. 1) et réponse à cette objection.


2. Hyp. Pyrrh., I, XI, 23-24.

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rabie à un piétinement qui fait succéder à un pas en avant un pas


en arrière, et cela indéfiniment, la patience de l'Oriental l'empor-
tant cette fois, dans le ressassement, sur celle du Grec. Méthode qui
n'a rien à voir avec le tragique « renversement du pour au contre »
de Pascal ni avec le « dépassement » hégélien qui, à travers une inter-
prétation romanesque de l'Histoire, donne l'illusion de monter en
spirale au Walhalla. Par bonheur, ce qui empêche ces grandes philo-
sophies de tomber en poussière, c'est l'intuition qui leur a donné
naissance, source toujours jaillissante sous l'écroulement de leur
architecture qui avait assuré leur succès.
Pour en revenir à notre propos, l'on comprend que Grousset
écrive : « L'universel négativisme à réciprocité de Nãgãrjuna
- négation et contre-négation - est peut-être moins une attitude
métaphysique qu'une méthode de combat, une arme de dialectique,
analogue à la méthode de certains sophistes ou philosophes grecs. »
En effet. Avec cette différence essentielle que le philosophe grec
est aussi attaché à ce monde que l'autre en est détaché - et que
l'indifférence joue en matière de métaphysique pour le premier le
rôle du nirvana pour le second. On ne peut pourtant pas ne pas
être frappé par l'importance accordée par tous les deux à la raison.
La réfutation suprême, pour l'un aussi bien que pour l'autre, consiste
à montrer l'absurdité - c'est-à-dire l'irrationalité - des thèses phi-
losophiques adverses. Il y a donc une vérité. Pour Sextus, ce n'est
pas douteux, c'est une vérité empirique et relationnelle. Pour
Nãgãrjuna la vérité est d'essence religieuse, on pourrait même dire
mystique au sens où 0. Lacombe entend qu'il y a une mystique
naturelle.
Jean Grenier.

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