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FEMMES,

RACE ET CLASSE
DU M Ê M E AUTEUR

A u x Éditions Gallimard ( 1 9 7 2 )
S'ils frappent à l'aube
en collaboration avec Bettina Aptheker

A u x Éditions Sociales ( 1 9 7 2 )
Angela Davis parle

A u x Éditions Albin Michel ( 1 9 7 5 )


et en collection de poche L . G . F . ( 1 9 7 7 )
Autobiographie.

© by Angela Davis, 1 9 8 1 .
Titre original . Women, Race and Class. Publié aux éditions Random
House. New York, 1982.
© 1983. Des femmes, 6, rue de Mézières, 75006 Paris,
pour l'édition française.
ANGELA DAVIS

FEMMES,
RACE ET CLASSE

traduction de l'américain
Dominique Taffìn
et le collectif Des femmes

des femmes
à ma mère,
Sallye B. Davis
REMERCIEMENTS
à ceux qui m'ont apporté leur aide

Kendra Alexander, Stephanie Allen, Rosalyn Baxandall,


ilton Braithwaite, Alva Buxenbaum, Fania Davis, Kipp
Harvey, James Jackson, Phillip McGee, Dean of the School
of Ethnic Studies de l'Université de San Francisco, Sally
McGee, Vittoria Mercado, Charlene Mitchell, Toni
Morrison, Eillen Ahearm, le groupe des Women's Studies de
l'Université de San Francisco.
CHAPITRE i
L'HÉRITAGE DE L'ESCLAVAGE
ÉLÉMENTS POUR UNE AUTRE APPROCHE
DE LA CONDITION DE FEMME

Lorsque Ulrich B. Philipps déclara en 1 9 1 8 que


l'esclavage dans les vieux Etats du Sud avait marqué les
sauvages d'Afrique et leurs descendants américains du sceau
illustre de la civilisation (1), cet éminent universitaire
entama un débat interminable et passionné. Plusieurs
dizaines d'années passèrent, le débat s'amplifia et les
historiens se vantèrent tous d'avoir déchiffré l'énigme de
cette « curieuse institution ». Parmi toutes ces thèses
académiques, on aurait cherché en vain une étude consacrée
aux femmes esclaves. L'éternelle question du « libertinage des
femmes noires » ou de leurs tendances « matriarcales » ne
faisait qu'obscurcir leur condition au lieu de l'éclairer.
Herbert Aptheker est l'un des rares historiens qui ait tenté
de les comprendre en se basant sur des éléments plus
réalistes (2).

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FEMMES, RACE ET CLASSE

A u cours des années soixante-dix, la polémique reprit


avec plus d'ardeur. Eugène Genovese publia Roll, Jordan,
Roll : The unrld the slaves made (3). John Blassingame écrivit
The slave community (4). Le maladroit Time on the cross (5), de
Fogel et Engerman, et l'énorme Black, family in slavery and
freedom{6), de Herbert Gutman, vinrent compléter cette
collection. Stanley Elkins apporta sa contribution à ce regain
d'intérêt en publiant une édition remaniée de sa thèse de
1 9 5 9 , Slavery {-¡). Mais, en dépit de cette profusion
d'ouvrages, il manque visiblement un travail sur l'esclavage
des femmes ceux d'entre nous qui attendaient impatiem-
ment une étude sérieuse sur les esclaves noires restent insa-
tisfaits. Il n'est pas plus réconfortant de s'apercevoir qu'à
l'exception des traditionnelles dissertations sur « le liberti-
nage ou le mariage », et sur les « rapports sexuels consentis
ou forcés avec des Blancs », les auteurs de ces nouveaux
livres accordent très peu d'attention aux problèmes des
femmes.
Parmi les études récentes, l'enquête d'Herbert Gutman sur
la famille noire est la plus instructive. Ses documents
témoignent de la vitalité de la famille face aux traitements
inhumains qui allaient de pair avec l'esclavage. Gutman
détrône ainsi la thèse du matriarcat noir popularisée en 1 9 6 5
par Daniel Moynihan et ses collègues (8). Cependant,
comme ses commentaires sur les femmes esclaves insistent
généralement sur leur goût du travail ménager, il faut en
conclure qu'elles ne différaient de leurs soeurs blanches que
par la frustration domestique liée à l'esclavage. D'après
Gutman, le code de l'esclavage accordait aux femmes une
grande liberté sexuelle avant le mariage, mais elles finissaient

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FEMMES, RACE ET CLASSE

par établir des unions durables et fonder des familles qui


reposaient autant sur la contribution financière du mari que
sur la leur. Les arguments de Gutman contre la thèse
matriarcale sont très précieux, parce que convaincants et
étayés par de sérieux documents, pourtant son ouvrage aurait
eu un impact beaucoup plus grand s'il avait exploré
concrètement le rôle multidimensionnel des femmes noires
dans la famille et la communauté noire tout entière.
L'historien, ou l'historienne, qui orientera sa recherche sur
les expériences des femmes esclaves, rendra un service
inestimable à l'histoire. Il ne faut pas seulement envisager
une telle enquête sous l'angle de la vérité historique, car
certaines leçons de ce passé éclairent d'un jour nouveau les
luttes actuelles d'émancipation des femmes noires et de
toutes les femmes. E n tant que profane, je ne peux que
suggérer une nouvelle étude de l'histoire des esclaves
noires.
Les femmes noires ont toujours été plus nombreuses à
travailler à l'extérieur que leurs soeurs blanches (9). Pour
elles, l'importance actuelle du travail découle d'une structure
établie dès le début de l'esclavage. L e travail forcé éclipsait
tous les autres aspects de leur vie. C'est donc à travers leur
rôle de travailleuses qu'il faut appréhender leur histoire.
Le système esclavagiste définissait les Noirs comme une
marchandise humaine. Puisque les femmes étaient considé-
\ rées comme des unités de travail productrices de profit au
J même titre que les hommes, leurs propriétaires ne faisaient
l aucune différence entre les sexes. U n universitaire affirme
« La femme esclave était la servante perpétuelle de son
propriétaire et, fortuitement, épouse, mère et femme au

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foyer. » ( 1 0 ) Si l'on se réfère aux tendances de la nouvelle


idéologie de la féminité au XIX' siècle, la glorification des
mères nourricières, douces compagnes et maîtresses de
maison transformait les femmes noires en anomalies.
Bien que ces dernières aient peu profité de cette douteuse
idéologie, on admet parfois que l'esclave type était
domestique, cuisinière, servante ou nourrice des enfants de la
a grande maison ». L'oncle Tom et Sambo ont toujours eu
de fidèles compagnes, tante Jemina ou la Nounou noire,
stéréotypes qui prétendaient définir l'essence des femmes
asservies. Comme c'est souvent le cas, la réalité est
diamétralement opposée au mythe. A l'exemple des hommes
de leur communauté, elles travaillaient très souvent aux
champs. Tandis que les états frontaliers transformaient sans
doute la majorité des esclaves en domestiques, le Sud, creuset
de l'esclavagisme, produisait surtout des ouvriers agricoles.
Vers le milieu du XIX e siècle, sept esclaves sur huit, hommes
et femmes confondus, étaient aux champs ( n ) .
Tout comme les garçons en âge de travailler, les filles
devaient creuser la terre, cueillir le coton, couper la canne à
sucre et récolter le tabac. Une vieille femme décrivit dans les
années trente son apprentissage dans une plantation
cotonnière en Alabama.
« On vivait dans de vieilles cabanes en rondins, en
bouchant les fissures avec de la boue et de la mousse, quand
on pouvait. On n'avait pas de bons lits, juste des
échafaudages cloués aux murs et une vieille literie en
lambeaux. Sûr que c'était dur pour dormir, mais ça reposait
quand même nos carcasses épuisées par ces longues journées
aux champs. Je m'occupais des enfants quand j'étais petite et

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FEMMES, RACE ET CLASSE

j'essayais de faire le ménage comme le disait la maîtresse.


Quand j'ai eu dix ans, le maître a dit " Envoyez-moi cette
négresse dans le champ de coton " » ( 1 2 )

L'expérience de Jenny Proctor est caractéristique. De


l'aube au crépuscule, la plupart des filles et des femmes, la
plupart des garçons et des hommes trimaient dur. Quand il
s'agissait de travail, le fouet savait mieux mesurer la force et
la productivité que la différence des sexes. En ce sens,
l'oppression des femmes était identique à celle des hommes.
Elles connaissaient pourtant d'autres formes d'oppression,
les agressions sexuelles et autres traitements barbares réservés
aux femmes. L'attitude des propriétaires était opportuniste.
Lorsqu'il était question de travail, rien ne différenciait la
force et la productivité d'un homme ou d'une femme, mais
lorsqu'il s'agissait d'exploiter, de punir ou de brimer un être,
les femmes étaient renvoyées à des rôles exclusivement
féminins.
Quand l'abolition de la traite internationale des Noirs
commença de menacer la jeune et dynamique industrie du
coton, la classe esclavagiste fut obligée de s'en remettre à la
reproduction naturelle pour augmenter sa population de
domestiques. La capacité reproductrice des femmes esclaves
fut donc primée. Pendant les années qui précédèrent la
Guerre de Sécession, elles furent de plus en plus jugées en
fonction de leur fécondité (ou de leur stérilité). Celles qui
pouvaient produire dix, douze, quatorze enfants ou plus
devenaient un trésor enviable. Mais leur statut de mère ne
leur attira pas plus de respect que le statut de travailleuse. Le
culte de la maternité, certes très populaire au XIX e siècle, ne

M
FEMMES, RACE ET CLASSE

s'appliquait pas ici. En fait, aux yeux des esclavagistes, les


Noires n'étaient pas des mères ; elles étaient simplement des
instruments de renouvellement de la main-d'œuvre. Elles
étaient seulement des ventres, du bétail, dont la valeur était
fonction de ses capacités à se multiplier.
Puisque les femmes noires sortaient de la catégorie des
« mères » pour entrer dans la catégorie des « reproduc-
trices », on pouvait, comme aux vaches, prendre leurs petits
et les vendre comme des veaux. U n an après l'arrêt de
l'importation d'Africains, un tribunal de Caroline du Sud
décréta que les femmes esclaves n'avaient aucun droit sur
leurs enfants. Cette décision permettait d'enlever les enfants
et de les vendre à n'importe quel âge parce que « les petits
des esclaves... sont traités commes les autres animaux » ( 1 3 ) .
E n tant que femmes, les esclaves étaient naturellement en
butte à toutes sortes de contraintes sexuelles. Si, pour les
hommes, les châtiments les plus violents étaient le fouet, la
mutilation, les femmes étaient violées par-dessus le marché.
E n fait, le viol exprimait clairement la domination
économique du propriétaire d'esclaves et l'autorité du
surveillant sur les travailleuses noires.
Les mauvais traitements réservés aux femmes facilitaient
ainsi l'exploitation de leur travail qui obligeait les
propriétaires à abandonner leurs préjugés sexistes, sauf en
matière de répression. Puisque les Noires n'étaient pas des
« femmes » selon la norme, le système esclavagiste
décourageait la phallocratie chez les hommes noirs. Maris et
femmes, pères et filles étaient tous placés sous la tutelle
absolue des maîtres. En favorisant la phallocratie, on aurait
dangereusement menacé le pouvoir. Par ailleurs, puisque les

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FEMMES, RACE ET CLASSE

travailleuses noires n'étaient considérées ni comme des


représentantes du « sexe faible » ni comme des « maîtresses
de maison », les hommes noirs ne pouvaient revendiquer le
titre de « chef de famille » ni même subvenir à leurs besoins
matériels. E n fin de compte, hommes, femmes et enfants
« entretenaient » la classe esclavagiste.
Dans les plantations de coton, de tabac, de maïs et de
canne à sucre, femmes et hommes travaillaient côte à côte.
U n ancien esclave raconte

« La cloche sonne à 4 heures du matin et on a une demi-


heure pour se préparer. Tout le monde commence en même
temps ; les femmes doivent travailler au même rythme que
les hommes et accomplir les mêmes tâches. » ( 1 4 )

La plupart des propriétaires avaient inventé des systèmes


permettant de calculer le travail de l'esclave en fonction du
rendement moyen qu'ils exigeaient. Ainsi, la productivité
des enfants était évaluée au quart du rendement d'un adulte.
Les femmes étaient soumises au rendement maximum, sauf
quand elles faisaient fonction de « reproductrices » ou de
« nourrices », ce qui les dispensait parfois d'une petite partie
du travail ( 1 5 ) .
Evidemment, les propriétaires cherchaient à encourager la
« reproduction » en favorisant des naissances très rappro-
chées. Mais ils n'allèrent jamais jusqu'à exempter les femmes
enceintes et les jeunes mères du travail agricole. Beaucoup de
mères étaient contraintes de laisser les tout-petits par terre,
près de l'endroit où elles travaillaient ; mais certaines
refusaient de les abandonner et essayaient de suivre un

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FEMMES, RACE ET CLASSE

rythme normal avec leur bébé sur le dos. U n ancien esclave


décrit cette pratique en parlant de sa plantation

« Une jeune femme n'avait pas laissé son enfant au bout


de la rangée et avait fabriqué dans une toile grossière une
sorte de sac rudimentaire qui lui permettait d'attacher le
tout-petit sur son dos ; de cette manière, elle le portait toute
la journée et elle binait avec les autres. » ( 1 6 )

Dans d'autres plantations, les femmes laissaient leur bébé


à la garde des enfants ou des vieillards inaptes aux travaux
pénibles. Comme elles ne pouvaient les allaiter régulière-
ment, leurs seins congestionnés les torturaient. Dans l'une
des histoires d'esclaves très populaires de l'époque, Moses
Grandy raconte la condition effroyable des mères

« Dans la plantation dont je parle, celles qui allaitaient


souffraient de leurs seins gonflés de lait, car les petits
restaient à la maison. Elles ne pouvaient suivre le rythme des
autres travailleurs ; j'ai vu le surveillant les fouetter avec des
lanières de cuir, si fort que le sang et le lait coulaient
ensemble de leurs seins. » ( 1 7 )

Les femmes enceintes étaient non seulement contraintes à


accomplir un travail normal aux champs, mais elles
recevaient aussi des coups de fouet quand leur rendement
journalier était trop faible ou lorsqu'elles protestaient
« impudemment » contre le traitement qu'on leur infligeait.

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FEMMES, RACE ET CLASSE

« Une femme enceinte qui commet une faute doit se


coucher au-dessus d'un trou à sa taille. Alors on la fouette ou
on la frappe avec un battoir troué chaque coup provoque
une blessure. Une de mes soeurs fut frappée si durement que
les contractions commencèrent et que l'enfant naquit dans le
champ. C e même surveillant, Brooks, a tué ainsi une jeune
femme, Mary. Ses parents étaient dans le champ. » ( 1 8 )

Si les femmes enceintes étaient traitées avec plus de


douceur dans certaines plantations ou certains domaines,
c'était rarement pour des raisons humanitaires ; les
propriétaires appréciaient tout simplement la valeur d'un
petit esclave comme celle d'un jeune veau ou d'un poulain.

Avant la Guerre de Sécession, lorsque le Sud commença à


s'industrialiser timidement, le travail des esclaves complétait
et concurrençait souvent celui des hommes libres. Les
industriels qui avaient des esclaves donnaient le même
ouvrage aux hommes, aux femmes et aux enfants, et quand
les planteurs et les fermiers louaient leur main-d'œuvre, il y
avait autant de demande en femmes et en enfants qu'en
hommes ( 19).

Les femmes et les enfants représentaient un groupe très


important dans la plupart des usines textiles, de chanvre ou
de tabac... Ils travaillaient souvent dans des industries
« lourdes » comme les raffineries, les usines sucrières et les
rizeries... D'autres industries lourdes comme les entreprises
de transport ou d'exploitation forestière en employaient
beaucoup (20).
Les femmes n'étaient jamais trop « féminines » pour

!9
FEMMES, RACE ET CLASSE

travailler dans les mines de charbon, les usines métallur-


giques, pour remplacer les bûcherons ou les terrassiers. Le
canal Santee, en Caroline du Nord, fut creusé par autant de
femmes que d'hommes esclaves ( 2 1 ) ; elles participèrent
aussi à la construction de digues en Louisiane et à
l'installation de nombreuses voies ferrées encore en service
dans le Sud (22).
L'utilisation des femmes comme bêtes de somme dans les
mines du Sud ( 2 3 ) rappelle l'horrible exploitation de la
main-d'œuvre féminine en Angleterre, telle qu'elle est
décrite par Karl Marx dans Le Capital.

1. a E n Angleterre, les femmes remplaçent encore occasion-


nellement les chevaux pour tirer les péniches, parce que le
travail nécessaire pour produire des chevaux et des machines
est évalué mathématiquement, alors que le travail nécessaire
à l'entretien des femmes d'une population excédentaire n'est
en revanche, même pas évalué » ( 2 4 ) .

Comme leurs homologues britanniques, les industriels du


Sud reconnaissaient le caractère rentable de l'affaire le
travail des femmes esclaves était bien plus rentable que celui
des hommes, libres ou non. Elles « coûtaient moins cher en
capital et en entretien que des hommes dans la force de
l'âge » ( 2 5 ) .
Les femmes noires qui devaient se montrer aussi
« masculines » que les hommes au travail ont profondément
souffert pendant l'esclavage. Sans nul doute, certaines en
sont mortes et cependant, la plupart ont survécu et ont
acquis ces qualités « tabou » selon l'idéologie de la féminité

20
FEMMES. RACE ET CLASSE

au XIX e siècle. U n voyageur de passage dans le Mississipi


décrit un groupe d'esclaves rentrant des champs.

Une quarantaine de femmes d'une taille et d'une


force surprenantes ; toutes portaient la même robe bleue à
carreaux ; jambes et pieds nus, elles s'avançaient fièrement,
la houe sur l'épaule, d'un pas libre et vigoureux, comme une
troupe en marche. » ( 2 6 )

/i II est peu probable que ces femmes aient exprimé l'orgueil


d'un travail accompli sous la menace constante du fouet,
néanmoins, elles devaient être conscientes de leur formidable
pouvoir : leur capacité à produire et à créer. En effet, d'après
M a r x « le travail est le feu vivant, qui met en forme. Il est le
caractère éphémère et transitoire des choses. » ( 2 7 ) Il est
possible que ces observations soient teintées de racisme
paternaliste ; dans le cas contraire, ces femmes avaient peut-
être appris à trouver dans l'oppression la force de lutter
contre la déshumanisation quotidienne de l'esclavage. La
prise de conscience de leur résistance physique avait
probablement éveillé un désir de défendre leurs propres
droits, leur famille et leur peuple.
Les premières expériences de mécanisation antérieures à la
Guerre de Sécession furent suivies d'une industrialisation
générale qui priva beaucoup d'Américaines blanches de
l'expérience productrice. Les usines textiles avaient rendu les
rouets inutiles. Tout le matériel de fabrication des chandelles
avait été relégué dans les musées, aux côtés de nombreux
outils autrefois utiles à la production des biens nécessaires à
la famille. Comme les nouveaux magazines féminins et les
récits romanesques vantaient une idéologie de la féminité

ZI
FEMMES, RACE ET CLASSE

inspirée par l'industrialisation, les femmes blanches furent


totalement dissociées du monde de la production. L'industrie
capitaliste introduisit un clivage entre l'économie domestique
et l'économie sociale qui vint renforcer le sentiment de
l'infériorité féminine. Dans la propagande dominante, le mot
« femme » devint synonyme de « mère » et de « maîtresse de
maison », et ces fonctions étaient définies comme inférieures.
Mais ce vocabulaire n'était jamais employé chez les Noires
asservies. Les aménagements économiques de l'esclavage
contredisaient cette nouvelle idéologie au niveau de la
hiérarchie sexuelle. Les relations hommes-femmes dans la
communauté esclave ne pouvaient donc s'intégrer à
l'idéologie dominante.
Il s'est souvent trouvé des gens pour affirmer avec les
propriétaires d'esclaves que la famille noire avait une
structure matrilocale. L'état civil des plantations omettait le
nom du père et n'enregistrait que celui de la mère, et dans
tout le Sud, la législation adopta le principe du « Partus
sequitur ventrem » (l'enfant suit la mère). Telle était la volonté
des propriétaires, pères de nombreux esclaves. Mais ces lois
régissaient-elles également les rapports entre les esclaves ?
La plupart des historiens et des sociologues admettent que le
refus du maître à reconnaître sa progéniture a provoqué la
création d'un ordre matriarcal par les esclaves eux-mêmes.
Une célèbre étude gouvernementale, connue sous le nom
de « rapport Moynihan », fut consacrée à la « famille noire »
en 1 9 6 5 . Elle affirmait que cette prétendue structure
matriarcale justifiait les récents problèmes économiques et
sociaux des noirs. « En substance », déclarait Daniel
Moynihan

22
FEMMES, RACE ET CLASSE

a on a imposé à la communauté noire une structure


matriarcale qui la met en marge de la société américaine, qui
freine sérieusement l'évolution du groupe et écrase l'homme
noir. Cette situation rejaillit sur la plupart des femmes
noires. » ( 2 8 )

D'après cette thèse, l'oppression puiserait sa source au-


delà de la discrimination raciale et de ses conséquences
(chômage, mauvaises conditions de logement, inefficacité de
l'éducation et insuffisance de l'aide médicale). Elle dériverait
d'un « problème pathologique » lié à l'absence de suprématie
masculine ! La conclusion controversée du rapport M o y n i -
han constituait un appel à l'autorité patriarcale (c'est-à-dire à
la suprématie masculine !) dans la famille noire et toute la
communauté.
U n des défenseurs « libéraux » de Moynihan, le
sociologue Lee Rainwater, prit position contre les solutions
préconisées dans ce rapport (29). Rainwater proposa des
emplois, le relèvement des salaires et d'autres réformes
économiques ; il alla même jusqu'à encourager les revendica-
tions sociales et les manifestations de soutien aux droits
civiques. Pourtant, comme la plupart des sociologues blancs
— imités en cela par quelques Noirs —, il reprit à son
compte la théorie de l'esclavage destructeur de la famille
noire. E n conclusion, celle-ci se serait « construite autour de
la mère » en privilégiant la relation mère-enfant et aurait
« distendu ses liens avec l'homme » ( 3 0 ) .

Aujourd'hui, dit-il, « les hommes n'ont pas souvent de


vrai foyer, ils rompent facilement leurs attaches familiales ou

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FEMMES, RACE ET CLASSE

sexuelles. Ils vivent dans des habitations délabrées ou dans


des meublés ; ils passent leur temps dans les bureaux de
bienfaisance et refusent d'entrer véritablement dans les seuls
" foyers " qu'ils possèdent celui de leur mère ou de leur
amie. » (3 1)

N i Moynihan ni Rainwater n'ont inventé la théorie de la


décadence interne de la famille esclave. On la doit à
E. Franklin Frazier, célèbre sociologue noir des années
trente. Dans The Negro Family, ouvrage publié en
1 9 3 9 ( 3 2 ) , Frazier décrit de manière spectaculaire l'effroya-
ble traumatisme de l'esclavage pour le peuple noir ; mais il
sous-estime sa résistance en face des inconvénients de ses
conséquences sociales. Il se leurre également sur l'esprit
d'indépendance et d'autonomie que les femmes noires ont
nécessairement acquis. Ainsi, il déplore que « les nécessités
économiques et la tradition n'aient jamais conditionné la
femme noire à accepter l'autorité masculine. » ( 3 3 )
La controverse suscitée par le rapport Moynihan et les
doutes émis par son auteur sur la thèse de Frazier ont
conduit Herbert Gutman à entreprendre certaines recherches
sur la famille noire. Environ dix ans plus tard, en 1 9 7 6 , il
publia un ouvrage remarquable, The black family in slavety
and freedom{},4). L'enquête de Gutman révèle l'existence
d'une famille prospère et florissante par des documents
authentiques. Il ne découvrit pas l'horrible cellule
matriarcale, mais une famille unie, avec une femme, un mari,
des enfants et souvent d'autres membres, ainsi qu'un parent
adoptif.
S'opposant aux conclusions hasardeuses de Fogel et

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FEMMES, RACE ET CLASSE

Engerman, convaincus que l'esclavage n'avait pas touché les


familles, Gutman affirme qu'un grand nombre d'entre elles
ont été démantelées. C e démembrement, causé par la vente
indifférenciée du mari, de la femme ou des enfants, porte la
marque de l'esclavage nord-américain. Par ailleurs, Gutman
souligne que les liens d'amour et d'amitié, les affinités
culturelles qui régissent les rapports familiaux et surtout le
désir irrépressible de cohésion, ont permis à la famille de
survivre à cette violence dévastatrice (3 5).
S'appuyant sur des lettres, des documents (comme les états
civils des naissances, retrouvés dans les plantations avec
mention du nom des parents) Gutman démontre que les
esclaves se conformaient fidèlement aux lois de la famille et
que ces mêmes lois différaient de celles des familles blanches.
Les mariages tabou, l'attribution des noms et les moeurs
sexuelles - qui concernaient incidemment les relations
extraconjugales - séparaient les esclaves de leurs maî-
tres (36). En essayant quotidiennement de sauvegarder
l'autonomie de leur vie familiale, les esclaves faisaient preuve
de dons extraordinaires et parvenaient à humaniser un
environnement étudié pour les transformer en sous-hommes.

« T o u s les jours, les choix des esclaves ( 3 7 ) (enga-


gement marital à long terme, acceptation ou refus du nom
paternel pour un enfant, mariage avec une femme dont
les enfants ne portaient pas le nom paternel, attribution à
un nouveau-né du nom du père, d'une tante, d'un oncle ou
d'un grand-parent, divorce en cas de mariage manqué)
respectaient les apparences tout en niant la pratique de
l'idéologie dominante qui faisait de l'esclave un éternel

2
5
FEMMES, RACE ET CLASSE

" enfant " ou un " sauvage " réprimé... Les structures et les
liens familiaux, la nature des communautés élargies qui se
développaient depuis ces liens originels montraient aux
enfants que leurs parents n'étaient pas considérés comme des
êtres humains. »

Malheureusement, Gutman n'a pas essayé d'analyser le


rôle des femmes dans la famille esclave. E n démontrant qu'il
existait une vie familiale complexe où chacun avait sa place,
Gutman a sapé l'un des principaux fondements de la théorie
matriarcale. Mais il n'a pas réfuté nommément l'autre thèse
qui affirme l'existence d'une famille bicéphale et la
domination de la femme noire sur son mari. Par ailleurs,
comme le confirment ses propres recherches, la vie sociale
des esclaves était calquée sur la famille. Le rôle des femmes à
l'intérieur de la famille a largement déterminé leur statut
social dans la communauté.
La plupart des universitaires prétendent que la vie
familiale des esclaves mettait la femme en position de
supériorité, même lorsque le père était présent. Pour Stanley
Elkins, le rôle de la mère

a était beaucoup plus important que celui du père. Elle


contrôlait la vie familiale, l'entretien de la maison, la
préparation des repas et l'éducation des enfants, que les
maîtres laissaient à la charge de la famille esclave. » ( 3 8 )

L'emploi systématique du terme « boy » pour désigner


l'esclave, exprimait, selon Elkins, l'incapacité du maitre à
assumer ses responsabilités paternelles. Kenneth Stampp
pousse encore ce raisonnement

26
FEMMES, RACE ET CLASSE

a Dans sa structure type, la famille esclave était


matriarcale, car le rôle de la mère était beaucoup plus
important que celui du père. Dans sa sphère d'influence,
toute famille supposait des responsabilités qui étaient
traditionnellement l'apanage des femmes le ménage, les
repas, la couture et l'éducation des enfants. Le mari était tout
au plus l'auxiliaire de sa femme, son compagnon et son
partenaire sexuel. On le considérait souvent comme le bien
de son épouse (le T o m de Mary), au même titre que la case
où vivait la famille. » ( 3 9 )

Il est vrai que la vie domestique prenait une place trop


grande dans la vie sociale des esclaves, car c'était la seule
dimension humaine qui leur fût accordée. Ainsi, contraire-
ment aux femmes blanches, les femmes noires n'étaient pas
infériorisées par les tâches domestiques. Sans doute cela
tient-il aussi au fait qu'elles travaillaient autant que leur
mari. On ne pouvait les considérer comme de simples
« ménagères ». E n déduire qu'elles dominaient leur mari est
pourtant une déformation de la réalité.
Dans l'essai que j'ai écrit en 1 9 7 1 (40) avec le peu de
moyens dont je disposais dans ma cellule, j'ai défini ainsi la
fonction domestique de l'esclave « Obsédée par l'idée de
subvenir aux besoins des hommes et des enfants de son
entourage... elle accomplissait le seul travail communautaire
que l'oppresseur ne pouvait directement s'approprier. Elle ne
trouvait aucune compensation à son travail dans les champs
il n'était pas utile aux esclaves. Seul le travail domestique
avait un sens pour le groupe...
« C'est précisément en accomplissant ces corvées qui

27
FEMMES, RACE ET CLASSE

sont depuis longtemps l'expression de l'infériorité féminine


dans la société que la femme noire enchaînée a progressé vers
une certaine autonomie réservée à son usage et à celui des
hommes. Alors qu'elle était particulièrement opprimée en
tant que femme, elle devint le centre de la communauté
esclave. Elle jouait donc un rôle essentiel dans la survie du
groupe. »
Depuis, j'ai compris que le caractère particulier du travail
domestique et sa position centrale pour les hommes et les
femmes asservis dépassaient le cadre des activités exclusive-
ment féminines. Les hommes avaient d'importantes
responsabilités domestiques et n'étaient donc pas, comme le
veut Kenneth Stampp, de simples auxiliaires. Tandis que les
femmes faisaient la cuisine ou cousaient par exemple, les
hommes cultivaient le jardin (ignames, maïs, ou autres
légumes) et chassaient (le gibier, les lapins et les opossums
complétaient agréablement un régime peu varié). C e partage
des travaux domestiques ne semble pas hiérarchisé les
tâches accomplies par les hommes n'étaient ni supérieures, ni
inférieures à celles des femmes. Elles étaient toutes
nécessaires. Selon toute vraisemblance, cette division du
travail n'était pas très rigoureuse car il arrivait aux hommes
de travailler dans la case, lorsque les femmes s'occupaient du
jardin et se joignaient parfois aux chasseurs. ( 4 1 )
, L'égalité des sexes était un élément essentiel de la vie
domestique chez les esclaves. Le travail qui profitait aux
serviteurs et non à la gloire du maître s'accomplissait de
manière indifférenciée. Dans les limites de la famille et de la
vie communautaire, les Noirs réussirent une chose
prodigieuse. Ils transformèrent l'égalité « négative », née

28
FEMMES, RACE ET CLASSE

d'une égalité dans l'oppression, en égalitarisme positif dans


leurs rapports sociaux.
Quoique l'argument majeur d'Eugène Genovese dans Roll,
Jordan, Roll soit contestable (selon lui, les Noirs acceptaient
le paternalisme lié à l'esclavage), il présente une analyse
succincte mais pénétrante de leur vie familiale.

« L'histoire des femmes mariées mérite qu'on s'y arrête. Il


serait faux d'affirmer que l'homme n'était qu'un invité dans
la maison. U n examen de la situation réelle des maris et des
pères révèle la complexité étonnante de leurs rapports avec
les femmes ; l'attitude de ces dernières devant le travail
ménager (la cuisine en particulier) et devant leur propre
féminité contredit la croyance populaire. E n effet, il est
généralement admis que les femmes causent inconsciemment
la ruine de leur mari en régnant sur leur maison, en
protégeant leurs enfants et en s'arrogeant des responsabilités
masculines. » ( 4 2 )

Bien qu'on puisse le soupçonner de phallocratie quand il


affirme que la condition masculine et féminine repose sur un
concept immuable, il reconnaît clairement

« que ce qui est généralement défini comme un pouvoir


féminin débilitant ressemble davantage à une égalité sexuelle
inconnue des blancs et peut-être même des noirs de la
génération d'après guerre. » ( 4 3 )

Le point le plus intéressant que Genovese ait soulevé sans


le développer montre comment les femmes ont souvent

2
9
FEMMES, RACE ET CLASSE

défendu leur mari conjre un système qui tentait de les avilir.


Nombre d'entre elles, peut-être la majorité, dit-il, ont
compris qu'en rabaissant les hommes, on les humiliait aussi.
De plus

« Elles voulaient que leurs fils deviennent des hommes et


savaient parfaitement qu'il leur fallait l'exemple d'un homme
fort pour réussir. » ( 4 4 )

Leurs garçons avaient besoin de modèles masculins forts,


et leurs filles de modèles féminins forts.

<f Si les femmes noires portaient le terrible poids de l'égalité


dans l'oppression, si elles jouissaient de l'égalité chez elles,
elles la revendiquaient aussi en défiant l'institution
inhumaine de l'esclavage. Elles résistaient aux agressions
sexuelles des Blancs, défendaient leur famille et participaient
aux grèves et aux révoltes. Comme le souligne Herbert
Aptheker dans un ouvrage d'avant-garde, American Negro
slave revolts {45), elles empoisonnaient leur maître, commet-
taient des actes de sabotage et, comme leur mari, rejoignaient
des communautés marronnes pour s'enfuir vers le Nord et la
liberté. Elles ont raconté à quelles brimades les soumettaient
les gardiens ; on peut donc savoir que celle qui acceptait
passivement son sort d'esclave était l'exception et non la
règle.
Frederick Douglass rapporte ses réactions d'enfant devant
la violence impitoyable de l'esclavage (46) et raconte les
flagellations et les tortures d'un grand nombre de révoltés. Sa
cousine, par exemple, fut cruellement frappée parce qu'elle
avait réussi à résister aux violences sexuelles d'un

30
FEMMES, RACE ET CLASSE

gardien (47)- Une femme qu'on appelait tante Esther fut


rageusement fouettée pour avoir défié son maître désireux de
la voir rompre avec l'homme qu'elle aimait (48). Frederick
Douglass décrit en termes extrêmement frappants les
impitoyables châtiments réservés à la jeune Nellie, qui fut
fouettée pour son « impudence ».

« Pendant un moment, elle parut l'emporter sur la brute


mais il finit par avoir le dessus, réussit à la traîner vers un
arbre et à lui attacher les bras au tronc. La victime était à la
merci de son fouet impitoyable... Les cris de cette martyre se
mêlaient aux hurlements de ses enfants affolés et aux
imprécations rauques du gardien. Quand on détacha la jeune
femme, son dos était couvert de sang. On l'avait fouettée,
horriblement, mais on ne l'avait pas soumise et elle
continuait d'abreuver le gardien d'insultes. » ( 4 9 )

Douglass ajoute que cet homme ne s'est sans doute plus


jamais hasardé à fouetter Nellie. Comme Harriet Tubman,
de nombreuses femmes ont fui vers le Nord. Elles
réussissaient souvent dans leur entreprise, même si elles
étaient fréquemment ramenées. Une des tentatives les plus
spectaculaires fut celle d'Ann W o o d , une jeune femme, ou
peut-être une adolescente, qui dirigea un wagon de fugitifs
armés. Après leur évasion pendant la nuit de Noël 1 8 5 5 , ils
furent rattrapés et livrèrent bataille à leurs poursuivants.
Deux d'entre eux furent tués mais les documents attestent
que les autres réussirent à gagner le Nord (50). L'abolition-
niste Sarah Grimke décrit le cas d'une femme moins
chanceuse. Après plusieurs tentatives d'évasion, le maître de

31
FEMMES, RACE ET CLASSE

la plantation en Caroline du Sud lui infligea tant de coups de


fouet « qu'on ne pouvait passer un doigt entre ses
plaies » ( 5 1 ) . Parce qu'elle profitait de chaque occasion pour
fuir, on finit par lui passer un lourd collier de fer. Quand elle
réussit à le briser, on lui arracha une dent de devant comme
signe distinctif. Bien que les propriétaires fussent connus
pour leur esprit de charité chrétienne, dit S. Grimke,

« la souffrance de cette esclave, qui était couturière et


travaillait continuellement en présence de la famille, brodant
dans une chambre ou accomplissant d'autres travaux
ménagers, la vue du dos lacéré et sanguinolent, de la bouche
mutilée et du collier de fer ne provoquaient apparemment
pas la compassion de ses maîtres. » ( 5 2 ) Les femmes
résistaient et défiaient les lois de l'esclavage au moindre
prétexte. D u fait de cette répression perpétuelle, « il ne faut
pas s'étonner », dit Herbert Apthker, « de remarquer que les
femmes noires ont si souvent encouragé les complots
d'esclaves. » ( 5 3 )

Virginie, 1 8 8 2 « E l l e dit qu'ils ne se lèveront jamais


trop tôt pour elle car elle préférerait l'enfer à cet endroit. »
Mississipi, 1 8 3 5 « Elle priait Dieu de la délivrer ; elle était
fatiguée d'attendre les Blancs. »
Comment ne pas comprendre Margaret Garner, fugitive
reprise près de Cincinnati, qui tua sa fille et tenta de se
suicider ? Elle se réjouit de la mort de sa fille — « elle ne
connaîtra jamais plus la souffrance de l'esclave » — et
demanda à être jugée pour meurtre « Je marcherai à la
potence en chantant plutôt que de retourner en escla-
vage. » ( 5 4 )

32
FEMMES, RACE ET CLASSE

Les communautés marronnes, composées d'esclaves


fugitifs et de leurs enfants, se constituèrent dans le Sud à
partir de 1 6 4 2 et jusqu'en 1 8 6 4 . Elles servaient « de refuges
et de bases aux fuyards lors du pillage des plantations
voisines et fournissaient parfois des chefs aux révoltes
organisées » (5 5). En 1 8 1 6 on découvrit une grande
communauté prospère 3 0 0 hommes, femmes et enfants
occupaient un fort de Floride. Ils refusèrent de se rendre ;
l'armée se lança alors dans une bataille qui dura dix jours et
fit plus de 2 5 0 victimes parmi les mutins. Les femmes
combattaient comme les hommes (56). E n 1 8 2 7 , au cours
d'un autre affrontement à Mobile en Alabama, hommes et
femmes combattirent sans relâche, « comme des spartiates »,
commentèrent des journalistes ( 5 7).
La résistance était souvent plus subtile que les révoltes, les
évasions et les sabotages. Elle impliquait par exemple
l'apprentissage clandestin de l'écriture et son enseignement.
A Natchez en Louisiane, une esclave dirigeait une « école de
nuit » entre 1 1 heures du soir et 2 heures du matin et
« décerna des diplômes » à plusieurs centaines de person-
nes ( 5 8). De toute évidence, beaucoup rédigèrent leur propre
laissez-passer vers la liberté. Dans « Racines « ( 59), Alex
Haley nous conte l'histoire romancée de ses ancêtres et
indique que la femme de Kunta Kinte, Belle, se donnait
beaucoup de mal pour apprendre seule à lire et à écrire. E n
lisant secrètement des journaux de son maître, elle se tenait
au courant de l'actualité politique et transmettait ensuite ses
connaissances à ses frères et soeurs esclaves.
L'étude du rôle des femmes dans le mouvement de
résistance à l'esclavage exige un hommage à Harriet Tubman

33
FEMMES, RACE ET CLASSE

qui accomplit un exploit en conduisant plus de 3 0 0


personnes par F Underground Railroad * (60). Les premières
années de sa vie furent semblables à celles de la plupart des
femmes esclaves. Ouvrière agricole dans le Maryland, elle
comprit que sa force de femme valait celle de n'importe quel
homme. Son père lui apprit à couper le bois et à fendre les
rails ; et en travaillant à ses côtés, il lui transmit le savoir
qu'elle mit à profit dans ses dix-neuf allers et retours entre le
Nord et le Sud. Il lui montra comment marcher
silencieusement dans les bois, comment trouver sa nourriture
et ses médicaments parmi les plantes, les racines et les
simples. C e que lui apprit son père entre sans doute pour
une grande part dans ses succès répétés. A u cours de la
Guerre de Sécession, Harriet Tubman combattit l'esclavage
sans relâche ; aujourd'hui, elle reste la seule femme des
Etats-Unis à avoir mené des troupes de combattants.
Indépendamment de toute question de race ou de sexe,
Harriet Tubman était un être exceptionnel. Par ailleurs, son
geste exprimait aussi une force et une persévérance
individuelles que beaucoup d'autres femmes de sa race
avaient acquises. Il faut répéter que les femmes noires
subissaient la même oppression que les hommes ; qu'elles
étaient leurs égales dans la communauté esclave ; qu'elles ont
résisté à l'esclavage avec la même passion. Par une des plus
grandes ironies du système esclavagiste, l'exploitation
extrêmement brutale et indifférenciée des femmes leur
permit d'exprimer des revendications égalitaires par le biais

* Ligne de cache qui accueillait les Noirs et pouvait faciliter leur


passage dans les Etats du Nord.

34
FEMMES, RACE ET CLASSE

des relations sociales mais, aussi, à travers des actes de


résistance. Cette révélation fut certainement pénible pour les
propriétaires qui ont, semble-t-il. tenté de briser cette
solidarité égalitaire en réprimant les femmes de manière
particulièrement féroce. Encore une fois, il ne faut pas
oublier que les punitions infligées dépassaient en cruauté
celles que subissaient les hommes ; les femmes étaient non
seulement fouettées et mutilées, mais aussi violées.
Il serait abusif de considérer cette institutionnalisation du
viol comme l'expression du refoulement sexuel du maître,
hanté par le spectre de la féminité blanche cette explication
est beaucoup trop simpliste. Le viol était une arme de
domination, une arme de répression dont le but secret était
d'étouffer le désir de révolte des femmes et de démoraliser
leurs maris. A ce propos, certains témoignages recueillis
pendant la guerre du Viêt-nam pourraient s'appliquer à ce
contexte « A u Viêt-nam, le commandement militaire
américain considérait le viol comme socialement admis » ; en
réalité, c'était une position implicite mais claire (61).
Lorsqu'on encourageait les G . I.'s à violer les femmes et les
adolescentes vietnamiennes (parfois on les engageait à
« fouiller » les femmes « avec leur pénis ») (62), on
fabriquait une arme de terrorisme politique de masse.
Puisque les Vietnamiennes s'étaient distinguées en contri-
buant héroïquement à la lutte pour la libération de leur
peuple, le viol était la meilleure arme de représailles. Les
femmes échappaient rarement aux brutalités réservées aux
hommes, et elles étaient les premières victimes du sexisme
des autorités militaires, dont le grand principe était : la
guerre est une affaire d'hommes.

35
FEMMES, RACE ET CLASSE

« J'ai vu un tireur, un des nôtres, tuer une femme »,


témoigne un G.I. « quand nous nous sommes approchés
d'elle, elle a demandé de l'eau. Le lieutenant a dit de la tuer.
Alors, il lui a arraché ses vêtements, ils l'ont étendue en
croix, lui ont poignardé les deux seins et enfoncé un
instrument fourchu et tranchant dans le vagin. Ensuite, ils se
sont servis d'une branche avant de la tuer. » ( 6 3 )

Cet usage du viol comme arme d'intimidation et de


terrorisme était déjà encouragé par les propriétaires
d'esclaves qui cherchaient à emprisonner les femmes dans
leur condition. Suivant leur raisonnement, les sévices sexuels
devaient rappeler aux esclaves, conscientes de leur force et
de leur désir de résistance, l'immuabilité essentielle de leur
féminité. Dans la société phallocrate de l'époque, le mot
« féminité » signifiait passivité, acceptation et faiblesse.
De fait, presque tous les récits d'esclaves du XIX e siècle
relatent la tyrannie sexuelle des maîtres et des surveillants à
l'encontre des femmes esclaves.

« L e maître d'Henry Bibb força une esclave à devenir la


concubine de son fils, le surveillant de M . F . Jamison viola
une jeune et jolie esclave, et le patron de Salomon Northrup
contraignit Patsy, une esclave, à partager sa couche. » (64)

Malgré les nombreux témoignages de viols et de violences


sexuelles, la littérature traditionnellement consacrée à
l'esclavage n'a abordé aucune de leurs conséquences. On
prétend même que les esclaves ont accepté et encouragé les
désirs sexuels des blancs. Leurs relations n'étaient donc pas

36
FEMMES, RACE ET CLASSE

sur le mode de l'exploitation sexuelle mais entraînait plutôt


un « métissage ». Dans le chapitre de Roll, Jordan, Roll
consacré aux rapports sexuels interraciaux, Genovese affirme
que le problème du viol est moins important que les tabous
rigoureux qui entourent le métissage. Selon l'auteur,
« beaucoup de blancs qui avaient violé une jeune esclave en
étaient finalement tombés amoureux et avaient, aimé les
enfants qu'elle avait conçus » ( 6 5 ) . Par conséquent,

« la tragédie du métissage ne réside pas tant dans la luxure


et l'exploitation sexuelle que dans l'obligation pénible de
renier la joie, l'affection et l'amour souvent nés de relations
déshonorantes » (66).

Dans son ensemble, l'étude de Genovese s'articule autour


de la question du paternalisme. Il démontre que les esclaves
acceptaient généralement l'attitude protectrice de leur
maître ; et celui-ci était contraint en retour de répondre à la
demande d'humanité des esclaves. Puisqu'aux yeux des
propriétaires, la valeur humaine d'un esclave ne dépassait pas
celle d'un enfant, Genovese pense évidemment avoir
découvert l'essence de cette humanité dans le métissage. Ii ne
comprend pas que « la ioie, l'affection et l'amour » ne
pouvaient naître tant que les Blancs profitaient de leur
position économique pour faire libre usage du corps des
femmes noires. Les Blancs l'utilisaient en oppresseurs ou en
agents du pouvoir s'ils n'étaient pas propriétaires d'esclaves.
Genovese ferait bien de lire Corregidora, le dernier roman de
Gayl Jones (67). Cette jeune noire y explique comment
plusieurs générations de femmes ont tenté de « garder les

37
FEMMES, RACE ET CLASSE

témoignages » des crimes sexuels commis pendant l'escla-


vage.
E. Franklin Frazier a cru découvrir dans le métissage la
plus grande réussite culturelle des esclaves noirs.

« La présence du maître dans sa demeure et de sa


maîtresse noire dans la maison voisine représentaient l'ultime
triomphe d'un rite social renforcé par des profonds
sentiments de solidarité humaine. » ( 6 8 )

Cependant, il ne pouvait oublier toutes celles qui ne


s'étaient soumises qu'après une âpre lutte.

a La contrainte physique a été parfois nécessaire pour


assurer la soumission des femmes noires.,. Nous en avons des
témoignages historiques , et cette tradition s'est gardée dans
les familles noires. » (69)

Il raconte l'histoire d'une femme dont l'arrière-grand-


mère parlait avec fierté des luttes attestées par ses
innombrables cicatrices. Mais elle refusait obstinément
d'évoquer l'origine d'une marque précise et se contentait de
répondre, chaque fois qu'on l'interrogeait, « les hommes
blancs sont des chiens, fuis-les, petite ». L e mystère fut
dévoilé après sa mort
« A l'âge de dix-huit ans, le fils cadet de son maître lui
avait infligé cette marque au moment où elle avait conçu ma
grand-mère Eli en, qui était leur enfant. » ( 7 0 )

Les Blanches qui rejoignirent le mouvement abolitionniste


furent particulièrement indignées par les agressions sexuelles

38
FEMMES, RACE ET CLASSE

perpétrées sur les femmes noires. Les militantes anti-


esclavagistes des groupements de femmes racontaient avec
quelle brutalité on violait celles qui dénonçaient les sévices
sexuels devant les femmes blanches. Bien que ces dernières
aient rendu des services inestimables au mouvement anti-
esclavagiste, elles ne saisissaient pas toujours la complexité
de la condition des esclaves noires. Celles-ci étaient femmes,
bien sûr, mais leur expérience d'esclaves, les durs travaux
accomplis aux côtés de leur mari, les rapports d'égalité dans
la famille, la résistance, le fouet, le viol leur avaient permis
de développer certains traits de personnalité qui les isolaient
de la plupart des Blanches.
Une des œuvres les plus populaires de la littérature
abolitionniste fut La Case de l'oncle Torn, de Harriet Beecher
Stowe, roman qui rallia à la cause anti-esclavagiste un grand
nombre de gens - et plus de femmes que jamais. Abraham
Lincoln dit un jour de Harriet Stowe qu'elle était à l'origine
de la Guerre de Sécession. Mais l'immense succès que connut
son livre ne doit pas faire oublier qu'il offre une image
complètement déformée de la vie des esclaves. Le principal
personnage féminin n'est qu'une parodie des femmes noires,
une transposition naïve de la figure maternelle, exaltée par la
propagande culturelle de l'époque. Eliza est l'incarnation de
la maternité blanche, mais sous un visage noir, ou
légèrement noirci, parce qu elle est « quarteronne »
Peut-être Harriet Stowe souhaitait-elle que les 1 ferrites
blanches de son roman se reconnussent en Eliza. Elles
admiraient sa moralité chrétienne, son infaillible instinct
maternel, sa douceur et sa fragilité les femmes étaient
incitées à cultiver ces vertus. La blancheur d'Eiiza lui permet

39
FEMMES, RACE ET CLASSE

d'incarner la maternité et son mari Georges, dont les


ancêtres sont aussi d'origine blanche, rappelle « l'homme »
phallocrate et conservateur plus qu'aucun autre héros noir du
livre. A la différence de l'oncle Tom, puéril et passif,
Georges est ambitieux, intelligent, et il sait lire et écrire ;
mais, surtout, il déteste l'esclavage de toute son âme. Quand
Georges décide, tout au début du livre, de fuir au Canada,
Eliza, servante pure et protégée, prend peur devant sa haine
irrépressible de l'esclavage.

« Eliza tremblait et se taisait ; elle n'avait jamais vu son


mari dans un tel état, et toutes ses théories de douce
persuasion pliaient comme un roseau dans l'orage de ces
passions. » ( 7 1 )

Eliza a pratiquement oublié les injustices de l'esclavage.


La soumission féminine l'a incitée à obéir à son destin
d'esclave et à la volonté de ses bons maîtres. C e n'est que
lorsque son statut maternel est menacé qu'elle trouve la force
de se relever et de se battre. Comme la mère qui s'aperçoit
au elle peut soulever une voiture si son enfant est coincé
dessous, elle est prise d'un violent sursaut maternel quand
elle apprend que son fils sera vendu pour pallier les
difficultés financières du « bon » maître qui n'a pas cédé,
bien sûr, aux supplications maternelles et complaisantes de sa
femme. Eliza saisit Harry et prend instinctivement la fuite,
car « l'amour maternel l'emportait sur tout le reste. Il la
rendait folie de terreur en lui faisant pressentir un terrible
danger. » ( 7 2 ) Eliza en Mère Courage est fascinante. Dans sa
ïinte, elle précède ses poursuivants jusqu'à une rivière qui
charrie de., glaçons, et exhorte Harry à traverser

40
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Alors, avec l'énergie que Dieu ne donne qu'aux


désespérés... Elle s'élança par-dessus le torrent mugissant et
tomba sur le radeau de glace... Poussant toujours ses cris
sauvages, redoublant de force devant le danger, elle sauta de
glaçon en glaçon, glissant, se cramponnant, tombant, mais se
relevant toujours ! Elle perdit sa chaussure, ses bas étaient
arrachés, son sang marquait sa route ; mais elle ne vit rien,
ne sentit rien, jusqu'à ce qu'enfin, obscurément, comme dans
un rêve, elle aperçoive l'autre rive et un homme qui lui
tendait la main. » ( 7 3 )

Cet exploit mélodramatique et invraisemblable ne gênait


pas Harriet B. Stowe ; Dieu accorde des pouvoirs
surhumains aux bonnes mères chrétiennes. Cependant, en
sacrifiant au culte maternel du XIX e siècle, elle a
lamentablement échoué dans la description de la véritable
résistance des femmes noires à l'esclavage. On a rapporté
d'innombrables actes d'héroïsme chez les mères esclaves.
Contrairement à Eliza, l'horreur de l'esclavage poussait ces
femmes à défendre leurs enfants. Elles puisaient leur force,
non dans un pouvoir mythique lié à la maternité, mais dans
leurs expériences d'esclaves. Certaines, comme Margaret
Garner, ont été jusqu'à tuer leur enfant plutôt que de le voir
grandir en esclave. Par contre, Eliza ne semble pas concernée
par l'inhumanité du système. Si on ne l'avait menacée de
vendre son fils, elle aurait probablement continué de vivre
heureuse sous la tutelle bienveillante de ses maîtres.
Si elles ont jamais existé, les Eliza ont fait figure
d'exceptions parmi les femmes noires. Elles n'étaient en
aucun cas représentatives de celles qui travaillaient sous le

41
FEMMES, RACE ET CLASSE

fouet, subvenaient aux besoins de leur famille, la


protégeaient et luttaient contre l'esclavage ; ces femmes
qu'on frappait, qu'on violait, mais qui ne se soumettaient
jamais.
C e sont elles qui ont légué un héritage de dur labeur,
d'autonomie, un héritage de ténacité, de résistance, une
volonté d'égalité à leurs descendantes qui sont nées libres.
Cet héritage a permis une autre approche de la condition de
femme.

42
CHAPITRE 2

LE MOUVEMENT ANTI-ESCLAVAGISTE
ET LA NAISSANCE
DES DROITS DES FEMMES

« Quand la littérature ne mentira plus sur l'histoire de la


cause anti-esclavagiste, on verra les femmes y occuper une
grande place ; car cette cause a surtout été la leur, » ( i )

Ainsi s'exprimait Frederick Douglass, ancien esclave si


étroitement associé au mouvement des femmes du
XIX e siècle qu'il fut traité de « féministe ^(2). C e leader
abolitionniste noir était célèbre pour ses interventions en
faveur de l'émancipation des femmes. \Parce qu'il soutenait
par principe ce mouvement controversé, il fut souvent
ridiculisé en public.ÎLa plupart des hommes de cette époque
sentant leur virilité menacée se seraient immédiatement
montrés prêts à la défendre.^Frederick Douglass assuma
admirablement son rôle anti-sexiste et déclara qu'il ne s'était
jamais senti humilié par l'étiquette de « féministe... J'ai
plaisir à dire que je n'en ai jamais eu honte. » ( 3 ) Son

43
FEMMES, RACE ET CLASSE

attitude à l'égard de ceux qui le harcelaient était peut-être


inspirée par la conscience des mesures infamantes contre les
femmes blanches, que l'on baptisait « femmes à nègres »
pour mieux les détourner du mouvement anti-esclavagiste.
Et il n'ignorait pas que les femmes étaient indispensables à
ce mouvement ; non seulement parce qu'elles étaient
nombreuses mais aussi parce qu'elles savaient plaider cette
cause (4).
Pourquoi se sont elles ainsi levées en masse pour rejoindre
le mouvement anti-esclavagiste ? Pourquoi l'abolitionnisme
attirait-ii tout spécialement les femmes blanches du
XIX e siècle ? Si on avait posé cette question à Harriet
Beecher Stowe, leader de ce mouvement, elle aurait pu
répondre que l'instinct maternel des femmes était la raison
naturelle de leurs sympathies anti-esclavagistes. Telle est la
conclusion apparente de son roman La Case de l'oncle Tom,
qui gagna un très grand nombre de femmes à la cause
abolitionniste (5).
Quand Harriet B. Stowe publia La Case de l'oncle Tom, le
culte de la maternité était à son apogée. Dans la
représentation qu'en faisaient alors la presse, la littérature
populaire et même les tribunaux, la femme idéale et la mère
idéale ne faisaient qu'un. Sa place était à la maison, jamais
dans les tribunes politiques. Harriet Stowe présente la
plupart des esclaves comme des enfants doux, aimants,
innocents, même quand ils sont méchants.
« L e cœur tendre » de l'oncle T o m était, écrit-elle, « un
attribut caractéristique de sa race » (6). Les allusions à
l'infériorité des femmes et des Noirs abondent dans son
roman. La plupart des Noirs y sont dociles et casaniers et les

44
FEMMES, RACE ET CLASSE

femmes n'y jouent que le rôle de mère. Aussi paradoxal que


cela paraisse, le plus populaire des ouvrages anti-
esclavagistes de l'époque perpétuait le racisme et le sexisme
qui justifiaient respectivement l'esclavage et l'exclusion des
femmes de la bataille politique contre l'esclavage.
La contradiction flagrante entre le contenu réactionnaire
de ce livre et l'attrait de ses idées progressistes ne réside pas
tant dans la conception personnelle de l'auteur que dans le
statut contradictoire des femmes au XIX e siècle. Pendant la
première moitié du siècle, la révolution industrielle
transforma profondément la société américaine ; elle entraîna
un changement radical dans la vie des femmes blanches. Dès
1 8 3 0 , un grand nombre de tâches économiques réservées
aux femmes fut assuré par l'industrie. Il est vrai que ce
phénomène les libéra de travaux fastidieux. Cependant,
l'industrie naissante érodait en même temps le prestige des
femmes au foyer, basé sur un travail domestique absolument
essentiel et jusque-là productif. Ainsi leur statut social a
commencé à se détériorer. Une des conséquences idéolo-
giques du capitalisme industriel fut l'élaboration d'un
concept plus rigoureux de l'infériorité féminine. Il semble,
en fait, que plus l'impact de l'industrialisation réduisait les
travaux ménagers, plus on affirmait catégoriquement que « la
place de la femme était à la maison. » ( 7 )
E n réalité, sa place avait toujours été à la maison.
Cependant, au cours de la période préindustrielle,
l'économie tournait également autour de la maison et des
terres environnantes. Alors que les hommes travaillaient aux
champs (tout en se faisant souvent aider de leur épouse), les
femmes fabriquaient les étoffes, les vêtements, les bou-

45
FEMMES, RACE ET CLASSE

gies, le savon et presque tout ce qui était indispensable à la


vie familiale. Leur place était certainement à la maison, mais
pas seulement parce qu'elles faisaient les enfants et les
élevaient ou subvenaient aux besoins des maris. Elles
participaient à l'économie familiale et leur travail était
respecté comme celui des hommes. Quand cette production
passa de la maison à l'usine, l'idéologie glorifia la femme et
la mère. E n tant que travailleuses, les femmes jouissaient au
moins de l'égalité économique mais, en tant qu'épouses, elles
devenaient des appendices des hommes, des servantes, et
comme mères, des ventres reproducteurs. La situation de la
ménagère blanche était pleine de contradictions ; la rébellion
était inévitable (8).
Les tumultueuses années 1 8 3 0 virent naître une résistance
acharnée. A u début de cette décennie, la révolte de Nat
Turner révéla que les femmes et les hommes noirs étaient
profondément mécontents de leur sort et plus que jamais
décidés à résister. L'année 1 8 3 1 vit le premier mouvement
abolitionniste avec la révolte de Nat Turner. A u début des
années trente, il y eut dans les usines textiles du Nord-Est
des « débrayages » et des grèves largement initiés par des
jeunes femmes et des enfants. A la même époque, les
femmes blanches des milieux plus favorisés commencèrent à
se battre pour le droit à l'éducation et le libre emploi à
l'extérieur de chez elles (9).
A u Nord, les femmes blanches de la classe moyenne et les
jeunes « ouvrières des filatures » utilisaient fréquemment la
métaphore de l'esclavage pour décrire leur oppression. Les
représentantes des milieux aisés, insatisfaites de leurs
conditions de vie, commencèrent à dénoncer l'esclavage du

46
FEMMES, RACE ET CLASSE

mariage. Pour les travailleuses, l'exploitation économique sur


le lieu de travail rappelait étrangement l'esclavage. Lorsque
les ouvrières du textile se mirent en grève en 1 8 3 6 à Lowell
dans le Massachusetts, elles défilèrent dans la rue en chan-
tant
« Oh ! je ne peux pas être esclave
Je ne veux pas être esclave
Oh ! j'aime la liberté
Je ne veux pas être esclave. » ( 1 0 )

Les ouvrières avaient certainement davantage de raisons


de se comparer aux esclaves que les bourgeoises. Bien que
théoriquement libres, elles étaient terriblement exploitées
dans leur travail et recevaient des salaires de misère, ce qui
justifiait la comparaison. Mais l'image de l'esclavage était
plus souvent brandie par les femmes de la classe aisée pour
décrire le mariage ( 1 1 ) . Pendant la première moitié du
XIX e siècle, l'idée que l'antique institution du mariage
pouvait représenter une oppression était pour le moins
originale. Les premières féministes ont certainement invoqué
« l'esclavage » dans son sens littéral afin de choquer
l'opinion, de peur de ne pas être prises au sérieux. Malgré
tout, elles semblaient ignorer que ce parallélisme assimilait la
souffrance de l'asservissement à celle du mariage. Mais le
principal intérêt de cette comparaison fut de créer certaines
affinités entre les Blanches de la classe moyenne et tous ceux
pour qui l'esclavage signifiait les fouets et les chaînes.
A u cours des années 1 8 3 0 , des ouvrières blanches et des
femmes au foyer furent amenées à participer activement au
mouvement abolir.ionniste. Tandis que les ouvrières des

47
FEMMES, RACE ET CLASSE

filatures apportaient leur soutien financier en rognant sur


leur maigre salaire et organisaient des ventes de charité pour
collecter des fonds, les femmes de la classe moyenne
militaient et organisaient la campagne anti-esclavagiste (i 2).
En 1 8 3 3 , la Société Féminine de Philadelphie contre
l'Esclavage fut créée après la première convention de la
Société Anti-Esclavagiste Américaine, et les sympathisantes
blanches furent assez nombreuses pour faire le lien entre les
deux groupes opprimés * Grâce à un événement abondam-
ment commenté dans la presse, une jeune femme blanche
incarna le courage féminin et l'idéal anti-raciste. L'institu-
trice Prudence Crandall défia ses concitoyens blancs à
Canterbury dans le Connecticut en acceptant une élève noire
dans son école ( 13). Sa fermeté inébranlable montra qu'il
était possible de soutenir la cause naissante des femmes
parallèlement à la lutte des Noirs. Les parents des élèves
blanches s'opposèrent unanimement à la présence d'une
écolière noire et organisèrent un boycott très bruyant. Mais
l'institutrice refusa de céder aux groupes racistes. Sur les
conseils de M m e Charles Harris, une femme noire qu'elle
employait, elle décida d'accueillir davantage d'élèves de
couleur et, au besoin, de créer une école à leur intention.
Abolitionniste convaincue, M m e Harris lui présenta W i l -
liams Lloyd Garrison. Celui-ci se chargea de citer
l'établissement scolaire dans son journal anti-esclavagiste, le
Liberator. Les citoyens de Canterbury contre-attaquèrent en
faisant passer un décret stipulant que « le gouvernement des

* La première société anti-esclavagiste fut fondée en 1 8 3 2 par des


femmes noires, à Salem dans le Massachussetts.

48
FEMMES, RACE ET CLASSE

Etats-Unis, la Nation et toutes ses institutions de droit


appartenaient aux hommes blancs qui les représen-
taient. » ( 1 4 ) Il fallait sans doute prendre cette expression au
pied de la lettre, car Prudence Crandall n'avait pas
seulement enfreint leur code de ségrégation raciale elle avait
transgressé le code des femmes blanches.
En dépit de toutes les menaces, Prudence Crandall
inaugura l'école... Les élèves noirs l'entouraient bravement.
Alors s'ouvrit l'épisode le plus héroïque et le plus honteux
de l'histoire américaine. « Les commerçants refusèrent de lui
vendre des provisions... Le médecin du village ne voulut
plus soigner les élèves malades ; le pharmacien les priva de
médicaments. Pour couronner cette cruelle injustice, des
voyous brisèrent les fenêtres, jetèrent du fumier dans le puits
et allumèrent plusieurs incendies dans le bâtiment. » ( 1 5 )

Où cette jeune Quaker trouva-t-elle le courage et l'énergie


de résister à un siège quotidien ? Elle les puisa probablement
dans le soutien de ceux dont elle défendait si ardemment la
cause. Son école continua à fonctionner jusqu'à ce que les
autorités du Connecticut ordonnent son arrestation ( 16).
Prudence Crandall avait marqué son époque et elle
symbolisa la victoire malgré son apparente défaite.
E n 1 8 3 3 , les événements de Canterbury, marquèrent le
début d'une ère nouvelle. La révolte de Nat Turner, la
naissance du Liberator de Garrison et la fondation de la
première organisation nationale contre l'esclavage annon-
çaient une période d'âpres luttes sociales. La prise de
position de Prudence Crandall en faveur de l'éducation des
Noirs était un exemple flagrant - plus frappant qu'on aurait
pu l'imaginer — pour les femmes blanches qui vivaient

49
FEMMES, RACE ET CLASSE

la naissance douloureuse de leur conscience politique. Ses


actes exprimaient clairement les immenses possibilités de
libération que leur offrait le soutien massif de leurs soeurs
noires.

« Tremblez, oppresseurs sudistes. Tremblez, défenseurs


nordistes, tremblez, ennemis des Noirs persécutés... Ne me
demandez pas de délaisser notre cause. Je parle sérieusement,
sans équivoque, sans excuse. Je ne céderai pas d'un pouce et
vous m'entendrez. « ( 1 7 )

C'est en ces termes que William Llyod Garrison s'adressa


aux lecteurs du premier numéro du Liberator. En 1 8 3 3 , deux
ans plus tard, le premier journal abolitionniste avait
considérablement augmenté le nombre de ses lecteurs. Ils
étaient noirs pour la plupart mais la proportion d'abonnés
blancs augmenta régulièrement. D'autres femmes se
joignirent à Prudence Crandall pour apporter leur fidèle
soutien au journal. Des travailleuses blanches approuvaient
également le militantisme anti-esclavagiste de Garrison. E n
fait, dès la mise en place du mouvement, les ouvrières
s'engagèrent dans la cause abolitionniste. Cependant, les
femmes blanches qui se mirent à la tète de la campagne
n'étaient pas contraintes à un travail salarié. Elles étaient
femmes de médecins, d'avocats, de juges, de commerçants,
de patrons d'usines en d'autres termes, elles appartenaient à
la classe moyenne et à la bourgeoisie montante.
En 1 8 3 3 , un grand nombre de femmes des classes
moyennes commencèrent à prendre conscience de leur
dramatique perte de terrain. L'ère nouvelle du capitalisme
industriel leur avait dérobé leurs privilèges de « maîtresses de

50
FEMMES, RACE ET CLASSE

maison » et leur statut familial s'était dégradé. Cette


transformation leur avait cependant accordé des loisirs pour
promouvoir des réformes sociales et organiser la campagne
abolitionniste. Celle-ci, en retour, leur permettait de
protester contre l'oppression familiale.
Quatre femmes seulement furent invitées à assister à la
première Convention de la Société Anti-Esclavagiste
Américaine. Les organisateurs de cette rencontre à
Philadelphie stipulèrent qu'elles y assisteraient comme
« auditrices et spectatrices » ( 1 8 ) et non comme participan-
tes. Cela n'empêcha pas l'une d'elles, Lucretia Mott, de
s'adresser à deux reprises, avec beaucoup d'audace, aux
hommes de la Convention. A u cours de la session
d'ouverture, elle bondit de son siège de « spectatrice » et
avec beaucoup de sang-froid, s'opposa à une motion qui
prétextait l'absence d'un notable de Philadelphie pour
repousser la réunion.

« Les principes justes sont plus forts que les individus. Si


nos principes sont justes, pourquoi serions-nous lâches ?
Pourquoi attendre ceux qui n'ont jamais eu le courage de
défendre les droits inaliénables des esclaves ? » ( 1 9 )

Quaker pratiquante, Lucretia Mott stupéfia l'assistance


masculine à cette époque, les femmes ne s'exprimaient
jamais dans des réunions publiques (20). Malgré les
applaudissements et l'assentiment de la Convention, aucune
femme ne fut ensuite invitée à signer la Déclaration de
Sentiments et d'Intentions. Interdiction formelle ? Oubli ?
C e geste témoigne en tout cas d'une grande myopie
politique. Par leur attitude sexiste, les leaders de la

51
FEMMES, RACE ET CLASSE

Convention ignorèrent l'intérêt d'un engagement des


femmes dans la lutte anti-esclavagiste. Lucretia Mott fit
preuve de plus de discernement, et elle fonda la Société des
Femmes de Philadelphie contre l'Esclavage juste après cette
Convention masculine (21). Elle allait devenir une grande
personnalité politique du mouvement anti-esclavagiste ; son
courage et sa fermeté face aux émeutiers déchaînés firent
l'admiration de tous.

« E n 1 8 3 8 , cette femme d'aspect fragile dans la robe


stricte et empesée des Quakers, affronta calmement la foule
raciste qui incendiait la mairie de Philadelphie avec la
complicité du maire. » ( 2 2 )

Son engagement abolitionniste lui fit courir d'autres


dangers, car sa maison de Philadelphie servait d'étape aux
fugitifs de l'Underground Railroad * Le célèbre Henri
« Box » Brown y fit une halte sur la route du Nord. Lucretia
Mott aida une esclave à s'évader dans un wagon qu'elle fit
garder par des hommes armés (2 3).
A son exemple, beaucoup de femmes blanches qui
n'avaient aucune expérience politique rejoignirent le
mouvement et reçurent un véritable baptême du feu. Le
meeting présidé par Maria Chapman Weston fut interrompu
par une foule raciste qui traîna l'orateur William Lloyd
Garrison à travers les rues de Boston. Maria Chapman
Weston, présidente de la Société Féminine de Boston contre
l'Esclavage se rendit compte que les Blancs cherchaient à

* Cf. page 34.

i2
FEMMES, RACE ET CLASSE

isoler les femmes de couleur, probablement pour les


attaquer ; elle demanda à chaque femme blanche de sortir
accompagnée d'une femme noire (24). Comme d'autres
groupes, la Société Féminine de Boston s'était constituée en
Nouvelle Angleterre dans le sillage de la Société de
Philadelphie fondée par Lucretia Mott. Après cet
événement, nombreuses furent celles qui furent agressées ou
menacées de mort par les émeutiers racistes.
A u sein du mouvement abolitionniste, les femmes
blanches ont compris la nature de l'oppression humaine et
masculine et ce faisant, celle de leur assujettissement. E n
refusant l'esclavage, elles ont protesté, ouvertement ou
implicitement, contre leur exclusion de l'arène politique ; si à
cette époque, elles ne pouvaient pas encore présenter de
revendications collectives, elles surent plaider la cause d'un
autre groupe d'opprimés.
Le mouvement contre l'esclavage a permis aux femmes de
la classe moyenne de s'affirmer indépendamment de leur rôle
de mère et d'épouse, de proposer un travail concret. E n ce
sens, la campagne abolitionniste offrait un cadre favorable à
des actes concrets. Bien sûr, leur engagement était peut-être
un exutoire intéressant à la vie de famille, et leur combat en
a sans doute gagné en intensité et en force. Elles résistaient
également à une oppression qu'elles sentaient proche de la
leur. De plus, elles apprenaient à combattre indirectement la
phallocratie et découvraient que le sexisme apparemment
indéracinable d'un mari pouvait être remis en cause par la
politique. Oui, les femmes blanches étaient appelées à se
défendre farouchement pour participer à l'émancipation des
Noirs.

53
FEMMES, RACE ET CLASSE

Comme le montre Eleanor Flexner dans une remarquable


étude du mouvement féministe, les abolitionnistes s'enrichi-
rent d'une expérience indispensable pour imposer leurs
droits dix ans plys tard (2 5). Elles apprirent à collecter des
fonds, à diffuser leurs textes, à organiser des réunions.
Certaines devinrent d'excellentes oratrices ; et surtout, elles
surent transformer la pétition en une véritable arme tactique.
Ces pétitions contre l'esclavage les forçaient aussi à
revendiquer leurs droits dans un contexte politique. Que
pouvaient-elles faire d'autre que tenter de convaincre le
gouvernement d'accepter leurs signatures en contestant une
tradition qui les exilait de la vie civique ? Il était nécessaire,
commente Eleanor Flexner,

« que la maîtresse de maison, la mère ou la fille


transgressent les bonnes manières, ignorent la désapproba-
tion, les quolibets, ou les interdits dictés par leur entourage
masculin et descendent dans la rue hostile en brandissant
leur première pétition ; qu'elles sollicitent des signatures
pour une cause impopulaire. Ainsi elles sortiraient sans leur
mari ou leur père. Mais elles se faisaient le plus souvent
rabrouer ou insulter pour cette conduite jugée indigne de
leur sexe. » (26)

Parmi les pionnières de l'abolitionnisme, Sarah et


Angelina Grimke, originaires de Caroline du Sud, surent
vraimentjassocier l'esclavage et l'oppression des femmes.\Dès
le début de leur tumultueuse carrière de conférencières, elles
furent contraintes de protéger leur droit de soutenir
publiquement la cause abolitionniste. Elles défendaient ainsi
la liberté d'engagement de toutes les femmes.

54
FEMMES, RACE ET CLASSE

Nées en Caroline du Sud, dans une famille propriétaire


d'esclaves, les sœurs Grimke vouaient une haine féroce à
cette « curieuse institution » et décidèrent, une fois adultes,
de s'installer dans le Nord. Elles rejoignirent le mouvement
abolitionniste en 1 8 3 6 et illustrèrent leur militantisme en
donnant des conférences en Nouvelle-Angleterre. Ces
rassemblements, orgamsés par des sociétés de femmes,
attirèrent de plus en plus d'auditeurs masculins. « Des
messieurs intrigués par leur réputation d'oratrices venaient
timidement s'installer au fond de la salle. » ( 2 7 ) Ces
assemblées furent les premières du genre, car aucune femme
ne s'était jamais adressée à une assistance mixte sans
s'exposer aux insultes ou aux quolibets des détracteurs de
l'expression des femmes.
Tandis que certains spectateurs cherchaient sans doute à
s'informer de leur expérience, d'autres attaquaient violem-
ment les sœurs Grimke. L'attaque la plus féroce vint de
l'Eglise. Le 2 8 juillet 1 8 3 7 , le conseil des pasteurs du
Massachusetts publia une critique sévère qui fustigeait tout
engagement susceptible de détourner les femmes du rôle que
Dieu leur avait assigné

« Le pouvoir de la femme, c'est la dépendance où la place


la conscience de sa propre faiblesse. Dieu la lui a accordée
pour la protéger... » ( 2 8 )

Selon les pasteurs, les actes des sœurs Grimke


« soumettaient la nature féminine à un péril immanent et
universel. » ( 2 9 )
Ils déclarèrent encore « Nous apprécions les prières

55
FEMMES, RACE ET CLASSE

discrètes d'une femme qui veut promouvoir la religion...


Mais lorsqu'elle joue le rôle d'un homme pour réformer la
société... elle abandonne le pouvoir que Dieu lui a accordé
pour sa protection, et elle s'éloigne de sa nature. Si la vigne,
qui tire sa force et sa beauté de son support grillagé en
dérobant à demi ses grappes aux regards, veut égaler
l'indépendance et la nature de l'orme qui étend son ombre,
elle cessera de porter des fruits, et sera précipitée dans la
poussière par la honte et le déshonneur. » ( 3 0 )

Rédigée par les plus influents des pasteurs protestants du


Massachusetts, cette lettre eut d'immenses retombées. Selon
ses rédacteurs, Sarah et Angelina Grimke commettaient le
péché suprême elles défiaient la volonté de Dieu. Les
esprits ne se calmèrent que lorsqu'elles décidèrent de mettre
un terme à leur carrière de conférencières.

A l'origine, ni Sarah ni Angelina n'avaient vraiment


l'intention de s'interroger sur l'inégalité des sexes. Leur souci
principal avait été de révéler la nature immorale et
inhumaine de l'esclavage et la responsabilité des femmes
dans sa perpétuation. Mais aux premières attaques
misogynes, elles réalisèrent qu'elles devaient défendre leurs
droits, sous peine d'être à jamais exclues du mouvement
abolitionniste. Brillante oratrice, Angelina dénonça la
violence sexiste. Sarah, théoricienne de génie, commença une
série de lettres sur « l'égalité des sexes et la condition des
femmes ». (31)
Rassemblée en 1 8 3 8 , cette correspondance créait un
précédent aucune autre analyse poussée de la condition des

56
FEMMES, RACE ET CLASSE

femmes n'avait été rédigée par une femme américaine. Six


ans avant la publication du célèbre traité de Margaret
Froller, Sarah Grimke réfutait la théorie de l'inégalité
d'origine divine. « Hommes et femmes ont été créés égaux.
Tous deux sont des êtres moraux et responsables. » ( 3 2 ) Elle
contestait ouvertement l'anathème des pasteurs et maintenait
que « ce qui est juste pour l'homme est juste pour la
femme. » ( 3 3 )
Beaucoup de militantes anti-esclavagistes s'enthousiasmè-
rent pour les écrits et les conférences des deux soeurs. Mais
certains leaders masculins prétendaient que le combat
féministe troublerait et éloignerait celles qui ne combattaient
que l'esclavage. Angelina répondit que les liens qui
unissaient les droits des femmes à l'abolitionnisme
n'échappaient à personne.

« Nous ne pourrons nous unir pour faire avancer la cause


abolitionniste tant que nous n'aurons pas écarté cette pierre
de notre chemin... On peut croire que nous quittons la route
en évoquant ce problème... C'est faux. Nous devons
l'aborder dès maintenant... Comment, mes chers amis, ne
voyez-vous pas que le clergé complote contre nous, les
conférencières ?... Si nous abdiquons cette année le droit de
parler en public, il nous faudra renoncer aux pétitions l'an
prochain, puis à l'écriture et ainsi de suite. Comment aider
les esclaves quand nous sommes nous-mêmes asservies par
l'homme, honteusement réduites au silence ? » ( 3 4 )

Dix ans avant la mobilisation des femmes blanches contre


la phallocratie, les sœurs Grimke appelaient à refuser un

57
FEMMES, RACE ET CLASSE

destin de passivité et de dépendance et à conquérir une place


légitime dans la lutte pour la justice et le droit. Angelina
publia en 1 8 3 7 un ouvrage intitulé Appeal to the Women of
the Nominally Free States, qui insiste sur ce point

« On raconte que Bonaparte reprocha à l'une de ses


compatriotes de s'occuper de politique ; elle lui répondit
"Sire, dans un pays où les femmes sont mises à mort, il est
tout à fait naturel quelles veuillent savoir pourquoi" Eh
bien, chères soeurs, dans ce pays où les femmes sont avilies et
brutalisées, publiquement fouettées, vendues dans des
abattoirs de « négriers », privées de salaire, arrachées à leur
mari, dépossédées de leur vertu et de leurs enfants, il est tout
à fait naturel qu'elles veuillent "savoir pourquoi'1 », surtout
lorsque ces outrages violent les principes de la Constitution.
Par conséquent, nous ne pouvons pas nous croiser les bras,
nous boucher les yeux et les oreilles devant ces « horreurs »,
sous prétexte qu'il s'agit de politique. Quand on nous prive du
pouvoir d'agir, on nous prive scandaleusement du droit
d'agir ; dans ce cas, appelez-woai donc "les esclaves blanches
du N o r d " le silence et le désespoir scelleront nos lèvres et
celles de nos frères enchaînés. » ( 3 5 )

L e passage ci-dessus illustre l'insistance des soeurs Grimke


à convaincre les femmes blanches du Nord et du Sud de
reconnaître le lien étroit qui les unissait à leurs sœurs noires
enchaînées
»

* « Elles sont nos compatriotes. Elles sont nos sœurs et


elles ont le droit de nous demander, à nous femmes, de leur

58
FEMMES, RACE ET CLASSE

offrir notre compassion, nos efforts et nos prières pour leur


délivrance. » ( 3 6 )

« Pour les femmes, dit Eleanor Flexner, la question de


l'inégalité » n'était pas « un point de justice abstraite mais
une occasion de s'unir pour une tache urgente. » ( 3 7 )
Puisque l'abolition de l'esclavage était une nécessité
politique, elle exhortait les femmes à s'engager dans cette
lutte en prenant conscience que le système esclavagiste
nourrissait et perpétuait leur propre oppression. Parce que les
sœurs Grimke avaient conscience de tout ce qui unissait le
combat des noirs et celui des femmes, elles ne tombèrent
jamais dans le piège idéologique de la priorité d'un groupe
sur l'autre. Elles établissaient un rapport dialectique entre les
deux causes.
Plus que toutes les autres militantes, elles cherchaient à
intégrer la question des droits des femmes à la lutte
abolitionniste. Elles affirmaient qu'il n'existerait aucune
émancipation hors de ce contexte. « Je veux être identifiée
au peuple noir », dit Angelina lors d'une Convention des
Femmes Patriotes pour la Guerre de Sécession en 1 8 6 3 .
« Tant qu'ils n'obtiendront pas leurs droits, nous n'aurons
pas les nôtres. » ( 3 8 ) Prudence Crandall avait risqué sa vie
pour défendre le droit des Noirs à l'éducation. Si sa lutte
promettait une alliance puissante et fructueuse entre les
femmes et les esclaves, l'analyse de Sarah et Angelina
Grimke était l'expression la plus profonde et la plus
émouvante de ce désir d'unité.

59
CHAPITRE 3

LES QUESTIONS DE RACE ET DE CLASSE


AU DÉBUT DU MOUVEMENT
POUR LES DROITS DES FEMMES

« Cette nuit-là, Lucretia Mott et Elizabeth Cady Stanton


remontaient Queen Street bras dessus, bras dessous. Passant
en revue les événements de la journée, elles décidèrent de
tenir une convention des droits de la femme dès leur retour
aux Etats-Unis. Les hommes qu'elles venaient d'entendre
avaient grand besoin d'être informés sur cette question.
Ainsi débuta la mission émancipatrice dans le « pays des
hommes libres et la patrie des braves » ( i ) .

Cette conversation, qui se tint à Londres, au début de la


Convention Internationale contre l'Esclavage (1840), est
généralement considérée comme la véritable naissance du
mouvement des femmes américaines. Cette anecdote

61
FEMMES, RACE ET CLASSE

légendaire et les circonstances qui l'entourent ont nourri les


préjugés populaires qui étaient inspirés, — ou plutôt créés de
toute pièce - par l'insupportable phallocratie des militants
abolitionnistes.
Sans aucun doute, les candidates américaines à la
Conférence de Londres étaient furieuses d'en être exclues par
un vote majoritaire et de se voir « cloîtrées derrière un
rideau semblable à ceux qui cachent le chœur des
églises »(2). Lucretia Mott, comme les autres représentantes
officielles de la Société Américaine contre l'Esclavage, avait
d'autres raisons de s'indigner. Elle venait d'assister à une
controverse animée sur la participation des femmes à la lutte
anti-esclavagiste. Exclue de cette même Société quelque sept
ans auparavant, Lucretia Mott ne pouvait pourtant pas
s'étonner outre mesure. Certes, les événements de Londres
l'avaient incitée à se battre pour les femmes, mais elle y
songeait déjà bien avant 1 8 4 0 . D'après deux féministes
contemporaines, « les leaders radicaux, absorbés par les
inégalités sociales... faisaient quand même preuve de
sexisme. » ( 3 )
A l'inverse de Lucretia Mott, Elizabeth Cady Stanton
n'avait aucune expérience politique à l'époque de la
Convention de Londres. Mariée depuis quelques semaines,
elle assistait à sa première réunion anti-esclavagiste dans le
cadre de son « voyage de noces » (4). Elle ne faisait pas
figure de déléguée mais d'épouse d'un leader abolitionniste.
M m e Stanton ne réagissait pas en militante avertie, habituée
à lutter pour que les femmes participent au mouvement anti-
esclavagiste. Lorsqu'elle remarque (dans un ouvrage écrit en
collaboration avec Susan B. Anthony, Histoire des Suffra-

62
FEMMES, RACE ET CLASSE

gettes) que « l'œuvre emancipatrice des femmes commença


lors d'une conversation avec Lucretia Mott en 1 8 4 0 »(5),
elle ne tient pas compte des dix ans d'expérience au cours
desquelles les femmes s'étaient battues pour leur émancipa-
tion politique.
Malgré leur échec à la Convention de Londres, les
femmes abolitionnistes avaient fait la preuve de l'efficacité
des luttes passées. Elles avaient obtenu le soutien de quelques
leaders abolitionnistes opposés au courant d'exclusion. Le
« brave et noble Garrison » (6) arriva trop tard pour
participer au débat, refusa de siéger et pendant les dix jours
de la Convention, resta « un spectateur silencieux dans la
galerie » (7). D'après Elizabeth Cady Stanton, Nathaniel P.
Rogers de Concord dans le N e w Hampshire fut le seul
abolitionniste à se joindre aux femmes dans la galerie. (8) On
peut s'étonner qu'Elizabeth Stanton n'ait pas mentionné le
leader abolitionniste noir Charles Remond dans un article
du Liberator, il se présente lui aussi comme un « auditeur
silencieux » (9).
Charles Remond affirme qu'il éprouva l'une des plus
grandes déceptions de sa vie quand il s'aperçut en arrivant
que les femmes avaient été exclues de la Convention. Son
désarroi fut d'autant plus grand que son voyage lui avait été
payé par plusieurs groupes de femmes.

« Je devais presque tout à la générosité et à la bonté des


membres de la Société Féminine contre l'Esclavage de
Bangor, au Cercle des Couturières de Portland, et à la
Société des Jeunes Femmes de Newport contre 1. Esclavage,
car elles m'avaient aidé pour mon voyage dans ce
pays. » ( 1 0 )

63
FEMMES, RACE ET CLASSE

Remond se sentait obligé de refuser de siéger pour rester


a l'honorable représentant de trois associations féminines
dont la cause est louable et le travail efficace » (i i). Tous les
hommes n'étaient pas les « abolitionnistes bigots » ( 1 2 ) que
mentionne Elizabeth Stanton dans sa chronique. Certains
savaient détecter et combattre le comportement phallocrate.
Elizabeth Stanton était une nouvelle recrue dans le
mouvement abolitionniste, mais elle menait un combat
personnel contre le sexisme depuis son plus jeune âge.
Encouragée par son père, juge riche et conservateur, elle
avait défié la tradition dans ses études comme dans ses
loisirs. Elle avait étudié le grec, les mathématiques et
l'équitation, disciplines généralement interdites aux filles. A
l'âge de seize ans, elle était seule de son collège dans la classe
d'examen ( 1 3 ) . Avant son mariage, la jeune femme passait
beaucoup de temps avec son père ; elle étudiait même le
droit sous sa direction.
E n 1 8 4 8 , Elizabeth Stanton devint mère et femme au
foyer. Elle s'installa avec son mari à Seneca Falls, dans l'Etat
de N e w York ; il lui était difficile de se faire aider, car les
domestiques étaient rares. Le désenchantement et la
frustration la sensibilisèrent à la condition des femmes
blanches de la classe moyenne. Sa décision de contacter
Lucretia Mott, après huit ans d'oubli, s'expliquait surtout
par sa situation familiale qui justifiait largement sa
participation à une convention de femmes.

« M o n insatisfaction en tant qu'épouse, mère, maîtresse de


maison, médecin, et guide spirituel... et la lassitude,
l'angoisse de la plupart des femmes, m'ont sensibilisée à la

64
FEMMES, RACE ET CLASSE

cruelle absence de mesures concrètes pour remédier aux


maux de la société et des femmes en particulier. M o n
expérience de la Convention Internationale contre l'Escla-
vage, mes informations sur le statut légal des femmes et
l'oppression partout présente ont accablé mon âme en venant
confirmer mon expérience personnelle. Tous ces éléments
semblent avoir contribué à mon engagement. Je ne savais ni
quoi faire ni par où commencer ; je n'envisageais qu'une
réunion publique de protestation et de discussion. » ( 1 4 )

La vie d'Elizabeth Stanton cristallisa le douloureux


dilemme de la femme de la classe moyenne. Tous ses efforts
pour accomplir et parfaire ses études, ses connaissances
juridiques, tout ce qu'elle savait était bafoué. Le mariage et la
maternité avaient anéanti ses projets de célibataire. En outre,
son action abolitionniste après la Convention de Londres lui
révéla qu'une lutte politique contre l'oppression était
possible. Beaucoup de participantes à la première convention
des droits des femmes à Seneca Falls prirent conscience
qu'elles vivaient des contradictions similaires et qu'il était
possible de se battre pour l'égalité, comme pour l'abolition
de l'esclavage.
Pendant la préparation de Seneca Falls, Elizabeth Stanton
proposa une résolution qui parut trop radicale, même à
Lucretia Mott, coprésidente de la Convention. M m e Mott
avait certes appris, grâce à son expérience dans le
mouvement esclavagiste, que les femmes avaient besoin d'un
réel pouvoir politique, mais elle s'opposa à une résolution sur
le vote des femmes. Elle pensait qu'une telle avancée
paraîtrait absurde, provocatrice et dévaloriserait l'impact de

6?
FEMMES, RACE ET CLASSE

la réunion. Le mari d'Elisabeth Stanton s'y opposa


également et quitta la ville comme il l'avait promis
lorsqu'elle s'obstina à présenter la résolution. La seule
personnalité importante qui soutint cette demande fut
Frederick Douglass.
Plusieurs années avant la réunion de Seneca Falls,
Elizabeth Stanton avait réussi à convaincre F. Douglass que
le vote devait être octroyé aux femmes.

« Je ne pouvais opposer que des prétextes à ses arguments.


Je parlais de "coutume" de "partage naturel des tâches", du
"déphasage politique des femmes" j'évoquais des idées
reçues "le monde de la femme", etc., et l'interlocutrice
admirable qui raisonnait avec autant de logique qu'au-
jourd'hui, balaya ces phrases avec les principes qu'elle a
souvent employés depuis et qu'aucun homme n'a réussi à
réfuter. Si l'intelligence est le seul fondement rationnel du
pouvoir, le meilleur gouvernement est celui qui tire sa vie et
sa force de ses plus grandes sources de sagesse, d'énergie et
de bonté. » ( 1 5 )

Pour les quelque trois cents hommes et femmes réunis lors


de la Convention de Seneca Falls, la question du vote
féminin était le point de désaccord essentiel la résolution du
suffrage ne fit pas l'unanimité. Cependant, cette proposition
controversée fut présentée par Frederick Douglass, qui
soutint la motion d'E. Stanton et employa ses talents
oratoires à la défendre ( 16).
A u cours de ces années d'enfance du mouvement où les
droits des femmes n'étaient pas encore perçus comme une
cause légitime et où le vote des femmes était une

66
FEMMES, RACE ET CLASSE

revendication nouvelle et impopulaire, Frederick Douglass


défendit publiquement l'égalité politique. Juste après la
Convention de Seneca Falls, il rédigea un éditorial dans son
journal North Star. Sous le titre « Les droits des femmes »,
ce texte présentait un programme très radical pour l'époque.
« Dans le domaine des droits politiques, nous considérons
que l'on doit accorder à la femme, en toute justice, tout ce
que nous revendiquons pour les hommes. Nous irons plus
loin en affirmant que tous les droits politiques des hommes
doivent être étendus aux femmes. Tout ce qui désigne
l'homme comme un être intelligent et responsable vaut pour
la femme ; la réalité d'un gouvernement fondé sur le libre
consentement paraît la seule perspective équitable. Aucune
raison ne s'oppose au droit de vote des femmes ni à leur
participation à l'administration et à la justice du pays. » ( 1 7 )

Frederick Douglass avait aussi présenté officiellement la


question du droit des femmes au mouvement de libération
des noirs qui accueillit cette idée avec enthousiasme. Comme
le souligne S. Jay Walker, Douglass prit la parole pendant la
Convention Nationale des Affranchis de Couleur à
Cleveland dans l'Ohio à l'époque de la réunion de Seneca
Falls

« Il proposa un amendement sur la sélection des délégués,


afin d'y "inclure" les femmes », amendement accepté au terme
de trois ovations ». ( 1 8 )

Elizabeth Stanton glorifia l'intransigeance de Douglass


devant la presse qui ridiculisait la Convention de Seneca
Falls.

67
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Tout le public était- contre nous, dans les salons, les


journaux, les temples ; la plupart des femmes qui avaient
assisté à la Convention et signé la déclaration se retirèrent
une à une pour rejoindre nos persécuteurs. Nos amis nous
battaient froid et se sentaient déshonorés par ces
procédés. » ( 1 9 )

Le tollé général ne découragea pas Douglass et ne put


étouffer le mouvement des femmes. Malgré tous leurs
efforts, les salons, les journaux, les prédicateurs ne
parvinrent pas à renverser le cours des événements. U n mois
plus tard, une autre Convention, organisée à Rochester dans
l'état de N e w York innova audacieusement en plaçant une
femme à sa présidence (20). Frederick Douglass manifesta à
nouveau sa fidélité à la cause des femmes en défendant leur
droit de vote dans une résolution qui fut adoptée plus
largement qu'à Seneca F a l l s ( 2 i ) .
- On ne pouvait plus interdire la défense des droits des
femmes. La question de l'égalité civique encore mal tolérée
par les faiseurs d'opinion, s'était concrétisée par la naissance
d'un mouvement des femmes, soutenu par le peuple noir en
lutte. Elle avait définitivement acquis un droit de cité dans la
vie politique des Etats-Unis. Mais que représentait-elle ?
Comment la question de l'égalité des femmes pouvait-elle se
poser autrement qu'en terme de vote, dans l'ambiance
diffamatoire qui avait accueilli cette proposition à la
Convention de Seneca Falls ? Les doléances définies dans la
Déclaration des Sentiments et les revendications proposées
dans les résolutions reflétaient-elles réellement les problèmes
et les besoins des Américaines ?

68
FEMMES, RACE ET CLASSE

Le point essentiel de cette déclaration concernait


l'institution du mariage et ses nombreux désavantages pour
les femmes. Cette union les dépouillait de leurs biens, les
rendait économiquement et moralement dépendantes de leur
mari. E n imposant l'obéissance absolue aux épouses,
l'institution du mariage donnait aux hommes le droit de les
punir. Pire, les lois qui régissaient la séparation et le divorce
étaient largement basées sur la supériorité de l'homme (22).
D'après la Déclaration de Seneca Falls, le statut d'infériorité
de la femme mariée créait des inégalités dans le système
éducatif et le monde professionnel. « Les emplois bien
rémunérés » et « toutes les voies de la gloire et de la réussite
financière » (médecine, droit, théologie) étaient complète-
ment fermés aux femmes (23). La Déclaration avait clos sa
liste de doléances en évoquant la dépendance intellectuelle et
psychologique des femmes mariées privées par leur statut
« d'assurance et d'amour-propre » ( 2 4 ) .
La Déclaration de Seneca Falls détermina une prise de
conscience capitale au milieu du siècle. Elle représentait
l'apogée théorique de longs combats incertains et souvent
silencieux contre une condition politique, sociale, familiale et
religieuse vécue comme une contradiction, une frustration et
une véritable oppression par les femmes de la bourgeoisie et
des classes moyennes. Cette déclaration exposait le dilemme
des femmes blanches de la classe moyenne, mais ignorait la
situation difficile des ouvrières blanches, ainsi que celles des
femmes noires du Sud et du Nord. E n d'autres termes, la
Déclaration de Seneca Falls proposait une analyse qui
s'écartait totalement des conditions de vie de celles qui
n'appartenaient pas à la classe de ses auteurs.

69
FEMMES, RACE ET CLASSE

Comment vivaient les femmes qui travaillaient pour


gagner leur pain, les ouvrières blanches employées dans les
filatures du Nord-Est ? E n 1 8 3 1 , à l'époque où la nouvelle
révolution industrielle touchait surtout l'industrie textile, les
femmes étaient majoritaires dans cette branche. Les filatures
disséminées en Nouvelle-Angleterre regroupaient 3 8 9 2 7
femmes et 1 8 5 3 9 hommes (2 5). On avait recruté les
pionnières du textile dans les familles rurales des environs.
Les patrons des filatures, soucieux de leur profit,
dépeignaient le travail comme un prélude séduisant et
instructif à la vie conjugale. Les systèmes de Waltham et de
Lowell se présentaient comme des « substituts de la
famille » : des matronnes y surveillaient étroitement les
jeunes fermières, dans une atmosphère de fin d'études. Mais
quelle était la réalité des filatures ? Des journées
interminables douze, quatorze, et même seize heures,
d'atroces conditions de travail, un entassement inhumain
dans les logements ; et les ouvrières disposaient de

« si peu de temps pour les repas - une demi-heure à


midi — qu'elles quittaient l'atelier de tissage chaud et
humide et couraient jusqu'à leur pension, quelques rues plus
loin, engloutissaient le principal repas de la journée et se
précipitaient à l'usine, terrifiées à l'idée d'être à l'amende si
elles étaient en retard. E n hiver, elles n'osaient pas s'arrêter
pour boutonner leur manteau et mangeaient souvent sans
l'avoir ôté. C'était la saison des pneumonies. E n été, la
nourriture avariée et l'hygiène insuffisante provoquaient des
dysenteries. Quant à la tuberculose, elle sévissait toute
l'année. » ( 2 6 )

70
FEMMES, RACE ET CLASSE

Les ouvrières du textile se soulevèrent. A partir de la fin


des années 1 8 2 0 , bien avant la Convention de Seneca Falls
( 1 8 4 8 ) , elles organisèrent des «débrayages » et des grèves,
protestant activement contre la double oppression à laquelle
les exposait leur condition de femmes et d'ouvrières. En
1 8 2 8 , à Douvres, dans le N e w Hampshire, elles quittèrent
leur travail pour marquer leur opposition à de nouvelles
restrictions. Elles firent scandale en paradant avec des
banderoles et des drapeaux, et en brûlant de la poudre (27).
Pendant l'été 1 8 4 8 , époque de la Convention de Seneca
Falls, les conditions dans les filatures, déjà pénibles, s'étaient
tellement détériorées que les filles des fermiers de la
Nouvelle-Angleterre ne représentaient plus qu'une minorité
de la main-d'oeuvre. Pour remplacer les femmes « de bonne
souche Yankee », les immigrantes suivirent leur père, leurs
frères et leur mari, et formèrent le prolétariat industriel de la
nation. Contrairement aux premières travailleuses, issues de
familles de propriétaires terriens, ces femmes ne pouvaient
compter que sur leur force physique. E n manifestant leur
opposition, elles se battaient pour survivre. Elles luttèrent
avec tant d'ardeur que « les années 1 8 4 0 virent l'arrivée des
femmes à la tète du mouvement ouvrier des Etats-
Unis » ( 2 8 ) .

Pendant la campagne pour la journée de dix heures,


l'Association des Femmes de Lowell pour la Réforme du
Travail présenta des pétitions à l'assemblée législative de
l'Etat du Massachusetts en 1 8 4 3 et 1 8 4 4 .
L e jour où l'assemblée leur accorda une audience publique,
les femmes de Lowell furent les premières dans l'histoire

71
FEMMES, RACE ET CLASSE

américaine (29) à obtenir une enquête sur des conditions de


travail.
Si l'on considère les luttes menées par les ouvrières
blanches, leur combat permanent pour leur dignité de
travailleuses et de femmes, leur défi conscient ou implicite à
l'idéologie sexiste, on peut reconnaître qu'elles avaient
largement mérité le titre de pionnières dans le mouvement
des femmes.
Mais le chemin qu'elles avaient ouvert fut ignoré des
organisatrices du nouveau mouvement, qui ne comprenaient
pas que les ouvrières puissent prendre conscience de la
phallocratie et se battre sur un mode spécifique.
Ironiquement, l'histoire contribua à leur donner raison, en
s'opposant au progrès du mouvement de 1 8 4 8 parmi toutes
les participantes à la Convention de Seneca Falls, la seule qui
vécut assez longtemps pour exercer son droit de vote, plus
de soixante-dix ans plus tard, fut une ouvrière du nom de
Charlotte Woodward (30).
Certes, cette dernière n'avait pas signé la déclaration de
Seneca Falls pour les mêmes raisons que certaines
privilégiées. Elle était venue pour demander conseil en vue
d'améliorer sa condition d'ouvrière. Sa profession de gantière
n'était pas encore industrialisée elle travaillait chez elle et
recevait un salaire contrôlé sur le plan légal par les hommes
de sa famille. En décrivant son travail, elle expliqua dans
quel esprit de révolte elle était venue à Seneca Falls.

« Nous, femmes, travaillons en secret, isolées dans nos


chambres, parce que toute la société s'appuie sur une théorie
qui veut que ce soit les hommes et non les femmes qui

72
FEMMES, RACE ET CLASSE

rapportent l'argent à la maison, et que ce soit l'homme et lui


seul qui subvienne aux besoins de la famille... Je ne crois pas
qu'il existe une seule communauté où les femmes n'aient pas
été tentées de se révolter. Pour citer mon humble cas, je
peux témoigner de la révolte silencieuse de chaque fibre de
mon être, pendant toutes ces heures où j'étais assise à coudre
des gants pour récolter une misérable pitance qui
m'échappait aussitôt. Je voulais travailler, mais aussi choisir
mon travail et en recevoir le salaire. Voilà ma révolte contre
ma condition de naissance. » ( 3 1 )

Comme Charlotte Woodward, de nombreuses travailleu-


ses de la Convention se sentaient concernées par les droits
des femmes au point de ne rien placer au-dessus dans leur
vie.

A u cours de la dernière session de la Convention, Lucretia


Mott proposa une résolution qui demandait un vote de
défiance contre les orateurs et « une intégration égalitaire des
femmes à différents métiers *, professions et commerces. » ( 3 2 )
S'agissait-il d'un revirement ? D'une pensée charitable pour
Charlotte Woodward et ses sœurs ? L e petit contingent
d'ouvrières avait-il .protesté contre le mépris de ses intérêts
dans les premières résolutions, obligeant ainsi Lucretia Mott,
militante abolitionniste de longue date, à prendre leur parti ?
Si Sarah Grimke avait été présente, elle aurait pu les
soutenir, puisqu'elle a affirmé à une autre occasion :

* N.D.A. c'est moi qui le souligne.

73
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Il y a, dans les classes pauvres, des coeurs honnêtes,


courageux et las de l'esclavage. Il y a des cœurs qui méritent
la liberté et qui sauront en faire bon usage. ? » ( 3 3)

Si on négligea les ouvrières à la réunion de Seneca Falls,


on oublia totalement d'autres femmes en révolte « contre
leur condition de naissance » (34). Dans le Sud, il fallait
combattre l'esclavage et dans le Nord, vivre une liberté
ambiguë le racisme. Alors que les responsables de Seneca
Falls comptaient au moins un homme noir dans leurs rangs,
aucune femme noire ne se trouvait dans l'assistance. E t les
documents ne font pas davantage allusion aux femmes
noires. Si l'on considère l'attachement des organisateurs à la
cause abolitionniste, leur complète indifférence aux femmes
noires esclaves à de quoi déconcerter. Mais ce problème
n'était pas nouveau : les sœurs Grimke avaient déjà critiqué
un certain nombre de sociétés de femmes anti-esclavagistes
pour leur silence sur la condition des femmes noires et
parfois, pour leurs propos ouvertement racistes. A u cours des
préparatifs de la première Convention de la Société
Nationale des Femmes contre l'Esclavage, Angelina Grimke
avait dû intervenir pour assurer une présence, autre que
symbolique des femmes noires. E n outre, elle suggéra
d'adresser un discours aux Noirs libres du Nord. Puisque
Lucretia Mott elle-même refusait de préparer l'allocution,
Sarah Grimke dut s'exécuter (3 5). Dès 1 8 3 7 , les sœurs
Grimke fustigèrent la Société des Femmes de N e w York
contre l'Esclavage pour leur rejet des femmes noires « A
cause de leur indéfectible position d'aristocrate », commenta
Angelina avec regret.

74
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Elles étaient complètement inefficaces... Nous avons


sérieusement pensé à créer une société anti-esclavagiste
parmi nos sœurs de couleur et à leur demander d'inviter
leurs amies blanches ; de cette façon nous pensons attirer les
femmes blanches les plus actives de la ville. » ( 3 6 )

L'absence de femmes noires à la Convention de Seneca


Falls était d'autant plus évidente qu'elles avaient participé à
la lutte pour les droits des femmes. Plus de dix ans avant
cette réunion, Maria Stewart avait lancé « Je suis une
femme, et alors ? » ( 3 7 ) à ceux qui contestaient son droit à
donner des conférences. Elle était la première oratrice noire
qui s'adressait à des assemblées mixtes (38). Et, en 1 8 2 7 , le
Fretdom's Journal, premier journal noir aux Etats-Unis,
publia la lettre d'une femme noire sur les droits des femmes.
Son auteur, « Matilda », exigeait le droit à l'éducation des
femmes noires à une époque où la scolarité des femmes
faisait l'objet d'une brûlante controverse. C e journal avant -
gardiste lui donna la parole un an avant les premières
conférences de l'Ecossaise Frances Wright sur l'égalité
scolaire.

« Je m'adresse à toutes les mères et leur affirme qu'il leur


est indispensable de connaître autre chose que la recette du
pudding. Leur devoir sacré est de remplir la tête de leurs
filles de connaissances utiles. Ces dernières doivent consacrer
leurs loisirs à lire des livres pour acquérir un savoir précieux
et inaliénable. » ( 3 9 )

Bien avant la première Convention des Femmes, les


femmes blanches de la classe moyenne luttaient pour le droit

75
FEMMES, RACE ET CLASSE

à l'éducation. Les réflexions de Matilda, confirmées plus tard


par le nombre d'élèves noirs qui se présentèrent à l'école
prise d'assaut de Prudence Crandall dans le Connecticut,
montraient que les femmes, blanches et noires, partageaient
ce même désir d'éducation.
Malheureusement cet intérêt commun ne fut pas reconnu
par la Convention de Seneca F ails. »'Au cours du fameux été
1848, ironie du sort, un événement révéla de manière
spectaculaire que l'intérêt d'un rassemblement des femmes
— notamment pour lutter contre le sexisme dans l'éduca-
tion —, avait échappé aux responsables de la Convention ;
ce fut la fille de Frederick Douglass qui en pâtit. Après son
admission officielle dans un pensionnat de jeunes filles à
Rochester dans l'état de N e w York, elle fut exclue des cours
fréquentés par les élèves blanches. La directrice responsable
de l'exclusion était une abolitionniste ! A la suite des
protestations de Douglass et de sa femme, la directrice
demanda à toutes les élèves blanches de voter, en précisant
qu'une seule voix négative suffirait à entraîner l'exclusion.
Après le scrutin des élèves blanches en faveur de
l'intégration, la directrice s'adressa aux parents et invoqua la
seule réponse négative pour exclure la fille de Douglass (40).
L'attitude raciste de cette femme blanche du Nord proche,
des abolitionnistes, était le reflet d'un des points faibles
majeurs au mouvement de ce groupe, son incapacité à créer
une conscience anti-raciste. Cette grave insuffisance,
abondamment critiquée par les soeurs Grimke et par d'autres,
se manifesta malheureusement dans le mouvement pour les
droits des femmes.

76
FEMMES, RACE ET CLASSE

Bien que les premières militantes aient négligé le sort de


leurs sœurs noires, les échos du mouvement des femmes
influencèrent l'organisation de lutte pour la Libération des
Noirs. Comme il est mentionné plus haut, la Convention
Nationale des Affranchis de Couleur vota une résolution sur
l'égalité des femmes en 1 8 4 8 ( 4 1 ) ^ A l'initiative de
Frederick Douglass, le rassemblement de Cleveland décida
que les mêmes critères d'élection des délégués seraient
valables pour les hommes comme pour les femmes. Peu
après, une Convention du Peuple Noir, à Philadelphie,
invita les femmes noires et — en signe d'acceptation du
nouveau mouvement lancé à Seneca Falls — convia
également des femmes blanches. Lucretia Mott commenta
dans une lettre à Elizabeth Santon sa décision d'y assister

« Actuellement, nous participons à une convention du


peuple noir. Douglass et Delany - ainsi que Remond et
Garnet — y participent activement. Cette reconnaissance
des femmes et des femmes blanches, l'intérêt que je porte à la
cause des esclaves et à celle des femmes, m'imposent au
moins de me déplacer et de tenir un petit rôle. Aussi, hier,
sous une pluie battante, Sarah Pugh et moi-même sommes
venues à pied, et nous pensons faire de même
aujourd'hui. » ( 4 2 )

Deux ans après la Convention de Seneca Falls, la première


Convention Nationale pour les Droits des Femmes se tint à
Worcester dans le Massachusetts. Invitée ou venue de sa
propre initiative, Sojourner Truth était présente. Sa
participation et les discours qu'elle prononça dans des
meetings ultérieurs en faveur des droits des femmes

77
FEMMES, RACE ET CLASSE

symbolisèrent la solidarité des femmes noires avec le jeune


mouvement des femmes. Elles aspiraient à se libérer de
l'oppression raciste, mais aussi de la domination sexiste.
« N e suis-je pas une f e m m e ? » ( 4 3 ) — leitmotiv du
discours de Sojourner Truth au cours d'une convention des
femmes à Akron dans l'Ohio en 1 8 5 1 - devint un des
slogans les plus fréquents du mouvement des femmes au
XIX e siècle.
Sojourner Truth sauva le meeting des femmes d'Akron
des huées masculines. Seule parmi toutes les femmes du
rassemblement, elle fut capable de prendre un ton mordant
pour répondre aux arguments phallocrates de bruyants
provocateurs. A v e c un charisme et un talent oratoire
indéniables, Sojourner Truth démolit avec une logique
irréfutable les arguments qui prétextaient de la faiblesse des
femmes pour leur interdire le vote. L'un des provocateurs
déclarait que la prétention des femmes à voter était ridicule
puisqu'elles ne pouvaient enjamber une flaque d'eau ou
monter dans une voiture sans l'aide d'un homme. Sojourner
Truth lui fit remarquer avec une simplicité désarmante que
jamais personne ne l'avait aidée à enjamber une flaque d'eau
ni à monter dans une voiture. « Et ne suis-je pas une
femme ? » reprit-elle. A v e c une voix qui « roulait comme le
tonnerre » (44) elle lança : « Regardez-moi ! Regardez mon
bras » et elle releva sa manche pour dévoiler son
« extraordinaire musculature » (45).

« J'ai labouré, planté, engrangé, et nul homme ne m'a


surpassée ! N e suis-je pas une femme ? J'ai travaillé et
mangé autant qu'un homme — quand je le pouvais — et j'ai
même supporté le fouet ! N e suis-je pas une femme ? J'ai

78
FEMMES, RACE ET CLASSE

mis treize enfants au monde et presque tous ont été vendus


en esclavage. Et quand j'ai hurlé ma douleur de mère, Dieu
seul m'a entendue ! N e suis-je pas une femme ? » (46)

A la convention d'Akron, Sojourner Truth osa ce


qu'aucune de ses timides soeurs blanches n'avaient tenté.
Selon la présidente, « à cette époque, très peu de femmes
s'aventuraient à parler en public ». Après avoir brillamment
plaidé la cause de son sexe, forcé l'attention des femmes
blanches et de leurs adversaires masculins, Sojourner Truth
fut spontanément applaudie comme l'héroïne du jour. Elle
avait non seulement porté un coup décisif à l'argument
phallocrate du « sexe faible » mais réfuté la thèse de la
supériorité masculine basée sur le principe chrétien selon
lequel le Christ était un homme.

« Le petit monsieur en noir, là-bas, dit que les femmes ne


peuvent avoir les mêmes droits que les hommes parce que le
Christ n'était pas une femme. D'où venait le Christ ? » ( 4 7 )

Selon la présidente, « les roulements du tonnerre


n'auraient pas mieux apaisé cette foule attentive aux accents
profonds et merveilleux de la femme qui se tenait là, les bras
tendus et les yeux étincelants » (48).

« D'où vient votre Christ ? De Dieu et d'une femme !


L'homme n'a rien à voir avec lui ! » (49)

E n outre, l'effroyable crime dont on accusait E v e était


loin d'être un argument contre les capacités des femmes. A u
contraire, il s'agissait d'un solide atout.

79
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Si la première femme créée par Dieu était assez forte


pour renverser le monde toute seule, les femmes devraient
être capables de le remettre à l'endroit ! Et maintenant
qu'elles le demandent, les hommes feraient mieux de les
laisser faire. » ( 5 0 )

L'humeur belliqueuse des hommes s'était calmée, et les


femmes étaient rayonnantes d'orgueil « et éperdues de
gratitude»; «plus d'une d'entre nous pleuraient » ( 5 1 ) .
Frances Dana Gage, présidente de la convention d'Akron,
décrivit ainsi l'impact du discours de Sojourner Truth

« Elle nous avait prises dans ses bras solides pour nous
faire traverser sans dommage des terrains minés. Elle avait
renversé la situation en notre faveur. De ma vie, je n'ai rien
vu de comparable à la magie qui subjugua cette foule et
transforma les sarcasmes et les huées de la horde excitée en
marques de respect et d'admiration. » ( 5 2 )

L'apostrophe de Sojourner Truth « N e suis-je pas une


femme ? » était aussi une allusion au racisme des femmes
blanches qui firent ensuite l'éloge de leur sœur noire.
Plusieurs participantes à la convention s'étaient d'abord
opposées à l'intervention orale d'une femme noire. Les
opposants aux droits des femmes avaient tenté de profiter de
ce racisme. D'après Frances Dana Gage

« Les organisatrices du mouvement tremblèrent en voyant


une femme noire, grande et maigre, vêtue d'une robe grise et
d'un turban blanc, coiffée d'un chapeau grossier, s'avancer

80
FEMMES, RACE ET CLASSE

d'un pas décidé dans l'église, remonter la nef comme une


reine et prendre place sur les marches de la chaire. U n
murmure de désapprobation passa dans l'assemblée et on
entendit « Une histoire d'abolition », « Je vous l'avais bien
dit », « V a s - y , noiraude » ( 5 3 ) .

L e deuxième jour de la convention, quand Sojourner


Truth se leva pour répondre à une provocation phallocrate,
certaines des organisatrices blanches tentèrent de persuader
Frances Gage de l'en empêcher.

« N e la laissez pas parler ! » me souffla une demi-


douzaine de voix à l'oreille. Elle s'avança lentement et
solennellement jusqu'au premier rang, posa son vieux
chapeau à ses pieds et tourna vers moi ses yeux
interrogateurs. Il y eut des sifflets de désapprobation autour
de moi. Je me levai pour annoncer Sojourner Truth et je
demandai le silence pendant quelques instants. » ( 5 4 )

Heureusement pour les femmes de l'Ohio, pour le


mouvement des femmes en général — que le discours de
Sojourner Truth anima d'un souffle de militantisme combatif
— et pour nous qui nous inspirons encore de ses paroles —,
Frances Gage ne céda pas aux pressions racistes de ses
camarades. La réponse de cette femme noire aux phallocrates
contenait aussi une leçon pour les femmes blanches. E n
répétant au moins quatre fois la question « N e suis-je pas
une femme ? », elle révéla les préjugés de classe et le racisme
du nouveau mouvement des femmes. Toutes les femmes
n'étaient pas blanches et toutes ne jouissaient pas du confort

81
FEMMES, RACE ET CLASSE

matériel des classes moyennes et de la bourgeoisie.


Sojourner Truth était noire et ancienne esclave, mais elle
n'était pas moins femme que toutes ses soeurs blanches de la
convention. Le fait que sa race et sa situation économique
différaient des leurs n'enlevait rien au fait qu'elle était une
femme. Sa revendication de femme noire pour l'égalité des
droits était aussi légitime que celle des femmes blanches de la
classe moyenne. Deux ans plus tard, au cours d'une
convention Nationale des Femmes, elle luttait toujours
contre celles qui s'efforçaient de la réduire au silence.

« Je sais que ça fait murmurer et ricaner de voir une


femme de couleur se lever et parler de la vie et des Droits
des Femmes. Nous avons été tellement rabaissées que
personne ne croyait que nous pourrions nous en relever ;
mais nous avons été foulées aux pieds depuis trop
longtemps ; nous nous relèverons, et me voici. » ( 5 5 )

Dans les années 1 8 5 0 , les conventions régionales et


nationales attiraient de plus en plus de femmes dans les rangs
du mouvement pour l'égalité. Il n'était pas rare que
Sojourner Truth fit une apparition dans ces réunions et,
malgré une hostilité inévitable, qu'elle se levât pour
s'exprimer. C'est en tant qu'elle représentait ses sœurs noires
— esclaves ou « affranchies » — qu'elle dynamisait la
campagne pour les droits des femmes. C e fut son immense et
originale contribution historique. Sa présence et ses discours
rappelaient constamment aux Blanches que les femmes
noires étaient des femmes tout comme elles. Elles sauraient
aussi faire valoir leurs droits.

82
FEMMES, RACE ET CLASSE

Pendant ce temps, un grand nombre de femmes noires


exprimaient leur attachement à la liberté et à l'égalité dans
un rapport moins étroit avec le jeune mouvement des
femmes au Nord beaucoup d'entre elles travaillaient
notamment pour l'Underground Railroad *. Jane Lewis, de
N e w Lebanon dans l'Ohio, traversait souvent la rivière en
canot pour porter secours aux esclaves fugitifs (56). Francés
E. W . Harper, féministe connue et très célèbre poétesse du
milieu du siècle, donna de nombreuses conférences en faveur
de la cause abolitionniste. Charlotte Forten, qui devint une
grande personnalité de l'enseignement pour les Noirs
pendant la période qui suivit la Guerre de Sécession, en fit
autant. Sarah Remond qui milita contre l'esclavage en
Angleterre, en Irlande et en Ecosse, exerça une très grande
influence sur l'opinion publique et, selon un historien,
« empêcha les Tories de voler au secours des Confédé-
rés»^).
Même les plus radicaux des abolitionnistes blancs qui
justifiaient leur opposition à l'esclavage par des principes
moraux et humanitaires ne saisissaient pas le caractère
oppressif du capitalisme naissant dans le Nord. Ils voyaient
dans l'esclavage une institution détestable et inhumaine, une
négation archaïque de la justice. Mais ils ignoraient que la
condition de l'ouvrier blanc du Nord ne se différenciait pas
de celle du « travailleur » enchaîné du Sud, et cela en dépit
de son statut de travailleur « libre » : tous deux étaient
victimes de l'exploitation économique. Tout militant qu'il
était, William L o y d Garrison ne s'en opposait pas moins

* Cf. page 34.

83
FEMMES, RACE ET CLASSE

violemment au droit des ouvriers à s'organiser. Le premier


numéro du Liberator dénonçait les tentatives des ouvriers de
Boston à se regrouper en parti politique

« On a tenté - et on tente encore, à mon grand regret -


d'exciter nos classes laborieuses contre la classe aisée, et de
les persuader qu'elles sont condamnées et opprimées par de
riches aristocrates... Il est tout à fait criminel d'appeler nos
ouvriers à la violence ou de les mobiliser sous la banderole
d'un parti. » ( 5 8 )

E n règle générale, les abolitionnistes blancs défendaient


les capitalistes de l'industrie ou n'avaient aucune conscience
de classe. Cette acceptation aveugle du système capitaliste
était tout aussi évidente dans le programme du mouvement
pour les droits des femmes. Si la plupart des abolitionnistes
considéraient l'esclavage comme une tare infamante à
éliminer, la majorité des militantes pour les droits des
femmes reconnaissaient la phallocratie comme le vice d'une
société par ailleurs acceptable.
Les leaders du mouvement pour les droits des femmes ne
soupçonnaient pas les liens entre l'esclavage des Noirs dans
le Sud, l'exploitation économique des travailleurs du Nord et
l'oppression sociale des femmes. A u début du mouvement
des femmes, il fut très peu question des travailleurs blancs,
ni même des femmes blanches du prolétariat. Malgré un
large soutien des femmes à la campagne abolitionniste, leurs
convictions anti-esclavagistes restèrent indépendantes de
l'analyse de l'oppression sexuelle. Quand la Guerre de
Sécession éclata, les organisatrices du mouvement pour les

84
FEMMES, RACE ET CLASSE

droits des femmes décidèrent de se consacrer à la défense de


l'Union. Mais, en cessant d'agir pour l'égalité des sexes, elles
apprirent combien le racisme était enraciné dans la société
américaine. Elizabeth Stanton, Lucretia Mott et Susan
B. Anthony donnèrent des conférences en faveur de l'Union
dans tout l'Etat de N e w York, exigeant « une émancipation
immédiate et totale » ( 5 9).

... « De leur vie, elles n'avaient jamais été aussi


grossièrement traitées par ces foules déchaînées, dans toutes
les villes où elles avaient fait halte entre Buffalo et Albany.
A Syracuse, la salle fut envahie par des hommes brandissant
des couteaux et des pistolets. » ( 6 0 )

Si elles ignoraient encore que le Sud n'avait pas le


monopole du racisme, elles l'apprirent très vite au cours de
leurs expériences de militantes unionistes. Elles comprirent
que le racisme existait dans le Nord et qu'il pouvait être
brutal.
Quand on instaura le service militaire dans le Nord, les
partisans de l'esclavage provoquèrent des émeutes très
importantes dans les grands centres urbains. Ils semèrent la
violence et la mort parmi la population noire libre.
E n juillet 1 8 6 3 , à N e w York, des émeutiers

« ont détruit les centres de recrutement, incendié une


fabrique d'armes, attaqué la Tribune et malmené des
républicains connus, brûlé un orphelinat noir, provoquant la
confusion dans toute la ville. Ils s'en prirent principalement
aux Noirs, attaquant tous ceux qu'ils rencontraient ;

8j
FEMMES, RACE ET CLASSE

beaucoup furent assassinés... On a dénombré près de i ooo


morts et blessés... » ( 6 1 )

Si on ignorait autrefois que le racisme avait contaminé le


Nord, la violence de l'émeute de 1 8 6 3 démontra que ce
sentiment était virulent, profond et meurtrier. Le Sud avait
peut-être le monopole de l'esclavage mais il n'était
certainement pas seul à alimenter le racisme.
Comme les abolitionnistes les plus convaincus, Elizabeth
Stanton et Susan B. Anthony croyaient qu'on pouvait mettre
rapidement un terme à la Guerre de Sécession en émancipant
les esclaves et en les enrôlant dans l'armée unioniste. Elles
tentèrent de rallier un grand nombre de femmes à leur
position en proposant la création d'une Ligue Loyale des
Femmes.
A u cours du meeting fondateurs, des centaines de femmes
acceptèrent de promouvoir l'effort de guerre en faisant
circuler des pétitions pour l'émancipation des esclaves.
Cependant, la résolution de Susan B. Anthony qui associait
les droits des femmes à la libération du peuple noir fut loin
de faire l'unanimité.
La proposition de résolution statuait qu'aucune paix
véritable ne s'instaurerait dans cette république tant que « les
droits civiques et politiques de tous les citoyens de
descendance africaine et de toutes les femmes » ne seraient
pas établis dans les faits (62). Malheureusement, à la lumière
des événements d'après guerre, il apparaît que cette
résolution était probablement motivée par la peur que les
femmes (blanches) ne soient les grandes oubliées de la
liberté. Angelina Grimke défendit le principe d'unité entre

86
FEMMES, RACE ET CLASSE

la libération des Noirs et celle des femmes « Je veux être


identifiée au peuple noir » affirma-t-elle, « tant qu'il n'aura
pas obtenu ses droits, nous n'obtiendrons pas les
nôtres. » ( 6 3 )

« Je me réjouis de nous voir assimilées au peuple noir par


la résolution. J'ai le sentiment que nous avons accompagné
ce peuple, que les fers ont marqué notre âme. Il est vrai que
nous n'avons pas subi le fouet du maître ! Il est vrai qu'on ne
nous a pas mis les menottes, mais on a brisé nos cœurs. » (64)

A u cours de la première convention de la Ligue Loyale


des Femmes — en présence de tous les vétérans de la cause
abolitionniste et du mouvement pour les droits des femmes
- Angelina Grimke proposa une interprétation extrême-
ment audacieuse de la guerre, la définissant comme « notre
deuxième révolution »(65).

« Cette guerre n'est pas, comme le prétend le Sud, une


guerre de races, une guerre de castes, ni de partis politiques,
mais une guerre de Principes, une guerre contre la classe
ouvrière qu'elle soit blanche ou noire... Dans cette guerre, le
Noir était la première victime, et le travailleur, quelque soit
sa couleur, la seconde ; désormais, tous ceux qui luttent pour
les droits du travail, la liberté d'expression, d'enseignement,
de vote, et pour un gouvernement libre... sont amenés à se
battre pour défendre ces principes ou à tomber avec eux,
victimes de la violence qui fait des Noirs des prisonniers de
guerre depuis deux siècles. Alors que le Sud luttait contre les
droits de l'homme, le Nord retenait le bras de ceux qui
lapidaient la liberté...

87
FEMMES, RACE ET CLASSE

La nation vit une bataille sans merci. C e pays deviendra


terre d'esclavage, gouvernée par des tyrans minables, ou sera
la terre des hommes libres... » ( 6 6 )

Dans sa brillante « Adresse aux soldats de notre seconde


révolution », Angelina Grimke montrait que sa conscience
politique était très en avance sur celle de presque tous ses
contemporains. Elle y proposait une théorie et une pratique
progressistes, réalisable grâce à une alliance entre les
travailleurs, les Noirs et les femmes. S'il est vrai, comme dit
Marx, que « le travailleur à la peau blanche ne sera jamais
libre tant que le travailleur à la peau noire sera marqué au
fer » - comme Angelina Grimke le soulignait avec lucidité
—, il était tout aussi vrai que les luttes démocratiques de
l'époque — en particulier le combat des femmes pour
l'égalité — ne pouvaient aboutir que dans l'alliance avec la
lutte pour la libération du peuple noir.

88
CHAPITRE 4
LE RACISME DANS LE MOUVEMENT
POUR LE VOTE DES FEMMES

« Qu'importe si les politiciens continuent à débattre de


cette question pendant cinq ou dix ans la supériorité
politique de l'homme noir sur l'Américaine blanche et
instruite reste évidente. Ces trente dernières années, les
délégués de la nation ont tout mis en œuvre pour obtenir la
liberté de l'homme noir. Tant qu'il était au bas de l'échelle,
nous voulions bien soutenir ses revendications ; mais
maintenant que les portes du ciel s'ouvrent lentement sur ses
droits civiques, nous devons sérieusement nous demander si
nous devons nous effacer devant "Sambo" à l'entrée du
Paradis. La première loi de la nature étant l'instinct de
conservation, ne serait-il pas plus sage de garder nos lampes

89
FEMMES, RACE ET CLASSE

allumées ? Et lorsque s'ouvriront les portes de la


Constitution, ne devrions-nous pas compter sur le bras
solide et sur la tunique bleue du soldat noir pour entrer à ses
côtés, et ouvrir une brèche si large qu'aucune classe
privilégiée ne pourra jamais la refermer contre le plus
humble citoyen de la république ?

" V o i c i venue l'heure de l'homme noir." Sommes-nous


certaines qu'une fois retranché derrière ses droits inaliéna-
bles, il ne retournera pas sa force contre nous ? N'avons-
nous pas entendu les "citoyens noirs" dire qu'il n'était pas
forcément prudent d'étendre le droit de vote aux femmes ?
Pourquoi l'Africain devrait-il se montrer plus juste et plus
généreux que son semblable saxon ? Si les deux millions de
femmes noires du Sud ne doivent pas bénéficier des droits de
citoyenne, de propriété, des droits liés aux salaires et aux
enfants, leur émancipation n'est qu'une autre forme
d'esclavage. E n effet, il vaut mieux être l'esclave d'un Blanc
instruit que celle d'un Noir avili et inculte... » ( i )

Cette lettre à l'éditeur du New York Standard, datée du


2 6 décembre 1 8 6 5 , n'a d'autre auteur qu'Elizabeth Stanton.
Cette position indiscutablement raciste révèle qu'elle avait
mal assimilé le rapport entre la lutte de libération du peuple
noir et celle des femmes. Elle était apparemment déterminée
à s'opposer à toute émancipation du peuple noir (de
« Sambo ») si les femmes blanches ne pouvaient en profiter
immédiatement.
Le raisonnement opportuniste et malheureusement raciste
de la lettre d'Elizabeth Stanton soulève des questions graves

90
FEMMES, RACE ET CLASSE

à propos du projet d'alliance entre les femmes et les Noirs.


Cette idée fut soulevée au cours du premier meeting pour les
Droits des Femmes après la Guerre de Sécession. En mai
1 8 6 6 , à N e w York, les délégués de la Convention pour les
Droits des Femmes décidèrent de créer une Association pour
l'Egalité des Droits qui mènerait une seule campagne pour le
vote des Noirs et celui des femmes. Beaucoup de délégués
comprenaient certainement qu'il était urgent d'unir ces
causes pour le bénéfice des deux groupes. Susan B. Anthony
insista par exemple sur la nécessité... « d'élargir notre projet
relatif aux droits des femmes et d'appliquer à la lettre le
programme originel un plan d'application des Droits »(2).
Pourtant, on ne peut manquer de constater l'influence du
racisme dans les débats de la Convention. Dans une de ses
grandes allocutions, le célèbre abolitionniste Henry Ward
Beecher prétendit que les Américaines blanches et instruites
avaient de meilleures raisons de réclamer le droit de vote que
les Noirs ou les immigrés, décrits en termes péjoratifs.

« Si nous comparons le grand nombre de femmes


instruites et cultivées à la nuée grandissante d'Africains
émancipés et à la large troupe d'émigrants venus de l'île
d'émeraude *, croyons-nous que notre gouvernement est
assez fort pour accorder le suffrage aux Africains et aux
Irlandais sans menacer sa sécurité ? Oui. Nous leur
donnerons le droit de vote. E t notre force va-t-elle aussitôt
s'étioler ? Allons-nous viser ce qu'il y a de meilleur et de

* NDLT image désignant l'Angleterre.

91
FEMMES, RACE ET CLASSE

plus admirable dans notre société ? Nous sommes tributaires


de ces êtres civilisés nos professeurs, nos compagnes, nos
seules confidentes dans le malheur, celles à qui nous confions
tout ce qui nous est cher : le bien-être de nos enfants, notre
foyer, nos biens, notre nom et notre réputation, et bien plus,
notre vie intérieure, que nous ne révélons qu'à un seul être.
Allons-nous considérer tout cela et dire "Elles ne sont pas
dignes de voter, alors que les Irlandais votent, et que les
Africains votent ? "
J'affirme... qu'il est plus important de faire voter les
femmes que les hommes noirs... » ( 3 )

Les remarques de Beecher révèlent la nature profonde des


liens idéologiques qui unissent le racisme, les préjugés de
classe et la phallocratie son éloge des femmes blanches est
truffé de stéréotypes sexistes.
A la première réunion annuelle de l'Association pour
l'Egalité des Droits en mai 1 8 6 7 , Elizabeth C . Stanton
reprit l'argument de Beecher. Les Noirs devaient céder la
priorité du vote aux femmes (anglo-saxonnes, s'entend).

« L'homme noir n'apporte aucun élément nouveau au


gouvernement ; mais par l'éducation et le respect des
femmes, la race anglo-saxonne s'enrichit et s'anoblit. Ainsi,
la loi de l'exemple nous permet d'octroyer à toutes les races
un niveau que l'isolement politique des sexes ne permet pas
d'atteindre. » ( 4 )

La question essentielle de cette Convention fut celle du


vote imminent des Noirs. Les défenseurs des droits des
femmes acceptaient-ils de soutenir le vote des Noirs, même

92
FEMMES, RACE ET CLASSE

si les femmes ne pouvaient l'obtenir ? Elizabeth C a d y


Stanton et d'autres croyaient que le vote mettrait les hommes
en position de supériorité car, à leurs yeux, l'émancipation
avait rendu les Noirs « égaux » aux femmes blanches ; elles
s'opposèrent donc résolument à privilégier ceux-ci. Certaines
d'entre elles comprenaient pourtant que l'abolition de
l'esclavage n'avait pas supprimé l'oppression économique du
peuple noir. Il était donc urgent de lui accorder certains
pouvoirs politiques. En désaccord avec Elizabeth Stanton,
A b b y Kelly Foster posa la question suivante

« Avons-nous réellement le sens de la justice ? N e nous


montrons-nous pas inhumaines lorsque nous refusons de
protéger l'homme noir contre les maux présents et futurs
aussi longtemps que la femme n'aura pas obtenu de droits
politiques ? » (5)

A u début de la Guerre de Sécession, Elizabeth Stanton


avait encouragé ses collègues féministes à se consacrer
entièrement à la campagne anti-esclavagiste. Plus tard, elle
déclara dans son livre Réminiscences que les partisans des
droits des femmes avaient commis une erreur stratégique en
se subordonnant à la cause abolitionniste, par référence aux
« six années pendant lesquelles les femmes s'effacèrent pour
soutenir les revendications des esclaves du Sud » (6). Elle
concéda que l'activisme patriotique des femmes leur avait
valu l'estime des cercles républicains. « Mais quand les
esclaves ont obtenu leur émancipation » se lamenta-t-elle,

« et que les femmes ont demandé un statut de


citoyennes égales devant la loi, dans la reconstruction de la

93
FEMMES, RACE ET CLASSE

République, toutes ces vertus transcendantes se sont dissipées


comme rosée au soleil. » ( 7 )

Selon Elizabeth Stanton, la Guerre de Sécession devait


enseigner aux femmes (c'est-à-dire aux Blanches) qu'il ne
fallait jamais seconder les efforts masculins ni élever
l'homme au-dessus de soi » (8).
Il y avait beaucoup de naïveté politique dans son analyse
des derniers moments de la guerre ; elle se montrait plus
vulnérable que jamais à l'idéologie raciste. Dès que l'armée
unioniste eut triomphé de ses opposants confédérés,
Elizabeth Stanton et ses collègues exigèrent du parti
républicain une récompense pour les efforts accomplis
pendant la guerre elles réclamaient le droit de vote, comme
si un traité avait été conclu ; comme si les féministes avaient
lutté contre l'esclavage en visant ce droit.
Bien évidemment, les républicains n'apportèrent aucun
soutien aux suffragettes après la victoire de l'Union. C e refus
émanait moins des hommes que des politiciens liés aux
intérêts économiques dominants de l'époque. Dans la mesure
où la guerre entre le Nord et le Sud avait pour but de
renverser la classe esclavagiste sudiste, elle profitait
essentiellement à la bourgeoisie nordiste, c'est-à-dire aux
jeunes capitalistes enthousiastes qui avaient trouvé leur credo
politique au parti républicain. Les capitalistes du Nord
cherchaient à contrôler toute l'économie de la nation. Leur
lutte contre l'esclavagisme du Sud n'englobait ni la libération
des Noirs ni celle des femmes.
Après guerre, le vote des femmes ne fut pas inclus dans le
programme républicain, et ses politiciens triomphants

94
FEMMES, RACE ET CLASSE

ignorèrent pareillement les droits politiques du peuple noir.


En admettant qu'il était nécessaire d'accorder le droit de
vote aux Noirs du Sud après leur émancipation, ils ne
préféraient nullement les hommes noirs aux femmes
blanches. C e projet républicain ( 1 4 e et 1 5 e amendements de
la Constitution) visait l'hégémonie politique du parti
républicain dans le Sud dévasté par la guerre. Le sénateur
républicain Charles Sumner avait activement défendu le vote
des femmes ; mais il vira brusquement de bord après la
guerre. Cette revendication était devenue « inoppor-
tune » (9). E n d'autres termes, « les républicains cherchaient
à protéger les deux millions de votes noirs qui leur étaient
promis » ( i o).

Après guerre, lorsque les Républicains s'opposèrent à la


revendication des femmes pour le droit de vote en affirmant
que c'était « l'heure des Noirs », ils savaient au fond d'eux-
mêmes que c'était « l'heure de deux millions de voix
supplémentaires » pour leur parti.
Devant cette évidence, Elizabeth Stanton et ses collègues
pensèrent que « l'heure de l'homme » avait sonné et que les
républicains se préparaient à accorder aux hommes noirs la
totalité des privilèges de leur sexe. E n 1 8 6 7 , quand un
délégué noir de la Convention pour l'Egalité des Droits lui
demanda si elle acceptait l'extension du vote aux hommes de
couleur au cas où les femmes ne l'obtiendraient pas, elle
répondit

« Je dis non ; je ne leur confierais pas mes droits ;


humiliés, opprimés, ils seraient plus tyranniques que nos
dirigeants saxons ne l'ont jamais été... » ( 1 1 )

95
FEMMES, RACE ET CLASSE

L e principe d'unité qui avait régi la création de


L'Association pour l'Egalité des Droits était incontestable.
Frederick Douglass accepta de partager la charge de vice-
président avec Elizabeth Stanton (Lucretia Mott fut élue
présidente) et sa présence symbolisa le sérieux de cette
démarche. Il semble néanmoins que les féministes aient
perçu l'organisation comme un barrage à la dissociation du
vote des Noirs et des femmes. Quand on en arriva à discuter
du 1 4 e amendement - qui réservait les postes de
représentants au Congrès aux citoyens masculins qui avaient
été privés de vote lors des élections fédérales — ces femmes
blanches se sentirent trahies. Après le vote de soutien au
1 j e amendement qui prônait l'extension du suffrage à tous
les citoyens, sans discrimination de race, de couleur ou de
condition, les tensions internes se traduisirent par une
violente lutte idéologique. D'après Eleanor Flexner,

« l'indignation d'Elizabeth Stanton et celle de Mlle A n -


thony ne connurent plus de bornes. Cette dernière s'engagea
à se "couper le bras droit plutôt que de militer pour le vote
des Noirs" M m e Stanton fit des allusions péjoratives à
"Sambo" et "au droit de vote des Africains, Chinois et
autres étrangers incultes qui débarquent sur nos côtes" Elle
les avertit que le soutien républicain au vote masculin "créait
un antagonisme hommes noirs/femmes blanches" qui finirait
par se retourner contre les femmes, en particulier dans les
Etats du Sud. » ( 1 2 )

Fallait-il ou non remettre en cause les 1 4 e et 15e


amendements, comme le demandaient les leaders du

96
FEMMES, RACE ET CLASSE

mouvement pour les droits des femmes ? La question reste


posée. Mais une chose semble claire la défense de leurs
intérêts de Blanches de la classe moyenne, le plus souvent
égoïste et élitiste, révélait la nature fragile et superficielle de
leur rapport au mouvement pour l'égalité des Noirs. Il faut
reconnaître que les deux amendements excluaient les femmes
dans leur aménagement du vote ; ces dernières les trouvaient
donc préjudiciables à leurs desseins politiques. Bien sûr, elles
estimaient que leurs revendications étaient aussi légitimes
que celles des hommes noirs. Pourtant, en invoquant la
supériorité de la race blanche, elles montraient leur
incapacité à résister au racisme le plus pernicieux, même
après des années d'attachement à des causes progressistes.
Elizabeth C . Stanton et Susan B. Anthony voyaient la
victoire de l'Union comme une véritable émancipation pour
les millions de victimes de l'esclavagisme sudiste. Elles
affirmaient que l'abolition de l'esclavage élevait socialement
le peuple noir à un statut proche de celui des femmes
blanches de la classe moyenne.

« L'acte d'émancipation et la loi pour les droits civiques


ont donné le même statut civique et politique aux Noirs et
aux femmes, il ne leur manque plus que le droit de
vote. » ( 1 3 )

Affirmer que les anciens esclaves étaient devenus les


égaux des femmes blanches — et n'attendaient plus que le
droit de vote pour asseoir leur position — équivalait à
ignorer le caractère précaire de cette « liberté » acquise à
l'époque de la Guerre de Sécession. Ils avaient brisé leurs

97
FEMMES, RACE ET CLASSE

chaînes, mais souffraient toujours des privations écono-


miques et des violences racistes qui les frappaient plus
durement que jamais.
Selon Frederick Douglass, l'abolition n'était que théo-
rique. La vie quotidienne des Noirs du Sud gardait des
relents d'esclavage. Il n'y avait qu'un moyen, disait-il, de
consolider et d'assurer leur statut d'hommes « libres » « La
servitude ne sera pas abolie tant que l'homme noir n'aura pas
le droit de vote. » ( 1 4 ) C'est sur cette base stratégique que la
lutte pour le suffrage noir devait prendre le pas sur les
revendications civiques des femmes. Frederick Douglass
considérait le vote comme une arme indispensable pour
liquider l'esclavage. Quand il affirmait que le vote des
femmes était moins urgent, il ne défendait pas la supériorité
de l'homme noir... Même s'il n'avait pas entièrement rejeté
le principe de la suprématie masculine, et s'il montrait la
faiblesse de son argumentation, il ne fondait pas sa théorie
de la priorité stratégique sur la misogynie.
Frederick Douglass affirmait que les Noirs du Sud ne
pouvaient espérer aucun progrès économique sans le vote

« Privé de ce droit, le Noir restera pratiquement esclave.


La propriété individuelle a été abolie, mais si nous ne basons
pas la reconstruction des états du Sud sur cette mesure (le
vote), les Noirs deviendront la propriété de leur
communauté. » ( 1 5 )

La nécessité de vaincre la constante oppression écono-


mique exercée après la guerre ne suffisait pas à justifier leurs
revendications. La violence cynique des émeutiers, encoura-
gée par les exploiteurs des anciens esclaves ne manquerait

98
FEMMES, RACE ET CLASSE

pas d'exister tant que les Noirs n'auraient pas obtenu de


pouvoirs politiques. L'un des premiers débats de L'Associa-
tion pour l'Egalité des Droits opposa les défenseurs du vote
féminin à Frederick Douglass, qui revendiqua la priorité du
suffrage noir. « Pour nous, la privation des droits civiques
évoque les foules déchaînées de N e w York, de Memphis, de
la Nouvelle-Orléans. » ( 1 6 )
Ces émeutes éclatèrent à Memphis et à La Nouvelle-
Orléans en mai et en juillet 1 8 6 6 . Moins d'un an avant que
cette discussion ne prenne place, un comité du Congrès
américain entendit le témoignage d'une femme noire
récemment émancipée, victime des violences de Memphis.

« J e les ai vus tuer mon mari... Ils lui ont tiré une balle
dans la tête alors qu'il était alité, malade... Ils sont entrés
dans la maison à vingt ou trente... Ils l'ont obligé à se lever
et à sortir... Ils lui ont demandé s'il avait fait la guerre...
L'un d'eux a pris du recul... et lui a tiré trois coups de
pistolet dans la tète... E n tombant, mon mari a titubé un
peu, comme s'il essayait de rentrer dans la maison ; alors ils
lui ont dit que s'il tardait à mourir, ils le tueraient une
deuxième fois... » ( 1 7 )

A Memphis et à La Nouvelle-Orléans, des Noirs et des


Blancs progressistes avaient été blessés ou tués. A u cours de
ces massacres, les émeutiers incendièrent les écoles, les églises
et les maisons des Noirs. Ils violèrent aussi, seuls ou en
groupes, les femmes noires qu'ils rencontrèrent. Ces deux
émeutes précédèrent les violences de N e w York en 1 8 6 3 ,
provoquées par des forces esclavagistes et anti-militaristes du

99
FEMMES, RACE ET CLASSE

Nord ; elles causèrent la mort de quelque i ooo person-


nes ( 18).
Le climat de violence et de terreur qui régnait dans le Sud
permettait logiquement à Frederick Douglass d'affirmer que
le vote des Noirs était une nécessité plus urgente que celui
des femmes blanches de la classe moyenne. L'ancienne
population d'esclaves continuait à lutter pour survivre, et
aux yeux de Douglass, seul le vote pouvait lui assurer la
victoire. Par contre, les femmes blanches de la classe
moyenne, représentées par E. Stanton et Susan Anthony, ne
pouvaient prétendre que leur vie était en danger. Elles
n'étaient pas, comme le peuple noir, engagées dans une
véritable guerre de libération. En effet, pour les Noirs du
Sud, la victoire de l'Union n'avait pas mis un terme à la
violence.
W . E . B . DuBois remarque

« Il est toujours difficile d'arrêter une guerre ; et deux fois


plus difficile d'arrêter une guerre civile. Inévitablement,
quand les hommes sont entraînés depuis longtemps à la
violence et au meurtre, l'habitude se perpétue dans la vie
civile, une fois la paix rétablie ; viennent alors les crimes, les
désordres et les insurrections. » ( 1 9 )

Selon DuBois, beaucoup d'observateurs ont remarqué


après la guerre que « les sudistes semblaient avoir détourné
leur colère du gouvernement fédéral pour la reporter sur le
peuple de couleur »(20).

« En Alabama, dans le Mississipi, en Louisiane, on disait


en 1 8 6 6 "la vie d'un Noir ne vaut pas grand-chose" J'en

100
FEMMES, RACE ET CLASSE

ai vu un qui a reçu une balle dans la jambe, alors qu'il était


juché sur une mule, parce que le bandit qui l'a blessé avait
pensé qu'il était plus compliqué de lui demander de
descendre que de tirer sur lui. » ( 2 1 )
Après la Guerre de Sécession, les Noirs du Sud vivaient
dans un état de siège permanent. ^Frederick Douglass
affirmait que le droit de vote pour eux était une mesure
d'urgence dans le Sud d'après guerre. En dépit de sa naïveté
devant le Parti républicain, il ne concevait pas la question du
vote comme un jeu politique. Pour lui les élections ne
représentaient pas un moyen d'assurer l'hégémonie du Parti
républicain dans le Sud, mais de garantir la survie de son
peuple.
Après la guerre, les leaders du mouvement pour les droits
des femmes avaient tendance à considérer le vote comme
une fin en soi. Dès 1 8 6 6 , le soutien, même raciste, des
suffragettes suffit apparemment à assurer l'entrée du
mouvement des femmes. Susan B. Anthony elle-même ne
refusa pas l'aide offerte par un membre du Congrès aux
conceptions ouvertement racistes. A u grand désespoir de
Frederick Douglass, Susan Anthony fit l'éloge du congres-
siste James Brooks, ancien rédacteur d'un journal esclava-
giste (22). Manifestement, son soutien aux suffragettes était
une manoeuvre pour contrer l'appui républicain au vote des
Noirs ; pourtant Susan Anthony et ses collègues chantèrent
ses louanges.
En bon représentant des intérêts de l'ancienne classe
esclavagiste du Sud, le parti démocrate cherchait à prévenir
le vote des Noirs. Aussi, de nombreux leaders démocrates
considéraient-ils la défense des suffragettes comme un bon

101
FEMMES, RACE ET CLASSE

moyen de répondre aux adversaires républicains. L'opportu-


nisme était le principal objectif de ces démocrates qui
portaient le même regard hypocrite sur la question de
l'égalité des femmes et sur le soutien nominatif du suffrage
noir. Si Elizabeth Stanton et Susan Anthony avaient analysé
plus sérieusement la situation politique de l'après-guerre,
elles auraient peut-être réfléchi avant d'associer le célèbre
George Francis Train à leur campagne, a La femme en
premier, le nègre en dernier, voilà mon programme » (23),
tel était le slogan de ce démocrate raciste et cynique. Lorsque
Elizabeth Stanton et Susan B. Anthony rencontrèrent Train
pendant la campagne de 1 8 6 7 au Kansas, il offrit de couvrir
toutes les dépenses d'une grande tournée de conférences
communes. « La plupart de nos amis voyaient là une erreur
grossière » écrivit Elizabeth Stanton :

... « Mais le résultat s'avéra différent. M . Train était dans


la fleur de l'âge. Sa mise et ses manières étaient soignées, il
ne fumait pas, ne chiquait pas, ne buvait ni ne s'empiffrait.
C'était un orateur persuasif... » ( 2 4 )

Elizabeth Stanton reconnut cependant dans son recueil


Réminiscences que Train était « un clown toqué » ( 2 5 ) .

a II est aussi dénué de principes que de bon sens... Il peut


servir à attirer les foules, tout comme un kangourou, un
gorille ou un hippopotame. » ( 2 6 )

Tel était l'avis de William L. Garrison, qui rejoignait sur


ce point celui de Lucy Stone et Henry Blackwell. Mais

102
FEMMES, RACE ET CLASSE

Elizabeth Stanton et Susan Anthony avaient un urgent


besoin de soutien et elles accueillirent Train à bras ouverts.
Lorsqu'il leur offrit une aide financière, elles fondèrent un
journal et le baptisèrent Révolution à sa demande. Sa devise
était « Les hommes, leurs droits, et rien de plus ; les
femmes, leurs droits et rien de moins. » ( 2 7 )
A l'époque où l'Association pour l'Egalité des Droits
tenait son assemblée annuelle en 1 8 6 9 , le vote du 14e
amendement - stipulant que seuls les citoyens mâles
avaient un droit de vote inaliénable — était déjà entériné.
L e 1 j e amendement, qui interdisait toute privation du droit
de vote pour des raisons discriminatoires de race, couleur ou
condition (mais pas de sexe !) était sur le point d'être voté.
Le programme de l'Association prévoyait d'appuyer le 1 5 e
amendement ; dans la mesure où les leaders des suffragettes
s'y opposaient catégoriquement, le schisme était inévitable.
Les délégués savaient que ce serait probablement la dernière
réunion de leur association, et malgré tout Frederick Dou-
glass fit une ultime tentative auprès des femmes blanches.

a Quand on arrachera les femmes à leur maison,


simplement parce que ce sont des femmes ; quand on les
pendra à des réverbères ; quand on leur enlèvera leurs
enfants pour leur écraser la tête sur le trottoir ; quand on les
insultera à tous les coins de rue ; quand elles risqueront à
tout moment de voir leurs maisons incendiées s'effondrer sur
leur tête ; quand on interdira l'entrée des écoles à leurs
enfants, alors il sera urgent de leur octroyer le droit de
vote. » ( 2 8 )

103
FEMMES, RACE ET CLASSE

L'argumentation était grossière, mais elle dénotait une


lucidité évidente chez Frederick Douglass. Ses images
violentes démontraient que les anciens esclaves subissaient
une oppression qui différait dans son intensité et sa brutalité
de celle des bourgeoises blanches.
En demandant à l'Association de soutenir le 1 5 e
amendement, il ne conseilla pas à son groupe de repousser la
revendication de vote des femmes. A u contraire, le projet
qu'il soumettait appelait à ratifier avec enthousiasme
« l'extension du droit de vote à toutes les classes qui,
jusque-là, en étaient privées, afin de leur faire partager le
triomphe de notre idée » ( 2 9 ) . Frederick Douglass pensait
que le 1 5 e amendement « réalisait la moitié de nos
revendications » ( 3 0 ) et offrait un prétexte pour « dévelop-
per nos forces et assurer un second amendement garantissant
les mêmes droits sacrés, sans discrimination sexuelle » ( 3 1 ) .
Deux ans plus tôt, Sojourner Truth se serait peut-être
opposée à Douglass. A u cours de la Convention de
l'Association, elle s'était élevée contre la ratification du 1 4 e
amendement parce qu'il refusait le droit de vote aux femmes
noires.

a On fait grand bruit autour des droits des hommes de


couleur, mais on n'a pas dit un mot des femmes de couleur ;
et si les hommes noirs sont les seuls à obtenir gain de cause,
ils domineront leur épouse et rien n'aura changé. » ( 3 2 )

A u cours du dernier meeting de l'association en 1 8 6 9 ,


Sojourner Truth mit en évidence le dangereux racisme latent
dans l'opposition féministe au suffrage noir. Selon les termes

104
FEMMES, RACE ET CLASSE

de Frederick Douglass, Elizabeth Stanton et Susan Anthony


pensaient « qu'aucun Noir ne devait obtenir le droit de vote
tant que la femme en serait privée » ( 3 3 ) . Quand Sojourner
Truth affirmait « en appâtant une femme avec
l'hameçon électoral, on attrape souvent un Noir » ( 3 4 ) , elle
lançait une sérieuse mise en garde contre l'idéologie raciste.
Frances E. W . Harper soutenait également l'appel pour la
ratification du 1 5 e amendement de Frederick Douglass. La
célèbre poétesse noire et féministe expliquait que le pouvoir
électoral des Noirs était trop important pour que son peuple
risquât de le perdre à ce moment critique. « Quand il est
question de race, la question de sexe passe au second
plan. » ( 3 5 ) Dans son discours à la dernière Convention de
l'Association pour l'Egalité des Droits, elle engagea ses soeurs
blanches à soutenir la lutte de libération de son peuple.
Frances E. W . Harper et Sojourner Truth furent mises en
minorité dans le groupe des femmes par celles qui étaient
restées indifférentes à l'appel de Douglass à l'unité.
Elizabeth Stanton et Susan Anthony furent de celles qui
réussirent à provoquer la dissolution de l'association. Peu de
temps après, elles formèrent l'Association Nationale pour le
V o t e des Femmes. Ceux qui soutenaient la ratification du
1 5 e amendement à l'intérieur de l'Association pour l'Egalité
des Droits, Lucy Stone et son mari fondèrent l'Association
Américaine pour le Vote des Femmes avec Julia Ward
Howe.
La dissolution de la première association mit fin à
l'alliance fragile, bien que potentiellement puissante, entre le
mouvement de libération des Noirs et celui des femmes.
Pour rendre justice aux deux leaders féministes Elizabeth

105
FEMMES, RACE ET CLASSE

Stanton et Susan Anthony, il faut dire que les anciens


abolitionnistes de l'Association n'étaient pas toujours des
partisans convaincus de l'égalité des sexes. De fait, certains
défendaient avec intransigeance la suprématie masculine. Le
leader noir George Downing provoqua l'affrontement en
déclarant que l'homme dominait la femme par la volonté de
Dieu (36). Son sexisme était inexcusable, mais la réponse
raciste d'Elizabeth Stanton ne fut pas plus justifiable.

« Quand M r . Downing me pose la question acceptez-


vous que les hommes de couleur obtiennent le droit de vote
avant les femmes, je dis non ; je ne leur confierais pas mes
droits ; humiliés, opprimés, ils seraient plus tyranniques que
nos dirigeants saxons ne l'ont jamais été. Si les femmes
doivent encore être représentées par des hommes, alors je dis
qu'il faut qu'un type d'homme supérieur tienne la barre du
gouvernement. » ( 3 7 )

Même si les hommes noirs de l'Association pour l'Egalité


des Droits ne pouvaient se targuer d'avoir défendu
ardemment l'égalité des femmes, on ne pouvait conclure des
propos de Downing qu'ils seraient de plus grands despotes
que les Blancs. De plus, les attitudes parfois sexistes des
Noirs ne justifiaient pas l'abandon de toute lutte pour leur
libération.
Frederick Douglass lui-même manquait parfois de
distance critique vis-à-vis des stéréotypes et des clichés
associés aux femmes. Mais ses quelques remarques sexistes ne
diminuaient en rien la valeur de sa contribution à la bataille
pour les droits des femmes en général. Historiquement,

106
FEMMES, RACE ET CLASSE

Frederick Douglass demeure le premier partisan masculin de


l'émancipation des femmes au XIX' siècle. Si son attitude au
cours du débat sur les 1 4 e et 1 5 e amendements appelle des
réserves, elles ne doivent pas tant porter sur son soutien au
suffrage noir que sur sa foi apparemment inébranlable dans
le pouvoir électoral du parti républicain.
Il est évident que le peuple noir avait besoin du droit de
vote — même si le climat politique empêchait les femmes,
blanches et noires, de l'acquérir en même temps. Et les dix
années de reconstruction progressiste dans le Sud, basées sur
les nouveaux électeurs noirs, ouvrirent une ère de progrès
indiscutable pour les anciens esclaves et les blancs pauvres.
Cependant, le parti républicain restait opposé aux demandes
révolutionnaires de la population noire du Sud. Dès que les
capitalistes nordistes eurent établi leur hégémonie dans le
Sud, le parti républicain qui représentait leurs intérêts
participa systématiquement à l'interdiction de ses droits
civiques. Même si Frederick Douglass est le meilleur artisan
de libération des Noirs de son siècle, il a mal perçu la fidélité
du parti républicain au capitalisme, qui accordait autant
d'intérêt au racisme qu'au mouvement initial pour le vote
des Noirs. L e caractère tragique de la polémique autour du
suffrage noir dans l'Association pour l'Egalité des Droits
reposait sur la position de Douglass qui voyait le vote des
Noirs comme la panacée universelle, encourageant peut être
ainsi la rigidité raciste du point de vue des féministes sur le
vote des femmes.

107
CHAPITRE 5

LES FEMMES NOIRES


ET LA FIN DE L'ESCLAVAGE

« Maudit soit Chanaan ! >3 s'écrièrent les prêtres hébreux.


« Il sera le serviteur des serviteurs de ses frères. »...
« Les noirs ne sont-ils pas des serviteurs ? Ergo ! C'est sur
ce genre de mythe que fut fondé l'anachronisme de
l'esclavage américain, et c'est cette perversion qui fit des
aristocrates de couleur des domestiques serviles...
Avec l'émancipation, le mirage de l'esclavage domes-
tique s'était évanoui. Le chemin du salut pour les Noirs
affranchis ne passe plus, désormais, par la porte de la cuisine
ouvrant sur une vaste entrée et d'immenses salles à colonnes.
Il passe, comme tous les Noirs le savent à présent, par la fin
de l'esclavage domestique. » ( 1 )

109
FEMMES, RACE ET CLASSE

U n quart de siècle après leur « libération », des milliers de


femmes travaillaient toujours dans les champs. Celles qui
avaient servi dans la « grande maison » trouvèrent la porte
fermée, sauf si elles préféraient, par exemple, laver le linge
chez elles pour plusieurs familles blanches au lieu
d'accomplir tous les travaux d'une seule famille blanche. U n
très faible pourcentage de femmes noires avait réussi à
échapper aux travaux agricoles, à la cuisine ou à la
blanchisserie. Le recensement de 1 8 9 0 dénombre 2,7 mil-
lions de femmes et de filles noires âgées de plus de dix ans.
Plus d'un million d'entre elles étaient salariées 38,7 %
travaillaient dans l'agriculture, 3 0 , 8 % dans les services,
1 5 , 6 % dans la blanchisserie, et seulement 2,8 % dans
l'industrie (2). Les quelques femmes qui trouvaient des
emplois dans l'industrie accomplissaient les travaux les plus
salissants et les moins bien payés. Le progrès accompli était
loin d'être satisfaisant leurs mères esclaves avaient, elles
aussi, connu les filatures de coton du Sud, les raffineries de
sucre et même les mines. Pour les femmes noires de 1 8 9 0 , le
chemin de la liberté devait paraître encore plus long qu'après
la Guerre de Sécession.
Comme à l'époque de l'esclavage, les femmes noires qui
travaillaient dans l'agriculture comme métayères, fermières
ou ouvrières agricoles, étaient aussi opprimées que les
hommes aux côtés desquels elles trimaient toute la journée.
Elles étaient souvent obligées de signer des « contrats » avec
les propriétaires qui voulaient reproduire les conditions
d'avant la guerre. La date d'expiration du contrat n'était
souvent qu'une formalité ; les patrons pouvaient prétendre
que les ouvrières leur devaient du travail au-delà du terme

110
FEMMES, RACE ET CLASSE

échu. Dans les années qui suivirent la fin de l'esclavage,


hommes et femmes de couleur se retrouvèrent dans la
position incertaine de journaliers. Les métayers qui
jouissaient bien évidemment du fruit de leur travail n'étaient
pas dans une meilleure position. Ceux qui « louaient » les
terres pendant cette période avaient rarement assez d'argent
pour payer leur loyer et pour faire les achats nécessaires
avant la première récolte. En exigeant jusqu'à 3 0 %
d'intérêts, les propriétaires terriens et les marchands
hypothéquaient les récoltes à venir.

« Bien sur, les fermiers ne pouvaient payer de tels intérêts


et dès la fin de la première année, ils étaient endettés ; la
seconde année, ils essayaient à nouveau, mais ils avaient à
payer la dette ancienne à laquelle s'ajoutait le nouvel intérêt,
et, de cette manière, ils ne pouvaient échapper au système
d'hypothèques qui régnait de toute part... » ( 3 )

Le système de la peine de travail maintenait les Noirs


dans les rôles qui leur étaient dévolus du temps de
l'esclavage. Hommes et femmes étaient arrêtés et emprison-
nés sous le moindre prétexte ; les propriétaires d'esclaves
eux-mêmes, avaient mis des limites à leur cruauté dans
l'exploitation de leur « précieuse » marchandise humaine ;
mais les planteurs d'après guerre qui louaient les services des
forçats noirs pour des périodes relativement courtes ne
prenaient pas tant de précautions. « Bien souvent, on fait
travailler les forçats malades jusqu'à ce qu'ils meurent
d'épuisement dans les sillons. » (4)
Se servant de l'esclavage comme d'un modèle, le système

111
FEMMES, RACE ET CLASSE

de la peine de travail ne faisait aucune distinction entre les


sexes. Hommes et femmes étaient envoyés au même bagne
et attachés au même joug pendant la journée. Une résolution,
votée par la Convention des Noirs du Texas en 1 8 8 3 ,
« condamnait sévèrement les pratiques qui consistaient à
enchaîner ensemble hommes et femmes au même joug » ( 5 ) .
L'une des sept raisons qui motivèrent la création de la Ligue
afro-américaine en 1 8 9 0 était « la cruauté du système
pénitentiaire du Sud, les chaînes de forçats, la location des
services des bagnards, et le mélange des hommes et des
femmes » (6).
W . E . B . DuBois fait remarquer que le profit potentiel que
représentait le système de location de prisonniers incitait de
nombreux planteurs du Sud à n'employer que des forçats. Ils
possédaient parfois plusieurs centaines de prisonniers
noirs (7). Etats et employeurs avaient donc tout intérêt à
augmenter la population de prisonniers. «Depuis 1 8 7 6 ,
souligne DuBois, les Noirs sont arrêtés à la moindre
incartade et condamnés à de longues peines ou à des
amendes qu'ils payent par leur travail. » ( 8 )
Cette perversion du système pénal opprimait toute la
population des anciens esclaves. Mais c'étaient surtout les
femmes qui étaient victimes des brutalités du système
judiciaire. L'avènement de l'émancipation ne mit pas un
terme aux agressions sexuelles qu'elles subissaient pendant
l'esclavage. Dans les faits, « les femmes de couleur étaient
considérées comme les proies légitimes des Blancs. » ( 9 ) Si
elles opposaient quelque résistance, on les jetait généralement
en prison, où elles restaient les victimes d'un système qui
n'était qu'un « retour à une autre forme d'esclavage. » ( 1 0 )

112
FEMMES, RACE ET CLASSE

Pendant les années qui suivirent la fin de l'esclavage, la


plupart des femmes noires qui ne travaillaient pas dans les
champs furent contraintes au travail domestique leur
condition, comme celle de leurs soeurs des métairies ou des
bagnes, portait la marque familière de l'asservissement. En
fait, on avait appelé l'esclavage c< institution domestique »
par euphémisme, et les esclaves étaient désignés par le mot
bénin de « domestiques ». Pour les anciens propriétaires, le
« service domestique » n'était qu'un terme poli pour
caractériser une activité méprisable, à peine différente de
l'esclavage. Alors que les femmes noires étaient employées
comme cuisinières, bonnes d'enfants, femmes de chambre et
bonnes à tout faire, toutes les femmes blanches du Sud
refusaient systématiquement ce type de travail. Ailleurs, les
femmes blanches qui travaillaient comme domestiques
étaient généralement des immigrées européennes, qui,
comme les anciennes esclaves, étaient obligées d'accepter le
premier emploi venu.
Le travail domestique n'était pas un simple vestige de
l'esclavage appelé à disparaître au fil du temps. Pendant
presque un siècle, très peu de femmes noires purent y
échapper. L'histoire d'une domestique de Géorgie, racontée
par un journaliste new-yorkais en 1 9 1 2 ( 1 1 ) , apporte un
témoignage sur les difficultés économiques des femmes
noires, difficultés qui étaient aussi bien celles du passé que
celles qui continueraient dans l'avenir. Plus de deux tiers des
femmes noires de sa ville étaient obligées de se placer
comme cuisinières, femmes de chambre, blanchisseuses,
colporteuses ou concierges ; leurs conditions de vie étaient
aussi pénibles « voire pires, que pendant l'esclavage » ( 12).

3
FEMMES, RACE ET CLASSE

Pendant plus de trente ans, cette femme noire avait été


obligée de vivre dans toutes les maisons où on l'employait.
Travaillant quatorze heures par jour, elle avait droit à un
après-midi tous les quinze jours pour rendre visite à sa
famille. Elle appartenait, comme elle le disait elle-même,
« corps et âme » ( 1 3 ) à ses employeurs blancs. On l'appelait
toujours par son prénom — jamais madame — et souvent
ses patrons parlaient d'elle comme de leur « négresse », c'est-
à-dire comme de leur esclave (14).
Un des aspects les plus humiliants du service domestique
dans le Sud, et le plus révélateur de sa similitude avec
l'esclavage, était la suspension momentanée des lois Jim
C r o w lorsqu'une personne blanche était présente.

« J'ai pris le tramway ou le train avec les enfants blancs


et je pouvais m'asseoir où je voulais, devant ou derrière.
Quand un Blanc demandait à un autre "que fait cette
négresse ici ? " , on lui répondait "oh, c'est la bonne des
enfants là-bas" et les gens se taisaient immédiatement. Tout
allait bien tant que j'étais avec les Blancs dans le tramway,
ou dans la voiture des Blancs en tant que domestique, en
tant qu'esclave ; mais dès que je ne me présentais pas comme
servante, que les enfants blancs ne m'accompagnaient pas, on
me désignait immédiatement la place des "nègres" ou on
m'envoyait dans la "voiture des gens de couleur" » ( 1 5 )

Depuis la reconstruction, les employées noires considèrent


les agressions sexuelles du « Maître de maison » comme un
des risques majeurs de leur métier. Depuis toujours, elles
sont victimes d'exactions, obligées de choisir entre la

4
FEMMES, RACE ET CLASSE

soumission et la pauvreté absolue pour elles et leur famille.


Une femme de Géorgie explique comment elle a perdu son
emploi « J'ai refusé de laisser le mari de Madame
m'embrasser. » ( 1 6 )

« Peu après mon arrivée dans la maison comme cuisinière,


il s'est avancé vers moi, m'a prise dans ses bras et a essayé de
m'embrasser. Je lui ai demandé ce qu'il faisait et je l'ai
repoussé. J'étais jeune alors et je venais de me marier,
j'ignorais encore une situation qui, depuis, pèse sur mon
coeur et sur mon âme dans ce pays la vertu d'une femme de
couleur n'est aucunement protégée. » ( 1 7 )

Comme pendant l'esclavage, le Noir qui protestait


lorsqu'on infligeait ce genre de traitement à sa soeur, sa fille
ou sa femme, devait s'attendre à être châtié.

« Quand mon mari s'en est pris à l'homme qui m'avait


outragée, ce dernier l'a insulté, giflé et fait arrêter. L a police
a infligé à mon mari une amende de 25 dollars. » ( 1 8 )

Comme elle en témoignait sous serment au tribunal « le


vieux juge a levé les yeux et a dit : "Entre la parole d'un
nègre et celle d'un homme blanc, cette cour choisira toujours
la deuxième" ( 19).
' Lorsqu'en 1 9 1 9 l'Association Nationale des Femmes de
Couleur présenta ses doléances, la condition domestique
figurait en tête de liste. Elle protestait à juste titre contre ce
qu'elle appelait pudiquement « le fait d'être exposée aux

5
FEMMES, RACE ET CLASSE

tentations morales » (20). L'employée de Géorgie se serait


certainement associée à ces protestations quand elle déclara

« Je crois que tous les Blancs prennent, ou espèrent


prendre des libertés avec leurs domestiques de couleur ; pas
seulement les pères, mais aussi les fils. Les domestiques qui
se révoltent contre de telles familiarités doivent s'en aller ou
s'exposent à de terribles vexations si elles restent. » ( 2 1 )

Depuis l'esclavage, la position très vulnérable de la


domestique a contribué à perpétuer le vieux mythe de
« l'immoralité » des femmes noires. Dans cette situation
impossible, le travail domestique est considéré comme
dégradant, puisque ce sont des femmes noires qui
l'accomplissent ; elles sont elles-mêmes jugées comme des
« imbéciles » et des « immorales ». L'immoralité et la sottise
sont des mythes entretenus par le travail dégradant auquel
elles sont soumises. Comme le dit W . E. B. DuBois,
n'importe quel homme blanc « honnête » trancherait la gorge
de sa fille plutôt que de lui laisser accepter un emploi
domestique. ( 2 2 )
Quand les Noirs commencèrent à émigrer vers le Nord,
les hommes comme les femmes découvrirent que les
employeurs blancs des autres régions n'étaient pas
fondamentalement différents de leurs anciens maîtres. Ils
pensaient également, semble-t-il, que « les nègres sont des
serviteurs et les serviteurs des nègres » ( 2 3 ) . Le recensement
de 1 8 9 0 montre que l'Etat de Delaware était le seul en
dehors de ceux du Sud, où la majorité des Noirs n'étaient pas
employés de maison mais ouvriers agricoles et métayers (24),

116
FEMMES, RACE ET CLASSE

dans 3 2 Etats sur 4 8 , le service domestique était


l'occupation principale de la population de couleur. D'autre
part, dans 7 de ses Etats sur 10, il y avait plus d'employés
noirs que dans tous les autres métiers réunis. Le recensement
confirmait l'adage « les nègres sont des serviteurs et les
serviteurs des nègres » ( 2 5 ) .
The Philadelphia Negro, essai d'Isabel Eaton publié dans
l'étude de DuBois en 1 8 9 9 , révèle que 6 0 % des travailleurs
noirs de l ' E u t de Pennsylvanie étaient domestiques (26). La
situation des femmes était pire, car seulement 9 % d'entre
elles échappaient au service domestique elles étaient
1 4 2 9 7 sur 1 j 7 0 4 ( 2 7 ) . Après avoir émigré au Nord pour
tenter d'échapper au vieux système esclavagiste, elles
découvrirent qu'elles n'avaient aucune autre perspective. A u
cours de son enquête, Isabel Eaton interrogea d'anciennes
institutrices qu'on avait renvoyées par « préjugé racial » (28).
Chassées de leurs écoles, elles étaient obligées de travailler à
la buanderie ou à la cuisine.
Des 5 5 employeurs interrogés par Isabel Eaton, un seul
déclara préférer les domestiques blanches aux noires (29).
Voilà ce qu'en dit une femme :

« Je pense que les gens de couleur sont l'objet de


fréquentes calomnies en ce qui concerne l'honnêteté, la
propreté et la loyauté. J'ai pu constater qu'ils étaient
irréprochables dans tous les domaines, et parfaitement hon-
nêtes ; en réalité, je ne peux en dire que du bien. » ( 3 0 )

Le racisme emprunte des voies détournées. Les


employeurs qui croyaient faire une faveur aux Noirs en les

7
FEMMES, RACE ET CLASSE

préférant aux Blancs affirmaient en fait que le travail


domestique — ou plutôt l'esclavage — était un destin de
Noirs.
U n autre disait de sa cuisinière qu'elle était « soigneuse et
travailleuse bonne, fidèle et reconnaissante » ( 3 1 ) . Bien sûr,
la « bonne » servante est toujours fidèle, loyale et
reconnaissante. La littérature américaine et les média nous
abreuvent des stéréotypes de la servante noire fidèle et
patiente. Les Disley (à la Faulkner), les Bérénice (de Member
of tbe wedding) et les « tante Jemina » de la publicité sont
devenues des personnages familiers de la culture américaine.
Ainsi, la seule femme qui répondit qu'elle préférait des
domestiques blancs avoua qu'elle employait des Noirs...
« parce qu'ils ressemblent davantage à des serviteurs » ( 3 2 ) .
La définition tautologique des domestiques noirs est un des
piliers de l'idéologie raciste.
Racisme et sexisme sont liés ; les ouvrières blanches et les
femmes de couleur sont souvent dans la même situation
d'oppression. Les gages des domestiques blanches ont été
fixés en fonction des critères racistes qui ont servi à établir
les gages des domestiques noires. Les immigrantes
contraintes d'accepter des emplois de maison gagnaient à
peine plus que leurs homologues noires. Leurs salaires se
rapprochaient davantage de ceux des femmes noires que de
ceux des immigrants blancs (33).
Si les femmes blanches ne recouraient au travail
domestique que par nécessité, les femmes noires y furent
astreintes jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale.
Dans les années quarante, il existait encore des marchés dans
les rues de N e w York et d'autres grandes villes - versions

118
FEMMES, RACE ET CLASSE

modernes des ventes d'esclaves — où les femmes blanches


étaient invitées à choisir des domestiques parmi les femmes
noires qui cherchaient du travail.

« Tous les matins, par tous les temps, des groupes de


femmes portant des sacs de papier mâché ou des valises bon
marché attendent qu'on les embauche aux coins des rues du
Bronx et de Brooklyn. Une fois engagées par l'intermédiaire
de ce "marché aux esclaves", elles s'aperçoivent souvent
qu'après une journée de labeur éreintant, elles ont travaillé
plus que prévu et gagné moins. Elles ont dû accepter des
vêtements en guise de salaire ; on les a exploitées au-delà de
ce que peut supporter un être humain. Seul le besoin pressant
d'argent leur fait accepter jour après jour cet engre-
nage. » ( 3 4 )

N e w York avait environ 2 0 0 « marchés aux esclaves »,


situés pour la plupart dans le Bronx ; « presque tous les coins
de rues au-delà de la 1 6 7 e » étaient des points de
rassemblement pour les femmes noires en quête de
travail (3 5). U n article publié en 1 9 3 8 par le journal The
Nation, et intitulé « La condition moyenâgeuse de nos
ménagères », déclare que celles-ci travaillent environ
soixante-douze heures par semaine pour les salaires les plus
bas. ( 3 6 )
Le travail domestique, qui est le moins intéressant, a été le
plus difficile à organiser en syndicats. E n 1 8 8 1 , les
employées de maison rejoignirent les « Knights of Labor »
(Chevaliers du travail) lorsque ceux-ci levèrent l'interdiction
d'adhésion faite aux femmes (37). Beaucoup plus tard, les

119
FEMMES, RACE ET CLASSE

syndicalistes qui essayèrent d'organiser la profession se


heurtèrent aux mêmes obstacles que leurs prédécesseurs.
Dora Jones fonda le Syndicat des Employées de maison de
N e w York dans les années trente (38). En 1 9 3 9 , cinq ans
après la création du syndicat, 3 5 0 domestiques sur 1 0 0 000
s'y étaient inscrites. Si l'on considère les énormes difficultés
d'organisation, ceci n'était pas une mince réussite.
L'histoire témoigne du peu d'empressement des femmes
blanches, féministes comprises, à reconnaître les luttes des
employées de maison. L'entreprise de titan que représentait
l'amélioration de leurs conditions de travail les a souvent
rebutées. Cet oubli bien commode dans le programme passé
et présent des féministes de la classe moyenne est souvent
une manière déguisée, au moins pour les plus riches, de
justifier l'exploitation de leurs propres employées. E n 1 9 0 2 ,
l'auteur d'un article intitulé « La journée de neuf heures pour
les domestiques » rapporte une conversation avec une de ses
amies féministes en quête de signatures pour une pétition
réclamant des chaises pour les employées

« Les jeunes femmes, dit-elle, sont debout dix heures par


jour et leur visage fatigué fait peine à voir.
— Madame Jones, répondis-je, combien d'heures par jour
votre bonne reste-t-elle debout ?
— Eh bien, je ne sais pas, dit-elle, surprise. Cinq ou six je
pense.
— A quelle heure se lève-t-elle ?
— Eh bien, à 6 heures.
— E t à quelle heure finit-elle le soir ?
— Oh, vers 8 heures en général.

120
FEMMES, RACE ET CLASSE

- Cela fait quatorze heures.


- ... Elle travaille souvent assise.
- Quand ? E n faisant la lessive ? le repassage ? le
ménage? les lits? la cuisine ? la vaisselle?... Peut-être
s'assoit-elle deux heures en préparant les légumes et en
prenant ses repas, et pendant son heure de loisir, quatre fois
par semaine. E n définitive, votre bonne est debout au moins
onze heures par jour, sans parler du fait qu'elle monte une
vingtaine de fois l'escalier. Il me semble que son cas est
encore pire que celui des vendeuses de magasin. »
M a visiteuse se leva, les joues rouges et les yeux brillants.
« M a bonne a son dimanche après-midi !
- Oui, mais la vendeuse a son dimanche entier. Je vous
en prie, ne partez pas avant que j'aie signé cette pétition. Je
serai ravie que les vendeuses puissent s'asseoir... » ( 3 9 )

Cette militante féministe reproduisait l'oppression qu'elle


condamnait. Ses contradictions et sa totale insensibilité ne
s'expliquent que par le fait que les domestiques sont
généralement considérés comme des êtres inférieurs. Le
philosophe Hegel a écrit que la volonté de nier la conscience
du domestique était inhérente à la dynamique du rapport
maître-esclave (ou maîtresse-servante). L'employée men-
tionnée dans la conversation était une ouvrière salariée, une
femme disposant d'un minimum d'indépendance par rapport
à son employeur et à son travail. La servante, par contre,
travaillait uniquement pour sa patronne. Considérant la
domestique comme un simple prolongement d'elle-même, la
féministe n'était pas consciente de son rôle d'oppresseur.
Angelina Grimke déclarait dans son Appel aux femmes

121
FEMMES, RACE ET CLASSE

chrétiennes du Sud que les femmes blanches qui ne


combattaient pas l'institution esclavagiste portait une lourde
responsabilité dans sa perpétuation inhumaine. De la même
façon, le Syndicat des Employés de maison révéla le rôle
joué par les maîtresses de maison bourgeoises dans
l'oppression de leurs employés noirs.

« La maîtresse de maison est considérée comme le pire des


patrons de ce pays. A u x Etats-Unis, les maîtresses de
maison emploient 1 , 5 million de personnes, soixante-douze
heures par semaine, et elles les paient... sur ce qu'il leur reste
lorsqu'elles ont payé le boucher, l'épicier, etc. » (40)

La situation économique désespérée des femmes noires,


qui faisaient le métier le plus ingrat et n'en tiraient aucun
avantage, ne montra aucun signe d'amélioration avant la
Seconde Guerre mondiale. A la veille de la guerre, selon le
recensement de 1 9 4 0 , 59,5 % des femmes noires étaient
domestiques, et 1 0 , 4 % exerçaient un autre emploi (41).
Environ 1 6 % travaillaient toujours dans les champs. Une
employée noire sur dix avait réellement commencé à sortir
des griffes de l'esclavage. Même celles qui avaient réussi à
entrer dans l'industrie en tiraient peu d'avantages, car elles
étaient généralement reléguées dans les emplois les plus mal
payés.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le travail


des femmes fit fonctionner l'économie américaine, plus de
4 0 0 0 0 0 femmes noires quittèrent leur emploi domestique.
A u plus fort de la guerre, leur nombre avait plus que doublé

122
FEMMES, RACE ET CLASSE

dans l'industrie. Malgré cela, en i 9 6 0 , un tiers d'entre elles


étaient encore domestiques (42).
Dans un essai critique très violent L'employé de maison,
W . E. B. DuBois affirmait que tant que le travail domes-
tique serait une règle pour les Noirs, la fin de l'esclavage ne
resterait qu'une abstraction vide de sens. Il insistait « Tant
que ceux qui portent la marque odieuse de l'esclavage et du
féodalisme seront plus de 1 0 % , la liberté sera interdite aux
Noirs. » ( 4 3 ) Les mutations survenues au cours de la Seconde
Guerre mondiale n'ont apporté qu'une ébauche de progrès.
Quatre-vingts longues années après « l'émancipation », la
liberté resuit un mirage si loinuin qu'il fallait écarquiller les
yeux pour le distinguer.

123
CHAPITRE 6
DU CÔTÉ DES FEMMES NOIRES
ÉDUCATION ET LIBÉRATION

Des milliers de Noirs, les femmes en particulier, étaient


convaincus que la lin de l'esclavage était « l'avènement du
Seigneur » (i).

« C'était l'accomplissement de la prophétie et de la


légende. C'était l'aube de l'Age d'Or, après mille ans de
chaînes. Tout était miraculeux, riche de promesses,
parfait » (2).

« La joie régnait dans le Sud. Elle s'élevait comme un


parfum, comme une prière. Les hommes tremblaient. Les
jeunes filles à la peau sombre et aux cheveux crépus, minces,

1 2
5
FEMMES, RACE ET CLASSE

passionnées, belles, pleuraient en silence ; les jeunes femmes


à la peau noire, basanée, blanche ou dorée levaient les bras
au ciel ; et les mères vieilles et brisées, aux cheveux noirs ou
gris, élevaient leur voix forte et invoquaient Dieu à travers
les champs, les rochers, les montagnes »(3).

« Un chant s'éleva, dans une splendeur inconnue de ce


côté des mers. C'était un chant nouveau... sa profonde et
plaintive beauté, son rythme et son charme sauvage
psalmodiaient, gémissaient, hurlaient au monde un message
rarement exprimé par l'homme. Il s'enflait et s'épanouissait
comme l'encens, s'inventait et surgissait d'un âge lointain,
unissait les anciennes et les nouvelles mélodies dans la trame
de ses mots et de ses pensées ». (4)

Lorsque les Noirs saluaient l'avènement de l'émancipa-


tion, ils ne célébraient pas vraiment la liberté dans son
principe abstrait. A u moment où le « grand sanglot humain
éclatait dans le vent et versait ses larmes dans la mer, au cri
de liberté, liberté, liberté » ( 5 ) , les Noirs ne s'abandonnaient
pas à la frénésie religieuse. Ils savaient exactement ce qu'ils
voulaient les femmes comme les hommes attendaient la
terre, le droit de vote et « ils brûlaient d'apprendre » (ô).
Comme le jeune esclave Frederick Douglass, les
quatre millions de personnes qui fêtaient l'émancipation
avaient presque tous compris depuis longtemps que « le
savoir ne convient pas à l'enfant destiné à l'esclavage » (7).
Et comme le maître de Douglass, les anciens propriétaires
d'esclaves en prirent conscience. « Si on donne au nègre un
pouce, il prendra une aune. Le meilleur nègre du monde est

126
FEMMES, RACE ET CLASSE

gâté par le savoir. » (8) Malgré l'interdiction de son « Maître


Hugh », Frederick Douglass continua d'apprendre en secret ;
rapidement, il sut écrire tous les mots de l'abécédaire Webster.
La nuit il s'exerçait à lire la Bible familiale et d'autres livres
dans la clandestinité de la nuit. F. Douglass était un être
exceptionnel, un penseur, un écrivain et un brillant orateur.
Mais son désir d'apprendre n'avait rien d'exceptionnel, les
Noirs avaient toujours été avides de connaissance. U n grand
nombre d'esclaves refusaient de « prendre le pli » de leur
lamentable existence. Interrogée dans les années trente,
Jenny Proctor, une ancienne esclave, se rappelait les séances
secrètes d'étude du Webster avec ses camarades.

« Personne n'avait le droit de regarder un livre ou


d'essayer d'apprendre. Ils disaient qu'on serait plus fort
qu'eux si on apprenait, alors on allait prendre le vieux
Webster à couverture bleue et on le cachait jusqu'à la nuit ;
on allumait une torche de sapin et on regardait le livre
d'orthographe. On l'étudiait aussi. Je sais lire un peu et aussi
écrire quelques mots. » (9)

Les Noirs apprirent que le cadeau des « quarante arpents


et de la mule » au moment de l'émancipation, n'était qu'une
rumeur malveillante. Il leur fallait se battre pour la terre ; il
leur fallait se battre pour le pouvoir politique. Après des
siècles d'ignorance forcée, ils avaient hâte d'affirmer leurs
droits et leur désir de savoir. Comme leurs sœurs et leurs
frères du Sud, les Noirs nouvellement émancipés de
Memphis se rassemblèrent et décidèrent que la priorité serait
accordée à l'éducation ; lors du premier anniversaire de

7
FEMMES, RACE ET CLASSE

l'émancipation, ils exhortèrent les instituteurs du Nord à se


hâter

« d'apporter leurs tentes, de les installer dans les


champs, au bord de la route ou dans le fort et de ne pas
attendre la construction de beaux bâtiments en cette période
de guerre. » ( 1 0 )

L e racisme trouve son pouvoir de mystification dans


l'irrationalisme et l'incohérence. L'idéologie dominante
prétend que l'homme noir est incapable de progrès
intellectuel, car il a toujours été du bétail, par nature
inférieur au Blanc, modèle de l'humanité. Pourtant, si cette
faiblesse biologique avait été réelle, il n'aurait manifesté
aucune prétention, aucune aptitude au savoir, si bien qu'il
n'y aurait eu aucune raison de le lui interdire. En réalité, le
peuple noir a toujours manifesté sa soif d'apprendre.
C e désir existe depuis toujours. Dès 1 7 8 7 , les noirs
envoyèrent à l'administration du Massachusetts une pétition
réclamant l'accès aux écoles libres de Boston ( 1 1 ) . A la suite
du rejet de cette pétition, Prince Hall, qui en était
l'instigateur, installa une école chez lui (12). C'est une
ancienne esclave, née en Afrique, qui personnifie sans doute
cette revendication à s'instruire de la manière la plus
étonnante en 1 7 7 3 , Lucy Terry Prince demanda une
audience à l'administration du nouveau collège Williams
dans le Vermont, qui n'était ouvert qu'aux garçons, et avait
refusé l'inscription de son fils. Malheureusement, les
préjugés raciaux étaient si puissants qu'en dépit de son
éloquence et de son intelligence, Lucy Prince ne put

128
FEMMES, RACE ET CLASSE

convaincre le directeur. Elle s'acharna cependant à défendre


le désir de son peuple et son droit à l'éducation. Deux ans
plus tard, Lucy T . Prince réussit à faire valoir ses droits sur
une terre devant la plus haute cour du pays. Les textes la
désignent comme la seule interlocutrice de la Cour suprême
aux Etats-Unis ( i 3).
E n 1 7 9 3 , après avoir racheté sa liberté, une autre femme
créa à N e w York une institution baptisée « Ecole des
Pauvres de Katy Ferguson ». Recrutés dans les hospices, ses
élèves étâient vingt-huit enfants noirs et deux enfants
blancs, probablement garçons et filles (14). Quarante ans
plus tard, une jeune institutrice blanche, Prudence Crandall,
lutta sans relâche pour permettre aux enfants noirs de
fréquenter son école de Canterbury, dans le Connecticut.
Elle continua ses cours jusqu'au jour où on la jeta en prison
pour avoir refusé de fermer l'école ( 1 5 ) . Une autre
institutrice blanche, Margaret Douglass, fut, elle aussi,
emprisonnée à Norfolk en Virginie pour avoir ouvert une
école aux enfants noirs ( 16).
Ces remarquables exemples de solidarité entre les femmes
blanches et noires sont liés à la lutte historique du peuple
noir pour l'éducation. Comme Prudence Crandall et
Margaret Douglass, Myrtilla Miner risqua littéralement sa
vie en cherchant à former des jeunes femmes noires ( 17). E n
1 8 5 1 , lorsqu'elle décida de créer un collège d'institutrices
noires à Washington D . C . , elle avait déjà enseigné à des
enfants noirs du Mississipi, Etat qiy interdisait leur
éducation. Après la mort de Myrtilla Miner, Frederick
Douglass raconta combien il avait été sceptique lorsqu'elle
lui avait annoncé ses projets. Lors de leur première

129
FEMMES, RACE ET CLASSE

rencontre, il avait commencé par se demander si elle parlait


sérieusement, puis s'était rendu compte

« que ses yeux brillaient d'enthousiasme et qu'il y avait


dans son coeur la flamme du martyre. Je ressentis à la fois
une impression de joie et de tristesse. Voici, pensais-je, une
nouvelle entreprise folle, dangereuse, désespérée, impossible,
qui se soldera par l'échec et la souffrance. Pourtant je fus
rempli d'admiration pour le projet héroïque de ma délicate et
fragile interlocutrice, qui ne cessait de faire les cent pas
devant moi. » ( 1 8 )

Très vite Douglass comprit qu'aucun avertissement, ni


même le récit des attaques dont Prudence Crandall et
Margaret Douglass avaient été victimes, ne pourraient
ébranler sa volonté de fonder un collège pour institutrices
noires.

« Pour moi la témérité de son projet tenait de la folie.


J'imaginais cette petite femme frêle pourchassée par les
autorités, insultée dans la nie, victime de la malveillance
raciste et peut-être même frappée par des émeutiers. » ( 1 9 )

a Selon Frederick Douglass, il y aurait peu de Blancs, en


dehors des militants de la lutte contre l'esclavage, qui
sympathiseraient avec Myrtilla Miner et la soutiendraient
contre la foule. A cette époque, ajoute-t-il, la solidarité avec
le peuple noir se relâchait ; de plus,

« le district de Columbia était la citadelle de


l'esclavage, l'endroit le mieux garde par le pouvoir

130
FEMMES, RACE ET CLASSE

esclavagiste ; les prises de positions humanitaires y étaient


rapidement décelées et sévèrement contrecarrées. » ( 2 0 )

Rétrospectivement, Douglass avoua certes qu'il n'avait pas


réellement compris le courage de cette femme blanche.
Malgré l'ampleur des risques encourus, Myrtilla Miner
ouvrit son école à l'automne 1 8 5 1 et en quelques mois, le
nombre de ses étudiants passa de six à quarante. Pendant
huit ans, elle consacra toute sa passion à l'enseignement de
ses élèves noirs, tout en collectant des fonds et en
demandant aux députés de soutenir ses efforts. Elle servit
même de mère à des orphelins qu'elle prit chez elle et qui
purent ainsi fréquenter l'école ( 2 1 ) .
Myrtilla Miner luttait pour enseigner et ses élèves
luttaient pour apprendre ; elles se battaient ensemble contre
les expulsions, les incendies criminels et autres méfaits
accomplis par une foule raciste. Elles avaient le soutien des
familles des élèves et des abolitionnistes comme Harriet
Beecher Stowe. Cette dernière fit don d'une partie de ses
bénéfices sur la vente de La Case de l'oncle Tom (2
être fragile, comme Frederick Douglass l'avait remarqué,
Myrtilla Miner n'en était pas moins brillante et elle savait
toujours démonter les rouages du racisme en temps utile.
Pourtant, elle fut réveillée un matin par une odeur de
fumée ; de grandes flammes dévorèrent rapidement le
bâtiment. Son école fut détruite, mais son espoir resta intact.
Finalement, le collège d'institutrices de Myrtilla Miner fut
rattaché à l'enseignement public du district de Colum-
b i a ( 2 3). Frederick Douglass avoue en 1 8 8 3

131
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Je ne passe jamais devant l'Ecole Normale fondée par


Myrtilla Miner pour les Jeunes Filles de couleur sans me
reprocher d'avoir risqué d'ébranler par mes paroles, la foi et
le courage de la noble femme qui lui avait donné son
nom. » (24)

La solidarité entre femmes noires et femmes blanches était


vraiment possible et l'exemple de cette femme remarquable,
de ses amies et de ses étudiantes lui donnait des bases assez
solides pour ébranler le monde. Myrtilla Miner entretenait
la flamme que lui avait léguée les soeurs Grimke, Prudence
Crandall et bien d'autres. En prenant de tels risques pour
défendre leurs soeurs noires, toutes ces femmes blanches ne
s'étaient pas fortuitement engagées dans la lutte pour
l'éducation. Elles comprenaient qu'il était urgent et
nécessaire pour les femmes noires d'acquérir le savoir, la
lampe qui guiderait leur peuple sur la voie de la liberté.
Tous les Noirs qui reçurent une instruction intégrèrent
leur savoir a la lutte de libération de leur peuple. A la fin de
la première année d'enseignement à Cincinnati, on demanda
aux élèves noirs quelle était leur préoccupation principale ; ils
répondirent :

Premier élève (7 ans) « Nous allons être sages et quand je


serai grand, les pauvres esclaves seront délivrés. Et je suis
triste d'apprendre que le bateau de Tiskilwa a coulé avec
deux cents pauvres esclaves... M o n coeur est si lourd que je
vais m'évanouir »

Deuxième élève ( 1 2 ans) : « Nous étudions pour briser le

132
FEMMES, RACE ET CLASSE

joug de l'esclavage, rompre les chaînes et détruire pour


toujours le système esclavagiste. »

Troisième élève ( 1 1 ans) « Bénie soit la cause pour


l'abolition !... M a mère, mon beau-père, ma sœur et moi,
nous sommes tous nés esclaves. Le Seigneur a libéré les
opprimés. J'attends l'heureux jour où toutes les nations
connaîtront le Seigneur. Nous lui rendons grâce de ses
bienfaits. »

Quatrième élève ( i o ans) : « Je tiens à dire que mes deux


cousins esclaves ont droit à la liberté. Ils ont fait tout ce qu'il
fallait. Maintenant on refuse de les laisser partir. Les maîtres
disent qu'ils vont les vendre près de la rivière. Que feriez-
vous à la place de mes cousins ?... » ( 2 5 )

La dernière réponse est celle d'un élève de seize ans inscrit


à la nouvelle école de Cincinnati. Voici un exemple
extraordinaire de l'enseignement que les élèves pouvaient
tirer d'événements de l'histoire mondiale, qui leur
semblaient aussi proches que leur désir de liberté.

Cinquième élève : « Regardons le passé et voyons


comment vivaient les Bretons, les Saxons, les Allemands. Ils
n'avaient aucune instruction et ne savaient même pas lire,
mais certains d'entre eux doivent être nos modèles. Regardez
le roi Alfred. Quel grand homme ! Il ne connaissait pas
l'alphabet, mais avant sa mort, il commandait des armées et
des nations. Il ne perdait jamais courage, fixait ses buts et
étudiait les sujets les plus difficiles. Je pense que si les gens

133
FEMMES, RACE ET CLASSE

de couleur s'instruisaient comme lui, ils auraient vite fait de


se débarrasser de ce terrible esclavage. Je ne comprends pas
comment les Américains peuvent appeler "terre de la
liberté", un pays rongé par ce mal. » ( 2 6 )

Cet enfant de seize ans avait résumé toute la foi du peuple


noir dans les bienfaits de l'éducation.
Cette soif d'apprendre était aussi vive chez les esclaves du
Sud que chez leurs soeurs et leurs frères « libres » du Nord.
Inutile de dire que les interdits étaient bien plus sévères dans
les états du Sud. Après la révolte de Nat Turner en 1 8 3 1 , la
législation qui interdisait l'éducation des esclaves se renforça
partout dans le Sud. A u x termes du code de l'esclavage
américain « l'alphabétisation éveille chez les esclaves une
tendance à l'insatisfaction, elle les incite à l'insurrection et à
la rébellion » ( 2 7 ) . A l'exception du Maryland et du
Kentucky, tous les états du Sud proscrivaient formellement
l'instruction des esclaves (28). Partout, les maîtres utilisaient
le fouet et le poteau pour décourager leur irrépressible
volonté d'apprendre. L e peuple noir attendait l'instruction.

« Sa lutte pathétique pour le savoir se manifestait en


toutes circonstances. Frederika Bremer rencontra une jeune
femme qui essayait désespérement de lire la Bible. " C e
livre ! s'écria-t-elle, j'en feuillette sans cesse les pages et je
voudrais comprendre son contenu. J'essaie constamment. Je
serais si heureuse de lire, mais je ne peux pas" » ( 2 9 )

Susie King Taylor était infirmière et institutrice dans le


premier régiment noir qui ait participé à la Guerre de

134
FEMMES, RACE ET CLASSE

Sécession. Elle décrit sa soif d'instruction permanente dans


son autobiographie. Des enfants blancs, des adultes
sympathisants et sa grand-mère l'aidaient dans son
apprentissage de la lecture et de l'écriture (30). Comme la
grand-mère de Susie King, de nombreuses esclaves
encouraient de grands risques en transmettant les connais-
sances acquises en secret à leurs sœurs et à leurs filles. Même
si elles devaient réunir leurs élèves la nuit, les femmes un
peu instruites essayaient d'éduquer leur peuple ( 3 1 ) .
C'étaient là les prémices, au Nord comme au Sud, de ce
phénomène engendré par l'émancipation. DuBois le qualifia
de « frénésie d'éducation » ( 3 2 ) . U n autre historien le décrit
en ces termes

« A v e c une passion nourrie par des siècles d'interdits, les


anciens esclaves vénéraient le mot écrit. On voyait, la nuit,
des hommes et des femmes au seuil de la mort qui se
penchaient sur les écritures en s'éclairant d'une torche et
déchiffraient péniblement les paroles sacrées. » ( 3 3 )

U n autre encore signale :

« Pendant la période de la reconstruction, beaucoup


d'enseignants rencontraient chez les enfants noirs du Sud un
désir d'apprendre plus vif que celui des enfants blancs du
Nord. » ( 3 4 )

Environ 50 % des enseignants qui s'engagèrent volontai-


rement dans la campagne d'éducation lancée par le Bureau
des Affranchis étaient des femmes. Des femmes blanches du

1
3 5
FEMMES, RACE ET CLASSE

Nord partirent pour le Sud pendant la période de


reconstruction pour seconder leurs collègues noires et
combattre l'analphabétisme. Chez les anciens esclaves la
tâche était gigantesque, car son taux s'élevait à 9 5 % d'après
DuBois (35). Les chroniques de l'époque de la reconstruction
et les comptes rendus historiques sur le Mouvement pour les
Droits des Femmes ont accordé peu d'intérêt aux expériences
des femmes noires et blanches qui ont lutté pour l'éducation.
Si l'on en croit les articles parus dans le Freedman 's Record il
ne fait aucun doute que ces enseignants s'influençaient
mutuellement et tenaient compte de l'avis de leurs élèves.
Les instituteurs blancs mentionnent constamment, chez les
anciens esclaves, une inébranlable volonté d'apprendre. U n
enseignant qui travaillait à Raleigh en Caroline du Nord
déclare « Je suis toujours surpris de voir que beaucoup de
gens consentent d'énormes souffrances pour envoyer leurs
enfants à l'école. » ( 3 6 ) On n'hésitait pas à sacrifier le
confort matériel pour accéder à l'instruction.

« Dans presque toutes les cases, on trouve une pile de


livres, qui contraste avec la pauvreté du mobilier un lit, une
table et deux ou trois chaises branlantes. » ( 3 7 )

Les institutrices noires et blanches semblent avoir


développé un grand respect mutuel. Une femme blanche qui
travaillait en Virginie fut très impressionnée par le travail
d'une institutrice noire affranchie depuis peu. « Qu'une
femme de couleur, esclave jusqu'à la fin de la guerre,
réussisse dans un domaine si nouveau pour elle, semble tenir
du miracle. » ( 3 8 ) Dans ses comptes rendus, cette femme

136
FEMMES, RACE ET CLASSE

noire exprimait sans servilité sa sincère gratitude pour le


travail de ses « amies du Nord » ( 3 9 ) .
A l'époque de la trahison de Hayes et de la reconstruction
progressiste, les réalisations dans le domaine de l'éducation
témoignaient du progrès accompli pendant cette période
potentiellement révolutionnaire. L'Université de Fisk,
l'Institut Hampton et plusieurs autres collèges et universités
noirs furent créés dans le Sud de l'après-guerre (40).
2
4 7 3 3 3 élèves fréquentaient 4 3 2 9 écoles où fut instauré le
premier système d'enseignement public pour les enfants
blancs et les enfants noirs. Après la reconstruction, les lois
Jim C r o w sur l'éducation réduisirent considérablement les
chances des noirs ; cependant, l'impact de cette expérience
ne put être entièrement effacé. L'espoir d'acquérir une terre
s'était momentanément effondré et l'espoir d'une égalité
politique s'évanouissait. Mais on ne pouvait aussi facilement
étouffer la soif d'instruction désormais, le combat pour la
terre et pour le pouvoir politique se poursuivrait
inexorablement.

« Sans les écoles et les collèges, les Noirs auraient été à


nouveau réduits en esclavage... La reconstruction avait été
organisée par les Noirs cultivés du Nord, les hommes
politiques blancs, les capitalistes et les instituteurs
philanthropes. La contre-révolution de 1 8 7 6 les chassa
presque tous, à l'exception des instituteurs. Mais déjà, grâce
à la création d'écoles publiques, de collèges privés et à la
mise en place de l'Eglise noire, les Noirs avaient acquis des
connaissances et une habileté sufisantes pour déjouer les
desseins des nouveaux maîtres d'esclaves. » ( 4 1 )

37
FEMMES, RACE ET CLASSE

Aidées de leurs sœurs blanches, les femmes noires


jouèrent un rôle essentiel dans l'édification de ce nouveau
bastion. A u x Etats-Unis, l'histoire de leur lutte commune
pour le droit à l'éducation atteignit son apogée lorsque les
femmes blanches et les femmes noires menèrent la bataille
pour l'alphabétisation dans le Sud de l'après-guerre. Leur
unité et leur solidarité ont porté l'une des plus belles
promesses de notre histoire.

138
CHAPITRE 7

LE VOTE DES FEMMES AU DÉBUT DU SIÈCLE :


LA MONTÉE DU RACISME

« Un matin, Susan Anthony avait des rendez-vous


en ville et ne pouvait donc utiliser les services de la
sténodactylo qu'elle avait engagée. Elle me fit remarquer au
petit déjeuner que je pouvais lui dicter ma correspondance,
puisqu'elle-même serait absente toute la matinée.
« Une fois, dans ma chambre, je l'attendis ; ne la
voyant pas arriver, j'en conclus qu'elle n'avait pas eu le
temps de venir, et je continuai mon courrier. Quand
Susan Anthony rentra, elle vint dans ma chambre et me
trouva occupée. "Vous n'avez pas voulu faire travailler ma
secrétaire, je suppose. Je lui avais dit de monter chez vous.
Elle ne l'a pas fait ? " Je répondis que non. Elle se tut, et alla

139
FEMMES, RACE ET CLASSE

dans son bureau. A u bout de dix minutes, elle revint dans


ma chambre. Trouvant la porte ouverte, elle entra et me dit :
- Voilà, elle est partie ! - Qui ? lui demandai-je. — La
sténodactylo ! - Partie ? - Eh bien, répondit-elle, je suis
entrée dans son bureau et lui ai dit « Vous n'avez pas dit à
Mlle Wells que je vous avais envoyée l'aider à son
courrier ? » Elle a dit : « — Non ! - Mais pourquoi ? »
ai-je repris. Elle m'a répondu « - Mlle Anthony, vous
pouvez traiter les Noires en égales, mais moi je refuse qu'une
femme de couleur me dicte une lettre. - Vraiment ! » fit
Mlle Anthony. « Alors je ne vous en dicterai pas non plus.
Mlle Wells est mon invitée, et l'insulter c'est m'insulter. Si
c'est là votre pensée, il est inutile de rester plus
longtemps, » ( i )

Ces paroles furent échangées entre Susan Anthony et Ida


B. Wells, fondatrice du premier club pour le vote des
femmes noires, à l'époque « merveilleuse où cette dernière
était fascinée par la pionnière de la lutte pour le vote des
femmes » ( 2 ) . Ida Wells admirait beaucoup la position
antiraciste de Susan Anthony et respectait profondément son
activité dans la campagne pour les droits des femmes. Mais
elle savait se montrer critique lorsque son amie blanche ne
parvenait pas à inscrire son combat personnel contre le
racisme dans un débat public au sein du mouvement.
Susan Anthony ne manquait jamais de faire l'éloge de
Frederick Douglass, en rappelarft qu'il avait été le premier
homme à défendre publiquement le vote des femmes. Elle le
nomma membre honoraire à vie de son organisation.
Cependant, comme Susan Anthony l'expliqua à Ida Wells,

140
FEMMES, RACE ET CLASSE

elle chercha à l'écarter pour recruter les Blanches du Sud


dans le mouvement pour le vote des femmes.

« D'après nos conventions... Il était membre


honoraire, il siégeait à la tribune et parlait dans nos réunions.
Mais quand l'Association pour le Droit de Vote se réunit à
Atlanta en Géorgie, connaissant les positions sudistes sur la
participation des Noirs, j'ai moi-même demandé à
M r Douglass de ne pas venir. Je ne voulais ni l'exposer aux
humiliations ni mettre d'obstacle à l'entrée des femmes blanches
du Sud dans notre Association * » ( 3 )

Susan Anthony précisait plus loin qu'elle avait également


refusé de soutenir le projet de plusieurs femmes noires qui
voulaient créer une nouvelle branche de l'Association. Elle
ne voulait pas réveiller l'hostilité anti-Noirs des Blanches du
Sud de l'organisation, car elles menaçaient de se retirer si on
admettait des femmes noires.

« Pensez-vous que j'aie eu tort ? » demanda-t-elle.


M o n oui fut catégorique, car j'avais le sentiment qu'elle avait
conforté les femmes blanches dans leur attitude ségrégation-
niste tout en favorisant l'inscription de nouvelles adhéren-
tes. » ( 4 )

Cette conversation se tenait en 1 8 9 4 . La capitulation de


Susan B. Anthony devant le racisme « au nom de la
nécessité » ( 5 ) caractérisa sa position publique jusqu'à sa

* Souligné par l'auteur.

141
FEMMES, RACE ET CLASSE

démission de la présidence de l'Association Nationale


Américaine pour le Vote des Femmes en 1 9 0 0 . Quand
Ida Wells reprochait à Susan Anthony sa complaisance vis-
à-vis du ségrégationisme des femmes blanches du Sud, elle
soulevait une question beaucoup plus grave. Le racisme se
développait et mettait en danger les droits et la vie des Noirs
du Sud. Dès 1 8 9 4 , l'interdiction de vote, le système légalisé
de ségrégation et la loi du lynchage étaient mis en place.
L'urgence des mesures anti-racistes ne s'était jamais fait
ressentir avec plus d'acuité depuis la Guerre de Sécession.
L'argument « de la nécessité » avancé par Susan Anthony et
ses alliés n'était qu'une mince justification de leur
indifférence aux dangers de l'époque.
E n 1 8 6 8 , l'Etat du Mississipi publia une série de décrets
légalisant la ségrégation raciale et, en 1 8 9 0 , il ratifia une
nouvelle constitution qui privait les Noirs du droit de
vote (6). Suivant l'exemple du Mississipi, d'autres Etats du
Sud votèrent une nouvelle constitution pour l'interdire
également. La Caroline du Sud adopta un nouveau texte en
1 8 9 8 , et son exemple fut suivi par la Caroline du Nord et
l'Alabama en 1 9 0 1 , puis par la Virginie, la Géorgie et
l'Oklahoma en 1 9 0 2 , 1 9 0 8 et 1 9 1 8 ( 7 ) .
L'attitude intransigeante d'Ida Wells devant l'indifférence
de Susan Anthony se justifiait probablement par la situation
sociale, mais elle avait également des causes plus profondes.
Deux ans avant la discussion des deux femmes sur le vote et
le racisme, Ida Wells avait subi un traumatisme lié au
racisme. Après les émeutes de 1 8 6 6 , les trois victimes du
premier lynchage de Memphis faisaient partie de ses amis.
Cet horrible incident la poussa à mener sa propre enquête et

142
FEMMES, RACE ET CLASSE

à dénoncer la recrudescence des émeutes terroristes dans tout


le Sud. Elle parcourut l'Angleterre en 1 8 9 3 pour chercher
des appuis dans sa campagne contre le lynchage, dénonçant
violemment le silence qui entourait ces milliers de meurtres.

« A u cours de ces dix dernières années, plus d'un


millier d'hommes, de femmes et d'enfants ont péri de mort
violente dans des émeutes racistes. Et toute l'Amérique s'est
tue... L'Eglise et la presse de notre pays n'ont jamais parlé de
ces agressions répétées. On étouffe la voix de ma race
torturée et agressée ; l'Amérique refuse de l'entendre quand
elle demande justice. » (8)

Les crimes contre les Noirs étaient commis au grand jour


dans les années 1 8 9 0 ; comment les suffragettes blanches
pouvaient-elles alors affirmer en toute bonne foi qu'il fallait
« s'abaisser pour conquérir, sur la question noire, au nom de
la nécessité » (9) ? La position ostensiblement « neutre » des
leaders de l'Association pour le Vote des Femmes sur cette
question encourageait en réalité le racisme dans les rangs des
suffragettes. La Convention de 1 8 9 5 de l'Association se tint
justement à Atlanta en Géorgie et un des leaders de la
campagne exhorta le Sud à considérer le vote des
femmes comme une solution au problème noir » ( 1 o). C e
« problème noir » pouvait se résoudre simplement, procla-
mait Henry Blackwell, si l'on accordait le droit de vote à
ceux qui savaient lire et écrire.

« Dans notre société complexe nous avons au-


jourd'hui deux grandes catégories de citoyens illettrés. A u

43
FEMMES, RACE ET CLASSE

Nord, les gens nés à l'étranger ; au Sud, les sujets de race


africaine et un grand pourcentage de Blancs. Nous
n'entendons pas faire de discrimination contre les étrangers
et les Noirs. Mais, dans tous les Etats sauf un, il y a plus de
femmes blanches et instruites que de votants illettrés, blancs
et noirs, d'origine américaine ou étrangère, » ( n )

Ironiquement, cette thèse destinée à persuader les Blancs


du Sud que le vote des femmes avantageait leur race, était
défendue par Henri Blackwell dans son discours de soutien
aux quatorzième et quinzième amendements. En 1 8 6 7 , il
avait fait observer aux « législatures des Etats du Sud » que
le vote des femmes pouvait empêcher le peuple noir
d'accéder au pouvoir politique.

« Considérez le résultat du point de vue du Sud ; vos


quatre millions de votes de femmes blanches y contrebalan-
ceront les quatre millions de votes noirs et ainsi, la race
blanche gardera le pouvoir politique. » ( 1 2 )

L e célèbre abolitionniste assurait les hommes politiques de


cette région que le vote des femmes pouvait réconcilier le
Nord et le Sud « les capitaux et la population
descendraient, comme le Mississipi, jusqu'au Golfe » ; quant
aux Noirs, « la loi de la gravitation les attireraient vers les
tropiques » ( 1 3 ) .

« Ceux-là même qui ont aboli l'esclavage prendraient le


parti du Sud victorieux et, "au milieu du danger, vous
cueilleriez la fleur du salut" » ( 1 4 )

144
FEMMES, RACE ET CLASSE

Blackwell et Lucy Stone, sa femme, secondèrent Elizabeth


Cady Stanton et Susan B. Anthony dans la campagne du
Kansas en 1867. A l'époque, Elizabeth Stanton et
Susan Anthony avaient accepté le soutien du célèbre
démocrate dont le programme était « la femme en premier,
et le nègre en dernier » : ce qui montrait qu'elles adhéraient
implicitement à la thèse raciste de Blackwell. Par ailleurs,
dans son livre Histoty of Woman Suffrage, elles évoquaient
tout crûment la peur qu'inspirait le vote noir aux politiciens
du Kansas.

« Les hommes du Kansas affirmaient dans leur discours...


"Si le suffrage noir est adopté, nous serons envahis de Noirs
pauvres et illettrés, venus de tous les Etats de l'Union. Si le
vote des femmes est adopté, nous inviterons des personnes
de qualité, riches et cultivées... Qui hésiterait entre des
femmes cultivées et des noirs illettrés ? " » ( 1 5 )

Malgré le racisme de ces premières prises de position, la


campagne des suffragettes ne commença à prôner la
supériorité de la race blanche qu'à la fin du XIX e siècle. Les
deux équipes, Stanton-Anthony et Blackwell-Stone, qui
s'étaient affrontées sur la question des quatorzième et
quinzième amendements se réconcilièrent en 1890. En
1 8 9 2 , Elizabeth Stanton ne se faisait plus d'illusion sur les
atouts libérateurs du vote des femmes et céda la présidence
de l'Association à sa collègue Susan Anthony. Pendant la
seconde année de la présidence de cette dernière,
l'Association adopta une résolution qui reprenait la thèse

45
FEMMES, RACE ET CLASSE

raciste et basée sur un esprit de classe que Blackwell avait


développée plus d'un siècle auparavant.

« Résolution Sans prendre position sur les conditions


nécessaires au droit de vote, nous attirons votre attention sur
plusieurs faits significatifs dans chaque Etat, il y a plus de
femmes alphabétisées que d'électeurs illettrés ; plus de
femmes blanches et alphabétisées que d'électeurs noirs, plus
de femmes américaines et alphabétisées que d'électeurs
étrangers. Par conséquent, il suffirait d'accorder le droit de
vote à ces femmes pour lever le fameux problème des
électeurs analphabètes, américains ou immigrés. » ( 1 6 )

Cette résolution rejetait avec autant de désinvolture les


droits des femmes noires et immigrées que ceux de leurs
compagnons. Par ailleurs, elle trahissait les principes
fondamentaux de la démocratie et ne pouvait plus justifier le
vieil argument de la nécessité par ce fait. Cette logique
attaquait la classe ouvrière dans son ensemble et révélait un
désir conscient ou inconscient de s'allier aux nouveaux
capitalistes monopolistes, dont le seul but était la recherche
du profit à tout prix.
En adoptant la résolution de 1 8 9 3 , les suffragettes
auraient aussi bien pu annoncer qu'en accordant le droit de
vote aux Blanches de la classe moyenne et de la bourgeoisie,
on leur permettait d'assujettir rapidement les trois grandes
catégories composant la classe ouvrière américaine les
Noirs, les immigrants et les Blancs incultes. L e travail et la
vie de ces trois groupes étaient exploités et sacrifiés par les
Morgan, les Rockfeller, les Mellon, les Vanderbilt, tous les

146
FEMMES, RACE ET CLASSE

nouveaux capitalistes monopolistes qui bâtissaient sans


relâche pour leur empire industriel. Ils contrôlaient les
travailleurs immigrés du Nord, ainsi que les anciens esclaves
et les Blancs pauvres qui travaillaient à la construction des
nouveaux chemins de fer, dans les mines et les aciéries du
Sud.
La terreur et la violence contraignaient les travailleurs
noirs du Sud à accepter des salaires d'esclaves et des
conditions de travail déplorables. C'est ce qui expliquait les
vagues de lynchages et la légalisation de l'interdiction de
vote dans le Sud. E n 1 8 9 3 , année de la funeste résolution
publiée par l'Association Nationale Américaine pour le Vote
des Femmes, la Cour Suprême annula l'Acte pour les Droits
Civiques de 1 8 7 5 . Cette décision ratifiait la loi Jim C r o w et
la loi sur le lynchage, qui instauraient de nouvelles formes
d'esclavage raciste. En effet, trois ans plus tard, l'affaire
« Plessy contre Ferguson » annonçait la doctrine de
« séparation dans l'égalité » qui renforçait le nouveau
système de ségrégation raciale dans le Sud.
A u cours des dix dernières années du XIX e siècle, le
racisme se propagea dangereusement et bénéficia du soutien
des institutions et de l'idéologie. C e fut aussi l'époque de
l'expansion impérialiste aux Philippines, à Hawaï, Cuba et
Porto Rico. Cette volonté d'asservissement était aussi
responsable de la misère des Noirs et de toute la classe
ouvrière américaine. Le racisme nourrissait l'impérialisme et
il était conditionné par la stratégie et les nécessités de
l'impérialisme.
Le 1 2 novembre 1 8 9 8 , le New York. Herald révéla les
scandales de la présence américaine à Cuba et mentionna les

7
FEMMES, RACE ET CLASSE

« émeutes raciales » de Phœnix en Caroline du Sud, et le


massacre des Noirs à Wilmington en Caroline du Nord. De
toutes les émeutes dirigées contre les Noirs à cette époque,
celle de Wilmington fut la plus meurtrière. U n pasteur noir
déclara que Wilmington était « le berceau de la morale et de
la bonne gestion pour l'île de Cuba » ( 17). Il révélait aussi
l'hypocrisie de la politique étrangère des Américains aux
Philippines.
E n 1 8 9 9 , les suffragettes dévoilèrent leur collusion avec le
capitalisme monopoliste. La politique de l'Association à
l'égard de la classe ouvrière américaine était fondée sur des
principes racistes et chauvinistes ; elle acceptait sans réserve
les nouvelles menées de l'impérialisme américain. Cette
année-là, Anna Garlin Spencer adressa un discours à la
Convention intitulé « Les devoirs des femmes de nos
nouveaux territoires » (18). Nos nouveaux territoires. A u cours
du débat, Susan Anthony ne cacha pas son mécontente-
ment ; mais il apparut que sa colère ne visait pas la mainmise
sur ces terres. Elle était

... « courroucée depuis qu'on avait proposé de greffer ce


système de gouvernement à demi barbare sur Hawaï et sur
nos nouveaux territoires. » ( 1 9 )

Elle proposa donc, avec une force nourrie par


l'exaspération... «d'accorder le même droit de vote aux
femmes et aux hommes des nouveaux territoires ». Comme
si les femmes d'Hawaï et de Porto Rico réclamaient à
l'impérialisme américain le droit de subir la même répression
que les hommes (20).

148
FEMMES, RACE ET CLASSE

La Convention de 1 8 9 9 de l'Association Nationale


Américaine pour le Vote des Femmes révéla ses propres
contradictions. Les suffragettes invoquaient leurs « devoirs à
l'égard des femmes des nouveaux territoires », mais
négligeaient le recours d'une suffragette noire qui demandait
le vote d'une résolution contre la loi Jim C r o w . Lottie
Wilson Jackson avait été admise à participer à la
Convention, parce que celle-ci était organisée dans l ' E u t du
Michigan. C e fut l'une des rares assemblées qui accueillit
tant des femmes noires. Pendant son voyage en train, Lottie
W . Jackson s'éuit indignée de la politique ségrégationniste
de la Compagnie des Chemins de Fer. Elle proposa donc
une résolution très simple : « Les femmes de couleur ne
doivent pas être contraintes de voyager dans les wagons
fumeurs ; on devait leur permettre de voyager convenable-
ment . » ( 2 1 )
Son sutut de présidente permit à Susan Anthony de clore
le débat sur cette résolution en la repoussant définitivement

« Nous, femmes, constituons une classe sans droit


électoral. Nous avons les mains liées. Tant que nous le
resterons, il ne nous appartiendra pas de voter des
résolutions contre les Compagnies de Chemins de Fer ou
contre qui que ce soit. » ( 2 2 )

L'enjeu de cet incident dépassait la portée d'une lettre


officielle de protesution contre la politique raciste d'une
Compagnie de Chemin de Fer. E n refusant de défendre une
femme noire, l'Association abandonnait symboliquement la
cause des Noirs au moment où leurs souffrances redoublaient

149
FEMMES, RACE ET CLASSE

après l'émancipation. C e geste montrait que l'Association


était susceptible de devenir une force politique réactionnaire,
prête à se plier aux demandes du pouvoir blanc.
E n éludant la question posée par la proposition de Lottie
Jackson, l'Association encourageait les préjugés raciaux en
son sein. Objectivement, cette réaction était une forme
d'invitation aux femmes du Sud qui restaient convaincues de
la supériorité de la race blanche. Dans le meilleur des cas, le
neutralisme vis-à-vis de la lutte pour l'égalité des Noirs était
une acceptation du racisme ; au pire, c'était, de la pan d'une
puissante organisation de masse, un encouragement délibéré
à la violence et à la destruction prônées par les forces
blanches qui dominaient à cette époque.
Il ne faudrait pas, bien sûr, rendre Susan Anthony
personnellement responsable des erreurs racistes du mouve-
ment pour le droit de vote. Mais elle était son leader le plus
influent au début du siècle, et sa prise de position soi-disant
« neutre » à l'égard du combat noir renforça en réalité
l'impact du racisme sur l'Association. Si elle avait
suffisamment médité les conclusions de son amie Ida
B. Wells, elle aurait pu comprendre que choisir une position
neutre sur le racisme revenait à considérer les lynchages et
les milliers de meurtres comme une question neutre. E n
1 8 9 9 , Ida Wells avait terminé ses enquêtes sur les lynchages
et publié des résultats stupéfiants. A u cours des dix années
précédentes, 1 0 0 à 2 0 0 lynchages furent officiellement
recensés chaque année (23). E n 1 8 9 8 , Ida Wells avait fait
sensation en demandant directement au président McKinley
de faire intervenir le gouvernement fédéral dans l'affaire du
lynchage d'un receveur des postes en Caroline du Sud (24).

150
FEMMES, RACE ET CLASSE

Quand Susan B. Anthony demanda l'abolition de la loi


Jim C r o w , en 1 8 9 9 , les Noirs accusèrent le président
McKinley d'encourager la suprématie blanche. La fédération
du Massachusetts de la Ligue Nationale des Gens de
Couleur reprocha à McKinley d'avoir excusé par son silence
le règne de la terreur à Phoenix en Caroline du Sud et de ne
pas être intervenu au moment du massacre de Wilmington,
en Caroline du Nord.

« Vous avez prêché la patience, le courage et la


modération aux citoyens noirs, qui souffraient depuis si
longtemps ; vous avez prêché le patriotisme, le chauvinisme
et l'impérialisme aux citoyens blancs. » ( 2 5 )

Alors que McKinley était en Géorgie, des émeutiers firent


irruption dans une prison, se saisirent de cinq hommes noirs
et :
« presque à portée de voix, sous vos yeux... ils les
assassinèrent dans des conditions atroces. Avez-vous réagi ?
Avez-vous ouvert la bouche pour crier votre horreur devant
ce crime... qui dépassait en barbarie les actes les plus
ignominieux et marquait la justice, l'honneur et l'humanité
de votre pays du sceau indélébile de l'infamie, à la face du
monde. » ( 2 6 )

E t le président ne mentionna pas davantage l'assassinat


récent de Sam Hose en Géorgie, événement des plus notoires
dans l'histoire du lynchage.

« Par un paisible dimanche matin, il fut arraché à ses


geôliers et brûlé vif avec une cruauté diabolique et sans nom,

Mi
FEMMES, RACE ET CLASSE

au milieu des cris d'enthousiasme de milliers de représen-


tants de "l'élite" géorgienne en ce jour de sabbat chrétien,
des hommes, des femmes et des enfants étaient venus voir
brûler un être humain comme on va à une fête villageoise,
innocente et joyeuse. » ( 2 7 )

D'innombrables documents historiques confirment le


climat de violence raciste dans lequel vivaient les noirs et les
audacieux défis qu'ils lancèrent pendant cette année 1 8 9 9 .
L'appel du Conseil National Afro-Américain fut particuliè-
rement symbolique : il encourageait les Noirs à observer une
journée de jeûne et de prière le 2 juin. Publiée par le New
York Tribune, cette proclamation dénonçait les arrestations
injustifiées et aveugles qui faisaient des hommes et des
femmes les proies faciles de terroristes « incultes, ignorants,
vicieux, ivres de whisky » qui « torturaient, pendaient,
tuaient, massacraient, démembraient et brûlaient » (28).
Il ne s'agissait donc pas seulement de déchiffrer les
graffitis sur les murs. Les Noirs vivaient déjà sous le règne
de la terreur. Comment Susan Anthony pouvait-elle
prétendre qu'elle défendait les droits de l'homme et l'égalité
politique tout en conseillant aux membres de son
organisation de taire la question du racisme ? L'idéologie
bourgeoise — et ses composantes racistes en particulier —
possèdent le pouvoir de refouler les images de la terreur dans
les ténèbres et le néant et de réduire les horribles cris de
souffrance humaine à des murmures à peine audibles avant
d'imposer le silence.
Quand le XX e siècle s'annonça, une nouvelle forme de lien
idéologique unit étroitement le racisme et le sexisme. La

2
FEMMES, RACE ET CLASSE

domination masculine et la suprématie blanche présentaient


depuis toujours de nombreuses affinités ; leur union fut
ouvertement consacrée et renforcée. Pendant les premières
années du siècle, les idées racistes trouvèrent un écho sans
pareil. Même dans les milieux progressistes, les théories
irrationnelles sur la supériorité de la race anglo-saxonne
trouvaient une prise fatale dans les cercles intellectuels. A
cette escalade de propagande raciste correspondait une
résurgence des idées affirmant l'infériorité des femmes. Les
gens de couleur, qu'ils soient américains ou étrangers, étaient
décrits comme des barbares ; les femmes blanches étaient
plus strictement réduites à leur rôle de mère et leur raison
d'être était la sauvegarde des mâles de l'espèce. Elles
apprenaient que la maternité leur conférait une responsabilité
particulière dans la lutte pour la sauvegarde de la suprématie
blanche. Après tout, elles étaient les « mères de la race ».
Bien que le terme « race » fut une référence à la « race
humaine », le regain de popularité de l'eugénisme transfor-
mait en fait le terme « race » en synonyme de « race anglo-
saxonne ».
Le racisme s'implantait de manière plus durable au sein
des organisations de femmes blanches ; le culte sexiste de la
maternité envahissait même le mouvement qui visait à
l'élimination de la suprématie masculine. L e couple racisme-
sexisme se consolidait. E n ouvrant tout grand ses portes à
l'idéologie raciste dominante, le mouvement pour le vote des
femmes optait pour une course d'obstacles qui menaçait
constamment son propre objectif le vote des femmes. Pour
la première fois en 1 9 0 1 , la convention de l'Association
Nationale Américaine pour le Vote des Femmes ne fut pas

3
FEMMES, RACE ET CLASSE

présidée par Susan B. Anthony. Comme sa démission datait


de l'année précédente, elle siégeait néanmoins et Carrie
Chapman Catt qui lui succédait, lui demanda de prononcer
le discours d'ouverture. Ses propos reflétèrent l'influence de
la nouvelle campagne eugéniste. Bien que les femmes aient
été longtemps corrompues par « les appétits et les passions
de l'homme » ( 2 9 ) , il était temps pour elles de remplir leur
mission : le sauvetage de « la race » ( 3 0 ) . Grâce à

... « l'émancipation intelligente des femmes, la race sera


purifiée... C'est par la femme que la race sera sauvée. Voilà
pourquoi je demande la suppression immédiate et totale de
tout assujettissement politique, industriel et religieux. » ( 3 1 )

L'allocution principale de Carrie Chapman Catt soulignait


les trois grands obstacles au vote des femmes le militarisme,
la prostitution et :

... « la croissance zéro de notre démocratie. Des pressions


violentes et probablement trop tôt victorieuses, ont permis
aux étrangers, aux Noirs et aux Indiens de voter. Le danger
que représente l'introduction dans la vie politique d'une
multitude de citoyens irresponsables a rendu la nation
timide. » ( 3 2 )

E n 1 9 0 3 , l'Association Nationale Américaine pour le


V o t e des Femmes fut le théâtre d'un débat raciste et on crut
que les défenseurs de la supériorité blanche étaient décidés à
prendre la direction de l'organisation. La Convention de
1 9 0 2 se tint à La Nouvelle Orléans dans le Sud. C e n'était
pas un hasard si les thèses racistes étaient soulignées par le

154
FEMMES, RACE ET CLASSE

culte de la maternité. Quand Edward Merrick, fils du


président de la Cour Suprême de Louisiane, parlait du
« crime d'accorder le droit de vote à une horde de Noirs
incultes » ( 3 3 ) , M a r y Chase, déléguée du N e w Hampshire,
proclamait que « les femmes devaient obtenir le droit de
vote en tant que gardiennes et protectrices naturelles du
foyer » (34).
Durant la Convention de 1 9 0 3 , Belle Kearney, originaire
du Mississipi, confirma par ses propos, la dangereuse alliance
du racisme et du sexisme. Elle décrivit brutalement la
population noire du Sud, « 4,5 millions d'anciens esclaves
illettrés et à demi sauvages » ( 3 5) et elle fit une allusion
théâtrale à leur admission au suffrage en évoquant le « poids
mort » contre lequel le Sud avait lutté « pendant presque
quarante ans, avec bravoure et grandeur » (36). Bien que la
théorie de l'éducation professionnelle des Noirs de Booker
T . Washington fut inadaptée à la réalité, Belle Kearney
affirmait que Tuskegee et les écoles similaires « intégraient
les Noirs au pouvoir ; le jour où les Noirs seraient
nécessaires à la communauté du fait de leur argent et de leur
connaissances » ( 3 7 ) , une guerre raciale se déclencherait.

« Le Blanc pauvre, aigri par sa misère et humilié par son


infériorité, ne peut s'intégrer nulle part ni trouver de place
pour ses enfants ; dans ces conditions, l'affrontement racial
est inévitable. » ( 3 8 )

L'affrontement entre les ouvriers blancs et noirs pouvait


naturellement être évité. Mais les défenseurs de la nouvelle
classe capitaliste étaient décidés à provoquer des divisions

1
5 5
FEMMES, RACE ET CLASSE

racistes. A l'époque où Belle Kearney s'adressait à la


Convention de La Nouvelle Orléans, on tira la sonnette
d'alarme devant le Sénat américain. Le 2 4 février 1 9 0 3 , le
sénateur Ben Tillman de Caroline du Sud déclara que les
collèges et les écoles noires du Sud allaient devenir une
source de conflit racial. Selon lui, les écoles permettaient à
ceux qu'il considérait comme « notre parent le plus proche
du singe » « de rivaliser avec leurs voisins blancs »

« elles allaient opposer les classes les plus pauvres de


notre société et ces futurs concurrents sur le marché du
travail » (39).

Par ailleurs

« Rien n'a été mis en œuvre pour relever les Blancs du


Sud, pour aider et seconder les Américains anglo-saxons, les
descendants des compagnons de Marion et Dumter. On ne
leur accorde que le droit de lutter dans la pauvreté et
l'ignorance ; et ils voient les nordistes les envahir par milliers
pour jeter les bases de la domination africaine. » ( 4 0 )

Le raisonnement de Belle Kearney et de Tillman était


faux ; le conflit racial n'était pas un mouvement spontané ;
au contraire, il avait été soigneusement concocté par les
représentants de la classe montante. Il leur fallait briser
l'unité de la classe ouvrière pour faciliter son exploitation.
U n peu plus tard, les « émeutes raciales » d'Atlanta, de
Brownsville au Texas, de Springfîeld dans l'Ohio, ainsi que
les massacres de Wilmington en 1 8 9 8 et de Phœnix en
Caroline du Sud furent orchestrées dans le but précis

156
FEMMES, RACE ET CLASSE

d'aggraver les tensions et les rivalités internes d'une classe


ouvrière multi-raciale.
Lors de la Convention de La Nouvelle Orléans, Belle
Kearney informa les suffragettes qu'elle avait découvert un
moyen efficace pour endiguer sérieusement les conflits
raciaux.

« Pour éviter la montée de la violence, il faudra donner le


droit de vote aux femmes, en exigeant un minimum
d'instruction et de fortune...
Le vote des femmes assurerait à la race blanche un
pouvoir immédiat, durable et honnêtement gagné, car on ne
peut douter de l'autorité qui affirme qu'à une exception près
tous les Etats du Sud comptent plus de femmes blanches et
instruites que d'électeurs illettrés blancs, noirs, américains et
étrangers » ( 4 1 ) .

Le ton scandaleux de cette allocution ne doit pas faire


oublier que ces théories étaient devenues très familières au
mouvement des suffragettes. L'argument statistique et
l'exigence d'un minimum d'instruction avaient été largement
évoqués devant les déléguées de l'Association au cours des
Conventions précédentes. E n proposant d'accorder le droit
de vote aux citoyens suffisamment fortunés, Belle Kearney
exprimait hélas des idées « anti-ouvrières » fortement
ancrées dans le mouvement pour le droit de vote.
Ses propos prenaient désormais une dimension ironique
pendant des années, les suffragettes avaient justifié leur
indifférence au racisme en invoquant la nécessité. Et tout-à-
coup, le vote des femmes devenait le meilleur moyen

1
57
FEMMES, RACE ET CLASSE

d'assurer la domination de la race blanche. L'Association


Nationale Américaine pour le Vote des Femmes se prenait
inconsciemment à son propre piège, puisque la nécessité était
censé leur apporter le droit de vote. Après avoir capitulé
devant le racisme, au moment où la nouvelle expansion
capitaliste provoquait impitoyablement des formes plus
violentes de racisme, les suffragettes s'exposaient inévitable-
ment aux conséquences de leur acte.

La déléguée du Mississipi déclarait avec conviction :

« U n jour, le Nord devra chercher sa rédemption dans le


Sud... En raison de la pureté de son sang anglo-saxon, de la
simplicité de sa structure sociale et économique... de la
permanence de sa foi. » ( 4 2 )

Dans tout cela, pas une once de solidarité envers les autres
femmes, pas un mot sur la mise en échec de la phallocratie ni
même sur la lutte des femmes. Il ne s'agissait pas tant de
préserver les droits des femmes ou de perpétuer leur combat
pour l'égalité politique que d'assurer le règne des Blancs à
n'importe quel prix.

« Le Nord devra se tourner vers le Sud pour sauver la


Nation ; de même, le Sud reconnaîtra dans ses femmes
anglo-saxonnes le moyen de préserver la domination de la
race blanche sur l'africaine... » ( 4 3 )

« Dieu merci, on a libéré le Noir ! » s'exclamait-elle avec


une arrogance volontairement raciste.

158
FEMMES, RACE ET CLASSE

a Je lui souhaite tout le bonheur possible, tout le progrès


possible, mais pas au détriment du saint des saints la race
anglo-saxonne... » ( 4 4 )

9
CHAPITRE 8

LES FEMMES NOIRES


ET LE MOUVEMENT DES CLUBS

La Fédération Générale des Clubs de Femmes aurait pu


célébrer son dixième anniversaire en 1 9 0 0 en dénonçant le
racisme dans ses propres rangs. Malheureusement, sa
position était en effet indéniablement raciste. Le comité
central de la Convention décida d'exclure la déléguée noire
envoyée par le Club Era des Femmes de Boston. Parmi les
dizaines de clubs représentés dans la Fédération, le seul qui
n'avait pas été admis portait un signe de distinction dont
pouvaient se flatter seulement deux groupes de femmes
blanches. Si Sorosis et le Club des Femmes de la Nouvelle-
Angleterre étaient les premiers du genre, celui pour l'Egalité,
créé cinq ans auparavant, était le fruit des efforts
d'organisation initiaux des femmes noires à l'intérieur de ce
mouvement. Sa représentante, Josephine Saint-Pierre Ruffîn,

161
FEMMES, RACE ET CLASSE

était connue dans les clubs blancs de Boston comme une


femme « cultivée ». Elle était mariée à un diplômé de
Harvard, qui devint par la suite le premier juge noir du
Massachusetts. Le comité l'informa qu'elle serait volontiers
admise à la Convention comme déléguée du club blanc dont
elle était membre également. A ce titre, elle serait
l'exception confirmant la règle de ségrégation dans la
Fédération. Mais comme Josephine Ruffin tenait à
représenter le club des femmes noires qui, par ailleurs, était
intégré à la Fédération, on lui refusa l'accès de la salle. Et...
« pour renforcer cette mesure, on tenta de lui arracher le
badge qui lui avait été remis... » ( i )
Peu de temps après « l'incident Ruffin », le bulletin de la
Fédération colporta une fable destinée à effrayer les femmes
blanches qui avaient protesté contre les positions racistes de
l'organisation. Ida B. Wells rapporte que l'article s'intitulait
« La ruée des imbéciles » (2) et qu'il décrivait les traquenards
de la vie de club dans une ville dont on taisait le nom. La
présidente de ce club y avait fait adhérer une amie noire.
Hélas, la fille de la première tomba amoureuse du fils de la
femme noire et l'épousa ; il avait, comme sa mère, le teint si
clair qu'il était difficile de savoir qu'il était noir. Et
cependant, poursuivait l'article, cette « goutte de sang »
suffit pour que la jeune femme blanche donnât naissance « à
un bébé noir comme le jais... L e choc fut si grand qu'elle se
retourna vers le mur et mourut. » (3) N'importe quel Noir se
serait rendu compte que cette histoire était forgée de toutes
pièces. Pourtant, les journaux s'en emparèrent et proclamè-
rent que les clubs de femmes non ségrégationnistes finiraient
par entacher l'image des femmes blanches.

162
FEMMES, RACE ET CLASSE

La première convention nationale organisée par des


femmes noires avait eu lieu cinq ans après la réunion
d'ouverture de la Fédération Générale des Clubs de Femmes
en 1 8 9 0 . Leurs premières tentatives de regroupement
dataient d'avant la Guerre de Sécession et, comme leurs
soeurs blanches, elles avaient créé des sociétés littéraires et
des organisations de bienfaisance. A cette époque, leurs
efforts étaient liés, pour l'essentiel, à la cause anti-
esclavagiste. Mais, contrairement aux femmes blanches qui
s'étaient lancées en grand nombre dans la campagne
abolitionniste, les femmes noires étaient moins motivées par
des considérations charitables ou des grands principes
moraux que par les exigences concrètes dont dépendait la
survie de leur peuple. Après l'abolition de l'esclavage, les
années 1 8 9 0 furent extrêmement pénibles pour le peuple
noir, et les femmes se sentirent obligées de se joindre à la
lutte de résistance de leur peuple. C'est en réaction à la
vague de lynchages incontrôlée et aux violences sexuelles
contre les femmes noires que fut créé le premier club de
femmes noires.
Selon les sources officielles, les origines de la Fédération
Générale des Femmes Blanches remontent à la période
d'après guerre, au moment où les femmes exclues du N e w
York Press Club créèrent leur propre organisation en
1 8 6 8 (4). Après Sorosis à N e w York, les femmes de Boston
fondèrent les Clubs de Femmes de la Nouvelle-Angleterre.
Ces derniers se mirent à proliférer dans les deux grandes
villes du Nord-Est, à un point tel qu'une Fédération
Nationale put être mise en place en 1 8 9 0 ( 5 ) . E n 1' espace de
deux ans, la Fédération comptait 1 9 0 clubs et plus de

163
FEMMES, RACE ET CLASSE

2 0 0 0 0 membres (6). Un étudiant spécialisé dans l'histoire


des mouvements féministes explique le quasi-magnétisme
que ces clubs exerçaient sur les femmes blanches

« Ils correspondaient au désir des femmes de la classe


moyenne, d'âge mûr, d'avoir une activité à la fois proche et
différente de leurs loisirs traditionnels. Il devint vite évident
que des millions de femmes ne pouvaient plus se contenter
de préoccupations domestiques et d'aspirations religieuses.
Souvent peu cultivées, peu désireuses ou incapables d'assurer
un travail salarié, elles trouvaient dans la vie du club une
solution à leurs problèmes personnels. (7) »

Les femmes noires, au Nord comme au Sud, travaillaient à


l'extérieur en bien plus grand nombre que les femmes
blanches. E n 1 8 9 0 , sur quatre millions de femmes actives,
presqu'un million étaient noires (8). Les femmes noires
étaient moins souvent confrontées à l'ennui de la vie
domestique qui rongeait leurs sœurs blanches de la classe
moyenne. Malgré cela, l'initiative du mouvement des clubs
noirs ne vint pas de l'ensemble des ouvrières. Josephine
Saint-Pierre Ruffin, par exemple, était la femme d'un juge
du Massachusetts. Contrairement aux dirigeantes de clubs
blancs, ces femmes étaient conscientes de devoir combattre
le racisme. E n réalité, leur expérience quotidienne du
racisme dans la société américaine les liait étroitement à leurs
sœurs de la classe ouvrière. Le sexisme dont souffraient les
femmes blanches des classes moyennes ne joua pas un rôle
aussi important.
Avant la naissance du mouvement des clubs, les

164
FEMMES, RACE ET CLASSE

agressions racistes qui visaient la journaliste Ida B. Wells


provoquèrent la première grande réunion indépendante des
femmes noires. Après la destruction de ses bureaux à
Memphis par un groupe raciste qui s'opposait à sa campagne
anti-lynchages, Ida B. Wells décida de s'installer définitive-
ment à N e w York. Elle raconte dans son autobiographie que
deux femmes furent très émues à la lecture d'un compte
rendu dans le New York. Age du lynchage de ses trois amis et
de la destruction de son journal.

L . « Elles en conclurent ensemble que les femmes de N e w


York et de Brooklyn devaient agir pour montrer qu'elles
approuvaient mon travail et protester contre le traitement
que j'avais subi ». (9)

Victoria Matthews et Maritcha Lyons commencèrent à


réunir les femmes de leur connaissance ; puis un comité de
2 5 0 femmes fut chargé de « faire une campagne de
sensibilisation des deux villes » ( 1 o). Quelques mois plus
tard, en octobre 1 8 9 2 , elles avaient réussi à organiser un
énorme meeting à l'Opéra de N e w York. Ida B. Wells y fit
un exposé émouvant sur la question du lynchage.

« La salle était comble... Les organisatrices noires de


Boston et de Philadelphie avaient été invitées à la
manifestation. Il y avait là des représentantes très en vue
M m e Gertrude Mossell, de Philadelphie, M m e Josephine
Saint-Pierre Ruffin, de Boston, M m e Sarah Gamett, veuve
d'un de nos grands hommes, enseignante dans les écoles
publiques de N e w York ; Susan M e Kinner, de Brooklyn,

165
FEMMES, RACE ET CLASSE

doctoresse noire très célèbre, toutes s'étaient regroupées à la


tribune pour soutenir cette femme seule et exilée parce
qu'elle avait essayé de défendre ceux de sa race, » ( n )

Ida B. Wells reçut une importante somme d'argent pour


créer un autre journal et, signe de la relative aisance des
leaders de la campagne, une broche d'or en forme de
stylo ( 1 2 ) .
Peu après ce rassemblement encourageant, ses organisa-
trices fondèrent à Brooklyn et à N e w York, des comités
permanents qu'elles baptisèrent « Union Loyale des
Femmes ». C e furent les premiers clubs créés et animés
exclusivement par des femmes noires, affirme Ida B. Wells
« Cela marqua la naissance des clubs de femmes noires dans
ce pays » ( 1 3 ) . Le Club Era des Femmes de Boston, qui fut
plus tard exclu de la Fédération Générale, fut mis en place à
la suite d'une réunion organisée par Josephine Saint-Pierre
Ruffin pour la visite d'Ida B. Wells à Boston (14). Sur
l'initiative d'Ida B. Wells, des réunions similaires permirent
la création de clubs permanents à N e w Bedford, Providence
et Newport et, plus tard, à N e w H a v e n ( i 5). En 1 8 9 3 un
discours d'I. Wells contre le lynchage permit à M a r y
Church Terrell de faire sa première intervention en public a
Washington. Elle devint plus tard la première présidente de
l'Association Nationale des Clubs des Femmes de
Couleur ( 16).
Ida B. Wells était bien plus qu'un atout pour les femmes
noires qui participaient au mouvement des clubs ; elle était
aussi une organisatrice dynamique et la présidente du
premier club de femmes noires de Chicago. Après sa

166
FEMMES, RACE ET CLASSE

première tournée internationale de conférences contre le


lynchage, elle aida Frederick Douglass à organiser une
protestation contre l'Exposition Universelle de 1 8 9 3 . Ses
efforts permirent la création d'un comité de femmes qui
recueillit l'argent destiné à la publication d'une brochure
distribuée dans l'exposition sous le titre « Pourquoi les
femmes noires américaines sont-elles absentes de l'Exposi-
tion Universelle » ( 17). Juste après, Ida B. Wells persuada
les femmes noires de fonder un club permanent, comme cela
s'était fait dans les villes du Nord-Est (18).
Certaines des participantes étaient issues de familles aisées
de Chicago. M m e John Jones, par exemple, était l'épouse de
« l'homme le plus riche de Chicago » ( 19). Cependant, cet
homme d'affaires prospère avait autrefois travaillé pour
l'Underground Railroad * et dirigé le mouvement pour
l'abrogation des lois raciales de l'Illinois. E n dehors des
représentantes de la « bourgeoisie noire » et des « champion-
nes de l'Eglise et des sociétés secrètes » (20), il y avait parmi
les trois cents membres du Club de femmes « des
institutrices, des femmes au foyer, des lycéennes » ( 2 1 ) . Leur
première action fut de collecter des fonds pour poursuivre en
justice un policier qui avait tué un Noir. Les femmes des
clubs noirs de Chicago étaient ouvertement engagées dans la
lutte pour la libération de leur peuple.

Le Club Era de Boston poursuivait un combat acharné


pour la défense des Noirs sur les exhortations d'Ida B. Wells
lors du premier meeting. Quand la Conférence Nationale de

* Cf. page 34.

167
FEMMES, RACE ET CLASSE

l'Eglise Unitaire refusa d'adopter une résolution contre le


lynchage, les membres du Club protestèrent violemment et
envoyèrent une pétition à une de ses dirigeantes.

« Nous, femmes membres du Club Era, avons la


conviction de parler au nom de toutes les femmes de couleur
des Etats-Unis... nous avons trop souffert et souffrons
encore trop pour rester aveugles aux peines des autres mais
naturellement, nous sommes plus sensibles à notre propre
douleur. Nous pensons donc que nous serions déloyales vis-
à-vis de nous-mêmes, de notre avenir et de notre race si
nous nous taisions aujourd'hui.
Nous avons patiemment enduré notre sort ; nous avons vu
notre univers se détruire, les hommes de notre race
contraints à la fuite, au vagabondage ou à un esclavage qui a
détruit leur jeunesse et leur force. Nous nous heurtons
quotidiennement aux obstacles et à l'oppression ; nous
savons que toute chance de sortir de notre condition et de
connaître la paix et le bonheur nous sera refusée. Les
chrétiens, hommes et femmes, nous ferment la porte de leur
église ; on insulte nos enfants ; on enlève nos filles à tout
moment dans des conditions sordides et on leur refuse alors
gîte et nourriture. » ( 2 2 )

Après avoir souligné la misère culturelle et scolaire qui


frappait les femmes noires, la lettre appelait à une
protestation massive contre le lynchage.

« dans l'intérêt de la justice, et pour l'honneur de notre


pays, nous protestons solennellement contre le crime atroce

168
FEMMES, RACE ET CLASSE

de lynchage... Et nous appelons tous les chrétiens à faire de


même s'ils ne veulent pas risquer d'être dénoncés comme
sympathisants des meurtriers. » ( 2 3 )

Quand la première Conférence Nationale des Femmes de


Couleur se réunit à Boston en 1 8 9 5 , ce ne fut pas pour faire
concurrence aux femmes blanches qui avaient créé leur
Fédération de clubs cinq ans plus tôt. Elles voulaient décider
d'une stratégie de résistance à la propagande contre les
femmes noires et au règne de la loi de lynchage. E n réponse
à une attaque du président de l'Association de la presse du
Missouri contre Ida B. Wells, les délégués protestèrent en
disant qu'on insultait les «femmes noires » ( 2 4 ) , « e t
approuvèrent unanimement la façon dont Ida Wells avait
mené sa campagne contre le lynchage » ( 2 5 ) . Fannie Barrier
Williams, que les femmes blanches de Chicago avaient
exclue de leur Club, résuma ce qui séparait le mouvement
des clubs blancs de celui de son peuple. Les femmes noires,
déclara-t-elle, avaient progressivement compris que

... « le progrès déborde largement la sphère traditionnelle


de la culture, de l'éducation et des relations sociales. Le
mouvement des clubs des femmes de couleur touche au
problème des conditions de vie de tout notre peuple... c'est
un moyen parmi d'autres pour relever le niveau social d'une
race. Le mouvement des clubs a un objectif... Il ne s'agit pas
d'un passe-temps... C'est au contraire l'expression d'une
nouvelle intelligence face à l'obscurantisme du passé. La
lutte d'une conscience éclairée contre toute les misères
sociales nées d'un passé de contraintes et de douleurs. » ( 2 6 )

169
FEMMES, RACE ET CLASSE

Alors que le mouvement des clubs de femmes noires


affirmait son attachement à la lutte de libération des Noirs,
ses leaders de la classe moyenne adoptaient parfois une
position élitiste vis-à-vis des masses. Fannie Barrier
Williams, par exemple, voyait en ses membres « la nouvelle
intelligence, la conscience éclairée » de la race (27).

« Chez les Blanches, les clubs signifient la progression de


l'élite au service d'une image de la femme accomplie. Pour
les femmes de couleur, le club c'est l'effort de quelques
femmes compétentes en faveur de la masse de celles qui ne le
sont pas. » ( 2 8 )

A v a n t la création définitive d'une organisation nationale


de clubs de femmes noires, il y eut apparemment des
rivalités regrettables entre les dirigeantes. Issue de la
Conférence de Boston en 1 8 9 5 , présidée par Josephine
Saint-Pierre Ruffin, la Fédération Nationale des Américaines
Noires fut fondée la même année. Sa présidente était
Margaret Murray Washington (29). La fédération regroupait
plus de trente clubs actifs dans douze Etats. E n 1 8 9 6 , la
Ligue Nationale des Femmes de Couleur fut créée à
Washington D . C . et présidée par M a r y Church Terrell. Les
organisations rivales s'unirent bientôt pour former l'Associa-
tion Nationale des Clubs de Femmes de Couleur, élisant
M a r y C . Terrel à leur tête. Les années suivantes, M a r y
C . Terrel et Ida B. Wells s'affrontèrent au sein du
Mouvement National des Clubs Noirs. Dans son autobio-
graphie, Ida B. Wells accuse Mary C . Terrel d'avoir été
personnellement responsable de son exclusion de l'Associa-

170
FEMMES, RACE ET CLASSE

tion Nationale des Clubs de Femmes au cours de la


Convention de 1 8 9 9 , qui se tenait à Chicago (30). Toujours
selon Ida Wells, les craintes d'une réélection de l'ancienne
journaliste à la présidence poussèrent M a r y C . Terrei à
l'exclure et à minimiser, tout au long de la Convention,
l'importance du rôle joué par sa rivale dans la lutte contre le
lynchage ( 3 1 ) .
M a r y Church Terrei était la fille d'une esclave et de son
maître ; après l'émancipation, son père lui laissa un héritage
important qui lui permit de recevoir une éducation
exceptionnelle. Après quatre ans au Collège Oberlin, elle
devint la troisième femme noire diplômée du pays (32). Elle
poursuivit des études dans diverses universités étrangères.
Professeur de collège, puis d'université, elle fut la première
femme noire à être nommée au « Conseil d'Education » du
district de Columbia. Si elle l'avait désiré, elle aurait
certainement pu atteindre une réussite personnelle et sociale
dans une carrière politique ou universitaire. Mais elle préféra
consacrer sa vie à la libération de son peuple. Plus qu'aucune
autre, M a r y C . Terrell transforma le mouvement des clubs
de femmes noires en un puissant groupe politique. Bien
qu'Ida Wells fut l'une de ses adversaires les plus acharnées,
elle reconnaissait l'importance de son rôle dans le
mouvement et déclarait « M m e Terrell était de loin la plus
cultivée d'entre nous... » ( 3 3 )
Tout comme M a r y Terrell, Ida Wells appartenait à ime
famille d'anciens esclaves. Quand une épidémie de fièvre
jaune emporta ses parents, elle était encore adolescente et
devint l'unique soutien de ses cinq frères et soeurs. Pour
supporter cet énorme fardeau, elle se lança dans

171
FEMMES, RACE ET CLASSE

l'enseignement. Cependant, ses difficultés personnelles ne


l'empêchèrent pas de militer contre le racisme. A vingt-deux
ans, elle fut victime de discrimination raciale au cours d'un
voyage en train et intenta un procès à la compagnie. Dix ans
plus tard, Ida B. Wells créait son propre journal à Memphis
dans le Tenessee ; après le meurtre de trois de ses amis lors
d'une émeute raciale, elle fit de son journal une arme
puissante contre le lynchage. Contrainte de s'exiler à la suite
de la destruction de ses bureaux et de menaces de mort, Ida
Wells se lança dans une croisade remarquablement efficace
contre le lynchage. Elle parcourut les Etats-Unis en appelant
les Noirs comme les Blancs à s'opposer massivement à cet
ordre. Ses tournées à l'étranger incitèrent les Européens à
organiser des campagnes de solidarité. Vingt ans plus tard, à
l'âge de cinquante-sept ans, elle se précipita sur les lieux de
l'émeute de Saint-Louis. A soixante-trois ans, elle mena
l'enquête sur une émeute raciste dans l'Arkansas. A la veille
de sa mort, toujours aussi militante, elle marcha à la tête
d'un groupe de manifestantes noires contre le règlement
ségrégationniste d'un grand hôtel de Chicago.
A u cours de son interminable croisade contre le lynchage,
Ida B. Wells était devenue spécialiste de l'agitation et de
l'affrontement. Mais peu de femmes égalaient M a r y
C . Terrell, oratrice, écrivain et avocate de la libération
noire. Ses armes de lutte étaient la raison et la persuasion.
Femme de lettres éloquente, grande avocate et polémiste de
talent, M a r y C . Terrell défendit ardemment le principe de
l'égalité des Noirs, ainsi que les droits civiques des femmes
et ceux de la classe ouvrière. Tout comme Ida B. Wells, elle
fut active jusqu'à sa mort, à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Sa

72
FEMMES, RACE ET CLASSE

marche à la tête d'une manifestation à Washington, D . C . à


l'âge de quatre-vingt-neuf ans fut un de ses derniers actes de
protestation contre le racisme. Ida B. Wells et M a r y Church
Terrell furent de toute évidence les deux plus grandes
personnalités de l'époque. Pendant plusieurs dizaines
d'années, leur rivalité personnelle fut un drame dans
l'histoire du mouvement des clubs de femmes noires.
Chacune de leur côté, elles avaient accompli des prodiges ;
unies, elles auraient pu véritablement soulever des
montagnes au profit de leurs soeurs et de tout leur peuple.

173
CHAPITRE 9
OUVRIÈRES, FEMMES NOIRES
ET HISTOIRE DU MOUVEMENT
POUR LE DROIT DE VOTE

Lorsque Susan B. Anthony publia le premier numéro de


Révolution, en janvier 1 8 6 8 , les ouvrières toujours plus
nombreuses, avaient commencé à défendre ouvertement
leurs droits. A u cours de la Guerre de Sécession, un nombre
inégalé de femmes blanches s'était mis à travailler à
l'extérieur. En 1 8 7 0 , alors que 7 0 % des travailleuses
étaient domestiques, les femmes représentaient un quart de la
main-d'œuvre en dehors du travail agricole (1). Dans
l'industrie du vêtement, elles étaient déjà majoritaires. A
cette époque, le mouvement ouvrier se développait
rapidement et comprenait trente syndicats nationaux (2).

75
FEMMES, RACE ET CLASSE

Cependant, à l'intérieur du mouvement ouvrier, l'in-


fluence de la suprématie masculine était telle que seuls les
travailleurs des manufactures de tabac et les typographes
avaient ouvert leurs portes aux femmes. Pourtant, quelques
travailleuses avaient tenté de s'organiser de manière
indépendante. Pendant la Guerre de Sécession et dans les
années qui suivirent, les couturières constituaient le plus
large groupe de femmes travaillant à l'extérieur. Lorsqu'elles
commencèrent à s'organiser, un vent de syndicalisation
souffla de N e w York à Boston et Philadelphie, et atteignit
toutes les grandes villes où florissait l'industrie du vêtement.
Lorsqu'en 1 8 6 6 le Syndicat National du Travail fut créé, ses
délégués furent obligés de prendre en compte les luttes des
couturières. Sur l'initiative de William Sylvis, la Convention
décida de soutenir non seulement les couturières, — les
« daughters of toil in the land » — (3), mais d'approuver la
syndicalisation générale des femmes et l'égalité des
salaires (4). Quand le Syndicat National du Travail se réunit
à nouveau en 1 8 6 8 , élisant William Sylvis à sa présidence,
la présence parmi les délégués de plusieurs femmes, dont
Elizabeth C . Stanton et Susan B. Anthony, obligea la
Convention à voter des résolutions plus fermes et à traiter
plus sérieusement les droits des travailleuses.
Les femmes furent admises à la première Convention du
Syndicat National des Travailleuses Noires en 1 8 6 9 . Les
travailleurs noirs expliquèrent dans une résolution qu'ils ne
voulaient pas commettre « les erreurs de leurs concitoyens
blancs en laissant les femmes de côté »(5). Cette
organisation syndicale noire, créée par suite de la politique
d'exclusion des travailleurs blancs, montrait qu'elle se

176
FEMMES, RACE ET CLASSE

préoccupait davantage des droits des travailleuses que les


syndicats précédents. Le Syndicat National du Travail s'était
contenté de voter des résolutions pour soutenir l'égalité des
femmes ; le Syndicat National des Travailleurs Noirs élit une
femme, M a r y S. Carey (6), au comité exécutif de l'organisa-
tion. Susan B. Anthony et Elizabeth C . Stanton ne
mentionnent pas les initiatives anti-sexistes de l'organisation
des travailleurs noirs. Probablement trop absorbées par la
lutte pour le droit de vote, elles ont passé sous silence cette
importante évolution.
L e premier numéro de Révolution de Susan B. Anthony,
journal financé par le démocrate raciste George Francis
Train, expliquait que les femmes devaient se battre pour le
vote. Il semblait vouloir dire qu'une fois ce droit acquis,
viendrait le règne des femmes ; la Nation tout entière verrait
alors triompher la moralité.

« Nous allons montrer que le vote assurera aux femmes


une place et un salaire équivalents à ceux des hommes dans
le monde du travail ; qu'il leur ouvrira les écoles, les
collèges, le monde professionnel, tout en leur donnant accès
à toutes les portes du succès ; qu'il deviendra dans leurs
mains une puissance morale capable de mettre un frein au
crime et au malheur. » ( 7 )
Bien qu'il ait insisté un peu trop sur le droit de vote,
Révolution joua un rôle important dans les luttes des
travailleuses pendant les deux années de sa parution. On y
réclamait avec insistance la journée de huit heures et on
répétait le slogan anti-sexiste « à travail égal, salaire égal ».
De 1 8 6 8 à 1 8 7 0 , les ouvrières, celles de N e w York en

77
FEMMES, RACE ET CLASSE

particulier, pouvaient compter sur Revolution pour exposer


leurs doléances, rendre compte de leurs grèves, de leur
stratégie de lutte et de leurs objectifs.
L'engagement de Susan B. Anthony dans la lutte
syndicale des femmes pendant la période d'après guerre allait
au-delà de la simple solidarité journalistique. La première
année où parut le journal, Susan Anthony et Elizabeth Stan-
ton utilisèrent les locaux de Revolution pour organiser le
groupe des typographes en association de travailleuses. Peu
de temps après, l'Organisation Nationale des Typographes
devint le second syndicat à admettre les femmes ; les locaux
du journal abritaient la première section du syndicat des
femmes typographes (8). Grâce à Susan B. Anthony, une
deuxième association des travailleuses fut créée plus tard
chez les couturières.
Susan B. Anthony, Elizabeth C . Stanton et leurs collègues
journalistes apportèrent une contribution efficace à la cause
des travailleuses, mais elles n'acceptèrent jamais tout à fait le
principe du syndicalisme. Elles avaient été peu disposées à
faire passer, provisoirement, la libération des Noirs avant
leurs intérêts de femmes blanches ; et elles n'adhérèrent pas
pleinement aux principes fondamentaux d'unité et de
solidarité de classe, sans lesquels le mouvement ouvrier
n'avait aucun pouvoir. A u x yeux des suffragettes, la question
« femmes » avait la priorité ; pour le bien de leur cause, elles
avaient le droit d'être des jaunes quand leurs collègues
masculins étaient en grève. Susan B. Anthony fut exclue de
la convention du Syndicat National du Travail parce qu'elle
avait encouragé des ouvrières typographes à saboter une
grève (9). Elle se défendit en disant

178
FEMMES, RACE ET CLASSE

a Les hommes subissent de grandes injustices dans ce


monde, entre la réalité du travail et celle du capital, mais
comparées à celles dont souffrent les femmes à qui on ferme
la porte de la vie professionnelle, ces injustices sont une
goutte d'eau dans la mer. » ( i o)

La position de Susan B. Anthony et d'Elizabeth Stanton


rappelait étrangement le racisme des suffragettes à l'intérieur
de l'Association pour l'Egalité des Droits. S. Anthony et
Elizabeth Stanton s'étaient retournées contre les Noirs
lorsqu'elles s'étaient rendu compte que les anciens esclaves
pourraient obtenir le droit de vote avant elles, femmes
blanches ; de la même manière, elles se déchaînèrent contre
les ouvriers. Elizabeth Stanton affirmait que son exclusion
du Syndicat National du Travail prouvait que ... « comme
Révolution l'a dit et redit, les pires ennemis du vote des
femmes seront toujours les hommes des classes laborieu-
ses » ( i i).
Les « femmes » avaient la priorité ; mais apparemment
toutes n'étaient pas « élues ». Naturellement, les femmes
noires n'apparurent pratiquement pas dans cette longue
campagne pour le droit de vote. De leur côté, les ouvrières
blanches impressionnèrent au début les leaders des
suffragettes par leurs talents d'organisatrices et de militantes.
Mais elles n'embrassèrent pas la cause des suffragettes avec
beaucoup d'enthousiasme. Susan Anthony et Elizabeth
Stanton persuadèrent plusieurs dirigeantes syndicalistes de
protester contre l'interdiction de vote faite aux femmes ;
cependant, dans leur majorité, les travailleuses étaient trop
préoccupées par leurs problèmes immédiats (salaires.

19
FEMMES, RACE ET CLASSE

horaires, conditions de travail) pour soutenir une cause qui


leur semblait très abstraite. Selon Susan B. Anthony,

« les ouvriers de cette république possèdent un


immense avantage le fils du plus humble citoyen, noir ou
blanc, possède les mêmes chances de réussite que le fils de
l'homme le plus riche du pays » ( 12).

Susan B. Anthony n'aurait jamais pu dire une chose


pareille si elle avait examiné de plus près le mode de vie des
familles ouvrières. Toutes les travailleuses savaient trop bien
que leur père, leurs frères, leur mari et leurs fils qui usaient
du droit de vote, continuaient à être honteusement exploités
par de riches employeurs. L'égalité politique ne débouchait
pas sur l'égalité économique.
« Les femmes veulent du pain, pas le droit de vote » ( 1 3 ) :
ainsi commençait le discours que Susan Anthony prononçait
souvent à l'époque où elle cherchait à mobiliser les ouvrières
autour de la lutte pour le droit de vote. Par cette formule,
elle reprochait aux ouvrières de s'arrêter à leurs besoins
immédiats. Rien n'était pourtant plus naturel. Il était
difficile de les sensibiliser en promettant l'égalité avec les
hommes, puisque ces mêmes hommes exploités souffraient.
Même les membres de l'Association des Ouvrières que
Susan Anthony avait organisée dans les locaux de son
journal votèrent l'abstention à propos de la lutte pour le
vote. « Mme Stanton était impatiente de créer une
association de suffragettes ouvrières », expliqua la première
vice-présidente de l'Association des Ouvrières.

180
FEMMES, RACE ET CLASSE

« La question fut soumise au vote et rejetée. A une


époque, l'Association groupait plus de cent ouvrières mais,
voyant que rien de concret n'était fait pour améliorer leur
condition, elles se retirèrent les unes après les autres. » ( 1 4 )

A u début de sa carrière de dirigeante dans le mouvement


pour les droits des femmes, Susan B. Anthony était arrivée à
la conclusion que le vote était la clé de l'émancipation des
femmes, et que le sexisme représentait une force
d'oppression plus importante que les inégalités de classes et
le racisme. A ses yeux, « la plus odieuse oligarchie jamais
établie sur cette planète » ( 1 5 ) était la domination masculine
sur les femmes.

« L'oligarchie de la fortune, où le riche gouverne le


pauvre ; l'oligarchie du savoir, où le lettré gouverne
l'ignorant, ou même l'oligarchie de la race, où l'Anglo-Saxon
règne sur l'Africain, sont encore supportables. Mais cette
oligarchie sexuelle, qui transforme le père, les frères, le mari
et les fils en maîtres de la mère, des soeurs, de la femme et
des filles dans toutes les familles, qui fait des hommes-
souverains et des femmes-sujets, apporte la discorde et la
révolte dans tous les foyers de la nation. » ( 1 6 )

Sa position résolument féministe était également le reflet


de l'idéologie bourgeoise, dont la puissance aveuglante
l'empêcha probablement de comprendre que les ouvrières
des deux races étaient liées à leur mari par l'exploitation de
classe et que l'oppression raciste touchait indifféremment les

181
FEMMES, RACE ET CLASSE

deux sexes. Il fallait bien sûr combattre le comportement


sexiste des hommes, mais le véritable ennemi commun,
c'était le patron, le capitaliste, tous les responsables des
salaires de misère, des conditions de travail insupportables,
de la discrimination sexiste et raciale sur le lieu de travail.
C e n'est qu'au début du XX e siècle que les ouvrières se
mirent à réclamer massivement le droit de vote, lorsque leurs
propres luttes leur en firent ressentir le besoin. Quand les
employées de l'industrie du vêtement se mirent en grève à
New York au cours de la fameuse « insurrection des
2 0 0 0 0 » de l'hiver 1 9 0 9 - 1 9 1 0 , les ouvrières commencè-
rent à comprendre quel atout représenterait le droit de vote
dans leurs luttes. Les leaders des organisations ouvrières
démontrèrent qu'elles pourraient utiliser leur vote pour
réclamer des salaires plus élevés et de meilleures conditions
de travail. Dans la lutte de classes, cette arme des femmes
pouvait être efficace. L'incendie de la chemiserie Triangle de
New York, qui coûta la vie à 146 femmes, prouva
l'éclatante nécessité d'une législation qui interdirait de faire
travailler les femmes dans des conditions dangereuses. E n
d'autres termes, les ouvrières avait besoin du droit de vote
pour garantir leur simple survie.
La Ligue des Syndicats de Femmes demanda la création
de Ligues pour le Vote des Salariées. Leonora O'Reilly,
personnalité importante de la Ligue des Suffragettes de N e w
York, mit au point un solide système de défense du droit de
vote des ouvrières. S'adressant aux politiciens qui y étaient
hostiles, elle en profita pour remettre en question la
légitimité du culte de la maternité

182
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Vous pouvez dire que notre place est au foyer, mais aux
Etats-Unis, nous sommes huit millions et nous devons
gagner notre pain quotidien ; nous venons vous dire que,
dans les filatures, dans les mines, les usines, les commerces,
nous ne bénéficions pas de la protection qui nous est due.
Vous avez fait des lois à notre intention, mais ces lois sont
plutôt contre nous. Une année après l'autre, des ouvrières se
sont présentées devant le corps législatif de tous les Etats et
ont essayé de raconter leur misère... » ( 1 7 )

Leonora O'Reilly et ses sœurs de la classe ouvrière


proclamaient qu'elles allaient se battre pour le vote ; mais en
réalité, elles voulaient s'en servir pour se débarrasser des
législateurs dont les sympathies allaient au monde des
affaires. L e droit de vote était une arme supplémentaire dans
la lutte de classes qui témoignait de l'influence croissante du
mouvement socialiste. Les femmes socialistes apportèrent un
souffle nouveau au mouvement des suffragettes et
défendirent une position de lutte inspirée de l'expérience des
femmes de la classe ouvrière.

Sur les huit millions d'ouvrières qui travaillaient au début


du XX e siècle, plus de deux millions étaient noires. La triple
oppression qu'elles subissaient en raison de leur sexe, de leur
classe d'origine et de leur race donnait du poids à leur
revendication. Cependant, le racisme était si ancré dans le
mouvement des suffragettes que les portes ne furent jamais
réellement ouvertes aux femmes noires.
La politique d'exclusion de l'Association Nationale
Américaine pour le V o t e des Femmes n'empêcha pas les

183
FEMMES, RACE ET CLASSE

Noires de réclamer le droit de vote. Ida B. Wells, M a r y


Church Terrell et M a r y M c C l e o d Bethune figuraient parmi
les plus célèbres suffragettes noires.
Margaret Murray Washington, personnalité influente de
l'Association Nationale des Femmes de Couleur, avoua
« Personnellement la question du vote des femmes ne m'a
jamais empêchée de dormir. » ( 1 8 ) Cette indifférence
désinvolte n'était peut-être qu'une réaction à la prise de
position raciste de l'Association Nationale Américaine pour
le Vote des Femmes, car Margaret Washington ajoutait

« Les femmes de couleur, autant que les hommes de


couleur, se rendent compte que l'éventuel avènement d'une
justice égalitaire et d'une protection équitable dans tous les
tribunaux et pour toutes les races, suppose de donner aux
femmes et aux hommes la possibilité d'exprimer leur choix
par le vote. » ( 1 9 )

Margaret Washington souligne que l'Association Natio-


nale des Clubs de Femmes de Couleur avait créé un
département électoral destiné à informer ses membres de la
politique gouvernementale « . . . afin que les femmes puissent
voter en toute connaissance de cause » ( 2 0 ) . Le mouvement
des clubs de femmes noires était imprégné de l'esprit des
suffragettes, et malgré le rejet de l'Association Nationale
Américaine pour le Vote des Femmes, elles continuèrent à
lutter pour le droit de vote. Quand la Fédération des clubs
noirs du Nord-Est demanda à adhérer à l'Association en
1 9 1 9 , un an seulement avant la victoire, la réponse négative
des dirigeantes ne faisait que répéter celle que Susan

184
FEMMES, RACE ET CLASSE

B. Anthony avait faite aux suffragettes noires vingt-cinq ans


auparavant. E n informant la Fédération qu'elle ne pouvait
satisfaire à cette demande, la dirigeante nationale expliqua
que

« Si tous les Etats du Sud, en ce moment le plus décisif,


apprenaient que l'Association Nationale Américaine pour le
V o t e des Femmes venait d'accepter l'adhésion d'une
organisation groupant 6 ooo femmes de couleur, l'ennemi
pourrait cesser ses attaques l'échec de l'amendement serait
garanti. » ( 2 1 )

Malgré tout, les femmes noires ont soutenu la lutte pour


le vote jusqu'au bout. Contrairement à leurs soeurs blanches,
elles jouissaient souvent du soutien de leur mariftComme
Frederick Douglass qui avait été le plus célèbre défenseur des
femmes au XIX e siècle, ce fut W . E. B. DuBois qui devint le
principal avocat des suffragettes au X X e siècle. En 1 9 1 3 , les
suffragettes défilèrent à Washington sous les huées des
hommes blancs et furent même prises à partie (il y eut plus
de 1 0 0 blessés) et dans un article satirique, DuBois présente
les agresseurs commes les défenseurs « des glorieuses
traditions de la virilité anglo-saxonne » ( 2 2 ) .

« Quelle gloire ! N'avez-vous pas honte de n'être que des


pauvres Noirs, quand les maîtres de la civilisation
accomplissent de tels exploits ? N'avez-vous pas "honte de
votre race ? " cela ne vous donne-t-il pas "envie d'être
blancs" ? » ( 2 3 )

185
FEMMES, RACE ET CLASSE

Pour terminer l'article sur une note sérieuse, il citait le


témoignage d'une des manifestantes blanches, qui déclarait
que tous les Noirs les avaient respectées. Parmi les milliers
de Noirs qui les avaient regardées défiler... « Pas un n'avait
été grossier... Quelle différence avec ces Blancs insolents et
agressifs. » ( 2 4 )
C e défilé, observé par une majorité de sympathisants
noirs, avait été conçu dans un esprit de stricte ségrégation
par les organisatrices blanches. Celles-ci avaient même
demandé à Ida B. Wells de quitter le groupe de l'Illinois
pour accompagner les femmes noires, par respect pour les
femmes blanches du Sud.

« La demande avait été faite publiquement au cours de la


répétition du groupe de l'Illinois, et alors que M m e Barnett
(ida B. Wells) cherchait un appui du regard, ces dames
débattaient de l'importance des principes et de la nécessité.
La plupart pensaient qu'il ne fallait pas indisposer les
sudistes. » ( 2 5 )

Ida B. Wells n'était cependant pas de celles qui


obéissaient à des instructions racistes, et au moment de
défiler, elle se glissa dans le groupe de l'Illinois.
Dans son rôle d'avocat du vote des femmes,
W . E . B . DuBois est resté inégalé. Chez les hommes des deux
races, son militantisme, son éloquence et la droiture de ses
revendications amenèrent nombre de ses contemporains à le
considérer comme le plus célèbre défenseur de l'égalité
politique des femmes. Ses appels impressionnaient non
seulement par leur clairvoyance et leur force de conviction,

186
FEMMES, RACE ET CLASSE

mais aussi parce qu'ils étaient pratiquement dénués de relents


phallocrates. Dans ses discours et dans ses écrits, il saluait le
rôle prépondérant des femmes noires, qui « . . . tranquillement
mais sûrement, devenaient l'élite intellectuelle de la
race » ( 2 6 ) . Certains hommes se seraient alarmés de ce
pouvoir grandissant des femmes ; W . E . B . DuBois, au
contraire, affirmait que cette situation créait des raisons
supplémentaires de leur accorder le vote. « L e pouvoir
électoral de ces femmes ne fera pas seulement doubler nos
votes et nos voix dans la Nation, mais conduira à une vie
politique plus dynamique et plus saine. » ( 2 7 )
E n 1 9 1 5 , DuBois publia un article dans The Cri sis ( 2 8 )
intitulé « Le vote des femmes symposium des penseurs de
l'Amérique noire ». C'était le compte rendu des débats d'un
forum auquel participaient des juges, des ministres, des
professeurs d'université, des élus, des chefs de l'Eglise et des
éducateurs. Parmi eux se trouvaient des partisans du vote des
femmes : Charles W . Chesnutt, le Révérend Francis
J. Grimke, Benjamin Brawley, Robert H. Terrell et des
femmes comme M a r y Church Terrell, Anna Jones, et
Josephine Saint-Pierre Ruffin.
La grande majorité des femmes présentes appartenait à
l'Association Nationale des Femmes de Couleur. A u cours
de leurs interventions, il ne fut fait que très rarement
allusion à l'argument très populaire parmi les suffragettes
blanches et selon lequel la « nature féminine », la moralité
innée des femmes et leur goût pour le travail domestique,
représentaient des éléments de poids en faveur du droit
de vote. Une femme, cependant, fit exception Nannie
H . Burroughs, éducatrice et responsable d'une église,

187
FEMMES, RACE ET CLASSE

développa la thèse de la moralité féminine à un point tel


qu'elle en concluait à la supériorité absolue des femmes
noires sur les hommes de leur race. Les femmes avaient
besoin du pouvoir électoral parce que les hommes avaient
« troqué et vendu » cette arme précieuse.

« Les femmes noires... ont besoin du droit de vote pour


reprendre, grâce au bon usage qu'elles en feront, ce que
l'homme a perdu en en faisant mauvais usage. C'est la rançon
qu'elles veulent payer à leur race... Il est scandaleux de les
comparer, sur le plan de la moralité, aux hommes de leur
race. Elles portent la charge de l'éducation religieuse et de
l'école, et assument bien plus qu'une fonction économique
dans leur foyer. » ( 2 9 )

Parmi la dizaine de participantes, Nannie Burroughs fut la


seule à défendre la position ambiguë selon laquelle les
femmes seraient moralement supérieures à l'homme (ce qui
impliquait de toute évidence, qu'elles leur étaient inférieures
dans presque tous les autres domaines). M a r y Church Terrell
fit un discours sur « le suffrage des femmes et le quinzième
amendement », Anna Jones sur « le suffrage des femmes et la
réforme sociale » et Josephine Saint-Pierre parla de ce qu'elle
avait vécu au cours de la campagne pour le droit de vote.
D'autres parlèrent plus particulièrement des ouvrières, de
l'éducation, des enfants et de la vie des clubs. A la fin de son
intervention sur le thème « Femmes et femmes de couleur »,
Mary Talbert se fit le porte-parole de l'assemblée en
exprimant son admiration pour les femmes noires.

188
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Une situation particulière a permis aux femmes noires


d'acquérir d'évidentes capacités d'observation et de juge-
ment, qualités qui sont aujourd'hui nécessaires à la
construction d'un pays idéal. » ( 3 0 )

Elles s'étaient montrées tout à fait disposées à utiliser ces


« évidentes capacités d'observation et de jugement » pour
contribuer à la création d'un mouvement multiracial en
faveur des droits politiques des femmes. Mais elles étaient
sans cesse trahies, repoussées, rejetées par les suffragettes à la
blancheur de neige. Pour celles-ci, comme pour les membres
des clubs de femmes, les femmes noires étaient celles qu'on
sacrifiait chaque fois qu'il fallait récupérer les voix des
Blanches du Sud. Mais, en définitive, toutes ces concessions
faites aux femmes sudistes ne changèrent pas grand-chose.
Quand on compta les bulletins de vote pour le dix-neuvième
amendement, les Etats du Sud restaient dans l'opposition et
faillirent lui faire échec.

Après cette victoire si longtemps attendue, on empêcha,


souvent par la violence, les femmes noires du Sud d'exercer
le droit qu'elles venaient d'acquérir. Les flambées terroristes
du Ku-Klux-Klan dans l'Orange County en Floride, furent
responsables de la mort de femmes noires et de leurs enfants.
Ailleurs, on usait de moyens moins violents. A Americus en
Géorgie, par exemple

« Plus de 2 5 o femmes noires se rendirent au bureau de


vote, mais elles furent renvoyées, et le responsable du scrutin
refusa leurs bulletins. » ( 3 1 )

189
FEMMES, RACE ET CLASSE

Dans les rangs du mouvement qui avait lutté ardemment


pour le vote des femmes, pas un cri de protestation ne
s'éleva.

190
CHAPITRE io

LES FEMMES COMMUNISTES

En 1 8 4 8 , l'année où Karl Marx et Friedrich Engels


publièrent leur Manifeste du Parti Communiste, l'Europe fut le
théâtre d'innombrables insurrections révolutionnaires. J o -
seph Weydemeyer, un des acteurs de la Révolution de
1 8 4 8 , officier d'artillerie et proche collaborateur de Marx et
d'Engels, immigra aux Etats-Unis et y fonda la première
organisation marxiste (1). Quand il créa la Ligue Proléta-
rienne, en 1 8 5 2 , aucune femme ne participait officiellement
à cette organisation. En admettant qu'il y en eût, elles ont
depuis longtemps disparu dans l'anonymat de l'histoire.
Pendant quelques dizaines d'années encore, les femmes
continuèrent d'être actives dans leurs propres associations
ouvrières, dans le mouvement anti-esclavagiste et dans la

191
FEMMES, RACE ET CLASSE

campagne pour leurs droits. Mais elles semblent avoir été


absentes du mouvement marxiste socialiste. Comme la Ligue
Prolétarienne, l'Association Nationale des Travailleurs et le
Club Communiste étaient entièrement dirigés par des
hommes ; même le Parti Socialiste Travailliste était à
dominance masculine (2).
E n 1 9 0 0 , au moment de la fondation du Parti Socialiste,
la composition du mouvement avait changé. Comme les
femmes revendiquaient de plus en plus leur droit à l'égalité,
elles étaient plus nombreuses à lutter pour un changement
social. Elles réclamèrent aussitôt la participation au nouveau
combat contre l'oppression sociale. La gauche marxiste dut
alors compter avec ses adhérentes.
Champion du marxisme pendant presque vingt ans, le
Parti Socialiste soutint la lutte pour l'égalité des droits. Et il
resta longtemps le seul parti politique à défendre le droit de
vote des femmes (3). Grâce à l'action de socialistes comme
Pauline Newman et Rose Schneiderman, un mouvement
d'ouvrières suffragettes se constitua, qui ouvrit une brèche
dans ce qui était devenu depuis dix ans le fief des femmes
des classes moyennes (4). E n 1 9 0 8 , le Parti Socialiste créait
une commission nationale des femmes. L e 8 mars de cette
même année, des militantes socialistes des quartiers Est de
New York organisèrent une grande manifestation pour
soutenir la campagne pour le droit de vote des femmes.
Célébré dans le monde entier, cet anniversaire est devenu la
Journée Internationale Des Femmes (5). En 1 9 1 9 , année de
la fondation du Parti Communiste (en réalité, il y eut deux
partis communistes qui fusionnèrent ultérieurement), les

192
FEMMES, RACE ET CLASSE

leaders du Parti se recrutèrent chez d'anciennes militantes du


Parti Socialiste : « Mère » Ella Reeve Bloor, Anita Whitney,
Margaret Prevey, Kate Sadler Greenhalgh, Rose Pastor
Stokes et Jeanette Pearl, communistes, étaient issues de l'aile
gauche du Parti Socialiste (6),
Bien que l'Internationale Mondiale des Travailleurs n'ait
pas été un parti politique - et même si elle en rejetait la
forme d'organisation - elle eut une influence prépondérante
dans la formation du Parti Communiste. L'Internationale
des Travailleurs, dont les membres furent appelés
« Wobblies » (N.d.T. litt. « qui titubent »), fut créée en
juin 1 9 0 5 . Se définissant comme un syndicat de l'industrie,
l'Internationale des Travailleurs proclama qu'il n'existait
aucune possibilité d'accord entre la classe capitaliste et ses
ouvriers. L'objectif des « Wobblies » était le socialisme, et
leur stratégie une implacable lutte de classe. Quand « le
grand Bill » Haywood convoqua la première assemblée,
deux femmes siégèrent à la tribune « Mère » M a r y Jones et
Lucy Parsons.
Comme l'Internationale des Travailleurs, le Parti
Socialiste accueillait les femmes et les encourageait à devenir
leaders ou militantes. Cependant, seule l'Internationale
appliquait une politique 9 t lutte cohérente contre le racisme.
Dirigé par Daniel DeLeon, le Parti Socialiste ne reconnaissait
pas la nature particulière de l'oppression exercée sur les
Noirs. La plupart d'entre eux étaient travailleurs agricoles
(métayers, fermiers et ouvriers agricoles), et les socialistes
affirmaient que leur mouvement était celui des prolétaires.
Même un grand leader comme Eugène Debs prétendait que
les Noirs n'avaient nul besoin d'être particulièrement
défendus dans leur droit à la liberté et à l'égalité. L'objectif

193
FEMMES, RACE ET CLASSE

principal des socialistes était la lutte des travailleurs contre le


capital et Debs déclarait : « Nous n'avons rien de particulier
à offrir aux Noirs. » ( 7 ) L'Internationale des Travailleurs
voulait organiser la classe des salariés, développer une
conscience de classe, socialiste et révolutionnaire, et
contrairement au Parti Socialiste, elle s'intéressait aux
problèmes des Noirs. M a r y White Orington commenta

« Dans ce pays, deux organisations se préoccupent des


droits des Noirs. L'une est l'Association Nationale des Gens
de Couleur pour la sauvegarde de leurs droits civique, la
N A A C P , l'autre est l'Internationale Mondiale des Travail-
leurs qui les défend. » ( 8 )

Fait exceptionnel dans les rangs du Parti Socialiste, le


porte-parole de la campagne de soutien pour la libération de
Kate Richards O'Hare était une femme noire, Helen
Holman. Avant la Seconde Guerre mondiale, très peu de
femmes noires travaillaient dans l'industrie ; aussi les
socialistes faisaient-ils peu d'efforts pour les recruter.
Malheureusement, le Parti Communiste s'aligna ensuite sur
ces positions, ce qui devint un énorme obstacle à surmonter.
Selon l'historien communiste William Z . Foster « A u
début des années vingt, le Parti... négligeait les demandes
spécifiques des femmes noires qui travaillaient dans
l'industrie. » ( 9 ) Mais, au fil des ans, les communistes
commencèrent à reconnaître l'importance du racisme dans la
société américaine. Ils développèrent une théorie solide de la
lutte de libération des noirs en même temps qu'ils militaient
activement dans les rangs du mouvement anti-raciste.

194
FEMMES, RACE ET CLASSE

Lucy Panons

Lucy Parsons est l'une des rares Noires dont le nom


apparaisse de temps en temps dans l'histoire du mouvement
ouvrier américain. Généralement, elle est connue comme « la
femme dévouée » du martyr de Haymarket, Albert Parsons.
Elle était de ses plus ardents défenseurs, mais fut bien plus
qu'une épouse modèle et une veuve assoiffée de vengeance.
Comme le confirme la récente biographie de Carolyn
Asbaugh ( i o), elle milita pour la classe ouvrière pendant
plus de soixante ans. Elle s'engagea presque dix ans avant le
massacre de Haymarket et continua pendant cinquante-cinq
ans. Elle eut une adolescence anarchiste puis à l'âge mûr
adhéra au Parti Communiste.
Née en 1 8 5 3 , Lucy Parsons adhéra au Parti Socialiste dès
1 8 7 7 . A u cours des années suivantes, le journal anarchiste
The Socialist publia ses articles et ses poèmes, et L. Parsons
participa activement à l'organisation du syndicat des
ouvrières de Chicago ( 1 1 ) . Le I e r mai 1 8 6 6 , son mari fut
arrêté avec sept autres leaders radicaux alors qu'il suivait à
Haymarket-Square une émeute fomentée par la police de
Chicago. Lucy Parsons lança immédiatement une campagne
pour les libérer. Ses voyages en Amérique la firent connaître
comme leader du mouvement ouvrier et anarchiste, et sa
réputation la désigna comme cible de la répression. A
Colombus dans l'Ohio, le maire interdit son discours prévu
pour le mois de mars ; elle passa outre et fut conduite en
prison ( 12). Dans toutes les villes,

« Les lieux de réunion se fermaient au dernier moment,

195
FEMMES, RACE ET CLASSE

les détectives quadrillaient la salle et la police ne relâchait


jamais sa surveillance. » ( 1 3 )

Quand on exécuta son mari et qu'on arrêta Lucy Parsons


avec ses deux enfants, l'un des policiers remarqua « Cette
femme est plus dangereuse que mille émeutiers. » ( 1 4 )
Lucy Parsons était noire — un fait que les lois du
métissage l'obligeaient à cacher — et femme. Pourtant, elle
affirmait que l'exploitation de la classe ouvrière par le
capitalisme éclipsait les questions de racisme et de sexisme.
Puisque tous les Noirs et les femmes, autant que les Blancs et
les hommes, étaient victimes de l'exploitation capitaliste, ils
devaient consacrer toutes leurs forces à la lutte des classes. A
ses yeux, les Noires et les femmes ne subissaient aucune
oppression particulière ; il était donc inutile de combattre
explicitement le racisme et le sexisme. Selon la théorie de
Lucy Parsons, les patrons utilisaient ces différences de sexe
et de race quand ils cherchaient à justifier une plus grande
exploitation des femmes et des hommes de couleur. Si dans
ces mesures barbares, la loi du lynchage visait les Noirs,
c'était parce que leur pauvreté collective les rendait plus
vulnérables que les autres travailleurs. Lucy Parsons
s'interrogeait en 1 8 6 6 « Y a-t-il quelqu'un d'assez stupide
pour croire que toutes les agressions contre le noir tiennent à
la couleur de sa peau ? » ( 1 5 ) .

« Cela ne tient en aucune manière à sa pauvreté. Cela


tient à sa dépendance : il appartient à une classe plus pauvre
que son frère blanc du Nord, même si ce dernier reçoit un
salaire de misère. » ( 1 6 )

196
FEMMES, RACE ET CLASSE

Lucy Parsons et « Mère » M a r y Jones furent les premières


adhérentes de l'Organisation des Travailleurs Radicaux,
connue sous le nom d'Internationale Mondiale des
Travailleurs. Unanimement respectées dans le mouvement
ouvrier, elles siégèrent toutes deux au présidium aux côtés
d'Eugene Debs et du grand Bill Haywood, lors de la
première Convention de l'Internatinale. Dans son discours
aux délégués de la Convention, Lucy Parsons montra qu'elle
était particulièrement sensible à l'oppression des ouvrières,
qui, pensait-elle, étaient manipulées par les patrons qui
voulaient réduire les salaires de toute la classe ouvrière.

« Nous, femmes de ce pays, n'avons pas le droit de vote...


Mais nous avons notre travail... Pour réduire les salaires, la
classe capitaliste utilise les femmes. » ( 1 7 )

Par ailleurs, à une époque où l'on ne se préoccupait


pratiquement pas du sort des prostituées, Lucy Parsons
ajouta qu'elle parlait aussi... « pour les soeurs que je
rencontre la nuit lors de mes promenades à Chicago » ( 18).
A u cours des années vingt, Lucy Parsons commença à lutter
dans les rangs du jeune Parti Communiste. Profondément
marquée par la Révolution soviétique de 1 9 1 7 , elle était
convaincue que la classe ouvrière finirait par triompher aux
Etats-Unis. Quand les communistes et d'autres mouvements
progressistes fondèrent la Défense Internationale des
Travailleurs en 1 9 2 5 , Lucy Parsons s'y engagea activement.
Elle se battit pour la libération de T o m Mooney en
Californie, pour les Scottboro en Alabama, pour le jeune
communiste noir Angelo Herndon, emprisonné par les
autorités de Géorgie (19). C'est en 1 9 3 9 que Lucy Parsons

197
FEMMES, RACE ET CLASSE

s'inscrivit au Parti Communiste (20). A sa mort, en 1 9 4 2 , le


Daily Worker lui rendit hommage en ces termes

« Elle assurait le lien entre le mouvement ouvrier


d'aujourd'hui et les grands événements des années 1880...
Elle fut une grande dame américaine, par son courage et son
dévouement à la classe ouvrière. » ( 2 1 )

Ella Reeve Bloor

Née en 1 8 6 2 , leader d'une organisation ouvrière,


militante pour les droits des femmes et des Noirs, pour la
paix et le socialisme, et connue sous le nom de « Mère »
Bloor, elle devint membre du Parti Socialiste peu après sa
fondation. E n prenant la tête de son parti, elle entra dans la
légende de la classe ouvrière américaine. Parcourant les
Etats-Unis en auto-stop, elle fut le cœur et l'âme
d'innombrables grèves. Elle fît ses premiers discours devant
les conducteurs de tramway en grève à Philadelphie. Elle
mit ses talents oratoires et ses dons d'organisatrice au service
des mineurs, des ouvrières du textile et des métayers. A l'âge
de soixante-deux ans. Mère Bloor continuait à voyager en
stop (22).
A soixante-dix huit ans, elle publia son autobiographie :
celle-ci commençait avant son adhésion au Parti Socialiste et
retraçait toute la période où elle fut membre du Parti
Communiste. Socialiste, elle avait une conscience de classe,
mais elle ne reconnaissait pas l'oppression particulière des
Noirs. Cependant, en tant que communiste, Mère Bloor se

198
FEMMES, RACE ET CLASSE

battit souvent contre le racisme, et exhorta ses camarades à


suivre son exemple. En 1 9 1 9 , à la Convention de la Défense
Internationale des Travailleurs à Pittsburgh en Pennsylvanie,
elle déclara

« Nous avions réservé des chambres pour tous les


délégués à l'hôtel Monogahala. Nous sommes arrivés au
milieu de la nuit accompagnés de vingt-cinq délégués noirs ;
le directeur nous a dit qu'ils pouvaient dormir une nuit à
l'hôtel, mais qu'ils devaient partir le lendemain matin. La
Convention décida alors d'ajourner la réunion du lendemain
et de se rendre à l'hôtel en ordre, avec des banderoles
proclamant "non à la discrimination" E n arrivant dans le
hall, nous avons recontré des journalistes, des policiers, des
badauds... » ( 2 3 )

A u début des années trente, Mère Bloor prit la parole à


Loup C i t y dans le Nebraska dans une réunion de femmes en
grève contre des éleveurs de volailles. L'assemblée des
grévistes fut violemment interrompue par un groupe raciste
s'opposant à la présence de Noirs au meeting. Quand la
police arriva, Mère Bloor fut arrêtée avec une autre femme
noire, M m e Floyd Booth, et son mari. Cette femme
dirigeait le comité pacifiste de la ville et son époux militait
activement dans le bureau de chômage. Les fermiers de la
région recueillirent l'argent de la caution pour libérer Mère
Bloor, mais elle la refusa en disant qu'elle n'accepterait pas
de sortir seule de prison (24).

« Je sentais que je ne pouvais accepter la caution et laisser


mes deux camarades noirs en captivité, dans cette

199
FEMMES, RACE ET CLASSE

atmosphère de haine implacable vis-à-vis des gens de


couleur. » (2 5)

A cette époque. Mère Bloor conduisit la délégation


américaine à la Conférence Internationale des Femmes à
Paris. Quatre d'entre elles étaient noires.

« Capitol Tasker, métayère d'Alabama, grande et belle,


était l'âme de la délégation ; Lulia Jackson avait
été élue par les mineurs de Pennsylvanie ; il y avait
une représentante des mères des Scottsboro et Mabel Byrd,
une brillante diplômée de l'Université de Washington,
qui travaillait au Bureau International du Travail à
Genève. » ( 2 6 )

A la Conférence de Paris de 1 9 3 4 , Capitola Tasker fut


élue membre du comité exécutif de l'assemblée aux côtés de
« Mère Bloor » et de la représentante du Parti Socialiste.
Mabel Byrd, jeune universitaire noire, fut élue Secrétaire de
Conférence (27).
Lulia Jackson, porte-parole noire des mineurs de
Pennsylvanie, fut l'une des personnalités marquantes de la
Conférence des Femmes à Paris. Elle répondit au groupe
pacifiste qui assistait à la réunion en expliquant que la guerre
contre le fascisme était le seul moyen d'assurer une paix
véritable. A u cours des délibérations, une pacifiste
convaincue s'était plainte

« Je pense qu'on parle beaucoup trop de batailles dans ce


manifeste (contre la guerre). On parle de combat contre la

200
FEMMES, RACE ET CLASSE

guerre, combat pour la paix, combat, combat... Nous


sommes des femmes, nous sommes des mères, nous ne
voulons pas nous battre. Nous savons bien que nous nous
montrons patientes envers nos enfants même s'ils sont
désagréables ; et c'est l'amour et non la bataille qui nous
assure la victoire sur eux. » ( 2 8 )

Lulia Jackson répondit avec franchise et lucidité

« Mesdames, nous venons d'entendre qu'il faut refuser de


se battre, qu'il faut être douces et bonnes pour nos ennemis,
les partisans de la guerre. Je ne suis pas d'accord. Tout le
monde connaît la racine de cette guerre c'est le capitalisme.
On ne peut pas faire souper ces capitalistes et les mettre au
lit comme nos enfants. Il faut les combattre. » ( 2 9 )

Mère Bloor raconte dans son autobiographie que « tout le


monde avait ri et applaudi, même les pacifistes » ( 3 0 ) et que
le manifeste contre la guerre avait aussitôt été adopté à
l'unanimité.
A u cours de son intervention, Capitola Tasker, métayère
noire de l'Alabama, établit un parallèle entre le fascisme
européen et le terrorisme raciste qui visait le peuple noir
américain. Elle raconta les meurtres des émeutiers dans le
Sud. Elle révéla aux parisiennes comment le début de révolte
des métayers d'Alabama fut violemment reprimée. Elle
expliqua que son opposition au fascisme venait de loin, car
elle en avait souffert, et elle termina son discours en
entonnant le « Chant des métayers » qu'elle avait adapté
pour la circonstance.

201
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Comme l'arbre au bord de l'eau


Nous resterons plantés
Nous sommes contre la guerre et le fascisme
Nous resterons plantés. 35(31)

Sur le bateau du retour, Capitola Tasker fit à Mère Bloor


le récit émouvant de son expérience parisienne.

« Mère, quand je reviendrai en Alabama, dans le champ


de coton, derrière notre vieille cabane, je me dirai "Capitola,
es-tu vraiment allée à Paris, as-tu vu ces femmes
extraordinaires, écouté ces grands discours ou n'était-ce
qu'un rêve ? "
« Si ce n'est pas un rêve, Mère, je vais le raconter dans
tout l'Alabama, et leur dire comment les femmes du monde
entier se battent pour faire cesser le règne de la terreur dans
le Sud, et pour arrêter la guerre. » ( 3 2 )

Mère Bloor et ses camarades communistes concluaient en


disant que la classe ouvrière pouvait jouer un rôle
révolutionnaire à condition que les travailleurs luttent sans
relâche contre la racisme, véritable poison social. Le nom
d'Ella Reeve Bloor reste associé à d'étonnantes réalisations
qui prouvent que cette communiste blanche soutenait
fermement le mouvement de libération des Noirs.

Anita Whitney

Quand Anita Whitney naquit en 1 8 6 7 , dans une riche


famille de San Francisco, rien ne laissait prévoir qu'elle serait

202
FEMMES, RACE ET CLASSE

un jour Secrétaire Générale du Parti Communiste de


Californie. Peut-être était-elle destinée à la politique, car
après l'obtention de son diplôme à Wellesley (un prestigieux
collège féminin de Nouvelle-Angleterre), elle participa à des
œuvres de bienfaisance, puis devint très vite militante pour
le vote des femmes. Dès son retour en Californie, elle adhéra
à la Ligue pour l'Egalité et en fut élue présidente au moment
où la Californie devenait le sixième Etat de la Nation à
accorder le droit de vote aux femmes (3 3).
E n 1 9 1 4 , Anita Whitney rejoignit le Parti Socialiste.
Malgré la relative indifférence de son parti pour les luttes du
peuple noir, elle soutint spontanément les causes anti-
racistes. Quand l'Association Nationale des Gens de Couleur
pour la sauvegarde de leurs droits civiques créa une section
dans la baie de San Francisco, Amita Whitney accepta avec
enthousiasme une place de membre dans le comité exécutif
proche de l'aile gauche du Parti Socialiste (34). Elle rejoignit
les fondateurs du Parti Communiste des Travailleurs en
1 9 1 9 ( 3 5 ) . Peu après, ce groupe fusionna avec le Parti
Communiste américain.
1 9 1 9 fut l'année des sinistres chasses aux communistes du
procureur général. A . Mitchell Palmer et Anita Whitney
allaient devenir l'une de ses npmbreuses victimes. On
informa cette dernière que le discours qu'elle devait
prononcer à Oakland devant les femmes des clubs associés à
la Ligue civile de Californie était interdit. Malgré le veto
officiel, elle parla le 2 8 novembre 1 9 1 9 du « problème noir
aux Etats-Unis » ( 3 6 ) . Elle posa essentiellement le problème
de lynchage.

203
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Depuis 1 8 9 0 , on a compté 3 2 2 8 lynchages aux Etats-


Unis ; 2 5 0 0 victimes étaient des hommes de couleur et 50
des femmes de couleur. J'aimerais m'en tenir là, mais je
pense que devant cette situation barbare, nous devons
rassembler nos forces afin de laver l'histoire de notre pays de
cette tache. » ( 3 7 )
Elle posa ensuite une question aux femmes blanches du
club, a Le savez-vous ? U n Noir dit un jour que s'il
possédait l'enfer et le Texas, il préférerait louer le Texas et
habiter l'enfer. » ( 3 8 ) Elle ajouta que le Texas était le
troisième Etat du Sud pour le nombre de meurtres commis
aux cours d'émeutes raciales, après la Géorgie et le
Mississipi.
E n 1 9 1 9 , rares étaient les femmes blanches qui appelaient
les femmes de couleur à la lutte contre le fléau du lynchage.
L a propagande raciste, l'évocation constante du mythe du
violeur noir avaient provoqué la division attendue. Même
dans les milieux progressistes, les blancs hésitaient souvent à
se déclarer contre les lynchages, qui étaient alors justifiés
comme des réactions aux agressions sexuelles des Noirs
contre les femmes blanches du Sud. Anita Whitney en était
consciente, malgré la propagande raciste, et elle acceptait les
risques inhérents à sa position. Il était clair qu'elle serait
arrêtée, mais elle choisit pourtant de tenir sa réunion. A la
fin de la conférence, elle fut arrêtée et accusée de
syndicalisme criminel. Plus tard, elle fut enfermée à la prison
de San Quentin et y passa plusieurs semaines avant.d'être
relâchée sous caution. C e n'est qu'en 1 9 2 7 que le
gouverneur de Californie l'amnistia (39).
Femme blanche du XX e siècle, Anita Whitney fut une

204
FEMMES, RACE ET CLASSE

pionnière de la lune contre le racisme. A v e c ses camarades


noires, elle forgea la stratégie communiste d'émancipation de
la classe ouvrière ; le combat pour la libération des Noirs en
était le pivot. En 1 9 3 6 , Anita Whitney fut élue secrétaire
générale du Parti Communiste de l ' E u t de Californie et, peu
après, membre du comité central.

On lui demanda un jour « Anita, comment voyez-vous


le Parti Communiste ? Qu'est-ce qu'il signifie pour vous ? »
« Eh bien, dit-elle avec un sourire incrédule, un peu
étonnée par cette question,... Il a donné un sens à ma vie. Le
parti communiste est l'espoir du monde. » (40)

Elaabeth Gurley Flynn

Quand Elizabeth Gurley Flynn mourut en 1 9 6 4 , elle


défendait depuis près de soixante ans les causes socialiste et
communiste. Elevée par des parents membres du Parti
Socialiste, elle se sentit très tôt en accord avec la lutte des
socialistes contre la classe capitaliste. La jeune Elizabeth
n'avait pas seize ans quand elle prononça son premier
discours. A partir de lectures comme Défense des droits de la
femme, de M a r y Wollstonecraft, et Femmes et socialisme ( 4 1 ) ,
de August Bebel, elle fit en 1 9 0 6 , devant le Club socialiste
de Harlem un discours intitulé « C e que le socialisme
apportera aux femmes. » Son père hésitait à lui accorder le
droit de parler en public, mais l'accueil enthousiaste
d'Harlem acheva de le décider. Elle accompagnait son père
et se familiarisait avec les discours de rues qui étaient la
tactique des radicaux de l'époque. Elle fut arrêtée une

205
FEMMES, RACE ET CLASSE

première fois pour avoir « parlé sans autorisation » et


emmenée en prison avec son père (42).
Sa carrière de militante pour les droits de la classe
ouvrière commença dès l'âge de seize ans. Elle prit la défense
du grand Bill Haywood, contre qui les grands trusts de
cuivre avaient lancé de fausses accusations. Pendant sa
campagne de soutien, elle rejoignit l'Internationale Mondiale
des Travailleurs dans les Etats de l'Ouest comme le Montana
et l'Etat du Washington (43). Puis elle démissionna du Parti
Socialiste « convaincue qu'il était sectaire en comparaison de
ce mouvement si bien enraciné qui s'étendait à tout le
pays » (44).
A v e c , derrière elle, l'expérience de nombreuses grèves au
cours desquelles elle s'était affrontée à la police, Elizabeth
Flynn alla rejoindre les grévistes du textile à Lawrence dans
le Massachusetts en 1 9 1 2 . Leurs revendications étaient
simples et impérieuses. D'après M a r y Heaton Vorse :

« Les salaires étaient si bas à Lawrence que 3 5 % des


travailleurs gagnaient moins de 7 dollars par semaine. Moins
d'un cinquième avaient plus de 1 2 dollars par semaine.
Leurs origines diverses les divisaient ; ils parlaient plus de
quarante langues et dialectes. Mais leur faible niveau de vie
et la mortalité infantile les rapprochaient en effet, un enfant
sur cinq mourait avant d'atteindre un an. Les autres villes,
dont le taux de mortalité était supérieur, étaient toutes des
villes de filature. » ( 4 5 )

Selon Vorse, qui assurait le reportage pour le magazine


Harper's Weekly, de tous les orateurs qui s'adressèrent à

206
FEMMES, RACE ET CLASSE

l'assemblée des grévistes, Elizabeth G . Flynn fut la seule à


mobiliser les ouvriers. Elles les encouragea à poursuivre la
grève.

« Quand Elizabeth Gurley Flynn parlait, l'émotion


s'emparait de la foule. A v e c sa jeunesse, ses yeux bleus
d'Irlandaise, son visage de lys et sa couronne de cheveux
noirs, elle incarnait la fougueuse révolutionnaire. Son appel à
la solidarité avait bouleversé la foule... U n frisson parcourait
ses auditeurs. Us croyaient désormais à leur libération. » (46)

Elle organisa des grèves avec la collaboration de Frank


Little, célèbre leader indien. En 1916, tous deux
représentaient l'Internationale des Travailleurs pendant la
grève des mineurs de fer du Mesabi dans le Minnesota. U n
an plus tard, Elizabeth Gurley Flynn apprenait que Frank
Little venait d'être lynché à Butte dans le Montana, après un
discours aux mineurs en grève.

« Six hommes masqués vinrent à l'hôtel la nuit,


fracturèrent la porte, l'arrachèrent de son lit pour l'emmener
dans les faubourgs de la ville et le pendre au pont de la voie
ferrée. » ( 4 7 )

U n mois après la mort de Frank Little, 1 6 8 personnes


furent inculpées d'avoir conspiré avec lui « afin d'empêcher
l'application des lois des Etats-Unis »... (48) Elizabeth
Gurley Flynn était la seule femme parmi les accusés, et Ben
Fletcher, débardeur de Philadelphie, et leader de l'Interna-
tionale Mondiale des Travailleurs, fut le seul Noir cité par
l'accusation (49).

207
FEMMES, RACE ET CLASSE

Elizabeth Gurley Flynn révèle, dans son autobiographie,


qu'elle était consciente, depuis le début de sa carrière
politique, de l'oppression subie par les Noirs. Son
engagement dans l'Internationale Mondiale des Travailleurs
lui avait révélé la nécessité de la lutte contre le racisme. Ils
proclamaient que

« Seule l'Internationale des Travailleurs considère que


l'ouvrier noir est vraiment l'égal du blanc... homme ou
femme... Elle ne fait absolument aucune différence entre
eux. » ( 5 0 )

Mais l'Internationale des Travailleurs était essentiellement


le syndicat des travailleurs de l'industrie, blancs en majorité.
Et il n'y avait pas de femmes dans la minorité d'ouvriers
noirs de l'industrie. En réalité, la plupart des travailleurs
noirs, hommes et femmes, travaillaient toujours dans
l'agriculture ou le service domestique. Par conséquent, seule
une fraction de la population noire pouvait adhérer à un
syndicat industriel, sauf si celui-ci luttait pour l'accès des
Noirs à l'industrie.
Elizabeth Flynn entra au Parti Communiste en 1 9 3 7 ( 5 1 )
et compta très vite parmi ses leaders. Proche collaboratrice
de communistes noirs comme Benjamin Davis et Claudia
Jones, elle prit conscience du rôle essentiel de la libération
du peuple noir dans la lutte d'émancipation de la classe
ouvrière. E n 1948, elle publia un article dans Politicai
Affairs, l'organe du parti, sur la Journée Internationale des
Femmes.

208
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Le droit au travail, à l'apprentissage, à la promotion, le


droit à l'ancienneté, la protection sanitaire et la sécurité, des
crèches adaptées. Voilà les demandes urgentes des
organisations de travailleuses de toutes les femmes qui
travaillent et des femmes noires en particulier... » ( 5 2 )

S'élevant contre l'inégalité des droits entre les anciens


combattants hommes et femmes, elle rappelait à ses lecteurs
que les femmes noires subissaient une triple oppression.

« Chaque brimade infligée à l'Américaine blanche est


mille fois aggravée chez rAméricaine noire, qui est trois fois
exploitée : comme Noire, comme travailleuse et comme
femme. » ( 5 3 )

Les femmes noires proposèrent plus tard cette analyse du


« triple péril » lorsqu'elles tentèrent d'influencer le Women's
Liberation Movment, au tout début de sa création.
La première autobiographie d'Elizabeth Gurley Flynn I
speak tny ohm piece, ou The rebel girl, est un aperçu fascinant
de ses propres expériences de militante dans l'Internationale
des Travailleurs. Dans la seconde, The Alderson story ou My
life as a political prisoner, elle révèle une nouvelle maturité
politique et une prise de conscience du racisme. Pendant la
chasse aux communistes, organisée par McCarthy, elle fut
arrêtée à N e w York avec trois autres femmes et accusée de
complot contre le gouvernement ( 5 4). Les autres s'appelaient
Marian Bachrach, Betty Gannet et Claudia Jones. La
dernière était une Noire de Trinidad qui avait émigré très
jeune aux Etats-Unis. E n juin 1 9 5 1 , toutes quatre furent

209
FEMMES, RACE ET CLASSE

conduites à la prison de femmes de N e w York. L e seul


« épisode qui égaya leur séjour là-bas » fut l'anniversaire
d'une prisonnière organisé par Elizabeth, Betty et Claudia.
Seule et désespérée, une jeune Noire de dix-neuf ans « avait
dit que son anniversaire tombait le lendemain » (5 5). Les
trois femmes réussirent à obtenir un gâteau de l'intendant.

« Nous avions confectionné des bougies en papier pour le


cake et fabriqué une nappe avec des serviettes en papier. Elle
pleura de surprise et de joie quand nous lui souhaitâmes un
"heureux anniversaire" Le lendemain, nous recevions ce
petit mot
"Chères Claudia, Betty et Elizabeth
" J e ne sais comment vous remercier de ce que vous avez
fait pour mon anniversaire... C e fut l'un des plus beaux jours
de ma vie. Bien que communistes, vous êtes les femmes les
plus admirables que je connaisse. Je parle des communistes
parce que les gens ne les aiment pas ; ils pensent que les
communistes sont contre les Américains. Moi, je ne le crois
pas. Vous êtes les femmes les plus sympathiques que j'aie
rencontrées en dix-neuf ans d'existence et je n'oublierai
aucune de vous où que je sois... J'espère que vous sortirez
bientôt d'ici et que vous n'y reviendrez plus jamais" » ( 5 6 )

Après le procès des trois femmes (Marian Bachrach avait


été jugée séparément à cause de son état de santé), la loi
Smith les condamna à purger leur peine au pénitencier
fédéral des femmes à Alderson en Virginie. Peu de temps
après leur arrivée, un arrêté abolit la ségrégation raciale dans

210
FEMMES, RACE ET CLASSE

la prison. Dorothy Rose Blumenberg de Baltimore, autre


victime de la loi Smith, fut une des premières prisonnières
blanches à partager la cellule des Noires ; elle avait été
condamnée à trois ans de prison. « C'était à la fois amusant
et flatteur de penser que les communistes étaient appelées à
participer à l'intégration dans les prisons. » ( 5 7 ) Mais,
comme le souligne Elizabeth Gurley Flynn, l'abolition de la
ségrégation raciale dans les prisons n'entraîna pas pour
autant la suppression de la discrimination. Et jusqu'à sa
suppression effective on continua à affecter les femmes
noires aux travaux les plus durs « à la ferme, à la
conserverie, à l'entretien et à la porcherie » ( 5 8).
E n tant que leader du Parti Communiste, Elizabeth
Gurley Flynn était engagée dans la lutte de libération des
Noirs et elle s'était rendu compte que leur résistance n'était
pas toujours politiquement consciente. Elle avait observé,
parmi les prisonnières d'Alderson,

« une plus grande solidarité chez les femmes noires,


sans doute attribuable à leurs habitudes de vie. Elles me
semblaient avoir davantage de caractère : dans l'ensemble,
elles étaient plus fortes et plus indépendantes, moins portées
au commérage et au mouchardage que les prisonnières
blanches. » ( 5 9 )

Elle sympathisa plus facilement avec les prisonnières


noires. « Franchement, les prisonnières noires m'inspiraient
davantage de confiance. Elles étaient plus équilibrées, moins
hystériques, moins corrompues, plus mûres. » (60) En
retour, les femmes noires étaient plus réceptives à Elizabeth.

211
FEMMES, RACE ET CLASSE

Peut-être sentaient-elles que cette femme blanche était


solidaire de leur lutte.

Claudia Jones

Née à Trinidad, à l'époque où l'île était encore rattachée


aux Antilles Britanniques, Claudia Jones immigra très tôt
aux Etats-Unis. Plus tard, elle rejoignit le comité de soutien
pour la libération des Scottsboro (61). Elle y rencontra des
membres du Parti Communiste. Elle adhéra au Parti
Communiste et devint à vingt ans la responsable de la
commission des femmes du Parti. E n tant que leader, elle
devint le symbole national de la lutte des femmes
communistes.
Parmi tous les articles de Claudia Jones, le plus
remarquable est daté de juin 1 9 4 9 et s'intitule : « Pour tirer
de l'oubli les problèmes des femmes noires » (62). Son
analyse des femmes noires réfutait tout stéréotype
phallocrate. Elles devaient absolument occuper une position
centrale dans le combat de libération de leur peuple. Peu de
témoignages historiques mentionnaient que « les femmes
noires étaient à l'origine des grèves des métayers des années
trente » ( 6 3 ) . E n outre,

« Comme ouvrières et commes femmes d'ouvriers, elles


ont joué un rôle essentiel dans les grèves pour la
reconnaissance du syndicalisme industriel dans l'automobile,
les industries de l'emballage et les aciéries... Plus récemment,
Moranda Smith et Velma Hopkins ont révélé leurs talents

212
FEMMES, RACE ET CLASSE

de leaders syndicaux pendant la grève des ouvriers de


l'emballage et du tabac. » ( 6 4 )

Claudia Jones fustigea les progressistes et les syndicalistes


en particulier pour leur refus de reconnaître l'organisation
des employés domestiques noirs. La majorité des femmes
noires étaient employées de maison, et l'attitude paternaliste
qu'on adoptait à leur égard influençait leur position dans la
société.

« L e fait que les femmes noires sont continuellement


reléguées dans la sphère du travail domestique a contribué à
perpétuer et à intensifier la phallocratie à l'encontre de toutes
les femmes noires. » ( 6 5 )

Claudia Jones rappelait à ses amies blanches et à ses


camarades « trop de progressistes et même des communis-
tes continuent à exploiter des domestiques noirs (66) et
parfois à dénigrer leur bonne auprès de leurs amis bourgeois
et dans leur propre famille » (67). Communiste convaincue,
elle était persuadée que seul le socialisme portait une
promesse de libération pour les femmes noires, le peuple
noir dans sa totalité, et l'ensemble de la classe ouvrière. Elle
exhortait ses camarades à se débarrasser du racisme et du
sexisme. Quant au Parti,

« dans les clubs, nous devons débattre sérieusement du


rôle des femmes noires, afin de mieux comprendre, en tant
que militantes du Parti, les luttes à mener dans notre vie
professionnelle et dans notre communauté » (68).

2!3
FEMMES, RACE ET CLASSE

Comme beaucoup d'autres femmes noires l'avaient pensé,


elle affirmait que les Blanches des mouvements progressistes
et les communistes avaient une responsabilité particulière
vis-à-vis des femmes noires.

« Le rapport économique "maîtresse-servante" perpétue


un sentiment de caste que toutes les progressistes blanches
doivent combattre consciemment dans ses manifestations
évidentes ou subtiles. » ( 6 9 )

A la prison fédérale d'Alderson, Claudia Jones observa le


microcosme d'une société raciste qu'elle connaissait bien.
Malgré l'abolition de la ségrégation, Claudia était incarcérée
dans un « bâtiment de couleur » et isolée de ses camarades
blanches, Elizabeth Gurley Flynn et Betty Gannet.
Elizabeth Flynn était une amie intime de Claudia Jones.
Quand elle fut libérée au bout de dix mois de détention, en
octobre 1 9 5 5, Elizabeth s'en réjouit malgré la douleur de la
séparation.

« M a fenêtre donnait sur la route. Je la vis s'en aller. Elle


se retourna pour me faire un signe d'adieu. Elle était grande,
mince, belle, vêtue de brun et d'or. Puis elle disparut. C e fut
le jour le plus douloureux de ma vie de prisonnière. J'étais
abandonnée. » ( 7 0 )

Le jour où Claudia Jones quitta Alderson, Elizabeth


écrivit un poème intitulé « Adieu à Claudia ».

Chère camarade,
Le jour de notre séparation approche.

214
FEMMES, RACE ET CLASSE

De jour en jour, un sombre pressentiment,


Une sombre angoisse envahissent mon cœur.

N e plus te voir descendre le chemin


N e plus voir tes yeux souriants, ton visage radieux
N e plus entendre tes éclats de rire
Plus d'amour en ce triste lieu.
Les mots me manquent pour dire la douleur
De l'isolement, du silence, mornes journées.
C e matin lugubre et gris, je suis abandonnée
A un avenir de solitude, prisonnière de ces murs.

Parfois je pense que j'ai rêvé ta présence


Si vivante, si éloignée, je te sais
Si fière de marcher, de parler, de travailler, d'être.
Tout ne fut peut-être qu'un songe fébrile.
Pourtant le soleil a chassé le brouillard, les ténèbres.
Je connais la joie soudaine de ton départ
Puisque aujourd'hui tu descends les rues de Harlem
Pour toi au moins, s'est levée l'aube de la liberté.

Je serai forte de notre foi commune, chère camarade.


Indépendante, fidèle à notre idéal,
Pour garder mon esprit et mon âme hors de toute prison.
Je serai forte du courage que m'inspire ton souvenir
d'amour ( 7 1 ) .

Peu de temps après sa libération, les pressions du


maccarthysme l'obligèrent à s'exiler en Angleterre. Elle
poursuivit ses activités politiques en publiant The west indiati
gazette Mais sa santé déclina rapidement et elle mourut.

215
CHAPITRE 11
LE VIOL, LE RACISME
ET LE MYTHE DU VIOLEUR NOIR

Certains des signes les plus flagrants de dégradation


sociale ne sont pris en compte que lorsqu'ils ont atteint une
ampleur telle qu'ils défient tout remède ; le viol en est un
exemple. C'est aujourd'hui, aux Etats-Unis, de tous les actes
de violence, celui qui connaît la progression la plus
rapide (i). Après des siècles de silence, de souffrance, de
culpabilité déplacée, les agressions sexuelles montrent
brutalement les fautes de parcours de la société capitaliste
actuelle. L'inquiétude grandissante de l'opinion face au
problème du viol a incité des milliers de femmes à divulguer
le récit des agressions qu'elles ont subies ou failli subir. Le
bilan est terrible très peu de femmes peuvent affirmer
qu'elles ont échappé au viol ou à la tentative de viol.

217
FEMMES, RACE ET CLASSE

A u x Etats-Unis et dans d'autres pays capitalistes, les lois


sur le viol ont généralement été conçues pour protéger les
hommes des classes dirigeantes dont la femme ou la fille se
ferait agresser. C e qui arrivait aux femmes de la classe
ouvrière ne préoccupait guère les tribunaux. En conséquence,
peu de Blancs ont été poursuivis pour violences sexuelles.
Par contre, les Noirs, coupables ou innocents, ont été
aveuglément poursuivis. Ainsi, parmi les 4 5 5 hommes
exécutés pour viol entre 1 9 3 0 et 1 9 6 7 , 4 0 5 étaient
noirs (2).
Dans l'histoire des Etats-Unis, la fausse inculpation de
viol est l'un des plus énormes subterfuges que le racisme ait"
inventés. On a systématiquement brandi le mythe duvioleur
noir chaque fois qu'il a fallu justifier une nouvelle vague de
violence et de terrorisme contre la communauté noire.
L'absence remarquée des femmes noires dans les rangs du
mouvement contre le viol peut s'expliquer par son
indifférence à l'accusation de viol comme alibi raciste. Trop
d'innocents ont été sacrifiés dans les chambres à gaz et ont
croupi toute une vie dans les prisons pour que les femmes
noires se joignent à celles qui cherchent souvent assistance
auprès des policiers et des juges. Par ailleurs, lorsqu'elles-
mèmes ont été violées, les femmes noires ont trouvé peu ou
pas de soutien chez ces représentants de l'autorité. Et elles
ont trop souvent révélé qu'elles avaient été violées une
seconde fois par les policiers dans le but de discréditer leur
témoignage.

« Même au plus fort du mouvement pour les droits


civiques à Birmingham, de jeunes militantes racontaient que

218
FEMMES, RACE ET CLASSE

rien ne pouvait empêcher les policiers de la ville de violer les


femmes noires. Récemment à Chicago, en 1 9 7 4 , une jeune
fille noire de dix-sept ans raconta comment elle avait été
violée par dix policiers. Certains d'entre eux furent
suspendus, puis l'affaire fut rapidement étouffée. » ( 3 )

{ A u début du mouvement contre le viol, peu de


théoriciennes féministes ont sérieusement analysé le viol des
femmes noires du point de vue social. On vient seulement
d'établir un lien historique entre les agressions subies par les
femmes noires — violées systématiquement par des Blancs
- et les violences dirigées contre les hommes noirs -
blessés et assassinés par des émeutiers racistes après une
fausse inculpation de viol. Chaque fois qu'elles ont dénoncé
le viol, les femmes noires ont montré que l'inculpation de
viol servait d'alibi à la violence raciste, j Un écrivain
perspicace affirme

« L e mythe du Noir violeur de femmes blanches est


parallèle à celui de la mauvaise femme noire. Tous deux
servent à justifier et à faciliter l'exploitation des Noirs,
hommes et femmes. Les femmes noires qui ont pris
conscience de ce phénomène se sont trouvées très tôt aux
premiers rangs de la lutte contre le lynchage. » (4)

Gerda Lerner, auteur de ce passage, fut une des rares


femmes blanches à aborder ce sujet, au début des années
soixante-dix, à analyser en profondeur l'effet combiné du
racisme et du sexisme sur les femmes noires. L e cas "HTJoann
Little (5) illustre sa thèse. A u cours de l'été 1 9 7 5 , cette

219
FEMMES, RACE ET CLASSE

jeune noire, seule femme incarcérée dans une prison de


Caroline du Nord, fut accusée du meurtre d'un gardien
blanc. A u tribunal, elle raconta comment il l'avait violée
dans sa cellule, et comment elle l'avait tué, en état de
légitime défense, avec le pic à glace dont il s'était servi pour
la menacer. Une campagne de soutien fut organisée dans tout
le pays par des individus isolés, par des organisations de la
communauté noire et par le jeune mouvement des femmes.
Son acquittement fut accueilli comme une grande victoire.
Elle lança ensuite des appels passionnés en faveur de Delbert
Tibbs, un prisonnier noir qui attendait d'être exécuté dans
une prison de Floride, après avoir été faussement accusé du
viol d'une femme blanche.
U n grand nombre de femmes noires répondirent à son
appel. Mais peu de femmes blanches et peu d'organisations
rattachées au mouvement contre le viol acceptèrent de
manifester pour la libération de cette victime du racisme
sudiste. Même quand Jerry Paul, l'avocat de Joann Little,
annonça sa décision de défendre Delbert Tibbs, peu de
femmes blanches osèrent le soutenir. Cependant, en 1 9 7 8 ,
lorsque toutes les charges retenues contre Tibbs furent
rejetées, un grand nombre de militantes du mouvement
contre le viol prirent position en sa faveur. Pourtant, leurs
premières hésitations confirmaient les soupçons des femmes
noires le mouvement contre le viol négligeait leurs
préoccupations spécifiques.
C e n'est pas parce qu'elles ne s'étaient pas jointes
massivement au mouvement que les femmes noires
s'opposaient aux mesures prises contre le viol. Avant la fin
du XIX' siècle, les pionnières noires des clubs organisèrent

220
FEMMES, RACE ET CLASSE

une des premières manifestations publiques contre les


agressions sexuelles. Une tradition de quatre-vingts ans de
luttes contre le viol avait montré l'étendue et la gravité de la
menace qui pèse sur les femmes noires. Historiquement, les
Blancs, surtout les détenteurs du pouvoir économique, ont
toujours prétendu avoir un droit incontestable sur le corpi
des femmes noires.
L'esclavage reposait autant sur les contraintes sexuelles
que sur l'usage du fouet. Cette quasi institutionnalisation du
viol n'était p ^ ^"vprpssinn.d'irréprefsiblfE bpc<-.inc W T H P ) »
véritable«: r.11 ' ' m a g i n a i r ^ f|f"¡ R l a n r s \ st v i n l p n r p SPYlIflle
était l'une des dimensions essentielles des relations sociales
entre maître et esclave. Ë n d'autres termes, le droit que
s'octroyaient les propriétaires d'esclaves sur le corps des
femmes noires n'était autre que l'expression de leur prétendu
droit de propriété sur le peuple noir dans son ensemble. Le
droit de violer émanait de cette impitoyable domination
économique et la favorisait elle était la marque infamante
de l'esclavage (6).
Il était si profondément ancré dans les esprits qu'il
survécut même à l'esclavage. Les viols collectifs perpétrés
par le Ku-Klux-Klan et autres organisations terroristes nées
après la Guerre de Sécession servirent ouvertement d'arme
politique pour faire obstacle au mouvement pour l'égalité des
Noirs. Pendant l'émeute de Memphis, en 1 8 6 6 , les meurtres
terroristes s'accompagnèrent de viols prémédités de femmes
noires. Après les émeutes, nombreuses furent celles qui
témoignèrent devant le Congrès des violences effroyables
qu'elles avaient subies (7). Une femme noire du nom d'Ellen

221
FEMMES, RACE ET CLASSE

Parton apporte le témoignage d'événements similaires


pendant les émeutes de 1 8 7 1 à Meridian dans le Mississipi

« J'habite à Meridian depuis neuf ans. M o n travail, c'est


la lessive, le repassage, le ménage. Ils sont venus mercredi
soir pour la dernière fois chez moi. "Ils", je veux dire un
groupe d'hommes. Ils sont venus lundi, mardi et mercredi.
Lundi soir, ils ont dit qu'ils n'étaient pas venus pour nous
faire du mal. Mardi soir, ils ont dit qu'ils venaient chercher
des armes ; je leur ai dit qu'il n'y en avait pas. Ils m'ont dit
qu'ils se fiaient à ma parole. Mercredi, ils sont revenus ; ils
ont cassé l'armoire et les malles, et ils m'ont violée. Ils
étaient huit. Je ne sais pas combien d'autres étaient restés
dehors... » (8)

Bien sûr, l'agression sexuelle ne s'est pas toujours


manifestée aussi ouvertement. Ces innombrables viols
anonymes de femmes noires par des Blancs sont les drames
quotidiens du racisme ; les hommes sont convaincus que leur
attitude n'est que naturelle. Ces crimes ont reçu
l'approbation morale des hommes politiques, des universi-
taires, des journalistes et des écrivains, qui ont souvent
dépeint les femmes noires comme des femmes impudiques et
immorales. Même Gertrude Stein, écrivain célèbre, décrit
l'une de ses héroïnes noires en utilisant des termes comme
« amoralité primaire et impudeur des Noirs » (9). Quand
les Blancs de la classe ouvrière eurent repris cette théorie à
leur compte, la propagation de l'idéologie raciste remporta
une victoire.
I Le racisme a toujours profité de sa faculté à encourager la

222
FEMMES, RACE ET CLASSE

violence sexuelle. Les femmes noires et leurs soeurs de


couleur sontaepms toujours les principales cibles de ces
agressions racistes, mais les femmes blanches les ont
également subies. Lorsque les Blancs furent persuadés qu'ils
pouvaient violer les femmes noires en toute impunité, leur
attitude à l'égard des femmes de leur race ne pouvait que
s'en trouver modifiée. Le racisme est une provocation au
viol, et les Américaines blanches en ont nécessairement subi
le contre-coup. Voilà un dpc nnmhmiv pypmplpc nn le
sevisme Ç<» nourrit du raricmf, faicant jj-prtpmpnr r W ^
blanches les victimes d'une forme d'oppression spécifique
r f t m r p p à lpnr^ «¡mirs de couleur.
L'exemple de la guerre du Viêt-nam révèle comment le
racisme p n ' r ^'inritatinn an vinl • nnp fois que l'on eut
inculqué aux soldats américains qu'ils se battaient contre une
race inférieure, il était facile de lçs convaincre qu'il était de
leur devoir de violer les Vietnamiennes. Leur tâche
consistait à « fouiller » les femmes avec leur pénis (10). La
politique tacite du commandement militaire américain
consistait à encourager le viol systématique, dans la mesure
où c'était une arme du terrorisme de masse. Où sont passés
les milliers de combattants au Viêt-nam qui ont été les
témoins et les acteurs de ces atrocités ? Jusqu'à quel point ces
brutalités ont-elles marqué leur attitude vis-à-vis des
femmes en général ? Il serait vain de rejeter la responsabilité
de tous les crimes sexuels sur les soldats du Viêt-nam, mais
il ne fait aucun doute que toutes les Américaines subissent
aujourd'hui le contre-coup de cette expérience.
Par une douloureuse ironie, certaines théoriciennes du
mouvement contre le viol, ignorant le rôle d'incitation au

223
FEMMES, RACE ET CLASSE

viol joué par le racisme, affirment que les hommes de


couleur sont particulièrement enclins à la violence sexuelle
contre les femmes. Dans son impressionnante étude sur le
viol, Susan Brownmiller affirme que l'oppression exercée sur
les Noirs a mis hors de leur portée la possibilité d'exprimer
« légitimement » leur suprématie de mâles. En conséquence,
ils ont eu recours à des actes de violence sexuelle. Dans son
portrait des « Habitants du ghetto », Susan Brownmiller
montre que

« Les salles à manger des cadres et l'ascension du Mont


Everest ne sont généralement pas accessibles à ceux qui
constituent la sous-culture de la violence. Par contre, l'accès
au corps des femmes par la force est à leur portée, » ( n )

U n concert de louanges accueillit la parution du livre de


Susan Brownmiller, Le viol. Le magazine Times, qui l'avait
choisie comme l'une des dix femmes de l'année 1 9 7 6 ,
analysa ainsi son livre l'étude la plus rigoureuse et la
plus stimulante de toute l'histoire du mouvement fémi-
niste » ( 1 2 ) . Cependant, dans d'autres milieux, le livre fut
sévèrement critiqué parce qu'il contribuait à ressusciter le
vieux mythe raciste du violeur noir.
On ne peut nier que le livre de Susan Brownmiller ait été
à l'avant-garde de la littérature contemporaine sur le viol.
Pourtant, beaucoup de ses arguments sont malheureusement
imprégnés d'idéologie raciste. La nouvelle interprétation
qu'elle fait du lynchage, en 1 9 5 3 , de Emmett Till, un
adolescent de quatorze ans, est caractéristique. C e jeune
garçon avait sifflé une femme blanche dans le Mississipi, et

224
FEMMES, RACE ET CLASSE

peu après, on avait retrouvé son corps mutilé au fond de la


rivière Tallahatchie. « L'action de Till était plus qu'une
plaisanterie insolente de gosse, dit-elle. » ( 1 3 )

« Emmett Till allait montrer à ses copains noirs que lui, et


par conséquent eux, pouvait avoir une Blanche, et Carolyn
fut l'objet adéquat le plus proche. Concrètement, c'était la
possibilité d'approcher toutes les femmes blanches qui était en
cause. (...) Et qu'en est-il du coup de sifflet destiné aux filles,
le « geste de bravade d'un adolescent » de Till ? ( . . . ) le coup
se sifflet n'était pas un gazouillis de petit oiseau ou une façon
mélodieuse de saluer une cheville bien tournée. (...) c'était
une insulte délibérée, simplement dénuée de violence
physique, un dernier avertissement à Carolyn Bryant : ce
garçon noir, Till, avait en tête de la posséder. » ( 1 4 )

Susan Brownmiller déplore la punition sadique infligée à


Emmett Till mais, néanmoins, elle accuse le jeune Noir de
sexisme, et considère qu'il s'est rendu presqu'aussi coupable
que ses assassins racistes. Après tout, ajoute-t-elle, lui et ses
meurtriers se souciaient essentiellement d'affirmer leur droit
de propriété sur les femmes.
Susan Brownmiller n'est malheureusement pas la seule
femme de lettres à avoir subi l'influence de l'idéologie raciste
pour la question du viol. Jean McKellar écrit dans son livre
Le Viol

« Les Noirs élevés dans les ghettos apprennent très vite à


obtenir ce qu'ils désirent en s'en emparant. La violence est
de règle dans le jeu de la survie. Les femmes sont de bonnes
proies pour obtenir une femme, il suffit d'obtenir sa
soumission. » ( 1 5 )

225
FEMMES, RACE ET CLASSE

Jean McKellar est intoxiquée par la propagande raciste au


point d'affirmer froidement que 9 0 % des viols enregistrés
aux Etats-Unis sont commis par des Noirs (16). Dans la
mesure où le F B I donne le chiffre de 4 7 % ( 1 7 ) , on a peine
à croire qu'il ne s'agisse pas là d'une provocation volon-
taire.
Les dernières études sur le viol aux Etats-Unis montrent
une disparité entre le nombre d'agressions sexuelles réelles et
celles qui font l'objet d'une plainte. Selon Susan Brownmil-
ler, les viols enregistrés représentent 1 cas sur 5 ou 1 cas sur
20. Une enquête publiée par les féministes radicales de N e w
York conclut que les plaintes ne reflètent que 5 % des viols
commis (19). Néanmoins, la plupart des études contempo-
raines traitant de cette question ont tendance à confondre les
viols commis et ceux qui sont enregistrés par la police. Si
cette habitude persiste, il deviendra pratiquement impossible
de déterminer la véritable origine sociale du viol.
Dans son livre « Politics of Rape », Diana Russell donne
malheureusement raison au préjugé courant selon lequel le
violeur type est un homme de couleur. S'il est Blanc, il est
pauvre ou issu de la classe ouvrière. Son livre sous-titré Le
point de vue des victimes, est basé sur une série d'interviews de
femmes violées dans la région de la baie de San Francisco.
Sur les 2 2 cas relatés, 1 2 (c'est-à-dire plus de la moitié) ont
été commis par des Noirs, des Chicanos ou des Indiens. Il
est cependant intéressant de constater que seulement 2 6 %
des 9 5 interrogatoires menés à l'origine mettent en scène des
hommes de couleur (20). Si ce douteux procédé de sélection
ne suffit pas à éveiller de réels soupçons de racisme, il faut se
reporter aux conseils qu'elle donne aux femmes blanches

226
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Si certains Noirs considèrent le viol d'une femme


blanche comme une revanche ou l'expression d'une hostilité
justifiée vis-à-vis des Blancs, je pense qu'il est tout aussi
normal que les femmes blanches se méfient plus des Noirs
qu'elles ne le font généralement. » ( 2 1 )

Susan Brownmiller, Jean McKellar et Diana Russel sont


assurément plus subtiles que les premiers théoriciens du
racisme. Mais leurs conclusions sont tragiquement les mêmes
que celles des défenseurs du racisme comme Winflied
Collins, qui publia en 1 9 1 8 « The Truth About Lynching and
the Negro in the South », où l'auteur prône la sauvegarde de la
race blanche dans le Sud

cc Les deux traits les plus caractéristiques du nègre sont


son absence complète de chasteté et sa totale ignorance de la
vérité. L e laisser-aller sexuel du nègre, considéré comme
immoral et même criminel dans la civilisation blanche, était
peut-être une vertu dans son pays d'origine. Là-bas, la
nature avait développé en lui d'intenses besoins sexuels pour
compenser un taux de mortalité élevé. » ( 2 2 )

Collins recourt à des arguments pseudo-biologiques, alors


que Susan Brownmiller, Diana Russel et Jean McKellar font
appel à des théories sur le milieu social ; mais en dernière
analyse, tous arrivent à la conclusion que les Noirs sont
fortement enclins à commettre des agressions sexuelles
contre les femmes.
Une des premières études théoriques associées au
mouvement féministe contemporain sur le viol et la race se

227
FEMMES, RACE ET CLASSE

trouve dans ha Dialectique du Sexe de Shulamith Firestone.


D'après elle, le racisme est une extension du sexisme.
Evoquant la Bible selon laquelle... « les races ne sont rien"<îe~
plus que les divers parents et enfants de la Famille de
l'Homme » ( 2 3 ) , elle présente l'homme blanc comme le
père, la femme blanche comme l'épouse et la mère, et les
Noirs comme les enfants. Transposant en termes raciaux le
complexe d ' Πd i p e freudien, Shulamith Firestone donne
également à entendre que les Noirs nourrissent un désir
incontrôlable de relations sexuelles avec les femmes
blanches. Ils veulent tuer le père et coucher avec la
mère (24). De plus, afin d'« être un homme >5 le Noir doit

... « se défaire du lien qui le rattache à la femme blanche


et qui ne peut être que dégradant. En outre, à cause de
sa haine et de sa jalousie de l'homme blanc qui la possède,
il la convoite comme un objet à conquérir pour sa
vengeance » (2 5).

Shulamith Firestone succombe comme les autres au vieux


sophisme raciste qui consiste à blâmer la victime.
Consciemment ou inconsciemment, leurs déclarations ont
facilité le retour du mythe galvaudé du violeur noir. Et leur
myopie historique les empêche de comprendre qu'en
dépeignant le Noir comme un violeur, on invite
ouvertement le Blanc à faire usage du corps de la femme
noire. Cette fiction du violeur noir a toujours renforcé son
complément l'impudeur prétendue des femmes noires. Une
fois que l'on a accepté que les Noirs ont une sexualité
bestiale et des besoins irrépressibles, la race entière est

228
FEMMES, RACE ET CLASSE

investie de la même bestialité. Si les Noirs regardent les


femmes blanches comme des objets sexuels, les femmes
noires doivent certainement accepter avec plaisir les
attentions sexuelles des hommes blancs. Dans la mesure où
les femmes noires sont considérées comme des femmes de
mauvaise vie et des putains, leurs protestations contre le viol
perdent tout crédit.
Dans les années 1 9 2 0 , un homme politique célèbre dans
le Sud déclara qu'il n'existait aucune « fille vertueuse de plus
de quatorze ans dans le peuple de couleur » (26). On ne
tarda pas à apprendre que ce Blanc avait deux familles une
de sa femme blanche et l'autre d'une femme noire. Walter
White, célèbre leader du mouvement contre le lynchage et
secrétaire de l'Association Nationale des Gens de Couleur, la
N A A C P , l'accusa à juste titre « d'expliquer et de justifier
ses propres manquements à la morale en mettant l'accent sur
"l'immoralité" des femmes de "la race inférieure" » ( 2 7 ) .
Calvin Hernton, écrivain noir contemporain, répand
malheureusement les mêmes mensonges. A propos des
femmes noires, il affirme dans son étude Sex and Racism :

« la femme noire commença à perdre le sens de sa propre


valeur, pendant l'époque de l'esclavage, aussi bien en tant
que femme qu'en tant qu'être humain » ( 2 8 ) . Après avoir
subi les manifestations incessantes de « l'immoralité des
Blancs du Sud »,

« La femme noire devint "débauchée, impudique et


facile" E n fait, elle finit par se regarder avec les yeux des

229
FEMMES, RACE ET CLASSE

gens du Sud, car elle n'avait aucune autre morale à


suivre. » ( 2 9 )

Son analyse ne soulève jamais le voile idéologique qui a


permis de minimiser les outrages constants contre les
femmes noires. Il tombe dans le piège qui consiste à blâmer
la victime pour la sauvage punition qu'elle a dû endurer au
cours des siècles.

Dans l'histoire de ce pays, les femmes noires ont


largement pris conscience de leur rôle de victimes de la
sexualité masculine. Elles ont compris qu'elles ne pouvaient
lutter efficacement contre les agressions sexuelles qu'elles
subissaient sans s'opposer aux fausses accusations de viol qui
servaient de prétexte au lynchage. L'utilisation du viol
comme instrument de terrorisme raciste précède de plusieurs
siècles l'institution du lynchage. A l'époque de l'esclavage, le
lynchage des Noirs n'existait pratiquement pas, tout
simplement parce que les propriétaires d'esclaves hésitaient à
détruire leur précieuse propriété. Le fouet, certes, mais pas le
lynchage. Comme le fouet, le viol était une méthode efficace
pour tenir en respect les hommes et les femmes. C'était
l'arme ordinaire de la répression.
Il y eut bien sûr des lynchages avant la Guerre de
Sécession, mais ils visaient les abolitionnistes blancs, qui ne
possédaient pas de biens. Selon le Uberator de William
Lloyd Garrison, plus de 3 0 0 Blancs furent lynchés au cours
des deux décennies qui suivirent l'année 1 8 3 6 ( 3 0 ) . Le
nombre augmenta à mesure que la campagne contre
l'esclavage gagnait en puissance et en influence.

230
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Quand les esclavagistes virent que le combat tournait à


leur désavantage, malgré leurs efforts désespérés pour
enrayer les forces adverses, ils eurent de plus en plus souvent
recours à la corde et au bûcher. » ( 3 1 )

Et Walter White conclut... « le lyncheur entra en scène


comme le vaillant défenseur des biens de l'esclava-
giste » ( 3 2 ) .
A v e c l'émancipation, les Noirs cessèrent d'avoir une
valeur marchande pour leurs anciens propriétaires... « et
l'industrie du lynchage s'en trouva révolutionnée » ( 3 3 ) .
Pendant qu'Ida Wells enquêtait pour son premier pamphlet
contre le lynchage, publié en 1 8 9 5 sous le titre A Red
Record, elle calcula que plus de 1 0 0 0 0 lynchages avaient eu
lieu entre 1 8 6 5 et 1 8 9 5 .

« La lumière est loin d'être faite sur tous les crimes


commis par des Blancs au cours de ces trente dernières
années, mais les chiffres établis et non contestés par les
Blancs révèlent que plus de dix mille Noirs ont été assassinés
de sang-froid pendant cette période, sans formalité de procès
ni simulacre d'exécution légale. Et pourtant, le même
recensement montre que durant toutes ces années, et pour
tous ces meurtres, trois Blancs seulement ont été jugés,
emprisonnés et exécutés, preuve "tle la totale impunité qui
protège un Blanc qui ose assassiner un nègre. Comme aucun
Blanc n'a été lynché pour le meurtre d'une personne de
couleur, ces trois exécutions sont les seuls exemples de
condamnation à mort pour le meurtre de Noirs. ( 3 4 )

231
FEMMES, RACE ET CLASSE

On conjurait le mythe du violeur noir par des lynchages


et d'innombrables atrocités. Cette idée ne pouvait acquérir
ces terribles pouvoirs de persuasion qu'à l'intérieur du
monde irrationnel de l'idéologie raciste. Mais bien
qu'irrationnel, ce mythe n'était pas une aberration gratuite.
Bien au contraire, il s'agissait d'une manoeuvre politique
évidente.V-Comme le souligne Frederick Douglass, les
esclaves noirs n'étaient pas seulement considérés comme des
violeurs. E n fait, pendant la Guerre de Sécession, pas un seul
d'entre eux ne fut publiquement accusé d'avoir violé une
femme blanche (35). Si les Noirs avaient vraiment eu ce
désir animal, ce soi-disant instinct aurait été décuplé à un
moment où les femmes blanches n'étaient plus protégées par
les hommes qui combattaient dans l'armée des Confédérés.
Immédiatement après la Guerre de Sécession, le spectre
menaçant du violeur noir n'était pas encore apparu sur la
scène de l'histoire. Mais les lynchages, réservés aux
abolitionnistes blancs du temps de l'esclavage, devinrent une
arme politique de poids. Avant de pouvoir faire du lynchage
une institution populaire, il fallait justifier sa sauvagerie et
ses horreurs de manière convaincante. Toutes ces circonstan-
ces engendrèrent le mythe du violeur noir, car l'accusation
de viol se révéla le meilleur argument qu'on ait trouvé pour
justifier le lynchage. L'institution du lynchage complétée par
le viol des femmes noires devint un élément essentiel de la
stratégie du terrorisme raciste d'après-guerre. Ainsi l'exploi-
tation brutale des travailleurs noirs était garantie et, après la
trahison de la reconstruction, la domination politique sur le
peuple noir dans son ensemble se trouva assurée.
A u cours de la première vague de lynchages, il faut noter

232
FEMMES, RACE ET CLASSE

qu'il n'y eut aucune propagande exhortant à défendre les


femmes blanches contre l'instinct de viol des Noirs.
Frederick Douglass observa que les assassinats de Noirs
étaient le plus souvent présentés comme une mesure
préventive visant à dissuader le peuple noir de se
révolter (36). A cette époque, la fonction politique de ces
assassinats collectifs ne restait pas cachée. Le lynchage était
une mesure anti-insurrection, la garantie que les noirs
n'atteindraient pas leurs objectifs de citoyenneté et d'égalité
économique&Frederick Douglass affirme qu'à cette époque,

« le meurtre des Noirs était justifié par de prétendus


complots noirs, insurrections noires, conspirations visant à
assassiner tous les Blancs, à incendier la ville et à commettre
des actes de violence... mais jamais un mot n'était dit sur des
outrages éventuels contre les femmes et les enfants
blancs. » ( 3 7 )

Plus tard, quand il devint évident que ces conspirations,


ces complots, ces insurrections étaient fabriqués de toutes
pièces, il fallut trouver une autre justification au lynchage.
Après 1 8 7 2 , une période qui fut marquée par la
recrudescence de milices comme le Ku-Klux-Klan et les
Knights of the White Camellia *, on imagina un nouveau
prétexte. Les lynchages étaient présentés comme des mesures
nécessaires pour empêcher la domination des Noirs sur les
Blancs, en d'autres termes, pour réaffirmer la domination
blanche (38).

* Chevaliers du Camélia Blanc.

233
FEMMES, RACE ET CLASSE

Après la trahison de la reconstruction ainsi que


l'interdiction du droit de vote pour les Noirs, l'alibi que
représentait le spectre de la domination politique des Noirs
se démoda. Cependant, parallèlement à la mise en place
d'une structure économique d'après-guerre qui vint renforcer
la surexploitation des travailleurs noirs, le nombre des
lynchages continua d'augmenter. C e fut à ce moment que le
viol devint la principale justification du lynchage. La
manière dont Frederick Douglass explique les motifs
politiques qui sous-tendent l'apparition du mythe du violeur
noir constitue une brillante analyse de la façon dont une
idéologie se transforme pour s'adapter à de nouvelles
conditions historiques.

« Les temps ont changé et les accusateurs ont été obligés


de se plier à ce changement, d'inventer de nouvelles
accusations qui correspondent aux circonstances de l'époque :
les anciennes n'étaient plus adaptées. Elles ne pouvaient plus
longtemps assurer la valeur du Nord et de l'humanité. Les
honnêtes gens ne croient plus à la moindre raison de
redouter la domination des Noirs. Le temps et les
événements ont balayé ces vieux mensonges. Ils ont eu leur
heure de gloire ; ils ont rempli leur tâche avec efficacité et
force mais, maintenant, ils n'ont plus de raison d'être. Le
mensonge a perdu sa faculté de tromper. Le changement de
la situation a rendu nécessaire une justification plus sérieuse
et plus efficace de la barbarie sudiste et c'est pourquoi, à
mon avis, nous sommes confrontés à une accusation plus
terrible et plus destructrice que la domination noire ou la
prétendue menace d'insurrection. » ( 3 9 )

234
FEMMES, RACE ET CLASSE

Cette nouvelle accusation, c'était, bien sur, le viol. On


expliquait et on rationalisait le lynchage en le présentant
comme un moyen de venger les agressions subies par les
sudistes blanches de la part des Noirs. U n partisan du
lynchage affirmait qu'il fallait trouver... « un moyen de parer
à une situation d'exception par des méthodes d'exception le
lynchage permettant de tenir les Noirs en échec dans les
Etats du Sud » (40).
Bien que la majorité des lynchages n'aient pas eu pour
origine une accusation de viol, l'argument raciste du viol
devint une explication populaire bien plus efficace que celles
dont on se servait jusqu'alors. Dans une société où la
domination des hommes était omniprésente, ceux qui étaient
poussés par le devoir à défendre leurs femmes voyaient tous
leurs excès pardonnés. L a grandeur de leurs motivations
justifiait amplement les atrocités commises. A u début du
siècle, le sénateur Ben Tillman de Caroline du Sud s'adressa
à ses collègues de Washington en ces termes :

« Quand des hommes blancs au visage triste et sérieux


mettent à mort un être humain qui a défloré une femme
blanche, ils ne font que venger le plus grand des maux, le
plus noir des crimes... » ( 4 1 )

De tels crimes, disait-il... « rabaissaient des hommes


civilisés au rang de sauvages primaires dont l'instinct a
toujours été de tuer, tuer, et encore tuer » ( 4 2 ) .
Les répercussions de ce nouveau mythe furent énormes.
Non seulement personne ne s'opposa ouvertement au
lynchage individuel (qui aurait osé défendre un violeur ?),
mais le soutien des Blancs à la cause des Noirs en général

235
FEMMES, RACE ET CLASSE

commença à décliner. A la fin du XIX e siècle, la plus grande


organisation de femmes blanches, l'Union anti-alcoolique
des Femmes Chrétiennes,était dirigée par une femme qui
dénigra publiquement les Noirs en raison des agressions
qu'ils étaient censés commettre contre les femmes blanches.
De plus, Francés Willard alla jusqu'à dépeindre les Noirs
comme des êtres prédisposés à l'alcoolisme, ce qui ne
manquait pas d'exacerber leur tendance instinctive au
viol.

« Le café est le lieu de pouvoir du nègre. U n bon whisky


bien tassé est le signal de ralliement de ces grands hommes
au visage sombre. La race noire se multiplie comme les
plaies de l'Egypte. La sécurité des femmes, des enfants, des
foyers est menacée en mille endroits en ce moment même,
au point que les hommes n'osent pas quitter leur maison des
yeux. » ( 4 3 )

La fausse réputation de violeurs des Noirs provoqua une


confusion inimaginable dans les rangs des mouvements
progressistes^ Frederick Douglass et Ida B. Wells font
remarquer dans leurs analyses respectives du lynchage que,
dès qu'on eut commencé à diffuser cette propagande du viol,
les anciens défenseurs de l'égalité du peuple noir
commencèrent à craindre de s'associer à la lutte de
libération. Ou bien ils se taisaient, ou bien, comme Francés
Willard, ils imputaient sans vergogne les crimes sexuels aux
Noirs^Frederick Douglass décrivit l'impact catastrophique
qu'eut cette accusation de viol sur le mouvement pour
l'égalité des Noirs

236
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Elle a éloigné l'homme noir de ses amis ; elle a


encouragé ses ennemis et partiellement arrêté les efforts
généreux, aussi bien dans ce pays qu'à l'étranger, des
hommes de bonne volonté habituellement prêts à participer
à l'amélioration de la condition des Noirs. Elle a trompé ses
amis du Nord et un grand nombre de ses partisans du Sud,
car presque tous ont, dans une certaine mesure, cru que cette
accusation était fondée. » ( 4 4 )

Quelle était la part de réalité derrière ce terrible mythe ?


Il y eut certainement des viols de femmes blanches commis
par des Noirs, mais leur nombre réel était sans commune
mesure avec celui allégué par le mythe. Comme on l'a déjà
précisé, tout au long de la Guerre de Sécession, pas un seul
cas de viol d'une femme blanche par un esclave n'a été
recensé. Pas une plainte n'a été enregistrée alors que tous les
blancs sudistes étaient au frony Frederick Douglass explique
que l'accusation de viol portée contre les Noirs en général ne
peut être crédible pour la simple raison qu'elle impliquerait
un bouleversement radical et instantané de la mentalité et de
la moralité des Noirs.

« L'histoire n'offre aucun exemple de transformation de la


mentalité d'une classe, aussi radicale et contraire à la nature
que le suppose une telle accusation. Le changement serait
trop grand pour une période trop courte. » ( 4 5 )

Les circonstances mêmes de la plupart des lynchages


contredisaient le mythe du violeur noir. La majorité des
meurtres de rue ne procédaient pas d'une accusation de viol,

237
FEMMES, RACE ET CLASSE

quoique ce fût le prétexte avancé, mais d'autres raisons. Une


étude publiée en 1 9 3 1 par la Commission du Sud d'enquête
sur le lynchage révéla que, entre 1 8 8 9 et 1 9 2 9 , une victime
sur six était sous le coup d'une accusation de viol ; 3 7 , 7 %
étaient accusés de meurtre, 5,8 % de trahison, 7 , 1 % de
vol, 1 , 8 % d'avoir insulté un Blanc, 2 4 , 2 % de divers
délits, la plupart du temps insignifiants. Les chiffres de la
commission donnent 1 6 , 7 % de lynchages pour viol, 6 , 7 %
pour tentatives de viol (46).
Alors que leurs arguments étaient contredits par les faits,
la plupart des partisans du lynchage continuaient à justifier
ces agressions sauvages par la nécessité de défendre les
femmes blanches. E n 1 9 0 4 , Thomas Nelson Page,
journaliste à la North American Review, rendait les Noirs
entièrement responsables des lynchages sous prétexte de
leurs tendances aux crimes sexuels.

« Le crime de lynchage ne cessera pas tant que n'auront


pas diminué les viols et les crimes contre les femmes et les
enfants. E t ces crimes, qui sont presque exclusivement
l'apanage de la race noire, ne diminueront pas tant que les
Noirs eux-mêmes n'auront pas décidé d'y mettre fin. » ( 4 7 )

E t les Blancs du Sud, dit Ben Tillman dans son discours


au Sénat américain... « ne peuvent laisser les Noirs satisfaire
leur appétit sexuel aux dépens de nos femmes et de nos filles
sans répondre par le lynchage » (48). En 1 8 9 2 , alors qu'il
était gouverneur de Caroline du Sud, le sénateur Ben
Tillman avait déclaré, sur le lieu même où l'on venait de
pendre huit Noirs, qu'il se placerait lui-même à la tète d'une

238
FEMMES, RACE ET CLASSE

foule prête à lyncher un Noir qui aurait oser violer une


Blanche. Pendant son mandat de gouverneur, il livra un
homme noir aux émeutiers blancs même après que la femme
blanche eut publiquement retiré sa plainte pour viol (49).

L
* La colonisation de l'économie du Sud par les capitalistes
du Nord donna à l'institution du lynchage sa plus vive
impulsion. Si l'on faisait en sorte que les Noirs restent, par le
terrorisme et la violence, le groupe le plus exploité d'une
classe ouvrière en expansion, le capitalisme en retirerait un
double avantage. La surexploitation des travailleurs noirs
augmenterait encore les bénéfices, tandis qu'on désamorcerait
l'hostilité des travailleurs blancs à l'encontre de leurs
employeurs. Les ouvriers blancs qui cautionnaient le
lynchage étaient nécessairement solidaires de ceux qui étaient
leurs véritables oppresseurs. C e fut une étape tristement
marquante du développement de l'idéologie raciste.
Si le peuple noir avait simplement accepté un statut
d'infériorité économique et politique, les meurtres terroristes
auraient probablement diminué. Mais du fait qu'un très
grand nombre d'anciens esclaves refusèrent de renoncer à
leurs rêves d'une condition meilleure, plus de dix mille
lynchages eurent lieu dans les trente années qui suivirent la
guerre (50). Quiconque remettait en question la hiérarchie
raciale devenait une victime potentielle de la foule. La « liste
noire » n'en finissait pas de s'allonger et comprenait toutes
sortes de révoltés depuis les hommes d'affaires noirs et les
ouvriers qui réclamaient des augmentations de salaires
jusqu'à ceux qui refusaient d'être appelés « boys » ainsi que

239
FEMMES, RACE ET CLASSE

les femmes qui se défendaient contre les agressions sexuelles


des Blancs. L'opinion publique avait été séduite, et il
devenait évident que le lynchage n'était qu'une réaction
normale à l'atrocité des crimes sexuels perpétrés contre les
femmes blanches. Une question importante restait dans
l'ombre Comment expliquer le lynchage d'un grand
nombre de femmes qui étaient parfois violées avant d'être
assassinées ? Ida Wells rappelle... « le cas horrible d'une
femme de San Antonio au Texas qu'on avait enfermée dans
un tonneau dans lequel on avait enfoncé des clous et qu'on
avait fait ensuite rouler en bas d'une colline jusqu'à ce que
mort s'en suive. » ( 5 1 )

Le Chicago Defender publia cet article le 1 8 décembre


1 9 1 5 sous le titre « U n viol, la mère du Noir est lynchée :

« Columbus, Mississipi, 1 7 décembre « Jeudi dernier,


tôt le matin, on a retrouvé Cordella Stevenson pendue à un
arbre, morte et sans aucun vêtement... Elle avait été pendue
au cours de la nuit par des émeutiers sanguinaires qui étaient
allés chez elle, l'avaient arrachée à son lit, traînée dans les
rues sans qu'elle ait pu résister, puis emmenée dans un lieu
désert où ils avaient accompli leur forfait pour finir par la
pendre. » ( 5 2 )

Etant donné le rôle central qu'a joué la fiction du viol


dans la mise en place du racisme de l'après-guerre, on ne
peut considérer la représentation du Noir-violeur que
comme une théorie irresponsable, ou bien pire, comme une

240
FEMMES, RACE ET CLASSE

agression contre le peuple noir dans son ensemble, le mythe


du violeur entraînant en effet celui de la putain. Ayant pris
conscience que cette accusation était une attaque contrçtQUtf-
la communauté noire, les femmes noires prirent rapidement ,
la tète du mouvement contre le lynchage. Ida B. Wells-
Barnett Fut le moteur d'une croisade contre le lynchage qui
allait durer plusieurs dizaines d'années. E n 1 8 9 2 , trois de ses
amis furent lynchés à Memphis dans le Tennessee. Ils furent
assassinés par une foule raciste parce que le magasin qu'ils
avaient ouvert dans le quartier noir en concurrençait un autre
tenu par des Blancs. Ida B. Wells répondit immédiatement à
cette agression par un article publié dans son journal The
Free Speech. Alors qu'elle était à N e w York, trois mois plus
tard, on incendia les bureaux de son journal. Menacée d'être
elle-même lynchée, elle décida de rester sur la côte Est
« pour dire pour la première fois, au monde entier, la vérité
sur les lynchages de Noirs qui devenaient de plus en plus
nombreux et de plus en plus horribles » ( j 3).
Les articles de Ida Wells dans le New York Age incitèrent
des femmes noires à organiser une campagne de soutien en sa
faveur ; elles finirent pas se regrouper en clubs de femmes
noires (54). Ces efforts permirent à des femmes noires de
participer dans tout le pays à la croisade contre le lynchage.
Ida B. Wells allait elle-même de ville en ville, multipliant
les appels aux pasteurs, aux membres des professions
libérales et aux travailleurs, pour qu'ils se déclarent contre les
horreurs de la loi du lynchage. A u cours de ses voyages à
l'étranger, un important mouvement de solidarité fut
organisé en Grande-Bretagne et eut un gros impart sur
l'opinion publique américaine. Son succès était tel qu'elle

241
FEMMES, RACE ET CLASSE

s'attira les foudres du New York Times qui publia cet éditorial
perfide après son voyage en Angleterre en 1 9 0 4

« Dès le retour de Mme Wells aux Etats-Unis, un Noir a


agressé une femme blanche à N e w York dans le dessein "de
la dévaliser et d'abuser d'elle" Les circonstances de ce
crime crapuleux peuvent aider la missionnaire mulâtresse à
comprendre que l'exposé de sa théorie sur les outrages faits
aux Noirs est pour le moins inopportun. » ( 5 5 )

M a r y Church Terrell, la première présidente de


l'Association Nationale des Femmes de Couleur, fut
également une des dirigeantes noires qui se consacra à la lutte
contre le lynchage. E n 1 9 0 4 , elle répondit à l'article virulent
de Thomas Nelson Page sur « Le lynchage des Noirs ses
causes, sa prévention », en publiant dans le même journal,
La North American Review, un essai intitulé « Le lynchage
du point de vue des Noirs ». A v e c une logique imparable,
elle réfuta systématiquement la justification du lynchage
comme une réponse compréhensible à de prétendues
agressions sexuelles contre des femmes blanches (56).
Trente ans après le début de la campagne d'Ida Wells,
l'organisation de la Croisade Contre le Lynchage fut créée.
Née en 1 9 2 2 sous les auspices de la N A A C P et présidée par
M a r y Talbert, son but était de créer un mouvement de
toutes les femmes contre le lynchage.

« Que va faire M a r y Talbert maintenant ? Que vont faire


les femmes de couleur derrière elle ? Une organisation de
femmes de couleur a été créée dès le 2 2 décembre 1 9 2 2

242
FEMMES, RACE ET CLASSE

pour réunir UN MILLION DE FEMMES de toutes les races et


de toutes conditions contre le lynchage.
Attention, messieurs les lyncheurs !
Ces femmes obtiennent généralement ce qu'elles veu-
lent. » ( 5 7 )

C e n'était pas la première fois que des femmes noires


tendaient la main à leurs soeurs blanches. Elles suivaient la
voie tracée par des géantes de l'histoire comme Sojourner
Truth et Frances E. W . Harper. Ida. B. Wells fit personnel-
lement appel aux femmes blanches tout comme sa
contemporaine M a r y Church Terrell. Les femmes des clubs
noirs avaient fait une tentative collective pour persuader le
mouvement des clubs de femmes blanches de mettre une
part de leurs forces dans la campagne contre le lynchage.
Les femmes blanches ne répondirent pas massivement à
ces appels avant que ne fut créée en 1 9 3 0 , sous la direction
de Jessie Daniel Ames, l'Association des Femmes du Sud
pour la Prévention des Lynchages (58). Le premier objectif
de l'Association fut de réfuter l'argument selon lequel le
lynchage était nécessaire à la protection des femmes du Sud

« Le programme des femmes du Sud veut montrer la


nature mensongère de l'affirmation selon laquelle le lynchage
serait nécessaire à leur protection et mettre au jour le
véritable danger qu'il représente pour toutes les valeurs
personnelles et religieuses. » ( 5 9 )

Le petit groupe de femmes qui assistèrent à la réunion


d'Atlanta où fut créée l'Association discuta du rôle des

3
FEMMES, RACE ET CLASSE

femmes blanches dans les derniers lynchages. Habituelle-


ment, les femmes étaient présentes dans les émeutes, elles
désignaient les victimes, et parfois même participaient au
lynchage. E n outre, en laissant leurs enfants être les témoins
de cette violence, elles leur inculquaient la doctrine du
racisme sudiste. Dans son étude sur le lynchage publiée
avant cette réunion, Walter White affirmait qu'une des
conséquences les plus graves de ces meurtres était l'impact
pervers qu'ils avaient sur l'esprit des jeunes enfants du Sud.
A u cours d'une enquête sur un lynchage en Floride, une
petite fille de neuf ou dix ans déclara « qu'ils s'étaient bien
amusés à voir brûler les nègres. » ( 6 0 )
Jessie Daniel Ames et les cofondatrices de l'Association
des Femmes du Sud pour la Prévention du Lynchage
décidèrent en 1 9 3 0 de recruter massivement des Blanches
du Sud pour la campagne contre l'assassinat des Noirs. Elles
obtinrent finalement plus de 4 0 0 0 0 signatures au bas de la
pétition suivante

« Nous déclarons que le lynchage est un crime


indéfendable, qui va à l'encontre de tous les principes de
gouvernement, qui est haïssable et contraire à tout idéal
religieux et humanitaire, avilissant et dégradant pour tous
ceux qui sont impliqués... L'opinion publique a cru trop
facilement les lyncheurs et les émeutiers qui prétendaient
agir seulement pour la défense des femmes. A la lumière des
faits, nous ne pouvons plus laisser passer ces prétendus
arguments sans réagir, ni permettre à ceux qui assouvissent
une vengeance personnelle de commettre, au nom des
femmes, des actes de violence au mépris de la loi. Nous nous

244
FEMMES, RACE ET CLASSE

engageons solennellement à transformer l'opinion publique


du Sud, qui n'excusera plus, en aucun cas, ni les émeutes ni
les lyncheurs. Nous apprendrons à nos enfants, à la maison,
à l'école et à l'église à réinterpréter la loi et la religion. Nous
aiderons tous les officiels à tenir leur serment ; et finalement
nous nous joindrons à tous les pasteurs, journalistes,
instituteurs et patriotes afin de les aider à rayer pour toujours
de notre pays les lynchages et les foules meurtrières. » ( 6 1 )

Ces femmes courageuses rencontrèrent opposition et


hostilité. Elles reçurent même des menaces de mort. Leur
contribution au mouvement contre le lynchage fut
inestimable. Sans leur acharnement à envoyer des pétitions,
des lettres, à organiser des réunions, des manifestations, les
lynchages n'auraient pas pu être endigués aussi rapidement.
Et, pourtant, cette Association des Femmes du Sud arriva
avec quarante ans de retard. Depuis plus de quarante ans, les
femmes noires menaient une campagne contre le lynchage, et
pendant tout ce temps, elles n'avaient cessé de faire appel à
leurs soeurs blanches. Une des grandes faiblesses de l'étude
de Susan Brownmiller sur le viol est qu'elle passe totalement
sous silence les efforts des pionnières noires du mouvement
contre le lynchage. Alors qu'elle fait l'éloge justifié de Jessie
Daniel Ames et de l'Association des Femmes du Sud, elle ne
mentionne pas une seule fois Ida Wells, M a r y Church
Terrell, M a r y Talbert, pas plus que ceux du mouvement
contre le lynchage. La création de cette Association de
Femmes du Sud était une réponse tardive aux appels répétés
des femmes noires ; et la portée des résultats obtenus illustre
spectaculairement la place particulière occupée par les

245
FEMMES, RACE ET CLASSE

femmes blanches dans la lutte contre le racisme. Quand


M a r y Talbert et ses « croisés » contre le lynchage
rencontrèrent les femmes blanches, elles constatèrent que ces
dernières pouvaient spontanément s'identifier à la cause des
Noirs du fait de leur propre oppression en tant que femmes.
E n outre, le lynchage lui-même, instrument infernal du
racisme, servait aussi à renforcer la domination des hommes.

« La dépendance économique, l'absence de vie sociale en


dehors d'activités "bienséantes, raffinées, féminines", une
activité intellectuelle se limitant à la vie familiale — toutes
ces contraintes imposées par l'homme — ont pesé plus
lourdement sur les femmes du Sud et y ont été maintenues
avec plus de rigueur que dans toute autre région de ce
pays. » ( 6 2 )

Tout au long de la croisade contre le lynchage, ceux qui


critiquaient la manipulation raciste que constituait l'accusa-
tion de viol ne voulaient en aucun cas excuser les quelques
Noirs qui s'étaient effectivement rendus coupables de
violence sexuelle. Dès 1 8 9 4 , Frederick Douglass fit savoir
que ses prises de position contre le mythe du violeur noir ne
devaient pas être interprétées comme une apologie du viol

« Je ne prétends pas que les Noirs soient des saints ni des


anges. Je ne nie pas qu'ils soient capables de commettre le
crime qu'on leur impute, mais je nie résolument qu'ils soient
davantage enclins à commettre ce crime qu'aucune autre race
humaine... Je ne suis pas l'avocat de celui qui se rend
coupable de ce crime atroce, mais je suis l'avocat du peuple
noir en tant que classe. » ( 6 3 )

246
FEMMES, RACE ET CLASSE

L a recrudescence du racisme pendant les années soixante-


dix s'est accompagnée d'un renouveau du mythe du violeur
noir. Et malheureusement, ce mythe s'est parfois trouvé
légitimé par certaines femmes blanches associées à la
campagne contre le viol. Le dernier chapitre du livre de
Susan Brownmiller « U n problème de race » en est un
exemple

« A l'heure actuelle, le nombre des viols auquel vient


s'ajouter le spectre menaçant du viol, en particulier celui du
violeur noir, auquel contribue maintenant l'homme noir lui-
même au nom de sa virilité, doit se comprendre comme une
atteinte à la liberté, à la mobilité et aux aspirations de toutes
les femmes, qu'elles soient blanches ou noires. La rencontre
du racisme et du sexisme ne pouvait être que violente. Il
serait vain de prétendre qu'elle n'existe pas. » (64)

Susan Brownmiller déforme de façon éhontée les


événements historiques comme le cas des neuf de Scottsboro,
de Willie M c G e e et Emmet Till, afin de détourner toute
sympathie éventuelle pour les Noirs faussement accusés de
viol. Pour le cas d'Emmett Till, elle nous invite clairement à
supposer que si ce jeune garçon de quatorze ans n'avait pas
reçu une balle dans la tête puis été précipité dans la rivière
Tallahatchie pour avoir sifflé une femme blanche, il aurait
probablement fini par en violer une autre.
Susan Brownmiller tente de persuader ses lecteurs que les
propos absurdes et volontairement provocateurs d'Eldridge
Cleaver, qui définit le viol comme « j i n acte révnlntinn-
^Tlîrr ^ blanche, sont significatifs^ On a

2
47
FEMMES, RACE ET CLASSE

l'impression qu'elle essaie délibérément de faire naître dans


l'esprit de ses lecteurs l'image d'armées d'hommes noirs en
érection, se lançant à l'assaut de toutes les femmes blanches
qui passent à leur portée. Dans les rangs de cette armée, on
trouve le fantôme d'Emmett Till, d'Eldridge Cleaver le
violeur, et d'Imamu Baraka qui écrivit un jour « Sors,
nihilisme dada noir, viole les filles blanches. Viole les pères,
égorge les mères. » Mais Susan Brownmiller va encore plus
loin ; elle ne se contente pas de citer l'exemple d'hommes
comme Calvin Hernton, dont le livre est indubitablement
sexiste ; elle compromet aussi George Jackson qui n'essaya
jamais de justifier le viol. Les idées d'Eldridge Cleaver,
déclare Susan Brownmiller,

« reflètent aussi un courant de pensée chez les intellectuels


et écrivains noirs qui devint très à la mode dans les années
soixante et fut suivi, avec un enthousiasme étonnant, par les
révolutionnaires blancs (les hommes) et par certains
intellectuels blancs... [ils y] voyaient une excuse parfaitement
acceptable aux viols commis par des Noirs. » ( 6 5 )

L'essai de Susan Brownmiller sur le viol et la race


témoigne d'un invraisemblable parti pris à la limite du
racisme. E n prétendant défendre la cause des femmes, elle
adopte parfois une position où elle ne soutient plus que la
cause spécifique des femmes blanches, sans tenir aucun
compte des présupposés. Son enquête sur l'affaire des neuf de
Scottsboro en est un exemple révélateur. Comme Susan
Brownmiller le souligne elle-même, ces neuf jeunes gens
accusés de viol, passèrent de longues années en prison à

248
FEMMES, RACE ET CLASSE

cause du faux témoignage de deux femmes blanches. Et


pourtant, elle n'a que mépris pour ces hommes noirs ainsi
que pour ceux qui firent campagne pour eux ; sa sympathie
va manifestement aux deux femmes.

« La gauche s'est durement battue pour ses symboles


d'injustice raciale, transformant en héros abassourdis une
poignée de gars pathétiques, à demi illettrés, puis dans les
griffes de la jurisprudence du Sud et qui ne voulaient rien
d'autre que se faire acquitter. » ( 6 6 )

D'autre part, les deux femmes qui, par leur témoignage,


envoyèrent les neuf de Scottsboro en prison, étaient sous la
coupe

... « d'un groupe de Blancs qui leur mirent la main dessus


et qui croyaient que le viol avait eu lieu. Interdites et
effrayées, elles sont tombées dans le panneau. » (67)

Personne ne peut nier qu'elles aient été manipulées par des


groupes racistes d'Alabama. Cependant il serait faux de les
dépeindre comme de pauvres innocentes ne portant pas la
responsabilité d'avoir collaboré avec les forces racistes. E n
choisissant de prendre fait et cause pour les femmes
blanches, sans même tenir compte des circonstances,
Susan Brownmiller elle-même capitule devant le racisme.
Son incapacité à faire prendre conscience aux femmes
blanches de l'urgence à lier le combat contre le racisme à la
lutte contre le sexisme se traduit par un apport
supplémentaire au racisme aujourd'hui.

249
FEMMES, RACE ET CLASSE

Le mythe du violeur noir continue à perpétuer les effets


insidieux de l'idéologie raciste. Il porte une lourde
responsabilité dans l'échec de la plupart des théoriciens du
viol à identifier les innombrables violeurs anonymes qui
n'ont été ni signalés, ni jugés ni condamnés. Tant qu'ils
limiteront leurs analyses aux criminels accusés de viol et
arrêtés, c'est-à-dire à une petite fraction des viols réellement
commis, les Noirs et les autres hommes de couleur seront
inévitablement perçus comme les scélérats responsables de
l'actuelle épidémie de violence sexuelle. L'anonymat qui
entoure la grande majorité des viols est, en définitive,
considéré soit comme un détail statistique soit comme un
mystère indéchiffrable.
' Mais pourquoi y a-t-il tant de viols anonymes ? Cet
anonymat ne favorise-t-il pas ceux que leur position sociale
protège de toute poursuite ? Bien qu'il soit de notoriété
publique que les employeurs, cadres, politiciens, médecins,
professeurs blancs « profitent » des femmes qu'ils considè-
rent comme leurs inférieurs sur le plan social, leurs méfaits
sexuels sont rarement jugés par un tribunal. N'est-il donc
pas fort probable qu'un bon pourcentage des viols non
signalés aient été commis par ces hommes des classes
moyenne et supérieure ? Les femmes noires en ont sans
aucun doute souvent été les victimes, car l'histoire montre
que l'idéologie raciste comporte une incitation directe_a^
viol. VÇ)e même que le pouvoir économique donnait aux
esclavagistes toute liberté pour violer les ieinmes noires7 la
structure de classe de la société capitaliste pone en elle
Xcncouragement au viol. Il semble, en fait, que les"
capitalistes et leurs alliés des classes moyennes puissent agir

250
FEMMES, RACE ET CLASSE

en toute impunité parce qu'ils commettent des violences


sexuelles avec cette même autorité incontestée qui préside à
l'exploitation quotidienne du travail de la classe ouvrière.
L'existence de brimades sexuelles dans le travail n'est un
/ secret pour personne. Et c'est précisément dans leur lieu de
travail que les femmes, surtout quand elles ne sont pas
syndiquées, sont les plus vulnérables. Ayant déjà établi leur
i domination sur leurs subordonnées, les employeurs, les
\ patrons et les contremaîtres sont alors en mesure d'affirmer
I leur autorité en termes sexuels. La surexploitation des
/ ouvrières les rend encore plus vulnérables aux agressions
I sexuelles lesquelles, en retour, renforcent leur vulnérabilité
1 à l'exploitation économique.
^^ Quelle que soit leur race, les ouvriers peuvent être incités
au viol, convaincus que la virilité leur accorde le privilège de
dominer les femmes. Cependant, puisqu'ils ne possèdent ni
autorité économique ni autorité sociale - à moins qu'il ne
s'agisse du viol d'une femme noire par un Blanc — qui leur
garantirait l'impunité, ils y sont moins encouragés que les
hommes de la classe capitaliste. Quand les ouvriers acceptent
l'incitation au viol de l'idéologie phallocrate, ils acceptent
aussi, par compromis, une compensation illusoire à leur

ommes qui exercent le


pratiquer l'exploitation
sexuelle quotidienne. L'actuelle épidémie de viols survient au
moment où la classe capitaliste réaffirme violemment son
pouvoir face aux attaques globales et internes. Le racisme et
le sexisme, pivots stratégiques d'une exploitation écono-
mique accrue, sont plus que jamais encouragés. C e n'est pas

251
FEMMES, RACE ET CLASSE

une simple coïncidence si les viols se sont développés en


même temps que s'est dégradée la situation des ouvrières.
Les préjudices économiques subis par les femmes sont très
lourds ; la différence entre leurs salaires et ceux des hommes
est plus grande qu'elle ne l'était il y a dix ans. La
prolifération de la violence sexuelle est l'expression brutale
d'un renforcement général du sexisme qui accompagne
nér^ssaTrëmpnt l'nffpn^ivp économique.
Suivant une structure établie par le racisme, les agressions
contre les femmes reflètent la dégradation de la situation des
travailleurs de couleur, l'influence grandissante du racisme
dans le système judiciaire et enfin, dans l'éducation, ainsi
que l'incurie volontaire du gouvernement envers les gens de
couleur. Le signe le plus dramatique et le plus dangereux du
renouveau du racisme est la réapparition du Ku-Klux-Klan :
il entraîne une véritable épidémie d'agressions contre les
Noirs, les Chicanos, les Porto-Ricains et les Indiens.
L'épidémie de viols actuelle ressemble étonnamment à la
violence suscitée par le racisme.
Considérant aujourd'hui la complexité du contexte social
du viol, toute tentative pour le traiter comme un phénomène
isolé est vouée à l'échec. Une stratégie de lutte efficace
contre le viol doit viser plus loin que sa suppression ou que
celle du sexisme. La lutte contre le racisme doit inclure et la
défense des femmes de couleur et la défense des nombreuses
victimes du racisme faussement accusées de viol. Le seuil
critique de la violence sexuelle constitue l'une des facettes de
la crise profonde que subit actuellement le capitalisme.
Expression violente du^scxismg^le viol_restera une^menace
tant que l'oppression subie par leT^fc^merTlemfiirrra un

252
FEMMES, RACE ET CLASSE

^jaippnrr ps^ntjel du capitalisme. Le mouvement contre le


viol et les activités importantes qui s'y rattachent, depuis
l'aide affective et l'assistance juridique jusqu'aux campagnes
pour l'éducation et l'auto-défense, doivent se situer dans une
stratégie de lutte menant à la défaite finale du capitalisme
monopoliste.

253
CHAPITRE 12

RACISME, CONTRÔLE DES NAISSANCES

ET LIBRE MATERNITÉ

En revendiquant le droit à la « maternité désirée », les


féministes du XIX e siècle ouvrirent la campagne pour le
contrôle des naissances. Ses défenseurs furent accusés de
radicalisme et ridiculisés comme les premières suffragettes.
La revendication de « maternité désirée » était considérée
comme téméraire, scandaleuse et anormale par ceux qui
estimaient que les femmes n'avaient pas le droit de s'opposer
aux désirs sexuels de leur mari. Mais comme le vote des
femmes, le droit au contrôle des naissances finit par être,
bien sur, plus ou moins accepté par l'opinion américaine.
Pourtant, un siècle plus tard, en 1 9 7 0 , le droit à
l'avortement libre ne fut pas moins contesté que la
« maternité désirée », qui avait été à l'origine du mouvement
américain pour le contrôle des naissances.

255
FEMMES, RACE ET CLASSE

i L e contrôle des naissances — un choix laissé à chaque


femme, des méthodes contraceptives sûres et ravortement
quand il est nécessaire — est la première condition de
l'émancipation des femmes. Puisque ce droit à contrôler les
jnaternités profitait, de toute évidence, aux femmes de toutes
races et de toutes classes, on aurait pu croire que des groupes
de femmes d'horizons très différents devaient logiquement
tenter de s'unir pour le défendre. E n fait, le mouvement
pour le contrôle des naissances a rarement rassemblé des
femmes d'origines sociales différentes, et ses organisatrices
ont peu fait connaître les véritables problèmes des femmes
de la classe ouvrière. Par ailleurs, les arguments avancés par
les tenants du droit au contrôle des naissances s appuya»-"*
"parfois sur des préjugés racistes. Il n'en reste pas moins que
le mouvement pour le contrôle des naissances demeure
incontestablement progressiste dans son contenu. Mais son
histoire montre qu'il n'a pas su lutter efficacement contre le
racisme et l'exploitation.
La victoire la plus importante du mouvement actuel pour
le contrôle des naissances fut, au début des années soixante -
dix, la légalisation de ravortement. Engagée au début du
Women's Lib, la lutte pour la légalisation de l'avortement a
canalisé tout l'enthousiasme et le militantisme du jeune
mouvement. E n janvier 1 9 7 3 , la campagne pour le droit à
l'avortement était à son apogée. Dans les affaires « Roe
contre Wade » et « Doc contre Bolton », la Cour Suprême
américaine déclara que le droit d'une femme à décider de sa
vie personnelle impliquait qu'elle puisse décider de subir ou
non un avortement.
Parmi les militantes de la campagne pour l'avortement, on

256
FEMMES, RACE ET CLASSE

trouvait peu de femmes de couleur. Etant donné la


composition raciale du Women's Lib le plus large, cela
n'avait rien de surprenant. Quand on s'interrogeait sur
l'absence de femmes opprimées pour leur race, dans le
mouvement comme dans la campagne pour le droit à
l'avortement, deux hypothèses étaient communément
avancées dans les débats et dans les textes de l'époque les
femmes de couleur avaient déjà fort affaire dans la lutte de
leur peuple contre le racisme, ou bien elles n'étaient pas
encore conscientes du rôle essentiel du sexisme. Mais si la
campagne pour le droit à l'avortement était presque
exclusivement menée par des femmes blanches, ce n'était pas
parce que les femmes de couleur étaient aveugles ni parce
que leur prise de conscience était insuffisamment dévelop-
pée. La vérité réside dans les structures idéologiques du
mouvement lui-même.
La campagne pour le droit à l'avortement n'ayant pas su
évaluer les caractéristiques de sa propre histoire, ses partisans
ne surent apprécier que très superficiellement la méfiance du
peuple noir envers le contrôle des naissances en général. Il
est certain que lorsque les Noirs assimilaient le contrôle des
naissances à un génocide, on pouvait penser que leur réaction
était exagérée, voire paranoïaque. Et, pourtant, les Blanches
qui militaient en faveur de l'avortement ignorèrent un
message important ces cris de génocide étaient des indices
qui permettaient de comprendre l'histoire du mouvement
pour le contrôle des naissances, si l'on sait, par exemple,
qu'il avait défendu la stérilisation forcée, méthode raciste de
« contrôle des naissances ». Les femmes ne pourraient donc
choisir librement leur grossesse qu'à la condition que,

257
FEMMES, RACE ET CLASSE

parallèlement aux mesures légales de contrôle des naissances


et d'avortement, on mette fin à la stérilisation forcée.
Quant à la campagne pour le droit à l'avortement,
comment les femmes de couleur auraient-elles pu en ignorer
la nécessité ? Elles connaissaient encore mieux que leurs
sœurs blanches le scalpel meurtrier des avorteurs qui ne
cherchaient qu'à se remplir les poches impunément. A N e w
York par exemple, pendant les années qui précédèrent la
légalisation de l'avortement, 8 0 % des décès survenus à la
suite d'un avortement touchaient des femmes noires ou des
Porto-Ricaines (1). Juste après la légalisation, 5 0 % des
avortements étaient pratiqués sur des femmes noires. S'il faut
rappeler aux militantes des années soixante-dix que les
femmes de couleur voulaient désespérément échapper aux
arrière-boutiques des avorteurs, elles ne devraient pas
oublier non plus que ces mêmes femmes n'étaient pas prêtes
à exprimer des sentiments tellement favorables à l'avorte-
ment. Elles étaient favorables au droit à l'avortement, ce qui
ne signifie pas qu'elles voulaient avorter, "lorsque les femmes'
noires et latino-américaines recourent à l'avortement en si
grand nombre, ce n'est pas tant parce qu'elles ne désirent pas
être enceintes que parce que leurs conditions de vie
misérables les empêchent de mettre de nouveaux enfants au
monde.
Dès les premiers temps de l'esclavage, les femmes noires
ont avorté seules. De nombreuses femmes esclaves refusaient
de faire naître des enfants dans un monde de travaux forcés
qui n'avait pas de fin, synonyme pour les femmes de
chaînes, de fouet, et de viol quotidiens. U n médecin de
Géorgie découvrit au milieu du XIX e siècle, que les

258
FEMMES, RACE ET CLASSE

avortements provoqués ou spontanés étaient bien plus


fréquents chez les esclaves noires que chez les femmes
blanches. Selon lui, soit les femmes noires travaillaient trop,
soit

... « Comme le croient les planteurs, les Noirs possèdent


un secret qui leur permet de détruire le foetus dès le début de
la grossesse... Tous les médecins de campagne ont entendu
les planteurs se plaindre de la tendance contre nature des
femmes africaines à se débarrasser de leur progéniture. » ( 2 )
Atterré de ce que ce des familles entières de femmes ne
parvenaient pas à avoir d'enfant » (3), ce médecin semble
n'avoir jamais songé que les naissances d'enfants dans un
système esclavagiste étaient aussi ce contre nature ». L'épi-
sode cité plus haut en est une ce illustration : Margaret
Garner, esclave fugitive, tua sa fille et tenta de se suicider
quand elle fut reprise par les chasseurs d'esclaves.

ce Elle se réjouit de la mort de sa fille... "Désormais, elle


ne connaîtrait jamais les souffrances des esclaves" Elle
demanda à être jugée pour meurtre... "J'irai à la potence en
chantant plutôt que de retourner en esclavage !" » (4)

Pourquoi dénombre-t-on tant d'avortements provoqués et


d'infanticides pendant la période de l'esclavage ? Non pas
parce que les femmes noires avaient découvert là une
solution à leur situation, mais bien plutôt parce qu'elles
étaient désespérées. Les avortements et les infanticides
étaient des actes de désespoir, motivés non pas par des
troubles biologiques mais par l'oppression liée à l'esclavage.

*Î9
FEMMES, RACE ET CLASSE

L a plupart de ces femmes auraient certainement réagi


violemment si on leur avait présenté l'avortement comme un
pas vers la liberté.
A u début de la campagne pour le droit à l'avortement, on
eut trop souvent tendance à supposer que l'avortement légal
offrait une solution acceptable aux multiples problèmes
engendrés par la pauvreté. Comme si le fait d'avoir moins
d'enfants pouvait créer des emplois, relever les salaires et
améliorer le système scolaire !... — Cette thèse n'était que le
reflet d'une confusion courante entre la revendication du
droit à l'avortement et une prise de position en faveur des
avortements. A u cours de cette campagne, on entendait
rarement la voix des femmes qui, tout en réclamant le droit à
l'avortement légal, déploraient les conditions sociales qui les
empêchaient de mettre de nouveaux enfants au monde.
La nouvelle offensive contre le droit à l'avortement,
Tancée à la fin des années 1 9 7 0 , rendit absolument nécessaire
une convergence des efforts sur les besoins des femmes
pauvres soumises à l'oppression raciale. En 1 9 7 7 , par
l'amendement Hyde, le Congrès votait la suppression des
fonds du gouvernement fédéral pour l'avortement : un grand
nombre d'Etats l'imitèrent aussitôt dans leur législation. Les
femmes noires, porto-ricaines, chicanas et indiennes ainsi
que leurs sœurs blanches connaissant une misère toujours
plus grande, furent alors privées du droit à l'avortement.
Comme la stérilisation, financée par le Ministère de la Santé,
de l'Education et des Affaires Sociales, était pratiquée
gratuitement sur demande, un nombre de plus en plus grand
de femmes pauvres se virent contraintes d'opter pour la
stérilité définitive. Une large campagne de défense du droit à

260
FEMMES, RACE ET CLASSE

procréer devenait alors absolument nécessaire, en particulier


pour celles que les circonstances économiques obligeaient à
renoncer à ce droit.
Le désir des femmes de contrôler leur maternité est
probablement vieux comme le monde. Dès 1 8 4 4 , le United
States Practical Receipt Book. indiquait, au milieu de
nqmbreuses recettes culinaires, préparations chimiques et
autres remèdes, des « recettes » de « lotions préventives ».
Voici celle de la lotion de Hannay par exemple

« Prendre une mesure de potasse et six mesures d'eau.


Mélanger et filtrer. Mettre dans une bouteille et utiliser,
avec ou sans savon, immédiatement après le rapport. » ( 5 )

Ou encore celle de la « lotion préventive d'Abernethy » :

a Prendre 2 5 mesures de bichlorure de mercure, 4 0 0 de


lait d'amande, 1 0 0 d'alcool, 1 0 0 0 d'eau de rose. Baigner les
organes sexuels dans un peu de ce mélange... infaillible, si
vous l'utilisez à temps. » ( 6 )

Les femmes ont toujours souhaité des contraceptifs


infaillibles, mais le droit à la « maternité désirée » n'a pu
devenir légitime que lorsqu'un mouvement organisé n'a pas
posé la question des droits des femmes. A u milieu du
XIX e siècle, Sarah Grimke réclamait a le droit des femmes à
décider du moment où elles seraient mères, du nombre de
leurs enfants et des conditions de leur naissance », dans un
essai intitulé « L e mariage » (7). Elle ajoutait — trait
d'humour d'un médecin - « si l'homme et la femme

261
FEMMES, RACE ET CLASSE

pouvaient accoucher chacun leur tour... il n'y aurait jamais


plus de trois enfants par famille, le mari en portant un, et la
femme deux » (8). Mais elle insistait sur le fait que « les
femmes n'ont jamais disposé du droit de décision en la
matière (9).
Sarah Grimke revendiquait le droit des femmes à
l'abstinence sexuelle. Le « mariage émancipé » de Lucy
Stone et Henry Blackwell eut lieu à la même époque.
Abolitionnistes et défenseurs des droits des femmes, ils
refusèrent la traditionnelle cérémonie de mariage qui oblige
l'épouse à renoncer à ses droits individuels, à son nom, à ses
biens. Henry Blackwell déclara qu'en tant que mari, il
n'avait aucun droit « de garde sur la personne de sa
femme » ( 1 0 ) et promit de ne lui imposer aucune contrainte
sexuelle.
L'idée que les femmes pouvaient refuser de se soumettre
aux exigences sexuelles de leur mari devint le thème central
de l'appel à la « maternité désirée ». Et, dtans les années
soixante-dix, à l'apogée du mouvement pour le vote des
femmes, les féministes défendaient ouvertement ce principe.
E n 1 8 7 3 , Virginia Woodhull proclamait que

« la femme qui se soumet malgré elle, à des rapports


sexuels commet un acte suicidaire. L e mari qui la contraint
accomplit un meurtre et mérite le même châtiment que s'il
l'avait étranglée pour s'être refusée à lui. » ( 1 1 )

Virginia Woodhull était célèbre pour ses théories sur


« l'amour libre ». Ses positions sur l'abstinence comme

262
FEMMES, RACE ET CLASSE

moyen de contrôle des naissances rejoignaient sa critique


globale de l'institution du mariage.
C e n'est nullement un hasard si les femmes ont pris
conscience de leur droit à la procréation dans le mouvement
pour l'égalité des droits politiques. En réalité, tant que les
femmes resteraient accablées par le poids de grossesses
successives et de fréquentes fausses couches, il leur serait
impossible d'exercer un quelconque droit politique. Par
ailleurs, elles ne pourraient réaliser leurs rêves de carrière ou
d'épanouissement personnel en dehors du mariage et de la
maternité que par une possible limitation et une
programmation de leurs grossesses. E n ce sens, le slogan de
la « maternité désirée » contenait une vision nouvelle et
authentiquement progressiste des femmes. Cependant, cette
vision était étroitement liée au mode de vie de la classe
bourgeoise. Les aspirations qui motivaient cette demande ne
reflétaient pas la réalité des femmes de la classe ouvrière, car
ces dernières étaient engagées dans un combat bien plus
fondamental : celui de la survie économique. Comme ces
premières revendications étaient liées à des objectifs
accessibles aux seules femmes des classes possédantes, la
majorité des femmes des classes défavorisées et des ouvrières
pouvaient difficilement s'identifier à ce jeune mouvement.
Vers la fin du XIX e siècle, le taux de natalité des familles
blanches subit une baisse sensible. Comme on n'avait
découvert aucune méthode contraceptive nouvelle, cette
baisse ne s'explique que par la décision des femmes blanches
de diminuer le nombre de leurs rapports sexuels. E n 1 8 9 0 ,
l'Américaine blanche n'avait pas plus de quatre enfants en
moyenne ( 1 2 ) : l'urbanisation de la société américaine,

263
FEMMES, RACE ET CLASSE

justifiait ce taux de natalité. La famille nombreuse était une


nécessité dans une ferme, mais elle était inadaptée au
contexte urbain. Pourtant, les sociologues du capitalisme
monopoliste naissant proposèrent une interprétation raciste
et anti-ouvrière de ce phénomène. Comme les Américaines
blanches faisaient moins d'enfants, on brandit le spectre du
« suicide de la race » dans les cercles officiels.
E n 1 9 0 5 , le président Roosevelt termina son discours de
« la journée de Lincoln » en proclamant « qu'il fallait
préserver la pureté de la race » ( 1 3 ) . Et, en 1 9 0 6 , il associa
la chute du taux de natalité chez les Américains blancs au
« suicide de la race ». Dans son message aux Etats de
l'Union, Roosevelt accusa les femmes blanches des classes
favorisées, du « péché de stérilité, et les menaça d'être
responsable de la mort de la Nation, du suicide de la
race » ( 1 4 ) . Il tint ce langage à une époque où l'idéologie
raciste redoublait de violence et où une vague d'émeutes
raciales et de lynchages déferlait sur tout le pays. Il cherchait
aussi à rallier des voix en faveur de l'annexion des
Philippines, qui constituait alors la plus récente entreprise
impérialiste des U . S . A .
Comment le mouvement pour le contrôle des naissances
a-t-il répondu à cette accusation présidentielle ? L'entreprise
de propagande fut un échec si l'on en croit une historienne
du mouvement, qui gagna même de nouveaux suffrages.
« Cependant, ajoute Linda Gordon, cette controverse fit
éclater au grand jour les conflits qui séparaient le plus les
féministes de la classe ouvrière et des pauvres. » ( 1 5 )

a Cela se manifesta de deux manières. Tout d'abord, les


féministes considéraient de plus en plus le contrôle des

264
FEMMES, RACE ET CLASSE

naissances comme un moyen d'accéder à une carrière


professionnelle et à une meilleure éducation. Les pauvres ne
pouvaient atteindre ces objectifs, avec ou sans contrôle des
naissances. Dans le contexte global du mouvement féministe,
l'épisode du suicide de la race contribua une fois encore à
identifier le féminisme aux aspirations des femmes les plus
privilégiées. Deuxièmement, les féministes favorables au
contrôle des naissances répandirent l'idée que les pauvres se
trouvaient dans l'obligation morale de limiter le nombre de
leurs enfants, parce que les familles nombreuses imposaient
des charges fiscales et des dépenses de charité aux riches et
que les enfants de pauvres avaient moins de chances
d'appartenir à l'élite. » ( 1 6 )

L e fait que des femmes comme Julia Ward H o w e et Ida


Husted Harper aient plus ou moins adhéré à la thèse du
« suicide de la race » correspondait à la capitulation des
suffragettes face aux prises de position racistes des femmes
du Sud. Les suffragettes acceptaient de mettre l'extension du
droit de vote aux femmes au service de la suprématie
blanche et, parallèlement, les militantes du mouvement pour
le contrôle des naissances soutenaient les nouvelles théories
qui présentaient ce dernier comme un moyen d'empêcher la
prolifération « des classes défavorisées », et comme un
antidote au suicide de la race^Dans la mesure où l'on
introduisait le contrôle des naissances chez les Noirs, les
immigrés et chez les pauvres en général, les Blancs prospères,
de bonne souche yankee resteraient le groupe majoritaire. Et
déjà, les préjugés de classe et le racisme s'infiltraient dans un
mouvement qui n'en était qu'à ses premiers balbutiements,

265
FEMMES, RACE ET CLASSE

mais qui reprenait de plus en plus l'idée que les femmes


pauvres, aussi bien noires qu'immigrées, se trouvaient dans
« l'obligation morale de limiter le nombre de leurs
enfants » ( 17). C e que les privilégiées réclamaient comme un
« droit » devenait pour les pauvres un « devoir ».

Quand Margaret Sanger lança sa « croisade pour le


contrôle des naissances », expression qu'elle inventa et
popularisa, on crut un moment pouvoir dépasser les
positions racistes et le racisme de classe de la période
précédente, hn effet, Margaret Sanger était issue d'un milieu
ouvrier et connaissait bien le pouvoir corrosif de la pauvreté.
Sa mère était morte à l'âge de quarante-huit ans en laissant
onze enfants. Le souvenir des difficultés de sa propre famille
ne pouvait que renforcer chez Margaret Sanger la certitude
que les femmes de la classe ouvrière ont particulièrement
besoin de planifier et espacer librement leurs grossesses. Le
lien qu'elle entretenait avec le mouvement socialiste fut une
raison supplémentaire d'espérer que la campagne pour le
contrôle des naissances prendrait une direction plus
progressiste.
Lorsque Margaret Sanger adhéra au Parti Socialiste en
1 9 1 2 , elle prit la responsabilité de recruter des femmes des
clubs d'ouvrières de N e w York (18). The Call, le journal du
parti, publia ses articles dans la page consacrée aux femmes.
Elle écrivit deux séries intitulées « C e que toutes les mères
devraient savoir » et « C e que toutes les filles devraient
savoir ». Elle fit des reportages sur des grèves suivies par les
femmes. Elle s'était familiarisée avec les quartiers populaires
de N e w York à l'époque où elle y travaillait comme

266
FEMMES, RACE ET CLASSE

infirmière. A u cours de ses visites, raconte-t-elle dans son


autobiographie, elle rencontra des centaines de femmes qui
cherchaient désespérement à s'informer sur le contrôle des
naissances. Elle raconte aussi qu'elle décida d'entreprendre sa
croisade pour le contrôle des naissances au cours de l'une de
ces nombreuses visites dans le quartier du Lower East Side.
E n se rendant à une visite de routine, elle avait découvert
qu'une jeune femme de vingt-huit ans, Sadie Sachs, avait
tenté d'avorter seule. Une fois la crise passée, la jeune femme
avait demandé à son médecin de lui donner des conseils sur
la contraception celui-ci lui avait répondu d'envoyer son
mari dormir sur le toit. ( 1 9 )

« Je jetai un coup d'oeil à M m e Sachs. A travers mes


larmes, je réussis à lire un profond désespoir sur son visage.
Nous nous regardâmes sans mot dire, jusqu'à ce que la porte
se soit refermée sur le médecin. Alors elle leva vers moi ses
mains fines et veinées de bleu et les joignit en un geste de
supplication : "Il ne peut pas comprendre, ce n'est qu'un
homme. Mais vous, vous comprenez, n'est-ce pas ? Je vous
en prie, dites-moi le secret ; je ne le répéterai à personne. Je
vous en prie..." » ( 2 0 )

Trois mois plus tard, Sadie Sachs mourait des suites d'une
nouvelle tentative d'avortement. Cette nuit-là, Margaret
Sanger se jura de consacrer toute son énergie à trouver et à
distribuer les moyens de contraception.

« Je me mis au lit en sachant que, quoi qu'il m'en coûtât,


j'en avais fini avec les palliatifs et les traitements

267
FEMMES, RACE ET CLASSE

superficiels ; j'étais résolue à trouver la racine du mal, à


tenter de changer la destinée de ces mères dont les
souffrances étaient infinies. » ( 2 1 )

Dans les premiers temps de sa croisade pour le contrôle


des naissances, elle resta au Parti Socialiste ; de toute façon
cette campagne fut étroitement liée à la montée du
militantisme dans la classe ouvrière. Parmi ses supporters les
plus enthousiastes, on trouvait Eugene Debs, qui représentait
le Parti Socialiste, Elizabeth Gurley Flynn pour l'Internatio-
nale Mondiale des Travailleurs, et Emma Goldman pour le
mouvement anarchiste. Margaret Sanger, en retour, exprima
l'opposition de son propre mouvement au capitalisme dans
son journal Woman Rebel, qui « se consacrait aux intérêts des
travailleuses » ( 2 2 ) . Elle continua à faire les piquets de grève
et condamna publiquement la violente répression organisée
contre les grévistes. E n 1 9 1 4 , par exemple, lorsque la garde
nationale massacra un grand nombre de mineurs mexicains à
Ludlow dans le Colorado, Margaret Sanger se joignit au
mouvement des travailleurs pour dénoncer la responsabilité
de John D . Rockfeller dans cette attaque (2 3).
Malheureusement, l'alliance entre le mouvement pour le
contrôle des naissances et celui des travailleurs radicaux fut
de courte durée. Les socialistes et les autres militants
ouvriers continuèrent à revendiquer le contrôle des
naissances, mais cela n'occupait pas une position centrale
dans leur stratégie. De son côté, Margaret Sanger commença
à sous-estimer le rôle essentiel de l'exploitation capitaliste
dans son analyse de la pauvreté, prétendant que la famille
nombreuse était responsable de la misère des ouvriers. Par

268
FEMMES, RACE ET CLASSE

ailleurs, disait-elle, « les femmes perpétuent par ignorance


l'exploitation de la classe ouvrière en inondant continuelle-
ment le marché de nouveaux travailleurs » (24). Peut-être
Margaret Sanger a-t-elle été influencée par la vogue des
thèses néo-malthusiennes, dans certains cercles socialistes.
D'éminentes personnalités du mouvement socialiste euro-
péen comme Anatole France et Rosa Luxembourg avaient
proposé une « grève des naissances » pour endiguer le flot de
la main-d'œuvre sur le marché capitaliste (25).
Quand Margaret rompit l'alliance avec le Parti Socialiste
afin de créer un mouvement indépendant pour le contrôle
des naissances, ses partisans et elle se trouvèrent plus exposés
que jamais à la propagande xénophobe de l'époque. Comme
leurs prédécesseurs abusés par la propagande du « suicide de
la race », les avocats du contrôle des naissances se mirent à
prôner l'idéologie raciste dominante. L'influence désastreuse
des théories eugénistes détruisit bientôt le potentiel
progressiste de la campagne pour le contrôle des naissances.
A u début du XX e siècle, la mode eugéniste était loin d'être
fortuite. Elle était parfaitement adaptée aux besoins
idéologiques du jeune capitalisme monopoliste. Il fallait
justifier les incursions impérialistes en Amérique Latine et
dans le Pacifique, tout comme l'aggravation de l'exploitation
des travailleurs noirs dans le Sud et des immigrés dans le
Nord et l'Ouest. Les théories raciales pseudo-scientifiques
qui complétaient la campagne eugéniste permettaient aux
jeunes monopoles de justifier de manière éclatante leurs
agissements. Ainsi le mouvement gagna le soutien immédiat
de capitalistes célèbres comme les familles Carnegie,
Harriman et Kellogg (26).

269
FEMMES, RACE ET CLASSE

E n 1 9 1 9 , les théories eugénistes avaient gagné un impact


indéniable sur le mouvement pour le contrôle des naissances.
Dans un article publié par le journal de la Ligue Américaine
pour le Contrôle des Naissances, Margaret Sanger écrivait
que « le principal objectif du contrôle des naissances » est de
« donner plus d'enfants à ceux qui en sont dignes, moins à
ceux qui en sont indignes » ( 2 7 ) . A cette époque, la Ligue
Américaine accueillit chaleureusement Lothrop Stoddard,
professeur à Harvard, théoricien de l'eugénisme et auteur de
La vague des gens de couleur : une menace pour le pouvoir
blanc (28). Elle lui offrit de siéger à la direction. Le journal
de la Ligue publia alors des articles de G u y Irving Birch,
directeur de la Société Américaine pour l'Eugénisme. Pour
Birch, le contrôle des naissances était une arme

« destinée à éviter que le peuple américain ne se voit


supplanté par un troupeau de Noirs ou d'étrangers, du fait de
l'immigration ou du taux élevé de natalité des autres
populations de ce pays. » ( 2 9 )

E n 1 9 3 2 , la Société pour l'Eugénisme pouvait se targuer


d'avoir fait voter des lois de stérilisation obligatoire dans
vingt-six Etats et d'avoir fait stériliser des milliers de gens
« i n d i g n e s » de se reproduire(30). Margaret Sanger se
félicita en public de ces résultats. Elle déclara à la radio qu'il
fallait stériliser les « arriérés, les débiles mentaux, les
épileptiques, les illettrés, les pauvres, ceux qui ne pouvaient
pas travailler, les criminels, les prostituées et les
toxicomanes » ( 3 1 ) . Elle ne voulait pas pousser l'intransi-
geance jusqu'à leur ôter toute possibilité de choix : ils

270
FEMMES, RACE ET CLASSE

pouvaient donc, s'ils le souhaitaient, opter pour une vie


isolée dans des camps de travail jusqu'à la fin de leurs jours.
</'La Ligue Américaine pour le Contrôle des Naissances
lançait auprès des noirs une invitation aussi raciste que
l'appel à la stérilisation obligatoire.'La Fédération pour le
Contrôle des Naissances qui lui succéda en 1 9 3 9 mit au
point un programme « noir »

« Les Noirs, surtout dans le Sud, continuent à procréer de


façon anarchique et catastrophique. Cette population, qui
s'accroît plus vite que les blancs, est la moins apte à élever
les enfants correctement. » ( 3 2 )

La Fédération demanda le recrutement de pasteurs noirs


pour diriger les comités locaux de contrôle des naissances et
proposa une sensibilisation des Noirs à sa propagande.
Margaret Sanger écrivit à une collègue

« Il ne faut pas révéler notre désir d'exterminer la


population noire ; le pasteur est le seul qui puisse redresser la
situation au cas où cette idée viendrait à l'esprit des plus
révoltés... » ( 3 3 )

* Voilà qui confirme la victoire idéologique du racisme


associé à l'eugénisme. L e mouvement pour le contrôle des
naissances avait été amputé de son potentiel progressiste et
ne défendait plus le droit individuel des gens de couleur au
contrôle des naissances, mais une stratégie raciste de contrôle de
la population. Cette campagne fut utilisée pour appliquer la
politique démographique raciste et impérialiste du gouverne-
ment américain.

271
FEMMES, RACE ET CLASSE

A u début des années soixante-dix les militantes pour le


droit à l'avortement auraient dû se pencher sur l'histoire de
leur mouvement. Si elles l'avaient fait, elles auraient peut-
être compris pourquoi tant de femmes noires boudaient leur
action. Elles auraient su combien il était important de faire
oublier les menées racistes de ceux qui avaient défendu le
contrôle des naissances et la stérilisation obligatoire afin
d'éliminer les « éléments inadaptés ». Elles auraient dû, en
conséquence, revendiquer le droit à l'avortement en
condamnant sans appel la stérilisation forcée, qui était de
plus en plus pratiquée.
C e n'est que lorsque les média révélèrent le scandale de la
stérilisation de deux jeunes Noires à Montgomery en
Alabama qu'on ouvgit la boîte de Pandore de la stérilisation
forcée. Mais l'affaire des soeurs Relf éclata trop tard pour
influencer la politique du mouvement pour le droit à
l'avortement. L'incident date de l'été 1 9 7 3 et la décision de
légaliser l'avortement avait déjà été votée en janvier par la
Cour Suprême. Il devenait urgent de s'opposer massivement
à la stérilisation forcée. Lès circonstances entourant l'affaire
des soeurs Relf sont effrayantes de banalité. Minnie Lee,
douze ans, et M a r y Alice, quatorze ans, avaient été attirées
dans la salle d'opération où elles avaient été définitivement
stérilisées (34). L'intervention avait été ordonnée par un
comité d'action communal de Montgomery subventionné
par le H E W , lorsque l'on découvrit que le contraceptif
Depo-Provera administré auparavant aux deux jeunes filles,
provoquait le cancer chez les animaux de laboratoire (35).
U n centre d'aide juridique du Sud fit un procès en leur
nom et la mère des filles révéla qu'elle avait involontaire-

272
FEMMES, RACE ET CLASSE

ment consenti à l'opération, trompée par les assistantes


sociales. M m e Relf, qui ne savait pas lire, avait été priée de
mettre une croix sur un document dont elle ignorait la
teneur. Elle crut qu'il s'agissait d'une ordonnance permettant
de continuer les piqûres de Depo-Provera. Par la suite elle
apprit qu'elle avait autorisé la stérilisation de ses filles (36).
La rumeur suscitée par cette affaire permit de dévoiler
l'existence de cas similaires. Dans la seule ville de
Montgomery, onze adolescentes avaient subi la même
opération et on apprit que la stérilisation forcée avait été
pratiquée dans d'autres Etats. L'une après l'autre, les femmes
venaient témoigner de pratiques tout aussi scandaleuses. Niai
Ruth C o x intenta un procès contre l'Etat de Caroline du
Nord. Alors qu'elle n'avait que dix-huit ans (huit ans avant
le procès), l'administration l'avait menacée de la priver
d'allocations familiales si elle refusait la stérilisation (37). On
lui avait assuré que sa stérilité ne serait que temporaire (38).
Elle s'en prenait donc à un Etat qui appliquait les théories
eugénistes. On apprit que, sous les auspices de la
Commission Eugéniste de Caroline du Nord, 7 6 8 6 femmes
avaient été stérilisées depuis 1 9 3 3 . L e prétexte invoqué était
l'arrêt de la reproduction des « débiles mentaux ». Pourtant,
5 0 0 0 de ces femmes étaient noires (39). Selon Brenda
Feigen Fasteau, l'avocate de Niai Ruth C o x , les derniers
chiffres de Caroline du Nord n'étaient pas plus encoura-
geants

« Les statistiques dont je dispose révèlent que près de


6 5 % des femmes stérilisées en Caroline du Nord depuis
1 9 6 4 étaient noires et 3 5 % blanches. » (40)

273
FEMMES, RACE ET CLASSE

La campagne d'information permit alors de voir que l'Etat


voisin, la Caroline du Sud, était le théâtre d'atrocités encore
plus grandes. Dix-huit femmes de Aiken en Caroline du
Sud, accusèrent un certain docteur Clovis Pierce de les avoir
stérilisées au début des années soixante-dix. Seul accoucheur
de la petite ville, le docteur Pierce stérilisait les mères de
deux ou trois enfants qui bénéficiaient de l'assistance
médicale. Une de ses infirmières raconte que les femmes
enceintes qui venaient au dispensaire « devaient se soumettre
à la stérilisation volontaire (stc) si elles voulaient qu'il les
accouche » (41). Il refusait de payer d'autres impôts pour
tous ces gens qui faisaient des enfants (42). L'Etat avait versé
6 0 0 0 0 dollars pour ses interventions ! A u cours de son
procès, il reçut le soutien de l'Association médicale de
Caroline du Sud, qui déclara que « les médecins se trouvaient
moralement et légalement en droit d'exiger une autorisation
de stérilisation avant d'accepter une patiente, s'ils le font à la
première visite. » ( 4 3 )

Ces révélations dénonçaient la complicité du gouverne-


ment fédéral. Tout d'abord, le Ministère de la Santé, de
l'Education et des Affaires Sociales déclara qu'en 1 9 7 2 ,
1 6 0 0 0 femmes et 8 0 0 0 hommes avaient été stérilisés dans
le cadre de programmes fédéraux (44). Mais ces chiffres se
révélèrent bien inférieurs à la vérité. Cari Schultz, directeur
du Bureau des Affaires Démographiques de la Fondation
H E W , estima que 1 0 0 0 0 0 à 2 0 0 0 0 0 stérilisations avaient
été subventionées par le gouvernement cette année-là (45).
Est-il possible qu'en l'espace d'une seule année, le nombre
des stérilisations aux Etats-Unis ait pu égaler celui de toute
l'époque nazie ? Dans l'Allemagne d'Hitler, 2 5 0 0 0 0 stéri-
lisations avaient en effet été pratiquées (46).

274
FEMMES, RACE ET CLASSE

Après le génocide des Indiens d'Amérique, on aurait pu


penser que la campagne de stérilisation du gouvernement
épargnerait ces derniers. Et pourtant, le docteur Connie Uri
révéla devant un comité du Sénat qu'en 1 9 7 6 , 2 4 % des
femmes indiennes en âge d'être mères avaient été
stérilisées (47). Le médecin de Choctaw déclara « Notre
sang est tari... nos enfants ne naîtront plus... c'est le génocide
de notre peuple. » ( 4 8 ) L'hôpital indien de Claremore dans
l'Oklahoma avait stérilisé une femme sur quatre venues
accoucher (49).
Les Indiens d'Amérique sont particulièrement visés par la
propagande de stérilisation. Une des brochures éditées par la
fondation H E W et destinées aux Indiens contient deux
croquis l'un représente une famille de dix enfants qui
possède un cheval ; l'autre, une famille qui n'a quun seul
enfant et possède dix chevaux. Les dessins veulent prouver
que la richesse est inversement proportionnelle au nombre
d'enfants comme si ces dix chevaux étaient arrivés par
miracle grâce au contrôle des naissances et à la stérilisation.
La politique démographique du gouvernement américain
est évidemment raciste. Et l'on continue a stériliser un
nombre incalculable d'Indiennes, de Chicanas, de Porto-
Ricaines et de femmes noires. E n 1 9 7 0 , selon une étude du
Bureau de Contrôle Démographique de l'Université de
Princeton sur la fécondité nationale, 2 0 % des femmes
noires mariées et à peu près autant de femmes chicanas (50)
ont été rendues définitivement stériles ( 5 1 ) . D'autre part,
4 3 % des stérilisations financées par les programmes du
gouvernement fédéral ont été pratiquées sur des femmes
noires ( 5 2).

275
FEMMES, RACE ET CLASSE

Le nombre impressionnant des Porto-Ricaines qui ont été


stérilisées reflète une volonté politique bien particulière
depuis 1 9 3 9 . Cette année-là, le comité interdépartemental
du président Roosevelt pour Porto-Rico fit paraître une
étude qui estimait que la surpopulation de l'île était
responsable de ses problèmes économiques (5 3). C e comité
proposait des mesures permettant d'aligner le taux de natalité
sur celui de la mortalité ( 5 4). Très peu de temps après,
Porto-Rico fut le théâtre d'une campagne de stérilisation.
Malgré l'opposition de l'Eglise catholique, qui obtint
l'abandon du programme en 1 9 4 6 , l'expérience fut
poursuivie au début des années cinquante sous prétexte de
contrôle démographique (5 5). Pendant cette période, on
ouvrit 1 5 0 cliniques pour le contrôle des naissances, et une
baisse démographique de 2 0 % fut enregistrée au milieu des
années soixante ( 5 6). Dans les années soixante-dix, plus de
3 5 % de Porto-Ricaines pubères avaient été stérilisées ( 5 7).
Bonnie Mass attaqua violemment la politique démogra-
phique du gouvernement américain

« si l'on en croit les statistiques, et si le taux actuel de


1 9 0 0 0 stérilisations par mois est maintenu, en l'espace de
dix à vingt ans, la population de travailleurs et de paysans de
cette île aura disparu... Pour la première fois dans l'histoire
mondiale, l'application systématique du contrôle démogra-
phique aura permis d'exterminer toute une génération. » ( 5 8 )

A u cours des années soixante-dix, les conséquences


catastrophiques de l'expérience de Porto-Rico apparurent
clairement. La présence de corporations dans les industries
pharmaceutiques et métallurgiques hautement automatisées

27 6
FEMMES, RACE ET CLASSE

avait aggravé le problème du chômage. L a perspective d'une


multiplication des chômeurs fut l'un des moteurs de la
stérilisation massive. Aujourd'hui, aux U . S . A . la population
de couleur et, en particulier, les jeunes victimes du racisme,
représentent une fraction importante de chômeurs perma-
nents. Dans le cas de Porto-Rico, ce n'est pas un hasard si le
développement de la stérilisation a suivi la courbe du
chômage. Et dans la mesure où de plus en plus de blancs
sont victimes des conséquences désastreuses du chômage, il
n'est pas impossible qu'ils deviennent les prochaines cibles
de la propagande de stérilisation.
La vague de stérilisations forcées peut-être a été encore
plus importante à la fin des années soixante-dix. Malgré les
consignes du Ministère de la Santé, la situation s'est
dégradée. L'enquête menée en 1 9 7 5 dans les centres
hospitaliers universitaires par le syndicat des libertés civiques
américaines, révéla que 4 0 % de ces établissements
ignoraient les nouvelles lois du Ministère de la Santé (59). Et
seulement 3 0 % des établissements inspectés s'efforçaient de
les respecter (60).
L'amendement Hyde de 1 9 7 7 justifie davantage la
pratique forcée de la stérilisation. E n effet, après la loi votée
par le Congrès, le financement de l'avortement par le
gouvernement fédéral était supprimé, sauf en cas de viol, de
maladie grave ou de risque de mort. Sandra Salazar, du
Département de la Santé de l'Etat de Californie, révèle que
la première victime de cette loi fut une jeune Mexicaine de
vingt-sept ans, texane d'adoption, qui mourut des suites
d'un avortement illégal pratiqué au Mexique. Il y eut bien
d'autres victimes les femmes ne pouvant se permettre un

277
FEMMES, RACE ET CLASSE

avortement en furent très souvent réduites à se faire


stériliser. Cette opération est en effet financée par les fonds
fédéraux et pratiquée gratuitement sur demande, dans les
milieux défavorisés. Ces dix dernières années, le combat
contre la stérilisation forcée a été principalement mené par
les Porto-Ricaines, les Noires, les Chicanas et les Indiennes ;
le mouvement des femmes dans son ensemble ne s'est pas
encore solidarisé de leur lutte. Les organisations représentant
les intérêts des femmes de la classe moyenne sont peu
disposées à soutenir la campagne contre la stérilisation
forcée, car ces mêmes femmes se sont souvent vu
personnellement refuser une stérilisation souhaitée. On
pousse les femmes de co\ileur à se faire stériliser et l'on
encourage les privilégiées à concevoir. C'est pourquoi ces
dernières considèrent la « période de réflexion » et autres
détails qui donnent la garantie d'un « consentement en
connaissance de cause », comme des obstacles pour les
femmes de leur milieu. Mais, au-delà de cet obstacle, c'est le
droit à la maternité des femmes pauvres et des femmes de
couleur qui est menacé. Il faut en finir avec la stérilisation
forcée.

278
CHAPITRE 13

D U C Ô T É D E L A CLASSE OUVRIÈRE :

VERS LE DÉCLIN D U T R A V A I L DOMESTIQUE

Selon toute apparence, les innombrables tâches « ménagè-


res » — la cuisine, la vaisselle, la lessive, le nettoyage des
chambres, des sols, les courses, etc. - occupent en moyenne
trois à quatre mille heures de travail annuel dans la vie d'une
épouse (1). Bien que cette statistique ait de quoi étonner, elle
ne tient aucun compte de l'attention constante et
difficilement quantifïable que les mères doivent accorder à
leurs enfants. Les soins maternels sont aussi peu valorisés
que les corvées domestiques, et la femme d'intérieur s'attire
rarement les compliments de sa famille. Après tout, le travail
ménager est pratiquement invisible : « personne ne remarque
rien, jusqu'au moment où tout est en désordre ; nous voyons
le lit défait, mais pas le parquet nettoyé et ciré »(2).

279
FEMMES, RACE ET CLASSE

t I n v i s i b l e , répétitif, épuisant, improductif, ingrat le travail


domestique ne trouve pas de meilleurs mots pour se décrire.
La nouvelle prise de conscience liée au mouvement des
femmes a souvent encouragé ces dernières à exiger des maris
qu'ils les déchargent un peu de ces corvées. Les hommes sont
déjà plus nombreux à participer aux travaux de la maison, et
certains vont jusqu'à consacrer autant de temps aux tâches
ménagères. Mais combien d'entre eux ont renoncé à croire
que le ménage « est un travail de femme » ? Combien
d'entre eux accepteraient de ne pas considérer leurs activités
domestiques comme un travail « d'assistance » à leur
épouse ?
S'il était vraiment possible d'en finir avec l'idée que le
travail domestique est une affaire de femmes et de le
redistribuer également entre les deux sexes, le problème
serait-il pour autant résolu ? Une fois débarrassé de ce
contexte uniquement féminin, le travail domestique
cesserait-il d'être oppressif ? Même si la plupart des femmes
se réjouiraient beaucoup de l'avènement de « l'homme
d'intérieur », la non-différenciation sexuelle dans la
distribution des tâches ménagères ne changerait pas
réellement leur caractère véritablement oppressif. E n
dernière analyse, ni les hommes ni les femmes ne devraient
gaspiller d'heures précieuses dans l'accomplissement d'un
travail dénué de tout intérêt moral, créatif ou productif.
L'un des secrets les mieux gardés des sociétés capitalistes
avancées concerne une transformation possible — et
vraiment réalisable - de la nature du travail domestique.
Une bonne partie des tâches ménagères imputées aux
femmes pourraient être intégrées à l'économie industrielle.

280
FEMMES, RACE ET CLASSE

E n d'autres termes, le travail domestique ne doit plus être


obligatoirement considéré comme inhérent au foyer. Des
équipes de travailleurs qualifiés et bien rémunérés pourraient
amener un matériel sophistiqué d'une maison à l'autre et
s'acquitter rapidement et efficacement de tâches manuelles
pénibles à l'heure actuelle. Pourquoi la perspective de ce
changement radical reste-t-elle occultée ? Parce que
l'économie capitaliste est par nature hostile à l'industrialisa-
tion du travail ménager. La socialisation de cette activité
suppose d'importantes subventions gouvernementales qui
garantissent l'accès des familles ouvrières à ces avantages
évidemment nécessaires. Etant donné que le profit de cette
opération serait réduit, l'industrialisation du travail domes-
tique apparaît tout aussi condamnable que les entreprises non
rentables aux yeux des capitalistes. Néanmoins, le
développement rapide de la main-d'œuvre féminine indique
que de moins en moins de femmes se contentent d'exceller
dans leur fonction traditionnelle de maîtresse de maison.
Autrement dit, l'industrialisation du travail ménager et sa
socialisation deviennent un véritable besoin collectif.
Finalement, ces tâches vont sans doute perdre leur caractère
exclusivement individuel, féminin et artisanal pour disparaî-
tre progressivement de l'histoire.
Même si les activités ménagères que nous accomplissons
aujourd'hui deviennent un jour un vestige du passé,
l'opinion dominante continue d'associer l'éternel féminin aux
balais, ramasse-poussière, serpillières et bassines, tabliers de
cuisine et gazinières, casseroles et fait-tout. Il est vrai que,
d'une époque sur l'autre, le travail des femmes a été associé,
en général, au foyer. Cependant, le travail domestique des

281
FEMMES, RACE ET CLASSE

femmes n'a pas toujours présenté le visage actuel que nous


lui connaissons, car, à l'image des autres phénomènes
sociaux, il est le produit instable de l'histoire humaine. Tous
les systèmes économiques se sont développés avant de
régresser ; de même, la portée et la qualité du travail
ménager a subi des transformations radicales.
Comme le remarque Friedrich Engels dans le grand
classique qu'est devenu son ouvrage, L'Origine de la famille,
de la propriété privée et de l'Etat (3), les conditions présentes
de l'inégalité entre les sexes n'existaient pas avant
l'avènement de la propriété privée. A l'origine, la division
sexuelle du travail n'était pas hiérarchique, mais complémen-
taire. Dans les sociétés qui ont pu accorder à l'homme la
responsabilité de la chasse et à la femme celle de la cueillette
des fruits et des légumes, les deux sexes accomplissaient des
travaux également essentiels à la survie de leur communauté.
A cette époque la communauté était généralement une
famille élargie, le rôle primordial des femmes leur assurait
donc le respect dû aux membres actifs du groupe.
Le caractère essentiel que revêtait le travail domestique
des femmes dans les cultures pré-capitalistes m'est apparu de
manière évidente au cours d'un voyage en jeep au coeur des
plaines Masaï, en 1 9 7 3 . Sur un chemin isolé de Tanzanie,
j'ai remarqué six femmes Masaï qui portaient un énorme
panneau sur la tête. Mes amis tanzaniens m'expliquèrent
qu'elles amenaient probablement le toit d'une maison
jusqu'au nouveau village qu'elles étaient en train d'édifier.
J'appris que, chez les Masaï, les femmes étaient responsables
de toutes les activités domestiques, et donc de la
construction des habitations fréquemment assemblées par ce

282
FEMMES, RACE ET CLASSE

peuple nomade. Les tâches ménagères des femmes Masaï


comprennent la cuisine, le nettoyage, l'éducation des enfants,
la couture, etc., mais aussi la maçonnerie. Le travail
« domestique » est aussi important et productif que le soin
du troupeau et toutes les autres activités économiques des
hommes du groupe.
• — " " A u sein de l'économie pré-capitaliste et nomade des
Masaï, le travail domestique des femmes joue un rôle
économique essentiel, au même titre que l'élevage du bétail,
organisé par leurs époux. E n tant que productrices, elles
bénéficient du même statut social qu'eux. Dans les sociétés
capitalistes avancées, par contre, le rôle domestique des
épouses est un travail d'assistance et il est rarement reconnu
à sa juste valeur. Il diminue donc le statut social de toutes les
femmes. E n fin de compte, aux termes de l'idéologie
bourgeoise, la femme est tout simplement l'éternelle servante
__de son mari.
L'origine de cette conception bourgeoise des femmes
servantes des hommes, est elle-même fort révélatrice. Les
Etats-Unis étant un pays relativement jeune, l'idée de
« femme d'intérieur » date d'à peine plus d'un siècle.
Pendant la période coloniale, les tâches ménagères ne
ressemblaient nullement aux nôtres.

« Le travail des femmes commençait à l'aube et se


prolongeait jusqu'au moment où elles ne pouvaient plus
garder les yeux ouverts. Pendant deux siècles, presque tout
ce que la famille consommait ou utilisait était fabriqué à la
maison, sous leur direction. Elles filaient et teignaient le fil,
le tissaient et cousaient les vêtements. Elles cultivaient la

283
FEMMES, RACE ET CLASSE

plupart des légumes que mangeait la famille, et faisaient


assez de conserves pour tout l'hiver. Elles fabriquaient le
beurre, le fromage, le pain, les bougies et le savon, et elles
tricotaient les chaussettes de toute sa famille. » (4)

Dans le contexte économique de l'Amérique pré-


industrielle, la femme qui s'acquittait du travail domestique
était donc fileuse, tisserande, couturière, boulangère,
crémière et droguiste. Et caetera, et caetera, et caetera. E n fait,

... « les contraintes de la production laissaient très peu de


temps libre pour les travaux que l'on considère aujourd'hui
comme des tâches ménagères. De toute évidence, les femmes
de l'époque pré-industrielle étaient de piètres maîtresses de
maison, si l'on se réfère aux normes actuelles. A u lieu de
nettoyer tous les jours ou une fois par semaine, elles faisaient
le nettoyage de printemps. Les repas étaient simples et peu
variés ; les vêtements se portaient longtemps et le linge sale
pouvait s'accumuler jusqu'à la lessive mensuelle, voire
trimestrielle dans certains foyers. Et, bien sûr, le transport et
la préparation de l'eau de lavage s'imposant, les exigences de
propreté se trouvaient souvent découragées. » (5)

Les femmes de l'époque coloniale n'étaient ni des


« ménagères » ni des « maîtresses de maison », mais plutôt
des travailleuses endurcies et rompues à l'économie
domestique. Elles fabriquaient non seulement la plupart des
produits nécessaires à leur famille, mais elles étaient
également les gardiennes de leur foyer et les protectrices de
la santé de la communauté.

284
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Les femmes avaient la responsabilité de cueillir et de


faire sécher les plantes... utilisées comme des médicaments.
Elles étaient tout à la fois médecins et infirmières ; elles
étaient aussi sage-femmes pour leur propre famille et pour
l'ensemble de la communauté. » (6)

« L e United States Practical Receipt Book, très consulté à


l'époque coloniale, contient des recettes pour la préparation
de produits d'entretien et de médicaments. Pour se guérir de
la teigne, par exemple, il fallait a prendre une racine de
curcuma, la couper en morceaux dans du vinaigre et
badigeonner les lésions de cette solution » (7).

La valeur économique des travaux domestiques accomplis


par les femmes américaines de l'époque coloniale était
complétée par le rôle évident qu'elles jjouaient dans les
domaines externes à leur foyer. Rien ne les empêchait, par
exemple, d'ouvrir une taverne.

a Les femmes géraient également des scieries et des


moulins à blé. Elles cannaient les chaises, dirigeaient des
abattoirs, s'occupaient de l'impression des tissus et de la
confection de vêtements, faisaient de la dentelle, et tenaient
des épiceries de campagne et des magasins d'habillement qui
leur appartenaient. Elles travaillaient dans des débits de
tabacs, des drogueries (où elles commercialisaient les
produits qu'elles avaient confectionnés elles-mêmes), des
bazars où l'on trouvait toutes sortes d'articles, de l'épingle à
la pièce de viande. Les femmes dépolissaient les monocles,
fabriquaient des filets et des cordages, coupaient et cousaient

285
FEMMES, RACE ET CLASSE

des pièces de cuir, confectionnaient des instruments pour le


cardage de la laine, et elles étaient même peintres en
bâtiment. Très souvent, elles étaient à la tète d'une
entreprise dans leur ville... » ( 8 )

L'industrialisation post-révolutionnaire et son développe-


ment ont fait surgir de nombreuses usines dans le Nord-Est
de ce jeune pays. Les filatures de Nouvelle-Angleterre
représentaient la pointe du progrès dans le système
industriel. Comme le filage et le tissage étaient des activités
traditionnellement réservées aux femmes au foyer, ces
dernières furent les premières recrues des propriétaires de
filatures, et elles travaillèrent sur les nouveaux métiers à
tisser mécaniques. Quand on pense que les femmes furent
ensuite exclues du monde industriel, il est frappant de noter
la dimension ironique qui caractérise l'histoire économique
des Etats-Unis, puisque les premiers travailleurs de
l'industrie étaient des travailleuses.
A u fur et à mesure que l'industrie progressait et déplaçait
la vie économique de la maison à l'usine, l'importance du
travail domestique des femmes diminua de manière
systématique. Les femmes étaient deux fois perdantes leurs
activités traditionnelles leur étaient volées par les usines de
plus en plus nombreuses et toute l'économie basculait à
l'extérieur de la maison, les privant très souvent d'un
véritable rôle économique. Vers le milieu du XIX e siècle,
l'usine fournissait le tissu, les bougies et le savon. Même le
beurre, le pain et d'autres aliments commencèrent à être
fabriqués en grande quantité.

286
FEMMES, RACE ET CLASSE

cc A la fin du siècle, celles qui fabriquaient leur amidon ou


qui lavaient leur linge dans des lessiveuses étaient rares. Dans
les villes, les femmes achetaient leur pain tout préparé et ne
confectionnaient plus leurs sous-vêtements, elles envoyaient
leurs enfants à l'école et donnaient sans doute une partie de
leurs vêtements à blanchir. Les discussions portaient sur les
mérites des aliments en conserve... Le vent de l'industrie
avait soufflé et le métier à tisser s'empoussiéra dans le
grenier ; la marmite qui servait à fabriquer le savon fut
reléguée dans la grange. » (9)

La consolidation du capitalisme industriel a considérable-


ment élargi le fossé qui séparait le nouveau et l'ancien mode
de production économique. Le déplacement des lieux de
production, provoqué par le développement des usines, fut
incontestablement décisif. Cependant, la redéfinition géné-
rale de la production, imposée par le nouveau système
économique, revêtit une tout autre dimension. Tandis que
les produits domestiques tiraient leur prix de l'usage qu'en
faisait la famille, les objets fabriqués en usine présentaient
surtout une valeur d'échange et répondaient à l'avide désir
de profit des employeurs. Cette nouvelle conception de la
production économique révélait — au-delà de la distance
physique entre la maison et l'usine - une différence
fondamentale entre la structure de l'économie domestique et
celle d'une économie capitaliste tournée vers le profit. Dans
la logique de ce système, le travail à la maison n'engendrait
aucune plus-value ; il fut évidemment défini comme
inférieur au travail salarié. La naissance de la femme
d'intérieur ne fut pas la moindre des conséquences

287
FEMMES, RACE ET CLASSE

idéologiques de cette radicale transformation économique :


peu à peu, les femmes se virent attribuer le rôle de
gardiennes d'une vie domestique dévalorisée. Cette représen-
tation se heurtait pourtant à une contradiction de taille. De
nombreuses immigrantes étaient venues grossir les rangs de
la classe ouvrière au Nord-Est des Etats-Unis. Ces femmes
blanches étaient d'abord des salariées et accessoirement des
maîtresses de maison. D'autres femmes, par millions,
soutenaient involontairement l'économie esclavagiste du Sud
en travaillant dur, loin de leur foyer. Pour définir la place de
la femme dans la société américaine du XIX e siècle, il faut à
la fois parler des femmes blanches qui travaillaient sur les
machines pour des salaires de misère, et des femmes noires
qui connaissaient les rigueurs de l'esclavage. L'idée de
« femme d'intérieur » ne reflétait que partiellement la réalité,
car elle était le symbole de la prospérité économique des
classes moyennes en expansion.
Bien que le concept de « ménagère » fût déjà ancré dans
les structures sociales de la bourgeoisie et des classes
moyennes, il fut bientôt complété par l'image de la mère
dans l'idéologie du XIX e siècle, et aboutit à un modèle
universel de féminité. Comme la propagande populaire
imposait une vocation domestique à toutes les femmes, celles
qui étaient salariées par nécessité furent bientôt considérées
commes des éléments étrangers au monde des hommes, au
monde de l'économie publique. Sorties de leur « élément »
naturel, les femmes ne devaient plus être traitées en
véritables salariées. Elles payaient leur présence en heures
supplémentaires, en conditions de travail déplorables, en
énormes manques à gagner. Leur exploitation dépassait tout

288
FEMMES, RACE ET CLASSE

ce que leurs collègues masculins auraient pu supporter. Bien


évidemment, le sexisme apparut comme une Jormidable .
source de profit pour les capitalistes. ~
La différence structurelle qui existait entre l'économie
publique du capitalisme et l'économie privée de la famille
avait été continuellement renforcée par l'aspect obstinément
primitif du travail domestique. E n dépit de la prolifération
des gadgets de toutes sortes les tâches ménagères n'ont pas
été facilitées par l'avance technologique qu'a introduite le
capitalisme industriel. L e travail ménager continue de
représenter plusieurs milliers d'heures de travail dans l'année
d'une femme. E n 1 9 0 3 , Charlotte Perkins Gilman a proposé
une définition du travail domestique aux Etats-Unis qui
reflétait bien les modifications de sa structure et de sa nature.

... o L'expression « travail domestique » ne s'applique pas


à un certain type de travail, mais à un degré nécessaire
d'évolution et de développement. Toutes les industries ont
été un jour « domestiques » : toutes les techniques ont été
appliquées à la maison et dans l'intérêt de la famille. Toutes
les industries se sont hissées à un stade ultérieur de
développement depuis cette période, à l'exception d'une ou
deux, qui en sont restées à leur stade primitif. ( 1 0 )

« La maison », affirme Charlotte Gilman, « n'a pas évolué


dans les mêmes proportions que nos autres institutions. »
L'économie domestique révèle :

... « L e maintien d'industries primitives dans une


communauté industrielle moderne et la réclusion des femmes
dans ces industries, avec leur champ d'expression li-
mité. » ( 1 1 )

289
FEMMES, RACE ET CLASSE

L e travail ménager, poursuit Charlotte Gilman, mine


l'humanité des femmes :

« Elles sont féminines, sans aucun doute, tout comme les


hommes sont masculins ; mais elles ne sont pas humaines
comme ils sont humains. L a vie domestique ne leur permet
pas d'exprimer leur humanité, car tous les signes distinctifs
du progrès humain sont extérieurs. » ( 1 2 )

La justesse de la remarque de Charlotte Gilman se vérifie


dans l'histoire des femmes noires aux Etats-Unis. A u cours
des siècles passés, la plupart ont travaillé à l'extérieur de leur
foyer. A u temps de l'esclavage, elles étaient aux côtés de leur
mari dans les champs de coton et de tabac, et lorsque
l'industrie s'implanta dans le Sud, elles furent embauchées
dans les usines de tabac, les raffineries de sucre et même
dans les minoteries et les chantiers de construction de
chemins de fer. Dans ce cadre, les femmes esclaves étaient
les égales des hommes. Parce que l'égalité sexuelle dans le
travail les épuisait physiquement, elles bénéficiaient d'une
plus grande égalité dans leur communauté d'esclaves que
leurs sœurs blanches, qui étaient « maîtresses de maison ».
A cause de leur travail à l'extérieur, les femmes noires
n'ont jamais accordé la priorité au travail domestique, avant
ou après leur « émancipation ». Elles ont largement échappé
aux méfaits psychologiques du capitalisme industriel sur les
femmes blanches des classes moyennes, dont les vertus
résidaient soi-disant dans la faiblesse et la soumission
propres à leur sexe. Les femmes noires pouvaient

290
FEMMES, RACE ET CLASSE

difficilement envier cette faiblesse ; elles étaient appelées à


devenir fortes, car la survie de leur famille et de leur
communauté dépendaient d'elles.
Elles ont amplement démontré leur énergie par un travail
acharné ; et les oeuvres de toutes les personnalités
exceptionnelles qui sont devenues leaders de la communauté
noire en témoignent. Harriet Tubman, Sojourner Truth, Ida
Wells et Rosa Parles sont des femmes remarquables, mais
surtout, elles incarnent les femmes noires.
Pourtant, les femmes noires ont payé un lourd tribut pour
la force et l'indépendance relative qu'elles ont pu acquérir.
Elles ont rarement été réduites à leur rôle de « ménagères »
alors qu'elles n'ônt jamais cessé de s'acquitter des corvées de
la maison. Elles ont donc porté le double fardeau du travail
salarié et du travail domestique. Ces deux charges exigeaient
d'elles la persévérance d'un Sisyphe. W . E. B. DuBois
observait en 1 9 2 0

cc Certaines femmes naissent libres, et quelques-unes


obtiennent leur autonomie au prix d'insultes et de lettres
honteuses, mais on a jeté avec mépris la liberté au visage de
nos femmes à la peau noire. Cette liberté leur permet
d'acheter une indépendance totale ; et, quel que soit le prix,
rien ne leur paraîtra trop cher pour faire cesser les sarcasmes
et les gémissements. » ( 1 3 )

A u x côtés de leurs compagnons, les femmes noires ont


travaillé jusqu'à l'épuisement. Comme eux, elles ont eu la
responsabilité de nourrir leurs enfants. L'assurance et
l'indépendance - qualités suspectes chez une femme — ont

291
FEMMES, RACE ET CLASSE

été souvent saluées, mais surtout détestées chez les Noires.


Ces qualités illustrent leur travail et leurs luttes à l'extérieur
du foyer. Pourtant, comme leurs soeurs blanches affublées du
titre de « femmes d'intérieur », elles ont fait la cuisine, elles
ont lavé, elles ont nourri et élevé un nombre incalculable
d'enfants. Mais, à la différence des ménagères blanches, qui
ont appris à attendre la sécurité de leur mari, elles ont
rarement bénéficié du temps et de l'énergie nécessaires pour
devenir des expertes du travail domestique, alors qu'elles
étaient épouses, mères et souvent travailleuses. Comme les
ouvrières blanches, qui doivent aussi travailler pour survivre
et servir mari et enfants, les femmes noires ont attendu
longtemps, très longtemps, avant d'être libérées de cette
oppression.
-"Aujourd'hui, pour les femmes noires et pour toutes leurs
soeurs ouvrières, la possibilité de socialiser le travail
domestique et la garde des enfants est considérée comme une
solution radicale au sein du mouvement de libération des
femmes. L e soin des enfants, la préparation des repas
devraient être pris en charge, le travail domestique devrait
être industrialisé — et tous ces services devraient être
facilement accessibles à la classe ouvrière.
L e manque, sinon l'absence de débat public sur les
modalités de cette transformation témoigne des forces
d'occultation de l'idéologie bourgeoise. Il n'est même pas
possible de dire que le rôle domestique de la femme n'a pas
été pris en compte. A u contraire, le mouvement
contemporain des femmes a présenté le travail ménager
comme un élément essentiel de leur oppression. U n certain
nombre de pays capitalistes connaissent même des
mouvements dont l'activité principale vise à alléger le

292
FEMMES, RACE ET CLASSE

fardeau de la ménagère. Concluant que ses occupations sont


surtout dégradantes et aliénantes parce qu'elles ne sont pas
rémunérées, ces mouvements ont exigé des salaires. Ses
militantes estiment qu'un bulletin de paie hebdomadaire
permettrait d'améliorer le statut de la maîtresse de maison et
la position sociale des femmes en général.
L e Mouvement pour le Salaire Ménager est né en Italie, et
sa première manifestation a été organisée en mars 1 9 7 4 .
Devant la foule assemblée dans la ville de Mestre, l'une des
oratrices déclara :

« L a moitié de la population mondiale est privée de salaire


— voilà la plus grande des contradictions ! Et nous
combattons pour obtenir une rémunération du travail
domestique. C'est une demande stratégique par excellence ; en
ce moment, il s'agit de la revendication la plus
révolutionnaire de toute la classe ouvrière. Notre succès
signifierait la victoire de toute cette classe dans son ensemble
et notre échec entraînerait le sien. » ( 1 4 )

Dans la logique de ce mouvement, les salaires offrent la


clé de l'émancipation des femmes au foyer, et cette demande
est définie comme le point central de la campagne de
libération. E n outre, le combat des ménagères pour
l'obtention d'un salaire devient une projection du problème
central du mouvement ouvrier.
Les bases théoriques du Mouvement pour le Salaire
Ménager sont rassemblées dans un essai de Mariarosa Dalla
Costa, Le Pouvoir des Femmes et la Subversion Sociale ( 1 5 ) .
L'auteur étudie une nouvelle définition du travail domes-
tique en arguant que le caractère privé des services rendus au

2
93
FEMMES, RACE ET CLASSE

foyer est finalement illusoire. La maîtresse de maison,


affirme-t-elle, paraît faussement gérer les besoins personnels
de sa famille, car les véritables bénéficiaires sont l'employeur
de son mari et les futurs employeurs de ses enfants.
« Les femmes ont été isolées chez elles, contraintes
d'exécuter des travaux qui ont la réputation de n'exiger
aucune qualification, contrainte de mettre au monde,
d'élever, d'éduquer et de servir le travailleur en vue de la
production. Leur rôle dans le cycle de la production n'est
resté invisible que parce que le produit de leur travail, le
travailleur, était visible. » ( 1 6 )

La revendication d'un salaire pour les femmes au foyer est


fondée sur l'idée que leur production de biens est aussi
importante et précieuse que celle de leur mari. Comme
Mariarosa Dalla Costa, le Mouvement pour le Salaire
Ménager présente les ménagères comme des productrices de
main-d'œuvre qui sont vendues comme marchandises sur le
marché du travail par les membres de leur famille.
Mariarosa Dalla Costa n'est pas la première à proposer
une telle analyse de l'oppression des femmes. Dans In
Woman's Defense ( 1 9 4 0 ) ( 1 7 ) , et The Politicai Economy of
Women's Liberation ( 1 9 6 9 ) (18), M a r y Inman et Margaret
Benston présentent les femmes au foyer comme les membres
d'une classe de travailleurs à part, exploitées dans leurs
fonctions domestiques par le capitalisme. Il est difficile de
nier que leur rôle procréateur, éducatif et domestique permet
aux membres de leur famille de travailler, et donc d'échanger
leur force de travail contre un salaire. Doit-on forcément en
conclure que toutes les femmes, sans distinction de classe ni

294
FEMMES, RACE ET CLASSE

de race, sont essentiellement définies par leur travail


ménager ? Faut-il pour autant en déduire que la femme au
foyer est un travailleur au noir dans le système capitaliste de
production ?
Si la révolution industrielle a provoqué la séparation
structurelle de l'économie familiale et de l'économie
publique, le travail domestique ne peut se concevoir comme
un élément intrinsèque de la production capitaliste. Il
apparaît plutôt comme une condition préalable de la
production. L'employeur ne se soucie pas le moins du
monde de la manière dont le travailleur dépense et régénère
ses forces, il n'est concerné que par sa disponibilité et sa
capacité à engendrer un profit. Autrement dit, la production
capitaliste présuppose l'existence d'un corps de travailleurs
exploitables.

a La réparation des forces des travailleurs ne fait pas


panie du processus de production sociale ; elle est sa
condition préalable. Elle est extérieure au processus du
travail. Son rôle est de prolonger l'existence humaine, but
ultime de toute production dans toutes les sociétés. » ( 1 9 )

Dans la société sud-africaine, où le racisme a poussé


l'exploitation économique à son point le plus extrême,
l'économie capitaliste montre combien elle s'est écartée de la
vie domestique. Les artisans de l'apartheid ont simplement
calculé que le travail des Noirs était plus rentable lorsque la
vie domestique n'existait pratiquement plus. Les hommes
noirs sont considérés comme des unités de production dont

2
95
FEMMES, RACE ET CLASSE

le rendement potentiel est valorisé par la classe capitaliste.


Mais leurs femmes et leurs enfants

« sont des appendices superflus - parce que non


productifs. Les femmes ne sont utiles aux producteurs noirs
que par l'exutoire qu'elles offrent à leur capacité de
procréer. » ( 2 0 )

L'expression cc appendices superflus » est à peine méta-


phorique. Selon les règlement en vigueur en Afrique du Sud,
les chômeuses noires sont bannies des zones blanches (c'est-
à-dire 8 7 % du pays !), et même, dans certains cas, des
villes où leur mari vit et travaille.
L a vie domestique des Noirs dans les centres industriels
d'Afrique du Sud est considérée comme secondaire et
dépourvue d'intérêt financier. Mais elle représente également
une menace.

« Les représentants officiels du gouvernement reconnais-


sent le rôle des femmes au foyer et craignent que leur
présence dans les villes ne conduise à stabiliser l'implanta-
tion de la population noire. » ( 2 1 )

La consolidation des familles africaines dans les villes


industrialisées est perçue comme une menace, car la vie
domestique pourrait servir de base à un important
mouvement de résistance à l'apartheid. Ceci explique sans
doute pourquoi un grand nombre de femmes autorisées à
résider dans les zones blanches se voient forcées de vivre
dans des centres d'hébergement interdits aux hommes. Les

296
FEMMES, RACE ET CLASSE

femmes mariées et les célibataires finissent par accepter ces


conditions.
Dans ces hôtels, la vie familiale est rigoureusement
interdite : les époux ne peuvent se rendre visite, et ni le père
ni la mère n'ont le droit de recevoir leurs enfants (22).
Cette agression contre les femmes noires d'Afrique du Sud
a déjà porté ses fruits, puisque seulement 2 8 , 2 % d'entre
elles optent actuellement pour le mariage (23). Pour des
raisons d'ordre économique et de sécurité politique,
l'apartheid ronge — et cherche visiblement à détruire — le
tissu intime de la vie des Noirs. Le système sud-africain
montre à quel point l'économie capitaliste dépend du travail
domestique.
Cette extermination de la famille en Afrique du Sud
n'aurait pu être entreprise si les services des femmes au foyer
y étaient véritablement essentiels au travail salarié. La place
de la vie domestique dans la version sud-africaine du
capitalisme dérive de la séparation de l'économie familiale et
du processus de production publique qui caractérise toujours
ce genre de système. Il semble futile d'exiger des salaires
pour les travaux ménagers en invoquant la logique interne du
capitalisme.
E n admettant que la théorie qui sous-tend la revendica-
tion de salaires est indéfendable, il faut cependant se
demander si cette demande n'est pas utile sur le plan
politique. N e peut-on brandir la morale pour défendre le
droit des ménagères à une rétribution ? L'idée de recevoir un
chèque en fin de mois aurait probablement de quoi séduire
beaucoup d'entre elles. Mais cet attrait serait certainement de
courte durée. E n effet, combien de femmes accepteraient de
renouer avec ces corvées ennuyeuses et sans fin, sous

297
FEMMES, RACE ET CLASSE

prétexte d'un salaire ? Celui-ci suffirait-il à faire oublier,


selon les termes de Lénine, que

« les petites besognes domestiques l'accablent, l'étouf-


fent, l'abrutissent, l'humilient, l'enchaînant à la cuisine
et à la chambre d'enfants, l'obligeant à gaspiller ses efforts
dans un labeur absurdement improductif, mesquin, énervant,
abrutissant et écrasant. » ( 2 4 )

Apparemment, les bulletins de paie du gouvernement ne


feraient que légitimer l'esclavage des femmes au foyer.
- Le Mouvement pour le Salaire Ménager ne critique pas
implicitement le fait que les femmes dépendant financière-
ment de l'Etat demandent rarement une compensation pour
l'entretien de la maison. U n autre slogan fréquemment
proposé par le Mouvement réclame « la garantie d'un revenu
annuel pour tous » plutôt qu'un « salaire pour le travail
domestique » afin de pallier immédiatement le caractère
inhumain du système d'assistance sociale. Cependant,
l'objectif visé à long terme est l'emploi et l'accès à une prise
en charge publique des enfants. La garantie d'un revenu
annuel fonctionne donc comme une allocation chômage
permettant d'attendre la création d'emplois assortis de
salaires adéquats et d'un système subventionné de garde
d'enfants.
Les expériences d'un autre groupe de femmes révèlent la
nature controversée de la stratégie des « salaires pour le
travail domestique ». Les femmes de ménage, les aides
ménagères savent mieux que quiconque ce que la
rémunération du travail domestique veut dire. Leur

298
FEMMES, RACE ET CLASSE

condition tragique est brillamment illustrée par un film


qu'Ousmane Sembene a intitulé La Noire de... (2 5). L e
principal personnage est une jeune Sénégalaise en quête de
travail qui devient la gouvernante d'une famille française
établie à Dakar. Lorsque la famille rentre en France, elle
l'accompagne avec joie. A son arrivée, elle découvre qu'elle
est à la fois responsable des enfants, de la cuisine, de
l'entretien, de la lessive et de toutes les autres corvées
ménagères. Son enthousiasme initial fait rapidement place à
la dépression - au point qu'elle refuse le salaire que lui
offrent ses employeurs. Les gages ne compensent pas son
esclavage. Privée de moyens financiers pour rentrer au
Sénégal, elle se laisse envahir par le désespoir et préfère le
suicide à une éternité de casseroles, de serpillières, de
chiffons à poussière et de brosses à reluire...
A u x Etats-Unis, les femmes de couleur — et surtout les
femmes noires — sont depuis des dizaines d'années
employées comme femmes de ménage. E n 1 9 1 0 , la moitié
des femmes noires travaillaient à l'extérieur de leur foyer, et
un tiers d'entre elles étaient payées comme domestiques. En
1 9 2 0 , le second chiffre était passé à plus de 50 % , et en
1 9 3 0 , trois femmes noires sur cinq étaient concernées (26).
La modification radicale de l'emploi féminin pendant la
Seconde Guerre mondiale provoqua notamment une
diminution opportune des emplois domestiques chez les
noirs. Cependant, un tiers des femmes noires du pays étaient
encore asservies de cette manière en 1 9 6 0 ( 2 7 ) . Avant que
les emplois de bureau ne commencent à s'ouvrir, le nombre
des domestiques noires ne diminua jamais franchement.
Aujourd'hui, il tourne autour de 1 3 % (28).

299
FEMMES, RACE ET CLASSE

Les pénibles obligations domestiques de toutes les femmes


trahissent la force évidente du sexisme. E n raison du regain
de racisme, de nombreuses femmes noires ont été contraintes
d'accomplir leurs taches ménagères en même temps que
celles des autres. Très souvent, devant les contraintes liées à
leur service dans la famille blanche, elles ont dû négliger leur
maison et leurs enfants. Payées pour l'entretien, elles ont été
appelées à remplacer les épouses et les mères dans des
-millions de foyers blancs.
Pendant plus de cinquante ans, les employées de maison
ont tenté de s'organiser et de redéfinir leur travail en rejetant
le rôle d'auxiliaire ménagère. Les corvées de la femme
d'intérieur n'ont ni commencement ni fin. Les employées de
maison ont exigé en premier lieu que leurs tâches soient
clairement définies. L e choix du syndicat d'employées
domestiques - Les Techniciens Américains du Travail
Domestique, montre déjà un refus de se substituer aux
femmes qui « se contentent de faire le ménage ». Tant que
les employées domestiques travailleront dans l'ombre de la
maîtresse de maison, elles continueront de recevoir des
salaires qui ressembleront davantage à une obole qu'au
traitement légal d'un travailleur. Selon le Comité National
pour le Travail Domestique, une aide ménagère employée à
plein temps ne gagnait en moyenne que 2 7 3 2 $ annuels en
1 9 7 6 . Les deux tiers recevaient moins de 2 0 0 0 $ (29). Bien
que les employées de maison se soient vu accorder
légalement le salaire minimum depuis quelques années,
4 0 % d'entre elles recevaient encore un salaire scandaleuse-
ment bas en 1 9 7 6 . L e Mouvement pouHe Salaire Ménager
considère que la rétribution du travail domestique donnerait

300
FEMMES, RACE ET CLASSE

aux femmes un statut social plus élevé. Après des longues


années de lutte, les employées de maison - qui sont payées
— ont tiré des conclusions très différentes. Leur condition
est plus misérable que celle de n'importe quel autre groupe
de travailleurs dans le système capitaliste.
Plus de 5 0 % de toutes les femmes américaines travaillent
aujourd'hui pour vivre, et elles constituent 4 1 % de la
main-d'œuvre nationale. Pourtant, beaucoup d'entre elles
sont privées d'un travail décent. Comme le racisme, le
sexisme est l'une des grandes excuses invoquées pour
expliquer le pourcentage élevé de chômage féminin.
Beaucoup de femmes « se contentent de faire le ménage »,
parce qu'en réalité elles sont chômeuses. N e pourrait-on
contester ce fait en exigeant des postes de responsabilité,
l'égalité avec les hommes, de meilleurs services sociaux (des
crèches par exemple) et des avantages professionnels (des
congés de maternité, etc.), afin de permettre à davantage de
femmes de travailler en dehors de chez elles ?
Le Mouvement pour le Salaire Ménager dissuade les
femmes de chercher un emploi à l'extérieur, en arguant que
« l'asservissement à la chaîne de montage ne libère pas de la
cuisine » ( j o ) . Les porte-paroles de ce mouvement insistent
néanmoins sur le fait qu'elles « ne préconisent pas la
réclusion perpétuelle dans l'espace fermé du foyer ». Elles
prétendent refuser la marché capitaliste du travail tout en se
gardant d'assigner aux femmes la responsabilité permanente
du travail domestique. Selon l'expression d'une représentante
américaine de ce mouvement :

« Nous ne cherchons nullement à améliorer notre


rendement dans le travail, ni à augmenter notre productivité

301
FEMMES, RACE ET CLASSE

pour le capital. Nous voulons réduire notre travail avant de


le refuser complètement. Mais tant que nous travaillons
gratuitement à la maison, personne ne se soucie de savoir si
nous nous dépensons beaucoup ou longtemps. Car le capital
n'introduit le technologie avancée que pour réduire les coûts
de production aux dépens des avantages salariaux de la classe
ouvrière. Si nous parvenons à rendre notre travail
« coûteux » (c'est-à-dire si nous le privons de son caractère
rentable), alors seulement le capital « découvrira » la
technologie adéquate. Actuellement, il nous faut souvent
doubler nos heures de travail pour nous offrir le lave-
vaisselle qui doit réduire nos corvées. » ( 3 1 ) .

Lorsque les femmes au foyer auront réussi à imposer leur


droit à un salaire, elles pourront réclamer des salaires plus
élevés et forceront ainsi les capitalistes à industrialiser le
travail domestique. S'agit-il donc d'une stratégie de
libération concrète, ou d'un rêve irréalisable ?
Comment les femmes doivent-elles initier le combat pour
les salaires ? Mariarosa Dalla Costa lance un mot d'ordre de
grive aux femmes au foyer :

« Nous devons rejeter notre maison, parce que nous


voulons unir nos forces à celles des autres femmes, nous
voulons lutter contre toutes les situations qui nous confinent
au foyer... L'abandon de la maison est déjà une forme de
combat, puisqu'il signifie l'arrêt de toutes les fonctions
sociales que nous y remplissons. » ( 3 2 )

Mais que feront les femmes si elles quittent le foyer ?


Comment vont-elles s'unir aux autres femmes ? Quitte -

302
FEMMES, RACE ET CLASSE

ront-elles leur maison dans la seule intention de protester


contre le travail domestique ? N e serait-il pas plus réaliste de
leur conseiller de « partir » à la recherche d'une profession
extérieure — ou du moins, de participer à une grande
campagne pour l'ouverture d'emplois décents aux femmes ?
Certes, les conditions de travail imposées par le capitalisme
sont brutales. Certes, ses activités sont ingrates et aliénantes.
Mais malgré tout, sur leur lieu de travail, les femmes
peuvent unir leurs forces à celles de leurs soeurs et de leurs
frères, afin de défier les capitalistes au niveau de la
production. E n tant que travailleuses, en tant que militantes
ouvrières, les femmes peuvent faire naître une véritable
résistance au bastion du sexisme qu'est le système de
monopole capitaliste.
Si la rémunération du travail domestique n'est pas une
stratégie permettant de combattre vraiment l'oppression des
femmes, elle ne répond pas davantage au profond
mécontentement des femmes au foyer. De récentes études
sociologiques révèlent que ces dernières n'ont jamais été aussi
frustrées qu'aujourd'hui. E n rassemblant des interviews pour
son livre The Sociology of Housemrki},3), A n n Oakley a
remarqué que les femmes apparemment adaptées au travail
domestique exprimaient un profond mécontentement. Les
commentaires suivants sont ceux d'une employée d'usine

« (Aimez-vous le travail domestique ?) — Il ne me


dérange pas... Je suppose que c'est parce que je n'y passe pas
mes journées. Je travaille à l'extérieur et je ne fais le ménage
que l'après-midi. Si je devais y consacrer tout mon temps, je
détesterais ça. L e travail des femmes n'est jamais terminé,

27 6
FEMMES, RACE ET CLASSE

elles doivent toujours être prêtes : au moment de se coucher,


il faut encore vider les cendriers et rincer quelques tasses.
C'est encore du travail. Tous les jours, c'est la même chose ;
vous ne pouvez pas décider que vous allez vous en dispenser
parce que c'est une nécessité. Prenez la cuisine c'est une
obligation, sinon les enfants ne mangent pas... Je suppose
que l'on s'habitue, que cela devient un automatisme... je suis
)lus heureuse à mon travail qu'à la maison.
ÎA votre avis, quel est l'aspect le plus pénible de la vie d'une
ménagère ?) - Je crois que certains jours, on a l'impression
de se lever pour recommencer les mêmes choses — cela finit
par être ennuyeux, on se sent bloqué dans la même routine.
Je pense que toutes les femmes au foyer qui veulent répondre
honnêtement vous diront qu'elles en ont assez les trois quarts
du temps. Elles se réveillent en pensant : « E t voilà, je dois
m'y remettre aujourd'hui, jusqu'à l'heure de dormir. » C'est
un éternel recommencement - l'ennui. » ( 3 4 )
Les salaires permettraient-ils de combattre cet ennui ?
Celles qui parlent répondraient sans doute par la négative.
A n n Oakley a recueilli le témoignage d'une femme qui
travaille uniquement chez elle. Elle évoque le caractère
répétitif de ses occupations :

« L e plus affreux, c'est sans doute de savoir qu'il faut


s'acquitter de certaines tâches parce que l'on est chez soi.
Même lorsque j'ai le choix, je n'ai pas l'impression de pouvoir
les éviter, car j'éprouve un sentiment de devoir. » ( 3 5 )

Selon toute vraisemblance, le fait de recevoir un salaire ne


ferait qu'accroître l'obsession de cette femme.

304
FEMMES, RACE ET CLASSE

A n n Oakley en a conclu que le travail domestique —


surtout s'il constitue l'unique activité d'une femme —
devient tellement envahissant qu'il provoque une totale
identification.

« Tout se passe comme si, d'une certaine manière, la


femme au foyer était son travail : la séparation entre les
éléments subjectifs et les éléments objectifs, dans ce cas,
est intrinsèquement plus difficile. » ( 3 6 )

D'autres études sociologiques ont confirmé le profond


désespoir des ménagères contemporaines. M y r a F e r e e ( 3 7 ) a
interrogé plus d'une centaine de femmes qui travaillaient
dans une communauté des environs de Boston, et a noté que
« l'insatisfaction était presque deux fois plus fréquente chez
les femmes au foyer que chez les employées mariées ». Il est
inutile de préciser que la plupart de ces employées n'avaient
pas de profession intéressante elles étaient serveuses,
ouvrières en usine, dactylos, vendeuses dans des supermar-
chés ou des grands magasins, etc. Cependant, la possibilité
de rompre l'isolement de leur foyer, de « sortir pour
renconter les autres », comptait autant que leur salaire. Les
maîtresses de maison qui « devenaient folles à l'idée de rester
chez elles » accepteraient-elles aujourd'hui un salaire pour
prix de leur folie ? Celle qui se plaignait de « se sentir en
cage lorsqu'elle ne quittait pas la maison de la journée »
verrait-elle fondre ses barreaux en recevant un chèque ? La
quête d'un travail à l'extérieur est le seul échappatoire
possible. Chaque Américaine active (et elles représentent
50 % de la population féminine) justifie un peu plus la
FEMMES, RACE ET CLASSE

nécessité d'alléger le travail ménager. E n fait, les capitalistes


dynamiques se sont déjà mis à exploiter ce nouveau besoin
de libération.
A l'exemple de McDonald et Kentuky Fried Chicken, les
chaînes de fast-food les plus acharnées au profit attestent que
le nombre croissant des femmes actives réduit celui des repas
en famille. E n dépit du manque de saveur des aliments et de
leur faible valeur nutritive, en dépit de l'exploitation des
employés dans ces entreprises, l'essor commercial du fast-
food annonce le déclin de la femme au foyer. Il faut bien sûr
créer de nouvelles institutions qui assumeront une partie de
ses anciennes responsabilités. C e défi émane des rangs
féconds des ouvrières. La demande d'un système universel
de prise en charge des enfants va de pair avec l'augmentation
du nombre des femmes actives. Celles-ci s'organisent pour
réclamer des emplois assortis de conditions égalitaires, et
elles s'interrogeront de plus en plus sur l'avenir des travaux
ménagers accomplis par les femmes. Il est bien possible que
le fait de « s'asservir à la chaîne de montage ne libère pas de
la cuisine », mais la chaîne constitue sans aucun doute le
meilleur encouragement pour les ennemies du traditionnel
esclavage domestique.
L'abolition du travail domestique en tant que responsabi-
lité individuelle de chaque femme est un but stratégique du
mouvement des femmes. Cependant, la socialisation du
travail domestique — qui doit également toucher la
préparation des repas et la garde des enfants — passe par la
suppression du règne du profit économique. E n fait, les seuls
efforts d'abolition de l'esclavage domestique ont été
accomplis par les pays vivant actuellement sous le régime

306
FEMMES, RACE ET CLASSE

socialiste. Les femmes actives sont donc particulièrement


concernées par le combat du socialisme. E n outre, les
campagnes en faveur de conditions égalitaires de travail
entre les sexes, assorties d'une demande de prise en charge
des enfants, représentent une menace révolutionnaire pour le
capitalisme. Cette stratégie remet en cause la validité du
capitalisme de monopole et tracera le chemin du socia-
lisme.

307
NOTE BIOGRAPHIQUE

Née en Alabama, Angela Davis quitte à quinze ans le Sud des


Etats-Unis où elle a été élevée, pour N e w York où elle fait ses
études secondaires. Après l'Université de Brandeis, c'est en France
et en Allemagne qu'elle découvre le marxisme et s'engage dans la
lutte contre la guerre au Vietnam.
A son retour aux Etats-Unis, elle adhère au Parti Communiste et
milite dans la section noire de « Che Lumumba Club » de Los
Angeles.
Enseignante à l'Université de San Diego en Californie en 1 9 7 0 ,
elle prend la défense des frères de Soledad, trois prisonniers noirs
injustement accusés du meurtre d'un gardien de prison. Exclue de
l'Université, elle est arrêtée et emprisonnée pendant deux ans à
N e w York. Une campagne internationale, qui a mobilisé tous les
mouvements et les partis de gauche, a imposé sa libération.
Trois ans après sa sortie de prison, son « Autobiographie » est
publiée en France. A Paris, Angela Davis prend part à une
conférence de presse organisée par Antoinette Fouque, les éditions
Des femmes, le M . L . F . et le journal « Libération », en solidarité
avec Eva Forest et ses camarades détenus dans les prisons
franquistes.

Angela Davis vit actuellement en Californie où elle enseigne la


Philosophie et l'Esthétique noires et participe à des Women's
Studies.

308
NOTES

CHAPITRE I

I. Ulrich Bonncll Phillips, American Negro Slavery : A Survey of


the Supply, Employment ana Control of Negro as Dettrmintd by the
Plantation Regime (New York et Londres : D. Appleton, 1 9 1 8 ) .
Voir aussi l'article de Phillips : « The Plantation as a Civilizing
Factor, » Sewanee Review, X I I (juillet 1904), réédité dans Ulrich
Bonnell Phillips, The Slave Economy of the Old South : Selected Essays
in Economic and Social History, édité par Eugène D. Genovese
(Baton Rouge : Louisiane State University Press, 1968). Le passage
suivant est extrait de cet article :
Notre problème se pose dans les termes suivants : 1. Il y a un
ou deux siècles, les nègres étaient des sauvages dans les steppes
d'Afrique. 2. Ceux qui furent amenés aux Etats-Unis, ainsi que
leurs descendants, se sont quelque peu civilisés et sont partiellement
adaptés à la vie dans une société civilisée. 3. Cette évolution des
nègres s'explique en grande partie par leur contact avec des blancs
civilisés. 4. Une grande majorité de noirs est assurée de rester pour
une période indéterminée au sein d'une société blanche civilisée. Il

309
FEMMES, RACE ET CLASSE

faut étudier ce qu'il est utile de faire pour qu'ils continuent à


évoluer paisiblement dans cette nation de blancs. Comment éviter
qu'ils ne reviennent à un état de barbarie ? A mon avis, le système
des plantations pourrait largement résoudre ce problème (p. 83).
2. Les conditions de vie particulières des esclaves noires sont
évoquées dans de nombreux livres, articles et anthologies écrits et
rassemblés par Herben Aptheker, y compris American Negro Slave
Revolts (New York: International Publishers, 1970. Première
édition : 1 9 4 8 ) ; To Be Free : Studies in American Negro History
(New York : International Publishers, 1969. Première édition :
1 9 4 8 ) ; A Documentary History of the Negro People in the United
States, vol. 1 (New York: Tlie Citadel Press, 1969. Première
édition: 1 9 5 1 ) . En février 1948, Aptheker publia un article
intitulé « The Negro Woman », in Masses and Mainstream,
vol. 1 1 , n° 2.
3. Eugene D. Genovese, Roll, Jordan, Roll: The World the
Slaves Made (New York : Pantheon Books, 1974).
4. John W . Blassingame, The Slave Community : Plantation Life
in the Antebellum South (Londres et New York Oxford University
Press, 1972).
5. Robert W . Fogel et Stanley Engerman, Time on the Cross :
The Economics of Slavery in the Antebellum South, 2 vol. (Boston
Litde, Brown & Co., 1974).
6. Herbert Gutman, The Black Family in Slavery and Freedom,
17jo-1 fi 2 / (New York : Pantheon, 1976).
7. Stanley Elkins, Slavery : A Problem im American Institutional
and Intellectual Life, troisième édition revue (Chicago et Londres :
University of Chicago Press, 1976).
8. Voir Daniel P. Moynihan, The Negro Family : The Case for
National Action, Washington, D.C. U.S. Department of Labor,
1 9 6 5 . Réédité dans Lee Rainwater et William L. Yancey, The
Moynihan Report and the Politics of Controversy (Cambridge, Mass.
M I T Press, 1967).
9. Voir W.E.B. DuBois, « The Damnation of Women »,
chapitre V I I de Darkwater (New York : Harcourt, Brace and
Howe, 1920).

310
FEMMES, RACE ET CLASSE

10. Kenneth M . Stampp, The Peculiar Institution : Slavery in the


Antebellum South, (New York : Vintage Books, 1956), p. 343.
1 1 . Ibid., pp. 3 1 , 49, jo, 60.
12. Mel Watkins et Jay David, To Be a Black Woman:
Portraits in Fact and Fiction (New York William Morrow and
Co., Inc., 1970), p. 16. Cité par Benjamin A. Botkin, Lay My
Burden Doum : A Folk History of Slavery (Chicago University of
Chicago Press, 1945).
I } . Barbara Wertheimer, We Were There : The Story of Working
Women in America (New York : Pantheon Books, 1977), p. 109.
14. Ibid.., p. m . Cité dans Lewis Clarke, Narrative of the
Suffering? of Lewis and Milton Clarke, Sons of a Soldier of the
Revolution (Boston : 1846), p. 1 2 7 .
15. Stampp, op. cit., p. 57.
16. Charles Ball, Slavery in the United States : A Narrative of the
Life and Adventures of Charles Ball, a Black Man (Lewistown :
Pa. : J . W. Shugert, 1836), pp. 1 5 0 - 1 5 1 . Cité dans Gerda Lerner,
De I esclavage à la ségrégation : les femmes noires dans l'Amérique des
Blancs (Denoël Gonthier, Paris, 197 s).
17. Moses Grandy, Narrative of the Life of Moses Grandy : Late
a Slave in the United States of America, (Boston 1844), p. 18. Cité
dans E. Franklin Frazier, The Negro Family in the United States
(Chicago : University of Chicago Press, 1909. Troisième edition :
1939)
18. Ibid.
19. Robert S. Starobin, Industrial Slavery in the Old South
(Londres, Oxford, New York : Oxford University Press, 1970),
pp. 165 et suiv.
20. Ibid., pp. 1 6 4 - 1 6 5 .
2 1 . Ibid., p. 1 6 } .
22. Ibid., pp. 1 6 5 - 1 6 6 .
23. « Les usines sidérurgiques et les mines employaient les
femmes et les enfants esclaves à tirer des wagonnets et à enfourner
des morceaux de minerai dans les fours ». ibid., p. 166.
24. Karl Marx, Le Capital, Critique de l'Économie politique
(} vol.. Nouvelles Frontières, Paris, 1 9 7 6 « In England werden

311
FEMMES, RACE ET CLASSE

gelegentlich statt der Pferde immer noch Weiber zum Ziehn usw,
bei den Kanalbooten verwandt, weil die zur Produktion von
Pferden und Maschinen erheischte Arbeit ein mathematisch
gegebenes Quantum, die zur Erhaltung von Weibern der Surplus-
population dagegen unter aller Berechnung steht. » (Berlin,
D.D.R., Dietz Verlag, 1 9 6 5 , pp. 4 1 5 - 4 1 6 . )
25. Starobin, op. cit., p. 1 0 6 « L e s propriétaires d'esclaves se
servaient des femmes et des enfants à des fins diverses, de manière
à accroître la compétitivité des produits du Sud. D'abord, l'achat et
l'entretien des femmes esclaves et des enfants étaient moins coûteux
que ceux des hommes. John Ewing Calhoun, industriel du textile
en Caroline du Sud, avait calculé que l'entretien des enfants était
inférieur de deux tiers à celui des esclaves adultes qui faisaient la
récolte du coton. Un autre habitant de la Caroline soutenait que la
différence de coût entre le travail d'un esclave et celui d'une esclave
était supérieure à celle qui existait entre le prix de revient d'un
esclave et celui d'un travail salarié. Les entreprises utilisant des
femmes esclaves et des enfants confirment que le coût du travail se
trouve ainsi considérablement réduit. »
26. Frederick Law Olmsted, A Journey in the Back. Country
(New York : i860), pp. 1 4 - 1 5 . Cité dans Stampp, op. cit., p. 34.
27. Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie
(Berlin, D.D.R. : Dietz Verlag, 1953), p. 266. « Die Arbeit ist das
lebendige, gestaltende Feuer ; die Vergänglichkeit der Dinge, ihre
Zeitlichkeit, als ihre Formung durch die lebendige Zeit. »
28. Cité dans Robert Staples, The Black family : Essays and
Studies (Belmont, Cal. Waasworth Publishing Company, Inc.,
1 9 7 1 ) , p. 37. Voir aussi John Bracey, Jr., August Meier, Elliott
Rudwick, Black Matriarchy : Myth or Reality (Belmont, Cal.
Wadsworth Publishing Company, Inc., 1 9 7 1 ) , p. 140.
29. Bracey et al., op. cit., p. 8 1 . L'article de Lee Rainwater
« Crucible of Identity The Negro Lower-Class Family » a
d'abord été publié in Daedalus, vol. X C V (Hiver 1966), pp. 1 7 2 -
216.
30. Ibid., p. 98.
31. Ibid.

312
FEMMES, RACE ET CLASSE

32. Frazier, op. cit.


Î3- Ibid., p. 102.
34. Gutman, op. cit.
35. Le premier chapitre de l'ouvrage est intitulé « Envoie-moi
des boucles de cheveux des enfants » ; c'est le désir exprimé par un
esclave dans une lettre qu'il envoie à la femme dont il a été séparé
par une vente forcée « Envoie-moi des boucles de cheveux des
enfants dans des papiers séparés avec leur nom. Personne ne m'est
plus proche que toi ; tu vis les mêmes instants que moi. Dis-leur
qu'ils se rappellent de leur bon père qui les aime et qui pense à eux
tous les jours... Laura, je t'aime toujours et je n'ai jamais cessé un
seul instant de t'aimer. Et pourtant, Laura, j'ai une autre femme et
j'en suis vraiment désolé. Tu restes, comme par le passé, ma chère
et tendre épouse. Tu sais comment je me suis conduit envers toi et
ce que représentent mes enfants. Tu sais que je suis un homme qui
aime ses enfants. » (pp. 6 et 7.)
36. Ibid. Voir chapitres 3 et 4.
37. Ibid., pp. 3 5 6 - 3 5 7 .
38. Elkins, op. cit., p. 130.
39. Stampp, op. cit., p. 344.
40. Angela Y. Davis, « The Black Woman's Rôle in the
Community of Slaves », Black Scholar, vol. III, n° 4 (décembre
1971).
4 1 . Genovese, Roll, Jordan, Roll. Voir la deuxième partie et
notamment : « Husbands and Fathers » et « Wives and Mothers. »
42. Ibid., p. 500.
43. Ibid.
44. Ibid.
45. Aptheker, op. cit. Voir pp. 1 4 5 , 169, 1 7 3 , 1 8 1 , 1 8 2 , 2 0 1 ,
207, 2 1 5 , 239, 2 4 1 , 242, 2 5 1 , 259, 2 7 7 , 2 8 1 , 287.
46. Frederick Douglass, The Ltfe and Times of Frederick
Douglass (New York : Collier, Londres Collier-Macmillan, Ltd.,
1962). Réédité à partir de l'édition revue de 1 8 9 2 . Voir en
particulier les chapitres 5 et 6. Mémoires d'un esclave américain,
1980, Maspero, Paris.

313
FEMMES, RACE ET CLASSE

47. Ibid. « L'une des circonstances qui m'ouvrit les yeux sur la
cruauté de l'esclavage et sur le durcissement qu'il avait opéré SUF
mon vieux maître fut son refus d'intervenir pour protéger une
jeune femme - une de mes cousines - qui avait été cruellement
insultée et battue par un des surveillants de Tuckahoe. Ce
surveillant, un certain M. Plummer, était une véritable brute. En
plus de sa tendance générale à la débauche et de sa répugnante
vulgarité, il n'aurait même pas été capable de diriger un troupeau
de mules et avait sombré dans l'alcool. Dans un de ses moments de
folie, il commit l'outrage qui avait amené la jeune femme à faire
appel à la protection de mon vieux maître... Son cou et ses épaules
étaient couverts de marques récentes et, non content de lui fouetter
la nuque, ce misérable lâche lui avait assené un coup de massue sur
la tète, ce qui avait provoqué une horrible entaille et lui avait laissé
le visage tout ensanglanté. »
48. Ibid., pp. 48-49.
49. Ibid., p. 52.
50. Wertheimer, op. cit., p. 1 1 3 - 1 1 4 . Gerda Lerner donne une
version légèrement différente de cette évasion « Dans la nuit de
Noël de l'année 1 8 5 5 , six jeunes esclaves avaient voulu s'accorder
des vacances et s'étaient emparés des chevaux et de la voiture de
leur maître. Ils quittèrent Loudoun Co, en Virginie, et, après avoir
voyagé jour et nuit dans la neige et le froid, atteignirent l'état de
Columbia deux jours plus tard. Barnaby Grigby était un mulâtre
de vingt-six ans et sa femme Elisabeth, qui n'avait pas le même
propriétaire que son mari, était âgée de vingt-quatre ans. Sa sœur,
Ann Wood, était fiancée à Frank Wanzer, qui dirigeait le groupe ;
elle avait vingt-deux ans, était jolie et avait beaucoup de dignité.
Frank tentait d'échapper à un maître particulièrement odieux. Il y
avait encore deux autres jeunes hommes dans le groupe. » Lerner,
op. cit., p. 19.
51. Témoignage de Sarah M. Grimke, in Theodore D. Weld,
American Slavery As It Is Testimony of a Thousand Witnesses (New
York American Anti-Slavery Society, 1839). Cité dans Lerner,
op. cit., p. 19.
52. Ibid.

3I4
FEMMES, RACE ET CLASSE

53. Aptheker, « T h e Negro-Woman », p. 1 1 .


54. Ibid., pp. 1 1 - 1 2 .
5 j. Aptheker, « Slave Guerilla Warfare », in To Be Free, p. 1 1 .
56. Aptheker, American Negro Slave Revolts, p. 259.
j 7 . Ibid., p. 280.
j8. Lerner, op. cit., pp. 3 2 - 3 3 « A Natchez, en Louisiane, il y
avait deux écoles dirigées par des enseignants de couleur. L'un
d'entre eux était une esclave noire qui avait donné des cours du soir
pendant un an. Ces derniers commençaient à onze heures ou
minuit et se terminaient à deux heures du matin... Milla Granson,
l'enseignante, avait appris à lire et à écrire par l'intermédiaire des
enfants d'un maître indulgent dans une propriété du Kentucky.
Elle s'occupait de douze élèves à la fois et, lorsqu'elle leur avait
appris à lire et à écrire, elle les renvoyait pour reprendre un
nouveau groupe auquel elle enseignait ce qu'elle savait ; il y en eut
ainsi des centaines. Certains d'entre eux firent leur propre
passeport et émigrèrent au Canada. »
59. Alex Haley, Racines, (J'ai lu, Paris, 1977). Voir les
chapitres 66 et 67.
60. Sarah Bradford, Harriet Tubman : The Moses of Her People
(New York Corinth Books, 1 9 6 1 . Réédité à partir de l'édition de
1886). Ann Petry, Harriet Tubman, Conductor on the Underground
Railroad (New York: Pocket Books, 1 9 7 1 . Première édition
1
9 5 5)-
6 1 . Arlene Eisen-Bergman, Femmes du Viêt-nam (Des femmes,
Paris, 1976).
62. Ibid. « Lorsque nous avons parcouru les villages à la
recherche de fugitifs, les femmes ont été contraintes à se déshabiller
entièrement et les hommes se sont servi de leurs pénis pour voir si
elles ne cachaient rien. C'était du viol camouflé sous couvert de
fouille. » Cité par SGT. Scott. Camil, First Marine Division, in
W A W , Winter Soldier Investigation (Boston Beacon Press,
1972), p. 13.
63. Ibid., p. 7 1 . Cité dans Winter Soldier Investigation, p. 14.
64. Blassingame, op. cit., p. 83.
65. Genovese, Roll, Jordan, Roll, p. 4 1 5 .

313
FEMMES, RACE ET CLASSE

66. Ibid., p. 4 1 9 .
67. Gayl Jones, Corregidora (New York Random House,
I97î)-
68. Frazier, op. cit., p. 69.
69. Ibid., p. 53.
70. Ibid., p. 70.
71. Harriet Beecher Stowe, La Case de l'oncle Tom (Hachette.

"£!'
73. Ibtd.

CHAPITRE 2

1. Douglass, op. cit., p. 469.


2. Ibid., p. 4 7 2 .
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Stowe, op. cit., Frederick Douglass fait le commentaire
suivant dans son autobiographie : « A l'époque où les troubles
étaient les plus violents, provoqués par la fuite des esclaves, parut
un livre d une profondeur et d'une puissance extraordinaire : La
Case de l'oncle Tom. Il répondait parfaitement aux demandes
humaines et morales de cette période. Son impact fut immense,
immédiat et universel. Aucun livre ne toucha de manière aussi large
et favorable le coeur des Américains. Il avait à la fois la puissance et
le pathos des publications précédentes sur l'esclavage et fut salué
par beaucoup comme une œuvre exceptionnelle. En un jour,
Mme Stowe devint l'objet de l'intérêt et de l'admiration de tous. »
(Douglass, op. cit., p. 282).
6. Stowe, op. cit., p. 107.
7. Voir Barbara Ehrenriech et Deirdre English, « Microbes and
the Manufacture of Housework », chap. 5 de For Her Own Good :
i)o Years of the Experts' Advice to Women (Garden City, N. Y. :
Anchor Press/Doubleday, 1978). Et aussi, Ann Oakley, Woman's
Work : The Housewife Past and Present (New York : Vintage
Books, 1976).

316
FEMMES, RACE ET CLASSE

8. Voir Eleanor Flexner, Century of Struggle: The Women's


Rights Movement in the U.S. (New York: Ahteneum, 1 9 7 3 ) . Et
Mary P. Ryan, Womanhood in America (New York New
Viewpoints, 1 9 7 5 ) .
9. V o i r Aptheker, Nat Turner's Slave Rebellion (New York :
Humanities Press, 1 9 6 6 ) ; Harriet H. Robinson, Loom and Spindle
or Life Among the Early Mill Girls (Kailua, Hawaii Press Pacifica,
1 9 7 0 ) . Et aussi Wertneimer, op. cit., et Flexner, op. cit.
1 0 . Robinson, op. cit., p. j i .
1 1 . Voir la discussion sur la tendance à assimiler l'institution du
mariage et celle de l'esclavage dans Pamela Allen « Woman
Suffrage : Feminism and Wnite Supremacy », chapitre V de
Robert Allen, Reluctant Reformers (Washington, D . C . Howard
University Press, 1974), pp. 1 3 6 et suiv.
12. Wertheimer, op. cit., p. 106.
1 3 . Voir Flexner, op. cit., pp. 38-40 et Samuel Sillen, Women
Against Slavery (New York Masses and Mainstream, Inc., 1 9 5 5 ) ,
pp. 11-16.
1 4 . Sillen, op. cit., p. 1 3 .
15. Ibid.
16. Ibid., p. 1 4 .
1 7 . Liberator, i c r janvier 1 8 3 1 . Cité dans William Z. Foster,
The Negro People in American History (New York International
Publishers, 1 9 7 0 ) , p. 1 0 8 .
1 8 . Sillen, op. cit., p. 17.
19. Ibid.
20. La première femme qui parla en public aux Etats-Unis fut
l'Ecossaise Frances Wright (voir Flexner, op. cit., pp. 27-28).
Lorsque Maria W . Stewart, une femme noire, donna quatre
conférences à Boston en 1 8 3 2 , elle devint la première citoyenne
d'origine américaine à parler en public (voir Lerner, op. cit., p. 83).
z i . Flexner, op. cit., p. 4 2 . Voir le texte de la constitution de la
Female Anti-Slavery Society (Société des Femmes contre
l'esclavage) de Philadelphie in Judith Papachristou, Women
Together : A History in Documents of the Women's Movement in the
United States (New York : Alfred A . Knopf, Inc., A . Ms. Book,
1976), pp. 4-5.

317
FEMMES, RACE ET CLASSE

22. Sillen, op. cit., p. 20.


2 } . Ibid., pp. 2 1 - 2 2 .
24. Ibid., p. 25.
25. Flexner, op. cit., 51.
26. Ibid.
27. Elizabeth Cady Stanton, Susan B. Anthony et Matilda
oslyn Gage, History of Woman Suffrage, vol. 1 ( 1 8 4 8 - 1 8 6 1 )
ÎNew York Fowler and Wells, 1 8 8 1 ) , p. 52.
28. Cité dans Papachristou, op. cit., p. 12. Voir l'analyse par
Gerda Lerner des lettres pastorales dans son ouvrage The Grimke
Sisters from South Carolina : Pioneers for Women s Rights and
Abolition (New York Schocken Books, 1 9 7 1 ) , p. 1 8 9 .
29. Cité dans Papachristou, op. cit., p. 1 2 .
30. Ibid.
3 1 . Sarah Grimke publia ses premières lettres sur l'égalité des
sexes (Letters on the Equality of the SexesJ en juillet 1 8 3 7 . Elles
parurent dans New England Spectator et furent rééditées dans le
Liberator. Voir Lerner, The Grimke Sisters, p. 1 8 7 .
32. Cité dans Alice Rossi, The Feminist Papers (New Y o r k :
Bantam Books, 1974), p. 308.
33. Ibid.
34. Cité dans Flexner, op. cit., p. 48, également cité et critiqué
dans Lerner, The Grimke Sisters, p. 2 0 1 .
35. Angelina Grimke, Appeal to the Women of the Nominally
Free States. Publié par une convention anti-esclavagiste de femmes
américaines réunies du 9 au 1 2 mai 1 8 3 7 (New York: W.S. Dorr,
1 8 3 8 ) , pp. 1 3 - 1 4 .
36. Ibid., p. 2 1 .
37. Flexner, op. cit., p. 4 7 .
38. Lerner, The Grimke Sisters, p. 3 5 3 .

CHAPITRE 3

1. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 1, p. 62.


2. Ibid., p. 6 0 (note).

318
FEMMES, RACE ET CLASSE

3. Judith Hole et Ellen Levine, « The First Feminists », dans


Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism
(New York Quadrangle, 1973), p. 6.
4. Elizabeth Cady Stanton, Eighty Years and More : Reminiscen-
ces 18ij-1897 (New York Schocken Books, 1917). Voir le
chapitre V
5. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 1, p. 62.
6. Ibid., p. 61.
7. Ibid.
Ô. Ibid.
9. Charles Remond, « The World Anti-Slavery Conference,
1 8 4 0 », Liberator, ( 1 6 octobre 1840). Réédité dans Aptheker, A
Documentary History, vol. 1, p. 190.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 1, p. 53.
13. Stanton, Eighty Years and More, p. 33.
14. Ibid., pp. 1 4 7 - 1 4 8 .
15. Douglass, op. cit., p. 4 7 3 .
16. Flexner, op. cit., p. 76. Voir aussi Allen, op. cit., p. 1 3 3 .
17. North Star, 28 juillet 1848. Réédité dans Philip Foner, The
Life and Writing} of Frederick. Douglass, vol. 1 (New York :
International Publishers, 1950), p. 3 2 1 .
18. S. Jay Walker, « Frederick Douglass and Woman Suf-
frage », Black Scholar, vol. IV, n o s 6 - 7 (mars-avril 1973), p. 26.
19. Stanton, Eighty Years and More, p. 149.
20. Ibid.
21. Miriam Gurko, The Ladies of Seneca Falls The Birth of the
Women's Rights Movement (New York: Schocken Books, 1976),
p. 105.
22. Voir « Declaration of Serments » dans Papachristou, op.
cit., pp. 2 4 - 2 5 .
23. Ibid., p. 25.
24. Ibid.
2 5. Rosalyn Baxandall, Linda Gordon, Susan Reverbv,
America's Working Women : A Documentary History - 1600 to the
Present (New York : Random House, 1976), p. 46.

319
FEMMES, RACE ET CLASSE

26. Wertheimer, op. cit., p. 66.


27. Ibid., p. 67.
28. Baxandall et al, op. cit., p. 66.
29. Wertheimer, op. cit, p. 74.
30. Ibid., p. 103.
3 1 . Ibid., p. 104.
32. Papachristou, op. cit., p. 26.
3 3. Lerner, The Grimke Sisters, p. 3 3 5 .
34. Wertheimer, op. cit., p. 104.
35. Lerner, The Grimke Sisters, p. 1 5 9 .
36. Ibid., p. 158.
37. Pour le texte des discours de 1 8 3 3 de Maria Stewart, voir
Lerner, Black Women in White America, pp. 563 et suiv.
38. Lerner, Black Women in White America, p. 83. Et Flexner,
op. cit., pp. 4 4 - 4 5 .
39. Aptheker, A Documentary History, vol. 1, p. 89.
40. Douglass, op. cit., p. 268.
4 1 . Walker, op. cit., p. 26.
42. Foner, The Life and Writing of Frederick Douglass, vol. 2,
p. 19.
43. Stanton et al., History of Woman Suffrage, vol. 1, pp. 1 1 5 -
117.
44. Ibid.
45. Ibid.
46. Ibid.
47. Ibid.
48. Ibid.
49. Ibid.
50. Ibid.
51. Ibid.
52. Ibid.
53. Ibid.
54. Ibid.
55. Ibid., pp. 5 6 7 - 5 6 8 (texte complet du discours). Voir aussi
Lerner, Black Women in White America, pp. 566 et suiv.

320
FEMMES, RACE ET CLASSE

56. John Hope Franklin, From Slavery to Freedom (New York


Vintage Books, 1969), p. 253.
57. Sillen, op. cit., p. 86. Voir aussi dans Harper.
58. Foster, op. cit., pp. 1 1 5 - 1 1 6 .
59. Flexner, op, cit., p. 108.
60. Ibid.
6 1 . Foster, op. cit., p. 261.
62. Gurko, op. cit., p. 2 1 1 .
63. Lerner, The Grimly Sisters, p. 353.
64. Ibid., p. 354.
65. Ibid.
66. Ibid.

CHAPITRE 4

1. Elizabeth Cady Stanton, Susan B. Anthony et Matilda


Toslyn Gage, History of Woman Suffrage, vol. 2 ( 1 8 6 1 - 1 8 7 6 )
(Rochester, N. Y. Charles Mann, 1887), pp. 94-95 (note).
2. Ibid., p. 1 7 2 .

5. Ibid., p. 216.
6. Stanton, Eighty Years and More, p. 240.
7. Ibid., pp. 2 4 0 - 2 4 1 .
8. Ibid., p. 2 4 1 .
9. Gurko, op. cit., p. 2 1 3 .
10. Ibid.
1 1 . Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 2 1 4 .
12. Flexner, op. cit., p. 144.
13. Allen, op. cit., p. 143.
14. Foner, The Lifi and Writings of Frederick. Dougfass, vol. 4,
p. 107. Ce passage est extrait d'un discours intitulé : c< The Neea
for Continuing Anti-Slavery Work », présenté par Douglass pour
la 32 e Réunion annuelle de l'American Anti-Slavery Society, le
9 r ™ 1 >rd publié dans le Liberator, 26 mai 1865.

321
FEMMES, RACE ET CLASSE

16. Ibid., p. 4 1 .
1 7 . Aptheker, A Documentary History, vol. 2, pp. 5 5 3 - 5 5 4 .
« Memphis Riots and Massacres ». Rapport n° 1 0 1 , Chambre des
représentants, 39 e Cong., Première Sess. (Serial. 1 2 7 4 ) , pp. 1 6 0 -
161, 222-223.
18. Foster, op. cit., p. 2 6 1 .
19. W . E. B. DuBois, Black Reconstruction in America (Cleve-
land et New York Meridian Books, 1964), p. 6 7 0 .
20. Ibid., p. 6 7 1 .
21. Ibid., p. 6 7 2 .
22. Selon Philip Foner, « Douglass s'opposait à Susan Anthony,
qui se félicitait de la prise de position du congressiste James Brook
en faveur du vote des femmes et affirmait qu'il s'agissait là d'une
feinte destinée à ménager les droits des Noirs. Brooks, ancien
éditeur du New York Express, (journal raciste et pro-esclavagiste)
jouait les leaders du mouvement des femmes, de manière à s'assurer
leur soutien dans sa lutte contre le vote des Noirs. Douglass prévint
que si les femmes ne faisaient pas la lumière sur les moyens utilisés
par les anciens propriétaires d esclaves et leurs alliés nordistes, des
problèmes surgiraient dans le groupe. » (Foner, The Life and
Writing of Frederick Douglass, vol. 4, pp. 4 1 - 4 2 ) .
23. Stanton et al., History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 2 4 5 .
24. Stanton, Eighty Years and More, p. 2 5 6 .
25. Gurko, op. cit., p. 2 2 3 .
26. Ibid., pp. 2 2 3 - 2 2 4 .
27. Ibid., p. 2 2 1 . Et Stanton, Eighty Years and More, p. 2 5 6 .
28. Stanton et al., History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 3 8 2 .
29. Foner, The Life and Writing of Frederick Douglass, vol. 4,
P- 44-
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 2 2 2 . Voir
aussi Lerner, Black Women in White America, p. 569.
3 3. Foner, The Life and Writing of Frederick Douglass, vol. 4,
p. 2 1 2 (lettre à Josephine Sophie White Griffin, Rochester,
27 septembre 1968).

322
FEMMES, RACE ET CLASSE

34. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 928.


Sojourner Truth critiquait l'approche de Henry Ward Beecher
quant à la question du vote. Voir l'analyse d'Allen, op. cit., p. 48.
35. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 391. Frances
E. W. Harper avertit l'assemblée des dangers du racisme en
rapportant un incident qui avait eu lieu à Boston soixante femmes
blanches avaient quitté leur travail pour protester contre
l'embauche d'une femme noire (p. 392).
36. Allen, op. cit., p. 145.
37. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 2 1 4 . Voir
aussi Allen, op. cit., p. 146.

CHAPITRE 5

1. DuBois, Darkwater, p. 1 1 3 .
2. Wertheimer, op. cit., p. 228.
3. Aptheker, A Documentary History, vol. 2, p. 747. « Tenant
Farming in Alabama, 1 8 8 9 » extrait de The Journal of Negro
Education, X V I I (1948), pp. 46 et suiv.
4. Aptheker, A Documentary History, vol. 2, p. 689. Conven-
tion des Noirs de l'état du Texas, 1803.
5. Ibid., p. 690.
6. Aptheker, A Documentary History, vol. 2, p. 704. Première
convention de la ligue afro-américaine, 1890.
7. DuBois, Black. Reconstruction in America, p. 698.
8 . Ibid.
9. Ibid., p. 699.
10. Ibid., p. 698.
1 1 . Aptheker, A Documentary History of the Negro People in the
United States, vol. 1 (Secaucus, N.J. The Citadel Press, 1973),
p. 46. « A Southern Domestic Worker Speaks », The Independent,
vol. L X X I I (25 janvier 1912).
12. Ibid., p. 46.
13. Ibid., p. 47.
14. Ibid., p. 50.

323
FEMMES, RACE ET CLASSE

15. Ibid.
16. Ibid., p. 49.
1 7 . Ibid.
16. Ibid.
19. Ibid.
20. Lerner, De l'Esclavage à la Ségrégation, p. 4 6 2 . «Discours
des Femmes de couleur au Conseil Missionnaire des Femmes,
Association Américaine Missionnaire. »
2 1 . Aptheker, A Documentary History, vol. 1, p. 49.
22. DuBois, Darkvater, p. 1 1 6 .
23. Ibid., p. 115.
24. Isabel Eaton, « Special Report on Negro Domestic Service »
dans W . E. B. DuBois, The Philadelphia Negro (New York
Schocken Books, 1 9 6 7 . Première édition 1899), p. 4 2 7 .
2j. Ibid.
26. Ibid., p. 4 2 8 .
27. Ibid.
28. Ibid., p. 4 6 5 .
29. Ibid., p. 4 8 4 .
30. Ibid., p. 4 8 5 .
3 1 . Ibid.
32. Ibid., p. 4 8 4 .
33. Ibid., p. 449. Eaton présente des chiffres selon lesquels
« il est probable, au moins en ce qui concerne les domestiques,
que les salaires sont les mêmes pour les Blanches et pour les
Noires... »
34. Lerner, Black Women in White Amercia, pp. 2 2 9 - 2 3 1 .
Louise Mitchell, « Slave Markets T y p i f y Exploitation of
Domestics », The Daily Worker, 5 mai 1 9 4 0 .
3 5. Gerda Lerner, The Female Experience : An American
Documentary (Indianapolis Bobbs-Merrill, 1 9 7 7 ) , p. 269.
36. Ibid., p. 268.
37. Wertheimer, op. cit., pp. 1 8 2 - 1 8 3 .
38. Lerner, Black Women in White Amercia, p. 2 3 2 .
39. Inez Goodman, « A Nine-Hour Day for Domestic
Servants », The Independent, vol. L I X ( 1 3 février 1902). Cité dans
Baxandall et al., op. cit., pp. 2 1 3 - 2 1 4 .

324
FEMMES, RACE ET CLASSE

40. Lerner, The Female Experience, p. 268.


4 1 . Jacquelyne Johnson Jackson, « Black Women in a Racist
Society », in Charles Willie, Racism and Mental Health
(Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1973), pp. 236.
42. Ibid.

43. DuBois, Darkuater, p. 1 1 5 .

CHAPITRE 6
1. DuBois, Black Reconstruction in America, chapitre V
2. Ibid., p. 1 2 2 .
3. Ibid., p. 124.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 1 2 3 .
7. Douglass, op. cit., p. 79.
8. Ibid.
9. Watkins et David, op. cit., p. 18.
10. Aptheker, A Documentary History, vol. 1, p. 493.
1 1 . Ibid., p. 19.
12. Ibid.
1 3 . Wertheimer, op. cit., pp. 3 5 - 3 6 .
14. Lerner, Black Women in White America, p. 76.
15. Voir chapitre II.
16. Foner, The Life and Writing of Frederick Douglass, vol. 4,
p. 5 5 3 (note 16).
17. Ibid., pp. 3 7 1 et suiv.
18. Ibid., p. 3 7 2 .
19. Ibid.
20. Ibid., p. 3 7 1 .
21. Ibid.
22. Flexner, op. cit., p. 99.
23. Ibid., pp. 9 9 - 1 0 1 .
24. Foner, op. cit., vol. 4, p. 3 7 3 .
25. Aptheker, A Documentary History, vol. 1, pp. 1 5 7 - 1 5 8 .

325
FEMMES, RACE ET CLASSE

26. Ibid.
27. William Goodell, The American Slave Code (New York
American and Foreign Anti-Slavery Society, 1853), p. 3 2 1 . Cité
dans Elkins, op. cit., p. 60.
28. Ibid.
29. Genovese, Roll, Jordan, Roll, p. 565.
30. Lerner, Black Women in White America, pp. 27 et suiv. et
99 et suiv.
31. Ibid., pp. 32 et suiv.
32. DuBois, Black Reconstruction in America, p. 1 2 3 .
3 3. Lerone Bennett, Before the Mayflower (Baltimore Penguin
Books, 1969), p. 1 8 1 .
34. Foster, op. cit., p. 3 2 1 .
35. DuBois, Black Reconstruction in America, p. 638.
36. Lerner, Black Women in White America, p. 102.
37. Ibid., p. 103.
38. Ibid.
39. Ibid., pp. 1 0 4 - 1 0 5 .
40. Franklin, op. cit., p. 308.
4 1 . DuBois, Black Reconstruction in America, p. 667.

CHAPITRE 7

1. Ida B. Wells, Crusade for Justice : The Auto-Biography of Ida


B. Wells, Alfreda M. Duster (Chicago et Londres : University of
Chicago Press, 1970), pp. 2 2 8 - 2 2 9 .
2. Ibid.
3. Ibid., p. 230.
4. Ibid.
5. Voir Aileen Kraditor, Up From the Pedestal ; Selected Writings
in the History of American Feminism (Chicago Quadrangle, 1 968).
Pour une présentation documentée de 1' « argument d'opportu-
nisme », voir deuxième partie, chapitres 5 et o.
6. Herbert Aptheker, Afro-American History : The Modem Era
(New York : The Citadel Press, 1971), p. 100.

326
FEMMES, RACE ET CLASSE

7. Ibid.
8. Wells, op. cit., p. 100.
9. Ibid., p. 229.
10. Susan B. Anthony et Idal Husted Harper, History of
Woman Suffrage, vol. 4 (Rochester 1902), p. 246.
11. Ibid.
12. Stanton, History of Woman Suffrage, vol. 2, p. 930.
13. Ibid., p. 9 3 1 .
14. Ibid.
15. Ibid., p. 248.
16. Anthony et Harper, History of Woman Suffrage, vol. 4,
p. 2 1 6 (note).
17. Aptheker, A Documentary History, vol. 2, p. 8 1 3 .
18. Anthony et Harper, History of Woman Suffrage, vol. 4,
p. 328.
19. Ibid., p. 3 3 3 .
20. Ibid.
2 1 . Ibid., p. 3 4 3 .
22. Aileen S. Kraditor, The Ideas of the Woman Suffrage
Movement (New York Doubleday/Anchor, 1 9 7 1 ) , p. 1 4 3 .
23. Wells, op. cit., p. 100.
24. Aptheker, A Documentary History, vol. 2, pp. 7 9 6 - 7 9 7 ;
P 798
' - , ,
25. Ibtd., p. 789.
26. Ibid., pp. 7 8 9 - 7 9 0 .
27. Ibid., p. 790.
28. Ibid., p. 709.
29. Ida Husted Harper, History of Woman Suffrage, vol. 5 (New
York: J.J. Little and Ives Co., 1902), p. 5.
?o. Ibid.
1. Ibid.
2. Ibid., p. 6.
3. Ibid., p. 80.
4. Ibid., p. 8 1 .
5. Papachristou, op. cit., p. 1 4 4 .
6. Ibid.

327
FEMMES, RACE ET CLASSE

37. Ibtd.
38. Ibid.
39. John Hope Franklin et Isidore Starr, The Negro in Twentieth
Century America (New York Vintage Books, 1967), pp. 68-69.
40. Ibid., p. 40.
4 1 . Papachristou, op. cit., p. 144.
42. Harper, History of Woman Suffrage, vol. 5, p. 83.
43. Ibid.
44. Ibid.

CHAPITRE 8

1. Lerner, Black Women in White America, pp. 4 4 7 - 4 5 0 .


2. Wells, op. cit., p. 2 7 1 .
3. Ibid.
4. William L. O'Neill, The Woman Movement: Feminism in the
United States and England (Chicago Quadrangle, 1969), pp. 47 et
suiv.
5. Ibid., p. 48.
6. Ibid.
7. Ibid., pp. 4 8 - 4 9 .
o. Wertheimer, op. cit., p. 1 9 5 .
9. Wells, op. cit., p. 78.
10. Ibid.
11. Ibid., pp. 7 8 - 7 9 .
12. Ibid., p. 8 1 .
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 83.
17. Ibid., p. 1 1 7 .
18. Ibid., p. 1 2 1 .
19. Ibid., pp. 1 2 1 - 1 2 2 .
20. Ibid,
ii. Ibid.

328
FEMMES, RACE ET CLASSE

2 2. Ibid.
23. Ibid.
24. Ibid., p. 242.
25. Ibid.
26. Lerner, Black Women in White America, pp. 5 7 5 - 5 7 6 .
27. Ibid., p. 576.
28. Ibid., pp. 5 7 5 - 5 7 6 .
29. Ibid., p. 444.
30. Wells, op. cit., p. 78.
31. Ibid.
32. Lerner, Black Women in White America, pp. 206 et suiv.
33. Wells, op. cit., p. 260.

CHAPITRE 9

1. Baxandall et al, op. cit., p. 83.


2. Ibid.
3. Wertheimer, op. cit., p. 1 6 1 .
4. Ibid.
5. Philip S. Foner, Organized Labor and the Black Worker
1619-197} (New York: International Publishers, 1973), p. 34
(note).
6. Ibid.
7. « The Ballot-Bread, Virtue, Power », Revolution, 8 janvier
1868. Cité dans William L. O'Neill, Everyone Was Brave; The
Rise and Fall of Feminism in America (Chicago Quadrangle,
1971), p. 19.
8. Wertheimer, op. cit., p. 1 6 6 ; p. 167.
9. « Proceedings, National Labor Union », août 1869,
Workingman's Advocate, vol. V I , n° 5, (4 septembre 1869). Cité
dans Baxandall et al., op. cit., pp. 1 0 9 - 1 1 4 .
10. Ibid., p. 113.
1 1 . O'Neill, Everyone was Brave, p. 20.
12. Ida Husted Harper, The Life and Work of Susan
B. Anthony, vol. 2 (Indianapolis, 1898). Cité dans Miriam

329
FEMMES, RACE ET CLASSE

Schneir, Feminism : The Essential Historical Writings (New York


Vintage Books, 1972), pp. 1 3 9 - 1 4 0 .
13. Schneir, op. cit., pp. 1 3 8 - 1 4 2 .
14. «Proceedings, National Labor Union...» Cité dans
Baxandall et al., op. cit., p. m .
15. «Susan B. Anthony's Constitutional Argument» (1873).
Cité dans Kraditor, Up From the Pedestal, op. cit., p. 249.
16. Ibid.
17. Harper, History of Woman Suffrage, vol. 5, p. 3 s 2.
18. Lerner, Black Women in White America, p. 446.
19. Ibid.
20. Ibid.
2 1 . Kraditor, The Ideas of the Woman Suffrage Movement,
p. 169.
22. W.E.B. DuBois, A. B.C. of Color (New York International
Publishers, 1963), p. 56.
23. Ibid., p. 57.
24. Ibid., p. 58.
25. Kraditor, The Ideas of the Woman Suffrage Movement,
p. 168.
26. Editorial, The Crisis, I V (septembre 1 9 1 2 ) , 234. Cité dans
Aptheker, A Documentary History, vol. 1, p. 56.
27. Ibid., pp. 5 6 - 5 7 .
28. The Crisis, X (août 1 9 1 5 ) , 1 7 8 - 1 9 2 . Cité dans Aptheker,
A Documentary History, vol. 1, pp. 9 4 - 1 1 6 .
29. Ibid., pp. 108 et suiv.
30. Ibid., p. 104.
3 1 . Ibid., pp. 3 1 4 - 3 1 5 -

CHAPITRE 1 0

1. William Z. Foster, History of the Communist Party of the


United States (New York : International Publishers, 1952), pp. 28
et suiv.
2. Ibid., chapitre 5.

330
FEMMES, RACE ET CLASSE

3. Bruce Dancis, « Socialism and Women in the United States,


1 9 0 0 - 1 9 1 2 », Socialist Revolution, n° 27, vol. VI, n° 1 (janvier-
mars 1976), p. 85.
4. Wertheimer, op. cit., pp. 2 8 1 - 2 8 4 .
5. Foster, History of the Communist Party, p. 1 1 3 .
6. Ibid., p. 1 2 5 .
7. Foster, The Negro People, p. 403.
8. Foner, Organized Labor and the Black Worker, p. 107.
9. Foster, History of the Communist Party, p. 264.
i o. Carolyn Asbaugh, Lucy Parsons : American Revolutionary
(Chicago Charles H. ICerr Publishing Co., 1976. Publié par le
Illinois Labor History Society).
1 1 . Ibid., pp. 3 0 - 3 3 .
12. Ibid., p. i 12.
13. Ibid., p. 1 1 7 .
14. Ibid., p. 136.
i 5. Ibid., pp. 65-66.
16. Ibid., p. 66.
17. Ibid., p. 2 1 7 .
18. Ibid.
19. Une rapide description de la Case de l'Oncle Tom peut être
trouvée dans Foster, History of the Communist Party, pp. 1 3 1 et
380. Pour l'affaire Scottsboro voir Foster, History of the Communist
Party, p. 286, et Foster, The Negro People, pp. 4 8 2 - 4 8 3 ; l'affaire
Angelo Herndon History of the Communist Party, p. 288, et The
Negro People, pp. 4 6 1 et 483.
cit., p. 261.

22. Joseph North, «Communist Women». Political Affairs,


vol. LI, n° 3 (mars 1971), p. 3 1 .
23. Ella Reeve Bloor, We Are Many : An Autobiography (New
York : International Publishers, 1940), p. 224.
24. Ibid., p. 250.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 254.
27. Ibid.

331
FEMMES, RACE ET CLASSE

28. Ibid., p. 2 5 5 .
29. Ibid.
30. Ibid.
3 1 . Ibid., p. 2 5 6 .
32. Ibid.
*3. AI Richmond, Native Daughter The Story of Anita
Wh itney (San Francisco : Anita Whitney 75 th Anniversary
Committee, 1 9 4 2 ) . Voir chapitre 4.
34. Ibid., p. 70.
3 5 . Ibid., p. 78.
36. Ibid., p. 94.
3 7 . Ibid., p. 9 5 .
38. Ibid., pp. 9 5 - 9 6 .
39. Ibid., p. 1 3 9 .
40. Ibid., p. 1 9 8 .
4 1 . Elizabeth Gurley Flynn, The Rebel Girl : An Autobiography
(New Y o r k : International Publishers, 1 9 7 3 ) , p. J 3 .
4 2 . Ibid., p. 6 2 .
4 3 . Richard O. Boyer, « Elizabeth Gurley Flynn », Masses and
Mainstream (mai 1 9 5 2 ) , p. 7.
4 4 . Ibid., p. 1 2 .
4 5. Mary Heaton Vorse, A Foot note to Folly : Reminiscences
(New York : Farrar & Rinehart, Inc., 1 9 3 5 ) , pp. 3 - 4 .
46. Ibid., p. 9.
4 7 . Flynn, op. cit., p. 2 3 2 .
48. Ibtd., p. 2 3 3 .
49. Ibid. Voir aussi Foster, History of the Communist Party,
p. 116.
50. Foner, Organized Labor and the Black. Worker, p. 1 9 8 .
5 1 . Flynn, The Rebel Girl. Voir note p. 1 o.
52. Elizabeth Gurley Flynn, « 1 9 4 8 — A Year of Inspiring
Anniversaries for Women », Political Affairs, vol. X X V I I , n° 3
(mars 1 9 4 8 ) , p. 2 6 4 .
53. Ibid., p. 2 6 2 .
54. Elizabeth Gurley Flynn, The Alderson Story : My Ufe As a
Political Prisoner (New York : International Publishers, 1 9 7 2 ) , p. 9.

332
FEMMES, RACE ET CLASSE

5 5- IM., p. 17.
56. Ibid., pp. 1 7 - 1 8 .
57. lind p. 32.
58. Ibid., p. 170.
59. Ibid., p. 180.
60. Ibid.
6 1 . North, ob. cit., p. 29.
62. Cet article a été publié dans Political Affairs, vol. LIII, n° 3
(mars 1974).
63. Ibid., p. 33.
64. Ibid.
6 j . Ibid., p. 35.
66.
67. Ibid.
68. p. 4 1 .
69. Ibid., p. 35.
70. Flynn, The Alderson Story, p. 1 1 8 .
71. Ibid., p. 2 1 1 .

CHAPITRE 1 1

1. Nancy Gager et Cathleen Schurr, Sexual Assault : Confronting


Rape in America (New York : G rosset & Dunlap, 1976), p. 1.
2. Michael Meltsner, Cruel and Unusual: The Supreme Court
and Capital Punishment (New York: Random House, 1973),
P- 75-
3. « The Racist Use of Rape and the Rape Charge ». Discours
présenté par un groupe de femmes socialistes au mouvement des
femmes (Louisville, Ky Comité des Femmes Socialistes, 1974),
pp. 5-6.
4. Lerner, Black Women in White America, p. 193.
5. Voir Angela Davis, « JoAnne Little The Dialectics of
Rape. » Ms. Magazine, Vo. Ill, n° 12 (juin 1975).
6. Voir chapitre 1.
7. Aptheker, A Documentary History, Vol. 2, pp. 552 et suiv.

333
FEMMES, RACE ET CLASSE

8. Lerner, Black. Women in White America, pp. 1 8 5 - 1 8 6 .


9. Gertrude Stein, Trois vies (Gallimard, 1 9 5 4 , Paris).
10. Arlene Eisen-Bergman, op. cit., Première partie, chapitre 5.
1 1 . Susan Brownmiller, Le viol (Stock, 1 9 7 6 , Paris).
1 2 . « A Dozen W h o Made a Difference », Time, vol. 1 0 7 , n° 1
(5 janvier 1976), p. 20.
i 3. Brownmiller, op. cit.
14. Ibid., p. 299.
1 5 . Jean MacKellar, Le viol {Payot, Paris, 1978), p. 1 1 9 .
16. Ibid. « En somme, pour chaque dénonciation de viol
commis par un blanc, neuf viols commis par des noirs sont
signalés. Les hommes noirs — qui ne représentent environ que
1 o % de la population américaine, sont impliqués à 90 % dans les
accusations de viol. »
1 7 . Brownmiller, op. cit.
18. Ibid.
19. Noreen Connell and Cassandra Wilson, Rape: The First
Sourcebook for Women by New York Radical Feminists (New York
N e w American Library, 1 9 7 4 ) , p. 1 5 1 .
20. Diana Russell, The Politics of Rape : The Victim's Perspective
(New Y o r k : Stein & Day, 1 9 7 5 ) .
2 1 . Ibid., p. 1 6 3 .
22. Winfield H. Collins, The Truth About Lynching and the
Negro in the South (dans lequel l'auteur plaide en faveur de la
sécurité de la race blanche dans le Sua). (New York Neale
Publishing Co., 1 9 1 8 ) , pp. 9 4 - 9 5 .
23. Shulamith Firestone, La Dialectique du Sexe (Stock, Paris,
1972).
24. Ibid., pp. 1 0 8 et suiv.
25. Ibid., p. 1 1 0 .
26. Walter White, Rope and Faggot: A Biography of Judge
Lynch (New York : Alfred A . Knopf, Inc., 1929), p. 66.
27. Ibid.
28. Calvin Hernton, Sexe et Racisme aux Etats-Unis (Stock,
Paris), p. 1 2 5 .
29. Ibid., p. 1 2 4 .

334
FEMMES, RACE ET CLASSE

30. White, op. cit., p. 9 1 .


3 1 . Ibid., p. 92.
32. Ibid., p. 86.
33. Ibid., p. 94.
34. Ida B. Wells-Barnett, On Lynching (New York Arno Press
& New York Times, 1969), p. 8.
3 5. Frederick Douglass, « The Lesson of the Hour » (pamphlet
publié en 1894). Réédité sous le titre « Why is the Negro
Lynched » in Foner, The Life and Writings of Frederick. Douglass,
0
vol .

37. Ibid.
38. Ibid.
39. Ibid., p. 502.
40. Collins, op. cit., p. 58.
4 1 . Gager et Schurr, op. cit., p. 163.
42. Ibia.
43. Wells-Barnett, On Lynching p. 59.
44. Foner, The Life ana Writing of Frederick Douglass, vol. 4,
p. 503.
45. Ibid., p. 499.
46. Lynching and What They Mean, General Findings of the
Southern Commission on the Study of Lynching (Atlanta : 1 9 3 1 ) ,
p. 19.
47. Cité dans Lerner, Black Women in White America,
pp. 205-206.
48. Franklin et Starr, op. cit., p. 67.
49. Wells-Barnett, On Lynching, p. 57.
50. Ibid., p. 8.
51. Wells, Crusade for Justice, p. 149.
52. Ralph Ginzburg, One Hundred Years of Lynching (New
York : Lancer Books, 69), p. 96.
53. Wells, Crmade - Justice, p. 63.
54. Voir chapitre
5 5. Wells, Crusade for Justice, p. 2 1 8 .
56. Lerner, Black Women in White America, pp. 2 0 5 - 2 1 1 .

335
FEMMES, RACE ET CLASSE

57. Ibid., p. 2 1 5 .
58. Voir Jessie Daniel Ames, The Changing Character of
Lynching 19)1-1941 (New York : A M S Press, 1973).
59. Ibid., p. 19.
60. White, op. cit., p. 3.
6 1 . Ames, op. cit., p. 64.
62. White, op, cit., p. 159.
63. Foner, Life and Writing of Frederick. Douglass, vol. 4,
p. 496.
64. Brownmiller, op. cit.
65. Ibid., p. 301.
66. Ibid., p. 287.
67. Ibid., p. 282.

CHAPITRE 1 2

1. Edwin M. Gold, « Therapeutic Abortions in New York


City : A Twenty-Year Review », dans American Journal of Public
Health, vol. L V (juillet 1965), pp. 9 6 4 - 9 7 2 . Cité dans Lucinda
Cisla, « Unfinished Business. Birth Control and Women's
Liberation », dans Robin Morgan, Sisterhood is Powerful : An
Anthology of Writings From the Women's Liberation Movement (New
York Vintage Bodes, 1970), p. 261. Egalement cité dans Robert
Staples, The Black Woman in America (Chicago : Nelson Hall,
1974), p. 146.
2. Gutman, op. cit., pp. 8 0 - 8 1 (note).
3. Ibid.
4. Aptheker, « The Negro Woman », p. 12.
5. Cité in Baxandâll et al., op. cit., p. 17.
6. Ibid.
7. Lerner, The Female Experience, op. cit., p. 91.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. «Marriage of Lucy Stone under Protest», paru dans
History of Woman Suffrage, vol. 1. Cité dans Schneir, op. cit.,
p. 104.

336
FEMMES, RACE ET CLASSE

1 1 . Discours de Virginia Woodhull, « The Elixir of Life. »


Cité dans Schneir, op. cit., p. 1 5 3 .
12. Mary P. Ryan, Womanhood in America from Colonial Times
to the Present (New York Franklin Watts, Inc., 1975), p. 162.
13. Melvin Steinfeld, Our Racist Presidents (San Ramon,
California: Consensus Publishers, 1972), p. 2 1 2 .
1 A. Bonnie Mass, Population Target : The Political Economy of
Population Control in Latin America (Toronto, Canada : Women s
Educational Press, 1977), p. 20.
I j . Linda Gordon, Woman's Body, Woman's Rieht: Birth
Control in America (New York : Penguin Books, 1976), p. 1 5 7 .
16. Ibid., p. 158.
17. Ibid.
18. Margaret Sanger, An Autobiography (New York : Dover
Press, 1971), p. 75.
19. Ibid., p. 90.
20. Ibid., p. 9 1 .
21. Ibid., p. 92.
22. Ibid., p. 106.
23. Mass, op. cit., p. 27.
24. Dancis, op. cit., p. 90.
2 j. David M. Kennedy, Birth Control in America : The Career
of Margaret Sanger (New Haven et Londres : Yale University
Press, 1976), pp. 2 1 - 2 2 .
26. Mass, op. cit., p. 20.
27. Gordon, op. cit., p. 2 8 1 .
28. Mass, op. cit., p. 20.
29. Gordon, op. cit., p. 283.
30. Herbert Aptheker, « Sterilization, Experimentation and
Imperialism», Political Affairs, vol. LUI, n° 1 (janvier 1974),
P- 44-
31 Gena Corea, The Hidden Malpractice (New York : A Jove/
HBJ Book, 1977), p. 149.
32. Gordon, op. cit., p. 332.
33. Ibid., pp. 3 3 2 - 3 3 3 .
34. Aptheker, « Sterilization », p. 38. Voir aussi Anne Braden,

337
FEMMES, RACE ET CLASSE

« Forced Sterilization Now Women Can Fight Back », Southern


Patriot, septembre 1 9 7 3 .
3 j. Ibid.
36. Jack Slater, « Sterilization, Newest Threat to the Poor »,
Ebony, vol. X X V I I I , n° 12 (octobre 1973), p. 150.
37. Braden, op. cit.
38. Les Payne, «Forced Sterilization for the P o o r ? » San
Francisco Chronicle, 26 février 1974.
39. Harold X., « Forced Sterilization Pervades South »,
Muhammed Speaks, 10 octobre 1 9 7 5 .
40. Slater, op. cit.
4 1 . Payne, op. cit.
42. Ibid.
43. Ibid.
44. Aptheker, « Sterilization », p. 40.
45. Payne, op. cit.
46. Aptheker, « Sterilization », p. 48.
47. Arlene Eisen Bergman, « They're Trying to Take Our
Future - Native American Women and Sterilization », The
Guardian, 23 mars 1 9 7 2 .
48. Ibid.
49. Ibid.
50. Cité dans un pamphlet édité par le Committee to End
Sterilization Abuse (Comité de défense contre la stérilisation
forcée), Box 1 2 4 4 , Cooper Station New York 10003.
51. Ibid.
52. Ibid.
53. Gordon, op. cit., p. 338.
54. Ibid.
55. Mass, op. cit., p. 92.
56. Ibid., p. 9 1 .
57. Gordon, op. cit., p. 4 0 1 . Voir aussi le pamphlet publié par
le C E S A .
58. Mass, op. cit., p. 108.
5 9. Rahemah Aman, « Forced Sterilization », Union Wage,
4 mars 1978.
60. Ibid.

338
FEMMES, RACE ET CLASSE

CHAPITRE 1 3

1. Oakley, op. cit., p. 6.


2. Barbara Ehrenreich et Deirdre English, « The Manufacture
of Housework », in Socialist Revolution, n° 26, vol. 5, n° 4
(octobre-décembre 1 9 7 5 ) , p. 6.
3. Frederick Engels. L'Origine de la famille, de la propriété
privée, et de l'Etat (Editions sociales, Paris 1 9 5 4 ) . Voir chapitre 2.
L'introduction de Eleanor Burke Leacock à l'édition américaine
parue chez International publishers (N.Y. 1 9 7 3 ) comporte de
nombreuses observations qui éclairent la théorie d'Engels
concernant l'avènement de la domination masculine.
4. Wertheimer, op. cit., p. 1 2 .
5. Ehrenreich et English, « The Manufacture of Housework »,
p. 9.
6. Wertheimer, op. cit., p. 1 2 .
7. Cité dans Baxandall et al., op. cit., p. 1 7 .
8. Wertheimer, op. cit., p. 1 3 .
9. Ehrenreich et English, « The Manufacture o'f Housework »,
p. 10.
10. Charlotte Perking Gilman, The Home ; Its Work and Its
Influence (Urbana, Chicago, Londres : University of Illinois Press
1 9 7 2 . Réédition de l'édition de 1903), pp. 3 0 - 3 1 .
11. Ibid., p. 10.
12. Ibid., p. 2 1 7 .
1 3 . DuBois, Darkvater, p. 1 8 5 .
14. Discours de Polga Fortunata cité dans Wendy Edmond et
Suzie Fleming, All Work and No Pay : Women, Housework and the
Wages Duel (Bristol, England Falling Wall Press, 1 9 7 5 ) , p. 18.
1 5 . Mariarosa Dalla Costa and Selma James, Le Pouvoir des
Femmes et la Subversion Sociale (Bristol, England Falling Wall
Press, 1 0 7 3 ) .
16. Ibid., p. 28.
1 7 . Mary Inman, In Woman's Defense (Los Angeles
Committee to Organize the Advancement of Women, 1940). Voir

339
FEMMES, RACE ET CLASSE

aussi Inman, The Two Forms of Production Under Capitalism (Long


Beach, Cal. publication d'auteur, 1964).
18. Margaret Benston, « T h e Political Economy of Women's
Liberation », Monthly Review, vol. X X I , n° 4 (septembre 1969).
19. « On the Economic Status of the Housewife ». Commen-
taire dans l'éditorial de Political Affairs, vol. LIII, n° 3 (mars
1 9 7 4 ) , p. 4.
20. Hilda Bernstein, For Their Triumphs and For Their Tears
Women in Apartheid South Africa (Londres, International Defence
and Aid Fund, 1 9 7 5 ) , p. 1 3 .
2 1 . Elizabeth Landis, « Apartheid and the Disabilities of Black
Women in South Africa », Objective : Justice, vol. V I I , n° 1
(janvier-mars 1 9 7 5 ) , P- 6. Des extraits sont parus dans
Freedomways, vol. X V , n° 4, 1 9 7 5 .
2 2 . Bernstein, op. cit., p. 3 3 .
23. Landis, op. cit., p. 6.
24. V I. Lenine, « La Grande Initiative », pamphlet publié en
juillet. 1 9 1 9 . Cité dans Œuvres Choisies, vol. 3 (Editions du
Progrès, Moscou).
25. Publié aux U.S.A. sous le titre Black Girl.
26. Jackson, op. cit., p. 2 3 6 - 2 3 7 .
27. Victor Perlo, Economics of Racism U.S.A. Roots of Black
Inequality (New York : International Publishers, 1 9 7 5 ) , p. 24.
28. Staples, The Black Woman in America, p. 27.
29. Daily World, 2 6 juillet 1 9 7 7 , p. 9.
30. Dalla Costa et James, op. cit.
3 1 . Pat Sweeney, « Wages for Housework : The Strategy for
Women's Liberation», Heresies, janvier 1 9 7 7 , p. 104.
32. Dalla Costa and Tames, op. cit.
33. Ann Oakley, The Sociology of Housework (New York
Pantheon Books, 1974).
34. Ibid., p. 6 5 .
3 5. Ibid., p. 44.
36. Ibid., p. 53.
3 7 . Psychology Today, vol. X , n° 4 (septembre 1976), p. 76.

340
TABLE

i. L'héritage de l'esclavage éléments pour une


autre approche de la condition de femme 11
>2. Le mouvement anti-esclavagiste et la naissance
des droits des femmes 43
3. Les questions de race et de classe au début du
mouvement pour les droits des femmes 61
4. Le racisme dans le mouvement pour le vote des
femmes . 89
5. Les femmes noires et la fin de l'esclavage 109
6. Du côté des femmes noires éducation et
libération 125
7. Le vote des femmes au début du siècle la
montée du racisme 139
8. Les femmes noires et le mouvement des clubs 161
9. Ouvrières, femmes noires et histoire du mouve-
ment pour le droit de vote 175
-io. Les femmes communistes 191
1 1 . Le viol, le racisme et le mythe du violeur noir 217
1 2 . Racisme, contrôle des naissances et libre mater-
nité 25 5
1 3 . Du côté de la classe ouvrière vers le déclin du
travail domestique 279
Note Biographique 308
Notes 309

341

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