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Les personnages de fiction et réalité

Du drame familial ou sociétal au conte fantastique : personnages de fiction et réalité.

1. L’erreur judiciaire: tragédie


2. Patrick Dils, personnage de roman
3. Modiano, Le Clézio, Michaux
4. L’Idiot, de Dostoievski.
5. Italo Calvino, Marcovaldo
6. Thomas Mann
7. Policiers, avocats et magistrats
8. Racine, V. Hugo, H. Daumier
9. M. Del Castillo
10. Les aveux, réalité ou fiction ?
11. Fiction et fantasme, fantasme et réalité
12. David Lynch, Hitchcock, Pedro Almodovar, Michel Leiris

Analyse :

PERSONNAGES DE FICTION ET REALITE

Du drame familial ou sociétal au conte fantastique

Du drame familial au conte fantastique, il n’y a qu’un pas. Lorsqu’on franchit ce pas décisif
qui fait passer de la réalité à la fiction, on élude l’aspect douloureux de la souffrance
personnelle et familiale, pour s’immerger dans l’imaginaire débordant des œuvres
romanesques. Là, tout devient possible, et le temps lui-même est sans limite, puisque
pendant mille et une nuits, Sharâzâd a commencé des contes qu’au matin elle n’avait
toujours pas terminés. Et l’aube chassant la nuit, Sharâzâd dut interrompre son récit. Grâce à
quoi, Sharâzâd a la vie sauve.
Dans l’histoire de Sharâzâd et du sultan, la tragédie a pu, au fil des nuits, se transformer en
histoire d’amour et de volupté. Dans le cas de certaines erreurs judiciares, comme dans le
procès de Patrick Dils, la fiction s’est transformée en tragédie, et le héros en victime.

 L’erreur judiciaire est une tragédie

Tragédie, le mot est lancé, avec sa connotation dramatique qui, lorsqu’elle s’inscrit dans le
réel, devient lourde de conséquences. Retrouvons le philosophe Michel Serres, et écoutons-
le nous parler de la relation entre la victime et la tragédie : "Le mot victime signifie la
substitution; de la même origine que vice-versa ou vice-amiral, vicaire ou vicariant, il indique
la lieutenance. *…+ La victime, pendant le processus, lie le représentant au représenté. Voici
l'origine de la tragédie, de tout théâtre en général, de toute représentation: le mot grec
tragos signifie le bouc ou la bête que l'on sacrifie de façon substitutive. Sur le marbre de
l'autel ou les planches de la scène, qui va mourir en remplacement de qui? Nul n'a jamais vu

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au théâtre que des personnages mélangés à des acteurs, autrement dit à des substituts."
Dans l’affaire qui nous occupe, nous avons tous les ingrédients. Le meurtre abominable et
sadique, le lieu du drame, les deux enfants victimes, et le présumé coupable. Toute l’action
dramatique de ce procès qui se transforme en tragédie sera de prouver que l’accusé est bien
le vrai coupable, et de tenir cela comme un fait établi. Or, au bout de quinze ans, il vient
d’être reconnu que le présumé coupable est lui aussi une victime !
Ce qui fait problème dans l’histoire, est que le personnage principal ne se trouve pas
mélangé à un acteur, mais pris pour ce qu’il est -ou ce qu’on veut qu’il soit- Patrick Dils le
coupable. Avec un physique à ne pas y toucher, avec un regard d’enfant timide, bien élevé
mais apeuré, Patrick ressemble trait pour trait à un personnage de roman. Son étrangeté
même pose question. Cet adolescent de seize ans n’est pas comme tout le monde, qui est-il
? Que cache-t-il sous cette apparente malléabilité ? Serait-il donc capable de duper tout le
monde, et de donner le change sous une apparence paisible, mais trompeuse ?
De là à lui prêter une double personnalité… De là à voir en lui un autre Docteur Jekyll et
Mister Hyde… Nous connaissons l’intrigue de ce récit fantastique de R. L. Stevenson. Le bon
docteur Jekyll, désireux de décupler son énergie découvre la drogue qui révèlera le sadisme,
la volonté de puissance et la violence sexuelle qui sont le refoulé de sa philanthropie. Dr
Jekyll le jour, et Mr Hyde la nuit. Le double maléfique, d’abord révocable à merci, prend le
pas sur sa personnalité. Le héros finira par se tuer pour tuer le mal en lui.
Pourtant, les experts ont toujours récusé l’hypothèse du dédoublement de personnalité.
Mais qu’affirment-ils par ailleurs ? Rien de très probant, ils ne comprennent pas.
Apparemment, Patrick Dils n’est pas un cas clinique ordinaire. Serge Raymond, expert
psychiatre à la cour d'appel de Paris, qui l’a écouté lors du premier procès, estime que «
Patrick Dils fonctionne au coup par coup, et colle aux faits. Il a passé quatorze ans en prison
mais il ne se révolte pas. Il présente le comportement d'une victime, victime de pressions,
victime de la violence des faits, victime parce qu'on lui a attribué ces faits, victime de la
rupture de la relation avec sa mère à l'âge de 16 ans, victime de l'incapacité d'un adolescent
à dire non. ».

 Patrick Dils, véritable personnage de roman

- Me Jacques Parisot, avocat de la partie civile : Vous n'êtes pas crédible, Dils ! On n'agit pas
comme çà !
- Patrick Dils : Ça, c'est votre caractère ! Demandez à mes parents qui j'étais.
- L'avocat général : Au fond, vous nous expliquez que vous avez joué un rôle. J'ai le
sentiment d'être en face de celui qui joue l'innocent qui joue le rôle d'un coupable. Avec un
scénario aussi terrible, comprenez-vous que vous ayez été condamné par deux cours
d'assises ?
- Patrick Dils : Aujourd'hui, oui. Mais sur le moment, non.

Si Patrick Dils a joué un rôle, ce fut bien inconsciemment, et sans que personne n’ait pu, à
l’époque, l’aider à sortir de ce rôle. Mais je pense plutôt que Me Parisot voit juste, lorsqu’il
qualifie Dils de personnage en quête d'une vérité insaisissable. Que ce jeune-homme soit
directement sorti d’un roman de Patrick Modiano, cela ne fait aucun doute. Comme la
plupart des « héros » de Modiano, Patrick Dils est à la fois en quête de reconnaissance,
incertain de la trouver un jour, et se voit investi d’un rôle étonnant, distribué au hasard, celui

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de jouer l'innocent qui joue le rôle d'un coupable.
Patrick Dils présente toutes les apparences d’un garçon lisse et sans histoire, gentil pour tout
dire, alors qu’il se meut dans un univers dans lequel il semble impossible de percer le secret
des êtres. Plombé par l’agressivité du monde qui l’entoure, il s’éloigne dans ses terres
intérieures, il s’absente et, lorsqu’il émerge, son manque d’affirmation et son incertitude
d’être décontenancent ceux qui appellent un chat un chat.
C’est aussi d’un personnage, mais de film cette fois, que parle le journaliste du Monde, Jean-
Michel Dumay, en décrivant la sortie de prison de Patrick Dils : « Il veut une vie simple, qui
commence pourtant, à ses dépens, dans une ambiance de pugilat entre médias, par un
quasi-rapt, édifiant, aux portes de la prison, par des gros bras d’une émission de télévision.
Une exclusivité aurait été négociée. Auparavant, le jeune homme, en imperméable, comme
sorti d’un film de Jacques Tati, est ballotté d’un groupe de journalistes à un autre, contenus
par un solide cordon de CRS. Il répond à la demande des uns, à la demande des autres,
docile, presque pantin. »

• Modiano, Le Clézio, Michaux

Nous retrouvons dans plusieurs romans des personnages dont la description physique ou
psychologique sont très proches de Patrick Dils. Nous connaissons tous des personnes,
hommes et femmes, qui auraient pu tout aussi bien passer aux aveux, se rétracter et se
laisser emprisonner à tort, parce que la personnalité, parce que le physique et l’apparence,
parce que l’éducation, parce que l’angoisse ou la certitude de n’être rien, parce que la
crainte de décevoir, parce que les traumatismes, parce que la pression sociale, parce que…
Voici quelques portraits littéraires de ces personnages décalés, ordinaires, pris dans un
quotidien, mais qui se révèlent être d’une extrême complexité et, souvent, d’une grande
intelligence et finesse d’esprit. Patrick Modiano, dans son roman Des inconnues brosse le
portrait d’une personne banale : « De toute façon, ce serait toujours les mêmes gestes. Les
mêmes saisons. Les mêmes lacs. Les mêmes cars du dimanche soir. Lundi. Mardi. Vendredi.
Janvier. Février. Mars. Les mêmes jours. Les mêmes gens. Aux mêmes heures. Comme lui, je
brouillais les pistes. Je me disais qu'une fille aussi simple que moi, qui n'avait qu'un seul nom
et qu'un seul prénom, et qui venait de Lyon, ne pouvait pas vraiment l'intéresser. »
Telle est l’écriture de Patrick Modiano: une écriture claire et factuelle, pour mieux traduire
l'ambiguïté des sentiments et des personnages. Ces derniers sont généralement des gens
simples, des gens de tous les jours, mais décalés, qui apparaissent et se rencontrent sans
que l'on sache vraiment ce qu'ils pensent, ballottés entre présent et passé.
Des personnages qui sont loin d’être des héros, car ils nous ressemblent, dans un quotidien
incertain, fait de doutes et de lueurs, de souvenirs partiels qu’il faut à tout prix coudre et
recoudre pour qu’ils ne s’effilochent pas. La petite Bijou a vu un manteau jaune, elle cherche
sa mère, elle arpente comme un automate les couloirs du métro, elle sait sans savoir, elle ne
peut rien dire. Elle se couvre d’un manteau de silence.
Lourd comme un chagrin d’enfant, le soldat de plomb, jouet minuscule dans le monde des
grands, s’éloigne sur le quai. Il a perdu la légèreté qu’il n’avait sans doute jamais eue.
Comment percer le secret de tels êtres ? Quel romancier voudrait leur prêter ses mots pour
dessiner leur portrait à grands coups de crayon, sans retouche ? Aucun, certes, et surtout
pas Modiano, qui respecte avec délicatesse, leurs hésitations et leurs trous de mémoire.

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Modiano, puis Le Clézio, deux frères d’écriture, en somme :
« Il y avait une petite fois, pendant la canicule, un type qui était assis devant une fenêtre
ouverte ; c’était un garçon démesuré, un peu voûté, et il s’appelait Adam ; Adam Pollo. Il
avait l’air d’un mendiant, à rechercher partout les taches de soleil, à se tenir assis pendant
des heures, bougeant à peine, dans les coins de murs. Il ne savait jamais quoi faire de ses
bras, et les laissait ordinairement baller le long de son corps, y touchant le moins possible. Il
était comme ces animaux malades, qui, adroits, vont se terrer dans des refuges, et guettent
tout bas le danger, celui qui vient à ras de terre, se cachent dans leurs peaux au point de s’y
confondre. »
Ce héros de Le Clézio ne s’appelle pas par hasard Adam, du nom du premier homme. C’est
un autre nous-même, cet homme banal et complexe à la fois, savant mélange de solitude et
de folie. C’est lui, Adam, le héros du Procès-verbal. Qui est-il, celui qui s’isole ainsi du monde
d’en bas, du monde des gens normaux ? Pourquoi sera-t-il arrêté, jugé, interné comme «
maniaque dépressif », et emprisonné ?
Lui aussi, incarne un Patrick Dils ne sachant quoi faire de ses bras, mal à l’aise sous le feu de
l’actualité et des questions incessantes qui le pressent de toutes parts. Plus on s’agite autour
de lui, plus il se fige, plombé dans son silence et son mal de vivre impossible à communiquer.

Modiano, Le Clézio, Michaux, la liste des écrivains, poètes ou romanciers du drame


ordinaire, s’allonge :
« Un homme paisible. Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer
le mur. Tiens, pensa-t-il, les fourmis l'auront mangé... et il se rendormit. [...] Peu après, un
bruit se fit entendre. C'était un train qui arrivait sur eux à toute allure. De l'air pressé qu'il a,
pensa-t-il, il arrivera sûrement avant nous, et il se rendormit. Ensuite, le froid le réveilla. Il
était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de lui. Avec le
sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de désagréments; si ce train pouvait n'être pas
passé, j'en serais fort heureux. Mais puisqu'il est déjà passé... et il se rendormit.
- Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que votre femme se soit blessée au point
qu'on l'ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez pu faire
un geste pour l'en empêcher, sans même vous en être aperçu. Voilà le mystère. Toute
l'affaire est là-dedans.
- Sur ce chemin, je ne peux pas l'aider, pensa Plume, et il se rendormit.
- L'exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter?
- Excusez-moi, dit-il, je n'ai pas suivi l'affaire. Et il se rendormit.

Avec le personnage de Plume, nous entrons dans l’univers surréaliste de Michaux. Si paisible,
Plume, qu’on ne sait s’il vit ou s’il rêve, s’il est simple d’esprit ou s’il est intelligent et qu’il
joue à tenir le rôle de benêt. Plume est lui aussi un être incompris, inadapté, au
comportement étrange face aux multiples situations auxquelles Henri Michaux le confronte
avec philosophie et humour.
Une autre scène, au restaurant, est encore plus plausible. Dans sa naïveté, Plume suscite,
sans le vouloir, la colère du garçon, puis du restaurateur, de la police, etc.
Plume déjeunait au restaurant, quand le maître d’hôtel s’approcha, le regarda sévèrement
et lui dit d’une voix basse et mystérieuse : Ce que vous avez là dans votre assiette ne figure
pas sur la carte. Plume s’excusa aussitôt.

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-Voilà, dit-il, étant pressé, je n’ai pas pris la peine de consulter la carte. J’ai demandé à tout
hasard une côtelette *…+. Le garçon, sans se montrer particulièrement étonné, s’éloigna et
me l’apporta peu après et voilà… Naturellement, je paierai le prix qu’il faudra. C’est un beau
morceau, je le nie pas.*…+ De toute façon, maintenant je n’ai plus très faim. Je vais vous
régler immédiatement.
Cependant, le maître d’hôtel ne bouge pas. Plume se trouve atrocement gêné. Après
quelque temps, relevant les yeux… hum ! c’est maintenant le chef d’établissement qui se
trouve devant lui. Plume s’excusa aussitôt.
-J’ignorais que les côtelettes ne figuraient pas sur la carte. *…+
Cependant le chef d’établissement ne bouge pas. Plume se sent de plus en plus gêné.
Comme il lui tend un billet, il voit tout à coup la manche d’un uniforme ; c’était un agent de
police qui était devant lui. Plume s’excusa aussitôt.
-Voilà, il était entré là pour se reposer un peu. Tout à coup on lui crie « Et pour Monsieur ? »
Ce sera… ? –Oh… un bock ! –Et après ? » cria le garçon fâché ; alors plutôt pour s’en
débarrasser que pour autre chose : « Eh bien, une côtelette ! » Il n’y songeait déjà plus,
quand on la lui apporta dans une assiette ; alors, comme c’était là devant lui… -Ecoutez, si
vous vouliez essayer d’arranger cette affaire, vous seriez bien gentil. Voici pour vous. Et il lui
tend un billet de cent francs. Ayant entendu des pas s’éloigner, il se croyait déjà libre. Mais
c’est maintenant le commissaire de police qui se trouve devant lui. Plume s’excusa aussitôt.
- Il avait pris rendez-vous avec un ami. Il l’avait cherché toute la matinée. Il savait que son
ami en revenant du bureau passait par cette rue, alors il était entré ici, avait pris une table
près de la fenêtre et comme l’attente pouvait être longue, il avait commandé une côtelette
pour avoir quelque chose devant lui, etc. *…+
Mais le commissaire, ayant appelé au téléphone le chef de la sûreté : « Allons, dit-il à Plume
en lui tendant l’appareil. Expliquez-vous une bonne fois. C’est votre seule chance de salut. »
Et un agent le poussant brutalement lui dit : « Il s’agira maintenant de marcher droit, hein ?
» *…+. Ceux de la Secrète lui disaient : « Ca va chauffer, nous vous prévenons. Il vaudra mieux
confesser toute la vérité. Ce n’est pas notre première affaire, croyez-le. Quand ça commence
à prendre cette tournure, c’est que c’est grave. »
Cependant, un grand rustre d’agent par-dessus son épaule lui disait : « Écoutez, je n’y peux
rien. C’est l’ordre. Si vous ne parlez pas dans l’appareil, je cogne. C’est entendu ? Avouez !
Vous êtes prévenu. Si je ne vous entends pas, je cogne. »
Nous retrouvons un homme abasourdi par ce qui lui arrive, qui s’excuse régulièrement et
cherche –comme Patrick Dils- à répondre à ce qu’on attend de lui. Paniqué de voir toujours
quelqu’un de plus haut placé se poster devant lui, Plume en rajoute chaque fois un peu plus,
et donne, malgré lui, des versions différentes de la scène.
Le personnage de Plume apparaît comme une créature précaire, sans appuis, jetée
brusquement dans le monde où elle n'a pas sa place assurée, où elle doit sans cesse
réapprendre à vivre, où il lui faut se protéger contre des forces adverses, et résister à la
tentation de céder et de dormir.
Plume donne bien le sentiment d'une inadéquation foncière entre lui et le monde. Il se
trouve sans cesse aux prises avec des figures contradictoires. Ce moi en difficulté est celui
d'un petit être au souffle court, aux muscles faibles, aux os fragiles, qui ne peut résister aux
pressions de toutes sortes.

• L’Idiot, de Dostoievski.

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L’Idiot de cette histoire est un cœur pur, un prince désargenté qui revient de Suisse après de
longues années de sanatorium. Introduit dans le cercle prestigieux d’une famille, il contribue
par sa bonne volonté à compliquer le jeu.
« C'était en Suisse, pendant la première année et même pendant les premiers mois de son
traitement. On le regardait alors tout à fait comme un idiot; il ne pouvait même pas
s'exprimer correctement et ne comprenait parfois pas ce qu'on lui demandait. Il s'en alla un
jour dans la montagne, par un clair soleil, et erra longtemps, tourmenté par une pensée
poignante mais qu'il n'arrivait pas à se formuler. il découvrait devant lui un ciel éclatant, à
ses pieds un lac, tout autour un horizon lumineux et si vaste qu'il paraissait sans bornes.
Il avait longuement contemplé ce spectacle, le cœur étreint par l'angoisse. Il se rappelait
maintenant avoir tendu les bras vers cet océan de lumière et d'azur et avoir versé des
larmes. Il était torturé par l'idée d'être étranger à tout cela. Quel était donc ce banquet,
cette fête sans fin vers laquelle il se sentait attiré depuis longtemps, depuis toujours, depuis
son enfance, sans jamais pouvoir y prendre part? *…+ Chaque brin d'herbe croît et est
heureux! Chaque être a sa voie et la connaît; il arrive et repart en chantant; mais lui, il est
seul à ne rien savoir, à ne rien comprendre, ni les hommes, ni les voix de la nature, car il est
partout un étranger et un rebut. Oh! il n'avait pu alors s'exprimer en ces termes ni formuler
ainsi sa question; sa souffrance était sourde et muette. »

Écoutons, en écho au personnage de Dostoievski, les propos de Patrick Dils, deux jours après
sa sortie de prison, et nous retrouvons à la fois l’émerveillement candide devant le spectacle
de la nature, et la difficulté à trouver les mots pour dire l’émotion, aussi bien la joie que la
souffrance :
Ce que j’ai le plus apprécié depuis ma sortie de prison, ce sont ces quelques instants où je
me suis retrouvé tout seul dans un petit jardin. J’ai levé la tête et regardé le ciel étoilé avec
la lune. C’était magique, un émerveillement, quelque chose que je n’avais pas vu depuis
quinze ans. Je ne savais plus ce que c’était. C’est extraordinaire. J’étais comme un enfant qui
ouvre ses cadeaux à son premier Noël. Je vais avoir 32 ans, mais j’ai toujours un regard
d’enfant. J’ai également bu un digestif. C’était tellement subtil, tellement fin. C’est magique,
tout est tellement magique !

"Schneider m'avoua la très étrange pensée qui lui était venue. Il me dit avoir acquis la
conviction que j'étais moi-même un véritable enfant, un enfant dans toute l'acception du
terme. Selon lui, je n'avais d'un adulte que la taille et le visage; mais, quant au
développement, à l'âme, au caractère et peut-être même à l'intelligence, je n'étais pas un
homme; je ne le serais jamais, ajoutait-il, même si je devais vivre jusqu'à soixante ans. *…+ Ce
qui est vrai, c'est que je n'aime pas la société des adultes, des hommes, des grandes
personnes; je n'aime pas cette société parce que je ne sais pas comment m'y comporter. *…+
Mon destin me portait vers les enfants. Il se peut que mon sort change du tout au tout; mais
ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel, c'est le changement qui s'est déjà produit dans ma vie.
J'ai laissé là-bas bien des choses, trop de choses. Quand j'étais en wagon, je pensais: je vais
maintenant entrer dans la société des hommes; je ne sais peut-être rien, mais une vie
nouvelle a commencé pour moi. Je me suis promis d'accomplir ma tâche avec honnêteté et
fermeté. *…+ Tout le monde me considère comme un idiot. Je ne sais pourquoi. J'ai été si
malade, il est vrai, que cela m'a donné l'air d'un idiot. Mais suis-je un idiot, à présent que je

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comprends moi-même qu'on me tient pour un idiot? Quand j'entre quelque part, je pense:
oui, ils me prennent pour un idiot, mais je suis un homme sensé et ces gens-là ne s'en
doutent pas…"

Oui, certains se sont arrêtés aux apparences et ont pris Patrick Dils pour un idiot, oui,
comme le personnage de Dostoievski, c’est aussi ce que pense Patrick en entrant quelque
part. Mais oui aussi, Patrick Dils est un être que l’on a pas fini de découvrir, un homme
profond, sensible et intelligent, un homme sensé, et ces gens-là ne s’en doutent pas !
Quant à ce qui sépare l’enfant de la société des adultes, Saint-Exupéry l’avait déjà bien mis
en scène à travers les remarques aigres-douces du Petit Prince. Nous l’oublions si vite !
Comment après avoir connu cette face éhontée des adultes tout-puissants, épais dans leurs
convictions sans faille, Patrick Dils ne revendiquerait-il pas de pouvoir garder son âme
d’enfant ?
J’étais comme un enfant qui ouvre ses cadeaux à son premier Noël. Je vais avoir 32 ans, mais
j’ai toujours un regard d’enfant.
Dans l’interview de Julien Courbet pour Télé 7 jours, nous retrouvons comment Patrick Dils
sait garder l’émerveillement de l’enfant et l’articuler avec la maturité de l’adulte : « Je lui ai
demandé ce qu’il lui ferait plaisir de manger. Il voulait des fraises et du foie gras. Il a gardé
les fraises pour la fin de l’émission. Il ne voulait gaspiller aucun plaisir. Il a demandé s’il
pouvait voir le Stade de France. Quand on lui a expliqué que toutes les émissions de télé se
tournaient dans les studios de la Plaine St-Denis, il a voulu visiter le décor de Bigdil. Il était
ravi. Moi, j’ai été bluffé par la façon de s’exprimer de Patrick. Son recul. La maturité de ses
propos. Cette façon de réfléchir pour trouver le bon mot. Pendant l’émission, quand on
diffusait les images des retrouvailles avec ses parents, il tournait la tête. Comme s’il avait
peur de rêver, et qu’à la sortie, un fourgon l’attende pour le ramener en prison. A la fin de
l’enregistrement, tout le monde a craqué. Des affaires de cette intensité motivent une
équipe et font la fierté d’une rédaction. »

• Italo Calvino, Marcovaldo

Marcovaldo, personnage créé par Italo Calvino, est un ouvrier ayant bien du mal à assurer le
quotidien de sa famille. Pour s’échapper du réel sordide de pauvreté et de béton dans lequel
il travaille comme manœuvre, il trouve une porte de sortie : la rêverie. Entre fantasme et
réalité, la vie lui devient alors plus supportable, mais lui apparaît aux yeux des autres comme
étrange et décalé.
« Il avait, ce Marcovaldo, un œil peu fait pour la vie citadine : les panneaux publicitaires, les
feux de signalisation, les enseignes lumineuses, les affiches n’arrêtaient jamais son regard
qui semblait glisser comme sur les sables du désert. Par contre, qu’une feuille jaunît sur une
branche, qu’une plume s’accrochât à une tuile, il les remarquait aussitôt ; il n’était pas de
taon sur le dos d’un cheval, de trou de ver dans une table, de peau de figue écrasée sur le
trottoir que Marcovaldo ne notât et n’en fît l’objet de ses réflexions, découvrant ainsi les
changements de la saison, les désirs de son âme et les misères de son existence. »

• Thomas Mann

Les personnages de Thomas Mann sont, eux aussi, des êtres étranges, en quête d’identité,

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mais très présents. Solitaires, tous doutent et rêvent de s’unir à un autre, à un semblable,
afin de trouver une réassurance narcissique. Le doute habite Tonio Kröger : « Pourquoi suis-
je donc si bizarre, brouillé avec mes maîtres et comme étranger parmi les autres garçons ?
Car Tonio avait quelque chose de singulier, il était seul et exclu . »
Tonio Kröger, enfant marginal qui aime en silence et écrit des vers, devient un adulte tout
aussi marginal, à qui la malédiction de la littérature a volé la vie avec toute sa naïveté. Tonio
Kröger, imprégné d'une certaine nostalgie de l'enfance, de l'amour et de la vie, est
finalement désabusé du monde et de la vie de créateur.
Dans Joseph et ses frères, Thomas Mann présente des personnages qui cherchent tout le
temps à se situer au-dessus d’eux-mêmes, et à rejoindre le plus possible leur idéal du moi.
Joseph est un incorruptible. Ainsi, la certitude d’avoir à l’intérieur de soi un autre caché, plus
spirituel, plus exceptionnel, et qui ne se laisse pas voir à l’œil nu, confère une force interne
au personnage : « un messager se trouvait être son double, lui-même, la partie la plus haute
de son moi. »

Tous ces personnages littéraires ont des zones communes avec Patrick Dils. Tous sont des
êtres méconnus, sur lesquels on se méprend, et à qui il arrive des mésaventures plus ou
moins graves. Tous sont à la recherche de leur identité, pour tenter de comprendre leurs
bizarreries ; ils vont jusqu’à l’extrême, pour tenter une confrontation avec l’insolite et entrer
en relation avec des parties inconnues d’eux-mêmes.
En décalage avec la société, en rupture avec le temps habituel et ses exigences, ils
privilégient l’introspection ou la rêverie, avec un besoin d’aller toujours voir au-delà.
Nous pourrions trouver dans les œuvres de fiction, littérature, cinéma, théâtre, d’autres «
héros » du drame ordinaire, d’autres personnages, candidats à l’erreur judiciaire. Proches de
Patrick Dils dans ce qui a perturbé la compréhension de sa personnalité par les différents
intervenants des procès, à savoir le décalage avec des réactions attendues, une insécurité et
une distance, une dépendance et une forme d’indifférence affective, autant de
contradictions qui n’en sont pas, mais qui déconcertent… lorsqu’il s’agit d’un homme qui ne
sort pas de l’imagination d’un romancier, et qui…est en situation d’avoir à défendre son
innocence.
Là est le drame. Celui que Patrick Dils a mis beaucoup de temps à comprendre. Celui dont il
est finalement sorti, grâce à l’aide de ses avocats.

• Policiers, avocats et magistrats sortent aussi d’un roman

A toutes les époques, policiers, gendarmes et juges ont été tournés en dérision et sont
même devenus des marionnettes dans le fameux théâtre de Guignol ! La certitude de leur
autorité, la conscience du bien-fondé de leur mission et le vêtement avec ses accessoires
impressionnants et dérisoires, rendent ces personnages facilement caricaturaux.

• Racine, Victor Hugo, Honoré Daumier


Les auteurs classiques ne se sont pas privés d’écrire fables et pièces de théâtre, mettant en
scène les gens de robe et les gens d’arme. Le succès des Plaideurs, de Racine montre à quel
point les différents acteurs d’un procès peuvent dériver, chacun se trouvant pris dans un
rôle poussé à son paroxysme. Le juge Dandin est devenu fou à force de travail. Le jargon de
métier se perd dans un discours vide de sens et une logorrhée détachée du réel. Racine

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dénonce une justice arbitraire, comme il exerce sa verve satirique contre les plaideurs
procéduriers. C’était hier, au XVIIème siècle. C’est aujourd’hui, au XXIe siècle.
Plus proche de nous, Victor Hugo, en créant Les Misérables, tente de nommer l’innommable
et de dénoncer l’inacceptable. « Chose sans nom », la misère est interdite de parole par les
bien-pensants et les classes dominantes. Javert, l’inspecteur de police, poursuit Jean Valjean
de sa vindicte, et n’hésite pas à pousser à l’excès le rôle social qui lui a été attribué.
Quand le roman rejoint la réalité.
Au départ, tout est simple, seul le professionnalisme guide l’inspecteur de police, mais le
glissement s’effectue progressivement et fait place à de la mauvaise foi, voire au mensonge,
c’est bien connu. C’est humain ! Et Valjean, qui est-il, sous son rôle social d’ancien bagnard ?
Comment peut se mêler tant de brutalité et autant de tendresse ? Humains, trop humains,
ils le sont tous, héros de fiction ou personnages du réel d’aujourd’hui…

Dans l’art de la caricature, Honoré Daumier nous offre sur le XIXème siècle, d’extraordinaires
lithographies. Les figures du procureur, du président du tribunal et des juges, celles du
greffier ou de l’huissier sont marquées avec autant de force que les figures d’avocats sans
causes, ou des avocats propriétaires de leurs clients comme d’un terrain et d’un capital !
Daumier a fréquenté le Palais de Justice, et ne recule pas devant la cruauté de portraits-
charge, ceux de l’avocat Dupin aîné, ceux des juges du tribunal civil de Versailles ou du
procureur général Plougoulm. Il y a eu quelques caricatures, lors du procès Dils, elles ont
surtout porté sur l’accusé lui-même… Autres temps, autres mœurs !

• Michel Del Castillo

En 1981, Michel Del Castillo construit son treizième roman sur une singulière enquête, celle
que mène discrètement un jeune inspecteur de police au sujet de son chef hiérarchique, le
Directeur de la Sûreté, personnage énigmatique et cruel, fascinant dans sa traversée de
l’horreur.
Avec La nuit du Décret, on s’interroge sur les motivations profondes qui conduisent un
homme à devenir policier, on comprend mieux l’attitude soupçonneuse, la quête jouissive
des aveux, et on découvre au fil de l’histoire la collection de manies propres à chacun des
personnages. Souvent, les romans policiers mettent en scène des inspecteurs à la
personnalité intéressante, c’est le cas des célèbres romans ou des séries télévisées, mais
l’intrigue concerne le coupable. Là, nous avons un roman entièrement fondé sur la police, et
tous ses avatars.
« Vous aimez les dossiers, n’est-ce pas ? Rien de tel que le papier pour ficeler un homme.
Voici la véritable essence de la police, son œil dormant. Tenez, dit-il en saisissant un dossier
et en l’ouvrant, une première feuille, blanche, avec les renseignements d’état civil, une
seconde, verte, pour la vie professionnelle, carrière, activités, finances, bref ce qui, avec le
nom et l’origine, enracine un individu. Voulez-vous savoir ce que vaut un homme ? Examinez
son compte en banque. Au-dessus d’une certaine somme, c’est une crapule ; au-dessous,
c’est une loque ; entre les deux c’est un couard. Une troisième, rose, pour les mœurs : aime-
t-il se faire fouetter, ramper sur le plancher, jouit-il à brutaliser les femmes, ne bande-t-il
que s’il profère des insanités ? Dans tous les cas, vous le tenez. Un homme qui sait qu’on a
percé ses secrets d’alcôve n’est pas tout à fait un homme. *…+ Le rouge enfin, la politique et
le social, c’est-à-dire les rêves absurdes et les théories fumeuses qui font mourir tant

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d’hommes. Quatre couleurs pour éclairer un destin. Tout ce qu’on appelle si pompeusement
le mystère d’un homme tient dans ces paperasses.»
On touche au sordide, pour aboutir à l’horreur. Des notes, des souvenirs, preuves
minutieusement collectées au fil d’une vie, afin de donner corps à une redoutable réalité,
celle-là même qui se cache sous un quotidien à la fois inquiétant et rassurant. Avec
application et conscience professionnelle, l’homme écrit, observe, conclut.

• Les aveux, réalité ou fiction ?

La technique du scénario qui permet aux policiers de faire avouer a quelque chose
d’hallucinant. Il ne s’agit pas à proprement parler de violence, comme dans les cas
d’entretiens musclés, mais d’une technique qui repose sur la tromperie et sur la mise en
scène. Ainsi, lorsqu’un ancien officier du SRPJ raconte comment se déroulent des aveux, on
comprend qu’il y ait de plus en plus de méfiance à accorder autant de crédit aux aveux
consignés sur procès-verbal.
On sait, en effet, que la mise en confiance et le rapport personnel que le policier menant
l'audition parvient à établir avec le suspect jouent un rôle essentiel.
Il faut adapter notre méthode à chaque personnalité. On n'interroge pas de la même
manière un individu fiché au grand banditisme, en général peu bavard, ou qui ne reconnaît
que ce qu'il ne peut absolument pas nier, et l'auteur d'un crime passionnel. Il faut être
patient. Là aussi, les vieilles méthodes restent efficaces : on peut interroger à deux, l'un
jouant le rôle du méchant, l'autre du gentil.
N’est-ce pas la technique du psychodrame thérapeutique, où deux thérapeutes tiennent les
rôles que le patient a du mal à incarner. Quand l’un joue la défense, l’autre met en scène la
pulsion, le passage à l’acte.
Dans d’autres situations, le thérapeute peut employer la technique de « doublage », afin
d’exprimer à la fois les aspects verbaux et non verbaux d’un alter ego familial. Ainsi, les deux
thérapeutes peuvent décider de rejouer devant le couple en thérapie, un aspect de leur
interaction, chaque thérapeute devenant l’alter ego d’un des partenaires. Cette technique
utilisée ouvertement, permet aux partenaires du couple de mieux prendre conscience de ce
qui gêne leur communication de couple.
Mais le cadre est différent de celui d’un commissariat de police, et il s’agit d’un lieu
thérapeutique. Dans la mise en condition pour faciliter à quelqu’un le passage aux aveux –ou
pour les lui extorquer- il y a duperie. Le gentil n’est pas vraiment gentil, et le méchant
cherche à faire peur.
Ainsi, au cours du procès de Lyon, Patrick Dils ose rejouer son face à face avec l'inspecteur
Bernard Varlet, sans craindre les représailles :
Allez, dis la vérité. Imaginons que tu voies les vélos, tu montes sur le talus, tu vois les deux
petits garçons, on peut imaginer qu'ils se moquent de toi. Alors, tu prends une pierre pour
leur faire peur et malheureusement tu en blesses un, il tombe à terre. Paniqué, tu prends
une autre pierre et tu frappes le deuxième garçon. Complètement paniqué, tu cherches une
grosse pierre pour terminer le travail. Mais ce n'est pas grave, c'est un accident, on peut
comprendre.
Patrick Dils ajoute alors : Pour moi, c'était un scénario, rien d'autre.
On croit rêver ! Si cela s’est vraiment déroulé de la sorte, et c’est tout à fait plausible, on ne
voit pas vraiment de différence entre le scénario surréaliste et aboutissant à une situation

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absurde, imaginé par Michaux dans « Plume », et celui dont Patrick Dils nous raconte le
déroulement. S’immergeant à fond dans ce scénario où le fantastique, l’horreur, le sadisme
et l’étrange quotidienneté d’un paysage connu, car proche de chez lui, rendent cette scène
étrangement inquiétante, entre rêve et réalité, Patrick Dils puise dans ses propres fantasmes
; il devient metteur en scène, il raconte, il en rajoute même !
L’énorme pierre de cinq kilos, dont il a déjà entendu parler depuis que le crime a été
commis, c’est-à-dire depuis sept mois, est là sous ses yeux, ou tout comme. Car il la voit,
rugueuse, toute couverte de sang rouge frais, puis de sang séché, devenu presque noir. C’est
un film fantastique, et on lui demande d’en devenir le héros principal… Voilà donc à partir de
quelle mise en scène efficace, mais inacceptable dans un protocole aussi important que celui
d’une enquête aboutissant –ou non- à des aveux, l’adolescent influençable a accepté de
valider ce que lui disait le policier.
Il a passé des aveux spontanés, des aveux d'une précision chirurgicale, déclare à Lyon l'ex-
inspecteur Marchegay, à l'encontre de ce qu'affirme Dils.. Il était très posé, très calme. Je
continue de penser que Dils est l'auteur actif des coups portés aux enfants.
D'un seul jet, il nous a raconté ce qui s'est passé, ajoute l'ex-directeur d'enquête, Bernard
Varlet. On ne peut pas dire qu'on l'ait suggestionné. Pour faire valoir leur professionnalisme
et leur absence de partialité, les policiers expliquent qu'ils ont demandé à un collègue de la
brigade financière, André Paracchini, d’auditionner à son tour Patrick Dils, lors de sa garde à
vue. André Paracchini connaissait l'adolescent et ne pensait pas qu’il avait pu commettre le
meurtre. Je lui ai demandé de me dire ce qu'il avait fait et ce qu'il n'avait pas fait. C'est lui
qui m'a finalement convaincu.
Quand, au cours de cette audition à la barre, l'avocat général s'étonne des mises en
condition dont parlent les enquêteurs, à propos de conversations préalables aux
interrogatoires, prises en toute illégalité sur les temps de repos, et qui permettent au
suspect, selon M. Varlet, de rentrer dans la voie des aveux, quand il souligne également ces
blessures au droit que constituent certaines entorses au code, cela amuse l'ex-directeur
d'enquête, qui révèle alors que l'une des victimes était le fils d'un ami.

• Fiction et fantasme, fantasme et réalité

Le terme « fantasme » évoque l'opposition qui existe entre l'imagination et la perception de


la réalité. Il peut se comprendre comme une production illusoire sans rapport avec
l'appréhension correcte du réel. Dans les Formulations sur les deux principes du
fonctionnement psychique, Freud souligne l'existence d'une opposition entre le monde
intérieur, qui tend à la satisfaction par l'illusion, et le monde extérieur, qui impose au sujet le
principe de réalité. On distingue généralement plusieurs types de fantasme, selon qu’il est
conscient ou inconscient. Ainsi, les fantasmes clairement conscients des pervers ou les
craintes délirantes des paranoïaques peuvent, dans des circonstances favorables, se
transformer en comportements organisés et avoir une incidence grave dans le réel.
Un autre type de fantasmes, les fantasmes des origines, se rencontre chez les êtres humains
sans que l'on puisse affirmer qu'il s'agit de scènes réellement vécues par l'individu, ou de
productions d’un inconscient habité à la fois de désirs et de peurs. «Il est possible que tous
les fantasmes qu'on nous raconte aujourd'hui dans l'analyse aient été aux temps jadis, aux
temps originaires de la famille humaine, réalité, et qu'en créant des fantasmes, l'enfant
comble seulement à l'aide de la vérité préhistorique les lacunes de la vérité individuelle».

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Lorsqu'on considère les thèmes récurrents des fantasmes originaires -scène originaire,
castration, séduction-, on est frappé par un caractère commun: tous se rapportent aux
origines, et ont pour fonction d’offrir une solution à ce qui, pour l'enfant, se présente
comme une énigme fondamentale. Ainsi, dans le fantasme de scène primitive, c'est la
naissance du sujet qui s’y trouve figurée; dans les fantasmes de séduction, c'est l'émergence
de la sexualité, et dans les fantasmes de castration, c'est l'origine de la différence des sexes.
Lorsqu’en 1919, Freud écrit une contribution à la connaissance de la genèse des perversions
sexuelles, il nous offre un texte assez court, mais dense, sur la représentation fantasmatique.
Un enfant est battu est l’aveu d’un fantasme assez répandu, auquel sont attachés des
sentiments de plaisir. Le héros mis en scène est régulièrement battu par le père, plus tard
seulement puni et humilié. Nous retrouvons souvent cette image paternelle dans la
personne d'un professeur ou de n'importe quel autre supérieur ayant une fonction
d’autorité.
Plusieurs interprétations se trouvent associées à ce type de fantasme de fustigation ; en voici
une liste non limitative : Un enfant est battu, c’est moi, et je l’ai bien cherché. Le père me
bat parce qu’il me déteste ; il veut ma mort et une mort lente. Moi aussi, je veux mourir, le
père ne sait pas qu’il exauce ainsi mon désir secret. Le père me bat parce qu’il m’aime, qui
aime bien, châtie bien… Le père me bat sur mes fesses nues, car il en éprouve une vraie
satisfaction érotique –et moi avec-. Le père bat un autre enfant, (mon frère ? ma sœur ?) car
il n'aime que moi. Le père bat un autre enfant et me demande de regarder. L’enfant qui est
battu est mon père, quand il était petit. Et moi, où suis-je dans ce scénario ?
Quand le père me bat, je suis le père, et j’éprouve une jouissance sadique, en m’identifiant à
ce père en train de me battre. Le père me bat comme il bat ma mère, c’est sa façon de me
toucher et de me caresser. Le père me bat avec un tissu mouillé. Le père me bat avec sa
grande main nue de bûcheron ou de boucher. Le père me bat avec sa longue main aux doigts
de pianiste, il joue une partition sur mes fesses. Je suis battu et je n’ai plus de peau sur mes
fesses, je suis à nu, etc.
Quand il s’agit d’enfants indéterminés qui sont battus par leur père ou par le maître, ils ne
sont, dans le fantasme, que des substituts de la personne propre. Nous pouvons remarquer
la multiplicité des images et des identifications associées au fantasme de flagellation. et avec
lui, le sentiment de culpabilité qui y est attaché.
« Le fantasme est le moteur de la réalité psychique », écrivait Lacan.
Nous vérifions cette assertion dans cette simple phrase un enfant est battu, puisqu’elle
donne lieu à une extraordinaire diversité de scénarios, chacun mettant en œuvre des
mécanismes spécifiques : identification à l’agresseur, jouissance passive, désir sadique,
pulsion voyeuriste, pulsion d’emprise, fantasme incestueux, identification féminine, pulsions
d’érotisme anal, fantasme de scène primitive violente, etc. C’est en accordant un droit de
cité sans retenue aux fantasmes de toutes sortes, que le créateur déploie un imaginaire
enrichi de productions inconscientes, et que ce faisant, il y a peu de risques d’avoir besoin de
mettre en acte ces fantasmes dans le réel.
Nous touchons là aux processus en œuvre dans toute forme de sublimation, qu’elle soit
artistique, scientifique, religieuse ou autre. Ce qui importe, dans le cadre de notre réflexion,
est de bien différencier fiction et fantasme. L’un est l’autre sont des productions de
l’imaginaire, mais alors que la fiction est un processus conscient, qui appartient au registre
des processus créateurs, le fantasme est produit par l’inconscient et se trouve alimenté par
l’énergie sexuelle.

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• David Lynch, Hitchcock, Pedro Almodovar, Michel Leiris

Après une psychothérapie ou une analyse, les fantasmes inconscients sont dépouillés de leur
poids de culpabilité et d’angoisse, et peuvent servir de moteur à une œuvre de fiction. C’est
ainsi, par exemple, que certains grands cinéastes comme David Lynch, Hitchcock, Pedro
Almodovar et quelques autres, conduisent le spectateur dans un univers fantastique, où l’on
navigue sans cesse entre fantasme et réalité.
Qu’ils aient l’expérience d’une psychanalyse personnelle, ou qu’ils n’aient pas effectué ce
voyage intérieur, les créateurs savent puiser dans leur réservoir fantasmatique, et utilisent
des fantasmes plutôt que de les mettre en actes.
Ainsi, ce bel extrait de Michel Leiris dans l’Age d’homme :
« Car une femme, pour moi, c’est toujours plus ou moins la Méduse ou le radeau de la
Méduse. J’entends par là que, si son regard ne me glace pas le sang, il faut alors que tout se
passe comme si l’on y suppléait en s’entre-déchirant. *…+ Donc, s’il y a des femmes qui
m’attirent dans la mesure où elles m’échappent ou bien me paralysent et me font peur –
telle Judith- il y a aussi de douces Lucrèces qui sont mes sœurs consolatrices. Et si, rêvant
Judith, je ne puis conquérir que Lucrèce, j’en retire une telle sensation de faiblesse, que j’en
suis mortellement humilié. Une seule voie, alors, me restera pour remonter à ce tragique
auquel lâchement je me suis dérobé ; ce sera, afin de mieux aimer Lucrèce, de la martyriser.
Il en résulte que, pratiquement, si la femme avec laquelle je vis ne m’inspire pas une sainte
terreur (j’écris « sainte » parce que ici intervient nettement la notion du sacré) je tends à
remplacer cette terreur absente par la pitié ; ce qui revient à dire, en termes plus précis, que
je suis toujours obscurément porté à provoquer en moi la pitié pour la femme en question
par des moyens artificiels, à l’aide d’une sorte de déchirement moral que je cherche à
introduire au sein de la vie quotidienne, tentant de la changer un peu, grâce à ces affres
répétées, en un « radeau de la Méduse » où se lamentent et se dévorent une poignée
d’affamés. »

• Devant Méduse

Au niveau du fantasme, Méduse et sa chevelure grouillante de serpents se tenait devant lui.


Méduse pétrifiait sa jeune victime. Une victime de plus, que Méduse réduisait au silence par
son pouvoir de fascination diabolique. Méduse, dans les différentes images de mères et de
grand-mères horrifiées par le meurtre des enfants. Méduse, dans la multiplication des
regards dardés sur Patrick Dils, lors des deux premiers procès.
Contrairement à Michel Leiris qui, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, recherche
Méduse en toute femme aimée, l’adolescent pudique est médusé par tant de bouches grand
ouvertes, médusé par tous ces visages de gorgones criant après lui des horreurs ! Car des
lèvres s’ouvrent pour parler. Lèvres de la vulve féminine, ou lèvres de vultus, le visage,
toutes ces lèvres sont équivalentes. Quel est le substitut de l’autre ?
Dans la mythologie grecque, Méduse avait un regard au pouvoir pétrifiant. Seul, Persée,
usant de ruse, put affronter Méduse et en venir à bout en la décapitant. Mais pour y arriver,
Persée a bénéficié de plusieurs aides, dont celle d’Athéna. Nous retrouvons dans l’œuvre de
Sade, cette équivalence entre le visage et le sexe féminin, puisque ses héros associent
satisfaction sexuelle et décapitation.

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« La parole est plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants », dit la Bible.
Ne plus pouvoir parler, c’est une des façons de se sentir castré, privé de toute puissance, y
compris de la puissance des mots. Car la parole qui pénètre les esprits et les cœurs, la parole
qui tue ou qui fait vivre, est ce sexe débordant d’énergie, qu’on érige fièrement, ou que l’on
muselle, comme un petit enfant qui n’a pas encore droit à la parole.
Regardons la superbe sculpture de Cellini, exposée à Florence devant le Palais des Offices ;
elle représente Persée brandissant à bout de bras la tête de Méduse. La tête tranchée est
désormais érigée, car Persée et les autres n’ont désormais plus rien à craindre. La femme
envoûtante qui les fascinait et les réduisait au silence leur a rendu leur propre puissance
virile.
Patrick Dils, comme Persée, a pu, avec l’aide de ses avocats, recouvrer sa puissance virile. Il a
vaincu Méduse. S’est-il emparé des pouvoirs de Mère-Méduse, au point de fasciner à son
tour ceux qui n’ont pas compris à temps ? Patrick a détourné la puissance mortifère de
Méduse à son profit, en se l’appropriant. Il est enfin sorti d’un silence de mort qui l’a tenu
prisonnier pendant quinze ans.
Le suspect, le coupable désormais reconnu innocent s’est transformé en Pégase, le cheval
ailé surgi du sang de la gorgone Méduse. Nouvelle constellation, il brille dans le ciel de la
Justice (et de l’injustice des hommes), nouveau Pégase, allégorie de l’inspiration poétique et
de l’immortalité de l’âme, il invite à écrire.

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