L'Information Grammaticale

Érotisme et littérarité dans l'œuvre de J.M.G. Le Clézio

Sophie Jollin

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Jollin Sophie. Érotisme et littérarité dans l'œuvre de J.M.G. Le Clézio. In: L'Information Grammaticale, N. 71, 1996. pp. 39-41.

doi : 10.3406/igram.1996.2979

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 PRESENTATION DE THÈSES
DANSEROTISME
L'UVRE ET
DE LITTERARITE
J.M.G. LE CLÉZIO*
Il peut sembler futile et légèrement provocant de
s'intéres er à l'érotisme s'agissant d'une uvre littéraire qui
n'affiche nullement des prétentions de cet ordre. Pareil centre
d'intérêt s'avère en réalité doublement fondé :
- Le motif thématico-narratif est récurrent dans les textes
de fiction, avec une certaine discrétion qui explique sans
doute que l'aspect ait été jusque là négligé ;
- La notion est également envisageable sous l'angle de la
réception : or ce type d'approche semble
particulièrement adapté à une uvre contemporaine qui n'est pas
encore figée.
Tout en postulant le caractère aléatoire de son actualisation,
ce travail vise à montrer que la dimension est majeure, et
qu'elle oriente plus particulièrement certains textes. Il s'agit
d'en déceler les marques langagières.
À travers l'examen des modalités de la littérarisation de
l'érotisme se pose la question de savoir si l'effet erotique tient
uniquement au réfèrent représenté indépendamment de son
traitement textuel : la notion d'« érotisation » de la textualité
est ainsi avancée. Outre une contribution à la connaissance
du style de Le Clézio, cela nous permet de proposer, plus
largement, une approche du charme de l'écriture littéraire
en général, de la nature du plaisir esthétique.
Cette exploration s'appuie donc principalement sur une étude
stylistique, sans négliger pour autant d'autres types
d'éclairages complémentaires, l'éclectisme visant à mieux cerner,
en amont et en aval, la construction de l'effet erotique.
1. LA LITTÉRARITÉ DE L'ÉROTISME
S'inspirant des travaux de la linguistique textuelle, cette
exploration tente d'abord de déterminer le rôle de
l'événement erotique, au premier degré, au sein de la structure
narrative, pour essayer de mesurer une érotisation possible
qui naîtrait de cette configuration globale. La récurrence des
(*) Thèse présentée pour le doctorat nouveau régime le 9 janvier 1995 à
l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Directeur de recherche :
G. Molinié; autres membres du jury : J.M. Adam (Lausanne), M. Dereu
(Nancy II) et A. Viala (Paris III).
L'Information grammaticale n° 70, juin 1996
Sophie JOLLIN
segments à l'échelle de l'ensemble de l'uvre de Le Clézio
élabore un certain rythme qui fait apparaître l'érotisme
comme un rite textuel. La distribution interne à chaque texte
laisse émerger une fonction dramatique ou symbolique plus
ou moins nette dans l'économie du récit. Une analyse du
roman Le Chercheur d'or illustre bien un mode d'intégration
quelque peu oblique de l'acte. L'on peut, dans ce roman
comme ailleurs, tabler sur un statut de microproposition
narrative pour l'événement erotique, sans pour autant
éliminer le caractère discutable, indécidable de la fonction,
éventuellement assimilable au rang de macroproposition. La
perspective erotique alimente le désir tant du personnage que
du lecteur d'emblée réceptif en vertu du code romanesque,
et dont l'excitation initiale théorique est activée par la
structure narrative spécifique. La fonction narrative de
l'événement participe ainsi à la création de l'effet erotique.
II s'avère dès lors nécessaire d'étudier le traitement
expres if des séquences pour répondre à la question majeure d'une
possible charge erotique reposant sur le dispositif local.
,
La question de l'identification du corpus erotique permet de
mettre en évidence une stratégie fortement implicitante sur
laquelle repose en partie l'effet erotique. L'examen du statut
sémantique, syntaxique et distributionnel de la formulation,
lorsque l'événement est verbalisé, fait vite apparaître les
limites de l'explicitation, en même temps que sa valeur bien
particulière de contre-marquage. Dans ces conditions, si
l'on examine le contexte local, au préalable, des signaux
prédisposants quasi subliminaux, sorte d'avertisseurs
lexicaux, créent un phénomène de désirabilité et corollairement
d'excitabilité, préparation déterminante qui institue une
erotique du désir. De plus, une forte démarcation des
séquences, en amont (progressive) et en aval (plus abrupte),
joue un rôle important dans l'érotisation :
- Signaux introducteurs :
alfnéa
micro-séquence narrative
^ marque» linguistiques du récit
vocabulaire physiologique
lexique indiciel par connotation et motifs symboliques
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- Signaux conclusifs :
blanc typographique et alinéa
marques linguistiques du récit
lexies verbales à sémantisme conclusif
Au cur des passages thématisant l'érotisme se déploie un
ensemble de déterminations langagières :
- Un faisceau isotopique : anatomie, activité sensorielle et
physiologique, dynamique, avec quelques mots clés
génériques récurrents ; le registre spécifiquement sexuel est
minoritaire ;
- Hétérogénéité poly-isotopique, allotopie et anisotopie:
différents degrés de structures imageantes, où la
comparaison introduite par comme ou comme s/tient la vedette ;
quelques énoncés étranges, figures de la tension.
- Un schéma phrastique caractérisé par une subordination
«légère», fonde une syntaxe sensible, émotionnelle ; des
parallélismes nombreux et subtils, avec des effets de
réouverture, à la faveur d'un jeu discret sur la
coordination explicite et implicite. Systèmes inter-phrastiques,
anaphores, symétries internes, effets de rythme
paradigmatique et syntagmatique, parallélismes sémantiques,
parachèvent le dispositif.
Dans ce cadre, on notera particulièrement l'érotisation
d'éléments contigus et périphériques.
Le mode suggestif, privilégié par un lexique indiciel par
connotations (socialement normées ou contextuelles) à
signifiant lexical et/ou phonique, joint à l'effet de ressassement
syntaxique et sémantique, détermine de la sorte une
esthétique du fondu ou du fusionnel, de la vague, symbolisation
littéralement effective dans les textes tant de la caresse que
de l'acte sexuel. C'est l'erotique de la jouissance.
Il semble que le dispositif expressif promoteur de
l'impression erotique soit en même temps créateur du sentiment de
littérarité par le biais des phénomènes de connotation,
d'implicite, de sur-caractérisation et d'acte textuel - ce dernier
consiste en l'apparition ponctuelle de faits hétérogènes.
Force est alors d'admettre que la thématisation erotique n'est
pas une condition suffisante à l'effet : le parfum
aphrodisiaque n'est susceptible d'émaner du texte que dans
certaines conditions de représentation du thème, et n'est
actualisable que par un lectorat consentant.
2. L'ÉROTISME DE LA LITTÉRARITÉ
Il existe par conséquent en théorie la possibilité d'une
représentation érotisée d'un réfèrent non erotique. De fait, les
mêmes traits stylistiques s'observent en d'autres noyaux
textuels. Si certains composants comportent d'emblée une
connotation erotique de nature symbolique, extralinguistique,
cette détermination intrinsèque se trouve actualisée par le
contexte verbal, soit l'ensemble des stylèmes érotisants. Le
principe d'irradiation préside à l'érotisation élargie.
La limite de l'érotisation est atteinte avec des passages
thématisant la violence et la douleur, posant le problème de
la significativité d'un motif : témoignage de l'ambivalence
de la réalité autour de la notion d'intensité, l'acte force ici
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l'ébranlement moral du lecteur par le biais d'une
participation sensorielle et émotionnelle, la réception erotique
permettant à la dénonciation d'atteindre sa cible en dehors de tout
discours analytique. Ce geste d'engagement éthique
emprunte ainsi la voie indirecte et suggestive de l'érotisation.
Une lecture erotique de ce corpus de second niveau exige
certes un parcours interprétatif plus complexe pour lequel
le macro-texte joue un rôle déterminant. Au demeurant, il
ne s'agit pas pour autant de prétendre que tout le texte
fonctionne au régime erotique, ni même que tous les noyaux
érotisés fonctionnent au même degré de régime erotique.
Dans cette perspective d'un rayonnement, le phénomène
de l'érotisation touche au niveau de la littérarité générique
à travers les procédures descriptives.
Le statut théorique de la description invite d'abord à établir
un rapprochement avec celui du « genre » erotique, en tant
que ce sont des catégories quelque peu floues et des
pratiques stigmatisées. En deuxième lieu, la structuration
privilégiée du descriptif repose sur les parallélismes
syntaxiques dont on a évalué le rôle dans l'érotisation des
textes de Le Clézio. Cette valeur erotique virtuelle est
susceptible de se trouver actualisée sous l'effet d'autres marques
érotisantes. L'auteur exploite de façon spectaculaire la
structure-liste canonique lorsque la description s'icônise, créant
une sensation de vertige et d'ivresse qui a partie liée à
l'érotisme. Pareille facture porte parfois le texte aux confins du
romanesque et du poétique, selon une interprétation
convenue. Un travail systématique sur le genre aboutit ainsi à de
nouvelles silhouettes du descriptif, deux procédures
s'inscrivent de façon privilégiée dans le dispositif érotisant : la
posture de descripteur-regardant est orientée dans le sens
d'un voyeurisme, et un mode descriptif pluri-sensoriel inédit
fait du corps tout entier le foyer descripteur. Indice de
littérarité, la description exhibe son marquage.
S'il est indéniable que les procédures sensationnelles
caractéristiques des premiers textes peuvent tout aussi bien
relever d'une pratique ludique et parodique, la question du
mélange des genres qui se pose globalement s'agissant de
la production le clézienne renvoie en tout cas à une
esthétique fusionnelle en liaison directe avec l'érotisme. Cette
approche redouble de pertinence au constat de la mixité
textuelle de séquences où les modes du récit et de la
description se trouvent en osmose, en particulier les
descriptions hallucinées jouant de surcroît sur le registre
thématique de la métamorphose du réel.
La figure rhétorique de répétition, avec son pendant
indissociable, la variation, rend compte de l'érotisation d'un point
de vue qui transcende la littérarité singulière et générique
puisque les faits de reprise concernent tous les paliers intra-
textuels : phoniques, lexicaux, syntagmatiques, structurels,
thématiques... Au niveau de l'intertextualité, la figure est
formalisable en terme de récriture, lequel procédé est un
constituant au premier chef de la littérarité. Or, nous
retrouvons dans ce type de processus les composants essentiels
de l'érotisation que sont les schemes de la vague et de la
caresse compris dans une esthétique fusionnelle.
La récriture est un aspect particulièrement structurant de
l'uvre au plan de l'intertextualité interne, elle fonde un
espace de familiarité propice à l'érotisation de la lecture.
Quant à l'intertextualité externe, l'intérêt consiste seulement
pour nous à mettre l'accent sur une dynamique de création
qui commande un ensemble de procédures convergentes
à divers niveaux. Le lecteur pourra se satisfaire d'un vague
sentiment de déjà lu, sans même que cette impression
devienne consciente : ce processus ressortit à la stratégie
suggestive caractéristique de l'érotisation chez Le Clézio.
La multiplicité et la diversité des marques offrent finalement
toutes les garanties d'un sentiment plus ou moins littéraire
pour un lectorat élargi. Le degré de généralité de ce stylème
de littérarité érotisant permet en outre d'échapper à la
censure - et à Pauto-censure - qui pèse sur l'érotisme.
En définitive, si la production de Le Clézio évolue
sensiblement au fil des années, l'érotisme en demeure sans doute
l'une des plus fortes constantes. Il s'avère non seulement
que l'effet erotique est en partie indépendant du réfèrent,
reposant surtout sur les moyens langagiers de la
représentation, mais encore qu'il existe une communauté de
procédures troublante entre la littérarité en général et
l'érotisation, qui permet, à partir des faits d'érotisation diffuse, de
penser un érotisme de la littérarité.
Sophie JOLLIN
Université Paris XII Val-de-Marne

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