Vous êtes sur la page 1sur 7

— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

3. Auguste, Virgile et l’Énéide

Pour comprendre les enjeux de l’Énéide, il est indispensable de comprendre le


contexte historique dans lequel elle est composée, ainsi que les intentions de
Virgile, pour autant qu’il soit permis de les cerner à partir de l’œuvre elle-même et
de la documentation antique qui est parvenue jusqu’à nous (lettres, biographies).

3.1 OCTAVE-AUGUSTE : RUPTURE ET CONTINUITÉ

La fin de l’époque républicaine, dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., a
été marquée par de profonds troubles politiques. L’ambition pour le pouvoir a
précipité les habitants de Rome et la péninsule italienne tout entière dans de
violentes guerres civiles, orchestrées par de puissants chefs politiques au charisme
indéniable qui, à la tête de leurs partisans, se disputent la domination du monde
conquis : Marius et Sylla, César et Pompée, Octave et Marc-Antoine, héritiers de
César. Ce climat très instable, marqué par l’atrocité des luttes intestines et la
radicalité des proscriptions8, a frappé les esprits et l’imaginaire des Romains,
horrifiés par la vision sacrilège de citoyens s’entretuant. Pour certains, les guerres
civiles sont d’ailleurs l’une des conséquences du meurtre de Rémus par Romulus :
ce sacrilège perpétré aux origines de la cité serait retombé sur leurs descendants.
Chez les Romains du Ier siècle s’est progressivement infiltrée l’idée que non
seulement le régime républicain était à l’agonie, incapable de stabiliser les
insurmontables dissensions internes, mais que les dieux mêmes de la cité s’étaient
détournés de ce peuple impie. En effet, les Romains pratiquent une religion
civique où les dieux sont intimement liés à l’ordre politique : la prospérité de
Rome, ses succès militaires et l’étendue de sa puissance sont voulus par les dieux,
satisfaits des rites et des offrandes que les citoyens leur accordent. Lorsque le
malheur frappe la cité et son empire, c’est le signe que certains actes religieux
n’ont pas été correctement exécutés et que les dieux sont mécontents et insatisfaits.
Il faut donc renouer le lien, faire la paix avec les habitants du ciel en multipliant à
leur égard les actes de piété. On comprendra alors l’habileté d’un Octave, fils
héritier de Jules-César, qui, après avoir battu à Actium en 31 av. J.-C. son ennemi
Marc-Antoine allié à la reine d’Égypte Cléopâtre, décide de mettre en place les

8
Un citoyen proscrit est condamné à mort comme ennemi public, les membres proches de sa
famille sont souvent exécutés avec lui, et ses biens confisqués.

21
— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

bases idéologiques d’un nouveau régime. Ce changement de gouvernement


politique est présenté comme la volonté de rétablir la paix entre citoyens et
surtout, de réconcilier Rome et ses dieux, au seuil d’une nouvelle ère. Le régime se
met officiellement en place en 27 av. J.-C., au moment où le Sénat décerne à Octave
le titre d’Augustus (de augeo, augmenter, c’est-à-dire celui dont le pouvoir est
augmenté par la faveur divine) et de princeps, le premier des citoyens. Ce régime
impérial, appelé « principat », ou gouvernement d’un seul, s’est rapidement
transformé, dans les faits, en un pouvoir fort et autoritaire qui, tout en maintenant
l’apparence des institutions républicaines, en abolit les principes fondamentaux.
Selon ces principes républicains, la réalité du pouvoir était exercée par des
magistrats élus par des assemblées, renouvelés pour l’essentiel tous les ans, et
gouvernant collégialement. Conservés en apparence, les rouages du régime
républicain se vident progressivement de leur substance. Mais dans le discours et
les représentations, Octave donne du régime qu’il incarne, dans les premiers
temps du moins, l’image positive d’une « république restituée » (respublica
restituta) à ses concitoyens, comme si les guerres civiles l’avaient confisquée.

3.2 LES MTYHES AUGUSTÉENS

3.2.1 Apollon et l’âge d’or

Octave-Auguste se présente comme une figure politique de transition qui aide


Rome à retrouver les anciennes valeurs qui lui ont permis de dominer tout le
bassin méditerranéen : respect des dieux et restauration des vieux cultes,
importance de la famille, attachement au travail de la terre garantissant vertus et
moralité, fermeté des lois. Parallèlement, Octave, relayé par les poètes qui écrivent
pendant son règne (Virgile et Horace, puis, une génération après, Tibulle,
Properce et Ovide), récupère politiquement l’usage d’un vieux mythe grec
qu’Hésiode avait raconté de manière précise dans Les Travaux et les jours (v. 109-
126)9. Ce mythe présente un temps organisé de manière cyclique, comme une
succession de quatre âges qui se déroulent en se dégradant, avant de repartir sur
un nouveau cycle : d’abord vient l’âge d’or, où hommes et dieux vivent ensemble,
où la terre n’a pas besoin d’être cultivée pour donner à profusion ses bienfaits, où
crimes et maladies sont inconnus ; puis viennent l’âge des héros, l’âge de bronze et

9
Lire le texte en ligne ici : < http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/travaux.htm>.

22
— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

enfin l’âge de fer. Ce dernier est caractérisé par le stade ultime des vices (avidité,
impiété, négligence des lois, dédain de la famille), par la passion des guerres et des
armes, par le goût pour la navigation en vue de combattre et de piller d’autres
peuples, sur fond d’une subsistance difficile où l’agriculture est nécessaire et
pénible. Puis un recommencement s’engage, avec le retour de l’âge d’or. En
exploitant l’ambiance très sombre des dernières années de la République, au cours
desquelles retentissent partout dans le bassin méditerranéen des prédictions
d’apocalypse et des oracles (en particulier ceux de la Sibylle de Cumes) et où
s’expriment des espérances millénaristes entretenues par diverses sectes
philosophiques et religieuses, Octave laisse entendre qu’il s’agirait là des troubles
caractéristiques des dernières années de l’âge de fer, qui vont clore la période
républicaine. Il présente son avènement comme le signe que le grand cycle des
âges (environ dix mille ans ou Grande Année selon un calcul pythagoricien) va
recommencer, avec la réouverture prochaine de l’âge d’or, sous l’égide du dieu
Apollon/Phébus, dieu qui patronne la lumière solaire ainsi que les activités
poétiques et oraculaires. Cette ouverture est annoncée dans la 4 des Bucoliques de e

Virgile, qui chante le retour d’Apollon et d’Astrée, la déesse de la Justice.


Parallèlement, Octave fait organiser à Rome en 17 av. J.-C. une immense
cérémonie appelée les Jeux séculaires, en l’honneur justement d’Apollon et de sa
sœur Diane : cette manifestation vise à marquer solennellement l’arrivée
imminente de la Grande Année, associée à l’âge d’or. En outre, Octave a fait
édifier sur la colline du Palatin un temple d’Apollon, tout près de sa propre
demeure, qu’il a inauguré en 28 av. J.-C. L’autel carré placé devant le temple
(Fig. 1 à 6) commémore symboliquement, par sa forme, la Roma quadrata de
Romulus, c’est-à-dire l’enceinte initiale de Rome creusée dans le sol avec le soc
d’une charrue. Or, au chant 8 de l’Énéide, sur le bouclier « prophétique » que le
dieu Vulcain a fabriqué pour Énée et qui annonce les siècles futurs de Rome, c’est
précisément devant ce temple d’Apollon Palatin que siège Octave-Auguste
lorsqu’il reçoit, au cours d’un triple triomphe10, l’hommage des nations qu’il a
vaincues au cours de ses campagnes11. Dans le temple d’Apollon sur le Palatin,
construit par Auguste, on pouvait voir une statue du dieu munie de la lyre (Apollo

10
Triomphes sur les Pannoniens et les Dalmates, sur l’Égypte, sur Cléopâtre et Marc-Antoine à
Actium.
11
Voir le vers 8, 720 : Ipse, sedens niueo candentis limine Phoebi, « Lui-même, siégeant sur le seuil de
l’éclatant Phébus ». Voir tout le texte ici (v. 714-729) : <http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/V08-626-
731.html>.

23
— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

citharoedus), symbole de l’harmonie et de la paix qui avait suivi la bataille


d’Actium (Fig. 7). Une description de cette ultime bataille de la guerre civile (31
av. J.-C.), qui oppose en Grèce les troupes d’Octave et celles de Marc-Antoine allié
à Cléopâtre, figure également sur le bouclier virgilien12 : dans le texte de Virgile,
l’Apollon guerrier, qui regarde les combats du haut de son sanctuaire grec, sur la
péninsule d’Actium, tend son arc (v. 704 : arcum tendebat). Mais transféré par
Auguste victorieux dans son temple à Rome, sur le Palatin, l’Apollo Actius/Actiacus
(l’Apollon d’Actium ou actien), a abandonné ses armes pour prendre la lyre ou
encore la patère qui sert à offrir des libations, comme on le voit sur plusieurs
monnaies d’époque augustéenne (Fig. 8 et 9).
Rappelons enfin que c’est au pied de la colline du Palatin que la louve a nourri
les jumeaux, et que la grotte qui aurait accueilli ce prodige, nommée Lupercal (le
refuge de la louve, lupa), continue d’être honorée sous forme de sanctuaire à
l’époque augustéenne, tout comme l’on continue de maintenir en bon état une
hutte primitive qui passe pour avoir été celle de Romulus.

3.2.2. Le passé au présent

Cette présence archéologique stratifiée de temporalités très éloignées les unes


des autres, mais réunies par la topographie en des emplacements-clés de Rome,
comme le Palatin, fait bien entendu partie d’un programme idéologique : c’est une
manière pour Auguste de permettre aux habitants de Rome de mesurer en
permanence le temps et les progrès parcourus entre d’un côté la petite bourgade
des origines, fondée par le berger Romulus et peuplée grâce à l’accueil en son sein
de bandits de grands chemins et vagabonds sans fortune, et de l’autre la puissante
cité-état qui a assis sa puissance en Méditerranée par ses conquêtes et connaît une
extension territoriale sans précédent. Au chant 8 de l’Énéide, Virgile imagine
qu’Énée, le lointain père des Romains, après avoir accosté en Italie et rencontré
Latinus et ses sujets, remonte le Tibre pour chercher des appuis dans la guerre que
de nombreux peuples italiens ont déclarée aux Troyens. Énée entre alors en
contact avec Évandre, un roi en exil venu d’Arcadie, une région pauvre et sauvage
de la Grèce. Évandre vit avec son peuple sur la colline du Palatin, dans des
conditions très modestes : Virgile le qualifie de pauper Euander, d’« Évandre le
pauvre » (Aen., 8, 360). Le roi a fondé un petit village nommé Pallantium

12
Lire tout le texte (v. 671-713) ici : <http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/V08-626-731.html>.

24
— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

(Pallantée en français, qui évoque bien sûr le nom de « Palatin »), à l’emplacement
même de ce qui sera la future Rome de Romulus. Évandre guide Énée et ses
compagnons dans une visite du site, mais les lieux que le roi d’Arcadie désigne
aux Troyens au cours de la promenade n’ont pas une finalité pittoresque ou
touristique. Ils sont systématiquement rattachés à l’histoire postérieure de Rome à
travers la voix très présente d’un narrateur qui fait sans cesse le va-et-vient entre
les époques, par exemple dans ces quelques vers :

De là, il [= Évandre] les conduit à la demeure de Tarpéia et au Capitole,


tout en or aujourd'hui (nunc), autrefois (olim) hérissé de ronces sauvages.
[…] Tout en conversant ainsi, ils montaient vers la demeure
du pauvre Évandre, voyant ici et là en plein Forum romain
des troupeaux qui mugissaient dans les élégantes Carènes. (Aen., 8, 347-348 ; 359-361)

Tout est ici volontairement anachronique. La demeure de Tarpéia fait allusion à la


citadelle fortifiée du Capitole, que commandait, sous Romulus, un certain
Tarpéius, et à la trahison de Tarpéia, sa fille. Celle-ci livra la place-forte aux
ennemis sabins, menés par Titus Tatius, ennemi de Romulus, et périt ensevelie
sous leurs boucliers pour prix de son crime. De même, le Forum romain évoqué
par le texte, symbole de la République, n’existe pas encore non plus, tout comme
le quartier chic des Carènes (entre l’Esquilin et le Celius), habités par de riches
citoyens qui y font bâtir de splendides demeures à l’époque républicaine. C’est en
particulier le lieu où serait né Auguste. En représentant le Capitole envahi de
ronces et le Palatin couvert d’herbes et de troupeaux, le narrateur vise à
superposer deux temporalités que tout sépare pourtant (aujourd’hui≠autrefois) :
ce que décrit de manière explicite le récit, c’est le passé correspondant aux
origines, marqué par la présence d’une culture rustique, encore proche de la
nature sauvage ; ce qui est suggéré de manière implicite, c’est le présent
augustéen, héritier de l’histoire royale et républicaine, et symbole d’une
civilisation raffinée. La première époque contient en germe la seconde, et c’est la
seconde période qui, en filigrane dans le poème virgilien, déploie et accomplit en
quelque sorte les potentialités de la première. C’est aussi pour Virgile une manière
d’accréditer et de faire surgir le retour de l’âge d’or et le recommencement du
monde promis sous l’égide d’Auguste : il le fait à travers un paysage poétique
frappant, restitué par la description d’Évandre et ancré dans une topographie bien
réelle. Deux autres poètes latins contemporains de Virgile, Properce et Tibulle,

25
— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

proposent dans leurs Élégies une vision analogue des origines de Rome où passé
des origines et présent augustéen se mêlent constamment à travers l’évocation
d’un paysage bucolique qui annonce la grandeur future de la Ville13.

3.2.3 Les valeurs éthiques

Mais ce rappel des origines arcadiennes du site romain joue également un autre
rôle chez Virgile. Ce dernier fait en effet de la rencontre entre Énée et Évandre une
leçon philosophique qui rappelle à Énée, qui a vécu dans la très riche cité asiatique
de Troie, l’importance du modèle de vie, articulé autour de trois domaines
principaux. Le roi arcadien Évandre, fidèle à sa région d’origine, incarne en effet
les vertus d’une vie humble : son trône est d’érable, les lits de banquets sont en
gazon, et il offre à Énée un lit de branchages pour la nuit et, pour toute couverture,
une peau d’ourse lybienne (Aen., 8, 367-368). Il manifeste également une profonde
piété envers les dieux : Évandre est en train de célébrer le culte d’Hercule
lorsqu’Énée arrive (Aen., 8, 268-305). Enfin, il fait preuve d’un grand respect des
liens familiaux. Ainsi, tandis qu’Évandre se souvient d’avoir rencontré et
beaucoup admiré le père d’Énée, Anchise (Aen., 8, 156-174), Énée lui rappelle que
leurs deux familles sont parentes et descendent d’Atlas : Dardanos, l’ancêtre
d’Énée, est né d’Électre, fille d’Atlas, tandis qu’Évandre est né d’Hermès, le fils de
Maïa, elle aussi fille d’Atlas (Aen., 8, 130-140). Fidèle à ces généalogies qui les
rapprochent par les liens du sang, Évandre met donc son fils Pallas au service
d’Énée et de ses troupes, pour pouvoir vaincre les peuples italiens révoltés contre
les Troyens. Pallas perdra d’ailleurs la vie au cours des combats. Cet appel à la
sobriété de la part de Virgile s’explique par une sorte de défiance culturelle très
prononcée qu’ont affichée les Romains à partir du III siècle av. J.-C. face à l’Orient.
e

Rome est alors mise en contact avec les puissantes civilisations orientales (Grèce,
Asie Mineure), connaît des afflux massifs de biens et d’or liés aux conquêtes
militaires et se voit confrontée à la prestigieuse culture grecque ainsi qu’aux
modes de vie somptueux des souverains hellénistiques. Tandis qu’elle goûte à
cette révolution de civilisation, tout un ensemble de notables (on pense à Caton le
Censeur) puis d’écrivains romains (tels les historiens Tite-Live ou Salluste)
mettent en garde leurs concitoyens sur le risque moral qu’il y a à succomber aux

13
Properce, 4, 1 (à lire ici : <http://remacle.org/bloodwolf/poetes/properce/livre4.htm>) ;
Tibulle, 2, 5 (à lire ici : <http://bcs.fltr.ucl.ac.be/TIB/Tib2.html - 5>).

26
— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

tentations de la luxuria (goût excessif du luxe et de la puissance), en oubliant les


valeurs d’austérité, de courage et d’effort qui ont favorisé l’ascension de leur cité,
peuplée dans ses débuts de paysans prêts à s’enrôler comme soldats dans les
armées de la jeune République menacée de l’extérieur. Avec Évandre, Virgile
transforme cette sobriété des premiers âges en trait atavique du caractère romain.
Le projet monumental de l’Énéide de Virgile vient relayer, par bien des aspects,
les cadres culturels et intellectuels mis en œuvre par le prince pour soutenir sa
révolution politique. Ce qui n’empêche pas l’œuvre, rappelons-le, d’avoir été
reconnue de tous temps, y compris par ses contemporains, comme une
authentique et puissante création littéraire. Le poète Properce par exemple
n’hésitait pas à affirmer, pendant la composition du poème par Virgile, qui
proposait des lectures publiques de certains passages, que « Quelque chose est en
train de naître, de plus grand que l’Iliade ».

27

Vous aimerez peut-être aussi