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Mélanges de l'École française

de Rome. Moyen-Age

La communication avec les anges : les hiérarchies angéliques, la


lingua angelorum et l’élévation de l’homme dans la théologie et
la magie (Bonaventure, Thomas d’Aquin, Eiximenis et
l’Almandal)
Jan R. Veenstra

Résumé
L’on se propose de comparer ici les points de vue théologique et magique sur la communication entre les hommes et les
anges, en illustrant notamment le propos avec deux textes de la fin du Moyen Âge : le Saint Almandal, un traité anonyme
de magie angélique, et le Livre des saints anges, une summa du théologien et prédicateur franciscain Francesc Eiximenis.
L’Almandal est un texte magique dévoilant un rituel d’invocation des anges. Même si l’histoire de la transmission de ce
texte est obscure, il semble correspondre à une pratique qui fut assez répandue au Moyen Âge et à la Renaissance. Le
Livre des saints anges est un gros ouvrage qui traite de tous les aspects fondamentaux de l’angélologie. Bien
qu’Eiximenis condamne le type de magie que l’on trouve dans l’Almandal, la construction intellectuelle sur laquelle est
censée reposer l’efficacité de ce texte n’est pas entièrement étrangère au point de vue théologique.

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Veenstra Jan R. La communication avec les anges : les hiérarchies angéliques, la lingua angelorum et l’élévation de
l’homme dans la théologie et la magie (Bonaventure, Thomas d’Aquin, Eiximenis et l’Almandal). In: Mélanges de l'École
française de Rome. Moyen-Age, tome 114, n°2. 2002. pp. 773-812;

https://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9883_2002_num_114_2_9251

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JAN R. VEENSTRA

LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES


LES HIÉRARCHIES ANGÉLIQUES, LA LINGUA ANGELORUM
ET L’ÉLÉVATION DE L’HOMME DANS LA THÉOLOGIE ET LA MAGIE
(BONAVENTURE, THOMAS D’AQUIN, EIXIMENIS ET L’ALMANDAL)1

Les anges parlent. Ils parlent avec nous et même entre eux. Abstraction
faite de leur existence qui est hors de doute, c’est là un fait connu et accep-
té dans l’ensemble de l’Occident latin. Et ce sur la foi de l’Écriture où on
peut lire comment les messagers célestes apportent de bonnes ou de mau-
vaises nouvelles aux hommes protagonistes de nombreux épisodes dans
l’histoire du Salut. Parfois, des auteurs inspirés nous permettent même
d’entendre des bribes de discours divins comme c’est le cas, par exemple,
dans le livre de Job ou dans des visions prophétiques. Cependant, pour la
plupart des penseurs médiévaux, le discours des anges ne revêtait guère
d’importance. Car qu’est-ce c’est que le discours d’un ange? S’agit-il d’un
langage ou d’une autre forme, non verbale, de communication? Thomas
d’Aquin, l’auctoritas que nous rencontrerons par la suite, opta pour la der-
nière possibilité et préféra considérer le discours angélique comme rele-
vant du domaine de la métaphore pure. Compte tenu de la capacité des
anges de s’adapter aux conditions humaines et de s’adresser à l’homme
dans des langages qu’il connaît – et cela dans l’optique de la spécificité
même de la mission angélique, à savoir l’illumination de l’esprit et l’ins-
truction du cœur –, le problème du discours angélique ne pouvait pas ne
pas devenir purement académique. Néanmoins, une tradition tenace de ré-
vélations angéliques ainsi que la croyance, fondée sur l’autorité même de
l’Écriture, selon laquelle il était possible de bénéficier du don des langues

1
Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet sur l’angélologie et la dé-
monologie subventionné par l’Organisation Néerlandaise pour la recherche scienti-
fique (NWO). L’auteur tient à remercier son collègue et ami, le professeur Martin
Gosman, pour sa traduction du texte, et Jean-Patrice Boudet pour ses corrections et
suggestions.

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donnaient à l’homme la conscience qu’il fallait s’adresser aux anges avec


déférence. Déclarant avoir été surpris par une révélation sur le chemin de
Damas, saint Paul avait vu le troisième ciel et prétendait avoir parlé avec
les langues des hommes et celles des anges 2. C’était de cette façon que des
expériences extatiques avaient semé dans l’esprit humain l’idée qu’une
communication avec les anges pouvait donner accès aux secrets des cieux.
En Occident, la croyance selon laquelle les anges communiquent en
des langues inconnues ou, au moins, archaïques, est un topos appartenant
à des traditions mystiques et hétérodoxes, plutôt qu’une affaire relevant de
l’orthodoxie chrétienne. C’est encore le cas de nos jours, si l’on pense à l’é-
criture étrange sur des plats en or qu’un ange du nom de Moroni est censé
avoir apporté à Joseph Smith 3, ou aux chansons sonores mais incompré-
hensibles enseignées par des anges à des membres des communautés Sha-
ker en Nouvelle Angleterre 4, ou encore au don des langues, qui constitue
toujours un élément de discussion important dans les cercles évangéliques
à tendance charismatique dans le monde entier. Les langages étranges ont
apparemment une résonance magique et peuvent être utilisés dans des pro-
cédures de différenciation et de légitimation de nouveaux mouvements spi-
rituels hétérodoxes. Mais pour ce qui concerne les derniers siècles du
Moyen Âge et les premiers des temps modernes, période qui m’intéresse
ici, des considérations plus théoriques ont joué un rôle primordial dans
l’acceptation du phénomène des langues angéliques. L’intérêt porté au pro-
blème était surtout d’ordre magique et relevait du désir de contrôler et d’in-
fluencer la nature, ce qui a ouvert la voie aux traditions occultistes qui ont
profondément marqué le culte des Mormons. En s’appuyant sur un amal-
game confus de sources apocryphes et hermétiques et de livres interdits de
magie rituelle, il devint clair qu’une communication fructueuse avec les
anges et les esprits se réalisait le mieux par le biais de formules étranges et
de listes interminables de noms d’anges. C’était dans les livres du Moyen
Âge consacrés à la magie et, plus tard, à la kabbale qu’on pouvait se pro-

2
Voir I Cor. 13, 1 : si linguis hominum loquar et angelorum.
3
Tout en se basant sur des sources hermétiques, le fondateur de la secte des
Mormons croyait que le langage adamique originel avait une fonction instrumentale
dans le processus de déification et d’élévation de l’homme au niveau des anges, tout
comme Melchisédech, le prêtre-roi de Salem (Gen. 14, 18-24), qui était inengendré et
éternel (Hebr. 7, 1-10). Cf. J. L. Brooke, The refiner’s fire : the making of Mormon cos-
mology, 1644-1844, Cambridge, 1996, p. 194-197.
4
Voir, par exemple, J. T. Kirk, The Shaker world : art, life, belief, New York,
1997, p. 156 et suiv. Des spécimens de chansons Shaker ont été enregistrés par Joel
Cohen et la Boston Camerata (Simple gifts : Shaker chants and spirituals, Erato
disques, 1995).

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curer, et ce avec une certaine facilité, les moyens nécessaires qui finirent,
dans l’Italie de la fin de la Renaissance, par devenir tellement populaires
que, selon la formule employée par Umberto Eco, «palazzi reali et le ele-
ganti ville sulle colline fiorentine risuonavano di un brusio parasemitico
nel quale si esprimeva una decisa volontà di prendere possesso della natura
e del sovrannaturale» 5. L’idée selon laquelle le langage angélique ne peut
pas être sujet à une quelconque corruption ou altération (conception cou-
rante dans un monde imparfait et changeant) ne peut mener qu’à la
conclusion qu’il est le langage originel antérieur à la construction de la tour
de Babel et à la Chute 6, et qu’il y a toute raison de croire que ce langage
(l’hébreu, selon plusieurs savants) est celui qu’utilisa Dieu lorsqu’il créa le
monde 7. Tout ceci mène automatiquement à une autre conclusion : comp-
te tenu de la conception naturaliste du langage, selon laquelle le rapport
entre signifiant et signifié n’est pas arbitraire mais causal, dans le sens que
certains mots renvoient aux choses qu’ils signifient, ou émettent pour ainsi
dire dès leur emploi des «rayons» pouvant affecter l’objet visé 8, les mar-
monnements magiques font écho à la voix originelle et créative de Dieu 9.

5
U. Eco, La ricerca della lingua perfetta nella cultura europea, Rome-Bari, 1999,
p. 137.
6
Cf. Cornelius Agrippa, De occulta philosophia libri tres, éd. V. Perrone Compa-
gni, Leyde et al., 1992, livre III, ch. 23, p. 467-468.
7
Cf. Pic, Conclusiones magice, 22 : Nulla nomina ut significativa, et inquantum
nomina sunt, singula et per se sumpta, in magico opere virtutem habere possunt, nisi
sint hebraica, vel inde proxime derivata, dans Giovanni Pico della Mirandola, Conclu-
siones sive theses DCCCC, éd. B. Kieszkowski, Genève, 1973, p. 80. Des siècles avant
le déchiffrement des hiéroglyphes, l’égyptien jouissait déjà d’une certaine popularité
(cf. le «reformed Egyptian» de Joseph Smith), surtout à travers l’Asclepius et les tra-
vaux de Jamblique. Cf. Jamblique, Les mystères d’Égypte, trad. É. des Places, Paris,
1993, V.25, p. 167 : «Dieu est l’initiateur [des cultes des dieux], celui que l’on appelle
«le dieu des sacrifices», et des anges l’entourent en grand nombre; pour chacune des
nations de la terre, il a tiré au sort un protecteur commun et chaque sanctuaire a eu
le sien»; et VII.4, p. 183 : «Comme les dieux nous ont enseigné que toute la langue
des peuples sacrés, tels que les Assyriens et les Égyptiens, est apte aux rites sacrés,
nous croyons devoir adresser aux dieux dans la langue qui leur est connaturelle les
formules laissées à notre choix...»
8
Cf. Agrippa, De occulta philosophia, livre I, ch.69-70; Ficin, De vita, III.21 (voir
Marsile Ficin, Three Books on life, éd. et trad. par C. V. Kaske et J. R. Clark, Bing-
hamton, 1989, p. 354-363). Une source arabe importante est le De radiis d’al-Kindi :
cf. P. Travaglia, Magic, causality and intentionality. The doctrine of rays in al-Kindi,
Florence, 1999, p. 30-31.
9
Pic, Conclusiones magice, 20 : Quelibet vox virtutes habet in magia, in quantum
Dei voce formatur.

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Ce statut spécifique du langage fait partie de toutes les théories et pra-


tiques de magie dans les derniers siècles du Moyen Âge et à la Renaissance.
Mais les théologiens avaient des idées bien différentes sur ce sujet. Là où
les premiers Pères de l’Église, tels saint Augustin ou saint Grégoire, inter-
prétaient de façon littérale un texte biblique important comme I Cor. 13, 1
sur «les langages des anges», une autorité médiévale comme Thomas d’A-
quin opte plutôt pour une lecture métaphorique, ce qui ne l’empêche pas
de consacrer toute une quaestio au discours ou au langage des anges, dans
laquelle il explique de façon fort précise comment les anges communiquent
sans avoir recours à quelque langue que ce soit10. Continuant son exposé,
saint Thomas définit cette forme particulière de communication comme
une caractéristique inhérente à l’essence spécifique des anges, tout en la
distinguant de l’illumination, qui est la véritable fonction angélique dans le
système néoplatonicien et dyonisien que le Moyen Âge a hérité de l’antiqui-
té. Dans cette perspective, les questions relatives à la nature du langage ou
à la croyance en la vertu des mots ou des incantations ne jouent pas de
rôle, car elles sont considérées comme relevant du domaine de l’idolâtrie.
Les anges ne font que communiquer aux hommes le pouvoir et la sagesse
de Dieu et ne devraient pas être l’objet de dévotions spécifiques ni être
considérés comme des instruments à l’aide desquels se perceraient les ar-
canes divins. Bien que ces deux prises de position représentant l’une les
vues hétérodoxes (ou celles de la magie), l’autre l’attitude de l’orthodoxie
(ou celles de la théologie traditionnelle) s’opposent de façon diamétrale,
elles se rapportent au même problème, à savoir la question de la lingua an-
gelorum.
Pour ce qui est des approches médiévales de cette question, on relève
deux attitudes bien distinctes l’une de l’autre. D’une part, le point de vue
théologique admet la possibilité de communications entre les anges et les
humains aussi bien qu’entre les anges entre eux, mais nie l’existence de
langues angéliques qui ne feraient que mettre en valeur une différence fon-
damentale entre l’homme et l’ange, le discours humain n’étant fonctionnel

Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107. Je me suis servi ici de l’édition
10

de Blackfriars, surtout du vol. 14, édité par T. C. O’Brien, Londres, 1975. Voir égale-
ment l’Expositio super I Cor. 13, lectio 1. Comme la lingua (est) membrum corporeum,
chose qui manque aux anges, il se pourrait que les «anges» mentionnés dans le pas-
sage en question soient des homines angelorum officium habentes. Cependant, il s’a-
vère que le Docteur angélique favorise en général une interprétation différente : les
occulta cordium sont communiqués aux hommes par le biais du langage, par des
voces sensibiles ou manifestations physiques, mais ils parviennent aux anges au
moyen de signa ou nutus qui ne peuvent être considérés comme un langage que de
façon métaphorique.

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que dans une réalité corporelle et physique11. D’autre part, le point de vue
magique est fortement enclin à accepter l’existence de langues angéliques
ou d’une langue primordiale aux capacités hautement performantes. Cette
hypothèse ne corrobore pas seulement l’idée selon laquelle l’homme peut
recourir à des langages spécifiques comme des instruments surnaturels
permettant de déceler les secrets de la nature ou même les mystères du ciel,
mais elle fait également disparaître les frontières entre ce qui relève de
l’homme et ce qui appartient aux anges : en utilisant certaines techniques
(en l’occurrence des incantations et des communications avec des anges),
l’homme peut atteindre à une certaine perfection et restaurer les capacités
qui étaient les siennes avant la Chute.
Dans cette contribution, je tenterai d’examiner ces deux points de vue
à l’aide de quelques textes choisis du fait de l’autorité qu’on leur a attribuée
ou de leur représentativité. Bien que ceux que l’on a surnommé le «Docteur
séraphique» (Bonaventure) et le «Docteur angélique» (Thomas d’Aquin)
aient joué un rôle fort important dans la théologie des anges, le premier
traité vraiment exhaustif consacré au rôle de ces derniers dans la vie et la
création est dû aux efforts de Francesch Eiximenis, dont le Llibre dels àn-
gels (en moyen français : Le livre des sains angeles) offre une synthèse de
matériaux homélitiques et théologiques puisés dans des sources variées et
constitue la plus importante summa angelologiae du Moyen Âge12. Le reste
de la littérature sur la magie angélique consiste surtout en des manuels de
magie rituelle. Des exemples connus en sont le Liber sacer sive juratus
d’Honorius de Thèbes et l’Almandal. C’est à l’aube de la Renaissance
qu’entre en scène un cadre plus théorique rehaussant le prestige de l’art de
conjurer les esprits tant bénins qu’intellectuellement acceptables (les ef-
forts de Ficin et d’Agrippa doivent être mentionnés ici). Bien sûr, la co-
hérence intellectuelle ne garantit aucunement l’acceptation morale, ce qui
explique que pendant toute l’époque de la chasse aux sorcières, la magie
reste l’objet de persécutions de la part des inquisiteurs. Dès que la suspi-

11
Saint Augustin signale déjà la nature arbitraire du langage et des signes. Voir,
par exemple, De doctrina Christiana II.i-iv. Dans le Sermo 223A.2 il établit une analo-
gie entre le discours de l’homme (la communication de la pensée ne peut se faire
sans l’aide d’un véhicule spécifique, à savoir le son) et les paroles de Dieu (la parole
créatrice passe par un autre véhicule, celui de la chair, de l’incarnation). C’est avec
cette analogie-ci que l’on tente d’expliquer le discours divin qui, du fait qu’il diffère
essentiellement du langage humain, est normalement inintelligible.
12
La graphie Eiximenis peut flotter, et l’on rencontre Eximenes et Ximenes.
Pour un aperçu de l’angélologie orthodoxe au Moyen Âge, voir D. Keck, Angels and
angelology in the Middle Ages, Londres, 1998. Keck exprime ses regrets qu’il n’y a pas
de summa angelologiae médiévale et semble ne pas connaître le Livre d’Eiximenis.

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cion s’institutionnalise, elle trouve facilement de quoi s’occuper et ne


manque pas de se fabriquer des ennemis. Ce qui n’empêche pas des magi-
ciens essayant d’entrer en contact avec l’armée céleste de se trouver parfois
dans la compagnie de moines et de mystiques ayant eu des révélations cé-
lestes. En stimulant la croyance aux anges, la théologie crée en même
temps un besoin de rencontres spéculatives et expérimentales. C’est préci-
sément ici que l’hétérodoxie théologique se rapproche de la piété de la ma-
gie. Dans la suite de cet exposé, je tenterai de décrire ce qui, dans les
communications réelles ou imaginaires avec le ciel, les distingue sur le
plan structurel et ce qui souligne leurs affinités émotionnelles.

L’ordre séraphique

Une des rencontres angéliques les plus remarquables (les croyants les
plus ardents y virent un tournant historique majeur) eut lieu en 1224,
lorsque François d’Assise reçut les stigmates et eut la vision d’un séraphin
portant le signe de la croix. L’hagiographe officiel de François, saint Bo-
naventure, discuta la signification de cette vision séraphique dans son Iti-
nerarium mentis in Deum. Selon lui, ce phénomène était un exemple de
l’ascension finale et mystique de l’âme vers Dieu13. Cet excessus mentis af-
fecta profondément le statut du saint aux yeux de ses disciples, car selon la
légende officielle, François était une personne agissant dans l’esprit et la
puissance d’Hélie et identifiée à l’ange de l’Apocalypse14. Aux yeux de plu-
sieurs franciscains de la première heure, dont Jean de Parme et le fana-
tique Gérard de Borgo san Donnino (auteur présumé de l’Évangile éternel),
saint François était un protagoniste crucial dans l’eschatologie de Joachim
de Fiore, et c’est avec lui que devait commencer une nouvelle ère de perfec-
tion spirituelle. François était le précurseur du troisième status15, l’Âge du
Saint Esprit qui devait suivre ceux du Père et du Fils, annoncés respective-
ment par les douze patriarches et les douze apôtres. Ce troisième status au-
rait également douze chefs légendaires, douze viri spirituales. Tout comme
le Christ avait incarné la transition du premier au deuxième status, saint

13
Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum / Pilgerbuch der Seele zu Gott, trad.
de J. Kaup, Munich, 1961, VII.3, p. 148-151.
14
M. Reeves, The influence of prophecy in the later Middle Ages : a study in Joa-
chimism, Oxford, 1969, p. 176 (référence à Bonaventure, Legenda Maiora, viii, pro-
logue).
15
M. Reeves, Joachim of Fiore and the prophetic future, Londres, 1976, p. 32 et
sq.

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François, lui, marquait celle du deuxième au troisième. Le corps stig-


matisé, l’âme en Dieu, le Fils Séraphique était considéré comme l’initiateur
d’un ordre séraphique.
La croyance en la nature parfaite de saint François se comprend fort
bien dans le contexte de l’angélologie joachimite. Selon l’héritage dyoni-
sien, les neuf chœurs angéliques classés de façon hiérarchique dans un
ordre descendant qui va de Dieu à l’homme étaient indispensables à la ma-
nifestation de la Création, pour l’illumination de l’homme et pour le retour
de ce dernier dans le giron de Dieu. En adoptant une nature humaine, le
Christ s’était placé au-dessous des anges. Mais Joachim intervertit cet
ordre : selon lui, l’œuvre du Christ a signifié la rédemption de l’homme par
le fait que la nature humaine est placée au-dessus des anges. Ceci permet à
l’homme de traverser les chœurs célestes et de transcender même la nature
angélique16. Cette idée de la perfection de la nature humaine grâce à l’inter-
cession du Christ fut reçue avec un enthousiasme immédiat et quelque peu
déconcertant par les Franciscains Spirituels, dont les enseignements et les
croyances devaient être en partie condamnés et en partie tempérés par le
Général de l’ordre, Bonaventure. Mais lui aussi était incapable de se sous-
traire pleinement à la séduction de la prophétie joachimite, comme on peut
le constater dans son angélologie où il explique ses idées sur la fonction des
anges dans la Création, l’histoire et l’eschatologie.
La perfection humaine dans l’excessus mentis ou dans la vita angelica
monastique a toujours joué un rôle dans la pensée franciscaine. De temps à
autre, le mouvement a même frisé l’hétérodoxie. Le langage (angélique ou
tout simplement extraordinaire) est en question ici, puisque Joachim ex-
plique que l’homme exalté peut être le témoin des archana verba que non li-
cet homini loqui17. Mais aux yeux de François, qui communique librement
avec les anges venant lui rendre visite et qui est capable de parler avec tout,
même avec les oiseaux, cela n’a pas vraiment d’importance. C’est ainsi que
pour Bonaventure, le discours angélique n’est pas vraiment une question
urgente, même s’il y porte un intérêt certain, puisque c’est lui qui a établi
de plusieurs façons le rôle dominant des anges dans la métaphysique chré-
tienne. C’est dans la scolastique contemporaine, surtout celle de Thomas
d’Aquin, que le problème se manifeste dans toute son ampleur.
La contribution la plus importante de Bonaventure à la science des
anges se trouve dans ses Collationes in Hexaemeron (une série de sermons

16
M. Reeves et B. Hirsch-Reich, The figurae of Joachim of Fiore, Oxford, 1972,
p. 202-203. Cf. Hebr. 1, 4 et sq.
17
Joachim, Psalterium, cité dans M. Reeves et B. Hirsch-Reich, The figurae cit.,
p. 203.

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universitaires prononcés à Paris en 1273), où les anges sont présentés


comme des miroirs de la perfection de Dieu. Suivant sur ce point la
conception néoplatonicienne de la métaphysique de la lumière, Bonaven-
ture prend Dieu comme la grande source de lumière, et il compare la Trini-
té aux qualités de vigor, splendor et calor (force vitale, clarté et splendeur,
chaleur et énergie) correspondant respectivement au Père, au Fils et au
Saint Esprit. Comme ces qualités sont intimement liées les unes aux autres
et ne peuvent exister séparément, tout comme les trois personnes de la Tri-
nité qui, elles aussi, sont inséparables, elles constituent de cette façon neuf
distinctions qui représentent la dynamique interne de Dieu sans pour au-
tant compromettre Son unité.
Ces neuf distinctions s’articulent en unités de trois, chacune étant dé-
diée à une des personnes de la Trinité. Chacune existe en elle-même et par
rapport aux deux autres : ainsi Pater in se ipso, Pater in Filio, Pater in Spiri-
tu Sancto, Filius in Patre, et ainsi de suite18. Dans l’acte de création, ces
neuf distinctions se manifestent en neuf illuminationes qui se trouvent à la
base de la création même : In his novem creature assimilatur, ut potest,
Creatori19. Le concept d’assimilation a ici des accents clairement néoplato-
niciens : le sens en est que la création tente de ressembler autant que pos-
sible au Créateur 20. Il y a des créatures qui y réussissent mieux que d’autres
et c’est ce qui fait qu’elles sont plus proches de Dieu et deviennent ainsi des
modèles de perfection pour ceux qui les suivent. Cette hiérarchie fait que
les premières créatures de Dieu, les anges, sont soigneusement classés dans
les neuf ordres dyonisiens, et qu’ils fonctionnent comme des agents ou des
intermédiaires pour l’illumination, la domination divine, et en général
pour tous les rapports entre Dieu et l’homme, parce que les anges bénéfi-
cient de l’illumination divine et, partant, d’une configuratio deiformis. Au
moment où ils se réveilleront, l’Église, elle aussi, recevra cette faveur 21.
Dans la terminologie de Bonaventure, cela implique que toute créature qui
ressemble quelque peu à la divinité «retourne à Dieu» : Et ideo ascendit ad
inditas ei illuminationes, ascendens per influentiam 22. La formule semble un
peu confuse, mais Bonaventure sait bien de quoi il agit, parce qu’il explique

18
Cf. Bonaventure, Collationes in Hexaemeron / Das Sechstagewerk, trad. de
W. Nyssen, Munich, 1964, XXI.1-4, p. 648-650.
19
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron, XXI.15, p. 664; le saint renvoie ici
aux omnes spiritus coelestes et subcoelestes.
20
La formule ut potest est de première importance, parce que Bonaventure veut
exclure jusqu’à la possibilité d’une assimilation néoplatonicienne.
21
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXI.16, p. 664 : et per illos hierarchi-
zatur Ecclesia.
22
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXI.17, p. 666.

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que la lumière (l’influentia) qui se fait jour n’existe pas par elle-même et ne
provient pas non plus d’une créature, c’est-à-dire d’un ange. Elle prend son
origine en Dieu Lui-même, avec qui elle se trouve dans un rapport spéci-
fique : tout comme le Fils issu du Père retourne vers Lui, la lumière rentre
dans le giron qui l’a créée 23. Bonaventure réduit ainsi l’importance des hié-
rarchies des anges. Ces derniers sont des moyens indispensables pour l’as-
cension de l’âme, mais en eux-mêmes ils ne sont ni l’objet ni la fin du pro-
cessus. Bonaventure insiste sur la rédemption immédiate de l’âme hu-
maine qui a besoin de l’intercession des anges mais est néanmoins capable
de s’élever au-dessus des hiérarchies célestes pour retourner à son Créa-
teur.
Après avoir sauvegardé l’orthodoxie en mettant l’accent sur la dis-
tinction fondamentale entre le Créateur et sa création et en soulignant
que Dieu (et surtout pas un intermédiaire quelconque) est la fin poursui-
vie par l’homme, Bonaventure continue son exposé sur le ministère des
anges et leur influence prépondérante sur la vie de l’homme. Il énumère
les neuf hiérarchies dyonisiennes telles qu’elles se déploient dans la lu-
mière nonuple 24 et explique comment ce qui se trouve en bas est illumi-
né par ce qui se trouve en haut et, directement, par Dieu Lui-même, ce
qui signifie que la hiérarchie humaine par excellence, l’Église, est consti-
tuée par Dieu et les neuf chœurs des anges. Naturellement, cela ne signi-
fie pas que les anges possèdent, eux aussi, une puissance créatrice 25. Ce
dernier point, Bonaventure l’ajoute comme si c’était un détail moins si-
gnifiant, mais il est hors de doute que c’est un écho des débats sur le
rôle des intelligences célestes qui se tenaient à Paris à cette époque. Le
respect de la doctrine orthodoxe, de par l’accentuation du fait que Dieu
est la source de toute vie et illumine directement tous les éléments de la

23
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXI.18, p. 666 : haec influentiam
non est quid increatum; nec ex hoc sequitur, quod influentiae sit influentia, quia haec
influentia reducit in Deum; (...) vera est influentia, quae egreditur et regreditur, ut Fi-
lius exivit a Patre et revertitur in ipsum.
24
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXI.20, p. 668-670. Pater in se ipso –
Throni; Pater in Filio – Cherubim; Pater in Spiritu sancto – Seraphim; Filius in Patre –
Dominationes; Filius in se ipso – Virtutes; Filius in Spiritu sancto – Potestates; Spiri-
tus sanctus in Patre – Principatus; Spiritus sanctus in Filio – Archangeli; Spiritus
sanctus in se ipso – Angeli.
25
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXI.21, p. 670 : Nec tamen intelligen-
dum, quod Angelus creet Angelum. Cf. R. Hissette, Enquête sur les 219 articles
condamnés à Paris le 7 mars 1277, Louvain-Paris, 1977, p. 110-113; article 56 : Quod
substantiae separatae per suum intellectum creant res; article 57 : Quod intelligentia
inferior recipit a Deo esse per intelligentias medias.

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création, ne réduit aucunement les chœurs des anges à l’état de phéno-


mène cosmétique. Bien au contraire, Bonaventure compare les illumina-
tions angéliques à l’impact de l’influence des étoiles sur la vie humaine 26,
ce qui, compte tenu des lois de la causalité, signifie non seulement que
les anges en tant qu’êtres célestes exercent une influence sur l’organisme
physique du monde, mais suggère aussi qu’ils conditionnent fortement la
pensée humaine. Bonaventure se montre profondément attaché à une vi-
sion de la réalité spirituelle dont les implications, considérées comme
des erreurs philosophiques et des hérésies, seront condamnées quelques
années plus tard, en 1277.
La prédilection du Docteur séraphique pour l’ordre numérique et sym-
bolique lui fait établir, principalement sur la base d’une analogie, les hié-
rarchies célestes ainsi que l’organisation de l’Église. Il explique que l’Eccle-
sia militans qui vise le retour à Dieu s’y prend de trois manières, à savoir
secundum rationem processuum, secundum rationem ascensuum et
secundum rationem exercitiorum 27. Chacune de ces trois manières est sub-
divisée en trois fois trois hiérarchies correspondant aux neuf chœurs angé-
liques. Comme ces listes de neuf ne sont pas vraiment évidentes aux yeux
des chercheurs modernes, nous les présentons ici dans un schéma adapté,
en laissant au lecteur le soin d’apprécier leur valeur illuminatrice. Dans le
processus qui est le sien, l’Église connaît trois ordres basés sur la Trinité, à
savoir les ordres fundamentales, promoventes et consummantes. Ensemble,
ces trois ordres témoignent de la conception chrétienne et historiciste de
l’histoire de l’Église, des origines à la fin des temps 28 :
Ordines fundamentales (Pater)
Ordo patriarchalis (Throni)
Ordo prophetales (Cherubim)
Ordo Apostolicus (Seraphim)
Ordines promoventes (Filius)
Ordo Martyrum (Dominationes)
Ordo confessorum (Virtutes)
Ordo virginum (Potestates)
Ordines consummantes (Spiritus sanctus)
Ordo praesidentium (Principatus)
Ordo magistratuum (Archangeli)
Ordo regularium (Angeli)

26
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXI.19, p. 666 : Nota, quod sicut ho-
mini caeco serviunt omnes stellae, sic homini non advertenti serviunt Angeli et mittunt
mirabiles illuminationes.
27
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXII.2, p. 688.
28
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXII.5-10, p. 688-694.

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 783

L’ordre débute avec les patriarches, passe par les prophètes, les mar-
tyrs et les confesseurs, mentionne les vierges (symbolisant le célibat de
l’Église), parmi lesquels on trouve les prélats, les docteurs (magistri) et les
moines (regulares). Puisque ce dernier ordre est entièrement consacré à
l’esprit de Dieu, c’est en lui que l’Église, et probablement aussi l’histoire,
trouve son accomplissement 29. La fin de la procréation est en même temps
la fin de l’histoire.
Le deuxième ordre de l’Église, l’ascensus, concerne principalement les
fonctions sacerdotales de l’Église qui doivent guider l’homme vers Dieu : il
y a les ordres de la purgation, de l’illumination et de la perfection avec
leurs subdivisions respectives (portiers, lecteurs, exorcistes, acolytes, sous-
diacres, lévites, prêtres, évêques et patriarches). Mais c’est le troisième
ordre qui est le plus significatif : l’exercitium, lui aussi, comprend trois hié-
rarchies qui, en ordre renversé, commencent au point le plus bas et
montent ainsi jusqu’à la consommation finale en Dieu 30. Ces trois hiérar-
chies sont l’ordre des laïcs, voué à une vie active, l’ordre des clercs, voué à
une vie active et contemplative, et enfin l’ordre monastique, entièrement
voué à la vie contemplative.
Ordo activorum / ordo laicus – vita activa (Pater)
Ordo sacrarum plebium (Angeli)
Ordo sacrorum consulum (Archangeli)
Ordo sacrorum principum (Principatus)
Ordo praelatorum / ordo clericalis – vita permixta, activa et contemplativa (Filius)
Ordo ministerialis (Potestates)
Ordo sacerdotalis (Virtutes)
Ordo pontificalis (Dominationes)
Ordo monasticus – vita contemplativa (Spiritus sanctus)
Ordo supplicatorum (Throni)
Ordo speculatorum (Cherubim)
Ordo sursumactivorum, sc. ecstaticorum (Seraphim)

Ces ordres contemplatifs sont, tout d’abord, ceux qui se vouent à la


prière et à la dévotion, comme les Cisterciens, Chartreux et Prémontrés et
d’autres ordres et, en second lieu, ceux qui se consacrent à l’étude et l’exé-
gèse de la Bible 31, comme les Dominicains et les Franciscains. Bonaventure

29
Le dernier ordre est entièrement affecté au Spiritus sanctus in se ipso; cf. Col-
lationes in Hexaemeron XXII.19, p. 692 : Ecclesia (...) compleatur per Spiritum sanc-
tum.
30
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XII.16-23, p. 700-708.
31
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXII.21, p. 704 : qui vacant specula-
tioni Scripturae.

.
784 JAN R. VEENSTRA

fait remarquer que saint François avait exhorté ses disciples à se consacrer
à l’étude et la prédication, ce qui les situe à un niveau plus bas que celui du
saint même. Car – et c’est là la spéculation de Bonaventure – François fait
partie de l’ordre suprême, celui de l’extase : l’Ordo Seraphicus. Bonaventure
n’est pas sûr que cet ordre se soit déjà manifesté, mais il est convaincu qu’il
signifiera la consommation de l’Église et, partant, la fin ultime de l’histoire
humaine. Objet d’un ravissement extatique, le corps de François avait été
soulevé de terre et transporté d’un endroit à un autre, et cette élévation de
la nature humaine pouvait être caractéristique de l’ordre franciscain dans
son ensemble 32. La conception bonaventurienne de l’Église et de l’histoire
se rapproche de l’apothéose joachimite et est en accord avec les idées des
Franciscains spirituels qui croient que la vision séraphique de François si-
gnifie l’inauguration d’un ordre nouveau. Mais Bonaventure reste prudent.
Il parle de magna mysteria et refuse d’être trop précis.
Cette réserve est typique de l’ensemble de son angélologie. Le rôle des
anges dans la création n’est jamais décrit avec précision, sans doute à
cause du risque potentiel représenté par les hérésies aristotéliciennes, et la
question de savoir ce que font réellement les anges et quel est leur rôle dans
le déroulement de l’histoire ne reçoit jamais de réponse détaillée. Il est clair
que pour Bonaventure, les hiérarchies angéliques sont les moyens à l’aide
desquels nous pouvons comprendre la création et retourner vers Dieu. Ain-
si, au moins d’un point de vue intellectuel, ils sont indispensables.
L’homme aspire à une élévation spirituelle et intellectuelle dont le but ul-
time est la vie extatique, et à chaque pas qu’il fait sur ce chemin, il ren-
contre des anges (comme l’a fait Dante lors de son voyage au paradis). Mais
même ici les anges deviennent parfois les métaphores de sa théologie 33. Bo-
naventure accepte bien sûr les manifestations concrètes d’anges ainsi que
les apparitions angéliques (dont la vision séraphique de François est la plus
importante), mais il ne prétend aucunement qu’il a lui-même pu bénéficier
de telles visions et surtout pas dans le contexte de ses spéculations sur
l’Ordre Séraphique 34. Cependant, le travail d’un théologien prudent, dont

32
Bonaventure, Collationes in Hexaemeron XXII.22, p. 706 : Franciscus (...) rap-
tus fuit et inventus iuxta quandam sepem. Collationes XXII. 23, p. 706 : ceux de
l’ordre séraphique sunt propinqui Ierusalem et non habent nisi evolare. Pour cette
idée d’une «armée de l’air» composée d’extatiques, voir les références bibliques au
ravissement : Act. 8, 39; I Cor. 15, 50-53; I Tess. 4, 17.
33
Cf., par exemple, la façon dont Bonaventure traite les Chérubins dans son Iti-
nerarium mentis in Deum VI.4, p. 142.
34
D. Keck (Angels and angelology, p. 146) commet une erreur lorsqu’il prétend
que Bonaventure «révèle qu’il a conversé avec un ange, apparemment avec un de

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 785

l’autorité fut considérable, a contribué à inculquer à l’esprit médiéval la si-


gnification des chœurs angéliques dans l’élévation et la perfection de
l’homme. Son influence n’est donc pas totalement étrangère à l’épanouisse-
ment de la dévotion aux anges dans la summa d’Eiximenis.

Le Livre des sains angeles


Le Livre des sains angeles fut écrit par le théologien et prédicateur fran-
ciscain Francesch Eiximenis (ca. 1330-1409) 35 à la demande de Pierre
Dartes, chambellan du roi d’Aragon, qui avait une dévotion particulière
pour les «anges glorieux du paradis». Le livre fut présenté au commandi-
taire, à Valence, en 1392. Comme Eiximenis est convaincu que la nature
humaine est grandement redevable aux esprits glorieux et bienheureux, il
espère convaincre d’autres personnes dévotes d’aimer et d’honorer pareille-
ment les anges 36. Pour ce faire, il expose : (1) la nature de ces derniers, (2)
leurs ordres, (3) leurs activités, (4) leur victoire sur les démons, et finale-
ment (5), les exploits de saint Michel. Eiximenis est considéré comme le
fondateur du culte de l’ange gardien institué, en 1395, après une violente
épidémie de peste, dans sa ville natale de Valence, où il vécut de 1384 à

ceux de l’ordre des Vertus». Cf. Collationes XXI.20, p. 670 : Et dicebat quod semel
conferebat cum uno, de quo ordine fuisset Gabriel. Dans cette phrase, cum uno ne
renvoie pas à un ange mais à un frère franciscain qui, lui, avait eu une révélation lui
expliquant que Gabriel appartenait aux Vertus. En tant qu’ange de l’Annonciation,
Gabriel est logiquement affecté à l’ordre des Vertus, qui correspondent à la formule
Filius in se ipso.
35
Pour Eiximenis, voir le Lexikon für Theologie und Kirche, III, Fribourg et al.,
1995, col. 1114-1115, et le Lexikon des Mittelalters, III, Munich-Zurich, 1986, col. 1760-
1761. Le Livre des sains angeles nous est parvenu dans de nombreux manuscrits. Je
me suis servi ici de la traduction française du ms Londres, British Library, Royal
16.G.IV. D’autres manuscrits de cette traduction sont : Berlin, Nationalbibliothek,
Hamilton 255; Besançon, BM 206; Bruxelles, Bibliothèque royale 3691 (Van den
Gheyn, t. 3, 1723), et IV.1086; Chantilly, Musée Condé 143 (643); Genève, BM, fr. 5;
Londres, British Libr., Add. 18391, Sloane 3049; Lyon, BM 1261 (1132); Nancy, BM
45 (329); Paris, BnF, fr. 186, 1000, 1777, 1791, 13210, 13211, 17087, 19273, 24773; Pa-
ris, Arsenal 5177, 5213 (Je remercie cordialement Jean-Patrice Boudet de m’avoir
procuré ces renseignements). Une des premières versions imprimées est le Llibre dels
àngels (Burgos, 1490). Un inventaire complet des manuscrits castillans et catalans
ainsi que des éditions du Livre et d’autres œuvres d’Eiximenis se trouve sur internet :
<http://sunsite.berkeley.edu/Philobiblon/phhm.html>.
36
Livre des sains angeles, Prologue, British Libr., ms Royal 16.G.IV, fol. 1vb :
Eiximenis pense «que ce pourra estre promotion et occasion de pluiseurs personnes
devotes a les honnourer et amer et que par ce mesmes je pourroie acquerir bon me-
rite pour mon ame...» Dans la suite de cet article, l’abréviation LSA indique le Livre
du ms Royal 16.G.IV.

.
786 JAN R. VEENSTRA

1408 37. Convaincu du rôle important joué par les anges dans la vie des
hommes, il les place dans la sphère de la dévotion de tous les jours et se
montre ainsi beaucoup plus audacieux que Bonaventure en ce domaine.
Le franciscain valencien est également réputé pour ses réflexions so-
ciopolitiques. Dans El Crestià, œuvre encyclopédique volumineuse, une
section spécifique est consacrée à un miroir du prince intitulé Regiment de
la cosa publica, qui fut présenté, en 1383, au conseil de Valence, sous forme
de traité indépendant. Il contient des idées innovatrices sur la morale ci-
vique, qui se trouvent à l’opposé des vertus courtoises, ainsi que sur la fa-
çon correcte de gouverner la chose publique. Avec un enthousiasme précé-
dant celui de Savonarole de plus d’un siècle, Eiximenis suggère que les ver-
tus civiques de concorde ainsi que le respect de la loi, de la justice, de la
fidélité et de la sagesse, combinés avec la véritable religion chrétienne,
peuvent conférer à la République une ressemblance avec la cité sacrée du
paradis de la fin des temps 38. Ce but peut être atteint à l’aide des anges dont
la fonction est ici purement instrumentale. Aussi est-ce une des intentions
du Livre de pousser les autorités urbaines comme celles de Valence à
mettre leur ville sous la protection d’un ange spécifique qui deviendra l’ob-
jet d’une vénération spéciale 39. Les motivations politiques ne sont donc pas
absentes de la Summa angélique d’Eiximenis qui, en discutant les trois hié-
rarchies dyonisiennes, assigne à chacune d’entre elles une tâche gouverne-
mentale spécifique. C’est ce qui fait que tout comme les «chevaliers, es-
cuiers, conseilliers et secretaires» servent un prince ou un roi, les Séra-
phins, les Chérubins et les Trônes sont des serviteurs de Dieu. Les
Dominations, les Principautés et les Puissances ont les mêmes fonctions
que les «capitaines, admiraux de mer et juges royaulx»; quant aux Vertus,
aux Archanges et aux Anges, ils ressemblent aux «prevotz, baillis et sergans
royaulz» chargés du gouvernement des provinces et des villes 40. Parmi ces

37
J. Hadziiossif, L’ange custode de Valence, dans A. Vauchez (dir.), La religion ci-
vique à l’époque médiévale et moderne (Chrétienté et Islam). Actes du colloque organisé
par le Centre de recherche «Histoire sociale et culturelle de l’Occident, XIIe-XVIIIe
siècle» de l’Université de Paris X-Nanterre et l’Institut universitaire de France (Nan-
terre, 21-23 juin 1993), Rome, 1995 (Collection de l’École française de Rome, 213),
p. 135-152.
38
J. Hadziiossif, Ibid., p. 136.
39
J. Hadziiossif, Ibid., p. 146.
40
LSA II.1, fol. 6va-vb. Pour ce qui est de la hiérarchie des anges, Eiximenis suit
ici Grégoire le Grand (Homiliae in Hiezechihelem 1.8.20) et non pas le Pseudo-Denys
ni Bonaventure (Collationes in Hexaemeron XXI.19). Le Livre contient de nom-
breuses références aux Homiliae de saint Grégoire. Dans la Summa theologiae
1a.108.5, Thomas explique que Grégoire s’intéressait surtout aux aspects extérieurs

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 787

trois ordres, le premier est intimement lié à Dieu, les deux autres à la créa-
tion. Eiximenis ne cesse de souligner le rôle important des anges dans le
gouvernement du monde et défie tous ceux qui nient leur existence et leur
ministère, et croient que ce sont plutôt l’influence céleste et, dans le monde
sublunaire, la Fortune qui conditionnent la vie humaine. Il fait remarquer
aussi que les mouvements des cieux et la diversité des miracles (comme,
par exemple, l’aversion soudaine du danger ou le résultat heureux d’une
bataille et d’autres phénomènes de ce genre) sont occasionnés par l’in-
fluence mystérieuse des anges : Dieu nous gouverne par le biais des anges.
Parfois, l’impact de leurs activités est plus important qu’on ne le croit 41.
Comme les anges sont des substances spirituelles et non pas corporelles, ils
n’occupent aucune place, ce qui fait qu’ils peuvent être partout où ils
veulent, même dans le cœur de l’homme 42. On ne doit donc jamais nier la

de sa charge : magis attendere videtur exteriora ministeria. C’est également ce qui


préoccupe Eiximenis. Cependant, il faut remarquer que la pensée de saint Grégoire
montre des hésitations au sujet des hiérarchies : cf. les Moralia in Iob, éd.
M. Adriaen, dans Corpus Christianorum, vol. 143 B, Turnhout, 1985, 32.23.48,
p. 1666 (où l’ordre est le suivant : Séraphins, Chérubins, Puissances, Principautés,
Vertus, Dominations, Trônes, Archanges, Anges). Dante, qui place Grégoire au ciel,
le voit sourire de sa propre erreur (La Divine Comédie; Paradis 28.134-135).
41
LSA I.3, fol. 3rb-3va : «Le mouvement des cieulx et la diversité des miracles
(...), la multitude des œuvres qui souvent se font soubitement contre l’estude et vi-
gueur de humaine providence, et plus grandement en vengance de batailles en sou-
daine exaltation et en decheement de grans hommes et en mutation de leurs
consaulz et volentez (...) nous enseignent la presence et existence angelicque et leur
hault mistere et service de Dieu estre dedens et ou milieu de nous.»
42
Le LSA I.4, fol. 4ra-4rb, affirme la présence des bons et des mauvais esprits
dans le corps et le cœur de l’homme : «Et y est aussi incessamment le bon angele la
aspirant haultement, et souventesfois le mal esperit administrant males cogita-
tions». Les anges furent disséminés pour orner le ciel empyrée comme des pierres
précieuses sur un vase en or, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas inspirer
nos cœurs : «nul ne doit doubter que souventesfoiz bons et mauvais angeles ne
soient dedens nous, comme nous ont dit les prophetes, en especial Ezeciel en disant
telles parolles, [comme] dist l’angele qui parloit a Moyse, car il veult dire qu’il parloit
dedens lui. Et ce conferme l’article condampné a Paris : Dire que angele puisse ou-
vrer sinon la ou il est, cela est erreur; parquoy appert que toutesfois que l’angele ou
bon ou mauvais nous inspire riens ou cuer ou dedens nous» (fol. 4vb). Cf. Ez. 2, 2, 3,
24 (et ingressus est in me spiritus). Pour l’article visé, voir R. Hissette, Enquête sur les
219 articles condamnés à Paris, p. 104, article 55 : Quod substantiae separatae sunt
alicubi per operationem. La référence d’Eiximenis à cet article est intéressante, même
si elle ne reflète pas son sens exact. Cet article fait partie de ceux qui nient que les
anges, en tant que substances immatérielles, puissent être localisées, et qui nient
qu’ils puissent se trouver partout, même s’ils peuvent être d’une certaine façon actifs.
Thomas d’Aquin semble avoir souscrit à cette dernière opinion (Summa theologiae

.
788 JAN R. VEENSTRA

possibilité que les anges, bons ou mauvais, puissent être en nous, qu’ils
puissent nous inspirer et communiquer avec nous.
Bien que l’on puise repérer des traces de l’idéalisme joachimite dans
l’œuvre d’Eiximenis, il n’y en a aucune dans sa discussion sur les Séraphins
et il n’est pas non plus question de la vision de saint François. En revanche,
l’élévation de l’homme ainsi que la contemplation séraphique sont des
thèmes distincts. Le premier ordre angélique (Séraphin, nous dit l’auteur,
signifie «plenitude d’amour») semble être éloigné : «ceulz cy ne sont gaires
ça bas a nous, car ils sont en continuelle contemplation envers notre sei-
gneur Dieu le souverain». Cependant, malgré le fait que ces anges se
trouvent à distance, l’homme peut être élevé par l’amour qu’ils inspirent :
«doncques l’homme simple et ygnorant Dieu aymant est mieulx eslevé que
n’est le clerc qui n’ayme fors sa science» 43. Conformément aux idéaux fran-
ciscains, la pauvreté intellectuelle n’est pas un obstacle. Eiximenis donne
l’exemple de saint Evagrius qui «tousjours faisoit especiale oroison avec
jeusnes et autres bonnes œuvres des sains seraphins de paradis qu’ilz sup-
pliassent notre seigneur Dieu pour lui, adfin qu’il le voulsist eslongier des
travaulz de ceste miserable vie, et aussi qu’il le feist estre adjoinct a la
contemplation seraphicque» 44. Les prières d’Evagrius furent, semble-t-il,
couronnées de succès, puisqu’un ange apparut qui lui fit savoir que le Séra-
phin avait exaucé ses vœux. Le saint homme s’établit dans le désert, «et la
fut eslevé en tant grant exces de gloire de contemplation, et jusques a la fin
de sa vye, que plus sembloit estre angele que homme» 45. Mais Eiximenis
lui-même préfère garder les pieds sur terre. Dans sa discussion sur l’illumi-
nation angélique, il n’y a aucune trace d’un excessus mentis; à l’en croire,
cette illumination se manifeste dans les prophéties, l’exégèse de l’Écriture
et dans les détails pratiques de la vie où l’intelligence est requise. On peut

1a.52.1, responsio : Per applicationem igitur virtutis angelicae ad aliquem locum qua-
litercumque dicitur angelus esse in loco corporeo) puis avoir changé de point de vue
(Quodlib. 1.4), lorsqu’il déclare que les anges peuvent se trouver quelque part en
étant disposés à agir, sans agir réellement. Cette assertion permet d’affirmer la pré-
sence constante de l’ange gardien, un sujet qui présente une intérêt tout particulier
pour Eiximenis, dont le point de vue est cependant moins subtil : il veut simplement
insister sur le fait que les anges et les démons peuvent se déplacer à leur convenance
et exercer leur influence librement. Dans le LSA II.11, fol. 17ra, il se réfère de nou-
veau au même article : «l’article qui s’ensieut est condempné, c’est assavoir que de
dire que angele bon ou malvais puisse riens ouvrer en autre lieu senon ou lieu la ou
il est personnellement present». Dans l’esprit d’Eiximenis, ce «lieu la ou il est» est
soit le ciel empyrée (LSA I.4, fol. 4vb), soit «hors» de ce ciel (LSA IV.7, fol. 91ra).
43
LSA II.2, fol. 7ra.
44
LSA II.2, fol. 7vb.
45
LSA II.2, fol. 8ra.

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 789

distinguer une illumination angélique d’une compréhension normale en


examinant le mécanisme qui l’occasionne : il ne s’agit pas seulement de sai-
sir la vérité de tel ou tel détail par l’observation, mais aussi d’être incliné à
poursuivre la quête de la vérité pour la plus grande gloire de Dieu. Ce type
d’enthousiasme intellectuel et pieux n’à rien à voir avec la vie extatique des
contemplatifs et des ermites qui, aux yeux d’Eiximenis, semblent apparte-
nir au passé 46.
Des ravissements séraphiques dans le désert ne correspondent pas
vraiment aux intérêts civiques d’Eiximenis et cela se manifeste de façon
fort claire dans l’appel qu’il adresse aux princes et à leurs sujets pour qu’ils
consacrent respectivement leur dévotion aux Dominations et aux Princi-
pautés 47. L’appel se fait même plus urgent dans son traitement de la hiéra-
chie inférieure qui se compose des Vertus, Archanges et Anges. Les Vertus
sont les agents des miracles, mais agissent également comme intermé-
diaires entre les Dominations et les maîtres du monde dans les affaires tou-
chant le bon gouvernement. Les Archanges sont les gouverneurs spirituels
de communautés comme les royaumes, les provinces ou les villes. Comme
ils ont le pouvoir de dompter les esprits malins, de révéler la gloire et la di-
vinité du Christ, de s’occuper du «bon estat de la chose publicque» et qu’ils
sont fréquemment nommés gardiens personnels des papes et des empe-
reurs, ils sont l’objet d’une vénération spéciale. Eiximenis raconte
l’exemple d’un empereur allemand fondant une ville en Hongrie avec
comme gardien un Archange 48. Pendant deux siècles la ville prospéra, mais
à un certain moment elle fut détruite par des ennemis, parce qu’elle était
sortie du droit chemin ou plus exactement, comme l’expliquait l’ange pro-

46
LSA III.11, fol. 36vb (ms fol. 35vb) : «les sains angeles nous enluminent par
voye de revelation [...], en nous declairant les profundités de la sainte escripture [...],
en nous declairant les choses pratiqueuses ausquelles nous sommes docteurs». Cf.
également LSA III.2, fol. 25rb. À partir du fol. 30, une erreur dans la foliotation a été
introduite par le copiste. Je me sers ici d’une numérotation correcte que je fais suivre
des indications du manuscrit (entre parenthèses).
47
LSA II.7, fol. 13va-vb : «A yceulz sains angeles [les Dominations] doivent
avoir tous les princes du monde singuliere devotion». LSA II.8, fol. 15ra : «a ces
principaulz doit estre faicte glorieuse, principale et especiale oroison par toutes gens
subgettes qu’ilz leur donnent cuer et voulenté d’eulz tousjours humilier et obeir aux
seigneurs et aux prelatz mondains». Les Potestates/Puissances (LSA II.9) exécutent
les ordres de Dieu, aident les hommes bons (comme le fit Raphaël) et combattent les
démons et les hommes méchants. Lors du Déluge, les Potestates/Puissances ont une
fonction instrumentale en chassant du ciel les anges déchus, en détruisant Sodome,
etc.
48
LSA II.13, fol. 19ra-20ra; fol. 19va : «Nous lisons aux actes du premier Octo-
nien, empereur d’Allemaigne».

.
790 JAN R. VEENSTRA

tecteur, parce que «ceste cité a oublié Dieu et moy». L’abandon de Dieu
était peut-être le premier, mais sûrement pas le seul péché qui causa la
chute de la ville. Même si, évidemment, Dieu vient toujours en premier,
l’importance de la vénération pour les anges est mise en lumière par Eixi-
menis à l’aide d’un autre exemplum. Cette fois, il s’agit d’un roi d’Arménie
qui dans les affaires concernant «le bien de la chose publicque» avait cou-
tume de prendre conseil dans son oratoire privé. Dans un premier temps, il
s’adressait naturellement à Dieu, mais en second lieu, il faisait appel aux
Archanges, ses gardiens. Après avoir honoré Dieu, il faisait des prières spé-
ciales pleines de déférence au gouverneur auquel il était lié par une grande
amitié. La conséquence de tout cela fut que le roi devint riche et puissant et
qu’il put conquérir maints pays. Aussi est-il logique qu’il ait incité son
peuple à suivre son exemple et à honorer leurs anges gardiens 49. La posi-
tion spécifique de l’ange gardien se constate dans bien des cas. Il y a l’his-
toire du patriarche qui, à cause de sa nature luxurieuse, vivait avec une
concubine, fait qui ne manqua pas de susciter la colère de Dieu. Grâce à
l’intercession de son ange gardien pour lequel le patriarche avait une dévo-
tion toute particulière, il eut la vie sauve. Cette aventure l’amena à changer
de vie 50. Dans un certain sens, c’est bien là la tâche des anges gardiens,
mais il est évident que pour Eiximenis, les anges occupent une position vi-
tale et indispensable entre Dieu et l’homme, ce qui rend particulièrement
importantes les questions concernant les rapports entre les anges et les
hommes.
Dans le Livre, les anges ne fonctionnent jamais d’une manière méta-
phorique, comme c’est parfois le cas chez Bonaventure, car Eiximenis est
un auteur au sens pratique qui travaille ses exempla de façon fort soigneuse
afin de démontrer les actions réelles des anges et de mettre en lumière leur
présence inéluctable dans la vie et dans l’histoire. Et le franciscain valen-
cien peut faire cela essentiellement parce que la théologie rendait cette dé-
marche plausible. Son œuvre didactique inculque au simple fidèle le sens
de la hiérarchie spirituelle qui est le premier et le plus parfait élément de la
création et, en tant que telle, la base et le modèle de tout le reste. Et il va
plus loin encore : il incite même les individus et les communautés à établir

49
LSA II.14, fol. 20ra-20va : «Nous lisons du roy Lion d’Armenye».
50
LSA II.15, fol. 20va-21va; «Coemius, patriarche d’Acquillee». Les archanges
peuvent être les gardiens de princes ou de prélats, mais les anges (qui font partie de
l’ordre le plus bas dans la troisième hiérarchie) peuvent occuper cette fonction vis-à-
vis de tous les individus. LSA II.16, fol. 21vb : «une chascune personne a ung bon an-
gele deputé dés le commencement de l’infusion de l’ame au corps».

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LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 791

des liens personnels fondés sur la dévotion aux anges. Plus on descend
dans la hiérarchie des anges, plus ces rapports se font intimes et contrai-
gnants. Il y a, en revanche, une hiérarchie particulière préférée par notre
auteur. C’est celle du milieu, celle des Principautés qui tient pour ainsi dire
en équilibre l’ensemble de la hiérarchie céleste 51. Il apprécie particulière-
ment saint Michel, non seulement parce que celui-ci maintient en équilibre
les plateaux de la balance, mais aussi parce qu’il pèse les âmes des défunts
et les aide lors de leur passage de cette vie à l’autre. Michel est appelé
prince des princes, couronne de la couronne royale, puisque c’est lui qui
commanda l’armée céleste qui chassa du ciel Lucifer et sa troupe d’anges
déchus, lui encore qui fut nommé prince gardien d’Israël. C’est précisé-
ment pour cette raison que les princes et les gouverneurs doivent se faire
guider par lui pour avoir des conseils pour bien gouverner, puisque ce sont
les Principautés qui amènent les hommes à obéir à leurs maîtres. Et c’est
ce qui s’est réellement produit à l’initiative de certains gouvernants, car
abstraction faite de tous les exemples collectionnés avec tant de zèle par
Eiximenis, ce fut le concile de Valence qui mit en pratique son conseil et
institua un culte de saint Michel 52. Cette dévotion spécifique est tout à fait
conforme aux intentions pratiques du Livre : elle introduit les anges dans la
vie normale de l’homme et l’élève à un niveau spécial de dévotion.
La proximité des anges comporte quand même certains dangers dont
Eiximenis se rend d’ailleurs compte et au sujet desquels il lance des aver-
tissements. En parlant des Trônes (le troisième ordre de la première hiérar-
chie) qui sont les agents de la justice de Dieu et les exécuteurs de ses sen-
tences, il confronte ses lecteurs avec l’histoire exemplaire de Maurice de
Cantorbéry qui adressait ses prières aux Trônes afin de découvrir les
causes des jugements de Dieu. Il posait des questions qui auraient semé le
trouble dans les esprits de la plupart des croyants dans la Chrétienté :
Pourquoi les méchants peuvent-ils prospérer? Pourquoi les gens doivent-ils
souffrir des conséquences d’un mauvais gouvernement? Pourquoi les
justes sont-ils persécutés? Comment se fait-il que l’injustice tienne les clefs
du pouvoir? Et ainsi de suite. En réaction à sa demande, un des Trônes ap-
parut à Maurice, le réprimanda pour sa conduite présomptueuse et lui inti-
ma l’ordre d’être plus humble : des réponses à de telles questions ne se
donnent qu’au royaume de Dieu. Ce fut à cause de son manque d’humilité
que Maurice perdit la chance d’avoir une réponse pendant sa vie. Une per-

51
Eiximenis évoque leur signification à plusieurs endroits, par exemple LSA
II.11, fol. 18va et III.2, fol. 25va.
52
J. Hadziiossif, L’ange custode de Valence cit., p. 146-147. LSA V.2-3, fol.
145ra-146va (ms fol. 144ra-145va).

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792 JAN R. VEENSTRA

sonne qui a obtenu les réponses à cette question fut saint Grégoire qui, en-
suite, écrivit ses Moralia in Job. En guise de pénitence pour son arrogance,
Maurice reçut l’ordre d’étudier ce livre 53. Il s’avère ainsi que les anges ne
sont pas là pour donner des réponses aux esprits critiques.
Le livre d’Eiximenis contient encore d’autres avertissements : à côté du
danger constitué par un sens trop critique et arrogant, il y a aussi le risque
que l’orgueil puisse amener des âmes contemplatives à désirer des visions
célestes et des extases. Or vouloir obtenir des révélations spirituelles pour
de mauvaises raisons peut facilement mener à des déceptions diaboliques,
où les expériences extatiques que l’on vit sont occasionnées par des dé-
mons 54. Ensuite, il y a des gens qui désirent voir de leurs propres yeux des
anges, ce qui pose la question intéressante de leur perceptibilité. Cepen-
dant, Eiximenis dit que tout cela est absolument vain, puisque de pareils
désirs ne sont que des invitations à l’adresse du diable à se manifester sous
l’apparence d’un ange 55. Qui plus est, il est signifié que les anges n’ont pas
le droit de se faire adorer par les hommes, d’abord parce que l’incarnation
a placé la nature humaine au-dessus de celle des anges; ensuite parce que
les anges sont les compagnons ou les «frères» des mortels et ne leurs sont
de ce fait aucunement supérieurs, et finalement, parce que dans le système
chrétien les hommes ont des capacités que ne possèdent point les anges,
comme le pouvoir des prêtres de consacrer l’hostie ou de donner l’absolu-
tion. Voilà pourquoi les anges sont plutôt enclins à rendre hommage aux
hommes 56. Mais la raison principale qui découragea les médiévaux d’ado-
rer les anges est évidemment le risque implicite d’idolâtrie : il contribue à
expliquer l’absence, au Moyen Âge, de culte généralisé aux anges qui aurait
rivalisé avec le culte de saints qui, lui, a connu un essor fabuleux. Au cours
des siècles, le culte instauré à Valence perdit d’ailleurs de sa popularité.
À cause de leur nature humaine, les saints peuvent fonctionner comme des
intermédiaires et des représentants, sans pour autant être idolâtrés ou déi-
fiés (bien que la Réformation eût d’autres idées là-dessus). Aux yeux d’Eixi-
menis pourtant, un culte rendu aux anges ne comporte pas ces risques dès
qu’on respecte les précautions mentionnées plus haut. C’est pourquoi nous

53
LSA II.5, fol. 11ra-11va.
54
LSA III.36, fol. 60va-61ra (ms fol. 59va-60ra).
55
LSA III.3, fol. 26va-vb : «yceulz desirs tousjours naissent d’aucune rachine
d’orgueil par laquelle seuffre notre seigneur que l’omme qui est ainsi sophisticqué et
en hault levé chiet en vision fole du deable».
56
LSA III.2, fol. 24vb-25vb. En énumérant ses arguments, Eiximenis ne fait que
se référer à Lactance. Fol. 25ra : «car nous veons que nature humaine est exaulcié en
paradis sur nous tous angeles». Cf. Hbr. 1, 2; I Cor. 6, 3. Sur les anges en tant que
compagnons de travail, voir Apoc. 19, 10 et 22, 9.

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LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 793

le voyons énumérer en plusieurs endroits les vertus liées à la vénération des


anges. Certes, les vices occasionnés par l’interrogation, la vision et l’adora-
tion des anges ne sont guère éloignés des vertus attribuées par les Francis-
cains aux communications pieuses avec l’ost céleste (la différence ne se
manifestant qu’entre les intentions bonnes et mauvaises). C’est la raison
pour laquelle il y eut des débats au sujet de la nature spécifique de cette
communication. Dans la perspective de notre enquête, il est intéressant
d’examiner maintenant la façon dont les hommes et les anges pouvaient
communiquer les uns avec les autres.

Le discours angélique chez Eiximenis et Thomas d’Aquin


Les communications entre les anges et les hommes, entre les anges et
les démons et entre les anges eux mêmes relèvent presque de l’évidence
dans le Livre des sains angeles. On y relève des conversations intimes entre
des anges, des saints dévots ou des princes, ainsi que des débats virulents
entre anges et démons lorsque ceux-ci se disputent les âmes des défunts 57.
Il y a, dans le Livre, tant de conversations avec les anges, qu’on voit mal
l’auteur s’y arrêter et les considérer comme des problèmes intellectuels.
Pourtant, c’est exactement ce qu’il fait. Dans plusieurs chapitres de la qua-
trième partie de sa Summa angélique, Eiximenis traite la question de façon
philosophique. Il y démontre que la résidence des anges se situe au-delà de
l’empyrée («hors du ciel imperial», comme dans le paradis de Dante), mais
il note qu’ils peuvent être envoyés en mission dans le monde des mortels.
Comme les anges sont des substances séparées et incorporelles, cela pose le
problème de savoir comment ils peuvent entrer en contact avec les corps et
les esprits humains, puisqu’une fois exilés dans le monde physique, ils se
trouvent pour ainsi dire en terre inconnue. En pensant à l’activité de l’âme
humaine dans le corps, Eiximenis en vient à la conclusion que les anges
peuvent agir de façon identique, parce qu’ils ne peuvent exercer aucune in-
fluence sur l’esprit de l’homme si, auparavant, ils ne sont pas entrés dans
son corps. C’est alors que les anges peuvent engager une conversation spiri-
tuelle avec l’homme 58. Malheureusement, il n’y a pas que les bons anges qui
se manifestent sans être annoncés...

57
LSA II.11, fol. 17rb-17va.
58
LSA IV.7, fol. 92ra-b (ms fol. 91r). L’ange est une «substance indivisible et
non corporelle et comme banny se tient avec nous et nous met dedens notre cuer et
dedens notre entendement ce qu’il y veult mettre. [...] Car l’angele ne peut riens ou-
vrer dedens l’homme s’il n’est dedens lui. [...] Car l’angele peut estre dedens l’homme
et dedens autre angele et par consequent peut parler espirituellement dedens
l’homme».

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794 JAN R. VEENSTRA

Le langange angélique, «le parler de l’angel», est une donnée impor-


tante pour Eiximenis, puisque cela lui permet de décrire la communauté
des anges et la communion des hommes avec les gouverneurs des cieux.
Réunir les deux catégories de créatures, celle des anges et celle des mortels,
dans une communauté sacrée, nécessite une considération attentive à leurs
rapports internes. Aussi, dans sa définition des communications angé-
liques, voyons-nous Eiximenis distinguer les anges qui se parlent entre eux
de ceux qui parlent avec les hommes. La première activité est réalisée,
grosso modo, par un acte purement intellectuel : d’une nature purement
spirituelle, les anges se comprennent les uns les autres de façon immédiate.
La deuxième, en revanche, requiert la présence de signes formels : dès le
moment, par exemple, où un ange s’adresse à nous par le biais d’un lan-
gage corporel.
Eiximenis fonde sa définition du discours angélique sur l’opinion gé-
nérale selon laquelle un ange parle à un autre ange en manifestant ses pen-
sées. Comme ils sont des créatures essentiellement spirituelles, leur subs-
tance et leur cogitation sont la même chose, de sorte que leurs pensées sont
immédiatement accessibles aux uns et aux autres 59. Eiximenis est en désac-
cord avec cette opinion qui impliquerait, selon lui, une transparence
complète des cohortes angéliques, ce qui rendrait illusoire le concept
même de discours. C’est pour cette raison qu’il prétend que cette forme de
communication n’est pas nécessaire : les anges peuvent communiquer
leurs pensées à l’âme humaine sans pour autant se manifester. C’est ce qui
explique aussi qu’ils peuvent, lorsqu’ils communiquent entre eux, si cela
leur convient, se cacher tout en faisant passer le message 60. Dans son es-
sence, le discours angélique relève de la volonté pure. Cependant Eiximenis
n’est pas très clair ici. Les formules dont il se sert sont floues : «Tel parler
angelical se doit ainsi diffiner : c’est de exprimer sa propre cogitation par
sa propre personne seulement ou en aucun signe corporel par dehors, ainsi

59
LSA IV.8, fol. 92va (ms fol. 91va) : «angele en parlant a autre angele n’est
autre chose sinon a lui manifester par soy mesmes sa cogitation. Et il est ainsi pour-
tant que l’angele et sa substance et sa cogitation est une mesme chose. Pourtant, an-
gele en parlant a autre angele en lui moustrant sa cogitation, il lui enseigne commu-
nement son essence et sa substance». La première partie semble être un écho de
saint Thomas. La deuxième, par contre, n’a rien à voir avec la pensée du saint. Cf.
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107.1, responsio : Nihil est enim aliud loqui ad
alterum quam conceptum mentis alteri manifestare.
60
Eiximenis dit d’abord : «le parler de l’angele est magnifester soy mesmes»,
puis il ajoute : «l’angele parle en magnifestant sa cogitation» (fol. 92vb/ ms
fol. 91vb).

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LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 795

comme fait l’angele quant il parle avec nous par langue corporelle» 61. L’i-
dée de la volonté angélique est donc bel et bien présente, mais sa mise en
discours («exprimer par sa propre personne») semble emprunter sa moti-
vation à la définition mentionnée plus haut («manifester par soy
mesmes»). C’est cet obstacle-là qu’Eiximenis tente de surmonter sans pour
autant y réussir. Aussi sa solution du problème est-elle insatisfaisante.
La raison en est que la terminologie dont il se sert pour cerner le dis-
cours angélique est en réalité très proche de la notion scolastique d’illumi-
nation angélique : au chapitre IV.8, le Livre parle explicitement d’«en-
luminer». Eiximenis ne contredit pas non plus l’idée selon laquelle chez les
anges, cogitation, substance et essence sont une seule et même chose. Dans
le vocabulaire scolastique, cette identité ne peut être attribuée qu’à Dieu,
toutes les créatures gardant quand même une certaine potentialité, de sorte
que l’actualisation de la pensée et la substance ne sont pas sujettes à une
identification totale 62. L’actualisation pure ne se réalise que dans la visio
Dei. Il n’y a aucune raison de penser qu’Eiximenis soit enclin à verser dans
l’hétérodoxie intellectuelle, mais ses efforts (ou ceux de son traducteur
français) pour écrire philosophiquement sur le discours des anges tra-
hissent une compétence incertaine dans le domaine de la scolastique. Saint
Thomas, lui, est un véritable expert ès matières angéliques; dans ce qui
suit, nous nous fondons sur lui pour distinguer discours angélique et illu-
mination.
L’illumination est le processus dans lequel une intelligence supérieure
rend manifeste une vérité – dans son essence un concept universel, une ra-
tio ou ce que le Pseudo-Denys appelle un logos – pour une intelligence infé-
rieure en stimulant le potentiel intellectuel de cette dernière et en parti-
cularisant pour ainsi dire le concept universel 63. Il est évident que cette illu-
mination se matérialise dans le cadre de la hiérarchie platonique et
dyonisienne des anges, où le supérieur illumine l’inférieur, et où l’inférieur

61
LSA IV.8, fol. 92vb (ms fol. 91vb).
62
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.54.1-2. Cf. également R. Hissette, En-
quête sur les 219 articles condamnés à Paris, op. cit., p. 95, article 47 : Quod scientia
intelligentiae non differt a substantia eius. Sur le problème de l’enchevêtrement entre
actualisation et potentialité, en rapport avec l’intellection angélique, voir
H. P. Kainz, «Active and passive potency» in Thomistic angelology, La Haye, 1972,
p. 53 et sq.
63
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.106.1, responsio : illuminare nihil aliud
est quam manifestationem cognitae veritatis alii tradere [...]. Sic igitur unus angelus
dicitur illuminare alium inquantum ei manifestat veritatem quam ipse cognoscit.

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796 JAN R. VEENSTRA

profite des actions entreprises à son égard par l’intelligence supérieure 64.
Le savoir qui pénètre dans ce système est caractérisé par des différences
qualitatives plutôt que quantitatives. Thomas joue avec la question de sa-
voir si un ange supérieur passe vraiment toutes ses connaissances à un
ange d’une catégorie inférieure ou s’il lui cache certaines choses 65. La ré-
ponse est qu’un ange supérieur comprend mieux les choses qu’un ange in-
férieur de sorte que, même si tout le savoir passe des rangs supérieurs aux
autres, il n’est pas toujours compris avec la même profondeur.
L’illumination est un concept primordial dans le néoplatonisme et il
est d’une grande importance dans le processus d’émanation et de réduc-
tion, comme l’envisageait le Pseudo-Denys. Mais les hypostases du système
originel diffèrent de manière significative de leurs pendants chrétiens, les
anges. Au sein de la tradition chrétienne, les anges sont des êtres indivi-
duels et c’est dans cette perspective que Thomas d’Aquin développa, du fait
qu’il n’y avait pas de matière comme principio individuationis, la doctrine
des substances séparées où chaque ange incarne sa propre espèce/species.
Dans le cadre néoplatonicien, la fonction essentielle des anges est l’illumi-
nation, mais ce n’est pas cette illumination (qui véhicule la sagesse supé-
rieure de Dieu) qui confère aux anges leur statut d’individus. En trans-
formant le discours angélique en un topos distinct, les anges acquièrent
une identité personnelle, et en tant que créatures conçues selon le mode
néoplatonicien, ils semblent être plus conformes à ce que la plupart des
gens attendent d’un ange gardien. C’est là, en réalité, la direction dans la-
quelle Eiximenis poursuit son enquête (quand il parle d’«exprimer sa
propre cogitation par sa propre personne»), mais cela n’empêche pas que
la façon dont Thomas traite le problème est plus compréhensible et, sur-
tout, plus claire.
Dans sa question de locutionibus angelorum, Thomas explique, tout en
se référant au fonctionnement de l’esprit, la façon dont les anges commu-
niquent 66. Un objet mental, dit-il, peut être présent à l’esprit de trois ma-
nières : il peut être rappelé à la mémoire (dans un sens augustinien, dérivé
du concept de memoria), il peut être imaginé (ou être sujet de réflexion), et
il peut être rapproché d’un autre objet (ce qui signifie qu’une pensée peut
occasionner une activité, en paroles ou en actes). L’introduction d’objets
mentaux dans une de ces conditions est essentiellement un acte volitif. La

64
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.106.3, responsio : inferiores angeli nun-
quam illuminant superiores sed semper ab eis illuminantur.
65
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.106.4.
66
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107.1.

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LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 797

conséquence en est qu’il y a deux obstacles sur la voie de la communication


humaine : le manque de volonté et la barrière physique. Ce qu’il faut d’a-
bord, c’est un acte volitif exprimant la pensée et, ensuite, une réalisation
physique : la bouche doit articuler ou le corps doit agir, car autrement les
interlocuteurs seront incapables de saisir le fond de nos pensées. Pour les
anges, certes, tout cela est beaucoup plus facile, puisque en l’absence de
corps, un acte volitif seul suffit pour assurer la communication avec les
autres anges, par le biais de ce qu’on pourrait métaphoriquement appeler
un «discours interne» (locutio interior) ou une «langue angélique». D’une
certaine façon, c’est une espèce de discours, mais lorsqu’il s’agit d’anges, ce
discours peut se passer des organes de l’articulation.
Cependant, le concept de locutio est d’une importance majeure, puis-
qu’il peut être distingué de l’illuminatio. En cas d’illumination, il est impos-
sible pour un ange d’un rang inférieur d’illuminer un ange d’un rang supé-
rieur : tout comme l’émanation, l’illumination est un processus à sens
unique, de nature essentiellement descendante, suivant la voie de la hiérar-
chie. Or l’illumination peut être considérée comme une forme de discours,
mais le discours dépend aussi d’un autre agent, à savoir la volonté du lo-
cuteur. En suivant ses propres pensées, ce dernier peut s’adresser à tous
ceux qui lui sont supérieurs ou inférieurs : le discours peut aller dans deux
directions, vers le haut ou vers le bas. C’est ce qui amène Thomas à
conclure que parmi les anges, «toute illumination est un discours, mais
tout discours n’est pas nécessairement illumination» 67. La différence la
plus significative entre locution et illumination est que la dernière procède
de Dieu et concerne ainsi tout ce qui a été créé. Le discours, lui, dépend de
l’intention de la volonté et peut s’adresser à un interlocuteur déterminé, à
l’exclusion de tous les autres. C’est pour cette raison que les anges peuvent
cacher leurs pensées.
La même idée se retrouve chez Eiximenis mais avec des arguments
beaucoup moins clairs. Il développe, par exemple, l’argument scripturaire
stipulant que puisque Dieu connaît tous les secrets qui sont dans les cœurs
des hommes et des anges, il est naturel que les anges aient des secrets, et
l’argument logique stipulant que si un ange inférieur connaissait l’état
d’âme d’un ange supérieur, toute la hiérarchie disparaîtrait 68. L’argument

67
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107.2 : omnis illuminatio est locutio in
angelis, sed non omnis locutio est illuminatio.
68
LSA IV.8, fol. 92vb-93ra (ms fol. 91vb-92ra). Fort curieusement, le deuxième
argument ressemble à un des arguments employés par Thomas dans la Summa theo-
logiae 1a.106.4 (3), contre l’idée que les anges supérieurs peuvent illuminer les anges
d’un ordre inférieur.

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798 JAN R. VEENSTRA

le plus valide, cependant, est le suivant, qui fait écho à l’article de Thomas
sur la question de savoir si un ange inférieur peut parler à un ange supé-
rieur 69 :
Ja soit ce communement les angeles souverainz enluminent les angeles
ygnorans en leur revellant ce qui leur est enseignié par notre seigneur Dieu ce
qu’il lui plaist, toutesfois l’angele ygnorant peut enluminer l’autre souverain
en lui revellant aulcunes de ses cogitations muschees que le souverain ne scet.
Et ce appert comme dit est que le souverain par nature ne encore par gloire
n’a besoing de neccessité qu’il voye tout ce que l’autre angele vueille dire ou
penser 70.

Tout ce qui émane de Dieu est illumination, mais Eiximenis (ou son
traducteur?) commet une erreur en appelant «illuminations» des signes
produits par des anges inférieurs et destinés à des anges supérieurs 71. Il est
clair qu’il pense à la locutio et même s’il a saisi la quintessence de la pensée
de Thomas, le texte, tel qu’il nous est parvenu, est loin de la précision des
formules scolastiques en usage.
Cependant, l’image des anges communiquant entre eux est entière-
ment conforme à celle de Thomas : d’un côté les anges sont les instruments
de Dieu lorsqu’ils répandent Sa lumière au-dessus de la création; de l’autre,
ils sont des êtres individuels qui ont leur identité et leurs pensées propres.
Thomas élabore cette idée en arguant du fait que les anges sont capables de
savoir certaines choses, ce qui explique qu’ils peuvent avoir des connais-
sances détaillées des faits et des événements dans ce monde. En tant que
substances incorporelles, les anges n’ont pas des sens comme les nôtres. De
cela on peut conclure, avec Aristote, que les anges sont incapables de savoir
des singularia. Ceci est contredit par Thomas qui se base surtout sur le mi-
nistère propre des anges. Le saint en déduit que l’esprit angélique est supé-
rieur au nôtre et de ce fait il lui est impossible de ne pas posséder des fa-
cultés que nous possédons, nous 72, ce qui explique également que les anges
sont tout à fait capables de s’occuper des événements et choses spécifiques
de ce monde. C’est cette idée qui ressort de la discussion d’Eiximenis sur ce

69
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107.2 : Utrum inferior angelus superiori
loquatur.
70
LSA IV.8, fol. 93ra-b (ms fol. 92ra-b).
71
Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107.5, ad 3.
72
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.57.2. L’auteur ajoute que, considérant
le fait que Dieu en tant que créateur de toutes les choses individuelles ne peut pas ne
pas les connaître, il s’ensuit que les anges peuvent connaître les singularia grâce à
l’essence divine.

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LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 799

dont les anges parlent 73. Le docteur valencien distingue le discours angé-
lique adressé directement à Dieu du discours des anges entre eux. Quand
les anges communiquent avec Dieu, c’est pour lui demander conseil, le
louer, et lui adresser leurs prières 74. Mais quand ils se parlent entre eux, la
gamme de sujets discutés est beaucoup plus grande. Ils parlent de leur sta-
tut et des dons reçus de la part de Dieu, de la possibilité d’échapper aux pé-
rils de la damnation par le biais de leur loyauté envers le Créateur. Ils s’en-
tretiennent aussi de leur propres œuvres pieuses à la gloire de Dieu; ils
parlent même du reste de la création, de la beauté, de l’ordre et de la
concorde entre toutes les créatures, du gouvernement général du monde,
de l’influence exercée par les anges sur l’homme, de la condition de l’âme
humaine, des chances de la sauver, des grand dons de Dieu (les arts et les
sciences comme remèdes contre l’ignorance, la vertu en tant que contre-
poids à la méchanceté, les «remèdes sacramentaux» avec lesquels se répare
le péché, les lois et coutumes destinées à mettre des freins à l’intempérance
humaine) et des jugements inconnus de Dieu sur l’état présent du monde.
Un thème spécifique est la capacité que possède l’homme de faire des actes
bons et vertueux, qui augmentent la «joye accidentele» des anges. Mais
leur joie essentielle réside dans la possibilité de contempler Dieu. Cette joie
est fixée et permanente, alors que leurs joies accidentelles peuvent varier
selon les succès et les défaillances de l’homme. Les anges, cependant, ne
sont pas limités à la seule observation des mélodrames dont le sujet est
l’existence humaine, puisqu’ils ont été chargés de prendre soin de l’homme
et d’intervenir fréquemment dans ses affaires. Cette tâche de gardiennage
les réunit dans des conseils journaliers pour y discuter de la myriade de cas
qui se présentent et qui demandent leur attention 75.

73
LSA IV.9, fol. 93va-94va (ms fol. 92va-93va). Les auctoritates d’Eiximenis sont
ici Prosper et «le saint abbé Abdon».
74
LSA IV.9, fol. 93va (ms fol. 92va) : «S’il est en hault envers Dieu leur parler ou
il est en le interrogant ou consulant la haultesse de sa sagesse divine, ou en adourant
ou en louent». Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.107.3, responsio : Et hoc
modo angelus loquitur Deo, vel consultando divinam voluntatem de agendis vel ejus
excellentiam, quam nunquam comprehendit, admirando. Thomas ne fournit aucun
commentaire sur les sujets de discussion des anges entre eux.
75
LSA IV.10, fol. 94 va-95rb (ms fol. 93va-94rb); fol. 94vb (ms fol. 93vb) : «Car
en ce qu’ilz ont a faire envers nous, ilz ont a avoir conseil a la divine sapience en la-
quelle et par laquelle sont conseilliez les moindres par les moiens et les moiens par
les plus haulz. Et comme il soit ainsi que yceulz consaulz se aient affaire par parle-
mens entre eulz, doncques il convient que tous ayent a parler de nous. Et comme il
soit ainsi que leur gouvernement soit continue et a en soy infinis cas nouveaux qui
tous les jours adviennent sur le gouvernement et nouvelle disposition des hommes,
pourtant, comme il est dessusdit, ilz se conseillent sur lesdiz cas, comme dit est».

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800 JAN R. VEENSTRA

Le royaume des anges se révèle ainsi être une communauté fort active,
et Eiximenis se plaît à en fournir des descriptions vivantes et à donner de
nombreux exemples d’associations entre anges et humains. Pourtant, il
semble y manquer un cadre théorique adéquat dans lequel s’insérerait l’in-
teraction entre l’ange et l’homme. Bien que les renseignements donnés
soient fragmentaires, l’auteur valencien nous procure tout de même une
image relativement complète. En parlant à l’homme, les anges peuvent se
servir de signes corporels extérieurs ou même d’un langage physique. Et
comme ils ont la capacité d’adopter des corps aériens (c’est-à-dire de se
manifester dans des corps constitués de particules aériennes), ils peuvent
imiter le système d’articulation physique et créer ainsi l’impression qu’ils
parlent comme des hommes. Cependant, la communication angélique pré-
férée par Eiximenis est celle où les anges opèrent à l’intérieur du corps hu-
main en manipulant les phantasmata (impressions sensorielles résiduelles
indispensables à la compréhension humaine), créant ainsi une voix dans
l’âme même de l’homme 76. Ceci est entièrement conforme aux conceptions
scolastiques sur l’illumination angélique dans l’esprit humain. En vertu de
«l’empirisme» aristotélicien de Thomas, l’homme ne peut connaître les vé-
rités intelligibles qu’à l’aide d’images sensorielles 77. Les anges, eux, ont la
capacité d’affecter les sens de l’intérieur (par le biais des esprits corporels
et des humeurs) et de l’extérieur (en ceci qu’ils influencent les objets sen-
sibles) 78. Qui plus est, les anges peuvent affecter et modifier l’imagination
où résident les phantasmata 79. Même s’il est clair que les anges et les hu-
mains peuvent communiquer les uns avec les autres, et que les mécanismes
de ces communications peuvent constituer un objet d’étude, il est impos-
sible de déterminer l’envergure de leur interaction.
Dans le Livre des sains angeles, il n’est pas question de langage angé-
lique et la fréquentation des anges n’est pas du tout un tremplin vers la per-
fection humaine. L’ascension mystique n’est pas vraiment ce qui occupe
notre auteur, qui s’intéresse davantage à la moralité civique et à la dévotion
pratique. Il exhorte ses lecteurs à ne pas adorer les anges et, en maint en-
droit, il se montre conscient de la distinction essentielle entre anges et

76
LSA IV.13, fol. 98ra (ms fol. 97ra) : «[Dieu] nous envoie son angele ouvrant
en nous aulcunes cogitations avecques aydes apparans non foraines mais dedens
notre corporelle fantasie, ainsi comme il est quant nous dormons ou songons en
voiant aucunes ymaiges». Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.111.1, responsio :
l’intellect humain comprend per conversionem ad phantasmata.
77
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.111.1.
78
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.111.4.
79
Thomas d’Aquin, Summa theologiae 1a.111.3.

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 801

hommes. Malgré tout, le Livre des sains angeles est une défense monu-
mentale de la vénération pour les anges qui vise à entraîner l’humanité et
l’ost angélique dans une communion intime. La théologie représentée et
popularisée par Eiximenis montre qu’il y a beaucoup de liens entre le
monde des anges et celui des hommes, et que ces liens sont rendus visibles
dans la sphère humaine (où l’imaginatio s’avère être sensible aux influences
supérieures), mais aussi dans la société même des hommes (où les anges
exercent une fonction instrumentale dans le bon gouvernement), voire
dans l’histoire humaine (où les hiérarchies angéliques conduisent le monde
vers sa consommation finale et eschatologique). C’est de cette façon que la
théologie a permis de voir (mais non pas d’accepter) les deux mondes, le
sublunaire et le céleste, dans un continuum ouvrant la voie aux spécula-
tions les plus audacieuses et les plus hétérodoxes sur la question des
communications entre les hommes et les anges. Dans la dernière partie de
cet exposé, nous discuterons quelques-uns des intérêts hétérodoxes que
nous rencontrons avec l’entrée en scène de la magie angélique.

Discours magique et magie angélique

Dans la tradition occidentale, Platon fut le premier à définir la distinc-


tion entre une conception naturelle et une conception conventionnelle du
langage : dans le dialogue qui porte son nom, Cratyle croit que les noms
des choses dérivent de la nature (physis) de ces objets, tandis qu’Hermo-
gène, lui, pense que le rapport entre les noms et les choses est arbitraire et
entièrement fondé sur des conventions. Platon fut également le premier à
fournir une solution à ce débat en faisant adopter par Socrate une position
médiane où s’opère de façon relativement aisée la fusion entre convention
et fiabilité sémantique, ainsi que leur soumission à la théorie des idées qui,
aux yeux de Platon, est la seule garantie de la véritable connaissance. L’é-
pistémologie platonicienne a dominé à de nombreux égards le théâtre in-
tellectuel du Moyen Âge, que ce soit en philosophie (où les opinions diver-
gentes d’Hermogène et de Cratyle eurent un regain de faveur dans le conflit
opposant les nominalistes aux réalistes) ou en théologie (où le néoplato-
nisme a laissé des empreintes durables). Elle a également consolidé les rap-
ports entre le langage et le savoir, tout en conférant au premier le statut de
serviteur du deuxième. La conscience du pouvoir créateur de Dieu (Gen. 1),
ainsi que de la faculté d’Adam, avant la Chute, de connaître les véritables
noms des animaux (Gen. 2,9), n’aboutissent pas à la conception d’une théo-
rie linguistique naturelle englobante. Le langage en tant que tel est un ins-
trument de pensée et de communication étranger dans un monde impar-

.
802 JAN R. VEENSTRA

fait, et dans les prières à Dieu ou aux anges, c’est le sens qui assure la
communication plutôt que les mots qui le véhiculent.
L’introduction et la transmission de textes et de théories relevant de la
magie savante dans l’Europe du Moyen Âge jettent une lumière différente
sur le langage en tant qu’instrument avec lequel on identifie des actes lin-
guistiques spécifiques comme la langue sacrée, les noms divins, les for-
mules d’exorcisme, les prières et les incantations qui, tous, sont considérés
comme des sources de savoir et de pouvoir authentiques. Un exemple re-
marquable à cet égard est l’ars notoria dont l’utilisateur peut acquérir, par
le biais de rites et d’incantations complexes ainsi que des récitations de
noms d’anges, la connaissance des arts libéraux. Comme il nous est parve-
nu un nombre considérable de manuscrits d’ars notoria 80, le phénomène
qu’il représente semble avoir été une alternative courante au curriculum
scolaire régulier. L’efficacité de ces procédures dépend largement de l’as-
sistance fournie par des esprits ou des anges qui, au moyen d’incantations
et de noms secrets, sont pour ainsi dire entraînés ou obligés de fournir les
services demandés. Tout comme les rituels qui les abritent, ces esprits ont
bien souvent leur origine dans un passé non chrétien, origine qui se trouve
dans les daimones hellénistiques ou les djinns orientaux. Cependant, en
tant qu’esprits planétaires dotés de noms parasémitiques, ils sont plus ou
moins contraints de respecter les normes de la métaphysique chrétienne.
Ils sont qualifiés d’anges ou de démons, et leurs rites de conjuration en-
globent des éléments de la liturgie et de la doctrine chrétiennes. Les res-
semblances entre la magie et le saint sacrement ont souvent été relevées,
mais ce qui, dans la formule de l’eucharistie, n’est qu’un miracle unique
(bien que récurrent), est une caractéristique universelle de la plupart des
actions magiques, à savoir la force occulte de mots et d’incantations qui
peuvent contraindre les anges à se manifester et à réaliser certains exploits.
Il y a ainsi, dans la littérature magique, des cas de copistes qui semblent
avoir refusé de consigner des noms puissants ou des conjurations à cause
des risques de conséquences indésirables 81.

80
Voir F. Klaassen, English manuscripts of magic, 1300-1500 : a preliminary sur-
vey, dans C. Fanger (éd.), Conjuring spirits. Texts and traditions of medieval ritual
magic, Stroud, 1998 (Magic in history), p. 14-19. Voir aussi M. Camille, Visual art in
two manuscripts of the Ars Notoria, p. 110-139, dans le même volume, avec des repro-
ductions des figures magiques des artes flanquées, de façon appropriée, par des
anges.
81
Cf. J. G. Lidaka, The Book of Angels, rings, characters and images of the pla-
nets attributed to Osbern Bokenham, dans C. Fanger (éd.), Conjuring spirits cit.,
p. 49. Le copiste écrit : «Pour des raisons particulières, j’omet les noms des anges
ainsi que leurs caractères».

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 803

Ce ne fut pas un défenseur de la magie angélique ou démoniaque qui


fournit un cadre théorique important justifiant la croyance dans les fa-
cultés occultes du langage (sacré ou rituel), mais l’auteur d’une théorie de
la magie naturelle, à savoir al-Kindi, qui écrivit un ouvrage intitulé De ra-
diis stellarum où il était question de l’irradiation réciproque des étoiles et
d’autres corps élémentaires. Des rayons différents provenant de sources
différentes (étoiles ou éléments) peuvent s’influencer mutuellement, déter-
miner ainsi le cours de la nature et permettre des opérations magiques.
Fondé sur le fatalisme islamique et les doctrines astrologiques, le concept
d’harmonie cosmique utilisé par al-Kindi implique que les étoiles dirigent
les processus naturels d’une façon très déterministe, de sorte que tous les
êtres individuels du monde sublunaire sont exposés à l’influence des étoiles
et se voient transformés ainsi en exempla de l’harmonie universelle, annon-
çant ce que quelques siècles plus tard Leibniz nommera monades, la totali-
té existentielle. De leur côté, les choses qui se trouvent dans le monde, les
corps élémentaires, émettent également des rayons qui influencent les
autres éléments ainsi que les étoiles. Cette réciprocité engendre un réseau
dense d’influences interactives qui, si toutes les causes pouvaient être dé-
terminées et identifiées, permettrait à l’homme d’avoir accès à une connais-
sance totale de l’harmonie et de la façon d’y opérer dans le passé, le présent
et le futur 82. Au sein de cette «théorie totalisante», il y a de la place pour la
magie, car la doctrine des rayons permet aux facultés mentales et aux sen-
timents de l’homme d’exercer de l’influence sur des objets qui se trouvent à
distance. Pour accomplir tout cela, il faut la fides, la foi : dans le royaume
de la magie, le doute n’est pas de mise. L’intention se réalise par le biais de
rayons émis par le spiritus imaginarius. Tout cela vaut aussi pour les verba,
nomina, incantamenta et carmina qui empruntent leurs facultés spéci-
fiques aux étoiles et constellations, ainsi qu’aux locuteurs qui s’en servent.
Les mots, appelés voces, obtiennent leur sens de ce qui se passe dans le ciel
et dans le monde : si les deux sens, celui d’en-haut aussi bien que celui
d’en-bas, concordent, leur puissance évocatrice ira en s’agrandissant; s’ils
se trouvent placés en une séquence parfaite (une oratio), leur force sera
même encore plus grande 83. L’idée que la signification peut être un phéno-

82
Voir P. Travaglia, Magic, causality and intentionality cit., p. 23-25. Le traité a
été publié par M.-T. d’Alverny et F. Hudry : Al-Kindi, De radiis, dans Archives d’his-
toire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 41, 1974, p. 139-260, avec le De radiis aux
p. 215-259. Voir l’introduction, p. 141 et sq.
83
De radiis, p. 236-237 : Descendit ergo ab armonia primo, et per eam ab homi-
num complexione, talis vocis impositio ad talem rem significandam. [...] Si enim hoc
nomen, ‘homo’, ab armonica dispositione haberet significationem hominis, sicut habet

.
804 JAN R. VEENSTRA

mène transcendant – al-Kindi voit la vérité dans une perspective ontolo-


gique – trahit une influence néoplatonicienne et renvoie à la réalité de
formes universelles et même à un langage céleste 84. Dans un ouvrage sur la
logique, le Liber introductorius in artem logicae demonstrationis, ouvrage
inspiré de la doctrine kindienne, ces implications sont portées à leur
conclusion finale, à savoir que le philosophe est en mesure de «rapprocher
son âme de l’ordre des anges» 85. Cependant, dans la philosophie naturelle
d’al-Kindi, les anges ou les esprits, dont il ne nie d’ailleurs aucunement
l’existence, ne jouent pas de rôle majeur 86. De toute façon, pour que les opé-
rations magiques soient efficaces, il n’est point besoin d’esprits intermé-
diaires. Tout ceci n’exclut pas qu’aux yeux du philosophe arabe, les étoiles
étaient des entités spirituelles. Le De radiis a fourni une théorie solide pour
les vertus occultes des mots et les conjurations (et même pour la communi-
cation symbolique en général), et le texte a exercé également de l’influence
sur les travaux traitant de la magie démoniaque et angélique proprement
dite, comme le Picatrix 87. Il n’empêche que le chapitre De virtute verborum
d’al-Kindi est essentiellement une théorie du langage naturel.
Il est intéressant de noter que les condamnations médiévales de la ma-
gie, lorsque celle-ci utilise des noms et des conjurations, mettent toujours
en question et contredisent la doctrine des vertus occultes des mots. Un bel
exemple, représentatif de l’ensemble de la tradition théologique, est fourni
par Francesch Eiximenis qui inséra un chapitre sur le pouvoir et la vertu
des mots dans son Livre. Eiximenis estime que si quelqu’un désirait prati-
quer la magie en n’utilisant que des mots et des signes (et sans conclure un
pacte avec les démons ni avoir recours à des sacrifices), et si ces mots et
signes avaient été institués par Dieu de manière à ce qu’ils contiennent des
pouvoirs et des vertus avec lesquels on pourrait forcer ou contraindre les

ab impositione hominum latinorum, operaretur suis radiis in materiam cum fuerit


prolatum virtute duplici, scilicet naturali et accidentali, et sic fortius surgeret in effec-
tum, et idem est de omnibus aliis. De radiis, p. 242 : Cum igitur voces significative per
impositionem hominum in modum perfecte orationis coniuncte proferuntur, ex
coniunctione multotiens effectum sortiuntur per radios suos quem disiuncte prolate
non habent.
84
P. Travaglia, Magic, causality and intentionality cit., p. 34-37. D’Alverny et Hu-
dry parlent d’un «langage céleste» (introduction au De radiis, p. 144). Pour les in-
fluences néoplatoniciennes, voir leur introduction au De radiis, p. 160 et sq.
85
P. Travaglia, Magic, causality and intentionality cit., p. 37.
86
De radiis, p. 247 : Non autem solummodo ad Deum diriguntur obsecrationes,
sed etiam ad spiritus qui ab aliquibus hominibus esse creduntur, licet eorum existentia
sensibus hominum non sit perceptibilis. Credunt enim plurimi angelos esse substan-
tias incorporeas habentes potestatem faciendi motus in rebus elementatis.
87
P. Travaglia, Magic, causality and intentionality, p. 44.

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 805

démons, alors, dans cette hypothèse, cette pratique ne serait ni dangereuse


ni coupable. Mais ces pouvoirs et vertus étant en fait inexistants, l’efficacité
de la magie dépend d’un pacte conclu avec le diable 88. C’est ce qui explique
que l’usage rituel de mots, ou de formes d’élocution exotiques, inconnues
ou incompréhensibles, est habituellement attribué à l’existence d’une al-
liance démoniaque. Pape Satàn, pape Satàn aleppe! Voilà ce que cria Pluton
à Dante sur le point de commencer son voyage à travers l’Enfer, mais Vir-
gile, le guide, rétorqua avec véhémence : taci, maladetto lupo! / consuma
dentro te con la tua rabbia 89, comme s’il tentait de retourner la conjuration
néfaste sur le locuteur. Virgile mentionna également le nom de saint Mi-
chel pour donner à ses paroles un pouvoir supplémentaire.
Le statut et la fonction du langage dans les manuels de magie et de né-
cromancie du Moyen Âge devraient être examinés sous deux aspects : (1)
en rapport avec les esprits invoqués, et (2) en rapport avec celui qui dirige
le rituel. Il est évident que le langage rituel a une fonction déterminée dans
les invocations des anges ou des démons, mais la véritable question est de
savoir si les mots ou les formules qu’on prononce exercent de l’influence
sur celui à qui on s’adresse. Est-ce que les mots magiques engendrent une
inclinaison ou produisent une contrainte? Il est moins évident que l’usage
d’un langage magique affecte ou transforme le statut du magicien, mais
comme Richard Kieckhefer l’a montré, c’est exactement là que réside la dif-
férence entre la magie et le rituel chrétien : l’efficacité de la messe et des sa-
crements était censée être entièrement indépendante de la disposition de
l’officiant, tandis que le magicien doit actualiser tous ses pouvoirs pour
réaliser le rituel : son spiritus imaginarius doit renforcer la vertu des conju-
rations magiques qui, à leur tour, lui confèrent du pouvoir et l’élèvent au-
dessus de l’existence ordinaire. Ceci se manifeste clairement dans les ri-
tuels plus agressifs de la magie démoniaque que Kieckhefer a caractérisés
comme des «contestations explicites de la volonté», où le magicien est
contraint «d’ajouter une conjuration à l’autre» et d’invoquer le nom de tout
ce qui est sacré, afin de contrôler et de conjurer des démons fort récalci-
trants 90. La ressemblance avec le rituel médiéval des exorcistes est assez
frappante, même si un exorciste n’est pas enclin à attribuer le succès poten-
tiel de son entreprise à sa propre volonté ou imagination. Ensuite, la dif-
férence d’intention dans ces rituels (d’un côté, invoquer un démon pour lui
demander un service, de l’autre, avoir recours à des formules pour exorci-

88
LSA IV.35, fol. 120ra-121va (ms fol. 119ra-120va).
89
Dante, Divina Commedia, Inferno 7.1, 8-9.
90
R. Kieckhefer, Forbidden rites : a necromancer’s manual of the fifteenth centu-
ry, Stroud, 1997 (Magic in history), p. 15-16.

.
806 JAN R. VEENSTRA

ser un démon) établit également une divergence. Ce point, pourtant, ne se


prouve pas de façon directe. Lorsque, comme c’est le cas ici, les esprits im-
pliqués sont bénins, il est invraisemblable qu’il se produise un choc entre
deux volontés. Il s’ensuit que le magicien peut se résigner à adopter une at-
titude d’humilité pieuse. Aussi, dans ce contexte, la force magique du lan-
gage semble dépendre davantage des prières liturgiques que de la croyance
au pouvoir de contrainte des mots utilisés sur des esprits bénins. Comme
l’a dit Kieckhefer, «dans son essence la plus simple, le langage magique
n’est pas la cause de son efficacité, mais en est plutôt l’occasion» 91. En ceci,
les rituels d’invocation des esprits bénins ressemblent fort à la tradition de
la dévotion privée des derniers siècles du Moyen Âge, et mutatis mutandis,
au rituel de la vénération des anges promu par Eiximenis.
Il semble ainsi que la magie angélique ne puisse pas être distinguée des
formes orthodoxes d’adoration 92, mais, selon moi, c’est là une prise de posi-
tion que l’on ne devrait pas défendre avec trop d’insistance. En effet, il faut
rappeler tout d’abord que les rituels magiques, même ceux de la magie an-
gélique, dévient fréquemment des rituels orthodoxes institutionnalisés
qu’ils subvertissent. D’autre part, le langage de la magie angélique appar-
tient aux caractéristiques de la tradition centrale de la magie savante. C’est
ainsi qu’il peut charrier des références à l’astrologie et aux vertus occultes
des noms et des conjurations, ou même contenir des listes d’anges desti-
nées à des fins de récitation extensive. Là où la magie angélique se rap-
proche de l’orthodoxie, c’est lorsqu’elle cherche délibérément à dissimuler
ses éléments non chrétiens et tente, parfois pour des raisons on ne peut
plus honorables, de s’adapter au cadre chrétien – au cas où l’adaptation se-
rait totale, un texte ou un rituel magique cesserait tout simplement d’être
magique. En guise d’illustration de ce propos, je souhaiterais pour finir at-

91
R. Kieckhefer, ibid., p. 17.
92
C’est notamment S. J. Tambiah qui a fait remarquer que la magie était une
sorte de religion. Voir son article, The magical power of words, dans Man, nouv. série,
3, 1968, p. 175-208, surtout 183-184. Tambiah a construit une typologie du langage
sacré qu’il a distingué du langage non religieux ou ordinaire. En faisant cela, il a pui-
sé son inspiration non pas dans les mythes ou la magie, mais dans la Bible. C’est ain-
si qu’il en est venu à différencier trois notions principales caractéristiques du lan-
gage sacré (fondées respectivement sur Gen. 1, 5, Gen. 2, 19-20 et Is. 55, 1). Ces no-
tions qui exercent entre elles une tension mutuelle sont : 1. l’institution divine ou
ancestrale du discours; 2. l’homme en tant qu’utilisateur et créateur de langage (ce
qui peut contredire quelque peu la première notion); et 3. le langage comme une
force indépendante possédant le pouvoir d’influencer la réalité. Tambiah prétend
que ces notions correspondent pleinement aux pensées et aux comportements du
magicien et du prêtre, mais cela me semble douteux, dans la mesure où la troisième
notion ne bénéficie d’aucun support théologique.

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 807

tirer l’attention sur l’Almandal Salomonis, un texte de magie angélique


exemplaire, mais peu connu et encore inédit.
Le Saint Almandal, qui nous est parvenu en plusieurs versions manus-
crites 93, est essentiellement un manuel pratique de magie destiné à l’invoca-
tion des anges. Selon toute vraisemblance, le mot almandal est un terme
générique plutôt qu’un nom spécifique (David Pingree a suggéré la possible
origine de l’almandal arabe dans le mandala sanscrit 94), ce qui expliquerait
les différences considérables dans les versions latines qui ont été conser-
vées, et ce même si le modèle de base est identique. Un texte latin, conservé
dans un manuscrit de Vienne, a servi en effet de modèle à une série de tex-
tes en langue vulgaire et cela surtout grâce au fait que la fin de la version
latine comportait une glosa 95. Attribuée à saint Jérôme, cette glosa raconte
que l’Almandal a été composé, en hébreu, par Salomon; par le biais d’au-
teurs grecs et arabes [sic], le texte fut finalement traduit en latin par Jé-
rôme. La glosa semble avoir conféré un statut canonique au texte de Vienne
car il fut traduit au moins deux fois en allemand médiéval. Certains de ces
éléments, condensés, ont été incorporés dans les versions anglaises de la
Clavicula Salomonis. Dans ce qui suit, nous nous occuperons d’une des ver-
sions en allemand dont on connaît l’identité de l’auteur et traducteur : il
s’agit de Claus Spaun, un commerçant d’Augsbourg, qui a rédigé une ver-
sion de l’Almandal pour des raisons de dévotion privée 96.
Le fait qu’almandal est un terme générique plutôt qu’un véritable titre
est également prouvé par le fait que le mot sert aussi bien à indiquer une
tablette en cire qu’un petit autel portatif utilisé pour invoquer et conjurer
des anges qui, grâce à des suffumigations riches et abondantes, sont censés

93
Des versions latines : Florence, Biblioteca nazionale centrale, ms II.iii.214;
Vienne, Nationalbibliothek, Hs. 3400. Des versions allemandes : Munich, Bayerische
Staatsbibliothek, Cgm 407 (c’est l’exemplaire de Spaun); Fribourg en Brisgau, Uni-
versitätsbibliothek, Hs. 458; Paris, BnF, ms allemand 160. La version de Spaun
donne comme titre : Das heilige Almadel. Le manuscrit de Fribourg donne Sanctus
Almandel Salomonis. Je prépare une édition de ce texte. Voir également J. R. Veens-
tra, The holy Almandal, dans J. Bremmer et J. Veenstra éd., The metamorphosis of
magic, Louvain, 2003, p. 189-229.
94
D. Pingree, Learned magic in the time of Frederick II, dans Micrologus, 2, 1994,
p. 39-56, surtout p. 48. Pingree fonde sa discussion sur le texte du ms Florence, BN
II.iii.214.
95
Cette glosa (Vienne, Nationalbibliothek, Hs. 3400, fol. 194v-195) a été éditée et
publiée par R. A. Pack, Almandel Auctor Pseudonymus : De firmitate sex scientiarum,
dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 42, 1976, p. 179-181.
96
Le ms Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Cgm 407 est de la main même de
Spaun. Sur Spaun, voir Die deutsche Literatur des Mittelalters : Verfasserlexikon, t. 9,
Berlin, 1995, col. 32-35.

.
808 JAN R. VEENSTRA

se manifester au-dessus de l’autel. L’almandal doit être de forme carrée et


comporter des trous aux quatre coins. À un moment propice, le nom divin
et plusieurs de ses avatars graphiques, ainsi que les sceaux de Salomon, un
hexagone au milieu et quatre pentacles ou hexagones dans les coins,
doivent être gravés dans la cire avec une plume en argent. Ces sceaux en
forme d’étoile doivent être garnis de trous, de sorte que la fumée de l’en-
cens peut se libérer à travers les ouvertures, en contribuant ainsi à créer
une ambiance angélique. L’efficacité de l’almandal dépend largement du
moment choisi. Puisque les anges ont leur demeure dans ce que le texte
nomme les douze «altitudes» célestes (i.e. les douze signes du zodiaque),
tous les éléments rituels – la couleur de la cire, les prières adressées aux
anges, les noms cités, les vêtements de l’officiant – doivent être adaptés à
une période déterminée : en l’occurrence, puisque l’Almandal n’est pas un
texte magico-astrologique très complexe, il s’agit d’un mois particulier.
Dans le domaine de la communication angélique, la caractéristique la
plus remarquable de l’Almandal est l’interaction entre le magicien et les
anges. Les différentes façons dont se manifestent les anges au-dessus de
l’autel, dans des vêtements de couleurs variées, habillés tantôt en jeune
homme, tantôt en chevalier armé, tantôt en aigle ou même en agneau blanc
portant une croix, ne manquent pas de réjouir le magicien et d’apporter de
la clarté dans son esprit. Les anges l’assurent qu’ils le considèrent comme
un ami et un frère. Le magicien est tellement touché par tant d’affection
qu’il les aime plus que n’importe quelle autre créature au monde. Lorsque
quelqu’un est dans une telle intimité avec les anges, cela signifie, dit le tex-
te, qu’il n’a plus besoin de craindre la damnation ou la mort sans grâce di-
vine 97. La magie de l’Almandal est donc essentiellement un rituel de ré-
demption et de perfection de la nature humaine (il est évident que tout ceci
va à l’encontre de la théologie orthodoxe). L’Almandal est assez spécifique
pour ce qui est des prières ou incantations que l’on doit réciter. Ce fait a
amené Claus Spaun à introduire quelques altérations dans sa propre ver-
sion : il y a ajouté plusieurs démonstrations de dévotion, tout en répétant
que le magicien devait s’agenouiller pieusement, que l’almandal, après

97
Le ms Fribourg 458 mentionne le terme volkomen («parfait»); celui de Mu-
nich donne gerechtfertig («justifié»), terme qui évoque avec plus de précision le
concept de péché originel. Munich, Cgm 407, p. 21 (le manuscrit est paginé et non
pas folioté) : Und ist zu mercken mit fleysse das die selben hoche des himels machet
den menschen also gerechtfertig, so das er zu ainigem mal mit ainem menschen re-
dende wirt das sich der nymmer besorgen darff der ewigen verdampnusse noch stirbet
auch nicht on die gnade des schöpffers, also das es hat ainen wunderlichen wege zu wi-
derpringen den menschen von sünden zu gnaden.

.
LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 809

avoir été utilisé, devait être gardé avec révérence par quelqu’un de pur et
libre de péchés, et que les suppliants devaient prier les anges pour que ces
derniers intercèdent en leur faveur auprès de Dieu. Il y a même un endroit
où Spaun transforme l’Almandal en un texte authentiquement chrétien, en
insérant dans ce qui ressemble à une formule de conjuration le credo apos-
tolique, ainsi qu’une prière à la Vierge.
Un autre trait de caractère que l’Almandal a en commun avec les textes
de dévotion et de théologie est l’attribution aux anges de fonctions qui ne
sont pas vraiment différentes de celles dont parlait Eiximenis. Les anges de
l’Almandal s’occupent de processus liés à la naissance et à la croissance, de
la régulation des profits, d’argent et de biens, de toutes sortes de mouve-
ments comme, par exemple, celui du ciel et les changements corporels, de
l’illumination de l’esprit des hommes, de l’enseignement de l’astrologie et
de la théologie, etc., et même de l’exercice de la justice.
Il semblerait, d’après les textes, que les communications entre hommes
et anges se fassent en langue vernaculaire, les anges de Spaun parlant même
avec un accent typique de l’Allemagne du Sud... Cependant, l’aspect linguis-
tique le plus important du rituel est la liste des noms. Il y a d’abord les «alti-
tudes» (Taor, Corona, Hermon, Pantheon, Cym, Noym, Gossar, Eyeor, Sa-
phet, Bazaaym, Yerneth, Elysam), nommées d’après les signes zodiacaux
qu’occupe le soleil au moment considéré. Chaque «altitude» porte en elle-
même l’empreinte d’un nom divin; et conformément à la théorie du langage
naturel, ces noms divins font partie de l’essence des cieux. Aussi doivent-ils
être récités pendant le rituel pour attirer l’attention des anges demeurant
aux cieux. Les noms divins ainsi que les noms des anges semblent être un
curieux pot-pourri de latin, de grec et d’hébreu : parmi les noms divins, on
trouve Eloen, Athanatos, Usides, Ihesus, Princeps, Consiliarius, Angelus,
Pax, Misericordia, Vita, Adonay, Tetragrammaton; parmi les noms d’ange
on relève Fortitudo, Paciencia, Patanay, Azÿmel, Elen, Enathatoy, Yacha-
nay, etc.. Mais, et c’est le cas dans tous les rituels magiques, pour que le ri-
tuel soit efficace, il faut que les formules employées soient complètes et pré-
cises. L’omission d’un seul nom saperait l’efficacité du rituel.
Les éléments traditionnels de la magie, à savoir les conditions astrolo-
giques, les listes de noms ainsi que les références explicites à leurs vertus
occultes, la structure de l’autel et les suffumigations sont tous présents et il
ont été la cause de plusieurs condamnations de l’Almandal 98. Les noms et
les conjurations du texte ne sont pas, pour citer encore une fois Kieckhefer,

98
Les condamnations les plus notoires sont celles de Guillaume d’Auvergne (De
legibus, ch. 26 et 27) et du Pseudo-Albert le Grand (Speculum, ch. 11). Voir Guiliel-
mus Alvernensis Opera Omnia, Paris, 1674, t. 1, p. 84b et 88b, et P. Zambelli, The

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la cause de l’apparition des anges mais fournissent plutôt le cadre dans le-
quel ceux-ci se manifestent. Cependant, l’aspect le plus intéressant est la
transformation du magicien qui fait l’expérience de l’amour et de la joie et
obtient la rédemption grâce au rituel. A côté des ajouts qu’on doit mettre
sur le compte de Claus Spaun, c’est plus particulièrement l’insertion de la
notion chrétienne de salut qui rapproche le texte de l’orthodoxie. Cette
christianisation de l’Almandal fait penser, par exemple, au Liber sacer sive
juratus d’Honorius, dont les rituels complexes sont destinés à obtenir la vi-
sion béatifique. À en croire Robert Mathiesen, le Liber sacer est un produit
chrétien entièrement modelé sur la hiérarchie et la liturgie de l’Église 99.
L’introduction du Liber brosse la scène d’un concile de 89100 magiciens (un
pendant du concile de Nicée) qui, pour contrecarrer les persécutions enta-
mées par le pape et ses cardinaux, promet solennellement de confier au
parchemin la doctrine secrète et de la faire parvenir aux générations ulté-
rieures d’initiés. Ce genre de christianisation montre la mesure dans la-
quelle les textes magiques respectent les croyances et perceptions ortho-
doxes tout en minant le sens.
La magie angélique est indubitablement religieuse et dans un sens sub-
versif elle peut même être considérée comme «chrétienne», mais cela
n’empêche pas qu’elle se sépare de façon significative de l’orthodoxie par sa
prédilection pour une foi a priori dans les vertus innées du langage. Ceci
transforme d’une certaine façon la perception du savoir et de la rationalité,
parce que le processus menant à l’intellection et exploitant la pensée dis-
cursive est court-circuité d’une façon étrangère au processus d’illumina-
tion, du fait que l’on croit que les noms et les mots révèlent l’essence même
des choses. Tout cela change le statut du magicien, surtout à la Renais-
sance où il devient le rival de Dieu. Mais ce phénomène est observable dans
une moindre mesure dans la nécromancie médiévale et la magie angélique
où, comme le montre clairement l’exemple de Claus Spaun, le magicien est
conscient de sa dépendance vis-à-vis des pouvoirs supérieurs qu’il vénère
d’ailleurs respectueusement.
Certes, la magie angélique et la théologie angélique diffèrent l’une de
l’autre pour ce qui est de leurs vues sur le pouvoir des mots et la lingua ange-

Speculum Astronomiae and its enigma; astrology, theology and science in Albertus
Magnus and his contemporaries, Dordrecht, 1992, p. 240-241 et 244-245.
99
R. Mathiesen, A thirteenth-century ritual to attain the beatific vision from the
Sworn Book of Honorius of Thebes, dans C. Fanger, Conjuring spirits cit., p. 143-162.
100
89 et non pas 811, qui est une mauvaise lecture de l’éd. de D. J. Driscoll de la
traduction anglaise du Liber sacer sive juratus, sur laquelle se fonde R. Mathiesen :
voir l’article de J.-P. Boudet dans le présent volume.

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LA COMMUNICATION AVEC LES ANGES 811

lorum, même si elles pratiquent à l’occasion une dévotion pieuse aux anges.
La fonction ainsi que l’efficacité des conversations avec les anges dans les
deux domaines en question pendant les derniers siècles du Moyen Âge ont
été discutées ici grâce à quelques textes exemplaires, dont la dichotomie est
encore plus marquée dans les premiers siècles de l’époque moderne.
En théologie – et les analyses des travaux de saint Bonaventure, d’Eixi-
menis et de saint Thomas d’Aquin l’ont montré – les anges ont une fonction
instrumentale dans l’élévation de l’homme à un niveau supérieur : ils
laissent leur empreinte dans les activités visant la promotion d’un bon gou-
vernement, une bonne organisation de la société, la mise en lumière des
buts eschatologiques de l’histoire ou des expériences extatiques de per-
sonnes saintes. Bien que les communications avec les anges et même celles
que ces derniers ont entre eux soient multiples, elles n’ont pas besoin d’un
langage, parce que leur compréhension est intimement liée à l’intelligibili-
té. En ceci, elles diffèrent de la cognition humaine qui, elle, est contrainte
d’opérer dans un monde plein de détails concrets. Les anges sont capables
de prendre connaissance de ces détails et ils n’ont aucune difficulté à se fa-
miliariser avec les véhicules linguistiques de la pensée humaine, mais ces
véhicules, ces mots et ces langages n’ont aucune potentialité innée ni de re-
lation essentielle avec l’objet qu’elles signifient. Cela s’explique par le fait
que les principes de ces objets (c’est là l’opinion de Platon ou celle de So-
crate) sont précisément les intelligibles.
Dans la magie, c’est le langage et plus spécifiquement le langage ritua-
lisé qui sert à l’élévation et à la perfection de la nature humaine. Cela peut
se réaliser avec l’aide d’esprits intermédiaires, mais il n’est pas indispen-
sable qu’il en soit ainsi. Ces esprits peuvent être des anges ou des démons
qui sont invoqués dans le cadre de ce que Nicolas Weill-Parot qualifie très
justement de «magie destinative»101. L’alternative est la magie naturelle qui,
selon des théories de la causalité généralement abstruses, attribue aux
mots et aux phrases des pouvoirs spécifiques. Il se peut que tout ceci dif-
fère de ce que Cratyle, dans le dialogue platonicien, avait devant les yeux,
mais dès le quinzième siècle, les théories sur le langage naturel fleurissent
dans les milieux occultes, ce phénomène allant de pair avec l’épanouisse-
ment de la magie rituelle.
Les théories magiques ultérieures, surtout celle des magiciens de la
Renaissance, spéculent sur l’existence d’un langage parfait originel et sur
ses pouvoirs innés, en s’inspirant de la théorie kindienne des rayons.

101
Voir N. Weill-Parot, Astral magic and intellectual changes : «astrological
images» and the concept of «addressative» magic, dans J. Bremmer et J. Veenstra éd.,
The metamorphosis of magic, Louvain, 2003, p. 167-187.

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812 JAN R. VEENSTRA

L’exemple d’Agrippa est révélateur à cet égard : il argue du fait que les mots
sont les rayons des choses, qu’ils peuvent être utilisés pour agir sur la réali-
té et même pour la manipuler, et que toutes les choses émettent des éner-
gies vitales ou des esprits. Dès qu’on se sert de mots pour les actualiser,
elles deviennent des êtres rationnels indépendants. C’est avec le pouvoir
magique des mots que l’homme peut créer des âmes divines ou démo-
niaques 102. Des pouvoirs créateurs similaires sont encore attribués à
l’homme par Van Helmont, un cabaliste du dix-septième siècle, qui est d’a-
vis que l’hébreu est le langage parfait (lui aussi est un adepte de la théorie
des rayons) dont une compréhension complète ne peut qu’apporter la paix
et l’harmonie dans le monde, tout comme cette compréhension avait donné
un pouvoir créateur à Adam. À en croire Van Helmont, les animaux n’exis-
taient pas avant le moment où Adam leur donna un nom103. La thèse selon
laquelle l’homme acquiert un pouvoir créateur au moyen du langage natu-
rel est encore dominante dans les milieux occultes de la Renaissance, mais
cela ne veut aucunement dire que les anges sont oubliés. Reuchlin re-
marque que la force créatrice des mots est donnée à l’homme grâce à l’in-
tercession des anges. Pendant toute sa vie, le plus grand magicien anglais
du seizième siècle, John Dee, entretient des discussions magiques avec des
anges, dont il donne des comptes rendus fort complets104. Bien que les mé-
thodes utilisées par Dee soient plus complexes et sophistiquées, elles res-
semblent à celles proposées dans l’Almandal. L’approche méthodologique
du magicien anglais est un tribut payé aux traditions de la magie angélique
du Moyen Âge.
Jan R. VEENSTRA

102
La théorie des esprits vitaux est celle de Ficin. Le travail de Ludovico La-
zarelli sur la création des démons s’inspire de l’Asclepius. Cf. A. Coudert, Some theo-
ries of a natural language from the Renaissance to the seventeenth century, dans
A. Heinekamp et D. Mettler éd., Magia naturalis und die Entstehung der modernen
Naturwissenschaften; Symposion der Leibniz-Gesellschaft, Wiesbaden, 1978, p. 77-78.
Agrippa, De occulta philosophia, éd. V. Perrone Compagni, Leyde, 1992, p. 233, I.70 :
Hinc dicunt magi propria rerum nomina esse quosdam rerum radios ubique semper
praesentes rerumque vim servantes, quatenus essentia rei signatae in ipsis dominatur
et discernitur atque res per illa, tanquam per proprias et vivas imagines, agnoscuntur.
103
Francis Mercury van Helmont (1614-1698). Cf. Coudert, Some theories, p. 56,
59, 64.
104
Reuchlin, De verbo mirifico (1494) : «God imparted to each wonder-working
word a singular ray of his omnipotence which is the operative virtue of miraculous
effect brought to us continually by the ministry of angels» (traduit par Coudert,
Some theories, p. 82). D. E. Harkness, John Dee’s conversations with angels : cabala,
alchemy, and the end of nature, Cambridge, 1999.

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