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Delumeau Jean. Réinterprétation de la Renaissance ; les progrès de la capacité d'observer, d'organiser et d'abstraire. In:
Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 14 N°3, Juillet-septembre 1967. pp. 296-314;
doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1967.2962
https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1967_num_14_3_2962
RÉINTERPRÉTATION DE LA RENAISSANCE ;
LES PROGRÈS DE LA CAPACITÉ D'OBSERVER,
D'ORGANISER ET D'ABSTRAIRE
I. — PROMOTION DE L'OCCIDENT
1. On trouvera daûs notre livre, La civilisation de la Renaissance (Arthaud éd.), 1967, une
bibliographie consacrée à la « problématique de la Renaissance ».
2. La périodisation longue de la Renaissance, encore inhabituelle en France, mais que nous
avons adoptée dans notre ouvrage cité à la note précédente, est de plus en plus celle
des historiens étrangers. Cf. par exemple : E. Hassinger, Dos Werden des neuzeitlichen
Europa (1300-1600), Brunswick, 1959 ; D. Weinstktn, The Renaissance and the
Reformation (1300-1600), New-York, 1965. Dans le secteur de la musique, la Deutsche Gram-
mophon Gesellschaft a consacré deux de ses douze « domaines de recherches » à la
période 1350-1600 : IIP domaine, L'aube de la Renaissance, 1350-1500 ; IV* domaine : La
haute Renaissance (XVI' siècle).
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culture laïque, mais aussi approfondissement religieux marqué par les deux
réformes protestante et catholique ; diffusion de l'instruction dans les classes
possédantes, en particulier dans la noblesse ; progression économique
considérable en dépit des aléas de la conjoncture ; importance croissante des
affaires ; montée du luxe, sensible dans les demeures comme dans le
vêtement ; main-mise sur le commerce d'Extrême-Orient et sur l'Amérique
récemment découverte, cette main-mise apparaissant à la fois comme une
conséquence de l'essor de l'Occident et comme la source pour lui de
nouvelles richesses. Lorsque l'historien envisage ainsi dans leur complexité les
progrès de l'Europe au début des temps modernes il échappe à plusieurs
pièges qui le guettaient : ne prêter attention qu'au retour à l'Antiquité ;
ne privilégier que les lettres et les arts ; ne s'intéresser qu'au cas de
l'Italie. Or il s'est agi d'un mouvement général de tout l'Occident qui doit
être compris et expliqué dans le cadre d'une histoire totale, étant toutefois
entendu que l'Italie a souvent joué le rôle de moteur et que la redécouverte
de l'Antiquité a constitué une sorte de stimulant et une invitation au
dépassement.
Les succès de l'Europe à l'époque de la Renaissance ne pouvaient être
atteints, même dans l'ordre artistique — songeons à la peinture à l'huile
et à la construction de coupoles vertigineuses —, sans une amélioration du
niveau technique général. C'est le grand mérite de B. Gille 1 d'avoir mis
l'accent d'une façon très neuve sur la promotion technique qui s'est alors
produite en Europe. L'imprimerie et les armes à feu ne sont que les plus
connues des inventions qui ont jalonné les années 1300-1600, mais surtout
le siècle qui s'étend de 1450 à 1550. La mise au point de la caravelle, de
l'avant-train mobile, de l'horloge mécanique, du rouet à ailette, la
réalisation de la fonte de fer, celle du verre blanc permettant lunettes et vitres,
le développement du machinisme qu'attestent les livres d'Agricola, de
Biringuccio et de Ramelli, les recherches technologiques des « Ingénieurs
de la Renaissance », prouvent que l'humanité, en Occident, est alors
parvenue à accroître de façon sensible son autorité sur la nature. Mais, de
même que l'imprimerie répondait à une pression du public et à une soif de
culture, de même les inventions prises en bloc traduisirent les besoins d'une
société plus attentive au concret, et aussi plus capable d'esprit méthodique.
Notre propos sera donc ici d'insister, par une étude des mentalités, sur un
aspect souvent négligé et pourtant capital de la Renaissance : les progrès
conjoints de l'observation, de l'esprit d'organisation et de la capacité
d'abstraction.
1. R. de Roovbr, The Rise and Decline of the Medici Bank (1394-1494), Cambridge (Mass.),
1963.
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1. MX. Heers, (t Les Génois et le commerce de l'alun à la fin du Moyen Age », dans la
Revue d'Histoire économique et sociale, XXXII, 1954.
2. Sur cet aspect de l'activité des Fugger, voir surtout L. Schick, Un grand homme d'affaires
au début du XVI' siècle, Jacob Fugger, Paris, 1957.
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1. Citation reproduite dans A. Blunt, La théorie des arts en Italie, 1450-1600, Paris, p. 47.
2. P. Lavedan, Histoire de l'urbanisme, 3 vol., Paris, 1941-1952 ; M. Morini, Atlante délia
storia dell'urbanistica, Milan, 1964.
3. Citation dans E. Garin, < La cité idéale de la Renaissance italienne » dans Les Utopies
à la Renaissance, Paris-Bruxelles, 1963, p. 14.
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;
et des chants religieux en langues nationales constitua désormais le rythme
de l'office réformé.
Le xvr* siècle fut encore marqué par une extraordinaire structuration de
l'Église visible. Les Ordonnances ecclésiastiques, décidées en 1541 par les
autorités genevoises sur les conseils de Calvin, et le Livre de discipline
(1561) de l'Église écossaise ne sont que les plus connues des décisions grâce
auxquelles, dans toute l'Europe protestante, on réorganisa l'administration
et la vie religieuses. Du côté catholique la volonté de structuration fut
encore plus nette. On a rappelé plus haut la multiplication des
congrégations romaines opérée par Sixte Quint. Mais il faut aller plus loin dans
l'enquête et considérer aussi, comme relevant du même esprit de discipline
et d'organisation que cet article a pour thème, la multiplication des diocèses
(dans les Pays-Bas, par exemple), la décision de créer des séminaires
diocésains, le renforcement de l'autorité pontificale et le renforcement
parallèle de celle alors bien délabrée des évêques, et surtout la
remarquable constitution de l'ordre de saint Ignace. De toute évidence les
Jésuites, en s'organisant avec la rigueur que l'on sait, contribuèrent
puissamment à répandre dans le monde occidental l'esprit de méthode
qui est devenu une composante majeure de la mentalité moderne.
puisse vraiment tirer parti d'un texte unique et elliptique de ses carnets où
figure la phrase : « Le soleil ne bouge pas ». En revanche il affirma
nettement que la lune est composée des mêmes éléments que la terre : ce qui lui
paraissait une preuve de la noblesse de celle-ci. Quant à Copernic, il
maintint assurément la sphère des étoiles fixes et les orbes cristallins de
l'astronomie médiévale. En outre, si son système fut héliocentrique, il ne donna
au soleil qu'un rôle assez effacé, astronomiquement parlant. Car le centre
des sphères planétaires ne se trouvait pas, selon lui, dans le soleil, mais
autour de lui. C'est néanmoins avec Copernic que commence la révolution
scientifique moderne. Il répondit à la vieille objection contre le mouvement
giratoire de la terre. Sans concevoir un espace infini, il postula un
univers beaucoup plus vaste que celui de Ptolémée et considéra que, non
seulement la terre, mais l'orbe terrestre lui-même n'était qu'un « point » par
rapport à la sphère des fixes. Plus nettement encore que Léonard, Copernic
vit dans la terre une planète comme les autes. Aristote et Ptolémée avaient
invoqué en faveur de l'immobilité de la terre, contre du monde, la chute
des « graves » vers le bas, « lieu naturel » de tous les corps. Copernic rétorqua
que les « graves» ne tendent pas vers le centre du monde, la gravité n'étant
que la tendance naturelle des parties d'un tout séparées de ce tout à le
rejoindre. Les « graves » de notre planète, ne cherchent donc qu'à
rejoindre leur tout, qui est la terre. Des parties séparées de la lune chercheraient
pareillement à rejoindre la lune, non le centre du monde. Cette
uniformisation et cette systématisation du cosmos sont un des aspects les plus notables
de la révolution copernicienne. De même tous les mouvements célestes se
trouvaient systématisés et expliqués par une règle unique, la durée du
parcours d'une planète autour du soleil étant fonction de la distance qui les
sépare de celui-ci.
La Renaissance se clôt avec Giordano Bruno qui, héritier spirituel non
seulement de Copernic, mais aussi de Nicolas de Cues, affirma l'infinité du
monde. Il déclara l'univers «immense », « innombrable », peuplé d'une
infinité de mondes pareils au nôtre. Le soleil, perdant la place privilégiée
que Copernic lui avait assignée, était ramené au rôle plus modeste de
« centre de notre machine ». Il était un soleil parmi les soleils. Assurément
Bruno, qui n'était ni physicien, ni mathématicien, ni astronome, dépassait
le cadre de la science en glissant vers le panthéisme. Mais sa pensée
représente l'aboutissement du long effort de la Renaissance pour faire craquer
le cosmos médiéval. La nature se trouvait unifiée, l'espace géométrisé.
qui auraient cheminé conjointement, celle-ci ayant été, selon l'un plus
expérimentale, selon l'autre, plus baroque que celle-là. Disons plutôt que la
Renaissance fut à la fois raison et déraison, ombre et lumière. La
dialectique du mystère et de la clarté, de la crédulité et de l'esprit critique, de la
fantaisie et de la rigueur, de la vitalité et de la méthode, reste, entre les
mains de l'historien, le fil d'ariane qui lui permit de ne pas s'égarer dans le
labyrinthe d'une époque tour à tour séduisante et déroutante. N'affirmons
surtout pas que deux types d'hommes se disputèrent la scène du temps, les
uns aspirant au rationnel, les autres à l'irrationnel. Les mêmes esprits furent
souvent et critiques et crédules. Cardan fit progresser l'algèbre et dressa
l'horoscope de Jésus. Ambroise Paré consacra un chapitre entier de son
livre, Des monstres, à prouver que « les démons habitent les carrières ».
Jean Bodin, historien du droit, économiste, adversaire des dogmes et des
miracles, écrivit une déconcertante Démonomanie des sorciers. Aussi bien
le vrai et le faux se trouvèrent-ils mêlés dans l'esprit des plus grands savants
qui assurèrent le passage de la Renaissance à l'époque classique. Kepler
baignait dans la mystique des nombres, croyait à l'harmonie musicale de
l'univers et privilégiait les cinq solides platoniciens : cube, tétraèdre,
octaèdre, dodécaèdre et isocaèdre. Pour lui les orbes planétaires
correspondaient à ces cinq solides, chaque orbite s'inscrivant dans le solide auquel
l'orbite extérieure suivante et circonscrite. Galilée, quant à lui, rejeta les orbites
elliptiques calculées par Kepler et resta attaché à la circularité des
révolutions planétaires. Au vrai, c'est l'histoire qui décante : c'est elle qui a dégagé
de leur gangue les grandes découvertes de Copernic, Kepler et Galilée. Il
reste que la Renaissance est trop fréquemment présentée comme le temps
de la fantaisie, de l'exubérance, de l'éclatement un peu anarchique de forces
longtemps contenues. Une analyse en profondeur révèle qu'elle fut tout
autant le moment où se firent jour de façon décisive — et dans tous les
secteurs de l'activité — une plus grande attention au réel, une plus grande
volonté d'organiser, une plus grande possibilité d'abstraire.
Jean DELUMEAU,
Faculté des Lettres et Sciences humaines de Rennes
et Hautes Etudes (VIe section), Paris.