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Revue d’histoire moderne et

contemporaine

Réinterprétation de la Renaissance ; les progrès de la capacité


d'observer, d'organiser et d'abstraire
Jean Delumeau

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Delumeau Jean. Réinterprétation de la Renaissance ; les progrès de la capacité d'observer, d'organiser et d'abstraire. In:
Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 14 N°3, Juillet-septembre 1967. pp. 296-314;

doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1967.2962

https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1967_num_14_3_2962

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CHRONIQUE

RÉINTERPRÉTATION DE LA RENAISSANCE ;
LES PROGRÈS DE LA CAPACITÉ D'OBSERVER,
D'ORGANISER ET D'ABSTRAIRE

I. — PROMOTION DE L'OCCIDENT

L'histoire réinterprète et se corrige sans cesse. S'agissant de la


Renaissance, elle a abandonné l'idée que celle-ci a consisté d'abord et surtout en
un retour vers l'Antiquité. Autrement dit elle a vidé le terme « Renaissance »
de son contenu traditionnel. Il importe donc de souligner fortement que ce
mot magique n'est plus maintenant qu'une étiquette commode. Personne,
d'autre part, ne croit plus à une rupture brutale et totale entre une époque
médiévale d'obscurantisme et un temps — celui de l'humanisme — qu'aurait
favorisé un brusque retour de lumière. Les recherches poursuivies depuis
un siècle1 aboutissent, semble-t-il, a une constatation générale qu'on peut
énoncer ainsi : Au cours d'une période qu'il faut probablement étendre de
1300 à 1600 2, la civilisation occidentale, riche de l'héritage antique et de
toute l'expérience chrétienne et médiévale s'est progressivement transformée,
au point de distancer largement et les civilisations du passé et celles qui
étaient ses contemporaines dans les mondes musulman et chinois. Ainsi, ce
que l'on continue d'appeler faute de mieux « Renaissance » a été en réalité
le grand moment de la promotion de l'Occident. Les principaux aspects de
ce bond en avant furent les suivants : essor artistique sans précédent
accordant notamment à la peinture et à la musique une place qu'aucune
civilisation ne leur avait jamais donnée ; ascensions simultanées jusqu'à la pleine
expression littéraire de plusieurs grandes langues vernaculaires — Montaigne,
Camoens, Cervantes et Shakespeare furent contemporains ; naissance en de
nombreux pays d'Europe du sentiment national ; développement
concomitant de l'individualisme sous ses formes les plus diverses ; montée de la

1. On trouvera daûs notre livre, La civilisation de la Renaissance (Arthaud éd.), 1967, une
bibliographie consacrée à la « problématique de la Renaissance ».
2. La périodisation longue de la Renaissance, encore inhabituelle en France, mais que nous
avons adoptée dans notre ouvrage cité à la note précédente, est de plus en plus celle
des historiens étrangers. Cf. par exemple : E. Hassinger, Dos Werden des neuzeitlichen
Europa (1300-1600), Brunswick, 1959 ; D. Weinstktn, The Renaissance and the
Reformation (1300-1600), New-York, 1965. Dans le secteur de la musique, la Deutsche Gram-
mophon Gesellschaft a consacré deux de ses douze « domaines de recherches » à la
période 1350-1600 : IIP domaine, L'aube de la Renaissance, 1350-1500 ; IV* domaine : La
haute Renaissance (XVI' siècle).
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culture laïque, mais aussi approfondissement religieux marqué par les deux
réformes protestante et catholique ; diffusion de l'instruction dans les classes
possédantes, en particulier dans la noblesse ; progression économique
considérable en dépit des aléas de la conjoncture ; importance croissante des
affaires ; montée du luxe, sensible dans les demeures comme dans le
vêtement ; main-mise sur le commerce d'Extrême-Orient et sur l'Amérique
récemment découverte, cette main-mise apparaissant à la fois comme une
conséquence de l'essor de l'Occident et comme la source pour lui de
nouvelles richesses. Lorsque l'historien envisage ainsi dans leur complexité les
progrès de l'Europe au début des temps modernes il échappe à plusieurs
pièges qui le guettaient : ne prêter attention qu'au retour à l'Antiquité ;
ne privilégier que les lettres et les arts ; ne s'intéresser qu'au cas de
l'Italie. Or il s'est agi d'un mouvement général de tout l'Occident qui doit
être compris et expliqué dans le cadre d'une histoire totale, étant toutefois
entendu que l'Italie a souvent joué le rôle de moteur et que la redécouverte
de l'Antiquité a constitué une sorte de stimulant et une invitation au
dépassement.
Les succès de l'Europe à l'époque de la Renaissance ne pouvaient être
atteints, même dans l'ordre artistique — songeons à la peinture à l'huile
et à la construction de coupoles vertigineuses —, sans une amélioration du
niveau technique général. C'est le grand mérite de B. Gille 1 d'avoir mis
l'accent d'une façon très neuve sur la promotion technique qui s'est alors
produite en Europe. L'imprimerie et les armes à feu ne sont que les plus
connues des inventions qui ont jalonné les années 1300-1600, mais surtout
le siècle qui s'étend de 1450 à 1550. La mise au point de la caravelle, de
l'avant-train mobile, de l'horloge mécanique, du rouet à ailette, la
réalisation de la fonte de fer, celle du verre blanc permettant lunettes et vitres,
le développement du machinisme qu'attestent les livres d'Agricola, de
Biringuccio et de Ramelli, les recherches technologiques des « Ingénieurs
de la Renaissance », prouvent que l'humanité, en Occident, est alors
parvenue à accroître de façon sensible son autorité sur la nature. Mais, de
même que l'imprimerie répondait à une pression du public et à une soif de
culture, de même les inventions prises en bloc traduisirent les besoins d'une
société plus attentive au concret, et aussi plus capable d'esprit méthodique.
Notre propos sera donc ici d'insister, par une étude des mentalités, sur un
aspect souvent négligé et pourtant capital de la Renaissance : les progrès
conjoints de l'observation, de l'esprit d'organisation et de la capacité
d'abstraction.

Quittant progressivement les chemins de l'idéalisme, les artistes


d'Occident, à partir du xrv6 siècle, ouvrirent de plus en plus les yeux sur la réalité
extérieure et en prirent la mesure. Ils ne s'intéressèrent plus seulement à
Dieu, aux anges, aux surhommes que sont les saints et aux démons, mais
aussi à l'homme quelconque, à son corps, à son visage, fût-il laid. D'où
1. B. Gille, Les ingénieur? de la Renaissance, Paris, 1964. Voir aussi sa contribution à
l'Histoire générale des techniques (sous la direction de M. Daumas), t. II : Les premières
étapes du machinisme, 1450-1730, Paris, 1965.
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l'extraordinaire succès du portrait au xv8 siècle, en Flandre et en France


comme en Italie. Si la Renaissance a été, dans son mouvement le plus
profond, un retour vers l'homme, alors il faut aussitôt conclure que les
portraitistes du xv* siècle ont été de grands humanistes et d'authentiques créateurs
de la culture nouvelle. Autre preuve de l'intérêt accru pour le monde
extérieur : la place grandissante accordée au paysage, à la nature examinée
parfois avec une curiosité presque scientifique. Les 248 figures de l'Agneau
mystique se détachent sur un paysage aéré et lumineux qui peut paraître
artificiel, mais où les botanistes ont identifié plus de cinquante espèces de
plantes et de fleurs. Dans les scènes de chasse et de vie rurale qui
remplissent les Très riches heures du duc de Berry, sont évoqués des lieux
parfaitement reconnaissables, encore qu'ils soient embellis et stylisés : forêts de
Vincennes, champs au pied du Louvre, vignes en contre-bas du château de
Saumur. Le tableau de Conrad Witz intitulé la Pêche miraculeuse qui se
trouve au musée de Genève n'est pas exempt de naïves maladresses, mais il
fut à sa date (1444) la plus exacte représentation d'un paysage européen.
On y distingue, en effet, non seulement le lac et la ville de Genève, mais
encore la masse du Salève et, au loin, les neiges des grandes Alpes. Quarante
ans plus tard Wit Stwosz, dans son grand retable de Cracovie, ne se contente
pas de faire surgir d'un ciseau vigoureux les jeunes filles et les vieillards, les
bourgeois et les soudards de la ville. Il représente en outre des villages, des
châteaux et la campagne des environs. Il restitue avec exactitude, au milieu
des gazons, des fleurs telles que la violette et le muguet. Il fait même place
à des plantes qui ne poussent pas en Europe centrale, mais dont il avait dû
trouver des modèles dans des planches illustrées de l'époque.
Un livre entier serait nécessaire pour dresser le bilan de la conquête du
réel réalisée par les Européens au cours des siècles de la Renaissance. Grâce
aux dissections, à la science des armuriers (qui travaillaient sur mesure et
devaient connaître le jeu des articulations), grâce aux observations des
sculpteurs, des peintres et des médecins, l'anatomie humaine au temps de
Léonard, de Michel-Ange et de Vésale était maintenant connue
correctement. Une attention plus grande aux plantes d'Europe, la découverte de
l'Amérique et la fréquentation des mondes exotiques permirent de grossir
énormément le catalogue des plantes inventoriées l. Au milieu du xvra?
siècle Linné utilisait encore la Plantarum seu stirpium historia du Lillois
Mathias de Lobel publiée en 1576. Une nouvelle édition de cet ouvrage
(1581) réalisée par Plantin, comprit une traduction française, un index en
sept langues, un album de 2 491 dessins et l'indication de toutes les
citations antérieures se rapportant aux différentes espèces. Au début du xvn*
siècle le Bâlois Gaspard Bauhin connaissait 6 000 végétaux. Les progrès en
zoologie furent comparables et Durer consacra en 1515 un dessin célèbre
et remarquablement précis au rhinocéros que le roi du Portugal avait offert
à Léon X. Les voyages de découvertes non seulement élargirent
démesurément les frontières du monde connu, mais encore révélèrent les vents —
alizés et moussons — et les courants avec lesquels devait désormais
1. Une contribution capitale à la connaissance de la civilisation de la Renaissance a été
apportée par l'Histoire générale des sciences réalisée sous la direction de R. Taton, ici
t. H, La science moderne, Paris 1958.
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compter une navigation devenue transocéanique. Le rythme croissant des


échanges d'un continent à l'autre, à l'intérieur d'une économie-monde,
obligea à dresser des cartes de plus en plus précises. Qu'on mesure le
chemin parcouru entre les portulans majorquins du xvr3 siècle si
qu'ils nous paraissent et les cartes des Atlas de Mercator et
d'Ortelius de la fin du xvï8 siècle. Cette conversion au réel ne se fit pas
sans douleur. Que de rêves abandonnés par la Renaissance : celui de la
croisade 2, celui de Dante qui appelait de ses vux une chrétienté unie
sous l'autorité de l'Empereur, et surtout les mirages de ces pays fabuleux
qui avaient attiré les Européens hors d'Europe : « Ile des sept cités » où
l'on ramassait, croyait- on, du sable mélangé d'or, Cipangu où, assurait
Marca Polo qui n'y était point allé, « l'or abonde outre mesure » et où
les édifices ont des toits d'or, et ces milliers d'îles en la mer de Cipangu
dont les arbres avaient odeur de parfum et tant de royaumes imaginaires !
Il fallut se rendre à l'évidence : les régions lointaines n'étaient pas telles
qu'on les avait rêvées. L'Empire du Prêtre Jean où coulait, croyait-on, un
fleuve du paradis terrestre, devint prosaïquement l'Ethiopie où une
portugaise, dans les années 1540, eut du mal à contenir la poussée
musulmane. Les Antilles n'étaient pas les « Iles fortunées » et elles
décevantes. On chercha en vain au nord du Mexique le pays des
sept cités de Cibola et l'Eldorado se mit à fuir indéfiniment au cur de
l'Amazonie devant les aventuriers espagnols, allemands et anglais qui
s'obstinaient à le chercher. Il fallut donc tenir comptes des découvertes
dès le début du xv* siècle le « fleuve océan » fut représenté comme une
mer ouverte autour de l'Inde , rectifier et élargir les cartes pour y faire
entrer l'Amérique et un Pacifique démesuré. Il fallut corriger les chiffres
trop faibles donnés par Ptolémée pour la mesure de la circonférence
Cipangu, les cinq ou sept mille « Iles fortunées » chavirèrent pour
toujours dans le Pacifique de Magellan et de Drake. Mais cartographes et
navigateurs connurent maintenant le Japon, les Philippines, les Moluques.
Dans l'Océan Indien ils firent une place à Madagascar. Les pays
s'effacèrent surtout devant un Nouveau Monde, qui avait ses
richesses, mais qui opposait à l'Européen une résistance plus physique
qu'humaine par ses déserts, ses montagnes et son espace immense. En
revanche on savait maintenant que la mer n'entre pas en ebullition entre les
tropiques et que les pays équatoriaux sont habitables. Enfin on s'était
heurté à des civilisations dont on ne soupçonnait pas l'existence
: leçon de réalisme telle que l'humanité n'en avait jamais reçue d'aussi
magistrale dans le passé.

II. UNE PLUS GRANDE MAITRISE DE L'ESPACE ET DU TEMPS

Prendre une plus vive conscience du monde extérieur, c'est en même


temps chercher à le dominer davantage en l'organisant mieux. En
les rapports de l'homme avec l'espace et avec le temps se trouvèrent
2. Cf. A. Dupront, Le mythe de croisade, étude de sociologie religieuse, Paris 1956 (ex.
dactylographié).
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modifiés à l'époque de la Renaissance au bénéfice de l'homme. En même


temps qu'en peinture et en sculpture, il découvrait les lois de la perspec^
tfve, apprenait à jouer avec les points de fufte et à réaliser d'étonnants
raccourcis, il parvenait à imposer sa loi aux distances et à vaincre
de l'étendue. Organiser l'espace, cela signifia d'abord mettre sur pied
des convois maritimes soumis à un rythme régulier. Dès le xv8 siècle, Venise
faisait partir ses flottes marchandes à des dates à peu près régulières : aux
environs du 15 février et du 15 août vers le Levant, en mars-avril pour la
Berbérie et pour Aiguës-Mortes, en juillet pour la Flandre. Les retours de
Syrie et d'Egypte avaient lieu en décembre et en juin, ceux de l'Afrique
du nord et d'Aigues-Mortes à la fin de l'année ou en janvier, ceux de
Flandre en mai ou en juin 1. A Venise tout le rythme des affaires et la
rotation des capitaux étaient commandés par ce calendrier que l'on
de respecter. Les Espagnols, aux xvr3 siècle, organisèrent eux aussi le
mouvement de leurs flottes dans l'Atlantique. L'Armada de Nouvelle-
Espagne quittait Cadix entre mars et juin, celle de Terre-Ferme entre juin
et septembre. Le retour s'effectuait de juillet à octobre de l'année suivante,
à partir du rendez-vous de la Havane où les deux flottes se regroupaient.
Le rythme de rotation des convois était ainsi de quatorze à quinze mois
en moyenne. La mise sur pied des services postaux au xv6 siècle, puis des
messageries au xvr3, témoigne de ce même souci des hommes de la
de mieux maîtriser l'espace et le temps. A la fin du xvr3 siècle, Rome,
la principale place postale de l'époque, recevait un courrier « ordinaire »
d'Espagne tous les mois, un de Lyon tous les dix jours. Avec Venise, Milan,
Gênes, Florence et Naples, la liaison était hebdomadaire ; avec Bologne,
bi-hebdomadaire. La capitale des papes se trouvaient normalement à 26
ou 28 jours du centre de l'Espagne, à 10 ou 12 jours de Lyon, à 8 de Milan,
6 ou 7 de Gênes, 4 ou 5 de Venise, 3 ou 4 de Bologne, Florence et Naples.
La table donnée vers 1442-1458 par le Florentin Giovanni da Uzzano
révèle alors pour les courriers une vitesse moyenne de 50 à 60 km par
jour. En 1600, en se fondant sur l'étude des liaisons postales aboutissant
à Rome, on découvre que les « ordinaires » parcouraient assez
75 à 100 km par jour, les courriers « extraordinaires » pouvant couvrir,
en cas de besoin, 250 à 300 km par jour.
Sur mer aussi l'homme parvint à plus de rapidité la caravelle, navire
bon marcheur, atteignait 10 km à l'heure. Il réussit surtout à se mieux situer
en pleine mer. Assurément, faute de bons chronomètres, les marins d'Europe
ne furent pas capables de calculer correctement la longitude avant le milieu
du xvnr3 siècle. Il en alla différemment pour la latitude. Les Portugais,
lorsqu'ils longeaient, au xve siècle, les côtes d'Afrique, avaient multiplié les
observations au sol ; et il ne semble pas qu'il ait existé de navigation
avant 1480, Mais, à partir de cette date, les Occidentaux surent
calculer la latitude en mer en se fondant sur la position du soleil ou de
l'étoile polaire au-dessus de l'horizon. Pour ce faire ils allégèrent et
les instruments légués par la technique arabe astrolabe et
et en inventèrent de nouveaux, tel « l'arbalète » ou « bâton de

1. F.-C. Lane, Andrea Barbarigo merchant of Venice, Baltimore, 1944.


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Jacob ». Toutefois les résultats ainsi obtenus demandent à être corrigés,


selon le jour de l'année, par l'angle que fait le plan de l'équateur terrestre
avec celui de l'écliptique. Des tables de déclinaison du soleil furent établies
par les Portugais à la fin du xv6 siècle et on en imprima à Venise dès 1483
de sorte que les capitaines purent en emporter avec eux. Des tables
donnèrent également les corrections nécessaires pour le calcul de la
latitude d'après l'étoile polaire. Les pilotes, capables d'apprécier la latitude,
mais non de mesurer valablement la longitude, durent pendant longtemps
encore naviguer à l'estime. La boussole leur permettait d'établir la direction
de la route. Mais il fallait aussi calculer la vitesse du navire : ce que rendit
possible le loch, dont la première mention connue date de 1577. Une hoi-
loge à eau ou un sablier donnait le temps écoulé entre les nuds équidis-
tants passant entre le mains du marin.
A la fin du xvr3 siècle il n'était pas encore possible d'emporter en mer
des horloges et des montres sensibles aux roulis et an tangage, aux variations
de la température et du degré d'humidité. Mais, à terre, l'horloge mécanique
était devenue un instrument de mesure du temps relativement courant.
L'échappement à roue de rencontre apparut au xiv6 siècle, le ressort moteur
(remplaçant les chaînes entraînées par un poids), au milieu du xve En
France, les premières horloges susceptibles d'être posées sur une table datent
du règne de Louis XI. Les premières montre furent fabriquées en Europe à
l'extrême fin du XVe siècle. Ludovic le More s'était fait confectionner trois
montres, dont deux sonnaient. Vers 1500, l'horloger allemand Peter Henlein
construisait des montres de poches de forme arrondie qui furent longtemps
connues sous le nom d'« ufs de Nuremberg ». En 1574, la fabrication
horlogère s'installa à Genève.
Les marchands, qui désiraient recevoir aussi rapidement que possible des
nouvelles de leurs correspondants, savaient le prix des heures et des jours.
Aussi bien la banque et le commerce contribuèrent-ils beaucoup à la mise
sur pied des services postaux et à la naissance du journalisme. Les
municipales et centrales qui s'étoffaient et se structuraient acquirent
sans doute aussi une conscience plus exacte de l'écoulement du temps. Mais
surtout il semble que la civilisation occidentale, au moins dans les villes, ait
senti la nécessité de se plier davantage à la discipline d'un horaire. Stan-
donck, rédigeant avec minutie, en 1501, le règlement de la Familia paupe-
rum studentium du collège de Montaigu à Paris, montra un souci du temps
que les pédagogues du Moyen Age avaient ignoré et que, seuls, les moines
avaient possédé *. La cloche rythma désormais toute la journée : à la
heure, réveil ; leçon jusqu'à la sixième heure ; messe ensuite ; grande
leçon du matin de la huitième à la dixième heure ; repas à onze heures ;
grande leçon de l'après-midi de la troisième heure à la sixième heure etc. Au
collège Sainte-Barbe qui fréquenta Ignace de Loyola, l'horaire était
Au cours du xvr3 siècle, collèges catholiques et académies protes
tantes adoptèrent progressivement le rythme quotidien préconisé par Stan-
donck. Les pédagogues de la Renaissance ne se contentèrent pas de plier
la journée des écoliers à la discipline de la cloche et de l'horloge, ils orga-
1. Nous renvoyons ici au livre très remarquable de Ph. ariès, L'enfant et la vie famUiale
sous l'Ancien Régime, Paris 1960.
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nisèrent pareillement le temps des études. Au Moyen Age, les écoles


pêle-mêle dans le même local et pour écouter la même leçon, « des
enfants, des adolescents, des jeunes gens et des vieillards» (Robert de
Salisbury). Les classes n'existaient pas et la réforme de l'université de Paris
en 1452 ignorait encore et le mot et la chose. Il n'existait pas de hiérarchie
entre la grammaire et la logique, c'est-à-dire la philosophie. Le professeur
enseignait tous les « arts » à la fois. Le xv* siècle vit apparaître, à l'état
encore embryonnaire la notion de cycle d'études, la gradation de
et la division corrélative en classes qu'on appela d'abord des lectiones.
Dans r«Ecole de Faulceté » que présente Michault en 1466, douze régents
enseignent dans une grande salle, chacun au pied d'un pilier entouré de
petits bancs. L'isolement entre classe différentes était déjà plus grand à
l'école Saint-Paul fondée à Londres en 1509 par John Colet. Nous savons
par Erasme qu'il s'agissait d'une salle ronde avec un plancher en gradins.
Elle était divisée en quatre parties une chapelle et trois classes par
des rideaux amovibles. Cette évolution se précisa au cours du xvr3 siècle.
Baduel à Nîmes, Sturm à Strasbourg, Gouvéa à Bordeaux, bientôt les jésuites
dans leur nombreux collèges répartirent leurs élèves entre quatre, six ou
huit classes selon les lieux et de plus en plus affectèrent à chacune d'elles
un local particulier et un régent spécialisé. Ainsi disparurent le mélange
des âges et l'absence de gradation dans les études qui caractérisaient les
écoles de grammaire et les facultés des arts du Moyen Age.

III. L'EFFORT POUR ORGANISER L'ADMINISTRATION


ET LA VIE ECONOMIQUE

La Renaissance fut donc notamment caractérisée par un effort


sans précédent pour mieux maîtriser à la fois l'espace et le temps.
Elle fut aussi marquée par la montée de l'esprit d'organisation dont on peut
constater les progrès dans tous les domaines. C'est l'époque où l'éclatement
de la nébuleuse chrétienne du Moyen Age permet à l'espace européen de
se compartimenter en États dont les frontières, auparavant fluides, se
vers 1600, nettement dessinées et comme solidifiées. C'est aussi le
moment où, dans chaque État, une administration centrale et de plus en plus
anonyme remplace la hiérarchie féodale fondée sur des rapports d'homme à
homme. Le xvr3 siècle voit la création en France du « Trésor de l'épargne »,
l'apparition des sections dans le Conseil du Roi, celle des secrétaires d'Etat
et des premiers « commissaires départis » chargés d'unifier l'État et de le
souder à sa capitale. Mais la bureaucratie française, même à la fin du xvr3
siècle, reste très en retard sur celle de Philippe II et de Sixte Quint. En
effet le « roi prudent », lent, hésitant et paperassier, non seulement s'entoure
de secrétaires, mais encore fait préparer ses décisions par un ensemble de
conseils. Toute une hiérarchie judiciaire et administrative les six
les audiencias, les alcades est alors placée sous l'autorité de
ces conseils. Une administration considérable est pareillement concentrée
à Rome, qui a la double tâche de gouverner un État et une religion. Sous
le règne de l'autoritaire Sixte Quint, aux trois tribunaux traditionnels (Péni-
CHRONIQUE 303

tencerie, Signature et Rote) et aux quatre grands services centraux


Daterie, Chambre Apostolique et Secrétairerie dïEtat) s'ajoutent
dix-sept congrégations ou commissions ministérielles composées de cardinaux
et de spécialistes. Onze s'occupent des questions religieuses, et six du
domaine temporel (ravitaillement, flotte de guerre, impôts, travaux publics,
université de Rome, révision des procès civils et criminels). La centralisation
pontificale est ainsi, à la fin du xvr3 siècle, une des plus poussées et des plus
modernes du temps. Organisation de l'État et montée des capitales sont deux
phénomènes conjoints. La Renaissance vit l'essor démographique de Paris,
de Londres, de Madrid, de Lisbonne, de Rome, de Constantinople, ets...
Plus encore peut-être que le domaine politique, celui de l'économie permet
de déceler les progrès de l'esprit d'organisation. On songe notamment aux
grandes compagnies marchandes italiennes des Trecento et Quattrocento.
Dans les années 1310-1340, les Bardi eurent des représentants avec
et bureaux en Italie d'abord : à Ancône, Aquila, Bari, Barletta, Gênes,
Naples, Orvieto, Païenne, Pise et Venise ; mais aussi hors de la péninsule :
à Sévifle, Majorque, Barcelone, Marseille, Nice, Avignon, Paris, Londres,
Bruges, Rhodes, Chypre, Constantinople et Jérusalem. Les Bardi et les
Peruzzi employèrent jusqu'à 120 facteurs sur lesquels le directeur général
en fait le principal bailleur de fonds exerçait un contrôle le plus strict
possible. En outre ils étaient assez souvent mutés, car on ne tenait pas à les
voir nouer des liens trop étroits avec la clientèle locale. L'organisation des
compagnies, non plus à succursales, mais à filiales, comme celle des Médicis,
nous frappe par sa souplesse et son caractère moderne. R. De Roover ! y a
vu avec raison de véritables holdings. La firme Médicis ne formait pas en
effet, sur le plan juridique, une seule compagnie, mais un ensemble de
compagnies théoriquement indépendantes, possédant chacune sa raison
sociale particulière, ses livres propres et son capital autonome. Les
branches traitaient les unes avec les autres comme elles l'auraient fait
avec des maisons étrangères et les chefs des diverses filiales, au lieu d'être
des facteurs salariés et révocables, étaient pris le plus souvent parmi les
actionnaires non majoritaires. Ils ne touchaient pas de traitement fixe, mais
recevaient une part des bénéfices supérieure en pourcentage à leur apport
de capitaux. Mais comme les Rockefeller dans les différentes compagnies qui
portent le nom de Standard OU, les Médicis possédaient plus de 50 % des
parts dans chacune des filiales de leur firme, ces filiales n'incluant pas
le nom de Médicis dans leur raison sociale.
Dans le domaine économique, deux autres réussites particulièrement
notables de l'esprit d'organisation à l'époque de la Renaissance réussites
inspirées par la plus évidente mentalité capitaliste furent le cartel de
l'alun constitué par Francesco Draperio au milieu du xv8 siècle et, un demi-
siècle plus tard, l'entreprise des Fugger. En 1448, à un moment où
les prix de l'alun oriental s'effondraient en Occident, le Génois Francesco
Draperio créa une société qui contrôla la production de toutes les alunières
d'Asie Mineure et de Grèce et qui en monopolisa l'exportation vers Gênes,

1. R. de Roovbr, The Rise and Decline of the Medici Bank (1394-1494), Cambridge (Mass.),
1963.
304 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Bruges et l'Angleterre 1. Puisqu'il s'agissait d'éviter la baisse des prix par la


surproduction, il fut décidé qu'aucun des membres du groupe ne pourrait
extraire ou vendre de l'alun pour son propre compte. C'est le conseil
de la compagnie, siégeant à Chio, qui décidait de tout. Les
aluns étaient rassemblés à Chio et, de là, acheminés vers les
définitives. Les locations de navires étaient conclues par le seul
conseil de Chio. A Gênes, à Bruges et en Angleterre, trois conseils
soumis à celui de Chio assuraient la réception et la vente des
La mise sur pied de ce cartel eut effectivement pour résultat de
faire remonter les cours de l'alun et la hausse se poursuivait au moment de
la prise de Constantinople en 1453. Quant à Jakob Fugger, il fonda
la prospérité de sa firme sur la production du cuivre et de
2. Contrôlant en fait les mines du Tyrol et de la Hongrie de l'époque
la Slovaquie d'aujourd'hui , Jakob « le riche » employa les méthodes les
plus modernes du temps pour le traitement du minerai et créa trois usines
de raffinage à Hohenkirchen en Thuringe c'est-à-dire à mi-chemin entre
Leipzig, Nuremberg et Francfort, importants marchés de métaux , à
Fuggerau, sur l'axe Hongrie-Venise ; et à Mosovce, sur la route joignant les
mines hongroises de Neusohl à Cracovie. Plus tard, en 1523, il acquit aussi
la firme des mines de mercure d'Almaden en Espagne, le mercure étant
nécessaire au traitement du minerai argentifère dans le procédé de l'«
». Bel exemple d'intégration verticale.

IV. L'EFFORT POUR ORGANISER LA VILLE ET LA CAMPAGNE

Dans deux domaines solidaires l'un de l'autre : l'architecture et


le souci d'organiser et la volonté de discipliner s'imposèrent de plus en
plus dans l'Italie du xv8 siècle, puis dans l'Europe du xvi8. L'initiateur fut
L.B. Alberti dont le De re aedificatoria (1452) devint, à côté du De archi-
tectura de Vitruve (imprimé pour la première fois en 1486), un des
de la Renaissance. Alberti enseignait que l'édifice doit former un
tout tellement organique qu'y modifier quoi que ce soit équivaudrait à le
défigurer. D'où le soin qu'il faut apporter au calcul des proportions, au
et à la mise en place des éléments. Comparant architecture et musique,
il recommandait, comme les Pythagoriciens et Platon, le recours aux
moyennes arithmétique, géométrique et harmonique. Comme eux, il
l'emploi du cercle et des figures géométriques. Toute une école
qui va d' Alberti à Palladio en passant par les San Gallo, Bramante
et Philibert de l'Orme, opta pour un style dépouillé, lumineux, pour un
parti-pris de symétrie et une volonté de purisme qui s'affirma dans le palais
de Charles Quint à Grenade et le Louvre d'Henri II et engendra le
français du xvn* siècle. Aussi bien l'architecte ne pouvait-il plus se
contenter d'être un simple artisan. Son métier relevait désormais de la

1. MX. Heers, (t Les Génois et le commerce de l'alun à la fin du Moyen Age », dans la
Revue d'Histoire économique et sociale, XXXII, 1954.
2. Sur cet aspect de l'activité des Fugger, voir surtout L. Schick, Un grand homme d'affaires
au début du XVI' siècle, Jacob Fugger, Paris, 1957.
CHRONIQUE 305

science et devait s'apprendre avec méthode. Remarque valable du reste


pour tous les arts ainsi que l'écrivait Alberti : « L'apprentissage des arts se
fait par la raison et la méthode ». Et Léonard de redire après lui : « (Les
artistes) qui se vouent à la pratique sans la science sont comme des marins
qui prennent la mer sans boussole ni gouvernail et ne savent jamais dire
à coup sûr où ils vont. La pratique doit toujours être fondée sur une théorie
solide » !.
On demanda, non seulement à un édifice, mais à une ville entière de
former un tout organique. La ville devient, à la Renaissance, un être de
raison. Elle n'est plus seulement vécue, mais pensée. Le Moyen Age avait
parfois dépassé le stade de l'empirisme urbain. Mais bastides d'Espagne
et d'Aquitaine et villes neuves de l'Allemagne septentrionale et orientale
étaient restées l'exception dans l'urbanisme médiéval qui fut le plus
caractérisé par la diversité, l'absence de composition, l'entassement
des constructions. La volonté de géométrie urbaine, qui n'était apparue
qu'incidemment au xm6 siècle, se fait plus imperative à partir de l'époque
d' Alberti et de Francesco di Giorgio 2. Même si Durer et de nombreux
architectes italiens restent alors fidèles au plan en damier qu'avait parfois
connu le Moyen Age, ils ne conçoivent plus une ville nouvelle, ou rénovée,
qui n'obéirait pas à la raison mathématique et qui ne serait pas
dessinée. La cité idéale décrite par Durer dans son Art de fortifier les
villes est le type même de ces elaborations rigoureuses qui entendent plier
la vie des hommes à la stricte discipline de l'urbanisme. Il s'agit d'un carré,
dont le centre réservé au palais du souverain est, lui aussi, un carré. Entre
le château et l'enceinte, l'espace urbain est divisé en une quarantaine de
blocs rectangulaires dont les longs côtés sont parallèles aux murailles. La
formule du plan en damier, héritée de la tradition antique, connut au xvr3
siècle et au-delà un succès dont il reste aujourd'hui de nombreux
témoins depuis Lima jusqu'à Zamosc en Pologne, depuis la Valette (Malte)
jusqu'à Nancy, en passant par Livourne, Gattinara (en Piémont), Vallauris,
Brouage et Vitry-le-François.
Le Moyen Age avait souvent distribué empiriquement les corporations
par rues spécialisées. La Renaissance, loin de rejeter cette formule l'adopte,
mais en la repensant à l'aide d'une notion nouvelle, celle de l'hygiène.
Alberti conseille : « Aux rues détournées où l'on ne hante guère, il y faudra
loger les métiers plus puants comme tanneurs, corroyeurs et semblables ».
Plus autoritaire encore, Léonard demande à Ludovic le More, désireux
d'embellir et de réorganiser Milan décimé par la peste, de redistribuer une
population trop entassée. « J'éparpillerais, suggère-t-il, un tel amas de gens
qui, vivant l'un sur l'autre tel un troupeau de chèvres et empuantissant tout
lieu, deviennent source de contagion et de mort » 3. Projetant une cité
idéale, Léonard ne craint pas d'envisager une ville à deux étages
entre eux par des escaliers, la circulation des voitures et des bêtes

1. Citation reproduite dans A. Blunt, La théorie des arts en Italie, 1450-1600, Paris, p. 47.
2. P. Lavedan, Histoire de l'urbanisme, 3 vol., Paris, 1941-1952 ; M. Morini, Atlante délia
storia dell'urbanistica, Milan, 1964.
3. Citation dans E. Garin, < La cité idéale de la Renaissance italienne » dans Les Utopies
à la Renaissance, Paris-Bruxelles, 1963, p. 14.
20
306 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

de somme n'étant autorisée qu'à l'étage inférieur. Quant à Diirer il ne


songe pas à ces niveaux superposés, mais sa ville idéale, tout en conservant
la spécialisation médiévale des quartiers, révèle l'esprit de système et
l'exigence rationnelle d'un architecte des temps nouveaux. Les quatre angles
de sa cité étant orientés selon les points cardinaux, Durer réserve l'angle
est à l'église, autour de laquelle « on établit les gens que leurs affaires
conduisent à une vie tranquille ». Il place au contraire « les fonderies de
bronze et de cuivre » à l'angle sud, c'est-à-dire « du côté où le vent
en dehors leurs fumées empestées ». Autour de ces usines on logera
tous les ouvriers en métaux. Diirer, qui prévoit aussi un quartier
réserve en outre des espaces verts par absence de construction de
certains ilôts délimités par son quadrillage. Nous sommes bien ici devant
une ébauche de zoning.
A la notion de commoditas, l'urbanisme de la Renaissance ajouta celle de
voluptas. La cité ne doit pas être seulement pratique. Il convient qu'elle
soit belle. Beauté urbaine: cela signifia pour Alberti et tous ses successeurs
des voies principales débouchant sur les ponts, les portes de la ville ou sur
un monument formant toile de fond, des rues suffisamment larges pour
éviter les encombrements, et des maisons symétriques, répétant la même
disposition-type tout autour d'une place ou tout au long d'une rue. Cela
signifia aussi pour les plus éminents théoriciens de l'urbanisme la
pour le schéma radioconcentrique. Cette préférence avait certes des
raisons militaires. Dans une ville qui dessine une toile d'araignée, le canon,
à partir de la grande place, peut tirer dans toutes les directions. En outre
un tracé polygonal de l'enceinte multiplie les possibilités de tir contre
l'assaillant. On ne doit donc pas s'étonner si les réalisations les plus réussies
du schéma radioconcentrique, au temps de la Renaissance, furent deux
villes-forteresses : Palma Nuova, en Vénétie, un polygone à neuf côtés, et
Coeworden en Hollande, heptagone entouré d'un système de bastions en
étoile. Toutefois les raisons militaires n'expliquent pas seules la faveur
des architectes pour le schéma radioconcentrique. La ville circulaire,
ou polygonale car le polygone suggère le cercle dans lequel il s'inscrit
leur apparut, telle la cité de Platon, comme l'image même du cosmos,
un résumé de la splendeur des cieux, l'incarnation sur le sol et dans la
pierre de la perfection sphérique et de l'ordonnance divine de l'univers.
Répétition révélatrice : la plupart des villes idéales imaginées par les
utopistes de la Renaissance, celle de l'Anonyme Destailleur, celle de Doni,
l'« Endémoné » de Stibhn, la « cité du Soleil » de CampaneUa reprennent
la forme circulaire préconisée par Platon. Mais le schéma rayonnant ne
fut pas réservé aux ville-forteresses et aux cités idéales. Les urbanistes du
xvi8 siècle qui remodelèrent la capitale des papes, non seulement y
les rues droites, telle la via Giulia, mais encore y appliquèrent
où ils le purent le schéma radioconcentrique : au débouché du pont
Saint-Ange sur la rive gauche du Tibre, dans la zone de la piazza del Popolo,
enfin et surtout dans la ville neuve créée par Sixte Quint sur les collines 4.
Or aucune considération militaire n'avait commandé ici l'application du
1. J. Delumeau, vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVI' siècle,
t. I, Paris, 1957, pp. 223-365.
CHRONIQUE 307

schéma rayonnant. Seuls avaient joué un parti-pris esthétique et une


de la ville. Aussi bien les rues nouvelles, ou redressées, furent-elles
toutes ordonnées en vue d'un décor final et tendues vers un monument
formant perspective.
Non contents de discipliner la ville, les architectes s'efforcèrent de plier
les arbres et les eaux à l'autorité de la raison. L'époque de la Renaissance
n'a pas inventé les jardins, mais elle les a multipliés. Elle n'a pas davantage
découvert la formule du jardin en damier recommandé, dès 1305, par
l'agronome Pietro de' Crescenzi et qui s'apparente au plan des villes neuves
et des bastides du xine siècle. Mais un quadrillage n'est qu'une ébauche de
composition. Francesco di Giorgio, Bramante, Vignola introduisirent la
la hiérarchie des allées les unes par rapport aux autres, l'étage-
ment des parterres, la savante distribution des jeux d'eau. Au Belvédère
du Vatican, Bramante, non seulement superposa des terrasses, mais créa un
grand axe perpendiculaire au palais et distribua les parterres par rapport à
cet axe. A Caprarola, résidence des Farnèse, Vignola imagina deux jardins
carrés eux-mêmes subdivisés en quatre carrés chacun par des allées
vers une place à pans coupés. Le chef-d'uvre de la Renaissance, en
ce domaine des jardins, reste sans doute la villa de Tivoli (seconde moitié
du xvi° siècle). L'autoritarisme de la composition y est corrigé par
des eaux, par les terrasses successives et par la perspective ascendante
semblable à celle d'un tableau qui, depuis l'entrée principale, conduit le
regard de cyprès en bosquets, de bassins en jets d'eaux, d'étagements en
escaliers vers la façade d'honneur du palais. Plus discret, plus fleuri, d'une
géométrie plus subtile, conservant un espace pour le potager, le jardin de
Villandry reflète la douceur intime de la Touraine. Mais, lui aussi, est
composé, avec ses trois « cloîtres » superposés, dominés chacun
par une promenade ombragée de tonnelles de vignes ou de tilleuls en
charmilles.

V. L'EFFORT POUR DISCIPLINER L'ECOLE ET LA RELIGION

La volonté de discipliner s'avère donc une caractéristique


mais trop longtemps passée sous silence, de la mentalité «
». Tous les secteurs de l'activité culturelle et de la vie quotidienne
permettent alors de la déceler. En littérature Ronsard recommande les
« grands genres », distincts et fixes, ayant chacun leurs lois et leurs
propres. Cent ans avant Boileau, Jules-César Scaliger formule le
premier, en 1561, la théorie de la tragédie et extrait de la Poétique d'Aris-
tote la règle fameuse des trois unités à laquelle Shakespeare lui-même
jugera devoir se plier dans la Tempête (1611). Le désir d'ordre, nécessité à
la fois sociale et morale, est la note dominante des utopies qui connurent
au xvr9 siècle et au début du xvir3 une si étonnante fortune, depuis Thomas
More jusqu'à CampaneUa. Dans les États imaginaires construits par des
fabricants de cités-miracles, totale confiance est faite au dirigisme et au
Les individus en tant que tels sont ignorés. Dans ces villes uniformes,
où tout est ordre et symétrie, la vie de la collectivité obéit à un horaire
rigide et invariable. Les rapports sexuels sont eux-mêmes strictement régie-
308 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

mentes. En contre-partie débauche, vols et crimes sont inconnus dans ces


sociétés heureuses où le droit de propriété à disparu. Rêves et chimères
et donnés comme tels par leurs auteurs ! sans doute. Mais la Renaissance
dont on a tant souligné l'amoralisme, constitua au contraire un moment
du progrès de la conscience morale. Le fait apparaît notamment dans
le secteur de l'instruction et de l'éducation. En effet, à l'âge de l'humanisme,
la mise en ordre des études et le souci nouveau, si remarquablement
par Ph. Ariès, de protéger moralement la jeunesse modifièrent de
façon radicale la vie scolaire et mirent progressivement fin dans ce domaine
à l'anarchie médiévale. Les régents furent désormais soumis à une règle
sévère, et à plus forte raison les élèves. L'étudiant du Moyen Age acceptait
une discipline corporative, connaissait l'initiation des « béjaunes » les
bizuths par les « bâchants » ou anciens. Mais il n'obéissait pas et
n'avait pas à obéir à ses maîtres qui, surtout lorsqu'il s'agissait de
l'enseignement des « arts » n'étaient que des aînés, des primi inter pares.
Cette situation changea totalement entre 1450 et 1600. On s'aperçut que
l'enfant et l'adolescent étaient des êtres différents des adultes, dont on
les protéger. Il apparut aux pédagogues des temps nouveaux que la
discipline était le seul moyen d'isoler les enfants d'un monde corrompu et
de leur inculquer des habitudes vertueuses. On se rendit compte en même
temps que la tâche des maîtres n'était pas seulement d'instruire, mais
d'éduquer. Ils étaient responsables de la conduite morale des futurs adultes.
Au début du xv° siècle, Gerson qui rédigea un règlement pour l'école de
Notre-Dame-de-Paris, représente, un des premiers, cette tendance nouvelle.
Le cardinal d'Estouteville, qui fut au milieu du xv° siècle, le réformateur
de l'Université de Paris, se range aussi parmi les novateurs en matière
d'éducation. Il pensait comme Gerson que la liberté est néfaste pour les
enfants et les adolescents, car leur aetas infirma exige « une discipline plus
grande et des principes plus stricts ». La mission des maîtres, assurait-il,
n'est pas seulement de transmettre des connaissances, mais de former des
esprits et d'apprendre la vertu. Ils doivent donc choisir leurs collaborateurs
parmi les gens de bien et ne pas hésiter à corriger et à redresser leurs
élèves, dont ils sont responsables devant Dieu. Partout dès lors on multiplia
les châtiments corporels (qui n'avaient pas été une caractéristique de l'école
médiévale). Ils n'épargnèrent ni les grands élèves, ni les fils de haute
Le fouet devint l'insigne du régent. Partout, en Angleterre, à Genève
comme en Fance, on eut recours à la délation pour tenir en main une
population scolaire beaucoup plus nombreuse qu'autrefois. Excès sans
doute, mais qu'il faut comprendre. Le Moyen Age avait jeté l'enfant dans
un monde d'adultes rempli d'impudeurs. La Renaissance opéra le
inverse et s'efforça, dans la mesure de ses moyens, d'isoler l'enfant
dont elle découvrit le caractère original et la fragilité. Parce qu'il s'agissait
d'une réaction contre le pêle-mêle et le laisser-aller médiévaux, on dépassa
sans doute les limites raisonnables : on humilia l'enfant par le fouet ;
on confondit enfance et adolescence et on traita des garçons de seize
ans comme s'ils en avaient sept ou huit. Ces excès eurent pourtant une
contre-partie positive. La discipline des collèges permit à la civilisation
occidentale de se polir, de s'affiner, de se moraliser.
CHRONIQUE 309

La marche vers l'ordre et la clarté, à l'époque d© la Renaissance, n'est


pas moins évidente dans le domaine religieux, à partir du moment où l'on
transcende les oppositions de l'époque entre catholicisme et protestantisme.
Trois séries de faits frappent alors l'historien : la volonté de clarification
doctrinale, le développement d'une piété méthodique et les progrès de
l'organisation ecclésiastique. Le besoin de définir le dogme est un des traits
majeurs du xvr3 siècle du point de vue religieux. Luther et Calvin
rédigèrent chacun deux catéchismes. Et qu'est-ce que l'Institution chrétienne
sinon un grand catéchisme ? Bucer, lui aussi, en composa un en 1534. La
fortune du catéchisme reformé d'Heidelberg (1563) fut durable, A la même
date, Pie IV faisait préparer la publication du Catéchisme romain, synthèse
des doctrines définies au concile de Trente et d'où l'on tira ensuite les
multiples catéchismes diocésain. Partout désormais, de part et d'autre des
barrières confessionnelles, on institua l'enseignement obligatoire de la
« doctrine chrétienne ». Le XVIe siècle fut un des âges d'or du dogmatisme.
Confession d'Augsbourg, confession tétrapolitaine (1530), canons du concile
de Trente, confessions réformées, hongroise de 1557, française de 1559,
belge de 1561, XXXIX Articles de l'Église anglicane etc. : autant de preuves,
parmi bien d'autres, que le besoin de clarifier le dogme était présent chez tous
les réformateurs.
Le développement d'une piété plus méthodique que par le passé fut une
des conséquences de la devotio moderna. Tenant compte de la décadence de
la liturgie à l'époque de la préréforme et du fait que des chrétiens sans
cesse plus nombreux désiraient monter vers Dieu grâce à un guide autre
qu'une règle monastique, Ruysbroeck, Gérard Groote et les Frères de la
Vie Commune invitèrent clercs et laïcs à la méditation sur la vie du Christ
et de la Vierge. Mais cette méditation, pour être profitable, devait être
disciplinée et s'appuyer sur des exercices. La devotio moderna s'efforça
donc d*« armer la conscience religieuse d'un réseau d'associations d'idées et
de formules commodes pour utiliser toutes les ressources de la
psychologie » 1. Elle associa les Ave Maria du chapelet aux mystères joyeux ou
douloureux, recourut au support des lettres de l'alphabet, établit des
correspondances entre les plaies du Christ et les roses de la « couronne de Marie ».
Saint- Vincent Férrier fut à cet égard un disciple des Flamands : il chiffrait
les activités spirituelles, distinguait les divers sentiments — sept dans chaque
rubrique — que l'homme éprouve envers Dieu, envers lui-même et envers
autrui, découvrait les « trois racines » de la pauvreté et les « trois parties »
de l'abstinence. Une telle arithmétique permettait d'éviter les évasions de
l'esprit et la fausse mystique. On voit dès lors tout ce que les Exercices
spirituels de saint Ignace doivent à la devotio moderna. La vague
croissante du chapelet à partir du xv6 siècle, les règlements de plus en plus
nombreux des confréries obligeant leurs membres à un certain nombre de
confessions et de communions annuelles, une pratique telle que celle des
quarante heures (xvr3 siècle) constituent encore des témoignages sur les
progrès d'une piété méthodique dans l'Eglise catholique. On en
découvrirait d'analogues à l'époque dans l'organisation des cérémonies protestantes
1. E. Delahueixe, E.R. Labande, P. Ourliac, L'église au temps du grand schisme et
de la crise conciliaire (coll. Fliche et Martin, XTV, p. 939.)
310 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

qui remplacèrent la messe médiévale à laquelle trop de gens assistaient


passivement, dans le brouhaha. L'alternance des lectures, de la prédication

;
et des chants religieux en langues nationales constitua désormais le rythme
de l'office réformé.
Le xvr* siècle fut encore marqué par une extraordinaire structuration de
l'Église visible. Les Ordonnances ecclésiastiques, décidées en 1541 par les
autorités genevoises sur les conseils de Calvin, et le Livre de discipline
(1561) de l'Église écossaise ne sont que les plus connues des décisions grâce
auxquelles, dans toute l'Europe protestante, on réorganisa l'administration
et la vie religieuses. Du côté catholique la volonté de structuration fut
encore plus nette. On a rappelé plus haut la multiplication des
congrégations romaines opérée par Sixte Quint. Mais il faut aller plus loin dans
l'enquête et considérer aussi, comme relevant du même esprit de discipline
et d'organisation que cet article a pour thème, la multiplication des diocèses
(dans les Pays-Bas, par exemple), la décision de créer des séminaires
diocésains, le renforcement de l'autorité pontificale et le renforcement
parallèle de celle alors bien délabrée des évêques, et surtout la
remarquable constitution de l'ordre de saint Ignace. De toute évidence les
Jésuites, en s'organisant avec la rigueur que l'on sait, contribuèrent
puissamment à répandre dans le monde occidental l'esprit de méthode
qui est devenu une composante majeure de la mentalité moderne.

VI. UN MEILLEUR OUTILLAGE MENTAL

Plus grande capacité d'observer, volonté d'organiser, et de discipliner,


esprit et méthode, donc plus grand pouvoir d'abstraction. L'outillage mental
de l'homme de la Renaissance s'est perfectionné aussi à cet égard. Observer
avec assez d'attention le réel pour être capable d'en faire une reconstruction
idéale : tel est pour Alberti le sommet de l'activité artistique et la vraie
façon d'atteindre à la vraie beauté. « J'ai pris la peine, écrit-il, de
consigner ici les principales mesures de l'homme. Non point celles qui sont
particulières à tel ou tel corps humain ; mais, autant qu'il m'a été possible,
j'ai tenté de noter et de consigner par écrit la beauté la plus élevée dont la
nature nous a gratifiés et qu'elle répartit entre certains corps selon des
proportions déterminées, semble-t-il ... Nous avons choisi plusieurs corps
considérés par les experts comme les plus beaux et nous avons pris les
proportions et les mesures de chacun d'eux. Puis nous avons comparé ces
proportions et ces mesures et, laissant de côté les mesures extrêmes, qui
étaient soit au-dessus, soit au-dessous d'une certaine limite, nous avons
choisi celles que l'accord de nombreux cas désignait comme la moyenne
proportionnelle la plus louable » 1. Un tel processus d'abstraction est
évidemment très différent de ceux auxquels était habituée la spéculation scolasti-
que, puisqu'ici c'est le concret qui apporte à Alberti la base de référence.
On aurait tort de penser — à preuve le texte qui vient d'être cité —
que l'esprit de précision et les progrès de la capacité d'abstraire ont pénétré

1. Citation dans A. Blunt, La théorie des arts, pp. 34-35.


CHRONIQUE 311

dans le monde de la Renaissance par le seul fait des marchands. Mais il


reste vrai que ceux-ci ont beaucoup aidé à la promotion du quantitatif et
de toutes les notions — et inventions — abstraites sans lesquelles il n'est
pas de civilisation du quantitatif. Les monnaies de compte et la
comptabilité à partie double — celle-ci née vers 1340 et dont l'emploi se
généralisa au xvr3 siècle — furent peut être les plus étonnantes de ces mises
au point qui témoignèrent que l'esprit d'abstraction avait franchi un palier.
Il fallait en effet une réelle agilité intellectuelle pour tenir comptes à
l'envers de façon à ce qu'ils soient immédiatement intelligibles pour le
client. La pratique des virements d'un compte à un autre par jeu d'écritures,
l'invention de la lettre de change et de la prime d'assurance sont
pareillement à mettre au crédit d'une plus grande capacité d'abstraire. Fait
significatif : la prime d'assurance maritime, au sens moderne du terme, est née
à la fin du xrv8 siècle, non dans les ports — Venise ou Gênes — mais dans
les cités toscanes de l'intérieur, là où les hommes d'affaires dominaient de
plus haut le réseau déjà complexe du commerce international. Ce furent
pareillement les compagnies marchandes de l'intérieur qui imaginèrent
d'appliquer des tarifs différentiels aux marchandises transportées par voie
maritime. F. Melis a calculé que, vers 1330, pour 11 catégories d'articles
acheminées de Venise à Bruges, les frets unitaires ne varaient que du simple
au double 1. Par conséquent les pourcentages d'incidence de ces coûts du
fret sur la valeur finale des marchandises variaient dans le rapport de 1 à 10.
Mais, à la fin du xiv8 siècle, il n'en allait plus ainsi. Les grandes compagnies
toscanes s'étaient « emparées de la fonction de la navigation », l'avait
pensée et clarifiée. Elles avaient donc décidé que, désormais, le coût des frets
serait plus élevé que les marchandises rapportaient plus de bénéfices. Sur un
même parcours, 100 livres de plomb payèrent 1/2 sou de florins et 100
livres de fil de soie 248 sous. Le transport massif de produits pondéreux,
mais de peu de valeur, pouvait prendre son essor.
Quant au bond en avant de la science, il n'était possible qu'une fois
atteint par l'élite de la civilisation occidentale un certain niveau d'abstraction.
Certes la révolution qui a écarté les principales erreurs qui alourdissaient
la physique no s'est produite qu'au xvir3 siècle. Toutefois cette révolution
fut préparée par un progrès sensible des mathématiques au cours de la
Renaissance. Dès 1440, Nicolas de Cues soutint, dans la Docte ignorance,
que seules les mathématiques permettent à l'homme d'atteindre la certitude
et qu'elles constituent le fondement de la physique. Il eut en outre le
mérite d'affirmer la valeur absolue du principe de continuité d'où le xvir9
siècle fit découler la géométrie des indivisibles. En revanche la Summa de
aritmetica (1494) et le De divina proportione de Luca Pacioli ne
constituèrent pas, à proprement parler, des œuvres novatrices. De même, malgré
le prestige attaché au nom de Léonard de Vinci, c'est en dehors de lui que
se produisit la « percée » qui permit à la mathématique occidentale de
parvenir à un niveau que les Anciens et les Arabes n'avaient jamais atteint.
Un ami de Mélanchton (+ 1567), contribua à la simplification du langage
mathématique en inventant le terme d'« exposant ■». Il étudia les rapports

1. Communication de M. Melis que nous tenons à remercier vivement.


312 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

entre progressions arithmétique et géométrique et, le premier, prolongea la


série arithmétique dans le domaine des nombres négatifs. Un progrès
décisif, en algèbre, consista dans la découverte des équations du troisième et
du quatrième degré. Profitant des travaux de plusieurs chercheurs qui
avaient travailllé avant lui, Cardan publia, en 1545, son Ars magna où il
présentait les solutions de l'équation du troisième degré. Il refusait
assurément de considérer les nombres négatifs comme des nombres « vrais ». Mais
il les soumettait au calcul. Il prouvait donc que l'équation du troisième
degré admet des solutions positives, négatives, et même imaginaires 1.. L'Ars
magna contenait aussi l'exposé des recherches que venait de faire un jeune
mathématicien, Ferrari, sur la solution de l'équation du quatrième degré
Bien que Tartaglia ait accusé Cardan de plagiat, VArs magna représente
une date capitale dans l'histoire de l'algèbre.
Bombelli continua dans la voie tracée par ses prédécesseurs. Il donna la
théorie des solutions imaginaires en appliquant aux racines carrées des
nombres négatifs les règles élaborées pour le calcul des racines des nombres
positifs. Il traita également avec une grande virtuosité des équations du
quatrième degré dont il distingua quarante-quatre formes. Toutefois
l'algèbre, malgré le pas en avant réalisé en Italie vers le milieu, du XVIe siècle,
n'était pas encore devenue assez abstraite et symbolique. Bombelli par
exemple se trouvait gêné par le fait qu'il ne désignait jamais l'inconnue par
un symbole ni les quantités connues par des lettres. Il était donc incapable
d'écrire une formule générale. A la fin du XVIe siècle, le Flamand Stevin
et le Français Viéte travaillèrent à cette symbolisation de l'algèbre qui
devait permettre son très grand essor au xviie siècle. Stevin unifia la notion
de nombre, admettant comme pleinement légitime le nombre négatif. Pour
la première fois dans l'histoire il fut déclaré que « la soustraction » d'un
nombre positif est égale à l'addition d'un nombre négatif. Stevin affirma
aussi qu'« une racine quelconque est nombre », car jusque là des nombres
tels que */2 ou »/8 étaient réputés « absurdes, irrationnels, inexplicables ».
Quant à Viéte son principal mérite est d'avoir apporté, dans son in Artem
analyticam isagoge (1591), une contribution décisive à la simplification et
à la symbolisation de l'algèbre en y introduisant systématiquement l'usage
des lettres- voyelles pour les inconnues, consonnes pour les données. Avant
lui l'algèbre offrait des « exemples » et des « règles », comme celles de la
grammaire, non des « formules ». Viéte rendit possible « l'opération
algébrique ». Avec lui on passa « du degré d'abstraction du grammairien à celui du
logicien pur ». Le siècle de Descartes pouvait commencer.
Évolution décisive en algèbre ; révolution en astronomie dès l'époque de
la Renaissance. Une révolution qui postulait une capacité d'abstraction déjà
élevée, puisqu'il s'agissait de refuser l'observation immédiate et de récuser
l'apparence des phénomènes. Nicolas de Cues refusa de croire à un monde
clos et hiérarchiquement ordonné et déclara que l'univers était, sinon infini,
du moins illimité. Contrairement à Aristote qui opposait le monde sublunaire
au monde céleste incorruptible, il proclama que la terre était une « étoile
noble ». Léonard de Vinci ne fut pas un astronome. Il ne semble pas qu'on

1. La racine carrée d'un sombre négatif est dite « imaginaire ».


CHRONIQUE 313

puisse vraiment tirer parti d'un texte unique et elliptique de ses carnets où
figure la phrase : « Le soleil ne bouge pas ». En revanche il affirma
nettement que la lune est composée des mêmes éléments que la terre : ce qui lui
paraissait une preuve de la noblesse de celle-ci. Quant à Copernic, il
maintint assurément la sphère des étoiles fixes et les orbes cristallins de
l'astronomie médiévale. En outre, si son système fut héliocentrique, il ne donna
au soleil qu'un rôle assez effacé, astronomiquement parlant. Car le centre
des sphères planétaires ne se trouvait pas, selon lui, dans le soleil, mais
autour de lui. C'est néanmoins avec Copernic que commence la révolution
scientifique moderne. Il répondit à la vieille objection contre le mouvement
giratoire de la terre. Sans concevoir un espace infini, il postula un
univers beaucoup plus vaste que celui de Ptolémée et considéra que, non
seulement la terre, mais l'orbe terrestre lui-même n'était qu'un « point » par
rapport à la sphère des fixes. Plus nettement encore que Léonard, Copernic
vit dans la terre une planète comme les autes. Aristote et Ptolémée avaient
invoqué en faveur de l'immobilité de la terre, contre du monde, la chute
des « graves » vers le bas, « lieu naturel » de tous les corps. Copernic rétorqua
que les « graves» ne tendent pas vers le centre du monde, la gravité n'étant
que la tendance naturelle des parties d'un tout séparées de ce tout à le
rejoindre. Les « graves » de notre planète, ne cherchent donc qu'à
rejoindre leur tout, qui est la terre. Des parties séparées de la lune chercheraient
pareillement à rejoindre la lune, non le centre du monde. Cette
uniformisation et cette systématisation du cosmos sont un des aspects les plus notables
de la révolution copernicienne. De même tous les mouvements célestes se
trouvaient systématisés et expliqués par une règle unique, la durée du
parcours d'une planète autour du soleil étant fonction de la distance qui les
sépare de celui-ci.
La Renaissance se clôt avec Giordano Bruno qui, héritier spirituel non
seulement de Copernic, mais aussi de Nicolas de Cues, affirma l'infinité du
monde. Il déclara l'univers «immense », « innombrable », peuplé d'une
infinité de mondes pareils au nôtre. Le soleil, perdant la place privilégiée
que Copernic lui avait assignée, était ramené au rôle plus modeste de
« centre de notre machine ». Il était un soleil parmi les soleils. Assurément
Bruno, qui n'était ni physicien, ni mathématicien, ni astronome, dépassait
le cadre de la science en glissant vers le panthéisme. Mais sa pensée
représente l'aboutissement du long effort de la Renaissance pour faire craquer
le cosmos médiéval. La nature se trouvait unifiée, l'espace géométrisé.

Il n'est pas question de ramener l'histoire de la Renaissance, dans sa


totalité, à la seule promotion de l'esprit d'observation, d'organisation et
d'abstraction. La grande période de mutation qui s'intercale entre le
Moyen Age et les temps modernes, fut d'une trop grande complexité. Les
contradictions constituèrent son tissu. Ne cherchons donc pas avec H.
Haydn1 et E. Battisti 2, à distinguer, dans l'Europe en voie de
renouvellement des xv8 et xvr9 siècles, une « Renaissance » et une « Anti-Renaissance »
1. H. Haydn, The Counter-Reformation, New-York, 1950.
2. E. Battisti, l'Antirinascimento, Milan, 1962.
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qui auraient cheminé conjointement, celle-ci ayant été, selon l'un plus
expérimentale, selon l'autre, plus baroque que celle-là. Disons plutôt que la
Renaissance fut à la fois raison et déraison, ombre et lumière. La
dialectique du mystère et de la clarté, de la crédulité et de l'esprit critique, de la
fantaisie et de la rigueur, de la vitalité et de la méthode, reste, entre les
mains de l'historien, le fil d'ariane qui lui permit de ne pas s'égarer dans le
labyrinthe d'une époque tour à tour séduisante et déroutante. N'affirmons
surtout pas que deux types d'hommes se disputèrent la scène du temps, les
uns aspirant au rationnel, les autres à l'irrationnel. Les mêmes esprits furent
souvent et critiques et crédules. Cardan fit progresser l'algèbre et dressa
l'horoscope de Jésus. Ambroise Paré consacra un chapitre entier de son
livre, Des monstres, à prouver que « les démons habitent les carrières ».
Jean Bodin, historien du droit, économiste, adversaire des dogmes et des
miracles, écrivit une déconcertante Démonomanie des sorciers. Aussi bien
le vrai et le faux se trouvèrent-ils mêlés dans l'esprit des plus grands savants
qui assurèrent le passage de la Renaissance à l'époque classique. Kepler
baignait dans la mystique des nombres, croyait à l'harmonie musicale de
l'univers et privilégiait les cinq solides platoniciens : cube, tétraèdre,
octaèdre, dodécaèdre et isocaèdre. Pour lui les orbes planétaires
correspondaient à ces cinq solides, chaque orbite s'inscrivant dans le solide auquel
l'orbite extérieure suivante et circonscrite. Galilée, quant à lui, rejeta les orbites
elliptiques calculées par Kepler et resta attaché à la circularité des
révolutions planétaires. Au vrai, c'est l'histoire qui décante : c'est elle qui a dégagé
de leur gangue les grandes découvertes de Copernic, Kepler et Galilée. Il
reste que la Renaissance est trop fréquemment présentée comme le temps
de la fantaisie, de l'exubérance, de l'éclatement un peu anarchique de forces
longtemps contenues. Une analyse en profondeur révèle qu'elle fut tout
autant le moment où se firent jour de façon décisive — et dans tous les
secteurs de l'activité — une plus grande attention au réel, une plus grande
volonté d'organiser, une plus grande possibilité d'abstraire.

Jean DELUMEAU,
Faculté des Lettres et Sciences humaines de Rennes
et Hautes Etudes (VIe section), Paris.

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