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MARCHÉ & ANALYSE

Les tables rondes d’Option Droit & Affaires


Le M&A à l’épreuve du droit
de la concurrence

De gauche à droite :
Simon Genevaz, chef du service des concentrations au sein de l’Autorité de la concurrence
Marie Hindré, associée chez Altana
Jacques-Philippe Gunther, associé chez Willkie Farr & Gallagher
Marie-Hélène Huertas, directrice concurrence chez Vivendi
Anne Perrot, associée chez Mapp
Stéphane Hautbourg, associé chez Gide Loyrette Nouel
Valérie Ledoux, associée chez Racine
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Le M&A a repris en Europe comme en France. Mais les questions concurrentielles sont
importantes dans un marché qui a tendance à chercher la concentration. En 2015,
192 opérations de rachat ou de fusion ont été étudiées par l’Autorité de la concurrence.
Comment anticiper les questions de concurrence dans le cadre des opérations de fusions-
acquisitions ? Témoignages de sept experts de la matière.

ETAT DES LIEUX DU MARCHÉ

Jacques-Philippe Gunther :
Sur les opérations sensibles, les conseils juridiques sont
consultés très en amont, parfois même avant que le proces-
sus M&A n’ait démarré et que les banques d’affaires ne
soient mandatées. La direction stratégie, la direction finan-
cière, voire les opérationnels peuvent souhaiter savoir si
l’opération envisagée pourrait être conforme à la régle-
mentation concurrentielle et sous quelles conditions.
Nous préparons donc avec les clients des analyses qui
serviront ensuite à l’entreprise à alimenter les premières
étapes de discussion avec l’Autorité ou la Commission.
Dans le cas d’opérations confidentielles et pas encore
annoncées dans la presse, il est difficile d’avoir un retour
relativement fiable sur la position de la Commission tant
qu’elle n’a pas pu faire un test de marché. L’Autorité est
un peu plus ouverte à échanger, en amont, sur les effets
potentiels d’une opération.

Marie-Hélène Huertas :
Dans le secteur des télécoms par exemple, les dirigeants
peuvent pressentir un risque en termes de concurrence dans
une opération de M&A et prévoient en conséquence une
analyse préalable pour mettre à jour tout ce qui pourrait
poser difficulté. La phase de négociations est plus délicate
et il est fondamental d’intégrer les équipes de concurrence
pour qu’elles étudient et analysent très en amont certaines
clauses comme les clauses d’exclusivité que les équipes
corporate voudront insérer dans l’acte de cession ou de
fusion. Malheureusement, les experts concurrence ne sont
pas toujours présents et c’est bien dommage.

Stéphane Hautbourg :
L’analyse préliminaire des questions de concurrence est
d’autant plus essentielle qu’elle détermine de plus en plus la
structuration de la documentation M&A. Ainsi, il est main-
tenant fréquent d’intégrer dans la documentation juridique
des considérations sur le calendrier dans lequel la notifi-
cation doit intervenir et l’autorisation être obtenue, sur
la stratégie de notification, sur la nature des remèdes qui
doivent être proposés pour obtenir le feu vert des autorités
ou encore sur les pénalités ou «break-up fees» qui doivent
être versées si l’opération ne va pas à son terme, etc.
Les break-up fees sont en effet un élément récent des

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négociations depuis deux ans notamment. Dans l’opération Valérie Ledoux :


Baker Hughes/Halliburton, le break-up fee était de 10 % En amont, même si les choses ont considérablement évolué
soit 3,5 milliards de dollars. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. On ces dernières années, les équipes M&A doivent toujours
a parlé de 2 milliards de dollars dans Monsanto/Syngenta. être sensibilisées au volet concurrence pour nous interroger
C’est aujourd’hui presque une pratique de marché et les systématiquement sur la notifiabilité de l’opération. Il y a en
négociations sont en pratique difficiles. effet encore des situations où ce réflexe n’est pas évident. Par
exemple lorsqu’une JV qui n’est pas de plein exercice passe
LES ANALYSES PRÉ-M&A d’un contrôle conjoint à un contrôle exclusif, la question
de son caractère notifiable est toujours un sujet de discus-
Marie Hindré : sion. Notre rôle est aussi d’évaluer en amont le calendrier de
Dans les processus d’acquisition, les vendeurs demandent notification qui sera très différent en fonction du nombre de
souvent que l’acquéreur potentiel procède à une analyse pays concernés et du secteur. Par exemple dans la vente au
concurrentielle de l’opération. C’est notamment le cas dans détail, l’analyse des nombreuses zones de chalandise a néces-
des systèmes d’appels d’offres de mise en vente d’actifs ou sairement un impact important sur le timing de l’opération.
de sociétés, où une telle analyse est demandée à chacun des
acquéreurs potentiels. Simon Genevaz :
Les enjeux de concurrence deviennent un critère de sélec- L’Autorité de la concurrence intervient en aval de
tion de l’acquéreur tout autant que le prix. Certaines opéra- ce processus, une fois le dossier notifié ou prénotifié.
tions à vocation industrielle qui avaient du sens en termes de L’investissement des parties dans l’analyse en amont est
synergies par exemple ont déjà été écartées par les vendeurs évidemment souhaitable, mais l’analyse économique des
au profit de reprises par des fonds d’investissement dont effets d’une opération avant même d’en avoir parlé à
l’approbation par des autorités de concurrence était plus l’Autorité peut s’avérer «piégeuse» dans certaines situations.
simple et donc plus rapide. Un phénomène dont on parle très peu, en tout cas au niveau
national, et qui s’est développé au cours des deux dernières
Anne Perrot : années, est l’abandon d’opérations de concentration, parfois
L’analyse concurrentielle devrait probablement prendre à un stade très avancé. On peut citer par exemple l’abandon
place dans le processus de décision préalable, c’est-à-dire au de l’acquisition du réseau Mr Bricolage par Kingfisher, celui
moment où l’on se pose la question de savoir si on va rach- de la prise de contrôle de Colis Privé par Amazon et celui,
eter A ou B ou si on va privilégier de se faire racheter par A à quelques jours de l’échéance de phase 2, de Metrobus par
ou B. Ceci impose de savoir ce qui est attendu de l’opération JC Decaux. Les raisons qui expliquent chacun de ces aban-
de concentration. S’agit-il d’un projet de nature industrielle dons sont bien entendu différentes dans chacun de ces trois
ou d’une fusion défensive ? cas, mais il s’agit souvent de l’impossibilité de se mettre
L’analyse doit également tenir compte de la situation qui d’accord sur des remèdes du fait d’un profond désaccord de
prévaudrait en cas de rapprochement de la cible avec un diagnostic concurrentiel et/ou dans la nature des remèdes
autre concurrent. Les entreprises comparent souvent la à apporter. Notamment, lorsque les parties ont énormé-
situation avec fusion à la situation de statu quo, c’est-à-dire ment investi dans la construction d’une théorie selon
sans fusion. Mais la bonne situation avec laquelle comparer laquelle la définition d’un marché pertinent par l’Autorité
la situation de fusion peut parfois être celle dans laquelle devrait changer, le dialogue ne peut pas fonctionner si les
un autre concurrent a fusionné avec la cible. Dès lors, et entreprises n’acceptent pas de tenir compte des enseigne-
selon le motif réel de la concentration, les analyses concur- ments que peut procurer l’instruction du dossier par les
rentielles sont dictées par la comparaison de la situation services de l’Autorité sur le fonctionnement des marchés.
après fusion avec une situation contrefactuelle qui dépend Il existe heureusement des contre-exemples : dans le cas
du contexte. du rapprochement de Fnac et Darty, dans lequel l’Autorité
a finalement élargi la définition du marché de la distribu-
Jacques-Philippe Gunther : tion au détail de produits électrodomestiques aux ventes
Lorsque nous représentons un acquéreur potentiel, il nous en ligne, les parties nous avaient sollicités très en amont et
arrive de préparer nous-mêmes l’argument contrefactuel et ont engagé un travail très collaboratif. Les parties ont certes
de réaliser à destination du vendeur un comparatif des risques proposé une théorie innovante en demandant à l’Autorité
concurrentiels en fonction des autres acquéreurs potentiels. d’élargir le marché pertinent, mais elles lui ont donné les
Soulever des éventuelles problématiques concurrentielles moyens de mener son travail à son terme en construi-
peut impacter le timing de l’opération et du coup contrain- sant avec elle l’instruction et les études économiques et
dre l’acheteur concurrent à offrir un prix supérieur pour économétriques nécessaires pour démontrer l’existence
faire accepter au vendeur cette contrainte. La concurrence du rapport de substitution entre les ventes en ligne et les
peut ainsi amener à bouleverser les stratégies des dossiers. ventes en magasins dont elles se prévalaient.

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Marie-Hélène Huertas, directrice concurrence


chez Vivendi

«Une différence doit être


établie entre le dialogue avec
l’Autorité de la concurrence
française et la Commission
européenne.»

Anne Perrot : vation de la fusion, était cohérente avec les résultats des
Nous avons vécu cette opération aux côtés de la Fnac, données.
bien avant sa notification. Les parties avaient une histoire
très claire à raconter, née de leur expérience business et Valérie Ledoux :
de leur manière de vivre le marché, peu à peu grignoté La précédente opération importante dans ce secteur de la
par l’arrivée des ventes en ligne. Mais l’analyse économique vente de produits électrodomestiques est intervenue en 2011
doit démontrer de la manière la plus quantifiée possible (Boulanger/Saturn). Quand nous l’avions notifiée, les ventes
la réalité de l’histoire concurrentielle vécue par les parties. en ligne représentaient environ 12 % du total des ventes.
Quand on a commencé à évoquer les ventes en ligne et Pour les parties à l’opération, qui ressentaient une vraie pres-
leur prise de marché sur les ventes en dur, il nous a fallu des sion concurrentielle exercée par Internet sur les points de
données pour étayer cette hypothèse. Des articles de jour- vente physiques, il était logique de les intégrer. Mais pour
naux ne suffisent pas, il est nécessaire de réellement démon- l’Autorité, il était un peu tôt pour que l’on puisse réelle-
trer l’évolution du marché. Au-delà des données un peu ment élargir le marché. Les enseignes vendaient encore assez
macroéconomiques démontrant la croissance des ventes en peu via leurs propres sites et des écarts de prix demeuraient
ligne dans un secteur d’activité donné, il faut aller bien plus entre les ventes en ligne et les ventes en dur. Une analyse
loin à l’aide des données des parties. Une promotion sur les économique plus détaillée n’aurait sans doute pas permis
ventes en ligne a-t-elle un impact sur les ventes en dur par de faire la démonstration. De façon générale, nous devons
exemple ? C’est une manière parmi d’autres de démon- toujours sensibiliser les équipes M&A au fait que les calen-
trer l’existence d’une porosité entre les deux canaux. Assez driers des deals doivent laisser le temps pour mener, le cas
rapidement, l’histoire business a collé avec les données. échéant, des études économiques approfondies, ce qui est
L’idée qu’il existait une forte pression concurrentielle des parfois difficile lorsque le vendeur impose un calendrier très
ventes en ligne sur les ventes en dur, qui constituait la moti- serré à l’acquéreur.

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Marie-Hélène Huertas : nne évolue avec désormais une ouverture plus grande aux
Il y a quelques années, Vivendi a conduit l’opération engagements quasi-structurels, un mélange entre des cessions
d’acquisition d’EMI par UMG dans laquelle les effets et des remèdes comportementaux, comme par exemple,
dommageables de la piraterie de la musique étaient au cœur l’accès à des infrastructures ou le maintien de contrat de
de l’analyse. Les avocats considéraient que le piratage de la fournitures. L’Autorité et la Commission s’imprègnent de ce
musique avait un impact fort sur l’état du marché et sur le qui se passe dans l’économie réelle. Il est très important au
calcul des parts de marché. Or, l’équipe chargée de l’affaire début d’un dossier de repérer à la fois l’histoire industrielle
estimait que la piraterie ne devait pas être prise en compte mais aussi l’histoire juridique et économique à raconter.
dans ces calculs. La question n’a pas été clairement discutée
au début de la procédure, ce qui a généré une perte de temps Stéphane Hautbourg :
et d’énergie des deux côtés, car le dialogue entre Bruxelles L’analyse des effets unilatéraux est aujourd’hui largement
et nos équipes n’avançait pas. Dès que ce point a été clarifié, harmonisée au niveau des autorités de concurrence en
nous avons pu repartir sur de meilleures bases. Europe : il s’agit de mesurer les effets induits par l’opération
sur les contraintes concurrentielles par rapport à la situ-
Jacques-Philippe Gunther : ation contrefactuelle et cet examen repose sur un cadre
Il est intéressant de noter l’évolution des positions des économique structuré et rigoureux. Néanmoins, lorsque
régulateurs, que ce soit celle de l’Autorité française ou de l’on intervient en amont d’une opération, peu de personnes
la Commission. Dans le cas de Fnac/Darty, on est parti sont au courant du projet et il est alors souvent compliqué
d’une appréciation des ventes en ligne comme une pres- d’avoir accès aux données nécessaires pour conduire un tel
sion concurrentielle jusqu’à, finalement, leur intégration examen. Ainsi, les éléments factuels nécessaires pour véri-
au marché pertinent. De son côté, la Commission europée- fier la robustesse d’une analyse ou théorie innovante ne

Jacques-Philippe Gunther, associé


chez Willkie Farr & Gallagher

«Il est très important au début


d’un dossier de repérer à la
fois l’histoire industrielle mais
aussi l’histoire juridique et
économique à raconter.»

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Anne Perrot, associée chez Mapp

«L’analyse économique doit


démontrer de la manière
la plus quantifiée possible
la réalité de l’histoire
concurrentielle vécue par
les parties.»

sont généralement pas immédiatement accessibles. Dans ces présenter peu de remèdes (locaux) notamment, sans avoir
conditions, il est préférable de conduire l’analyse de concur- une vision très claire et solide de ce point notamment car s’il
rence préalable sur une base réaliste, dans le but d’identifier est mal anticipé, c’est l’un de ceux qui seront les plus coûteux
l’ensemble des problèmes potentiels, et de décider ensuite de en temps par la suite.
la manière dont il convient de les traiter.
Valérie Ledoux :
Anne Perrot : Au-delà de l’analyse locale, le marché à analyser peut être très
Notre travail est de quantifier l’histoire sur la base des données différent selon les pays, en fonction des différents degrés de
passées. Nous regardons si ce que décrit le client est identifi- maturité du secteur. Ce qui peut être problématique lorsque
able. Nous pouvons être inventifs quant au type d’analyse l’analyse est faite globalement par la Commission européenne
qui met le mieux en évidence des effets parfois difficiles à pour l’ensemble des pays concernés et non pays par pays par
observer directement, mais parfois, nous ne savons même pas, chaque autorité nationale de concurrence concernée. Ainsi,
par exemple, si le marché est national ou local. Or ce point dans le secteur de la vente au détail d’articles de bricolage,
mérite d’être regardé très en amont car l’analyse locale peut nous avons notifié une opération qui concernait trois Etats
être très compliquée à réaliser ! C’est même souvent la partie membres. La Commission considérait que le marché étant
la plus demandeuse en données et en temps pour les écon- mature, il ne comprenait que les grandes surfaces de brico-
omistes travaillant sur le cas. La délimitation géographique lage. C’était effectivement le cas dans deux Etats membres.
des marchés et les parts de marché obtenues par les parties Elle voulait donc exclure de l’analyse les autres canaux de
sur les marchés locaux sont susceptibles d’avoir un impact distribution, tels que les magasins de bricolage indépendants.
considérable sur la suite de l’opération. Il faut être conscient Or, dans le troisième Etat membre, la réalité était différente
qu’on ne peut pas aller vite, avoir une histoire convaincante, et ces magasins devaient donc être intégrés dans le marché,

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ce qu’a effectivement décidé l’autorité nationale de cet Etat. rence sont alors poussées à une sorte d’ultra protection par
Si la Commission avait conservé cette partie du dossier, il est peur des recours de la part des tiers. L’analyse menée par
clair que l’opération aurait été très difficile dans ce dernier l’entreprise est parfois massacrée par les tests de marché, ce
Etat puisqu’elle concernait le rapprochement entre les deux qui conduit les autorités de concurrence à ne pas s’engager
seules grandes surfaces de bricolage présentes. trop tôt dans le processus et à ne pas donner les indicateurs
qui, le cas échéant, feraient qu’une opération serait aban-
Simon Genevaz : donnée assez vite ou qui permettraient de mieux mesurer
La différence entre un dossier qui avorte et un dossier qui le type de remèdes. Ce ping-pong absolument nécessaire
arrive à terme, c’est la capacité des parties à réagir de manière manque un peu à l’éclairage général. Il intervient parfois
constructive. Dans Fnac/Darty, le point de convergence à un moment où les parties à la concentration ne peuvent
entre l’Autorité et les parties était l’extension du marché plus faire marche arrière.
aux ventes en ligne. Le point de divergence était la taille
du marché géographique. Pour les parties, le marché était Marie Hindré :
national, alors que pour l’Autorité, les déterminants locaux Nous nous sommes retrouvés dans une opération où les tiers
de concurrence restaient significatifs et nécessitaient de avaient déjà déposé, un mois avant le dépôt de notre préno-
faire une analyse locale. La Fnac a accepté de procéder à tification, un mémoire presque plus long que notre propre
cette analyse, en produisant notamment des estimations de projet. Il s’agissait de tiers qui avaient aussi participé à l’appel
parts de marché des acteurs de la vente en ligne au niveau d’offres organisé en amont par les vendeurs, qui avaient donc
local, même si ceci nécessitait de confronter de nombreuses comme nous soumis un projet de prénotification avec leur
données et estimations. Ce faisant, la Fnac a investi dans offre et avaient une très bonne connaissance du dossier. Cette
l’analyse d’éléments conformes aux demandes des services situation est assez difficile à gérer car lorsque vous arrivez,
d’instruction, alors même que ces demandes procédaient l’Autorité a déjà la vision du dossier côté tiers.
d’une approche de la définition géographique du marché
différente de celle qu’elle défendait. C’est cela, coopérer à Simon Genevaz :
l’instruction. Et ce n’est pas le cas dans tous les dossiers. LesNous constatons effectivement un accroissement du rôle des
parties restent parfois prostrées sur une théorie et ne veulent tiers dans certaines procédures. Les contentieux en matière de
pas la modifier, même si celle-ci ne correspond pas à la contrôle des concentrations sont en augmentation, avec des
réalité du fonctionnement des marchés telle qu’elle ressort recours introduits devant le Conseil d’Etat à la suite de déci-
de l’instruction. sions autorisant des opérations sous réserve d’engagements
qui, généralement, ne satisfont pas des concurrents, parfois
LE POIDS CROISSANT DES TIERS candidats malheureux à la reprise de la cible. On constate en
particulier que des demandes en référé de suspension peuvent
Jacques-Philippe Gunther : être introduites devant le Conseil d’Etat sur la base du seul
S’agissant des opérations qui ont avorté devant la Commis- communiqué de presse publié par l’Autorité lorsqu’elle adopte
sion Européenne - 14 depuis 2011 - deux explications une décision. En effet, il y a toujours un délai de quelques
peuvent être avancées. La première c’est un schéma de semaines avant que la décision ne soit publiée puisque le Code
remèdes très rigide, c’est à dire sans plan B. La deuxième de commerce confère aux parties un délai pour formuler des
c’est une intransigeance relativement forte des vendeurs. demandes d’occultation des informations relevant du secret
Le marché du M&A est effectivement reparti mais il des affaires. Dans ce type de configuration, l’affaire est très vite
y a assez peu d’actifs à vendre et une forte concurrence portée devant le juge par les concurrents déçus, avec un débat
entre les acheteurs, avec des fonds très agiles et flexibles, nécessairement très pauvre puisque les requérants n’ont pas
disposant souvent de ressources importantes et fréquem- encore eu accès à la décision. On voit donc se développer
ment n’étant pas soumis à problèmes de concurrence, des stratégies contentieuses très agressives, parfois au détriment
sauf build up significatif. Les vendeurs peuvent dès lors se du débat de fond. De surcroît, le Conseil d’Etat exerce un
permettre d’être assez intransigeants et estimer que plus contrôle très précis sur nos décisions. Je vous invite à prendre
aucun risque concurrence ne doit exister dès le sign- connaissance des deux annulations de décisions de l’Autorité
ing. Dans cet environnement déjà complexe, la situation depuis quatre ans, les affaires Canal+/Direct 8 et UGI/Total-
des autorités de concurrence et des parties, est devenue gaz – la seconde étant une annulation partielle. Les motifs
plus difficile avec le developpement des actions des tiers d’annulation sont extrêmement précis.
pendant une concentration, au stade de l’instruction, puis Toutefois, ce n’est pas parce que les tiers sont très présents
devant les juridictions en attaquant les décisions. Il existe de que l’Autorité est captive de leurs opinions. Il est vrai que
réelles stratégies de blocage de la part des concurrents pour l’Autorité doit prendre en compte les opinions des tiers,
éviter qu’une opération se réalise ou pour récupérer des même lorsque celle-ci n’est pas fondée, car elle doit gérer
actifs faisant l’objet d’un remède. Les autorités de concur- le risque contentieux qui pèse sur sa décision. Elle doit

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Stéphane Hautbourg, associé


chez Gide Loyrette Nouel

«Les autorités se parlent,


travaillent ensemble et
même se déplacent pour des
sessions de travail communes.
Cette approche est d’ailleurs
indispensable pour la
question des remèdes.»

donc prendre une décision à la fois suffisamment éclairée devoir retirer la notification, les clients souhaitant prendre
et suffisamment étayée pour qu’elle survive au contentieux. le temps de la réflexion, puis la resoumettre ensuite.
Ceci contribue à expliquer la charge probatoire importante
qui pèse sur les parties, en particulier lorsque celles-ci invi- Marie-Hélène Huertas :
tent l’Autorité à innover. Une différence doit être établie entre le dialogue avec
l’Autorité de la concurrence française et la Commission
LE DIALOGUE AVEC LES AUTORITÉS européenne. A l’orée d’une opération, les juristes concur-
rence ont pour tâche de «raconter une histoire» aux diri-
Marie Hindré : geants de la société en leur disant qu’ils vont vendre ou
Je note également notre difficulté à échanger parfois très acheter tel ou tel actif, suivre telle procédure, et à la fin,
en amont avec l’équipe en charge du dossier (pas avec prendre des engagements structurels ou comportementaux.
l’Autorité d’ailleurs mais plus avec la Commission) sur les On dresse un tableau aux dirigeants, puis la procédure de
difficultés anticipées. Dans un dossier récent, nous avons contrôle de la concentration commence. Celle-ci est assez
passé près de huit mois en prénotification à discuter de la lourde devant la Commission européenne, et contraire-
segmentation des marchés pertinents. Le test de marché ment à ce qui se passe en France, je trouve qu’il y a peu de
nous a été refusé au stade de la prénotification, pour qu’il place pour un dialogue.
ait finalement lieu en cours d’examen formel et que ses J’ai déjà cité l’exemple d’EMI/UMG. Dans ce dossier,
résultats nous soient restitués à 3 jours d’expiration du délai quelques jours avant la fin de la procédure, l’entreprise ache-
de dépôt des engagements de la phase 1. Les clients ne teuse apprend qu’elle doit céder des artistes internationaux et
comprennent pas toujours cette situation car il faut décider des labels importants de son propre patrimoine. L’histoire n’est
en 48 heures des engagements à proposer, et le cas échéant, alors plus du tout la même ! Les dirigeants se retrouvent avec
cela peut avoir un impact même sur la décision de réaliser un contexte qu’ils n’ont peut-être pas anticipé, et peuvent légi-
ou non l’opération. Cela nous a même conduits une fois à timement hésiter à accepter les nouvelles contraintes.

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Valérie Ledoux, associée chez Racine

«Une autre différence notable


entre l’Autorité française et
la Commission réside dans
la souplesse d’obtention
des dérogations à l’effet
suspensif de l’autorisation de
concentration en particulier
lorsque la cible est une
entreprise en difficulté.»

Valérie Ledoux : de la phase 1. L’autorité anglaise a alors proposé de passer


Une autre différence notable entre l’Autorité française et la directement en phase 2, ce qui a permis de gagner presque
Commission réside dans la souplesse d’obtention des déro- un mois de procédure. En outre, devant la CMA, les parties
gations à l’effet suspensif de l’autorisation de concentration ont accès, dès le début et à plusieurs stades de la procédure
en particulier lorsque la cible est une entreprise en difficulté. ensuite, à l’ensemble du dossier, notamment aux soumissions
Il est extrêmement difficile d’obtenir une dérogation de la des tiers. Un véritable débat contradictoire s’engage ainsi dès
part de la Commission, même dans un tel cas. En revanche, le début de la procédure, ce qui n’est pas vraiment le cas
l’Autorité de la concurrence se montre très pragmatique, devant la Commission européenne, le débat contradictoire
et examine les éléments qu’on lui soumet dans des délais ayant lieu essentiellement après l’accès au dossier, c’est-à-dire
très courts, compatibles avec les calendriers des procédures très tard dans la procédure.
collectives.
Jacques-Philippe Gunther :
Stéphane Hautbourg : Il existe selon moi un problème de structure de procédure.
Il est difficile d’avoir un dialogue approfondi dans la première Dans tous les pays du monde, s’enchainent une phase 1 et 2.
phase de la procédure car les autorités sont encadrées par Devant la Commission par exemple, une fois que la phase 1
des délais assez stricts avec lesquels elles doivent composer. est lancée, elle ne peut plus être interrompue à la demande
J’ai eu une expérience récente devant l’autorité anglaise, la des parties. Les stop the clock n’existent qu’en phase 2. En
CMA, qui est très pragmatique. Cette opération, qui visait à revanche, cette souplesse existe dès la phase 1 en France. Il
constituer le premier opérateur convergent dans le secteur faudrait pouvoir plus facilement retirer la notification, ce
des communications, soulevait des questions de concurrence qui était initialement le cas lors de l’entrée en vigueur du
nouvelles qui ne pouvaient pas être tranchées dans le cadre règlement concentration. Dans le cadre de l’étude conduite

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par la Commission sur des modifcations du règlement (et la multiplication des recours des tiers, la Commission est
notamment la question de l’introduction de nouveaux seuils aujourd’hui submergée et peu disposée à dévoiler une pré
additionnels voire alternatifs aux seuils de CA) on pourrait analyse avant un ou plusieurs test de marché. C’est d’ailleurs,
réfléchir à un système qui rapprocherait phase 1 et phase 2 cette imprévisibilité croissante qui a notamment déclenché
pour les dossiers ostensiblement complexes avec des stop the des mécaniques un peu différentes vis à vis du vendeur
clock à l’initiative des parties notamment pour gérer, autre- tels que les break-up-fees ou la présentation d’une étude
ment que dans l’urgence, la négociation des remèdes. Pour concurrence fouillée dès le stade de la remise d’une offre
les opérations les plus simples, il faudrait aller au delà du d’achat.
formulaire simplifié qui nécessite du travail souvent inutile
et couteux pour l’entreprise et passer à un contrôle a poste- LES ENGAGEMENTS
riori... Certes, cette situation ne serait pas facile à gérer du
côté du régulateur en terme de planning, mais elle éviterait Anne Perrot :
les catastrophes industrielles que nous avons connues avec la Lorsque l’on travaille avec les parties depuis assez longtemps,
série d’opérations abandonnées récemment tant en Europe il est possible de les alerter pour qu’elles soient prêtes à tel
qu’aux Etats Unis. Rappelons que l’arrêt d’une opération ou tel type de remèdes. Certaines n’ont pas toujours envie
cause énormément de dégâts sur le business, les emplois, la de l’entendre. Mais ce conseil extérieur et objectif obtenu
valorisation, etc. le plus tôt possible dans le dossier est indispensable pour
Il existe peut être de nouveaux outils procéduraux à imag- ne pas perdre du temps et de l’énergie. Par ailleurs dans de
iner. Le monde des concentrations est devenu beaucoup plus nombreux cas, les parties gagneraient à associer les écono-
sophistiqué, pourtant on est resté enfermé dans une procé- mistes au design des remèdes. Dans certaines configurations,
dure avec une phase 1 et une phase 2, avec un déclenche- les outils mis en œuvre pour examiner les effets de la concen-
ment des processus contradictoires seulement en phase 2 et tration du point de vue économique peuvent être mobili-
une prénotification souvent peu éclairante sur l’analyse des sés pour analyser l’impact de tel ou tel remède : permet-il
effets d’une opération. de répondre au problème de concurrence identifié ? Est-il
proportionné ? Etc.
Simon Genevaz :
Je m’inscris totalement en faux par rapport à l’idée que les Simon Genevaz :
services de l’Autorité ne donnent pas suffisamment de feed- Après le design des remèdes, leur mise en œuvre effective est
back. L’Autorité a deux demandes constantes depuis quelques une priorité pour l’Autorité de la concurrence, en particu-
années. Premièrement, de vraies prénotifications, c’est-à-dire lier en matière de mesures comportementales. Comme vous
la communication d’un projet de notification à l’Autorité de le savez, l’Autorité a récemment initié le processus de révi-
la concurrence pour lui permettre d’instruire un minimum sion de l’ensemble des injonctions imposées à Canal Plus
et d’échanger avec les parties. Dans la grande majorité des cas, en 2012 dans l’affaire Canal Plus/TPS et des engagements
les parties se contentent de fournir un projet de notification souscrits en 2014 dans l’affaire Canal Plus/Direct 8. Cette
tout en annonçant qu’elles notifieront en toute hypothèse révision intervient après une période de cinq ans de mise
dans les 15 jours qui suivent, ce qui n’autorise aucun échange en œuvre des mesures comportementales adoptées. Pour
sérieux sur le fond des dossiers. Deuxième demande de comprendre cette durée, il faut rappeler qu’en 2009-2010,
l’Autorité : celle de pouvoir lancer son instruction en amont, l’une des premières opérations importantes que l’Autorité
dès la prénotification, pour engager cette discussion avec les de la concurrence a eu à traiter a été l’acquisition des chaînes
parties. Les problèmes rencontrés dans certains dossiers qui TMC et NT1 par TF1. La décision autorisant l’opération
ont finalement avorté, ne sont pas liés à des problèmes de a été attaquée devant le juge par les concurrents, qui
feedback, mais à une incapacité des parties à construire le contestaient notamment le caractère adéquat de la durée
dossier sur la base des retours que nous pouvons leur donner. des engagements, de cinq ans, qui a été discutée devant le
Autrement dit, savoir réagir avec lucidité à des divergences juge. Si au final la décision a été confirmée, la discussion
que nous pouvons avoir sur le fond. autour de la durée adéquate d’engagements comportemen-
taux, et notamment les conclusions du rapporteur public du
Jacques-Philippe Gunther : Conseil d’Etat dans cette affaire, ont néanmoins conduit à
Il est exact qu’un processus d’échanges est possible en une inflexion de la pratique de l’Autorité vers des engage-
amont avec l’Autorité de la concurrence française. Ce ments qui durent désormais cinq ans renouvelables une fois.
n’est en revanche plus le cas avec la Commission. Il y a Le renouvellement ne peut toutefois être adopté qu’à l’issue
quelques années, les parties pouvaient avec une LOI bien d’une nouvelle analyse concurrentielle pour vérifier si les
organisée saisir la Commission et engager une discussion conditions de marché ont changé et justifient de maintenir
sur le fond assez rapidement même en prénotification. De les engagements.
par la complexification des opérations de concentration, et Les engagements comportementaux sans limitation de

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MARCHÉ & ANALYSE

durée, qui ont pu être adoptés du temps où le ministre de tions de recevabilité des remèdes. Or, si les remèdes propo-
l’Economie avait la charge du contrôle des concentrations, sés doivent adresser les problèmes de concurrence propres à
n’existent plus car l’Autorité n’a pas vocation à structurer chaque juridiction, ils doivent néanmoins rester cohérents.
la régulation du marché, et doit s’en tenir à encadrer le
comportement des parties pendant une durée déterminée. Anne Perrot :
La logique des cinq ans renouvelables une fois est d’avoir un Cette convergence a d’ailleurs été démontrée lors de la fusion
processus suffisamment long pour que les mesures adoptées Lafarge/Holcim. Mapp a établi les analyses économiques rela-
aient un impact réel sur le marché, mais au-delà de 10 ans, tives à de très nombreux pays et a effectué à chaque fois la
c’est au législateur d’intervenir pour corriger un éventuel même nature de travail, ce qui souligne la très grande conver-
défaut de marché. gence des méthodes développées avec l’ensemble des autorités
Il est désormais quasiment systématique dans les dossiers de concurrence.
où il y a eu des engagements comportementaux de refaire
une étude de marché à l’issue de la période de cinq ans. Simon Genevaz :
Elle permet d’examiner dans quelle mesure les évolutions Les contacts entre les autorités américaines et la Commis-
de marché sont de nature à modifier l’analyse concurren- sion européenne sont plus fréquents qu’au niveau national
tielle et les remèdes. Dans le dossier Canal Plus/TPS, une puisqu’elles travaillent souvent sur les mêmes dossiers. Il
consultation publique a ainsi été lancée en juillet dernier. arrive toutefois que nous recevions également la notification
Mais Canal Plus/TPS est un cas très particulier, issu d’une d’opérations examinées par la FTC ou le DoJ, ce qui a pu
longue procédure et dont l’instruction s’est toujours carac- donner lieu à une coopération avec leurs services par le passé.
térisée par le très grand nombre des interlocuteurs intéressés. L’ICN joue également un rôle important comme vecteur de
En 2012, lorsque l’opération a été renotifiée à l’Autorité de convergence et l’Autorité de la concurrence française, qui est
la concurrence après qu’une première autorisation, datant de co-chair du Merger Working Group de l’ICN aux côtés de
2006, eut été annulée au motif de l’inexécution des engage- nos collègues américains et canadiens, y est très investie. Les
ments que Canal Plus avait souscrit à l’époque, il a été décidé discussions transatlantiques sont également possibles sur des
de procéder par consultation publique pour l’élaboration dossiers qui ne seraient pas communs. Par exemple, dans un
des remèdes pour être sûr que l’ensemble des opérateurs dossier portant sur le secteur des médias, nous nous sommes
intéressés sache que l’on regardait cette question et puisse rapprochés informellement de nos confrères américains qui
y contribuer. Dès lors que l’analyse devait être réexaminée avaient eu à travailler sur des problématiques proches des
par l’Autorité cette année, nous avons procédé de la même nôtres afin d’échanger sur l’approche de fond.
manière, par parallélisme avec la procédure initiale qui avait
conduit à la décision de 2012. Mais il s’agit d’un cas un peu Jacques-Philippe Gunther :
exceptionnel. La convergence procédurale est assez marquée depuis trois
ou quatre ans sur l’accès par la Commission aux documents
Marie-Hélène Huertas : produits par les parties en relation avec l’ opération. Par exem-
Si ce dossier est si spécial, c’est parce qu’il a débuté en 2006 ple, la Commission peut demander à l’entreprise les emails
devant la DGCCRF avec une procédure différente de celle des personnes impliquées dans l’opération pour essayer de
d’aujourd’hui. Le dialogue était très loin de celui que l’on a comprendre si la philosophie du dossier, telle que présentée,
aujourd’hui avec l’Autorité de la concurrence. est bien celle qui a été souhaitée par les parties. Ce processus
Le groupe Vivendi était alors multifacette puisqu’il regroup- est directement inspiré de la procédure 6-1-C américaine dans
ait un opérateur téléphonique, des éditeurs de jeux vidéo et laquelle les parties doivent fournir tous les documents en rela-
des chaînes de télévision. L’analyse concurrentielle était donc tion avec l’opération.
compliquée et de plus les marchés ont connu une complète
révolution technologique en cinq ans, ce qui explique beau- Marie-Hélène Huertas :
coup d’événements par la suite. C’est de la discovery que le droit français ne connaît pas.

Stéphane Hautbourg : LE GUN JUMPING


Il est par ailleurs important de souligner que les autori-
tés travaillent de plus en plus ensemble. Les opérations sont Simon Genevaz :
souvent globales et imposent des notifications un peu partout Le gun jumping est la réalisation anticipée d’une opération de
dans le monde, et le plus souvent aux Etats-Unis et en Europe. concentration notifiée avant son autorisation. Il est différent
Les autorités se parlent, travaillent ensemble et même se dépla- du comportement consistant à réaliser une opération sans la
cent pour des sessions de travail communes. Cette approche est notifier. «Jumping the gun» consiste à ne pas attendre l’issue
d’ailleurs indispensable pour la question des remèdes. En effet, du processus de contrôle des concentrations et à prendre le
les décisions récentes montrent un durcissement sur les condi- contrôle des actifs cibles. Or, pour des autorités qui fonction-

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Marie Hindré, associée chez Altana

«Le gun jumping recouvre


deux aspects : l’échange
d’informations entre
concurrents, notamment sur
les opérations horizontales,
avant la réalisation de
l’opération, et l’anticipation
de la réalisation de
l’opération avant son
autorisation par les autorités
en violation de l’effet
suspensif.»

nent sous un régime de contrôle a priori des concentrations, risation par les autorités en violation de l’effet suspensif. Sur
l’effet suspensif du contrôle est au cœur de l’architecture du ce deuxième aspect, et lorsque les opérations traînent en
processus de contrôle. Pourquoi donner les informations longueur, peuvent se poser un certain nombre de questions
demandées par l’autorité, pourquoi contribuer à la constitu- imposant des recommandations au client (par exemple, peut-
tion de preuves, quand on n’attend pas l’autorisation pour on anticiper le financement par l’acquéreur d’un projet porté
réaliser l’opération ? Pourquoi consentir à des engagements par la cible ?).
exigeants si l’on n’en a pas besoin pour mettre en œuvre
l’opération ? C’est tout le système d’incitations que crée Jacques-Philippe Gunther :
l’attente d’une décision d’autorisation que la sanction du gun Comment imaginer qu’un acquéreur et un vendeur, entrés
jumping a vocation de protéger. L’autorité examine d’ailleurs dans une phase de rapprochement, ne se parlent pas des
actuellement son premier cas de gun jumping dans le cadre de éléments de valorisation, des synergies possibles, du finance-
l’opération Numéricable/SFR. ment de l’opération, de façon à ce qu’au jour de la signature
ils puissent commencer à travailler ? Dans le cas de Numéri-
Jacques-Philippe Gunther : cable/ SFR et selon les ingénieurs des autres opérateurs télé-
Le règlement concentration existe depuis 26 ans et il n’y a coms, il semblerait, selon le communiqué publié par l’Autorité
jamais eu une seule décision devant la Commission. Donc que la sortie d’un nouveau produit un mois après le closing
aucune sanction. Selon la presse, il y aurait une enquête en de l’opération ne puisse pas avoir été réalisée sans concertation
cours dans le dossier SFR/Portugal Telecom. très forte entre acheteur et cible durant l’opération. Qu’est ce
que les parties peuvent faire ou pas faire pendant cette période ?
Marie Hindré : C’est souvent du bon sens, mais peu accessible et lisible pour
Le gun jumping recouvre deux aspects : l’échange les opérationnels qui sont là pour faire réussir une acquisition
d’informations entre concurrents, notamment sur les opéra- au plus vite.
tions horizontales, avant la réalisation de l’opération, et Des guidelines seraient les bienvenues pour savoir par exemple
l’anticipation de la réalisation de l’opération avant son auto- si l’on peut réunir dans une même salle les deux responsables

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MARCHÉ & ANALYSE

Simon Genevaz, chef du service des


concentrations au sein de l’Autorité de la
concurrence

«Les parties savent


parfaitement qu’elles ne
peuvent pas échanger au-
delà de ce qui est strictement
nécessaire pour les besoins
de la transaction et ont les
moyens de prendre leurs
responsabilités.»

des réseaux informatiques des entreprises pour qu’ils échan- vendeur ou la cible avant l’autorisation de l’opération (signa-
gent sur le type d’architecture à mettre en place, les directeurs ture de contrats commerciaux, négociation de tarifs, etc.) ?
des achats pour négocier des prochains contrats, ou les finan-
ciers pour préparer le business plan des années à venir? Il faut Simon Genevaz :
déterminer où est la limite, ce qui n’est pas simple. En tant Il n’y a pas de projet de publication de guidelines en ce sens. En
que conseils, nous essayons de structurer des « clean teams », réalité, ce que vous déplorez, c’est l’absence de pratique déci-
c’est à dire des équipes peu nombreuses qui échangent, selon sionnelle. L’aboutissement du cas en cours devant l’Autorité
des règles de confidentialité très strictes, un certain nombre dede la concurrence devrait vous donner certaines des réponses
documents indispensables à la valorisation de l’opération, à la que vous attendez. Mais des lignes directrices n’ont jamais été
détermination du prix, les conditions, etc. nécessaires pour mettre en œuvre les bonnes pratiques que
vous décrivez, et notamment la signature d’accords de confi-
Valérie Ledoux : dentialité et la mise en place de «clean teams» pour la négo-
Il y aurait sûrement besoin de clarification officielle. Par ciation d’une transaction pendant la durée du contrôle des
exemple, comment traiter un paiement, au moins partiel, concentrations. Les parties savent aussi parfaitement qu’elles
du prix dès le signing mais avant le closing ? Ou comment ne peuvent pas échanger au-delà de ce qui est strictement
traiter le comportement des entreprises dans la période entre nécessaire pour les besoins de la transaction et ont les moyens
l’autorisation et le closing ? C’est un sujet qui peut être très de prendre leurs responsabilités.
important dans le secteur à appels d’offres par exemple.
Stéphane Hautbourg :
Marie Hindré : La décision de l’Autorité sur le cas SFR/Numéricable sera la
Avant même de se retrouver autour d’une table pour discuter bienvenue en ce qu’elle constituera le premier précédent sur
des synergies, certaines décisions dans la période intermédiaire cette question. Elle posera, je l’espère, des principes clairs. Il
peuvent avoir un impact sur le futur. Par exemple, peut-on existe quelques précédents américains mais la frontière entre
signer un contrat pour les quatre prochaines années ? Quel les mesures préparatoires et la mise en œuvre reste étroite et
droit de regard peut avoir l’acquéreur sur des décisions straté- peut être vite franchie.■
giques engageantes pour le futur qui doivent être prises par le Propos recueillis par Ondine Delaunay et Coralie Bach

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