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Youssouf Cissé

Notes sur les sociétés de chasseurs malinké


In: Journal de la Société des Africanistes. 1964, tome 34 fascicule 2. pp. 175-226.

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Cissé Youssouf. Notes sur les sociétés de chasseurs malinké. In: Journal de la Société des Africanistes. 1964, tome 34
fascicule 2. pp. 175-226.

doi : 10.3406/jafr.1964.1383

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1964_num_34_2_1383
NOTES
SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ
PAR
YOUSSOUF CISSÉ

Introduction.

Les sociétés de chasseurs, dôsotô, du Manding méritent à plus d'un


titre l'attention du chercheur. Leur ancienneté par rapport aux autres
associations ésotériques et cultuelles est attestée par toutes les tra
ditions qui présentent les clans des chasseurs, les Traoré, connus par
ailleurs sous les noms de dau dôso, Dau chasseurs ; dâ soko, percer la
brousse ; dâ sira, chemin de la brousse ; dâ bele, graviers de la brousse ;
dâ suba, thaumaturges de la brousse ; maga suba diara suba, lions
thaumaturges ; dâ ba, mères de la brousse, etc., comme étant les pre
miers occupants du KM, du Gâgarà et du Dô, les trois contrées qui
devaient constituer par la suite le cœur de l'empire du Mali.
On prête aux clans Traoré la fondation des plus vieux sites de la
haute vallée du Niger, dont Farabana (village-ruines-tomo) situé à
3 km de Kangaba, et où fut scellée avant la fin du xie siècle leur
alliance avec les Koné venus du Sankaran (nord de la République de
Guinée), les Kamara arrivés de Siby sur le lac Débo et les Konaté-
Keita partis du Wagadou, l'ancien empire du Ghana) ; Brazan où
existe de nos jours l'intarissable puits dit bâbara-kolô, et Sombo où
les Traoré de la vieille souche, quoique ayant depuis longtemps perdu
toute influence politique, ne demeurent pas moins les maîtres incon
testés du culte des génies de l'eau et des mines d'or de la région.
A en croire les récits de toute sortes, ni le déferlement sur le pays des
Traoré des vagues de migrations venues de divers horizons, ni l'hég
émonie au Manding de nouveaux rois thaumaturges, suba, de rois
prêtres, soma, de rois-forgerons, ni même l'assimilation dans bien
des cas des Traoré par les nouveaux venus n'ont pu compromettre à un
moment donné de l'Histoire, la vie, la solidité des structures et des
croyances des sociétés de chasseurs. Celles-ci auraient même eu un
regain de vitalité avec Mamadi-Kani (le grand-père du fondateur de
176 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
l'empire du Mali) qui, paraît-il, paracheva leurs structures et leur
unité en instituant le sïbo, sorte d'ordre des chasseurs.
On sait le rôle déterminant que les totadyô, avec à leur tête l'éminent
chasseur Maghan Soundiata, ont pu jouer dans la lutte qui devait
libérer le Manding de la tyrannie du Sosso.
Par-delà les innombrables mythes et chansons de gestes qui cé
lèbrent cet événement historique, le fait saillant de l'avènement de
l'empire du Mali demeure la naissance au Manding d'un système poli
tique nouveau qui, sans avoir sapé l'ordre préexistant, ne Га pas moins
ébranlé dans ses assises.
En effet, pour la première fois dans l'Histoire des peuples soudanais,
une organisation politico-militaire de chasseurs, dotée d'un statut
excluant toute notion de tribu, de classe et de caste, et fondée sur un
culte commun à tous ses membres, venait d'établir sa toute-puissance
sur le pays situé entre le Haut-Sénégal et le Haut-Niger, avant de se
lancer à la conquête de l'immense territoire s'étendant de l'océan
Atlantique à la boucle du Niger, de la forêt guinéenne aux dunes de
sable du Sahara.
L'influence des sociétés de chasseurs a si profondément marqué la
vie politique du Mali que, cent ans après le règne des grands chasseurs,
on retrouvait sous les empereurs musulmans — que les traditions
populaires ignorent presque — une foule de chefs militaires, farï,
yana, avatars des chasseurs guerriers, dans la cour du Mali et à la
tête de la plupart des provinces de l'Empire К
En outre, le succès des royaumes animistes qui virent le jour au
Soudan après la décadence au xvne siècle de l'empire du Mali, réside
dans le fait que leurs fondateurs et les successeurs de ceux-ci se sont
tous appuyés sur les sociétés de chasseurs.
Enfin, le grand intérêt que présente pour nous la dôsotô est qu'elle
sut garder presque intact le vieux fonds des croyances soudanaises.
Par ses chants, ses récits et rites séculaires, elle continue de perpétuer
avec éclat, en dépit de l'influence sans cesse grandissante et destruc
tive de l'Islam dans le Manding, les plus vieux mythes du Soudan,
notamment ceux relatifs au vautour, au serpent, à l'hyène, au kulâ-
dyâ.

Le mythe de Sanin et Kontrox.

La société des chasseurs repose sur le mythe de « Sanin et Kontron »


qui lui sert à la fois de constitution et de code moral. Le mythe dit
que :
1. Cf. les voyages d'Ibn Batouta au Mali.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 177
« Sanin et Kontron n'ont pas de patrie, faso, leur pays étant la
brousse, c'est-à-dire partout où vit le gibier.
— Ils ne sont d'aucun clan, ni d'aucune race.
— Sanin, qui n'a pas été enfantée, ne connut point d'hommes ;
cependant elle conçut et enfanta Kontron qu'elle initia aux secrets des
choses visibles et invisibles de la brousse.
— Kontron sut rendre par un dévouement jamais pris en défaut et
par un amour filial porté au plus haut degré d'expression, l'affection
et l'attention dont sa mère couva son adolescence.
— Il est l'archétype du chasseur, dôso folo ; il abattit toute sorte
de gibier connu et inconnu des hommes ; il tua même des diables.
Rien dans la brousse n'eut de secret pour lui, et il tira autant des êtres
que des choses des connaissances aussi nombreuses que variées et aux
usages multiples.
— Il resta chaste et de ce fait garda intacte sa pureté, sanuya
(pureté de l'or).
— Les hommes qui imitèrent par la suite Kontron devinrent ses
« enfants » : tout chasseur est « enfant », de, de Sanin et Kontron et
frère de tous les autres chasseurs. »
Ce mythe mérite quelques commentaires.
D'abord il auréole Sanin des vertus de la mère des mères, la Terre
qui selon une des versions de la genèse de l'homme « a conçu d'elle-
même la première personne », moko folo, en l'occurrence un homme.
Celui-ci reçut en sortant du sein de la Terre son âme, nî, insufflée du
ciel, kaba, avec ses attributs. Le miracle, kaba ko : chose du ciel, chose
étrange, s'accomplit dans le vacarme du tonnerre, kaba prë : éclat
ement du ciel, sa prë : éclatement de là-haut, ce qui eut pour résul
tatde détourner les yeux de l'homme de la nudité de la Terre, sa mère.
Le premier homme vécut longtemps seul ; puis une nuit, il sentit
une douleur vive à la cuisse gauche qui s'enflait chaque jour un
peu plus. La douleur finit par l'immobiliser. C'est alors qu'il saisit le
couteau qui pendait à sa hanche et se fendit la cuisse. Nouveau mi
racle ! C'est une fille que l'opération mit à découvert. On discute encore
de savoir si le nouveau-né était la fille de l'homme ou s'il s'agissait
de sa sœur jumelle qui était restée cachée en lui.
L'homme finit néanmoins par épouser la femme qu'était devenue
entre temps la fille. L'a-t-il violentée ? S'est-elle offerte à lui ? Nul ne
saurait le dire. Quoi qu'il en fût, l'union du couple initial constitua
un kota (ce mot est une allusion directe au membre viril de l'homme,
et désigne tout acte sexuel, mais signifie en particulier adultère, in
ceste, acte sexuel immoral). Car la Terre conçut l'homme en l'absence
de tout acte sexuel qui ne va jamais sans noko, souillure, saleté, ordure.
178 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
Í
/ C'est parce que leurs ancêtres l'ont commis que les hommes et les
femmes sont préoccupés des suites du kota : les femmes les lavent
{ périodiquement, quant aux hommes, ils ne cessent de les craindre.
Í Dans le mythe de Sanin et Kontron, nous ne retrouvons pas trace
t d'une telle préoccupation : les ancêtres des chasseurs sont demeurés
[y aussi « purs que l'or ».
y « C'est un sacrilège que de prétendre que Sanin et Kontron étaient
des époux * ; Sanin est la mère et Kontron le fils », affirment les chas
seurs malinké.
De même que le premier homme est le père de l'Humanité, de même
\ Kontron, l'archétype du chasseur, est le père de tous les chasseurs, et
К le pays de l'un comme celui de l'autre n'a de dimensions que celles
M du Monde.
y C'est pour cela « que les enfants de Sanin et Kontron » ne sont ni
Malinké, ni Bambara, Sénoufo, Bobo, Peuls, ni blancs ni noirs,
,

qu'ils soient un peu de tout cela, et aucun d'eux ne saurait prétendre


| être plus fils de Sanin et Kontron qu'un autre chasseur de Djabali, ce
^ lointain pays situé aux confins de l'imaginaire ».
■s D'autre part, le climat d'amour et de dévouement exclusifs qui seul
^ prévaut dans les rapports entre Sanin et Kontron est typique de la
famille matricentrique, bani den ya, cellule de paix et sacrée par sur
croît au milieu de la tempête de la faden ya, fraternité consanguine,
qui agite les familles étendues du Manding.
1 Comment expliquer chez le Malinké, si ce n'est par une telle image,
* le culte de la mère ! « la mère qui, après nous avoir tout donné, tout
1 fait, veut encore nous donner et nous faire quelque chose, et comble
' du paradoxe, parvient toujours à le réaliser»; ou par cette autre wol
nba « ô ma mère », le cri de détresse, l'appel au secours plus efficace
que le nom de Dieu que l'on oublie d'invoquer du reste lorsqu'on
est durement éprouvé.
Devant le péril, le sauve-qui-peut du Malinké est encore un appel
adressé à la mère, be bl ba bolo « chacun est entre les mains de sa
mère ».
Le cri de douleur, d'émoi de toute mère qui craint pour son enfant
est le woïndë « ô mon fils », le plus déchirant, le plus profond et aussi
le plus beau des sentiments humains.
On dit que le père, même s'il est susceptible d'éprouver de tels sen
timents pour ses enfants, demeure par contre incapable de les expri
merà la manière de la mère.
Il importe pour le chasseur autant que pour toute autre personne

1. C'est ce que prétendent certaines traditions de Ségou.


NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 179
d'adorer sa mère, car « la mère est tout pour l'homme », moko ka ko be
yï ba ye.
Pour ce qui est de la fraternité des chasseurs, « enfants » ou dis
ciples de Kontron, elle est consacrée au Manding par l'initiation au
culte de Sanin et Kontron. Un seul critère, celui de l'ancienneté dans
le culte, est retenu pour classer les chasseurs en aînés et cadets au
sein de leur association.
En vertu de cette loi organique des dôso tô, un père initié après son
fils devient le cadet de celui-ci; un maître qui vient en ancienneté
après son esclave doit respect et obéissance à son propre bien.
C'est bien là un monde à l'envers, mais un monde simple, sain, parce
que dépouillé de toutes les gangrènes, entre autres la fa-sia, le dyonya,
le nyamakalaya, le horon ya, le fadenya \ ces maux qui sclérosent la
vie des sociétés malinkés.
Dans la famille des chasseurs, les contradictions, les ambiguïtés et
les tensions majeures s'estompent au profit de l'ordre, de la clarté et
de l'union. Il n'existe pas ici de /a, père, pour disposer du droit de vie
ou de mort sur ses enfants.
On sait l'importance que revêt l'initiation chez les populations
africaines : la renaissance à une vie nouvelle après la mise à mort
rituelle, à la suite de quoi l'initié est censé avoir tout oublié de son
existence passée jusques et y compris ses parents ; chez les chasseurs,
il n'est pas seulement demandé à l'adepte de la société d'oublier pour
la circonstance les réalités de la vie sociale, mais il est dit qu'il doit à
tout moment placer la filiation de Sanin et Kontron au-dessus de toute
filiation, y compris celle des ancêtres, et celle même du koma qui est
le fin du fin en matière d'institution religieuse, et que la fraternité
de chasseurs prime chez lui toute autre forme de fraternité.
La seule formule de vœux, la seule qui vaille pour le chasseur est
« que Kontron se tienne debout pour toi », autrement dit « que Kont
ron t'aide », kontron ka do i ye.
Kontron à lui seul remplace les ancêtres et le koma, auxquels le
Malinké demande une telle aide.
On peut mesurer à ces faits l'ardente conviction qui attache le
chasseur au puissant panthéon de Sanin et Kontron, panthéon qui
n'a d'égal peut-être que celui des forgerons, les hommes du feu qui,
dans le secret de ce sanctuaire qu'est la forge, numou so, le plus véné
rable de tous les sanctuaires, rééditent au rythme des soufflets et des
martèlements, le mystère de la création. « C'est parce que rien n'est
parfait en l'homme qu'il arrive parfois que les chasseurs se tiraillent
1. fasia : règles gérant la succession au niveau du lignage, dyonya ; esclavage ; nyamakalaya : les
castes ; horonya : la noblesse ; fadenya : parenté par les pères, synonyme de rivalité.
180 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
entre eux, et c'est toujours pour ramener les égarés dans la voie tracée
par Kontron plutôt que pour leur nuire ; les dôso ne connaissent pas
les méfaits de la fadenya : un chasseur ne verse pas le sang d'un autre
chasseur, contrairement à ce que l'on constate chez les komo de —
initiés au Komo — qui se sont massacrés dans toutes les guerres pas
sées et continuent de s'entre-tuer au moyen du kořte, magie noire. »
Les deux dernières parties du mythe sont capitales dans la mesure
où elles permettent de comprendre les causes du comportement sexuel,
le souci de pureté du chasseur. Celui-ci se doit d'imiter son ancêtre
mythique Kontron, l'archétype du chasseur qui, pour n'avoir jamais
commis de kota — il est resté chaste — garda non seulement intacte
sa pureté originelle, mais aussi ses facultés ontologiques. Car si le
kota — en tant qu'acte sexuel — diminue toujours la force, fâka, s'il
— le kota en tant qu'inceste — entraîne la déchéance complète du
commun des hommes, c'est bien parce que sa conséquence, le noko
— souillure, impureté, saleté, ordure, etc. — qui est proportionnel à
la gravité de l'acte constitue toujours une entrave, siri : attacher, au
tere.
Force, fâka, et tere sont deux concepts qui expliquent à eux seuls
l'essentiel des vicissitudes de la vie d'une personne.
« Un homme fort, fâkamâ ou fáma, mais pourvu d'un mauvais tere,
tere dyuku, arrive à résister aux nombreux malheurs que lui attire
son tere. »
« Un individu sans force, fâkatâ ou fâtâ, mais disposant d'un bon
tere, tere nyuma, est abrité par son tere des éventualités auxquelles
l'expose sa faiblesse. »
« L'homme est complet, tye da fa le, lorsqu'il possède beaucoup de
force et un bon tere. »
Les notions de fâka et de tere, et leurs interrelations sont beaucoup
plus complexes que ne le font ressortir les exemples ci-dessus, que nous
avons isolés d'un contexte général pour souligner un contraste qui
reste imperceptible dans bien des cas.
Mme G. Dieterlen écrit à propos du tere : « Le tere fut infligé par
Pemba à Mousso Koroni, tandis qu'il la poursuivait pour diminuer
son pouvoir. »
« De ce fait, son aspect est complexe : il est à la fois le caractère de
l'homme, sa force, sa conscience et la partie de son être qui, à travers
le corps, le rend sensible aux contingences. Si l'homme est vulnérable
par son double, c'est son tere qu'affecte toute rupture d'interdit, qui
reçoit et subit l'impureté...»
Quoiqu'il en soit, une personne en qui le fâka et le tere se trouvent
respectivement diminués et entravés, devient la proie des mauvaises
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 181
influences extérieures, en l'occurrence le nyama x, cet épouvantail de
la vengeance.
Et l'âme ne se maintient dans le corps que grâce à la présence du
fâka et du tere.
C'est donc pour le chasseur, qui s'attire constamment le nyama de
tant de victimes innocentes un danger que de faire le kota dont les
méfaits, à moins d'une purification appropriée, pourraient lui être
fatals.

Initiation au culte de Sanin et Kontron.

Un dicton malinké dit que « nul n'entre sous la touffe — le bois


sacré — des chasseurs avant d'avoir tué un oiseau ».
Il ne faudrait cependant pas croire qu'il suffît d'être adroit pour
pouvoir accéder à la compagnie des chasseurs. Tout postulant malinké
au titre de chasseur doit d'abord s'engager à respecter la « chose des
chasseurs » dô sow ka jî, et subir une initiation de deux à trois ans.
Il est pour ce faire « confié » par les dôsoba — les grands chasseurs —
à un maître chasseur, kára moko, qu'il aura lui-même choisi de son
propre gré.
Auparavant, les chasseurs prennent soin de supputer en connais
seurs d'hommes et de choses, certaines facultés ontologiques, en par
ticulier le tere du néophyte. Cet examen auquel le malinké procède à
l'égard des nouveaux venus — étranger, nouvelle mariée, nouveau-
né — permet de situer l'individu en cause, et si ses résultats concluaient
à un caractère néfaste du sujet examiné, cela ne saurait pour autant
constituer un prétexte pour refuser la candidature du postulant. Car
la société des chasseurs est ouverte à tous ceux qui, de leur propre
chef, désirent devenir des enfants de Sanin et Kontron.
La volonté du candidat prime ici toute autre considération. C'est
ce qui fait l'originalité des sociétés de chasseurs par rapport au domo
et au komo par exemple, qui sont des cultes obligatoires 2.
L'initiation à la chasse, fondée sur des principes immuables faisant
appel à la soumission, sô, et à la pureté tant intérieure qu'extérieure,
sanuya, konodyeya, de l'élève et de son maître, comporte, outre l'a
pprentissage des techniques proprement dites de la chasse, approche

1. Nous traiterons plus loin du nyama.


2. L'association des chasseurs est avec celle des Suba — sorciers thaumaturges — les seules socié
tés,tô, auxquelles le Malinké adhère de son propre gré. Contrairement aux autres — groupes d'âges,
sociétés de culture, domo, komo — qui tendent à préserver l'ordre social établi, elles désavouent
quant à elles cet ordre, par le seul fait qu'elles abolissent de leur statut tout critère clanique ou de
caste. Si elles sont souvent décriées, c'est bien parce qu'elles contestent les principes qui régissent la
société malinké.
182 SOCIETE DES AFRICANISTES
du gibier, dépistage, dépeçage, boucannage de la viande, etc., l'ense
ignement du culte de Sanin et Kontron, et celui des pratiques magiques
permettant de s'abriter du nyama ou de l'exorciser К
La fin de la période d'apprentissage est marquée par une impor
tante cérémonie appelée meleke-sigi (asseoir l'ange gardien), ou dya
sigi (faire asseoir, adhérer plus fortement le double à l'âme qu'il
accompagne).
Le dya sigi n'intervient qu'après que l'apprenti chasseur ait satis
faitaux épreuves d'usage :
— s'être montré, par sa conduite, par ses mœurs, digne de Sanin
et Kontron ;
<— avoir tué au moins trois pièces de gibier sur pied (il en fallait
sept ; ce chiffre a été ramené à trois à cause de la rareté du gibier).
Il consacre le chasseur enfant à vie de Sanin et Kontron.
Nous disposons de très peu d'éléments sur ce rite qui se déroule à
huis clos dans la cour privée du chef des chasseurs (il avait lieu autref
oisdans le bois sacré des chasseurs dô so tu). Les quelques échos que
nous avons pu en recueillir suffisent néanmoins pour en saisir toute
l'importance. Il est demandé à celui que l'on initie de renier en quelque
sorte toute filiation, toute fraternité, toute relation de dépendance au
profit de la filiation de Sanin et Kontron, et de la fraternité des chas
seurs.
Les questions qui lui sont posées et auxquelles il doit répondre par
un oui sans équivoque sont les suivantes :
ba nï fa tl la sanin ni kontron ko (question posée à trois reprises)
« tu n'as de parents que Sanin et Kontron ? »
кого ni doko tl la dô sow ko
« tu n'as de frères que les chasseurs » ? (question posée trois fois).
Après cette reconnaissance de jure, l'initié doit exprimer sa soumis-
sion et sa foi en Sanin et Kontron :
ibi sô kontron ka кота 2
« acceptes-tu la « chose » — le culte — de Kontron ? »
ibi sô dô sow ka fi ma 3
« acceptes-tu la « chose » — la loi — des chasseurs ? »
Après que les réponses d'usage furent prononcées, l'officiant, le
chef des chasseurs en l'occurrence, procède au bain rituel de l'initié à
l'aide d'une eau mucilagineuse, en commençant par la tête.
Le fusil du jeune chasseur reçoit également le baptême par l'eau
1. Pour dispenser ou pour acquérir un savoir quelconque, dô ni, il faut nécessairement réunir
ces deux conditions qui seules favorisent la formation du karu ou kalâ (support de l'être, pilier du
savoir) sans lequel toute connaissance demeure sans profit.
2. ko = acte accompli, chose abstraite.
3. /Г = chose créée, chose concrète.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 183
que le dôso-ba introduit dans son âme, son tonnerre et son système de
mise à feu x.
De fortes incantations accompagnent ce rituel qui fait du novice
un membre à part entière de la puissante famille de Kontron.
C'est incontestablement là le but de la cérémonie ; mais le dya sigi
proprement dit, obtenu par les incantations et l'onction d'eau bénite,
n'est pas à négliger. Il assure le renforcement de la personne du dôso
en liant plus intimement et plus fortement son double, dya, à l'âme, nï,
et celle-ci au corps, fari, qui l'enveloppe. Le dôso sort donc de cette
cérémonie en état de parfaite complétude.
Ceci est d'autant plus significatif que le Malinké n'interprète la
peur, la frayeur, la panique, le tourment qu'en termes de dédouble
ment, d'incomplétude de l'être. Ainsi une peur brusque consécutive
par exemple à un coup de tonnerre est appelée dya pâ, envol brusque
du double de l'âme. (Notons qu'en dehors des rêves, l'âme ne saurait
demeurer dans le corps à la suite d'une absence prolongée de son
double). Un événement insolite (nouvelle alarmante) provoque le dya
bo — sortie du dya — qui diffère sensiblement du dya pâ, parce que
moins brutal que celui-ci. Le dya tikè — couper le dya — est produit
par un choc soudain et profond, et fait que le cœur bat avec violence;
nyâ (verbe et substantif) traduit la « brusque sortie de l'âme » hors du
corps lorsqu'on perçoit un danger fictif ou réel : c'est la frayeur qui,
en se prolongeant, devient le tourment, nyani. Le nya namini (le
tournoiement de l'âme), c'est le vertige ; c'est aussi l'assoupissement,
la torpeur. « Plus l'homme se trouve dans un des états que nous venons
de citer, plus il est vulnérable, parce que « incomplet ». De ce fait, il
importe que le dôso, qui est appelé à affronter les bêtes sauvages, les
manifestations et [les apparitions fantasmagoriques dont la brousse est
bien souvent le théâtre, garde son être en entier, soit en possession de
toutes ses facultés. Le dyasigi est en quelque sorte une « assurance- vie »,
une assurance professionnelle que les chasseurs octroient aux novices.
Un sacrifice de poulets sur l'autel des dôso clôt la cérémonie.
« Aussitôt après, le nouvel initié, dans un état exceptionnel de
pureté, de force et de chance (sanuya, fâka et tere) se dirige vers la
brousse : il abattra avant le crépuscule du gibier, car le dya sigi n'a
lieu qu'au début de l'hivernage (mai-juin), période à laquelle les an
imaux sauvages en chaleur se donnent rendez-vous sur les plateaux
latéritiques, fuga, déjà couverts de vertes prairies serties de flaques
d'eau miroitant au soleil printanier. »

1. Le fusil est également doué de vie ; il est autant que son propriétaire exposé aux méfaits du
nyama, du siri ; d'où la nécessité de le « tremper », mï, afin que, même sous l'action des influences
extérieures, il puisse continuer de fonctionner normalement.
184 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
II y a quelques décennies — il en est probablement ainsi dans cer
taines régions du Manding, le dia sigi, tout comme les autres réunions
à caractère cultuel, se déroulait dans le bois sacré des chasseurs,
dôso tu, auquel fait allusion le dicton « on n'entre pas sous la touffe
des chasseurs avant d'avoir tué un oiseau ». Le nouvel initié n'avait
donc rien à craindre de la traversée d'une agglomération qui présente
un certain risque de « souillure », notamment les mauvaises rencontres
(vue d'une femme, d'une personne à mauvais œil, etc.).
S'il court aujourd'hui ce risque, c'est que le Malinké de la haute
vallée, devenu musulman depuis peu de temps, admet de moins en
moins que se déroulent au grand jour certaines manifestations rela
tives à l'ancien culte. Cela explique le transfert de la brousse au vil
lage du pôle du culte de Sanin et Kontron. Il explique davantage
encore pourquoi le mot meleke — ange en arabe — a remplacé dya,
double, dans dya sigi.
Un chasseur nouvellement islamisé, à qui je faisais timidement
remarquer que le concept de l'ange gardien était trop pauvre pour
pouvoir rendre les multiples manifestations du dya, me répliqua avec
gravité : « chacun de nous a sur l'épaule droite un ange qui note ses
bonnes actions et sur l'épaule gauche un autre ange qui note ses mauv
aises actions. Ces actes, kewale, seront mis le jour du jugement der
nier, kïri dô ou dô-dô, dans le plateau de la balance, dya (allusion au
double de l'âme).
Voici un exemple parmi tant d'autres du syncrétisme forcené dont
le Malinké musulman sait faire preuve.
Quoique cette tendance domine la vie religieuse de la haute vallée
du Niger, il est relativement aisé de faire la part des deux religions —
l'Islam et l'Animisme — dont les concepts se côtoient sans toutefois
se mêler.

Le « tour du monde » du dôso.

Autrefois les jeunes chasseurs, dôso de, accomplissaient, après avoir


acquis suffisamment de savoir et d'adresse, un périple qui les menait
souvent très loin de leur village.
« On partait généralement à deux ou à trois, et rarement seul pour
cette randonnée. »
Les invitations au voyage sont du reste faites à tout propos au jeune
Malinké par des proverbes tels que : tje koroba sa keme, ani dêmisin
ml ye dya mana кете tâma, ulu de ye Ъаго nyô ye, « un vieillard de
cent ans et un jeune qui a parcouru cent pays sont ceux qui peuvent
causer ensemble ».
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 185
ni ye dji nyë kolô kolô, nidji-nyë ml dô, i ná dô, « si tu parcours le
monde tu le connaîtras, quand même il ne t'aurait pas connu ».
Le chasseur ne manquait pas de répondre à ces appels de l'honneur,
sûr qu'il était de l'immunité dont le couvraient ses ancêtres mythiques.
« II partait donc à la recherche du gibier, à la découverte du Monde,
à la rencontre des hommes et des peuples, à la poursuite du savoir et de
la gloire. »
« Ses principales armes qui sont aussi efficaces qu'un trait frappant
le buffle au bon endroit, s'appelaient patience, courtoisie, bonne
humeur, amitié. Lorsqu'il débarquait dans un village où ses maîtres
et ses parents n'avaient point de connaissances, il se faisait adopter
par une famille portant le même nom que lui ou par un senâku, parent
à plaisanterie, un brë, un homme du clan de sa mère ; à défaut de tout
cela, il lui restait toujours la possibilité de se faire l'époux fictif d'une
de ses « bonnes grands-mères » qui ont assez vécu pour connaître toute
chose, et autour de qui s'organise la vie nocturne — elle est la plus
riche et la plus intense en activité culturelle et en distractions —
de la jeunesse des villages malinké. »
Le but du voyage étant d'avoir un renom toko soro, le chasseur ne
ménageait ni ses forces, ni ses revenus pour atteindre ce but. C'est
ainsi qu'il cédait le produit de sa chasse pour un prix symbolique, si
ce n'était gratuitement.
Le périple durait généralement six mois, et exceptionnellement
dix-huit mois ; après quoi le dôso retournait dans son village, chargé
de connaissance, d'amitié et disposant d'un pécule assez important.
Mais on le jugeait surtout d'après le nombre de trophées qu'il apport
ait à son tableau de chasse ; peaux de fauves, défenses d'éléphants ou
d'hippopotames, cornes de bufles et d'antilopes, queues de toutes les
bêtes abattues qui étaient réunies en un fagot d'autant plus lourd que
le chasseur était adroit.
Le retour du Sénégal ou de la Côte d'Ivoire des « navetanes » char
gésde bagages les plus hétéroclites, rappelle la rentrée triomphale et
en plein jour d'un jeune chasseur d'antan, de ses randonnées.
La portée des pérégrinations des chasseurs allait bien au-delà de
leur société. Car un chef ou un patriarche intransigeant sur les bonnes
mœurs ou sensible aux vertus guerrières qui ont de tout temps prévalu
au Manding, donnait souvent ses filles en mariage aux chasseurs qui
se faisaient distinguer par leur bravoure, leur urbanité, leur conduite.
Par-delà leur cause, c'est donc un capital inestimable de confiance
que les dôso procuraient à leur clan.
En effet, la réputation de quelques individus suffisait pour asseoir
ou pour renforcer celle de tout un groupe. Et l'alliance, quelle que
Africanistes. 2
186 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
fût sa forme, représentait un élément de choix du système politique
mandingue. Elle établissait la paix entre ses contractants, déter
minait leur solidarité surtout en temps de guerre, réglait les systèmes
de coopération et d'entraide entre les groupes.
On peut affirmer, sans risque de se tromper, que les chasseurs, de
par leur nombre — près de 2 % des Malinké sont chasseurs — leur
dynamisme et leur intrépidité légendaires, et par la foi et les principes
qui animent leur corporation, ont contribué autrement que par les
armes à l'édification et au rayonnement du Manding.

Organisation de la Société des chasseurs.


Les deux grands principes énoncés dans le mythe de Sanin et Kon-
tron, à savoir l'universalité de Sanin et Kontron et la fraternité des
chasseurs, кого ni dogo ya, constituent l'esprit en même temps que
l'ossature de la société des chasseurs.
En effet, « nous sommes enfants de plein droit de Sanin et Kontron,
et cela quels que soient notre religion, notre race, notre patrie, notre
totem, notre coutume, notre condition sociale, à partir du moment où
nous nous consacrons à la chasse ».
« Nous comptons parmi nous, disent les chasseurs, même les incir
concis », ce qui est beaucoup dire, car pour le Malinké, la circoncision
représente le seul acte qui puisse conférer à l'individu une identité
ontologique et une personnalité juridique x.
La hiérarchisation des chasseurs en кого et doko — aînés et cadets —
est seulement fonction de l'ancienneté dans la pratique de la chasse.
Aucune des considérations, notamment celles de l'âge, de la famaya,
puissance, horôya, noblesse ; dyô ya, esclavage, et surtout la fasya, la
primauté de la génération des pères sur celle des fils même si ces der
niers sont plus âgés que les premiers, qui font la rigidité de la struc
ture des sociétés malinké, ne sont ici retenues pour différencier les
chasseurs entre eux. C'est la preuve que la fraternité des chasseurs
n'est pas un vain mot.
La chefîerie de la société revient sans préalable aucun à l'aîné —
dans le sens où les chasseurs entendent ce mot — ; le droit d'aînesse
jouerait même en faveur des chasseurs étrangers qui sont d'emblée
portés à la tête des associations villageoises, s'il est prouvé qu'ils ont
commencé à chasser avant les autres chasseurs.
1. Les chasseurs veulent dire par là qu'ils considèrent non seulement les chasseurs incirconcis
comme des enfants de Sanin et Kontron, mais comme leurs égaux sans qu'ils aient subi l'indispen
sable initiation. Ceci n'est pas le cas dans le Komo où un incirconcis n'est admis qu'à la suite de déro
gation spéciale obtenue en pratiquant rituellement l'opération de la circoncision sur le double,
dya, de l'intéressé.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 187
L'organisation d'une société de chasseurs malinké est fort simple.
Après Sanin et Kontron et les mânes des « grands chasseurs du Man-
ding », manding dô so baw, viennent :
— les grands chasseurs encore en vie : chefs de société, vieux chas
seurs.
— les jeunes chasseurs, dô so dew, qui se répartissent en chasseurs
déjà initiés et en élèves chasseurs.
Les épithètes baw — grands, vieux — et dew — enfants, jeunes —
ne doivent pas faire oublier que c'est l'ancienneté et non l'âge qui fixe
les préséances.
Il convient de noter que les titres ci-dessous que peut porter un
chasseur ne représentent que de simples témoignages de son adresse,
de ses prouesses, et ne sauraient en aucun cas lui valoir une quel
conque promotion, celle-ci restant liée à l'ancienneté :
sï bô1 : réservé aux grands chasseurs morts ou vivants, aux héros de
guerre.
djine fâ dô so : chasseur ayant tué un diable.
ma fâ dô so : chasseur ayant tué une personne, autrement dit le guerr
ier.
sa fâ dô so ou mi ni nya fâ dô so : chasseur ayant tué un python.
mali fâ dô so2 : chasseur ayant tué un hippopotame.
шага fâ do so : chasseur ayant tué un fauve (lion, panthère, hyène).
Chacune de ces catégories de chasseurs a ses chants, ses louanges,
fasa, qui célèbrent par ailleurs le mythe des animaux dont ils portent
les noms.

La place du chasseur dans la société malinké.

Malgré l'influence conjuguée d'un demi-siècle decolonisation et de


l'Islam sur les sociétés malinké, influence que l'on traduit en termes de
1. Après l'avènement de la Fédération du Mali, les griots traditionnels des Keïta, composèrent,
en empruntant les airs du « mali kasira » dédié au début du xixe siècle au prince Babougou H'Dji du
Ségou, un second « mali kasira » qui consacre sïbo le président Modibo Keita :
mali kasira kaba
« L'hippopotame — emblème des Keïta — a déjà hurlé » (cri de victoire, allusion à la naissance
de la Fédération du Mali).
ni kêra here kura ye
« Cela est un nouveau bonheur »
modibo keïta ka mali kasira
« Le Mali de Modibo Keïta a hurlé »
sïbo l ma ni nyokô here ye
« Sibo ! je n'ai pas vu un bonheur semblable à celui-là »
2. Cette catégorie groupe les tueurs d'éléphants, d'hippopotames (éléphants des mares) et de
buffles.
188 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
« retournement, bouleversement et dégradation du Monde », les asso
ciations de chasseurs jouissent toujours d'un énorme crédit auprès des
populations de la haute vallée du Niger.
Le dô so est considéré non pas comme un être mauvais, mais comme
un homme supérieur, craint et aussi suspect du fait de son apparte
nanceà une organisation ésotérique, la sorte de franc-maçonnerie
qu'est le dôso-tô.
Il est classé parmi «les gens du savoir» : dô ni laï que sont les soma,
grands initiés, prêtres,
fleli kela ou yeli kela = géomanciens, astrologues et voyants de toutes
disciplines.
suba = thaumaturges, sorciers.
nyaguâ = (âmes ou yeux accablants) qui luttent contre les sorciers.
fura tigi = (ceux qui détiennent les secrets des feuilles) guérisseurs.
karamoko et mon — maîtres d'écoles coraniques et marabouts magic
iens.
Mais le chasseur dépasse en connaissances tous ces savants car il est
à la fois grand initié, géomancien, voyant, thaumaturge, contre-sorcier,
guérisseur, et sa double appartenance à l'univers de Sanin et Konton
et au monde des hommes prouve à elle seule sa supériorité. Les hommes
du savoir avaient coutume d'organiser deux fois l'an, à la fête des
semailles, dugu sô, et à celle des prémices, dô ba, le grand jour, le
dugu walâti, pratique divinatoire d'une portée exceptionnelle à l'issue
de laquelle étaient ordonnés les sacrifices tant expiatoires que propi
tiatoires concernant la vie du terroir villageois. « Le chasseur était père
parmi ses pairs, disent les vieux ; il voyait des choses qu'il n'était pas
donné à un non-chasseur de voir. Notre vie tient à la brousse et le
chasseur est de la brousse. Ce n'est pas par hasard qu'on a attribué
au chasseur le nom de dô so l.
Si la pratique de la chasse évoque toujours l'idée de nyama, il ne
faudrait pas pour autant considérer le chasseur comme étant nyama
kala 2, homme de caste. En effet, les nyama kala du Manding cons
tituent non seulement des groupes endogames, mais de plus ils sont

1 . On prête au mot dô so deux significations :


— dô so (entrer ; maison ; village, case, lieu habité) = entre à la maison. Aux chasseurs qui
avaient longtemps séjourné en brousse, on disait : dô so sa « rentre enfin à la maison » et c'est de cette
phrase qu'il tire son nom.
— dô so (savoir ; cheval) = cheval du savoir. Signifie savoir rapide, diligent .Selon cette etymolog
ie, le chasseur détient le savoir clair, rapide et sûr.
2. Il est probable que la caste de nyama kala soit étrangère à la civilisation malinké, puisque ses
représentants authentiques, les griots, dyali et les cordonniers garâke et fu ne, sont toujours mainte
nus à l'écart des cultes, koma, kore, nama, dirigés bien souvent par des forgerons, пиши
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 189
tenus à l'écart des grandes institutions religieuses, кото, пата, koře,
etc., auxquelles ils ne sont jamais initiés.
Bien que la société des chasseurs, qui groupe des hommes de toutes
conditions, rejette toute notion de stratification sociale, ses membres
ne demeurent pas moins soumis — en dehors de l'association — aux
règles qui régissent les rapports entre groupes sociaux. Ce qui revient
à dire que l'adhésion à la compagnie des chasseurs n'implique pas en
fait un changement de statut social. D'ailleurs, l'état du dô so n'est
pas héréditaire.

RÔLE SOCIAL ET ÉCONOMIQUE DES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS.

Ce n'est qu'en prenant assez de recul dans le temps qu'on parvient


à déterminer le rôle politique, social et économique des sociétés de
chasseurs du Manding. Point de mythes, de récits, de chants où il
n'est question d'elles. Défenseurs des villages contre les ennemis du
dehors : guerriers, brigands x, fauves, et les sorciers du dedans, les chas
seurs constituaient l'élite de toute armée, et on se devait de compter
avec eux pendant les conflits armés plus qu'à tout autre moment.
Un rôle non moins important des dôso est celui de fournisseurs de
viande, rôle qui prenait toute sa signification sociale lors des grandes
famines qui effectuaient de temps à autre des coupes sombres dans
les populations malinké.
« Après l'épuisement des graines, les réserves de viande boucanée
constituées par les chasseurs et quelques gros gibiers abattus journel
lement par eux apportaient un appoint substantiel au menu fait de
feuilles coriaces, de rhizomes vénéneux cent fois cuits, de chair d'oi
sillons et de rats des champs. »
Sur le plan même des distractions, les manifestations de chasseurs
attiraient et attirent encore plus de foule que toute autre réjouissance.
Les mythes, récits et contes des fils de Kontron, parce qu'ils sont
tour à tour graves, légers, exaltants et gais, mais toujours pleins de
sagesse et d'humour, trouvent à tout moment un écho dans l'âme
du Malinké. « N'est-ce pas vrai que l'on frémit à l'appel du konno et
que l'on accourt pour répondre à celui du sora, le chroniqueur des
chasseurs ! » Le dôso est avec le forgeron l'homme des situations cri-

1. En 1962, un des dirigeants du parti Sawaba en exil à Bamako était sauvagement assassiné par
un tueur à gages qui parvint à échapper à la police et à se terrer dans la montagne, du côté de
N'Gomi. Les chasseurs de cette petite bourgade proche de la capitale malienne firent de cet événe
ment une question d'honneur, et ils devaient en moins de vingt-quatre heures tirer l'assassin de sa
retraite.
190 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
tiques. Ils détiennent la clé de la magie et de la pharmacopée
locales; ce qui n'est pas peu dire dans un pays où la médecine
européenne est considérée comme un luxe et jugée par ailleurs incom
pétente dans certaines formes de maladies.
L'immunité dont jouissait le chasseur est comparable à celle du
forgeron, du marabout, du « marchand du Nord », du griot, dont la
fonction était initialement de recueillir, de diffuser et de perpétuer
dans les chroniques et les chants les principaux événements de la vie
du Manding.
« On n'assaille pas un chasseur muni de son sifflet, un forgeron
tenant à la main son marteau, un griot portant en bandoulière sa
guitare, un marabout chargé de ses reliques. Quant au marchand, il
amène plus facilement la guerre qu'il n'importe le sel. »
A rencontre des griots, des marchands et des marabouts, véritables
phénomènes urbains qui ne se produisent, ne s'arrêtent et ne se fixent
que là où il y a foule, profit et honneur, le dôso était l'homme des cam
pagnes, du peuple dont il partageait les souffrances et aussi les joies.
Ce n'est pas par hasard que des chasseurs se sont trouvés à la tête du
mouvement qui dressa le Manding contre ses envahisseurs du Sosso,
ou que l'empire du Mali, dès les premiers jours de son existence,
recueillit l'approbation de tout le pays s'étendant du Niger aux pla
teaux des monts mandingues.
Un tel succès ne saurait s'expliquer que par l'audience des dôso
auprès de leur peuple.
Mme G. Dieterlen a rapporté dans un article riche de données tant
ethnologiques qu'historiques consacré aux mythes et organisations
sociales du Soudan, de précieux renseignements sur l'armée de Soun-
diata, le libérateur du Manding. Les « esclaves archers », totadyô 1, de
cette armée qui avaient pour noms Konaté, Kamara, Traoré, Koné,
Bereté, etc., étaient les représentants des clans déjà en place à cette
époque dans la haute vallée du Niger.
Ils n'étaient pas, comme leurs titres pourraient le laisser supposer,
des esclaves au sens strict du terme, mais des jurés d'une cause sacrée.
Il s'agissait en fait, comme les traditions s'accordent à le recon
naître, d'une confédération de chasseurs qui a drainé dans ses rangs
toutes les forces vives du Dô, du Sankaran et du Kri qui consti
tuaient alors une véritable entité culturelle.
L'événement est de taille et il marque dans l'histoire de l'Ouest
africain l'avènement d'un système politique nouveau. Désormais, les
dôso, conscients de la force de leur Société, vont pousser leur conquête

1. totadyô, de ta = arc ; la = prendre ; dyô — esclaves = les esclaves qui prennent l'arc.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 191
jusqu'à l'Océan. Après eux, tous les bâtisseurs soudanais de royaume
de culture mandingue auront recours à l'organisation politico-mili
taireet religieuse qu'est la dôso tô pour atteindre leur but.

Lieux et objets de culte.

1° Le bois sacré des chasseurs dàsotu était le lieu des principales,


pour ne pas dire de toutes les cérémonies des sociétés de chasse, parce
qu'il abritait la « chose des chasseurs » dô sow ka //, autel élevé en
hommage à Sanin et Kontron.
Sa désaffectation, voici quelques années, dans la plupart des vil
lages de la haute vallée du Niger, a entraîné le transfert, dans la cour
privée du chef des chasseurs, de l'autel qui repose maintenant dans
une petite niche discrète construite à l'angle de deux murs. Ce lieu
insolite qui porte le nom de « bois sacré » est devenu par conséquent le
pôle du culte de Sanin et Kontron. Il semble que chaque chasseur
entretient à l'ombre de la case qu'il habite un autel-miniature et un
canari, daga, dont l'eau sert à différents rites de purification, de
« trempage », de raffermissement du caractère.
2° Le dâ ku « croisée de chemins » vient après le bois sacré dans la
hiérarchie des lieux de culte. Il matérialise l'alliance de la brousse
(région inhabitée) et de l'espace habité, et a pour symbole la mou-
vette, типп-па, qui permet de mettre en contact plus intime deux
liquides de consistances différentes. On y célèbre pour ces raisons les
sacrifices à la terre, les rites de fécondité, les cérémonies de purifica
tion.
Néanmoins, une idée de démarcation s'attache au dâ ku qui est
l'aboutissement de deux domaines superposés mais bien distincts l'un
de l'autre :
— celui du chef de la brousse, kùgo-tigi ou wula-tigi, en l'occurrence
le chef de la Société des chasseurs, et qui se compose uniquement de
la brousse et de ses produits naturels, gibier notamment;
— celui du chef de la terre, dugu-kolo-tigi, comprend le sol, les
eaux, les mines.
3° Les chasseurs disposent de nombreux « fétiches », boli, dont cer
tains sont soigneusement dissimulés aux regards des profanes, et cha
cun d'eux a une fonction bien déterminée :
« Sanin et Kontron », statuettes en cuivre ou en fer représentant les
ancêtres mythiques des chasseurs, veillent sur ces derniers, sous réserve
qu'ils soient purs, dans les circonstances exceptionnelles : chasse,
192 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
cérémonie, tribunal, guerre, etc. Ils font l'objet d'une grande vénérat
ion et d'une attention bien particulière.
siri-ku : permet au chasseur d'entraver la force vitale de ses ad
versaires (hommes, animaux, génies) qui, de ce fait, ne peuvent plus
agir.
dibi (obscurité) soustrait le chasseur de la vue de ses ennemis.
dâka bali (qui empêche les malédictions, qui ne peut être maudit)
sert à parer au mauvais œil (nya dyugiï), au mauvais sort (siri, nya
gnini), aux malédictions (dâka) dirigées contre le chasseur.
кй-bï (rencontre) favorise les rencontres avec le gibier.
dyoloni (petite plume) accroît la chance d'abattre le gros gibier.

Le nyama et les rites de purification.

Deux préoccupations dominent le vie du chasseur : en premier lieu,


le souci de pureté, sanuya, et en second lieu, la lutte contre le nyama.
Ce concept, l'un des plus fondamentaux des croyances soudanaises,
est, pour le Malinké, pire que l'épée de Damoclès. On n'exagère pas en
disant qu'il crée, par la peur qu'il inspire, une véritable psychose qui
conditionne la vie sociale et religieuse du Manding.

Généralités sur le nyama.


M. Delafosse donne au nyama cette définition : « doué de vie, doué
d'un esprit agissant; vie, caractère, esprit (d'un vivant ou d'un mort,
d'un animal, d'un végétal, d'un minéral, etc.); esprit, divinité, être
possédé par un esprit étranger ou par un génie. »
Selon le même auteur, ni yâ ou n'yâ est « l'âme, le principe de vie
agissante et personnelle considérée en dehors de son enveloppe matér
ielle ; l'esprit des défunts et de tous les êtres animés ou inanimés
(après comme durant la vie) ; la personnalité d'un être pendant et
après sa vie. »
Quoique l'étymologie des mots nyama et nyâ confirme les défini
tions ci-dessus, il convient cependant de préciser les sens qui leur sont
attachés.
Le ni est l'âme, le principe de vie immortelle des êtres. Chez les
êtres vivants, il a son siège dans le corps, fari, mais se prolonge en
deçà et au-delà de celui-ci par le nyâ (de nî = âme et de yâ = en
deçà) qui le rend sensible aux influences extérieures et lui permet
d'agir directement. Le nyâ est en quelque sorte le champ de l'âme —
que celle-ci soit ou non dans le corps. Contrairement au nyâ qui relève
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 193
directement de l'âme, le nyama (composé de nyâ et du suffixe ma, qui,
selon Delafosse s'ajoute à un substantif pour former un adjectif indi
quant la possession ou la jouissance de l'objet ou de l'état exprimé
par le substantif) est, quand à lui, l'émanation de l'âme, un flux que
l'âme émet dans des circonstances déterminées, et qui est chargé
d'exécuter sa volonté par-delà le temps et l'espace.
Le nyâ et le nyama sont « bons » ou « mauvais » selon la nature ou
l'état dans lequel se trouve l'âme au moment où elle les produit.
Dans le chapitre qui suit, il ne sera question que du mauvais
nyama, celui qui répare les torts causés à l'âme.

Quand y-a-t-il nyama ?


Nul ne doute au Manding que tout acte conscient ou inconscient
accompli en fait ou par magie par un individu responsable et pouvant
causer un tort, tonyo *, matériel ou moral quelconque à un être animé
ou inanimé doué de vie, déclenche le nyama de cet être.
Il est de notoriété publique que l'on ne doit pas, sous quelque pré
texte que ce soit, tirer personnellement vengeance d'un tort subi par
notre âme qui est seule habilitée à réparer le dommage qui lui a été
causé, étant seule à pouvoir apprécier son importance.
Pour ce faire, elle s'irradie en direction du fautif dès qu'elle perçoit
le tort. Ce flux de l'âme, nyama, qu'il est convenu d'appeler force ven
geresse, poursuivra l'offenseur aussi longtemps que celui-ci restera
« fort », complet et ne l'atteindra que lorsqu'il sera dans un état de
faiblesse ou d'incomplétude ontologique. Quand le nyama agit, on dit
alors qu'il sort, se manifeste, nyamabo.
Mais le nyamabo peut n'intervenir qu'au bout de plusieurs généra
tions; c'est la raison pour laquelle tous les déboires qui nous arrivent
sont considérés comme étant la réparation des torts que nous-mêmes
ou nos ancêtres proches ou lointains ont commis.

Exemples de manifestations du nyama.


Le nyama est plus ou moins virulent et durable selon qu'il émane
d'êtres surnaturels, d'êtres doués de vies exceptionnellement ardentes
et agissantes, de personnes ou d'animaux ou de choses.

1. Dans les milieux islamisés on substitue généralement au tonyo les mots arabes djur umu (faute)
et hakè (péché) ; et djurumu-bo et hakè-bo remplacent le nyama-bo.
194 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

I. nyama des êtres surnaturels.

1. Dieu est considéré comme l'être par excellence, l'être-force,


fâ ma ou fâkama, la source de toute vie. De ce fait, toute parole ou
tout acte pouvant l'irriter expose à sa vengeance. Celle-ci frappe aussi
bien les hommes que les peuples qui se livrent à la débauche, à l'im
piété et commettent l'injustice. Les peuples en général expient leurs
fautes dans la guerre, la déchéance, ou dans toute autre calamité :
famine, sécheresse, épidémie, exode, etc.
Je dois ajouter que l'idée d'une vengeance personnelle de Dieu n'est
pas partagée par tout le monde. Dieu ne ferait que retomber sur ces
créatures leur propre nyama et celui de leurs ancêtres qu'elles auraient
offensés en ne suivant pas la voie qu'ils leur auraient tracée.
Les deux conceptions sont compréhensibles, étant [donné l'étroite
relation existant entre le culte des ancêtres et l'adoration de Dieu ;
car « si les ancêtres veulent, c'est parce que Dieu veut ».
2. tana (totem) : l'attitude du soudanais à l'égard de son tana est
déterminée par la crainte du nyama. Transgresser son tana, ne pas le
protéger, fait encourir son nyama.
« C'est parce qu'un Sarakollé a tué le génie tutélaire de son clan que
son pays, le wagadu — l'empire du Ghana — est tombé en décadence
et que ses habitants ont été voués à l'exode. »
Autrement dit, c'est le nyama du totem qui plongea dans la désola
tionun pays tout entier.
Quand l'alliance n'attache pas un clan à un génie, mais un clan à un
autre, elle se noue sous le signe d'un boli, fétiche, considéré comme doué
de vie particulièrement agissante, et sa rupture expose non seulement les
parjures au nyama du boli, mais également à celui des contractants
de l'alliance, c'est-à-dire le redoutable esprit des ancêtres.
On lit sous la plume de M. Mamby Sidibé que « c'est le djo de l'a
lliance Malinké-Peuls qui fit périr Soundiata alors que cet empereur
du Mali tentait de réduire par les armes ses « alliés par le sang » du
Wassoulou.
Il n'est pas rare de rencontrer dans les villages Malinké de la haute
vallée du Niger des familles subissant encore les méfaits du nyama
né de ruptures d'alliance datant du début de ce siècle.
En effet, les guerres menées dans cette région par El Hadj Omar et
Samory et la conquête française ébranlèrent la vieille alliance clanique
qui constitue le fondement même de l'organisation socio-politique de
ce pays. Les trahisons dyâ fâ qui en sont résultées mirent en action
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 195
la formidable force vengeresse des djo et des ancêtres irrités à juste
titre.
« Ces familles sont en train d'expier leur forfaiture, soit dans la dis
persion de leurs membres, soit dans leur étiolement en tant que grou
pements humains, soit dans la déchéance sociale des hommes qui les
constituent. »
Indépendamment des croyances relatives au nyama, la rupture
d'alliance représentait sur le plan des rapports sociaux une véritable
catastrophe pour les communautés malinké. Elle bloquait pour ainsi
dire et parfois pour des années l'appareil social dans ses rouages : le
conseil de village qui groupe les représentants des familles étendues et
qui dirige la vie de la communauté cessait de fonctionner ; les conseils
de familles eux-mêmes ne se réunissaient que dans l'agitation, car on
allait jusqu'à reprocher à son frère d'avoir une femme issue de traîtres ;
une véritable guerre des nerfs s'établissait entre l'un et l'autre camp ;
enfin on n'allait pas demander de femmes en mariage chez les alliés
d'hier tant que les passions et les haines ne s'étaient pas apaisées. « On
finissait tout de même par revenir au statu quo, du moment que l'a
lliance est éternelle et qu'on est de toute façon condamnés à vivre
ensemble. »
3. fasù : l'Esprit des ancêtres, comme en témoigne le culte qui s'y
attache, est une vie en puissance qu'il faut se garder d'irriter sous peine
de subir son nyama. Aussi le Malinké se dépêche-t-il de procéder à des
sacrifices expiatoires dès qu'il croit avoir offensé les mânes de ses
ancêtres.
4. Génies : Les sigi ft ou djine, ces êtres invisibles par définition qui
doublent notre univers, sont eux aussi doués de vie ardente. Leur
« mère » est appelée nyâlë ou nyâkalë, textuellement âme — en deçà —
suspendue, ce qui est synonyme d'épouvanté, de frayeur.
Voir un génie, sentir son souffle, le toucher, provoquent des troubles
graves (cécité, mutisme, paralysie, folie, mort même) chez les per
sonnes jeunes et les non initiés. Seuls les bébés et les grands initiés ont
la possibilité d'entrer en communication avec les génies et de supporter
leur voisinage. Lorsqu'un individu est possédé par un génie \ il cesse
d'être conscient et n'agit que par la volonté de l'esprit qui s'est in
carné en lui.
Porter préjudice à de tels êtres à travers leur personne ou leurs biens
(mares, montagnes, brousses, arbres, etc., qu'ils habitent, antilopes
qui constituent leurs troupeaux ou leurs montures) expose à leur
terrible nyama.
1. Une personne en état de crise de possession est dite « saisie par le diable, djene да mine ; « elle
n'est plus entre ses propres mains », a ta yere bolo, lorsqu'elle cesse d'être consciente.
196 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
Une des raisons principales des sacrifices propitiatoires à l'occasion
de la prise de possession d'une nouvelle terre, du défrichage d'une
vieille jachère, de la pêche annuelle dans les mares, de l'abattage du
gros gibier, réside dans ces croyances.
C'est dans le même ordre de pensée que le forgeron fait des offrandes
à Noumoutné, l'hyène mythique gardienne de la Terre, de sa fécond
ité.Car « ouvrir une mine, extraire le minerai équivaut à meurtrir un
être supérieur, la Terre, cette mère des mères. »

II. Monstres, animaux, végétaux, minéraux


DOUÉS DE VIES AGISSANTES.

1. Les monstres humains, animaux et végétaux (les créatures hor


ribles, disons) sont dits nyâ fï (choses qui mettent l'âme en deçà du
corps, qui font jaillir l'âme) tout comme les êtres fabuleux.
Parmi eux, l'extraordinaire serpent nï kî nâ kâ et le grand diable de
la nuit su tne — l'interdit de la nuit — sont particulièrement redoutés.
2. Certains oiseaux, tels que le hibou, gï gl, le grand oiseau de la
nuit, surakonoba, le nyama tutu (?), le te ta tè x sont craints à cause
de leur nyama.
3. Des plantes comme le nyama (bauhemia reticulata) et le nyâ kara
aux cendres caustiques possèdent des facultés exceptionnelles qui font
qu'ils entrent dans la confection du korti 2, le plus terrible instrument
de la magie malinké et qui crée chez les sujets auxquels il est « lancé »
les troubles les plus divers (folies, paralysie, plaies phagédéniques,
stérilité, etc.).
4. Les fétiches, boli, servant de base matérielle au djo, culte, sont
animés d'esprits agissants. Des métaux spéciaux, « cuivre rouge » ou
« or rouge », et même diamant dans certaines régions de Guinée, qui
ont des facultés analogues à celles des pierres de foudre et aérolithes 3,
constituent leur noyau. Leur nyama est foudroyant. Et « plus un boli
reçoit de sacrifices sanglants, plus sa force agissante s'intensifie et plus
son rayon d'action s'accroît 4 ».
1. On dit à propos de cet oiseau : « œuf de tëtàtë ! si tu le prends, ta mère meurt ; si tu le laisses,
ton père meurt » tetate kili ! ni ya ta, ibabisa ; ni ya bila, i fabisa. Cette croyance est passée en pro
verbe qui signifie que la situation est sans issue.
2. korti ou koroti : de icoro, dessous, support, et de ťř, casser, briser, signifie détruire le support de
l'être.
3. On nomme sa neke de — petits fers de là-haut — les pierres de foudre et les aérolithes. De par
leur origine céleste, on les croit chargés de puissance divine, ce qui fait qu'ils sont recherchés par les
chefs, les prêtres.
4. On exprime la vitalité d'un boli par les mots fanya, force agissante en deçà du corps, force
indomptable, et dyama, double agissant. Celui-ci fait que le boli tempête sans arrêt et arrive à nuire
aux intrus.
NOTES SUR LES SOCIETES DE CHASSEURS MALINKÉ 197

III. Personnes possédant un nyama exceptionnel.

1. Les personnes très avancées en âge sont appelées nyâ ката,


douées de vie extérieure ardente, chaude. Si elles sont craintes, c'est
à la fois à cause de leur science et de leur nyama. Celui-ci parvient à
vaincre la résistance des enfants et des incirconcis qui sont dits réfrac-
taires au nyama.
2. L'expression nyama te bilakoro la « l'incirconcis n'a pas de nyama »
couvre deux acceptations :
— La première découle du fait que l'incirconcis est un être
androgyne, donc un être indifférencié et partant difficilement acces
sible ; il est de plus protégé, contrairement à la personne âgée, par une
vie intérieure intense, le wâzo ou kono nyama. Pour ces raisons, il
n'offre pratiquement pas de prise au nyama ; celui même des vieux
et des génies ne provoque en lui, dans bien des cas, que des troubles
éphémères. Et, pour que le korté le pénètre, il faudrait qu'il lui soit
asséné d'une hauteur (arbre, terrasse) ou au moyen d'une vigoureuse
chiquenaude donnée dans la région de la grande fontanelle, qui de
meure à tout âge l'un des points vitaux de l'homme. La deuxième
acceptation est que le bilakoro, adolescent, étant irresponsable, parce
que n'appartenant pas à lui-même \ on peut se permettre à son égard,
mais uniquement dans un but éducatif. Autrement, son nyama inté
rieur s'échauffe et sévit contre les méchants. On dit alors que le nyama
du bilakoro est ardent, bilakoro nyama ka farï.
3. Il est dangereux de se frotter aux personnes ou aux animaux
nyamato (couverts de nyama ou subissant l'effet du nyama) car le
nyama est contagieux. Le pauvres hères dont l'état est dû à l'abon
dance du nyama qui se manifeste en eux, sont repoussés pour cette
raison.

IV. nyama issu des relations sociales.

Les exemples ci-dessus donnent une idée de ce qu'est le nyama, ses


origines, ses causes et ses effets.
1 . Le bilakoro est à plus d'un titre assimilable à un bien meuble. Il pouvait autrefois, avec le con
sentement des ancêtres, être vendu, mis en gage, si l'honneur de la famille l'exigeait. Tout prenait
alors une valeur de sacrifice, sô ni. Précisons que ce mot signifie « acte du cœur, offrir le cœur » et
s'oppose à faka, « éteindre, priver de la vie, tuer pour tuer », qui ne va pas sans nyama. C'est pourquoi
toute mise à mort d'un animal domestique prenait, par le passé, un caractère sacrificiel, en ce sens
que l'autel des ancêtres recevait le sang de la victime. L'attitude de la plupart des Soudanais vis-à-
vis de la consommation de la viande d'animaux domestiques découlerait de la croyance selon laquelle
on ne tue pas impunément. Si on se précipite pour achever les bêtes malades, c'est, dit-on, pour leur
éviter de souffrir trop longtemps.
198 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
La nature du nyama résultant des relations entre hommes ou des
relations entre hommes et bêtes n'est pas différente.
Cependant, il conviendrait de ne pas perdre de vue que si les dé
boires petits ou grands qui affectent notre vie quotidienne repré
sentent pour nous un nyamabo, vengeance, manifestation du nyama
d'autrui, ils exposent — s'ils ne sont pas le résultat de l'action directe
du nyama — ceux qui nous les auront faits à notre propre nyama, qui
nous vengera tôt au tard.
Car, de même qu'il n'y a pas «d'effet sans cause», koti ke koko, de
même « il n'y a pas de cause sans effet », ni ko ma ke ko ti ke.
1. nyama d'un groupe de personnes sur une famille :
II était, dans ma ville natale, un méchant homme nommé M. S.,
qui nuisait à tout son entourage, aux personnes comme aux animaux.
Une seule et même reflexion courait sur toutes les lèvres, à savoir que
« la méchanceté, les torts de M. S. dépassaient l'entendement ». Comme
notre homme tardait d'avoir une progéniture, on chuchota alors qu'il
n'en aurait point, à cause de l'effet du nyama des habitants de San.
Il finit par avoir, à cinquante ans passés, un enfant qu'il voulut
baptiser L., du prénom d'un saint personnage réputé pour sa bonté
dans les cercles de San, Bandiagara, Ségou et Macina. Les habitants
de San protestèrent avec véhémence contre ce geste fourbe par lequel
M. S. entendait placer son fils sous l'influence du saint et lui assurer,
du coup, une protection efficace contre les contingences diverses. Ils
alléguèrent, le jour du baptême, que l'enfant pouvait se prénommer
L., mais qu'il ne saurait être l'homonyme, tokoma, du saint; car,
dirent-ils, il faut qu'il subisse notre nyama et il en sera ainsi tant il est
vrai que l'enfant du méchant ne peut devenir que vil individu.
Les Sanois ne furent pas déçus dans leur attente, L. devint pyromane
avant l'âge de cinq ans et, chose curieuse, il ne mettait le feu qu'aux
biens de ses parents (moustiquaires, draps, couvertures, réserves de
foin, etc).
Renvoyé de l'école au bout de six ans d'études qui ne l'ont pas
mené plus loin que le cours élémentaire 2e année, il eut alors le loisir
de faire peser de tout leur poids ses caprices sur son vieux père qui
cédait à ses désirs les plus extravagants et reculait devant ses actes
les plus blâmables. A quinze ans, L. est tour à tour apprenti chauffeur,
apprenti mécanicien, charretier, petit vendeur. ... rien ne lui réussit.
C'est alors qu'il prit le chemin de l'aventure en visitant Mopti, Kou-
tiala, Sikasso, Bouaké, Bobo, pour échouer enfin à Bamako où je l'ai
aperçu en 1960 en compagnie des « petits vagabonds » qui font de
temps en temps parler d'eux dans la capitale malienne. Je devais
apprendre que son père était intervenu plus d'une fois, en déliant la
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 199
bourse, pour lui éviter des séjours dans les locaux pénitenciers. M. S.
eut entre temps un second fils, un affreux bègue et cleptomane irré
ductible. A la suite de ces différents faits, les Sanois furent unanimes
pour dire que leur « nyama est en train d'éprouver la famille de M. S.,
âw nyama Ы kâ ka bo и la.
Dans ce cas, le nyama prive les enfants de certaines facultés, fait
d'eux des individus anormaux et instables, atteint leur père dans son
orgueil paternel, ses biens matériels.
2. nyama d'un groupe de personnes sur un individu.
Pendant la dernière guerre, un commerçant sarakollé parvint, mal
gré les mesures draconiennes qui réglementaient à l'époque le com
merce interterritorial, à faire acheminer par des voies louches, de la
Côte d'Ivoire jusqu'à San, un chargement de ce produit tant prisé des
populations soudanaises qu'est le kola. Quoique la noix se vendît un
prix d'or, le commerçant voulait attendre que le cours fût plus élevé
pour écouler sa marchandise. Une seule nuit de grosse chaleur, après
quinze jours de supplications des Sanois, anéantit l'espoir diabolique
du traitant; toutes les noix se fanèrent, se ratatinèrent comme par
magie. On conclut qu'il devait en être ainsi, que le commerçant avait
porté préjudice aux consommateurs et que c'était le nyama de ces
derniers qui avait opéré d'une manière si spectaculaire. Autres
exemples de manifestations du nyama :
1° A la suite des événements tragiques d'août 1960 qui provo
quèrent l'éclatement de la Fédération du Mali, on fut unanime à dire
au Soudan — et plus particulièrement au Manding, où je me trouvais
alors — que les « traîtres verront ça de leurs yeux », c'est-à-dire qu'ils
seront châtiés par le nyama de leurs alliés d'hier et surtout par celui du
président Modibo Keïta qui, comme tout chef, est doué d'une force
exceptionnelle et d'une vie très agissante (il est fàma ou fâ kama et
nyâkara).
En effet, déshonorer un homme est un acte mauvais et il appelle le
châtiment. C'est cette croyance que le très célèbre griot du Mali,
Banzoumana Cissoko, exprime avec une profondeur lyrique et une lita
nie lancinante dans le chant qu'il a dédié à Babou Diarra :
« Ne déshonore point un griot ; déshonorer un griot est mauvais. »
Et sur le même thème, il cite les forgerons, les chefs, les nobles, les
femmes, les enfants, toutes les catégories sociales pour ainsi dire.
Bref, les Maliens trouvent dans la déchéance de M. D. la preuve que
leur nyama a agi. C'est une conviction qui m'a été répétée plus d'une
fois par des compatriotes résidant ou de passage à Paris.
2° Certaines catégories professionnelles s'attirent le nyama des
hommes soit parce qu'elles abusent de l'autorité qu'elles détiennent
200 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
soit parce qu'elles appliquent des lois ou exécutent des ordres qui ne
sont pas approuvés par ceux qui les subissent.
Il en est ainsi des percepteurs, des douaniers, des policiers, des gen
darmes, des agents secrets, etc., qui deviennent, une fois boutés hors
de leurs fonctions, si ce n'est pendant leur exercice, de vils individus,
des gens instables, déchus.
Il en est de même des mercenaires, des bourreaux qui tombent
généralement dans une déchance complète ou qui deviennent nyamato,
chargés de nyama. Lorsque le nyama agit en eux avec intensité, ils
sont dits « mordus par le nyama », nyama-kî. Ils se livrent à des actes
indécents, humiliants, ignobles.
Si les grands criminels (ou leurs descendants) deviennent parfois
des ivrognes, des voleurs invétérés, des fous, c'est que le nyama dont ils
sont chargés agit avec une acuité particulière.
Enfin, les personnes qui se seraient rendues coupables de nombreux
torts (commerçants fraudeurs, usuriers, marabouts, charlatans, magic
iens, tyrans, juges impartiaux, etc.) ou de pertes de vie * auront une
agonie atroce ; car, c'est à ce stade crucial de la vie que le nyama se
manifeste librement. « Seuls les bonnes gens, les innocents, peuvent
avoir une mort douce. »

Préservation et lutte contre le nyama


ISSU DES RAPPORTS ENTRE HOMMES.

On a pu mesurer à travers les chapitres précédents l'importance


du nyama dans les croyances malinké. On ne comprendra donc que
mieux l'acharnement avec lequel le Malinké évite, chasse, éloigne et
éteint le nyama.
1. La manière la plus sûre de ne pas s'attirer le nyama d'autrui
consisterait à ne pas commettre de tort, à faire preuve de bonté,
d'humilité, de passivité, de patience, de soumission, selon les circons
tances. Elle exigerait surtout le respect de toute vie (car toute vie en
vaut une autre nï bë ni) et tout sentiment humain (mï ka di ma" nïye =
ce qui plaît à l'âme humaine). Le vie serait décidément impossible
à vivre si l'on s'en tenait à ce fondement de la morale malinké; puisque
« la plus banale de nos conversations quotidiennes comporte une part
de médisance, source incontestable de nyama à laquelle nous puisons
comme nous respirons. »
Heureusement pour l'humanité que la parole, кита, la bonne parole

1 . Un chapitre spécial sera réservé au cas du chasseur.


NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 201
кита пуи ma, s'entend, fut créée pour permettre aux hommes de
s'entendre et de venir à bout de la plupart de leur nyama. On la
rappelle à l'occasion des réunions solennelles par le dicton : « Parole ! г
Qu'est ce qui t'a rendu si belle ?
— La manière de me dire !
Parole ! Qu'est ce qui t'a rendu si vilaine ?
— La manière de me dire ! »
Ce n'est que par la bonne parole qu'on obtient le pardon, nyafa ou
yâfa, de ceux que l'on a offensés 2. Tous les événements importants
(sacrifices, baptêmes, réconciliation, fêtes, séparation, décès, etc.) en
pays malinké sont prétextes à demander le nyafa. Le tribunal, en
prononçant la sentence, demande aux parties adverses « d'éteindre le
nyama entre elles, car il juge les faits et non les âmes ».
Avec le nyafa, nous touchons au problème tant controversé des
hommes de castes, les nyama kala. Ce mot signifie à la fois antidote
du nyama et nyama ardent, deux facultés qui font du griot et du for
geron, qui usent tous deux de leur pouvoir, de leur science, mais sur
tout de la parole 3 pour éteindre ou chasser le nyama, deux person
nagesen relief dans les sociétés malinké, en même temps qu'elles leur
confèrent une immunité inviolable. On sait assez le rôle de médiateurs,
de réconciliateurs et de modérateurs que les hommes de caste ont joué
et continuent de jouer dans la vie politique et sociale de la plupart des
états de l'Ouest africain.
Si pour des raisons mal définies, le griot est partout devenu un véri
table homme de caste, le forgeron, par contre, garde encore dans maintes
localités les prérogatives de grand prêtre, d'homme supérieur, qui
furent toujours les siennes.
Enfin, et ceci mérite d'être souligné, les nyama kala, quoique réfrac-
taires au nyama et quoique possédant eux-mêmes un nyama virulent,
encourent au même titre que les autres hommes, le nyama des êtres
dont ils auront causé la perte de la vie ; chasseurs, ils sont autant
exposés au nyama des gibiers que le sont les autres chasseurs.
Hormis l'usage de la parole, le Malinké a recours à une multitude
de moyens pour se mettre à l'abri du nyama :
1. кита ! mu yï nije ?
— n'fo ko !
кита ! mu yï tyë ?
— n'fo ko !
2. nya fa : de nyâ, et de fa : éteindre, tuer.
M. Delafosse croit savoir que la seconde forme yâfa dérive d'un mot arabe. Il faut souligner que
la première est encore usitée dans le Manding et le Bendougou.
3. Il semble que le nyama peut éventuellement sévir contre le nyama kala si celui-ci, après avoir
commis un tort, n'a pas recouru à la parole pour demander à l'offensé de lui pardonner. Il faut dire
que les hommes de caste, et particulièrement les griots, n'hésitent jamais à reconnaître publique
ment leurs torts et à faire de plates excuses.
Africanistes. 3
202 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
1. la protection de Dieu : Dieu est celui qui peut, seba, celui qui est
force, fuma ou fakama. C'est parce qu'il est ceci et cela qu'il est invo
qué dans toutes les prières, au cours de tous les sacrifices. On lui
demande son aide, crème, mais on lui demande surtout sa « protection »,
kana ou kâda l dont il nous assure en plaçant en nous une parcelle de
lui-même, le kâ 2, qui sert de support à tout être et qu'il est seul à
octroyer à ses créatures. Comme on a déjà pu le noter, une personne
« forte » résiste toujours à l'influence du nyama.
2. Après Dieu, les invocations s'adressent à l'esprit des ancêtres
(fašu, mâba, bêba) et des génies tutélaires.
Trois pratiques permettent de les mobiliser au profit des hommes :
— le dyâ sa (achat du double agissant) consiste en dons de charité
faits au nom des esprits.
— le da falë (échange de la bouche), promesse formelle de faire des
offrandes au cas où les vœux que l'on formule seraient exaucés.
— le sô ni (sacrifices, offrandes) auquel Dieu et les esprits sont tou
jours sensibles.
Les termes des prières adressées aux esprits ne font appel qu'à leur
aide, à bo kolo ka do à ye : « que le noyau dont nous sommes issus se
tienne debout — agisse — pour nous. »
à fa suwka do â ye : « que les morts de nos pères — ancêtres —
agissent pour nous. »
и kâw deme : « qu'ils nous aident. »
II est à noter qu'il n'est pas question dans ces prières d'octroi de
force qui est l'apanage de Dieu seul, mais d'action des esprits.
On saisit mieux à ce niveau des croyances malinké le sens véritable
du culte des ancêtres, des « divinités », qui tout en étant des êtres
exceptionnels, ne demeurent pas moins des créatures de Dieu 3 dotées
d'âmes et de doubles comme toutes les autres créatures.
3. Les djo — cultes, fétiches, — sont comme l'esprit de Dieu sur
terre ; c'est du moins ce que laisse penser la profession de foi des
adeptes du komo : « un seul maître, un seul créateur, une voie (la voie
de Dieu), un seul puissant, un seul culte, une seule soumission 4 ».
Ils disposent d'un pouvoir exceptionnel.
1. kana : protéger, sauver.
kana : caractère (kana quelin : un caractère dur, indomptable).
2. kâ : se concentrer, concentrer ses forces.
kâ : bruit, voix, son, ce par quoi l'existence d'un être peut nous être manifestée, même si nous
ne voyons pas cet être : par exemple, la mort d'une personne est effective lorsque son kâ la quitte.
Ceci est caractérisé par un raidissement général du corps (c'est le kà qui se rétracte) suivi du ren
versement du cou.
3. Le caractère qui, entre autres, différencie Dieu de ses créatures est que le Créateur n'a n i
doable, dg a, ni couleur.
4. makele, maître un ; daba kele, créateur un ; sira kele, chemin un ; fama kele, puissant un ; djo
kele, culte, secret, serment, un ; so kele, volonté, vouloir, offrande, soumission un.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 203
4. Les amulettes, sebë, bakâ, tafo, qu, certains bracelets et bagues,
peuvent avoir pour fonction :
— de fixer, de réfléchir ou de repousser les influences extérieures ou
intérieures, fastes ou néfastes à leurs porteurs.
— de leur attirer les bonnes influences,
— de les fortifier par leur présence,
— de permettre à leur volonté d'agir avec intensité et efficacité.
Notons que le moindre « gris-gris » comporte un noyau agissant (fer,
or, cuivre, aérolithe, nœud emprisonnant une formule magique, feuilles
ou éclats provenant d'arbres spéciaux, etc.).
5. Le kána 1 — qui rétablit le support de l'être — pâte noire préparée
à l'aide de plantes spéciales, de pierres de foudre, d'aérolithes, de
poudre de charbon ou d'antimoine, sert de remède à certaines malad
ies— enflures, difficultés respiratoires, troubles provoqués par le
kortè, paralysie. C'est le médicament clé de la pharmacopée malinké.
6. Par les bains fortifiants (ko : laver ; ml : tremper), les personnes,
les chiens de chasse et les chevaux de guerre acquièrent une résistance
telle que les balles, sabres et crocs n'arrivent pas à pénétrer leur
corps.
7. Les moutons et chevaux blancs, djéne saka ou sô saka et kalé,
sont utilisés pour combattre le mauvais œil et le mauvais sort, parce
qu'ils jouissent de l'influence des génies.
8. Indépendamment de leur caractère d'offrandes, les sacrifices
humains représentaient un moyen de récupérer le « caractère », la
chance, tere qui, des victimes, passait dans le djo, fétiche, par le sang
sacrificiel. N'importe qui ne pouvait faire l'objet d'un tel holocauste.
Il fallait qu'il disposât d'un bon tere, qu'il ne fût pas un bâtard,
homme de caste, nyamato. Rares sont les chefïeries précoloniales de
l'Afrique occidentale qui n'ont pas usé d'une manière courante de ces
pratiques.
Elles recherchaient en particulier les albinos, yefege, et les roux,
n gô bele, zoro bile, personnes dotées de force et de caractères except
ionnels, de seconde vue, et sur qui le mauvais œil et le mauvais sort
n'ont pratiquement pas d'influence.
C'est ainsi que dans l'État bambara du Ségou, tous les albinos 2 de

1. M. Delafosse écrit dans son dictionnaire de la langue mandingue à propos de kâna : « pâte dont
on enduit ou frictionne les parties du corps piquées par les scorpions et les serpents en vue d'an
nihiler l'effet du venin... ; préservatif, cercle magique destiné à empêcher un être ou une maladie
de nuire. »
2. Les Bamakois attribuent la prospérité que connut à partir des années 1925-26 l'entreprise
commerciale Paul Larieu, à la présence d'un albinos, en l'occurrence le célèbre commandant Mori,
dans cette maison.
A en croire la petite histoire, Paul Larieu, arrivé de France aussi misérable qu'un bûcheron n'héi
sita pas, ne serait-ce que pour se faire admettre par ses compatriotes qui le fuyaient comme la peste,
204 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
la population étaient signalés aux autorités dès leur jeune âge, et con
duits, à dix ans environ, en élevage dans la cour du fâma pour être
sacrifiés, à leur majorité, à Makùkoba, le fétiche tutélaire du royaume.

Le chasseur et le nyama.
« Tout tort, aussi léger soit-il, toute mise à mort qui n'entre pas dans
le cadre d'un sacrifice, sera sanctionné par le nyama qui, selon sa pro
venance et les causes qui l'ont déterminé, est plus ou moins agissant,
nocif. »
Faire périr un être étant le tort suprême qu'on puisse lui causer, le
chasseur, de par ses activités, s'attire donc constamment le nyama du
gibier. L'ennui est qu'il lui est impossible d'obtenir par la parole le
nyafa — extinction du nyama — à ses victimes qui ont déjà cessé de
vivre. Si le chasseur, et plus particulièrement le grand chasseur, dôso
ba, dôso y ana, est considéré comme impur, taré, c'est à cause de l'abon
dance du nyama dont il est chargé, et qui, pour cette raison — et non
point à cause de sa nature qui n'a rien de particulier — agit à la
manière du nyama provenant des êtres supérieurs (génies, diables) et
des ruptures d'alliance.
En effet, le chasseur, outre le danger de folie, paralysie, troubles
physiologiques de toutes sortes, qui pèse sur sa propre personne,
risque, s'il n'est pas frappé de stérilité, d'avoir des enfants anormaux,
monstres, idiots, fous, perclus, stériles, etc., ce qui signifie pour lui
l'extinction à brève échéance de sa lignée г. Pour le Malinké, cela
signifie la fin de tout : « L'homme qui meurt sans laisser de postérité
ne fait pas que mourir, il se termine, il finit, bâ, car il n'aura plus per
sonne sur terre pour entretenir par des sacrifices son âme durant son
éternel séjour dans l'Au-delà, ma fuw be 2. » N'est-ce pas pour éviter
ce mal sans rémission que les sages opposent à l'antique et éternelle
devise du Manding : « Plutôt la mort que la honte 3 », la réflexion su
ivante : « C'est le déshonneur qui est préférable à la mort : il peut
porter une promesse d'enfants 4 ? »
à consulter un devin. A sa grande surprise, ce dernier lui dit que sa fortune, une fortune immense,
reposait sur la tête d'un albinos, et de conclure : Plus il sera prodigue, plus vous vous enrichirez.
Paul Larieu rencontra un jour son homme, qui se révéla un agent publicitaire chevronné et un
mandarin dont les griots chantent encore les louanges.
1. Deux termes désignent généralement la descendance : ko = dos, après, postérité ; si =
semence, lignée.
2. Le séjour des morts est appelé ma fun be, personnes, rien, toutes : toutes les personnes deve
nues rien, néant.
3. saya ka fisa malo ye : la mort est préférable à la honte, au déshonneur.
4. malo dé ka fisa saya yé ; de Ы se ka boro : c'est le déshonneur qui est préférable à la mort ; un
enfant pourrait en sortir. Cette réflexion est dite à l'adresse de ceux qui n'ont pas connu le bonheur
d'être père.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 205
Avant d'aborder l'étude des moyens et pratiques mis en œuvre par
le chasseur pour conjurer le nyama, voici la classification des êtres —
ceux qui peuvent être l'objet d'une chasse — selon l'intensité de leur
nyama force vengeresse :
— les diables malfaiteurs (sigi fi ou djiné),
— l'homme (en cas de guerre),
— le pangolin (ko sô kâ sa) qui, aux dires des chasseurs, ne se
rencontrerait plus que rarement dans le Manding.
— le fourmilier (tîba) 1 qu'on dit être le seul avec l'hyène, à con
naître « les coutures de la terre » et à pouvoir les défaire pour dispa
raître sous terre lorsqu'il est poursuivi.
— les fauves (ward) : lion, hyène, panthère.
— l'éléphant et l'hippopotame (sama et ko sama : éléphant des
mares),
— le buffle et les grandes antilopes,
— les singes,
— les biches,
— les oiseaux.
Cette classification n'est que générale, car diverses considérations
influent sur le nyama d'un animal.
Ainsi, un buffle, un lion, un gorille et un éléphant solitaire auront
des nyama identiques : le facteur âge est déterminant tout comme chez
les personnes.
Le vautour, duga, l'oiseau du Ciel, du jour, du savoir clair, de la
guerre et de la mort, est en vénération au Manding et le chasseur ne le
tue jamais. L'hyène 2, sumku ou nama, l'animal de la terre, de la nuit,
du savoir profond, de la culture — le travail des champs — de la
fécondité, est réputée pour la ténacité et l'ardeur de son nyama.

Lutte contre le nyama.


Les rites auxquels a recours le chasseur pour lutter contre le nyama
nous renseignent davantage sur la nature du phénomène qui fait l'objet
de notre étude.
1. Le fourmilier est un véritable terrassier ; grâce à ses pattes antérieures, larges et puissantes
pelles armées de gros ongles cylindriques, il creuse avec une étonnante rapidité les multiples galeries
qui composent sa demeure, taupinière géante comportant de multiples issues et pouvant couvrir un
demi-hectare. Si toutes les retraites lui sont coupées en cas de danger, il se barricade en tassant de sa
queue, sorte de battoir vigoureux, la terre repoussée derrière lui par les pattes postérieures. Le four
milier ne vit qu'aux abords des zones d'inondation et dans les terrains argilo-sableux.
2. L'abattage d'une hyène quelconque peut compromettre la campagne agricole de toute une
région ; c'est pour éviter une telle calamité qu'il est toujours suivi de sacrifices expiatoires. Malgré
cela, une partie de son nyama reste attachée à sa peau : chaque fois qu'une rixe éclate dans un vil
lage, on croit savoir qu'un méchant a secoué une peau d'hyène : « do ye suruku golo gosi ou do ye
suruku golo ko ko.
206 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
1. Rites de préservation et de purification :
Le problème pour le chasseur consiste à faire en sorte que le nyama
ne le pénètre pas et surtout « qu'il ne perce ou ne troue pas son inté
rieur » kd so soko 1. Car c'est dans la mesure où le nyama l'affectera qu'il
présentera les troubles cités plus haut et que les enfants qui naîtront
de lui présenteront des anomalies.
La pureté, sanuya, permet en partie d'obvier à ces inconvénients.
Aussi le chasseur évite-t-il de commettre l'adultère, kota 2 dont la
conséquence directe, la souillure, noko, diminue la force, entrave le
téré — chance, caractère — et favorise, partant, l'action du nyama. Il
doit même s'abstenir de tout rapport sexuel avec sa ou ses femmes
légitimes avant de se rendre en brousse.
Les pratiques de renforcement et de purification de son être restent
de loin les plus efficaces contre les entreprises du nyama. Elles con
sistent en bains rituels pris avant et après chaque partie de chasse et
qui, selon leur nature « lavent le nyama » ou font que le chasseur
acquiert une maturité ontologique, kôkô 3, donc une plus grande rési
stance vitale.
2. nyama fïfa (éventer le nyama) :
Le chasseur y procède sur tout gibier qu'il abat en récitant des fo
rmules magiques, dalakâ ou kilisi, et en éventant le corps de l'animal par
de vigoureux coups de chasse-mouche, ku, sa, seconde arme après le
sifflet, slbî ou dôso fié. « On écarte de la sorte ce qui reste de nyama
dans la bête afin de rendre sa chair propre à la consommation ; car
manger, toucher, approcher même un gibier mort qui n'a pas été
soumis au nyama fïfa expose au danger du nyama. » Ceci revient à dire
qu'une bête fraîchement tuée garde encore en elle suffisamment de
nyama, outre celui qu'elle a émis en direction du chasseur qui l'a pri
vée de sa vie et de celui dont elle entoure son cadavre — pour se
défendre contre ceux qui tenteraient de la dépecer et de la manger.
1. L'être intérieur ou son support est également nommé moko so kóno na, soit : personne,
chez soi ; intérieur, autrement dit : « ce qui est propre à l'être intime de la personne. » Le mal est
irrémédiable lorsqu'il parvient à « percer l'intérieur d'un individu ». On dit alors, en abrégé : bana
ya so koto : la maladie a percé son intérieur.
2. Autrefois, et probablement encore chez les Maníka Fing, Malinké arriérés des monts man-
dingues où se maintiendrait le vieux culte agraire, les hommes étaient soumis à une continence
rigoureuse de la fête des semailles à la levée des jeunes pousses, ou, comme d'aucuns l'affirment,
jusqu'à la montaison du mil — sonna — ou du maïs, soit une durée de 30 ou de 60 jours. Les contre
venants à l'interdit étaient sévèrement punis. Selon la croyance, l'eau de pluie symboliserait
l'union du Ciel et de la Terre, un acte sacré que les hommes ne devaient point imiter au moment
de son accomplissement, afin de ne pas souiller la Terre et la rendre du coup improductive.
Les ballets guinéens de Fodiba Keïta illustrent cette croyance dans la « Danse des masques de
feuilles » : un couple, pris en flagrant délit au cours de l'hivernage, par le masque, est mis à mort.
3. kôkô désigne généralement la maturité physiologique des fruits et des jeunes filles dont les
seins bien galbés sont assimilés à des fruits.
On l'emploie par ailleurs pour dire qu'un magicien, un artisan, un chasseur, une personne... sont
accomplis dans leur métier ou dans leur personne grâce au pouvoir dont ils disposent.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 207
3. kôsi (ko = parer à ; si = veillée ; veillée de parade) :
Rite particulier auquel est soumis le chasseur qui tue un fauve ou
tout autre animal réputé pour la virulence de son nyama : hippopo
tame,python, buffle, etc.
Le premier geste d'un chasseur qui abat un gibier de cette catégorie
est d'accourir au village pour la célébration du kôsi. Celui-ci dure toute
une nuit et débute immédiatement après le retour au village du tueur
de fauves, par une danse rassemblant tous les chasseurs présents, et au
cours de laquelle leur heureux collègue doit garder les mains croisées
derrière le dos et le buste penché en avant, à angle droit, tandis que
les dô-soba, les grands chasseurs, agitent autour de lui leur chasse-
mouche tout en psalmodiant des formules magiques.
Quoique le chasseur trouve la consécration de son talent dans le
kôsi, celui-ci vise exclusivement à parer au plus tôt au nyama.
4. La confession :
Lorsque le chasseur croit avoir irrité ses ancêtres mythiques, il va
se confesser à un carrefour situé loin dans la brousse. Accroupi devant
l'autel symbolisant Sanin et Kontron, il fera à haute voix des aveux
de la sorte : « Oui ! C'est moi qui ai commis telle faute — l'adultère
par exemple — en sachant pertinemment qu'il en allait de ma perte.
Oui ! C'est moi qui ai violé la loi que j'avais pourtant juré de respecter
et de faire respecter.
En guise d'avertissement, tu m'as seulement privé de gibier. Je
méritais pire que cela. Heureusement ! Tu m'as rappelé à toi à temps ;
et en signe de gratitude, je t'offre ce poulet, et, « les mains derrière le
dos », je me soumets à toi. » Ou encore :
« J'avais l'intention de nuire à un tel, par jalousie ; depuis que j'ai
formé ce mauvais dessein, ma « chance fut entravée » et je n'ai plus
tué une seule pièce de gibier. Oui ! Je reconnais avoir transgressé les
lois de la fraternité humaine, j'ai été sanctionné et je me félicite. A
présent je te demande de m'aider. Je te promets d'avance un poulet,
je promets également de dédommager celui que je voulais offenser,
en lui offrant le gigot droit du premier gibier que j'abattrai. »
De telles confessions ne sont comparables qu'à celles faites publ
iquement par la sorcière qui, une fois démasquée, n'hésite pas, pour
avoir l'âme en paix nï là fia, et aussi pour soulager les esprits, ku na
fôni, à avouer ses crimes, ses sombres desseins.
5. Outre ces pratiques, le chasseur use, pour sa protection, d'i
nnombrables formules magiques, de gris-gris, qui couvrent son corps,
ses habits et ses armes et dont les fonctions ont été définies plus haut.
208 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

Rites funéraires.
Les pratiques évoquées jusque-là tendent toutes à écarter moment
anément ou à parer au nyama et non à l'exorciser réellement. D'où la
nécessité de soumettre les cadavres — et notamment ceux des chas
seurs — à des rites spéciaux dont l'importance n'échappe à aucun
Malinké.

Généralités sur la mort.


La mort naturelle, saya, par laquelle l'âme, л?, et son double, dya,
quittent définitivement le corps, fari, pour réintégrer le Néant, ma
fuwbë, est caractérisée par l'agonie, nï ma kara. Celle-ci donne lieu à
diverses manifestations groupées sous le vocable nyamabo, sortie,
manifestation du nyama.
Des termes ci-dessus qui méritent tous une attention particulière,
l'expression ni ma kara est la plus évocatrice dans la mesure où elle
nous renseigne sur l'état de l'âme au terme ultime de son existence
incarnée ; elle signifie « âme en état d'échaufïement, d'agitation ».
Nous nous trouvons donc en présence d'un véritable cas de trouble
ontologique aggravé par la déperdition de force dont s'accompagne
généralement l'agonie.
Il n'est donc pas étonnant que le nyama se manifeste à ce stade cru
cial de la vie.
Différents auteurs ont rapporté avec quelle émouvante sincérité,
quel repentir profond, le Bambara communiquait son testament à ses
amis, à sa famille, à son village. Je ne m'y étendrai donc pas, quoi
qu'il s'inspire en partie de la crainte du nyama.
Mais il est des profondeurs de l'âme que le testataire ne saurait
révéler parce qu'elles constituent le secret de son être intime, que sa
raison ne peut d'ailleurs ni comprendre ni même atteindre et que
l'agonie fait remonter en surface en le rendant parfois intelligible pour
d'autres personnes. La révélation de ce « dépôt secret de l'âme inté
rieure » konon ako, tissu inextricable de désirs jamais réalisés, de sen
timents tus, de désaveux, de repentir, de convictions profondes, etc.,
représente l'un des aspects du nyamabo ; car elle extériorise le nyama
intérieur, kono nyama, la vie intérieure du mourant.
Le second aspect du nyamabo concerne le nyama des êtres auxquels
l'agonisant a porté tort et qui ne lui ont pas pardonné.
S'il est le seul à retenir l'attention du Malinké, c'est bien parce qu'il
domine l'agonie de son côté spectaculaire.
Ne dit-on pas que le boucher, le bourreau et le chasseur imitent en
agonisant les cris, râles et gestes de leurs victimes !
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 209
Que les méchants en mourant sont mordus, tenaillés, torturés par le
nyama à tel point qu'ils deviennent fous furieux !
Que sous l'ardeur du nyama certains se meurtrissent douloureuse
ment, mangent leurs déjections !
On pourrait multiplier les exemples, car délires et affres de la mort
constituent cette partie du nyamabo.
Selon les croyances, le nyamabo libère l'âme, ni fô ni, l'allège, nï fyë
ya, la repose, ni la fyë ou là fya. Mais pour que l'âme se calme défin
itivement, mada, après la mort, autrement dit qu'elle se repose en
paix, il faudrait que le nyama dont elle fut libérée fût éteint ou mis
hors d'état de nuire; nous verrons comment.
Ce concept permet de comprendre toute l'importance accordée à la
mort et aux cérémonies auxquelles elle donne lieu.
Il permet surtout de se faire une idée de ce que peut représenter
le nyama pour le Malinké, surtout quand on sait que les notions de
jugement dernier, de paradis et d'enfer semblent absentes des croyances
soudanaises.
« Le nyama est tout, et sa destruction conditionne le repos de l'âme. »

Mort d'un chasseur.


« Quand approche l'heure d'un dô so ba, grand chasseur, ses pairs
et le sora, chroniqueur des chasseurs, se rendent à son chevet et seront
seuls à l'assister dans la mort.
« L'agonie d'un maître de la chasse n'est pas identique à celle des
autres hommes du seul fait qu'elle donne lieu à la résurgence du nyama
du gibier. Et puis, tout dô so appartient avant tout à la famille de
Sanin et Kontron. Que les représentants les plus authentiques de la
compagnie des chasseurs doivent assistance à l'un des leurs à l'ultime
moment de son existence, cela entre dans l'ordre naturel des choses.
« Et comme le mourant va bientôt rej oindre pour l'éternité les mânes
des grands chasseurs du Manding, il importe qu'il effectue le passage
au son grave du subi, harpe. C'est pourquoi le sora, dépositaire des
traditions, chants historiques et mythiques des chasseurs, se tient à
son chevet et ne cesse d'arracher aux cordes de son instrument le mur
mure venu du fond des âges. Quant aux dô so ba, leur rôle consiste à
recueillir le nyama du mourant. La mort est annoncée par un coup
de fusil tiré au seuil de la case mortuaire. »
Ceci est le récit que les chasseurs nous ont fait de la mort d'un des
leurs et ils ne pouvaient pas nous en dire plus. Tout ce qui a trait au
nyama du gibier représente pour eux un sujet tabou, dont le profane
doit tout ignorer.
210 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

Nos investigations auprès de non chasseurs furent plus fructueuses,


quoiqu'elles eussent révélé certaines équivoques quant à la manière
de recueillir le nyama. En effet, pour certains, le nyama se collecterait
au moyen de formules magiques et à l'aide du chasse-mouche ; et
pour d'autres, seul le « bouche-à-bouche », couramment pratiqué dans
le passé sur le champ de bataille, permettrait de retirer le nyama du
corps du mourant. Tous, par contre, affirment que le nyama sort par
la bouche, tandis que l'âme s'en va par le nez avec le dernier souffle.
Bref, après la mort — qui n'est effective que lorsque « le cou est
tombé » ka bï na — les assistants retirent la presque totalité de ce
qui reste encore de nyama dans le cadavre.
Le nyama, au fur et à mesure qu'il est extrait du corps, est mis dans
un petit canari, daga, recouvert à l'aide d'un autre de même diamètre,
le second étant retourné sur le premier.
Après avoir fini de retirer le nyama, les dôso ha procèdent dans la
case mortuaire à la toilette du cadavre. Le sora continue toujours de
jouer de sa harpe.
Le mort, enveloppé selon la coutume dans un linceul blanc, est
ensuite transporté sur un tyè kala au milieu de la cour pour les oraisons
funèbres.
Pour un temps, il est rendu aux membres de sa famille qui d
emandent à l'assistance, répartie en deux groupes, femmes d'un côté et
hommes de l'autre, de pardonner au mort, et aux débiteurs et aux
créanciers de celui-ci de se faire connaître. Entre temps, de jeunes
chasseurs, sous la direction et la protection d'un de leurs maîtres,
ouvrent la tombe au milieu de la case mortuaire.
Quand. tout est prêt, le sora, grand maître de cérémonie, clame, en
s'accompagnant de sa harpe, la louange des grands chasseurs du Man-
ding.
Dithyrambique et humoristique à la fois, le fasa des [chasseurs que
Moussa Traoré a rapporté à propos des dô so du Fouladougou, de
Kita et du Kaarta, est commun à tous les peuples parlant la langue
N'Ko. Il exalte les vertus du bon chasseur fidèle à la tradition de
Kontron autant qu'il dénigre le do so indigne ; il est ainsi composé :

« Casseurs de grosses têtes et fendeurs de larges bouches !


« Celui qui n'a cessé de combattre le gibier est parti se coucher.
« II ne s'agit pas de toi, chasseur mangeur de figues mûres.
« II ne s'agit pas de toi, gros buveur d'eau de puits
« Toi qui ne tues qu'une seule petite pièce de gibier par an.
« Tu as fait cadeau de ta poudre et de tes balles à ton amante
« C'est donc vrai que tu as fait cela !
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 211
« On n'abat pas le gibier au chevet du lit.
« Surtout lorsqu'on garde inlassablement la main droite
« sur une taille garnie de perles fines
« et l'index de l'autre main sur le cache sexe — le pontet — du fusil.
« Chasseur vil et vantard,
« ce n'est pas toi que je vais louer.
« Tu ! as exterminé les enfants de Wôgo, la mère des éléphants,
« Tu as fait que les enfants de Kéléku — mère des girafes — sont
[devenus rares ;
« Par ton action, le fils de Nansou au nombril volumineux.
« ce taureau massif — le buffle — dont seule la flèche peut avoir raison
« Ne se montre plus dans la brousse.
« Brave des braves !
« Ainsi donc tu disparais à jamais ! »

L'aspiration de chaque chasseur est qu'on l'honore un jour du fasa


des dôso qui relèvera au rang de mâne dans le panthéon de la chasse.

L'enterrement et le daga biri :


L'enterrement est fait par les dô so ba. Lorsque le corps est muré
dans le sëlê de, l'excavation latérale à la tranchée principale, tous les
chasseurs présents viennent décharger leurs fusils, chargés à blanc,
dans la tombe. Si par ce geste ils rendent un dernier hommage au
défunt, ils s'assurent en même temps que le peu de nyama qui pouvait
encore se trouver sur les lieux du décès sera prisonnier de la poudre.
La tombe est encore toute enfumée quand on y redescend la terre.
Sur le talus qui la surmonte, le doyen des chasseurs dépose alors les
deux canaris contenant le nyama tiré du cadavre et les arrose du sang
de trois poulets rouges. Le rite, appelé daga biri — retourner le ca
nari — est destiné à calmer, au moyen du sacrifice, le nyama des vic
times du mort.
La porte de la case mortuaire est ensuite fermée à clef et ses murs
protégés à l'aide de secko : précaution supplémentaire qui isole tout à
fait le nyama de l'extérieur. Car il ne faudrait pas que les hommes et
les animaux qui se frotteraient à la case mortuaire répandent dans
le village le nyama, par quoi ils seraient contaminés.
Un dernier feu de salves tiré sur la case-tombe marque la fin de la
cérémonie.
Avec le crépuscule commence la veillée funèbre qui durera toute la

1. Il s'agit à présent du bon chasseur.


212 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
nuit. Manifestation grandiose par le nombre des chasseurs qui y par
ticipent et les foules qu'elle attire, fête bachique — le chasseur ne
dédaigne pas les bonnes beuveries — la veillée d'armes est un rite
de passage.
Tout est par conséquent mis en œuvre pour que les mânes des dô so
acceptent dans la joie leur nouvel hôte : récits mythiques, kulâ dyan,
mini nyâba, chants de guerre, kêlé lo duga, panégyriques, fasa, coups
de feu, concourent à la réussite de cette sublime communion.

Exorcisme du nyama, daga ti daga kari.


Après le daga biri qui a permis de maîtriser et de calmer les nyama
dont le défunt était chargé, tout danger semble écarté, du moins dans
l'immédiat. Il ne restera plus aux parents du défunt qu'à se débar
rasser pour de bon du nyama contenu dans les poteries par une der
nière cérémonie, le daga kari ou daga té, casser, briser le canari.
Sa date est vaguement fixée quarante jours après le décès, au cours
de la cérémonie de dévolution des biens du défunt. Il est de bon ton
et sage à la fois d'être modeste dans les prévisions. Car toute hâte
ou toute lenteur à célébrer le daga kari pourraient irriter le disparu.
De toute façon, la cérémonie de lever de deuil, comme tous les grands
rites en pays malinké, n'est jamais célébrée au cours de l'hivernage.
Pour des raisons économiques — le lever de deuil attire une foule
innombrable de chasseurs venant parfois de loin — on ne procède au
daga kari qu'au courant de la deuxième année survenant après le
décès. Passé ce délai, l'Esprit du mort, sudya, vient hanter les vivants
et exiger d'eux les funérailles indispensables au repos de son âme.
Les femmes, dont on peut dire qu'elles sont pétries de religiosité,
sont les premières à percevoir les apparitions nocturnes du sudya. Une
véritable psychose s'empare alors du groupe familial tout entier. Les
moindres incidents, a fortiori les grands — maladie, mauvaises ré
coltes, incendie, etc. — trouvent leur explication dans la colère du
mort. On dit de celui-ci : a папа = il est venu ; a segila = il est de
retour ; a tâto = il ne nous épargnera pas. Seule une promesse formelle
permet d'éviter la catastrophe. Le conseil de famille fixe sans plus
tarder la date du daga kari et la porte à la connaissance de la société
des chasseurs.
Deux semaines avant la célébration du daga kari, les compagnons
du défunt, les chasseurs de son lignage, ses amis chasseurs n'apparte
nant pas aux villages relevant de son lignage, tous iront à la recherche
de gibier. Des bêtes qu'ils abattront pendant ce laps de temps, ils bou
caneront et sécheront l'épaule droite, duga kamâ, aile de vautour. La
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 213
réserve de viande ainsi constituée sera remise, la veille de la cérémonie,
au doyen des chasseurs.
La fraternité et la solidarité inébranlables des chasseurs jouent une
fois de plus.
Le daga kari n'a lieu que le dernier dimanche ■— samedi soir au
dimanche — du mois lunaire, pour plusieurs raisons dont la plus plau
sible paraît être l'absence de lune.
Dès le samedi après-midi, les chasseurs venus de tous les villages
voisins se rassemblent dans la cour du défunt.
La cérémonie commence vers 18 heures par les chants du sora. Peu
de temps après, les dôso ba, après avoir fait tirer quelques coups de
fusil à l'entrée de la case tombale, entrent se recueillir sur la tombe.
Ils immolent ensuite trois poulets rouges sur les canaris à nyama
déposés sur la tombe. A ce moment, jaillissent, des harpes et des
tambourins, dôso tânâ, des sons aigus et précipités. On sacrifie ensuite,
cette fois dans la cour, trois boucs, au même rythme musical.
Les dôso peuvent à présent exécuter leur ronde, la danse sacrée des
enfants de Kontron. Très brève, elle se termine au seuil de la case où
repose le défunt et là, chacun décharge son fusil.
On observe une pause avant le repas communiel fait de la viande
sacrificielle (les dôso ba consomment les poulets, les autres chasseurs
les boucs).
Pendant l'euphorie générale consécutive à l'agape, les grands chas
seurs enlèvent discrètement, à la faveur de l'obscurité, les canaris à
nyama pour aller les dissimuler sous un bûcher dressé au dâ kù, car
refour.
La veillée débute vers 22 heures à la lumière des lampes à pression
qui ont remplacé depuis dix ans environ le traditionnel feu de camp.
Elle est encore plus spectaculaire que celle du daga biri. Après le pané
gyrique des premiers grands chasseurs, sïbo, du Manding, l'éloge du
défunt, le sora entonne kulâdyâ et mi ni nyâ ba. Seuls les vieux chas
seurs peuvent danser au rythme de ces chants mythiques.
Ce n'est qu'après que les autres chasseurs, par catégorie (tueurs de
fauves, de pythons, d'hippopotames, etc.) dansent au son de l'hymne
qui leur est réservé.
Ils présentent avant chaque danse leur arme aux maîtres de la
chasse en ces termes :
— « Maîtres ! Voici mon arc » n'haramoko ! n'ka kala yé; à quoi les
maîtres répondent :
— « Que Kontron t'aide. » kontron ka do i yé.
« Toute danse de chasseur est une pantomime qui révèle au nom
breux public qu'attire la veillée les péripéties de la chasse avec ce que
214 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
celle-ci suppose de patience, d'audace, de passion, de privations, de
dangers toujours surmontés et au bout desquels se trouve, grâce à
Sanin et Kontron, la récompense méritée. Dans les veillées, une place
d'honneur est réservée aux guerriers valeureux, aux grands blessés de
guerre et aux héros, les seuls à pouvoir danser le duga, vautour, et le
kelekkô duga, le vautour du jour de bataille x. »
Bref, on n'arrête pas de danser, de chanter et de boire jusqu'à l'aube.

Pantomime de chasse, golo bô.


De bon matin, les dôso ba vont poster dans les bosquets proches du
village sept jeunes chasseurs munis de peaux de bêtes et de fouets en
vue de la pantomime qui caractérise le golo bô, tirer sur les peaux.
Auparavant, chasseurs et villageois se rendent sur la place publique
afin d'accomplir un nouveau rite non moins important que les pre
miers, puisqu'il a trait au nyafa, pardon au mort, à l'affirmation de
l'unité, de l'alliance et de la solidarité des communautés villageoise et
territoriale.
Joignant le geste à la parole, les chasseurs, tout en dansant, di
stribuent aux chef s de famille, aux représentants de toutes les catégories
sociales, aux étrangers, aux veuves de chasseurs qui font l'objet d'une
attention particulière, les morceaux de viande qu'ils ont réunis au
cours des précédentes semaines. Le nyafa n'est certes pas à ce prix,
mais la bonne parole prononcée publiquement vient à bout des ran
cœurs les plus tenaces.
Le soleil est déjà haut quand commence le golo bô. Les chasseurs
arment leurs fusils à blanc et se dirigent vers l'endroit où sont postés
les « gibiers ». Dès le premier coup de fusil, ceux-ci bondissent, s'ar
rêtent et exécutent la « ronde des gibiers ». Les dôsode, jeunes chas
seurs, esquissent à leur tour des pas de danse au son des tambourins,
rivalisent de souplesse et de mimiques. Les « gibiers, » jouent leur rôle
1. t Le chant du vautour est un chant lugubre. Il était exclusivement destiné à annoncer la mort
et à commémorer la mort des guerriers tombés sur le champ de bataille et à glorifier les grands bles
sésde guerre, les héros. Il est pour ces raisons chargé de nyama, et il ne peut être chanté que dans
des circonstances exceptionnelles. Indépendamment de ces croyances, le chant du vautour évoque
pour le Malinké de douloureux souvenirs. En effet la tradition voulait qu'après une défaite et pour
éviter la domination étrangère et avoir droit au duga, les « braves » se donnent la mort en se faisant
sauter collectivement à la poudre.
« Après que le fait colonial, jugé d'abord éphémère, parut inévitable, nombreux furent les Malinké
qui mirent fin à leurs jours en attendant le duga ; car, comme dit le chant, « on ne chante pas le
duga pour les lâches, les poltrons ». >
Je tiens cette confidence de mon maître et ami, le sergent Falay Traoré de Kinégoué. Ancien com
battant des deux guerres et chasseur, il est l'un des vingt-cinq rescapés du paquebot Brazza coulé
par les Allemands dans l'Atlantique au cours de la dernière guerre mondiale. C'est à ce titre qu'il lui
fut permis, afin qu'il rendît compte d'un fait d'armes unique dans les annales de l'histoire du Man-
ding, de danser le duga à son retour dans son village natal.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 215
de bêtes traquées en lacérant de leurs longs fouets les imprudents qui
s'approchent par trop d'eux.
Pour prévenir les accidents, trois dôso ba et les joueurs de tambour
sont chargés d'arbitrer le jeu. Ils interviennent fréquemment pour
éviter que les fusiliers ne tirent à bout portant sur les porteurs de
peau.
Commencée à l'ouest du village, dans l'ordre et la discipline sur les
trois quarts du parcours, la pantomime se transforme soudain au nord
en une véritable mêlée sur un signal conventionnel : chacun cesse de
tirer, et on se rue sur les gibiers qui doivent tous se laisser capturer
(non sans se défendre) à l'exception d'un, le sogo Ы, qui fuit vers le
daku, carrefour, où attendent les dôso ba et le sora. L'engagement est
rude et riche de coups bas portés à la faveur du flot de poussière inter
disant au plus impartial des arbitres de distinguer quoi que ce soit.
La tradition dit que ceux qui parviennent à se procurer une peau
tueront du gros gibier au cours de l'année. Le gibier sauvé du mass
acre représente la « part » du doyen des chasseurs et symbolise la
survie de l'espèce cynégétique. C'est pourquoi il n'est jamais pris. Sa
peau sert de séant au dôsoba qui préside au repas communiel *■ pris au
carrefour immédiatement après le golobô, les autres chasseurs n'ayant
droit qu'à des sièges de feuilles vertes prélevées dans les bosquets voi
sins par leurs cadets.
Chaque chasseur dépose un rameau sur le bûcher auquel l'officiant
met le feu après avoir psalmodié quelques prières. A l'apparition des
premières flammes, le dôso ba brise à l'aide de son long bâton les deux
canaris. « Le nyama ainsi libéré, après avoir été brûlé par le feu, est
emporté dans la brousse par l'épaisse fumée qui se dégage du bûcher 2. »
Suivant l'exemple de leur chef, les chasseurs, tout en évitant de
s'exposer à la nocive fumée, plongent la gueule de leurs fusils dans les
flammes pour briser complètement les canaris, et aussi pour purifier
leurs armes.
Quand tout a fini de se consumer, les jeunes, au signal convenu,
regagnent en courant à toute allure la maison de deuil, tandis que
leurs aînés, restés en arrière, leur lancent ces phrases lourdes de me
naces : « Ne vous retournez pas, celui qui tombera mourra. »
Les vétérans, rentrent à leur tour en procession. Les tambouri
neurs en tête et les sora fermant la marche jouent de leurs instruments.
1, Les restes du repas communiel ne sauraient être consommés par personne d'autre à l'excep
tion des jeunes garçons, bilakoro, et des chiens.
2. Rien ne permet de penser que l'autodafé détruit, tue le nyama. Celui-ci est comme nous l'avons
vu, calmé par le sacrifice. On est tenté de dire, dans le cas présent, que sous l'action combinée du feu
et de la fumée, il se décide à fuir pour toujours la communauté des hommes. Ce qui prouverait que
seules les victimes sont capables d'éteindre le nyama émis par eux.
216 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
Une dernière « ronde des chasseurs » met fin à la cérémonie du daga
kari.
Au terme de ce chapitre, une remarque s'impose. Les différents
rites visent tous à recueillir, à calmer et à chasser pour toujours les
nyama, — et seulement ceux-ci — dont était chargé le chasseur au
moment de sa mort.
Par conséquent, le nyama qu'il a pu transmettre d'une manière ou
d'une autre à ses enfants ou à des objets personnels reste encore
actif. On sait comment il agit chez les enfants. Quant aux objets (cou
teau, hache, fusils, etc.), c'est avec prudence qu'on les utilise, car ils
peuvent, sous l'effet du nyama, provoquer des accidents. Même les
lieux que le défunt fréquentait de son vivant recèleront pour long
temps encore une partie du nyama que portait le disparu.

Le chasseur et l'Islam.

Ce chapitre devrait plutôt s'intituler « Les croyances soudanaises


face à l'Islam », car par-delà le culte de Sanin et Kontron, c'est la
croyance malinké elle-même qui est ici concernée. Plusieurs faits
frappent lorsqu'on examine de près le passé religieux du Manding.
Parmi les principaux clans, Traoré-Diabaté, Koné, Konaté-Keïta,
Kamara, Magassouba, Coulibaly, Doumbya, Kamissoko, Kanté, qui
étaient déjà en place au хше siècle, deux rattachent leur origine à des
ancêtres islamisés.
Les Konati-Keïta se réclament de la descendance de Djô-Bilali,
l'esclave du prophète Mohammed, venu dans le Manding avec la guerre
sainte, djihadi. Par contre, ils présentent quatre de leurs ancêtres cé
lèbres comme ayant été des féticheurs ou des magiciens accomplis :
Mamadi Kani, l'instigateur du sïbo,
Maghan-Kon-Fata, le devin parfait,
Soundiata, fils du précédent, fondateur de l'empire du Mali et grand
chasseur sîbo,
Mansa-Moussa, le roi pieux qui lors de son pèlerinage en 1324 à La
Mecque impressionna l'Egypte autant par ses largesses que par sa
piété, n'est connu dans la savane que sous le nom de Makan-ta-Dji-
gui, et son nom est inséparable du culte du koma. Selon les traditions,
« il n'aurait entrepris le voyage au lieu saint de l'Islam que pour se
procurer les terribles fétiches que les Arabes conservaient à la Kaaba ;
il passe pour avoir introduit le djo et le kortè au Soudan г ».
1. Un sérieux doute plane sur l'authenticité de cette tradition. Le grand Djigui serait de beau
coup d'années antérieur à Mansa Moussa.
SNOTE SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 217
Les Kamara, quant à eux, évoquent volontiers le nom de leur
ancêtre Bemba Kamara, grand marabout, sept fois Hadj et dont les
reliques auraient, jusqu'en 1914 — date de leur exhumation — servi
de djo 1 à ses descendants de Séléfoukou, village situé sur la rive droite
du Niger, au Sud de Kangaba.
Ces exemples dénotent, s'il en était besoin, l'extrême vigilance des
anciennes croyances (qui fixent la trame de la vie sociale et de l'His
toire) vis-à-vis des influences extérieures. Celles-ci ne sont intégrées ou
tolérées que dans la mesure où elles trouvent leurs équivalents dans
des concepts typiquement malinké : culte des saints islamiques —
culte des ancêtres; barka-fâka ; djurumu; haké-nyama; yâfa-nyôfa ;
djine-sigi-fiï; meleke-dya, etc. Dans le cas où ces conditions ne sont pas
réunies, on assiste alors à une simple association des pratiques ani
mistes et islamiques; par exemple l'édification à Kangaba de la grande
mosquée sur la place même où se dresse le sanctuaire du kama-blô
qui aurait été béni d'El Hadj Omar El Foûti, le grand ascète et pro
pagandiste de l'Islam au Soudan.
Ces tendances ne se rencontrent pas seulement au Manding. Chez
des peuples tels que les Sarakollé ou les Peul, ou les Songhay qui ont
une vieille tradition islamique, c'est encore l'animisme qui sert de
substratum à toute activité religieuse et sociale. On pratique ici la
danse du diable, danse de possession, on croit là en Masadakoni, et
ici comme là on croit que toute rupture d'alliance expose au danger
du nyama.
L'accélération depuis une vingtaine d'années du mouvement d'i
slamisation qui a entraîné l'abjuration du djo dans presque tous les
villages de la haute vallée du Niger n'a rien changé aux choses quant
à leur fond. Le Malinké a su trouver le mot qui dépeint la situation :
« Nous avons cessé de célébrer l'ancien culte, mais nous garderons
encore dans nos poches les fétiches», djo soda bila la,nka djufa la bila
bi yâ.
Seul le chasseur reste le point de mire du marabout : considéré hier
comme un apatride, un « sans famille », il se voit aujourd'hui accusé
d'idolâtrie et cloué au pilori de la nouvelle religion par tout le monde,
y compris ses propres enfants.
Nous avons décelé chez lui une profonde inquiétude. Les paroles
du marabout l'obsèdent : « Quel musulman oserait se souiller en char-
1. Les reliques — composées exclusivement de livres — de l'ancêtre des Kamara, celui-là même
qui dirigea l'émigration de son clan de Sibi situé sur le lac Déboau Manding, auraient été cousues
dans une peau de bœuf fraîche — on ne sait pas à quelle génération se situe l'événement, et érigées
en autel tribal -boli . A ce titre, les sacrifices sanglants qu'elles recevaient ont fini par constituer au
tour d'elles une véritable carapace qui permit leur conservation. Lorsqu'en 1914, un marabout ins
truit du passé des Kamara les eut dégagées de leur enveloppe, tout Séléfoukou se convertit à l'Islam.
Africanistes. 4
218 SOCIÉTÉ DES' AFRICANISTES
géant les cadavres de ces impies, les chasseurs. Ils seront enterrés
comme des charognes et oubliés aussitôt. »
Pour le chasseur, cela signifie que son âme ne saurait aspirer au
repos éternel, puisque personne dans son village ne célébrera les rites
de purification par la destruction du nyama qu'exige la mort.
Dans ce village de Kaniokon, seul le chef des chasseurs, replié sur
ses boli, avait refusé d'embrasser l'Islam ; il finit par faire comme tout
le monde, mais non sans se justifier : « L'homme se doit d'être du côté
de ses semblables, pense-t-il, il n'y a rien d'aussi périlleux que la sol
itude l ; la vie n'aurait pas de sens si l'on ne se ménageait pas les uns
les autres, si l'on ne savait pas pardonner. » Selon ce mot du marabout,
l'homme ne saurait prétendre au pardon de Dieu tant qu'il n'aura pas
obtenu celui de ses semblables.
Nous autres chasseurs, nous ne pensons pas autrement : nous
sommes tous de bons fils, de bons chefs de famille, des amis sûrs, et
notre respect des coutumes est sans faille. Nous nous reprochons sim
plement d'avoir nui aux animaux et tous nos efforts tendent à l'obten
tion de leur pardon, du moment qu'il est admis par chacun que « toute
âme en vaut une autre ».
En dépit de la manifestation pathétique de leur bonne foi, les chas
seurs demeurent suspects, pour la bonne raison qu'ils ne se départ
issent en aucun cas de leur foi en Sanin et Kontron.
C'est un fait patent que des musulmans convaincus ne résistent pas
à la tentation de se placer sous la protection des « divinités » de la
chasse en devenant chasseurs. Il ne peut d'ailleurs en être autrement
car l'Islam, malgré les nombreux traits qui l'apparentent aux croyances
soudanaises, n'offre pour conjurer le nyama que des formules vides de
sens — qui ne sont pas à la portée de tout le monde — , et par ailleurs
inopérantes dans le domaine de la chasse.
Le fossé qui sépare donc le culte de Sanin et Kontron de celui
d'Allah est un abîme sans fond ; et aussi longtemps que la chasse aura
des disciples, chasseurs et marabouts se regarderont en chiens de
faïence, en taisant la populaire invective : « pati kolôba i nye dyugu
bona, a bi nyô fe nkâ a ma di », « détourne de moi ce mauvais regard ;
nous sommes ensemble, mais nous ne nous entendons pas ».

1. Dieu étant l'unité par excellence, l'un de ses principaux attributs est la solitude. L'homme se
comparerait donc à l'être suprême en restant solitaire, attitude périlleuse pour une créature. « On
n'entreprendra rien seul, de peur d'imiter Dieu ; c'est pourquoi on se fait assister d'un témoin dans
tous les actes de la vie. »
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 219

Étiquette et solidarité chez les chasseurs.

Il est des coutumes auxquelles un chasseur ne saurait faillir pour


quelque raison que ce soit. Ce sont :
— le respect des droits de chasse d'un territoire autre que celui de
son lignage,
— l'observance de l'étiquette,
— l'affirmation dans toutes les circonstances de la vie de la frater
nitéet de la solidarité des chasseurs.
1. Le chasseur n'oublie pas que pour pouvoir chasser en toute sécu
rité sur un territoire ne relevant pas de l'autorité de son « chef de
brousse » wula tigi, en l'occurrence le chef de la société dont il est
membre, il doit payer une redevance, wula sa mugu, au chef de la
brousse qu'il compte parcourir. Celle-ci consiste en une charge —
poudre et balles — contenue dans une tige de bambou longue de 6 à
7 cm. La remise de cette redevance comporte une cérémonie que nous
décrirons plus loin.
Le chasseur n'ignore pas non plus que « l'aile de vautour » de chaque
gibier abattu doit être remise au chef de ce territoire.
« Pas un seul enfant de Kontron n'oserait faire abstraction de ces
règles. »
2. L'étiquette, pour le chasseur, consiste à adopter, selon les ci
rconstances et les lieux, des attitudes tendant à prouver à ses aînés, les
dô so ba, le respect qu'il leur doit, ou au contraire à leur rappeler l'es
prit qui prévaut au sein de la compagnie des chasseurs, à savoir la
fraternité et l'égalité tant prônées par les disciples de Kontron.
Aussi, au moment de la remise de la redevance de chasse, lors des
cérémonies, rend-il hommage à ses aînés en leur présentant ses armes ;
c'est la preuve de sa soumission.
Quand deux chasseurs se croisent en brousse, le premier geste de
chacun d'eux sera de présenter son fusil à l'autre ; après quoi ils pro
cèdent à l'échange de couffins de feuilles que l'un aurait confectionnés
à l'intention de l'autre. Une fois assis face à face, ils échangent leur
tabatière et déclinent leur identité en ces termes : « Je suis de tel vil
lage, je suis entré sous la touffe des chasseurs voici tant d'années. »
Ceci permet de déterminer la hiérarchie chère au dôso, surtout dans
ces circonstances particulières.
A partir de ce moment, le plus ancien des disciples de Kontron doit
protection à son cadet — mais il peut aussi l'employer à toutes sortes
de corvées ; quant au plus jeune, il se doit d'obéir.
220 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
II faut noter que les chasseurs en déclinant leur identité ne pro
noncent ni leur nom ni leur prénom, ceci parce que les chasseurs n'en
ont pas besoin (ils s'appellent tous кого et doko = aîné et cadet) ;
mais la crainte de livrer leur nom à quelque génie malfaisant est l'une
des causes de cette omission. Car « quand on possède le nom, on pos
sède la personne ».
Les chasseurs ont parfois recours au principe de la plaisanterie qui
régit les rapports entre générations alternées pour régler les conflits,
diminuer les tensions existant entre vieux et jeunes chasseurs.
Les dôso de, jeunes chasseurs, qui se gardent d'intervenir dans les
débats de la compagnie — pour le Soudanais, c'est un signe d'éduca
tion que de laisser parler ceux qui savent — et de protester contre la
sévérité de leurs maîtres, ne manquent jamais, au moment où la joie
règne, au cours des causeries tenues chez leur chef — et là seulement —
de dire ce qu'ils ont sur le cœur.
L'un d'eux s'adressera en ces termes au chef de la société :
— « Jeune homme ! Passe-moi ta tabatière. »
Après avoir mis sa chique, il se tourne vers ses camarades et s'e
xclame :
— « Qu'ils sont rusés ces enfants ! (les vieux chasseurs). Voyez
cette tabatière en or brillant ! Le tabac qu'elle contient est succulent.
Rendez-vous-en compte par vous-même. »
Un autre renchérit :
— « Ils possèdent toutes les bonnes choses : les beaux habits, les
belles chaussures, les belles cases, sans compter celles que je ne nomme
pas et qui ne sont pas des moindres *. » Tout cela, ils le gardent pour
eux et pour eux seuls.
Un troisième enchaîne :
— « Mon ami a tué hier une antilope ; il l'a transportée seul au
village. »
Et tous de s'écrier :
— « Voilà un chasseur ! »
Le narrateur poursuit :
— « Je pense que quand on a eu le courage de tuer un gibier on
doit aussi avoir le courage de le transporter. Nous n'avons, hélas,
dans notre village, que de « mauvais tireurs à blanc » qui abandonnent
par-ci une biche, par-là un hippopotame, au diable un fauve, et r
etournent au village en trottinant de peur les mains croisées derrière
le dos 2. Ces farceurs mettent tout le monde sur pied, et en particulier
les jeunes chasseurs, qui doivent suer sang et eau pour ramener au
1. Allusion aux femmes que les vieux accaparent au détriment des jeunes.
2. Allusion au ko si, la cérémonie réservée aux tueurs de fauves, d'hippopotames, etc.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 221
village ce que ces messieurs croient être l'objet de leur gloire. Vous
savez autant que moi que c'est toujours par un flot de réprimandes
que nous sommes récompensés de nos services. »
Après avoir observé un court arrêt, il conclut, en soupirant :
— « On a raison de croire que le monde va à l'envers. »
A propos d'une question tranchée par les dôso ba, les jeunes donnent
leur avis par la voix de l'un d'entre eux qui s'exprime en ces termes :
— « A ce qu'il paraît, on a déjà prononcé la sentence à propos de
cette affaire qui a retenu notre attention ces temps-ci. Que d'erreurs
dans ce jugement ! (il les cite). On ne fait pas triompher la vérité en
ménageant les accusés. »
Levant les yeux vers le plafond, le jeune chasseur dira :
— « Que vois-je là au-dessus de nos têtes ? Une queue de vache !
Non ! C'est une cravache. D'après les dires, cette petite éhontée aurait
aussi la faculté de faire danser les grandes personnes. Je ne peux mal
heureusement pas l'atteindre, autrement j'aurais vérifié les faits. »
Ces plaisanteries sont suivies avec beaucoup d'intérêt par toute la
compagnie, et elles prennent fin avec ces mots du chef des chasseurs :
— « Merci à vous tous. Que Dieu vous donne une longue vie. Vous
saurez alors ce qu'est la vieillesse. »
On est frappé par l'acharnement des chasseurs à faire croire que
leur « société n'est pas comme les autres » parce que ne trouvant son
fondement que dans l'universalité de Sanin et Kontron, et que l'es
prit qui l'anime et qui a pour nom liberté, fraternité, égalité, solida
rité est ce qu'il y a de plus parfait en ce monde.
Si leur refus de s'appeler autrement que par les termes de кого et
doko — aîné et cadet — dans leurs rapports de tous les instants est
considéré comme une utopie et une entorse à l'ordre social, et ne sou
lève que quelques railleries bien discrètes, si leur leitmotiv « kontron
ka doi yé » — que Kontron te protège — , quoique toléré n'en irrite pas
moins vivement les non chasseurs qui y voient la dénégation des ins
titutions religieuses — culte des ancêtres et des djo — sur lesquelles
repose la société malinké, par contre leur intransigeance sur le prin
cipe de la solidarité entre chasseurs, notamment lors des conflits ar
més, a été dans le passé l'objet d'une réprobation unanime.
« A la guerre — qui était avec le wori, sorte de jeu, la grande passion
du Malinké — un chasseur ne tirait pas sur un autre chasseur. Avant
chaque engagement, les chasseurs groupés en peloton, brandissaient
haut les armes et faisaient retentir leur sifflet pour situer leur position
à leurs « frères » du camp ennemi. Ce geste équivalait à la tradition
nelle présentation d'arme, et nul chasseur n'osait, après son accomplis
sement,pointer son arme dans les directions ainsi définies. Même
222 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
dans la mêlée quand des chasseurs se rencontraient, ils se présentaient
leur arme en frappant sur la crosse du plat de la main et s'évitaient
aussitôt *.
Tout chasseur sur le point de mourir était assisté par ses frères de
l'un ou de l'autre camp : on plaquait sa bouche sur la sienne pour
recueillir le nyama, de même que l'on captait à l'aide d'un boli tenu
sous son nez son âme qui quittait le corps avec le dernier souffle.
Lors des trêves, les chasseurs se rendaient visite, fraternisaient et
échangeaient des propos tels que ceux-là qu'on leur prête :
— « Quand la bataille sera perdue, nous nous rallierons près de ce
gros arbre. » Ainsi donc les vainqueurs couvraient la retraite des vain
cuset leur évitaient de la sorte l'esclavage ou la mort. Car, au point
de ralliement, les chasseurs se livraient encore à leur rite favori de
présentation d'arme qui leur assurait une immunité totale.
C'est à cause de ces attitudes pour le moins déconcertantes que le
chasseur était considéré comme « apatride » et « sans famille » : « il
place Sanin et Kontron au-dessus de toute chose. »

Faune et techniques de chasse.

Les traditions présentent le Do, le Manding et le Kri comme ayant


servi d'habitat aux espèces cynégétiques les plus diverses, dont cer
taines, buffles, éléphants, girafes, ont presque disparu de ces régions.
Ce passage du panégyrique des grands chasseurs est assez évocateur :
« Tu as fait que wôgo, la mère des éléphants, est devenue rare.
Tu as fait que keleku, la mère de nyamu, girafe, est devenue rare.
Tu as fait que le fils de nâsu barama, nâsu au nombril volumineux,
le taureau massif, turakurû, le buffle difficile à combattre si ce n'est
avec l'arc et la flèche, est devenu rare. »
Ibn Batouta signalait en 1353, lors de son voyage au Mali, l'exi
stence de nombreux éléphants dans ce pays : « Arrivés que nous fûmes
au canal — le Sankara à son confluent — je vis près de la rive seize
animaux d'une forte taille ; j'en fus étonné et je pensai que c'étaient
des éléphants, car il y en a beaucoup dans cette région. » Quant aux
hippopotames, ils infestent encore de nos jours les fleuves et les rivières
de la haute vallée du Niger où ils causent des dégâts énormes dans les
rivières.
Ibn Batouta les décrit ainsi : « Ensuite je vis ces animaux descendre
1. Il ne nous a pas été possible de savoir quand et comment cessait de jouer la solidarité des chas
seurs et dans quel cadre géographique elle pouvait jouer. Malgré l'invraisemblance de certaines anec
dotes, plusieurs faits laissent croire qu'elle a joué dans un cadre assez vaste ; mobilité des chasseurs,
extension du groupe manding, unité remarquable du culte de Sanin et Kontron.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 223
dans le fleuve... ce sont des animaux marins qui étaient venus à terre
pour paître, Je les vis une seconde fois quand nous voyageâmes sur le
Nil — depuis Tombouctou jusqu'à Gao. Ils nageaient dans l'eau du
fleuve ; ils levaient la tête et soufflaient ; les hommes de l'équipage
eurent peur, et ils s'approchèrent de la terre pour éviter d'être noyés. »
Hormis les tâko qui ne vivent qu'au bord de l'eau, le reste du gros
gibier et les fauves se seraient tous réfugiés dans les résidus forestiers,
les forêts classées, les vallées encaissées et certaines grottes des monts
mandingues, ou auraient fui vers le Sud dans la « forêt noire ».
C'est ainsi que les derniers buffles se réfugieraient sous les forêts
impénétrables de bambou du Sorobara, que les antilopes se terre
raient le jour dans des grottes inaccessibles x situées en territoire gui-
néen, que lions, panthères et hyènes ne s'aventureraient hors de leur
retraite que poussés par la faim.
Selon le Malinké, la disparition du gros gibier et la rareté des petites
espèces seraient dues à trois causes essentielles :
— l'existence de nombreux placers au Manding,
— l'ouverture de nouvelles voies de communication et l'intensif
ication de la circulation routière et fluviale,
— le développement de l'élevage de bovidés.
Ces causes sont sans doute fondées. En effet, les mines d'or situées
au Sud de Kangaba ont fait l'objet d'une exploitation intensive à
partir du хше siècle et n'ont cessé d'attirer jusqu'en 1940 une foule
immense, mobile et bruyante de mineurs, marchands, aventuriers
venus de tous les horizons. Et puis, les anciens placers qui couvrent
des territoires très étendus sont actuellement impropres à tout à
cause des innombrables puits souvent remplis d'eau dont ils sont
parsemés. Ils constituent des zones de danger où gens et bêtes ne
s'aventurent pas.
L'essor pris par l'élevage des bovins au Manding depuis la coloni
sation et les multiples et longs parcours que suppose cet élevage en
zone soudanienne ont beaucoup contribué à vider la haute vallée du
Niger de sa faune naturelle.
D'autres causes qui n'ont pas été sans avoir une répercussion pro
fonde sur la vie de la faune, et qui semblent plus plausibles que les
précédentes, méritent d'être examinées.
On ne citera ici que pour mémoire le phénomène de désertification
et les feux de brousse dont l'action intense sur l'évolution physique
de l'Afrique au Sud du Sahara est assez connue.
1. En 1959, un guinéen, milicien probablement, armé d'un fusil automatique tchèque, surprit
dans une grotte un troupeau d'antilopes. Il abattit en moins de cinq heures vingt-cinq de ces grands
gibiers, dont nul du reste ne voulut de la viande de peur du nyama qu'un tel massacre suppose.
224 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
La transformation des hameaux de culture en villages permanents
survenue au Manding au début du siècle avec la libération des esclaves,
l'installation dans les plaines de la rive droite du Niger de nombreuses
populations venues à la fin du siècle dernier des monts mandingues
(donc la dispersion du peuplement) ont morcelé d'une façon définitive
l'habitat de la faune.
De toutes les causes, l'évolution des techniques de chasse semble
avoir été plus déterminante dans la mesure où elle permit l'extermi
nation massive du gibier.
Il convient de noter que les techniques des chasses sacrées ou collec
tives n'ont presque pas varié partout où ces chasses se sont mainten
ues,du Manding au Songhay : battues en pays malinké, bambara,
bobo, chasse rituelle chez les Bozo de Dia, chasse annuelle au lapin
à Djenné, chasse à l'hippopotame pratiquée par les Sorko. A propos
de cette dernière, Ibn Batouta écrivait en 1353 : « Les gens de la
contrée de Tombouctou-Gao se servent pour prendre les hippopo
tames d'un joli expédient. Ils ont des lances percées dans les trous
desquelles on a passé de fortes cordes. Ils frappent l'animal avec ces
armes. Si le coup atteint soit la jambe, soit le col, il pénètre dans ces
parties de l'amphibie qu'ils tirent au moyen de cordes jusqu'au rivage
où ils le tuent et mangent sa chair. On voit au bord du fleuve une
grande quantité de ces hippopotames. » L'extraordinaire document
filmé rapporté par M. J. Rouch sur la chasse à l'hippopotame telle
que la pratiquent encore les Sorko du Niger est l'illustration vivante
de ce récit vieux de plus de six siècles.
L'évolution des techniques concerne donc la chasse individuelle,
celle des dôso.
L'abandon définitif (au tournant du xvie siècle) de l'arc dont le nom
revient constamment dans les récits de chasse, pour le fusil, tiendrait
— c'est là une hypothèse — aux vissicitudes historiques dont le Mand
ing fut longtemps le théâtre.
Nous en voulons pour preuve le fait qu'en Afrique occidentale seuls
les peuples qui ont, au cours de leur histoire, édifié un État tant soit
peu structuré et assez étendu et qui avaient auparavant une tradition
guerrière et de chasse, ont adopté définitivement les fusils qu'ils pos
sèdent [en grand nombre : les Bambara, Bambara-Marka, Bambara-
Foula, les Malinké, les Dogon ont une prédilection pour l'arme à feu ;
par contre les Bobo et Lobi Gourmantché restent fidèles à leur arc
et les Peul nomades inséparables de leur lance et de leur bâton de
berger.
Quant aux Sarakollé, ces éternels errants du négoce, leur arme favor
itedemeure leur langue.
NOTES SUR LES SOCIÉTÉS DE CHASSEURS MALINKÉ 225
C'est donc avec l'introduction du fusil que la chasse prit un essor
fantastique dans le Manding et que le gibier se fit rare.

Droit de chasse et notion de propriété.

Une distinction très nette provenant probablement de ce que


« génies de la terre » et « génies de la brousse » ne sont pas les mêmes,
existe entre chefferie de la terre et chefferie de la brousse.
Les chefs de terre sont ceux-là mêmes dont les ancêtres, en contrac
tant une alliance avec les génies d'un lieu donné, s'assurèrent la jouis
sance de tout l'espace environnant ce lieu.
Ils célèbrent, afin de maintenir l'alliance, les rites indispensables à
la fertilité du sol.
Leur fonction n'est plus que religieuse de nos jours au Manding où,
par le jeu des alliances claniques, des vissicitudes historiques, les
familles étendues ont acquis sur les terres qu'elles exploitent les mêmes
droits de propriété que les premiers occupants du terroir.
Il n'existe plus, dans les villages de la haute vallée du Niger, de
sudugu tigi — chefs du village des morts — qui, chez les Bambara de
Bougouni et les Sénoufo de Sikasso, représentent de véritables autor
ités morales, juridiques et religieuses, des cadastres vivants, les repré
sentants des ancêtres, enfin les pivots autour desquels s'organise la vie
communautaire.
Mais dans le Manding, et également à Bougoumi et Sikasso, le wula-
tigi ou kugotigi — chef de la brousse — qui se veut distinct et surtout
indépendant de toute autre autorité, est le maître incontesté de la
brousse s'étendant à partir des champs de case, so foro, où se situe
le dâku. '
C'est à cette personnalité que les chasseurs paient les redevances de
chasse : wula sa mugu, poudre servant à l'achat de la brousse, qui lui
permet de chasser sur le domaine d'un chef de brousse.
duga kamâ, aile de vautour, épaule droite de chaque gibier abattu :
Le fait de s'acquitter de ces droits est tout autre chose que la simple
reconnaissance de l'autorité du wulatigi, en l'occurrence le chef des
chasseurs. Celui-ci règne sur la brousse au moyen de pratiques ma
giques lui permettant « d'attacher la bouche de la brousse », ka kugo
da siri (empêcher les habitants : génies, gibier de la brousse de nuire),
« d'ouvrir la porte de la brousse » kugo da yele (rendre facile l'accès de
la brousse), « d'attacher le chasseur » ka dô so siri (mettre des entraves
aux facultés du chasseur, ce qui pourrait avoir des conséquences
catastrophiques si l'opération est poussée loin), etc.
226 SOCIÉTÉ QES AFRICANISTES
Quoique ces droits ne soient pas exigés, c'est néanmoins avec zèle
que le chasseur s'en acquitte. Car tout se tient dans le domaine de la
chasse comme dans les autres domaines de la vie et les réussites ne
s'interprètent qu'en termes de tere ou ku tere.
Par conséquent, le chef de brousse qui a « libéré la brousse », l'exploi
tant et le chef de la terre sur laquelle a été abattu le gibier, recevront
du chasseur un morceau, si modique soit-il, de son produit, parce que
leurs tere auront concouru au succès de la chasse.

Conclusion

Le document ci-dessus n'est que provisoire pour la bonne raison


que, pour le rédiger, nous n'avons pas utilisé la documentation qui
est en notre possession ; de plus, bon nombre de concepts qui y sont
traités méritaient une analyse plus approfondie.
Néanmoins, il laisse d'ores et déjà entrevoir le rôle des sociétés de
chasseurs dans la vie de la haute vallée du Niger, et l'importance de
notions de fâka, force vitale, de tere, caractère particulier inhérent à
chaque personne, de noko, souillure, de nyama et de dyama, âme et
double de l'âme agissants dans les croyances malinké.
Et le chasseur, plus que quiconque, se réfère plutôt à ces concepts
qu'à ceux introduits par l'Islam, et qui, il faut bien le dire, ne trouvent
qu'un faible écho dans sa pensée.
■ Ainsi, la mort, qui pour le musulman, marque le début de l'attente,
pleine d'angoisse, du jugement dernier, représente pour lui le mo
ment où son âme, enfin libérée de l'enveloppe qui la contenait, débar
rassée du nyama dont elle s'était chargée au cours de son séjour dans
le corps, purifiée, recouvre ses facultés et peut dès lors accéder à la
vie éternelle ou à une nouvelle vie matérielle.
Dans aucun de ces deux cas il n'y a de renouveau de l'âme. De ce
fait, la mort, par les rites indispensables qu'elle suppose, serait plutôt
délivrance de l'âme.

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