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M 01975 - 4H - F: 6,80 E - RD DOM : 7,10 € - MAROC : 76 MAD - TUN 11 DT - CFA

CF 4500

SEPTEMBRE 2013 NUMÉRO 4
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comprendre
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

HORS-SÉRIE
problèmes économiques
SOCIÉTÉ, ÉCONOMIE,
DÉBAT PUBLIC…
Prenez le risque
de comprendre !

c a h i eç r s c a h i eç r s

Cahiers français 375


Cahiers français 376

t Faut-il réformer les classes préparatoires ? t Quelle législation pour la fin de vie ?
t La presse quotidienne : entre doutes et espoirs

fran ais fran ais


t L’industrie française
t La loi sur les banques t L’accord national interprofessionnel
du 11 janvier 2013

LA SOCIÉTÉ
ET SES VIOLENCES

LA FINANCE
Septembre-octobre 2013

Mai-juin 2013
MISE
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AU PAS ?
M 05068 - 376 - F: 9,80 E - RD

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c a h i eç r s c a h i eç r s
Cahiers français 374

Cahiers français 373

t Faut-il encadrer les hauts revenus ?


t Quels dépassements des honoraires t Faut-il autoriser l’exploration du gaz de schiste ?

fran ais fran ais


pour les médecins ? t La procréation médicalement assistée
t Les trois crises de la politique culturelle t Le bilan du RSA
de l’État en France

L’ENVIRONNEMENT
SACRIFIÉ ? FISCALITÉ :
À L'AUBE
D'UNE RÉVOLUTION ?
Mars-avril 2013
Mai-juin 2013

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29 quai Voltaire 75344 Paris cedex 07 Bibliothèques : -10 % Française
LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES
Direction de l’information
légale et administrative
DANS LE TOURBILLON DE LA CRISE
26, rue Desaix
75015 Paris La crise a mis les politiques économiques à rude épreuve et jeté sur elles un nouveau regard.
Rédaction
Depuis une trentaine d’années, l’action publique dans les économies avancées reposait sur un
de Problèmes économiques consensus d’inspiration plutôt libérale : tandis que le contrôle de l’inflation et la maîtrise des
Patrice Merlot (rédacteur en chef) dépenses publiques étaient les maîtres mots des politiques monétaires et budgétaires (le
Olivia Montel-Dumont (rédactrice second objectif étant toutefois très inégalement atteint), les politiques « structurelles »
en chef des hors-série)
faisaient la part belle à la concurrence et aux mécanismes de marché.
Makus Gabel (rédacteur)
Stéphanie Gaudron (rédactrice) D’une ampleur et d’une durée inédites depuis la Grande Dépression, la crise déclenchée en
2007 par les subprimes a déstabilisé cet édifice. Il est en effet apparu que non seulement
Promotion
l’action publique n’a pas empêché la crise financière et sa propagation à l’ensemble de
Anne-Sophie Château
l’économie, mais que certaines politiques ont même favorisé son développement.
Secrétariat C’est le cas, notamment, de la politique monétaire, qui constituait pourtant le domaine
Paule Oury de l’action publique où le consensus était le plus solide, alliant économistes, dirigeants
29, quai Voltaire
politiques et banquiers centraux. Si l’indépendance des banques centrales et le
75344 Paris cedex 07 recentrage de leur action sur le « ciblage d’inflation » ont permis des années d’inflation
Tél. : 01 40 15 70 00 faible, les risques financiers globaux auxquels étaient exposées les économies ont été
pe@ladocumentationfrancaise.fr négligés. Ainsi, la politique menée par la Réserve fédérale américaine dans les années
http://www.ladocumentationfran-
2000 aurait non seulement laissé ce risque de côté, mais aurait contribué à la formation
caise.fr/revues-collections/
problemes-economiques/ et à l’éclatement de la bulle des subprimes. La sévérité de la crise a en outre contraint
index.shtml les banques centrales à mettre en œuvre des politiques « non conventionnelles », dont
Abonnez-vous à la newsletter l’abandon n’est pas sans poser problème. Du côté des politiques budgétaires, quoique
Avertissement l’austérité reste de mise, surtout dans la zone euro confrontée à une grave crise des dettes
Les opinions exprimées souveraines, la récession de 2008-2009 a remis sur le devant de la scène les principes de
dans les articles reproduits la relance keynésienne ; la forte augmentation de l’endettement public dans la foulée a
n’engagent que les auteurs
quant à elle jeté un éclairage nouveau sur la question des règles budgétaires, celles du
Crédit photo Pacte de stabilité et de croissance s’étant révélées insuffisantes.
Couverture : Getty images
Page 3 : Corbis
Au-delà du choc conjoncturel qu’elle a infligé aux économies avancées, la crise a accéléré
© Direction de l’information légale les transformations de l’économie mondiale : touchant de façon beaucoup plus sévère
et administrative. Paris, 2013 les pays développés, elle a approfondi en leur sein le mouvement de désindustrialisation
Conception graphique
et renforcé la montée en puissance des économies émergentes. Dans ce contexte, la
Célia Petry politique industrielle, longtemps réduite à sa portion congrue au motif qu’elle fausse
Nicolas Bessemoulin les conditions de la concurrence, connaît un renouveau. De la même façon, la volonté de
En vente en kiosque et en librairie sauvegarder les activités et les emplois sur le territoire national rend le processus de
(Adresses accessibles en ligne) libéralisation des échanges commerciaux plus conflictuel.
Les politiques « structurelles » conservent néanmoins les grandes dynamiques
d’avant-crise. Celles-ci sont même accentuées dans certains cas par les nécessités de
l’austérité budgétaire. Ainsi, bien que l’envolée du chômage alourdisse les dépenses
d’indemnisation, la logique de l’«  activation » des politiques de l’emploi se poursuit.
Et si les dépenses sociales progressent face à des besoins croissants, la tendance à la
« privatisation » d’une partie de la protection sociale et son recentrage sur les catégories
les plus défavorisées n’est pas remise en cause.
Olivia Montel-Dumont
COMPRENDRE
LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES
Les politiques économiques, pourquoi et comment ?
P. 5 Le cadre théorique de la politique économique :
quelles évolutions ? (Hubert Kempf)
P. 12 Les échelons multiples de l’intervention publique
(Christophe Demazière)
P. 18 Les politiques économiques dans une économie mondialisée :
contraintes et enjeux (Sophie Brana)
P. 27 Les politiques économiques dans l’Union européenne :
interdépendances et choix institutionnels (Franck Lirzin)
P. 33 Pour ou contre les règles de politique budgétaire ? (Jérôme Creel)
P. 39 Les dépenses publiques sont-elles trop élevées en France ?
(Adrien Matray)
P. 47 Comment évaluer les politiques publiques ? (Antoine Bozio)
Instruments et objectifs
des politiques économiques
P. 53 Les politiques budgétaires à l’heure de la consolidation
des finances publiques (Gilbert Koenig)
P. 61 La politique monétaire, quel renouvellement avec la crise ?
(Christian Bordes)
P. 77 Les politiques fiscales dans les pays de l’OCDE : comparaisons,
évolutions (Jacques Le Cacheux)
P. 87 Les politiques sociales : quel avenir ? (Philippe Batifoulier)
P. 95 Les politiques de l’emploi : des objectifs multiples (Christine Erhel)
P. 104 La politique industrielle au cœur des enjeux français
et européens (Pierre-Noël Giraud)
P. 111 La politique commerciale à l’heure de la mondialisation
(Michel Rainelli)
P. 120 Les politiques de développement après le consensus
de Washington (Philippe Hugon)
Dans les années 1970, le cadre théorique de la politique économique, qui avait été élaboré
dans l’après-guerre et s’inspirait largement des préceptes keynésiens, a volé en éclat au profit
d’un nouveau consensus intégrant les avancées de la macroéconomie, en particulier les tra-
vaux sur les anticipations rationnelles. Sur le plan microéconomique, ce sont les notions d’asy-
métrie d’information et de défauts d’appariement qui ont le plus inspiré l’intervention publique,
en particulier les politiques de l’emploi.
La crise économique récente a bousculé ce cadre, surtout sur le plan macroéconomique. Le
« ciblage d’inflation » et la maîtrise des déficits publics, qui étaient devenus les mots d’ordre
des politiques monétaires et budgétaires, n’ont pas empêché la Grande Récession, ni la crise
des finances publiques qui a suivi dans de nombreux pays avancés.
Hubert Kempf fait le point sur ce nouveau basculement du cadre théorique de la politique
économique, qui a conduit à reconsidérer la réglementation des marchés et la question de la
surveillance des risques financiers.
Problèmes économiques

Le cadre théorique de la politique


économique : quelles évolutions ?
 HUBERT KEMPF s’est propagée très rapidement à l’économie
mondiale ; enfin, dans un second temps, les
École normale supérieure de Cachan difficultés des finances publiques de certains
et École d’économie de Paris pays membres de l’Union européenne (UE) ont
plongé celle-ci dans une crise majeure qui a ali-
menté le ralentissement économique mondial.
La crise économique initiée avec l’effondre-
ment du marché des subprimes en 2007 est
singulière à bien des titres. Interminable, elle
Le cadre théorique d’avant-crise
a succédé à une longue période de prospé- La politique économique, dans son aspect
rité, marquée par une croissance soutenue et microéconomique comme macroéconomique
régulière ainsi qu’une inflation faible. De la est tributaire des avancées de la recherche
« grande modération », nous sommes passés tant théorique qu’appliquée, mais aussi de
à la « Grande Récession ». Cette récession est l’analyse des expériences acquises au tra-
d’une ampleur inédite : la baisse de l’activité vers des programmes effectivement mis en
a été brutale et forte, surtout après la faillite place par les gouvernements, qui constituent
de Lehman Brothers en septembre 2008 ; elle autant d’expérimentations nourrissant la

5 LE CADRE THÉORIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE : QUELLES ÉVOLUTIONS ?


réflexion. Sur le plan microéconomique, il Le fonctionnement du marché du travail
n’est pas possible de dire qu’un consensus fournit un bon exemple de cette diversité de
existait avant 2007, même si les principes de points de vue. Pour les uns, les problèmes de
l’intervention publique étaient indiscutés. ce marché seraient dus à des rigidités qui
Sur un plan macroéconomique, en revanche, amplifient les difficultés d’appariement entre
on peut évoquer un consensus partagé au sein employeurs et salariés et décourageraient
du monde académique ainsi que par les pra- une partie de la population en âge de travail-
ticiens, en particulier les banquiers centraux. ler de rechercher activement et efficacement
un emploi. Selon cette approche, il faut donc
Les politiques microéconomiques déréglementer pour améliorer la flexibilité
de l’emploi. Pour les opposants à cette ana-
Si les défaillances de marché sont reconnues
lyse, les conditions de l’emploi font partie du
comme l’une des principales justifications de
contrat social, et en particulier du contrat
l’intervention publique, il n’y a pas d’una-
implicite entre employeur et salarié. Il est
nimité sur la façon de les analyser et d’en
donc raisonnable que l’employeur assure
apprécier la portée. En microéconomie, deux
le salarié contre les risques portant sur sa
voies d’analyse ont été privilégiées. La pre-
rémunération, le cas échéant par le biais
mière porte sur les défauts d’ajustement et
d’une réglementation contraignante.
d’appariement entre offreurs et demandeurs ;
la seconde concerne les asymétries d’informa- De même, sur les marchés des biens, cer-
tion entre agents et le développement de stra- taines défaillances découleraient de la dif-
tégies opportunistes. De plus, une partie des ficulté d’assurer les conditions d’une bonne
problèmes microéconomiques peut être analy- concurrence ou du poids de réglementations
sée comme résultant des défaillances de l’État, excessives ou mal pensées. Mais, a contrario,
qui mesure mal ou refuse de tenir compte des le marché peut dégager des incitations insuf-
effets pervers de ses interventions. fisantes pour que soient mis en œuvre les

ZOOM monétaire.
monétair e. La politique de l’empl
industriell
industrielle,
e, et les
l’emploi,
oi, la politique
les politiques sociales
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CLASSER LES POLITIQUES


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le vol
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fiscal) et la politique Hubert Kempf

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 6


efforts d’innovation qui maximisent le bien- monétaires doivent s’assurer qu’elles se coor-
être collectif, ce qui appelle donc à la mise en donnent sur un sentier d’évolution future
place d’une politique scientifique publique. stable et connu de tous2.
Enfin, concernant le financement de l’écono- Cette simplicité même a occasionné la négli-
mie, il était admis que les marchés financiers gence des phénomènes financiers, en par-
modernes étaient devenus efficaces grâce au ticulier ceux liés à la distribution du crédit
progrès des techniques de connexion et des bancaire dans l’économie, jugés empirique-
innovations financières, rendues en particu- ment négligeables.
lier possibles par un mouvement de dérégle-
Une politique monétaire au premier plan
mentation. Au final, ce mouvement initié dans
les années 1980 aurait permis aux marchés
centrée sur le « ciblage d’inflation »
d’atteindre la maturité et de s’auto-réguler. La mise en avant de l’ancrage des anticipa-
tions a donné une importance particulière à
Les politiques macroéconomiques la politique monétaire. Il était admis que la
banque centrale disposait d’une capacité de
Un nouveau modèle canonique issu
contrôle direct du taux d’inflation. Les mar-
de la synthèse néo-keynésienne chés financiers devenus déréglementés et
Le consensus en matière de politiques macro- suffisamment sophistiqués, le taux d’intérêt
économiques s’est fondé sur des progrès du marché monétaire contrôlé par la banque
méthodologiques, dans la continuation de centrale se transmettait sans frictions à l’en-
la révolution des anticipations rationnelles semble des taux et donc à la sphère réelle.
initiée en 1972 par Robert Lucas. Les macro- Legs des recherches des années 1980, l’effi-
économistes ont mis au point des modèles cacité de l’ancrage des anticipations dépen-
[1] d’équilibre général dynamiques et stochas-
On dit qu’il y a des dait de la crédibilité de la banque centrale
rigidités nominales tiques à des fins de reproduction des dyna-
lorsque les variables à tenir ses engagements dans le futur. Cette
nominales (hors effet miques économiques réellement constatées. crédibilité requérait l’indépendance de l’ins-
prix) s’ajustent mal aux Ces modèles sont mieux fondés et plus signi- titut d’émission. Cela a donné lieu à une
modifications d’autres ficatifs que les modèles économétriques
variables. Par exemple, stratégie qui est devenue de plus en plus
les salaires « nominaux » qui se développèrent dans les années 1960- populaire dans les années 1990, le « ciblage
– les salaires 1970 puisqu’ils explicitent les conditions d’inflation »3.
affichés – sont
relativement rigides,
d’équilibre, les contraintes budgétaires des
surtout à la baisse : différents agents et leurs comportements Des politiques budgétaires limitées
ils sont négociés intertemporels. De plus, ils permettent des à la réduction des déficits publics
sur des périodes
relativement longues
simulations de politique économique permet- La perception de la politique budgétaire (et
et font l’objet de tant de prendre en compte la réponse immé- fiscale) avant la crise ouverte en 2007 est
normes et conventions. diate et retardée des agents économiques à inverse à celle de la politique monétaire.
Les prix sont en
revanche plus flexibles des mesures de politique économique. D’une part, son utilité apparaît moindre
et par ce biais, il peut Un modèle canonique, qualifié de « synthèse puisque la « grande modération », associée à
y avoir une variation
des salaires « réels » néo-keynésienne », s’est dégagé à la fin des la maîtrise de l’inflation, semble montrer le
(rapport du salaire années 1990. Il est d’une remarquable sim- succès d’une intervention minimale de l’État
nominal aux prix) même et le bon fonctionnement des marchés déré-
plicité alors même qu’il repose sur des fonde-
si les salaires nominaux
sont constants. ments microéconomiques clairs et incorpore glementés. Dans le même temps, son efficacité
des rigidités nominales1. Ce modèle met est contestée par de nombreuses études uni-
[2]
Sur la question
de l’ancrage
l’accent sur le caractère indéterminé de la versitaires. La valeur du multiplicateur est
des anticipations, voir dynamique économique, en particulier nomi- mise en question et semble bien inférieure à
le zoom de Christian nale. Cela explique que l’une des responsa- ce que défendent ses partisans. Au contraire,
Bordes p. 62.
bilités éminentes de la politique monétaire des stratégies d’« ajustement budgétaire »
[3]
Idem. soit l’ancrage des anticipations : les autorités semblent concluantes car la diminution du

7 LE CADRE THÉORIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE : QUELLES ÉVOLUTIONS ?


déficit public est allée de pair dans certains agents non-financiers. Les Trésors publics
pays avec l’expansion économique ; la crois- ont réagi plus lentement, parce que le proces-
sance de l’emploi public semble corrélée avec sus de décision budgétaire est plus lent, mais
l’augmentation du chômage. C’est ce qui res- avec tout autant de détermination. La dégra-
sort de quelques expériences marquantes dation des finances publiques est manifeste,
comme au Danemark et en Suède dans les mais témoigne de l’activisme budgétaire dont
années 1980-1990. Enfin, des recherches sur la ont fait preuve les États.
prise de décision budgétaire avancent que les
responsables gouvernementaux ont des pré-
occupations « court-termistes », et souvent Les politiques de crise amènent
purement électoralistes, qui les conduisent à
une gestion laxiste des finances publiques4.
à repenser la politique économique [4]
Sur les politiques
budgétaires, voir dans
Dernier élément du consensus, implicite dans Les principes de l’intervention microécono- ce même numéro
les développements précédents, les poli- mique de l’État restent au moins aussi pré- l’article de Gilbert
gnants : rôle des incitations, nécessité d’une Koenig, pp. 53-60.
tiques budgétaires et monétaires sont indé-
pendantes et il n’y a pas lieu de se soucier de réglementation souple, refus d’un inter-
les coordonner. ventionnisme conquérant, systématique et
général. Mais la doctrine et la théorie de la
Un consensus bousculé par la crise politique macroéconomique dominantes sont
en crise.
Ces options de politique économique ont joué
un rôle important dans la dynamique du pro-
Des principes de politique
cessus récessif et sont parfois incriminées
comme responsables de son déclenchement. microéconomique préservés mais
Ce retournement exceptionnel est donc allé revus pour les marchés financiers
de pair avec une remise en cause des justifica- Pour ce qui est du marché du travail, la crise,
tions théoriques de la politique économique. qui a touché de façon différenciée les pays
La récession a pris par surprise les respon- selon leur capacité à effectuer des ajuste-
sables des politiques économiques, gouver- ments microéconomiques pour assurer leur
nements et banques centrales. L’apparition compétitivité et leur résilience aux chocs,
de paniques bancaires, la faillite d’une ins- a eu une conséquence claire : la puissance
titution financière d’importance mondiale publique doit privilégier la flexibilité du
comme Lehman Brothers, le quasi assèche- marché du travail et démanteler un appareil
ment du marché interbancaire en quelques réglementaire souvent asphyxiant.
heures, le ralentissement massif du com- Une autre leçon de la crise est largement par-
merce international dû à un resserrement tagée, à savoir la remise en cause de l’idée
brutal des crédits liés aux exportations, et que les marchés financiers sont efficaces. Si
par voie de conséquence une spirale dépres- les outils microéconomiques à la disposi-
sive soudaine et générale à partir de la fin de tion des financiers permettent une gestion
2008, ont forcé gouvernements et banques sophistiquée du risque, cela les amène à en
centrales à des actions rapides, fortes et ini- assumer davantage, sans prendre conscience
maginables quelques mois auparavant. des effets agrégés. De fait, les responsables
Les banques centrales furent les premières à publics ont eux aussi négligé les dangers de
agir et mirent en place dès 2007 des politiques marchés censés s’autoréguler. Les marchés
non-conventionnelles consistant à ouvrir de financiers doivent donc être re-réglementés.
nouvelles facilités de crédit aux banques, Une priorité est d’appliquer les concepts de
ou à racheter directement des titres publics la théorie de l’asymétrie d’information à la
ou privés pour faciliter le financement des finance et à l’économie bancaire de façon à

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 8


comprendre les imperfections financières, de 2007 et ses conséquences. Le défi est d’ob-
mais aussi pour mieux comprendre la régle- tenir un modèle raisonnablement simple et
mentation à mettre en place, puisque la puis- donc utilisable pour les pouvoirs publics et
sance publique sera toujours moins bien les autorités monétaires, qui intègre en même
informée des conditions de marché que les temps les imperfections financières liées aux
opérateurs eux-mêmes. problèmes d’asymétrie d’information et per-
Le bien-fondé d’une intervention publique mette ainsi de formaliser les options de poli-
sur les marchés des biens, en particulier par tique macroéconomique face aux risques
le biais d’une politique industrielle, reste tou- financiers.
jours débattu. Mais le consensus est toujours Surtout, il apparaît clairement que les phé-
que la puissance publique a un rôle à jouer nomènes de crise, peu fréquents, irréguliers,
dans le soutien à l’innovation scientifique et et par là-même difficiles à prévoir, ont été
[5]
Sur la politique technologique5. négligés. Ils sont liés à des prises de risques
industrielle, financiers élevées. Ces risques sont mal éva-
cf. dans ce même
numéro l’article Le cadre des politiques lués par les agents économiques car ils ne
de Pierre-Noël Giraud, macroéconomiques en crise peuvent être correctement appréciés qu’au
pp. 104-110. niveau macroéconomique par une analyse
Les risques financiers des déséquilibres structurels des bilans des
et les phénomènes de crise négligés agents et des institutions.
En ce qui concerne les politiques macroéco- Le renouveau
nomiques, la remise en cause des principes du rôle des banques centrales
d’avant-crise est massive et touche chacun La crise a brutalement rappelé que les
des présupposés du consensus qui s’est éla- banques centrales ont une double mission :
boré depuis le début des années 1970 lorsque outre la détermination du taux d’intérêt,
les économistes ont entrepris d’établir les elles doivent garantir la viabilité du sys-
fondements microéconomiques des phéno- tème de paiement dont dépendent les flux
mènes macroéconomiques. Il ne faut pas économiques. Le rehaussement de la fonc-
sous-estimer la fécondité et la créativité du tion prudentielle des banques centrales dans
monde académique confronté à ces incerti- ses dimensions micro et macroéconomiques
tudes. Les réflexions actuelles déboucheront n’est quasiment pas discuté. Cette fonction
à n’en pas douter sur un nouveau consensus, implique tant la surveillance ex ante d’indica-
qui fera sa place aux imperfections finan- teurs de risque financier, comme la structure
cières et bancaires, ainsi qu’aux phénomènes du bilan des banques et le ratio d’endette-
peu fréquents. Il est en revanche impossible ment (par rapport aux éléments du passif non
de dire s’il sera prêt à temps et pour com- garantis) que l’intervention ex post en cas de
prendre et prévenir la prochaine crise. faillite bancaire ou de crise systémique.
Il ne peut être question de nier ou de tenir En matière de politique monétaire, l’ancrage
pour nul les importants progrès de la des anticipations ne peut suffire à assurer la
macroéconomie depuis les années 1970. Les stabilité macroéconomique. Les contraintes
méthodes de modélisation et d’estimation de financement et d’accès aux marchés finan-
économétrique sont désormais sophistiquées ciers s’avèrent déterminantes et sujettes à
et pertinentes pour apprécier une réalité tou- des variations brutales. En d’autres termes,
jours plus complexe. la fonction de demande de monnaie ou encore
Mais la première génération de modèles issus la distribution du crédit ne peuvent être
de cette méthodologie a débouché sur un considérées comme stables.
modèle canonique trop rudimentaire, inca- Ainsi un nouveau cadre institutionnel se met
pable d’analyser et d’interpréter la rupture en place dont la cohérence avec la politique

9 LE CADRE THÉORIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE : QUELLES ÉVOLUTIONS ?


monétaire n’est pas assurée. La réglemen- impératif, mais les conditions pour satisfaire
tation prudentielle des banques et des ins- cette obligation sont toujours plus opaques.
titutions financières s’accroît, sans que les À la lumière de la conjoncture récente, la poli-
conséquences macroéconomiques de ce ren- tique budgétaire semble ainsi beaucoup plus
forcement soient explicitement prises en délicate et difficile à manipuler qu’on ne le
compte. Les banques centrales sortent ren- pensait il y a dix ans ; elle s’avère en outre
forcées de la crise économique actuelle alors largement dépendante des conditions finan-
même qu’on peut s’interroger sur leur soli- cières dans lesquelles elle est menée. Son
dité et leur clairvoyance : un mandat plus efficacité, même réévaluée, apparaît toujours
large, une capacité d’action plus grande, des incertaine ; la position patrimoniale de l’État
instruments d’action plus nombreux et moins peut se dégrader très brutalement et durable-
discutés. Pas nécessairement plus transpa- ment ; la restauration des comptes publics
rentes, probablement moins indépendantes est difficile et prend du temps, surtout quand
des pouvoirs politiques qu’on ne le disait ou elle est incomprise par l’opinion publique.
l’espérait, les banques centrales sont plus en
vue, mais peut-être plus fragiles.
L’utilité de la politique Nouveaux paradoxes
budgétaire reconsidérée sur le rôle de l’État
Parallèlement se produit une réévaluation de
l’utilité de la politique budgétaire. L’État a La remise en cause du cadre théorique de la
à la fois la possibilité et la légitimité néces- politique économique est donc moins forte
saire pour répondre à des chocs majeurs, ne qu’on aurait pu le penser. Plus largement,
serait-ce qu’en laissant fonctionner les « sta- la crise a fait apparaître un fait majeur et
bilisateurs automatiques »6. Ne pas le faire incontournable : il est impossible de penser [6]
Voir encadré p. 55.
expose à une aggravation catastrophique les marchés en opposition avec l’État. La libé-
[7]
de la récession. Les recherches récentes sur ralisation des marchés, qui fut le mantra des Une des critiques
adressées à la politique
la valeur du multiplicateur ont abouti à la années de la « grande modération », ne peut budgétaire est qu’elle
conclusion qu’il valait mieux parler des se concevoir comme une absence d’État. Pour crée un effet d’éviction
bien fonctionner, les marchés doivent être par le taux d’intérêt :
multiplicateurs, car l’efficacité d’une poli- la hausse du déficit
tique de déficit varie en fonction des circons- encadrés par la puissance publique. Sinon, public provoque
tances. L’efficacité d’une politique de relance celle-ci doit intervenir massivement pour une offre accrue
empêcher l’effondrement généralisé de l’éco- de titres publics qui
n’est pas la même en phase de récession ou fait augmenter le taux
d’expansion, selon le niveau de l’endette- nomie et la crise sociale qui s’ensuivrait. Les d’intérêt. Cet effet est
ment public et la nécessité d’équilibrer rapi- pouvoirs publics doivent assumer les risques d’autant plus limité que
que l’économie de marché ne peut éliminer, les autorités monétaires
dement les comptes publics. Surtout, elle est maintiennent les taux
accrue lorsque le taux d’intérêt a atteint sa et en premier lieu, le risque de crise. Il en d’intérêt à un niveau
limite inférieure. Dans cette configuration, découle trois conséquences : faible.

une action de relance budgétaire aboutit à – les outils réglementaires définissant le


une baisse du taux d’intérêt réel, via l’infla- cadre des marchés et les contrats que peuvent
tion, ce qui est un facteur expansif car les nouer les agents privés sont à nouveau consi-
effets d’éviction ne sont pas à redouter7. dérés comme indispensables. Leur finalité est
Mais la crise a montré la difficulté de défi- de minimiser le risque potentiel que l’État
nir avec rigueur la contrainte budgétaire de devrait assumer. Toutefois, ils doivent impé-
l’État. L’État peut devoir se porter rapide- rativement évoluer en même temps que les
ment au secours de tel ou tel secteur, en par- marchés se transforment ;
ticulier devoir renflouer le secteur bancaire. – il est primordial de disposer d’un système
La soutenabilité de la dette publique reste un fiscal solide capable de fournir les ressources

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 10


nécessaires à l’intervention publique, mais d’assurer un cadre cohérent propice au bon
aussi de limiter les risques qui lui sont liés, fonctionnement de l’économie de marché.
au premier rang desquels il faut ranger le Mais dans le même temps, l’État est sommé
surendettement public ; ou conduit à intervenir massivement en der-
– enfin, parce que l’économie est désormais nier recours et à protéger ses citoyens devant
mondialisée, la règlementation publique des les turbulences majeures ou jugées telles de
marchés ne peut se concevoir que dans la l’économie, quitte à bouleverser les règles
concertation des États. C’est ce qui explique institutionnelles qu’il a lui-même édictées.
les tentatives d’harmonisation bancaire et Face à ces paradoxes, la tâche des écono-
financière menées sous l’égide de la Banque mistes peut se résumer ainsi : il leur faut
des règlements internationaux (BRI) – qui comprendre à nouveaux frais l’articulation
abrite le Comité de Bâle –, ou la lutte contre entre États et marchés, en prenant en compte
les paradis fiscaux discutée lors des ren- la sophistication croissante des marchés,
contres de chefs d’État et de gouvernement. la mondialisation et la montée des risques
Deux paradoxes émergent. Le premier est devant lesquels les agents économiques
qu’alors même que l’efficacité globale des demandent une protection sans cesse renfor-
marchés à assurer une croissance stable et cée à la puissance publique.
soutenue est mise en doute, leur efficacité
microéconomique, elle, n’est pas contestée. ***
Le succès pour ce qui est du chômage des Il ne faut donc pas s’étonner des tâtonne-
réformes du marché du travail allemand mené ments des économistes qui réfléchissent à
par le gouvernement Schröder au début des la portée effective et souhaitée de l’action
années 2000 en est une illustration claire. Au publique dans l’économie mondialisée et
contraire même, puisque personne ne défend concurrentielle d’aujourd’hui.
que l’État puisse intervenir efficacement et À l’heure actuelle, aucun consensus n’a été
finement dans l’allocation des ressources. À trouvé qui pourrait remplacer l’ancien. Ses
cela, une raison probablement dominante : la lacunes sont trop patentes et les nouveaux
mondialisation et la libéralisation des mar- traits de l’économie de marché trop surpre-
chés sont irréversibles et il est illusoire de nants pour qu’on puisse s’en étonner. Il est
penser qu’un État puisse sérieusement faire donc impossible de fonder les politiques
mieux en matière d’allocation des ressources. économiques sur des certitudes théoriques
Le second paradoxe est plus subtil. La crise largement partagées. Plus que jamais, la
a conduit à une réévaluation du rôle institu- politique économique reste un art que pra-
tionnel de l’État, préparée par des travaux tiquent des responsables politiques surveil-
scientifiques sur la conception des institu- lés de près par des citoyens aussi exigeants
tions et sur la gouvernance économique. La qu’inquiets.
capacité d’un État omniscient et volontiers
directif ne pouvant plus être raisonnable-
ment défendue, personne ne doute que la
responsabilité de la puissance publique est

11 LE CADRE THÉORIQUE DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE : QUELLES ÉVOLUTIONS ?


Essentiellement conçue et mise en œuvre par l’État durant les Trente Glorieuses, la politique
économique émane aujourd’hui de plusieurs échelons institutionnels, en particulier l’Union euro-
péenne et les collectivités territoriales, dont le rôle s’est imposé au cours des trente dernières
années. Ce passage d’un « État tout puissant » à un « polycentrisme institutionnel » a été favorisé
par la crise de légitimité et d’efficacité de l’État ainsi que par l’émergence d’un nouveau contexte
économique. Christophe Demazière l’analyse en s’appuyant sur les exemples des politiques indus-
trielles et d’aménagement des territoires des années 1970-1980. La politique de compétitivité des
territoires illustre parfaitement l’articulation des différents échelons de l’action publique.
Problèmes économiques

Les échelons multiples


de l’intervention publique
Selon le FMI, la France se situait en 2012 au  CHRISTOPHE DEMAZIÈRE
deuxième rang des pays développés pour le
poids de ses dépenses publiques dans le PIB
Université François-Rabelais de Tours
(56 %), derrière le Danemark (57 %), devant des
pays comme la Belgique (53 %), les Pays-Bas
européenne et collectivités territoriales, les
et l’Italie (50 %). Pour les pays anglo-saxons modes de décision et d’action ne sont pas les
comme le Royaume-Uni et les États-Unis, cette mêmes (Mény et Thoenig, 1989 ; Knoepfel, Lar-
proportion atteint respectivement 45 % et 40 % rue et Varone, 2001)2. Pour l’illustrer, dans la
du PIB. Ces chiffres élevés traduisent l’impact mesure où l’éventail des interventions rassem-
de la crise actuelle sur les finances publiques, blées sous le terme de politique économique est
mais aussi et surtout l’expansion considé- très large, nous nous contenterons d’apporter
rable de l’intervention de l’État dans l’écono- un éclairage dans les domaines de la politique
mie au cours du XXe siècle. Le poids croissant industrielle et du développement régional. [1]
Ces débats ne sont
des dépenses a suscité des débats sur l’effica- pas abordés dans cet
cité de l’action publique1. Nous mettrons ici
La politique économique légitime :
article. Le lecteur
l’accent sur la multiplication des échelons de intéressé trouvera
une très claire synthèse
l’intervention publique, notamment à travers
les processus d’intégration européenne et de un temps révolu ? des débats entre
économistes dans
l’ouvrage Rosier B.
décentralisation. La politique économique est
De « l’État circonscrit » (2003).
désormais conçue et conduite entre des entités
politico-administratives variées. Les travaux à « l’État inséré » [2]
Dans cet article,
le terme de pouvoirs
d’analyse de politiques publiques montrent e
Au XX siècle, la grande crise économique des publics englobera tous
qu’entre gouvernements, organes de l’Union années 1930, puis celle qui débuta en 1973, ces acteurs

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 12


publics, tandis que eurent des effets contradictoires en matière l’implantation d’établissements d’industries
l’État sera réservé
au gouvernement,
de conception de la politique économique modernes (de l’automobile à l’électronique)
au parlement, aux (Rosier, 2003). La première légitima l’action dans la province connaissant l’exode rural.
administrations de l’État, en faisant la démonstration que, Contournant les élus locaux, l’aménagement
centrales et
déconcentrées. Par contrairement à certains attendus théoriques, du territoire se caractérise par une gestion
ailleurs, dans la mesure le marché est incapable de réaliser spontané- centralisée et une mise en œuvre assurée par
où nous ne traiterons ment l’équilibre économique et le bien-être les services déconcentrés de l’État. Au bout du
pas de la politique
conjoncturelle, nous optimal. Auparavant, au début du XXe siècle compte, le bilan sera mitigé. Grâce aux entre-
n’aborderons pas « l’État circonscrit » (Delorme et André, 1983) prises pratiquant le taylorisme et en recherche
d’autres acteurs de avait trois buts majeurs, dont un seulement de main-d’œuvre non qualifiée, l’emploi indus-
l’action publique en
économie, tels que était économique : l’ordre public, la paix et triel va croître spectaculairement dans l’Ouest
les banques centrales, la référence fixe de la monnaie nationale à français. Mais, dans le même temps, la région
les marchés financiers
ou les institutions
l’or3. Issu de la crise des années 1930, « l’État parisienne accapare la croissance des emplois
internationales inséré » à la sphère économique rayonna à les plus qualifiés dans les services supérieurs.
encadrant partir des années 1950. L’action économique Certes, les exceptions notables de Grenoble ou
les fluctuations
des taux de change ou le
de l’État exprime alors un projet de société Toulouse montrent que l’essor technologique
commerce international. construit avec les représentants des entre- peut avoir une origine locale, mais aussi qu’il
[3]
prises et les syndicats. Pour la première fois, est toujours renforcé par des décisions de
À cette époque, les
dépenses du budget l’État se pense et est reconnu comme légitime relocalisation d’entreprises ou de centres de
de l’État représentent à favoriser l’accès à l’emploi, au logement, recherche, prises au plus haut niveau de l’État.
moins de 10 % du PIB à jeter les bases de la protection sociale, à
et sont consacrées de Les Trente Glorieuses sont marquées par
façon prédominante « démocratiser » l’enseignement… De même,
au remboursement de il se préoccupe de l’économie des régions d’autres actions publiques volontaristes ayant
la dette nationale. les moins développées, afin d’atteindre par comme cible les entreprises. Loin de se limiter
[4] ricochet les populations qui y vivent. à la régulation de la concurrence ou à la ges-
Cf. Perroux F. (1961),
L’économie du XXe siècle, tion des externalités, une politique industrielle
Paris, PUF. L’exemple de la politique s’érige alors autour de grands programmes de
[5]
Citons notamment d’aménagement du territoire recherche fondamentale portés par des orga-
le Commissariat à nismes ad hoc5, incite au développement des
l’Énergie Atomique, Durant les années 1950-1960, afin de pro- relations science-industrie et débouche sur
l’Institut Français grammer la réalisation d’équipements dans le des produits innovants faisant l’objet de com-
du Pétrole, le Centre
National d’Études
temps et l’espace, l’État crée les circonscrip- mandes publiques importantes. À l’actif de
Spatiales, le Centre tions d’action régionale, qui préfigurent dans cette politique qu’un de ses analystes quali-
National d’Étude des leurs contours géographiques les 22 régions
Télécommunications. fie de « colbertisme high-tech » (Cohen, 1992),
de France métropolitaine. L’attention est foca- on peut citer le développement de l’industrie
lisée sur les aspects économiques du déve- aéronautique civile et militaire, des télécom-
loppement des régions. La vision privilégiée munications, du nucléaire, de l’informatique
est que les régions rurales « en retard » de ou encore du transport ferroviaire.
développement, d’un côté, les régions d’an-
cienne industrie « en crise », de l’autre, pour- Ces exemples d’intervention signalent un
ront « rattraper » les régions prospères, en « âge d’or » de la politique économique, faisant
empruntant le même chemin que celles-ci. écho à l’« âge d’or du capitalisme » des années
Un vigoureux effort d’équipement en infras- 1945-1973 (Marglin et Schor, 1990). La trans-
tructures permettra d’implanter des pôles formation rapide des systèmes productifs, des
industriels qui, en croissant, diffuseront territoires et des conditions de vie s’appuie
progressivement le développement écono- sur la forte légitimité dont l’État jouit alors.
mique aux arrière-pays4 (Perroux, 1961). Par Mais derrière le consensus très large autour
exemple, en offrant des subventions ou dégrè- des notions de « bien-être » et de « progrès »,
vements fiscaux, l’État cherche à susciter l’action publique concrétise l’industrialisation

13 LES ÉCHELONS MULTIPLES DE L’INTERVENTION PUBLIQUE


à marche forcée, le productivisme agricole, la 2010 a été suivie de diverses réformes natio-
marchandisation des modes de vie. En énumé- nales. Dans cette mouvance, l’État a entrepris
rant ces choix fondateurs du mode de dévelop- des actions visant à encourager la flexibi-
pement des Trente Glorieuses, on perçoit que lité du marché du travail et l’innovation.
les démarches publiques de cet « âge d’or » Ceci concerne les entreprises privées mais
n’ont été légitimes qu’un temps. Depuis les aussi le secteur public, notamment dans des
années 1970, elles ont été contestées de tous domaines comme l’enseignement supérieur et
côtés, conduisant à réinventer progressive- la recherche. Dans l’après-guerre, l’expansion
ment les références, les modes de décision et des services publics se justifiait fondamenta-
les façons de faire de l’État dans sa relation à lement, par l’objectif de réduction des inéga-
la croissance économique. lités de condition économique et sociale. Or,
celui-ci a largement disparu de l’agenda. La
revendication au « moins d’État » est difficile
Une politique économique à mettre en œuvre, mais elle est en phase avec

en redéfinition : l’État confronté aux une demande sociale croissante de meilleure


gestion des fonds publics.
marchés et à d’autres acteurs publics
Des politiques économiques locales
Crise de légitimité de l’État pour assumer la décentralisation
Après des décennies de présence incontestée, L’article 5 de la loi de décentralisation du
l’État rencontre un certain nombre de diffi- 5 mars 1982 affirme que « l’État a la respon-
cultés dans la conception et la mise en œuvre sabilité de la conduite de la politique écono-
de ses actions dans l’économie. Certains mique et sociale ainsi que de la défense de
imputent cette situation à l’évolution des fon- l’emploi », mais les collectivités locales fran-
dements mêmes de l’économie contemporaine çaises assurent aujourd’hui plus de 70 % des
(Rosier, 2003). L’expansion continue du com- investissements publics. Les interventions
merce mondial, la globalisation financière, la des communes, départements et régions en
montée de l’incertitude, sont des contraintes faveur de l’emploi et du développement éco-
fortes pour la politique monétaire ou bud- nomique ont pris une ampleur respectable.
gétaire nationale. Dans le cas de la France, Parmi les outils employés en direction des
l’approfondissement de la construction euro- entreprises, les plus courants sont l’aména-
péenne a constitué une réponse volontariste gement de zones d’activités, la construction
à ce nouvel environnement, mais ce choix de locaux, les primes versées à l’occasion
redéfinit très sensiblement les contours et les de la création ou de l’implantation d’un éta-
modalités de la politique économique natio- blissement, ou l’exonération temporaire du
nale. Par exemple, la création de l’euro et la versement de taxes locales. L’intervention
mise en place de la Banque centrale euro- de tous les niveaux de collectivités dans le
péenne (BCE) se traduisent par un transfert développement économique est un corol-
de souveraineté. Du reste, depuis vingt ans, laire de la décentralisation, non pas tant
de nombreux gouvernements des pays euro- du fait des compétences accordées dans ce
péens, fussent-ils de tendance politique seul domaine, mais parce que les collectivi-
opposée, ont adopté une politique de défla- tés locales assument beaucoup plus directe-
tion compétitive. De même, la déclaration ment qu’avant les conséquences financières
du Conseil européen de Lisbonne, en 2000, de l’ensemble de leurs nouveaux pouvoirs.
affirmant vouloir faire de l’Union européenne Décider en matière d’urbanisme, de logement,
« l’économie de la connaissance la plus com- d’action sociale ou de transports collectifs,
pétitive et la plus dynamique du monde » d’ici c’est aussi souvent financer. Même si l’État

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 14


ou l’Union européenne peuvent apporter des en décalage avec l’irrésistible élargissement
subsides, le développement des entreprises, des échelles géographiques de référence des
dans la mesure où il permet de collecter plus entreprises, y compris des anciens « cham-
de taxe, est devenu une préoccupation de pre- pions nationaux » que la politique indus-
[6]
Considéré à d’autres mier plan des collectivités locales6. trielle avait porté si haut. Enfin, Paris est
échelles spatiales – et
confronté à la légitimité octroyée aux régions,
notamment au niveau Mais, la multitude d’acteurs publics engagés
d’une nation –, une départements, groupements de communes,
et de mesures utilisées rend difficile l’évalua-
progression régulière du fait de la décentralisation.
de l’impôt local peut tion des effets réels de l’action économique
être considérée locale (Levet, 2003). La loi du 13 août 2004 Au total, face à des intérêts fragmentés,
comme pénalisant
relative aux libertés et responsabilités locales dont découlent des conceptions antago-
la compétitivité
des entreprises. n’a pas consacré la région « chef de file » de nistes sur l’opportunité de l’action publique,
Le produit de la taxe l’action économique locale. Toutes les collec- la politique économique peut laisser une
professionnelle (TP) impression incertaine. Or, comme le montre
représentait 2 % du tivités peuvent intervenir économiquement, la
produit intérieur brut région ayant simplement la possibilité d’éla- F. Lordon (1997) à propos de la réception de
à la fin des années 1990, borer un schéma régional de développement décisions gouvernementales par les marchés
contre 1,1 % en 1976. financiers, il importe que le travail d’inter-
économique (SRDE), après concertation avec
les départements, les communes et leurs grou- prétation de l’action publique soit guidé. On
pements. Une fois réalisé, un SRDE permet le peut en déduire qu’en amont de toute déci-
transfert d’aides octroyées jusqu’ici par l’État sion, se place désormais la question du sens,
aux régions. Ce transfert s’est réalisé dans de la confiance réciproque, de l’acceptabilité.
toutes les régions, témoignant de la volonté Bien plus qu’hier, la politique économique a
des Conseils régionaux d’assumer de plus en vocation à prendre des formes plurielles. Elle
plus un pouvoir dans le domaine économique. est peu lisible et ce de façon durable, dans
la mesure où la souveraineté de l’État-nation
Redéploiement de l’État est minée. L’action publique est polycen-
trique, au niveau de la décision, de la mise
Faut-il en déduire que, dans le domaine éco- en œuvre ou de l’évaluation. La politique éco-
nomique, les autorités locales ou régionales nomique n’échappe pas aux recouvrements
commenceraient à occuper un vide laissé par de champs de compétences ; elle peut faire
l’État-nation ? En réalité, il n’y a pas tant l’objet de controverses internes ou externes ;
retrait que redéploiement de l’État (Jobert, elle nécessite des investissements de forme
1999). La mise à l’agenda gouvernemental de pour construire un référentiel commun.
questions jugées cruciales pour la croissance
économique future, comme l’innovation ou Une illustration du polycentrisme
la connaissance, aboutit à la création d’ins- institutionnel : la compétitivité
tances nouvelles de pilotage, d’agences de
régulation indépendantes, etc. Hier, la poli- La notion de compétitivité
tique économique se lisait à travers une capa- On peut trouver une illustration du caractère
cité pluriséculaire à lever l’impôt et à battre négocié et controversé de la politique écono-
monnaie. Dans les représentations, le pouvoir mique dans la notion de compétitivité. Apparu
s’exerçait par un mouvement du haut vers le en France au début des années 1990, par anti-
bas, du cœur de l’État vers les « administrés », cipation des effets de la mise en place du Mar-
de Paris jusqu’aux plus lointaines provinces. ché unique, ce pseudo-concept se mesurait, au
Aujourd’hui, il est en butte à des visions niveau microéconomique, par la productivité,
extérieures sur la politique nationale – des le coût des facteurs ou l’évolution des parts de
« examens » de l’OCDE aux avertissements marché. On pouvait, par agrégation, déduire
ou sanctions de la Commission européenne. le niveau de compétitivité d’un secteur ou
De plus, les instruments traditionnels sont de l’économie nationale dans son ensemble.

15 LES ÉCHELONS MULTIPLES DE L’INTERVENTION PUBLIQUE


Mais il semble qu’il y ait eu différents glisse- différenciations économiques, la visée natio-
ments de sens. Désormais, la compétitivité est nale étant avant tout de maintenir la position
posée d’emblée comme un objectif de niveau de la France dans l’économie mondiale.
macroéconomique, avec des déclinaisons (et
La politique des pôles de compétitivité illustre [7]
donc des actions publiques) sectorielles7. On peut ici comparer
l’évolution vers une nouvelle politique indus- deux rapports officiels
Ensuite, la mise en place de l’euro a changé la
trielle s’appuyant sur certains territoires, plu- qui, à dix ans de
notion de compétitivité. La compétitivité-prix distance, ont marqué
tôt que sur des entreprises. En 2004, un appel
(variable au gré des fluctuations du change ou les débats : Taddéi D.
à projet a été lancé par le gouvernement pour et Coriat B. (1993),
des variations de prix) n’est plus un repère et
initier ou renforcer les coopérations entre Made in France.
les entreprises focalisent leurs efforts sur la L’industrie française
entreprises, unités de recherche et centres
compétitivité hors-prix, autrement dit sur leur dans la compétition
de formation autour de projets d’innovation mondiale, Paris,
capacité à imposer des produits par la montée
d’ambition internationale. 105 projets ont été Librairie générale
en qualité, l’innovation technologique ou de française ; Debonneuil
présentés et 67 sélectionnés en juillet 20059. M. et Fontagné L. (2003),
commercialisation, la création de services… L’État appuie ces pôles par des allègements Compétitivité, rapport
(Camagni, 2005). fiscaux (exonération de l’impôt sur les socié- du Conseil d’analyse
économique, n° 40,
Une nouvelle relation de l’État tés) et sociaux (exonération de cotisations Paris, La Documentation
sociales pour les chercheurs) ou des crédits française.
à l’espace et aux acteurs locaux
d’intervention ministériels complétés par [8]
Agence de
La compétitivité constitue une injonction du les agences pour l’innovation industrielle et l’innovation industrielle,
niveau national en direction de certains sec- la recherche. Depuis 2005, 900 projets colla- Agence nationale de
teurs ou territoires. Sur le plan sectoriel, cet boratifs de recherche et développement (R & la recherche, OSEO,
Banque publique
impératif modèle les systèmes publics et D) ont bénéficié d’un financement public de d’investissement…
privés de formation et de recherche, posant 1,7 milliard d’euros (dont plus de 1,1 milliard
[9]
Dont six pôles de
la question de leur articulation aux dyna- par l’État, dans le cadre du fonds unique
« niveau mondial »
miques économiques. En témoignent cer- interministériel), complétés par environ et neuf pôles « à
taines initiatives étatiques, comme la création 2,7 milliards d’euros de dépenses privées de vocation mondiale » qui
recevront l’essentiel
d’agences censées accroître le financement R&D. Certaines PME et ETI s’y impliquent : des financements
de la recherche et faciliter les transferts de pour ces catégories d’entreprises, l’emploi publics.
technologie8, le regroupement des universités, consacré à la R&D a augmenté en moyenne de
écoles et organismes de recherche en pôles 23 % entre 2006 et 2009.
de recherche et d’enseignement supérieur
Une politique qui articule les différents
censés être visibles à l’échelle internatio-
nale, ou la volonté de mesurer l’efficacité de
échelons de l’action publique
l’enseignement supérieur à travers un suivi de La nouveauté de cette politique est qu’elle
l’insertion professionnelle des diplômés. Par est nationale en ce qui concerne la prise
ailleurs, l’État est conduit à adopter une rela- de décision, locale dans la mise en œuvre
tion nouvelle à l’espace, valorisant en particu- et internationale par les effets recherchés.
lier les espaces infranationaux susceptibles Bien que l’État initie cet appel à projet, le
de contribuer à la compétitivité de l’écono- caractère partenarial des pôles a donné aux
mie nationale grâce à leur dotation en capital acteurs locaux des éléments de pilotage de la
humain, en infrastructures et en activités éco- démarche (Demazière, 2006). D’une part, c’est
nomiques prometteuses. Au cours des années au niveau régional que peuvent interagir les
1960, la croissance économique étant une don- acteurs publics et privés de la recherche et de
née, il s’agissait de la répartir sur l’ensemble l’innovation industrielle. D’autre part, en lan-
de l’espace national, notamment en rééquili- çant une dynamique de projets soumis à une
brant l’écart Paris-province. Aujourd’hui, la évaluation continue, les pôles de compétiti-
croissance économique étant l’objectif, on vité rendent possible une participation accrue
assiste plutôt à la valorisation par l’État de des collectivités locales au financement de la

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 16


recherche. Celles-ci peuvent notamment four- « l’État défaillant », assiste-t-on aujourd’hui
nir des services ou des biens collectifs aux par ce biais à l’avènement de « l’État anima-
entreprises des différents pôles. teur » ? Transférant ainsi dans le champ de la
L’objectif de compétitivité peut se traduire politique économique la formule de Jacques
par des mesures nationales, par exemple en Donzelot et Philippe Estèbe (1984) à propos de
portant sur la fiscalité des entreprises. Mais la politique de la ville, nous voulons dire par là
il débouche également sur une mise en valeur que l’État est confronté à des acteurs publics
des territoires. Ici, l’État est confronté à l’arti- décentralisés qu’il a créés, et qui se sont saisi
culation de ses actions avec d’autres pouvoirs. des questions du développement économique.
À partir des années 1980, la décentralisation Désormais, comment la politique économique
a permis en théorie à chaque territoire de structurelle peut-elle concilier l’insertion
jouer ses propres cartes en matière de déve- dans l’économie internationale et la dimen-
loppement économique, pour un jeu que l’État sion infranationale des dynamiques de déve-
central parvenait mal à réguler. Aujourd’hui, loppement ? Assistera-t-on ces prochaines
la promotion d’une économie fondée sur la décennies à une territorialisation partielle de
connaissance a une dimension territoriale, la politique économique, analogue à la terri-
car une des modalités des collaborations torialisation de la politique sociale depuis les
entre entreprises et centres de recherche est années 1980 ? Pour en rendre compte il fau-
la proximité géographique. Sa concrétisation drait probablement étudier la coordination
passe toutefois par la mobilisation d’acteurs des acteurs plutôt que d’en rester à une vision
assez autonomes, tels que les régions, les uni- centrée sur l’État et ses instruments tradition-
versités, ou les grandes entreprises. Après un nels de politique économique.
XXe siècle qui a vu « l’État souverain », puis

POUR EN SAVOIR PLUS


™ CAMAGNI R. (2005), ™ DONZELOT J., ESTÈBE P. (1984), une gouvernance à
« Attractivité et compétitivité : L’État animateur. Essai sur reconstruire, Paris,
un binôme à repenser », la politique de la ville, Paris, La Documentation française.
Territoires 2030, n° 1. Esprit. ™ LORDON F. (1997), Les
™ COHEN E. (1992), Le ™ JOBERT B. (1999), « Des États quadratures de la politique
colbertisme high-tech, en interaction », L’Année économique, Paris, Le Seuil.
Paris, Hachette. de la régulation, vol. 3. ™ MARGLIN S. et SCHOR J. (éds.)
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(1983), L’État et l’économie, Introduction to the Study Capitalism : Reinterpreting
Paris, Le Seuil. of Public Policy, Belmont, the Postwar Experience,
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urbaine, n° 101. ™ LEVET J.-L. (2003), Aides La Découverte.
publiques aux entreprises :

17 LES ÉCHELONS MULTIPLES DE L’INTERVENTION PUBLIQUE


Parce qu’elle se traduit par une interdépendance croissante des économies, la mondialisation
affecte l’efficacité des politiques économiques. Contrairement à l’idée reçue, l’impact ne se
limite pas, toutefois, à une réduction des marges de manœuvre des gouvernements. Il varie
considérablement selon la taille du pays, le régime de change, le degré de mobilité des capi-
taux et l’ouverture commerciale de l’économie. Ainsi, si les parités des monnaies sont flexibles,
l’ouverture commerciale et financière rend la politique budgétaire inopérante mais accroît l’ef-
ficacité de la politique monétaire. L’impact de la mondialisation sur les politiques économiques
se manifeste surtout, comme nous le montre Sophie Brana, par des interdépendances et des
effets de report, ce qui pose la question de la coordination internationale de l’action publique.
Problèmes économiques

Les politiques économiques


dans une économie mondialisée :
contraintes et enjeux
La mondialisation traduit l’ouverture crois-  SOPHIE BRANA
sante des économies aux échanges com-
merciaux (biens et services), financiers Professeur à l’Université Montesquieu Bordeaux IV
(mouvements de capitaux), ainsi que la mobi-
lité de plus en plus forte des facteurs de
progresse depuis la Seconde Guerre mon-
production (flux de main-d’œuvre, investisse-
diale plus vite que le PIB, traduisant un taux
ments directs étrangers).
d’ouverture croissant des économies (gra-
Cette mondialisation se manifeste par une phique 2). La production et la croissance
interdépendance de plus en plus poussée nationales dépendent de plus en plus de la
des économies : un événement se produisant demande mondiale.
dans une zone ou un grand pays va en affecter
L’intégration financière internationale
d’autres, via les flux financiers ou commer-
constitue une deuxième source d’interdé-
ciaux. Il en résulte une synchronisation crois-
pendance. Le passage aux changes flottants
sante des cycles, d’abord entre les grands pays
à la fin des années 1970, le développement
industrialisés, puis, depuis les années 1990,
des nouvelles technologies de l’information
avec les pays émergents (graphique 1).
et de la communication (TIC), le mouvement
Une première source d’interdépendance de dérèglementation financière dans les
provient du commerce international, qui années 1980 (pays industrialisés) et 1990

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 18


1. Taux de croissance réel par habitant (en %)

3
Proj.
2

–1

–2

Économies avancées
–3
Économies émergentes et en développement
–4

–5
1981 84 87 1990 93 96 99 2002 05 08 11 14

Source : Dervis K. (2012), « Économie mondiale : Convergence, interdépendance et divergence », Finances et développement,
FMI, septembre.

(pays émergents) ont favorisé l’explosion des d’action, ses marges de manœuvre et son effi-
flux de capitaux (graphique 3). La mobilité cacité. Cet impact dépend du degré d’intégra-
des capitaux permet la diversification inter- tion commerciale et financière du pays, de sa
nationale des portefeuilles et l’arbitrage des taille, mais également du régime de change
investisseurs entre actifs situés dans diffé- choisi.
rents pays en fonction du couple rendement/ La mondialisation crée des interdépen-
risque. Les économies nationales deviennent dances, auxquelles la réponse optimale serait
ainsi davantage dépendantes du comporte- une meilleure coopération internationale. Or,
ment des investisseurs internationaux, de celle-ci a peu de chances d’émerger sponta-
leur aversion au risque et du retournement nément. En général, elle passe soit par des
des anticipations. formes d’intégration régionale (comme la
Enfin, une part croissante des flux est consti- zone euro), soit par le biais d’organisations
tuée d’échanges intra-firmes. Le réseau des internationales (FMI, Banque des règlements
firmes multinationales et de leurs filiales internationaux…)
favorise la propagation des chocs entre pays,
via les profits ou les pertes. La crise des sub-
primes est un bon exemple de diffusion d’un Mondialisation et efficacité
choc financier entre pays par les relations
interbancaires (flux internationaux de capi- de la politique économique
taux), mais également par les réseaux mai- La mondialisation affecte l’efficacité de la
sons-mères filiales. politique économique nationale à travers
La mondialisation a un impact sur la poli- deux canaux : l’ouverture commerciale et
tique économique car elle modifie son cadre l’ouverture financière.

19 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS UNE ÉCONOMIE MONDIALISÉE : CONTRAINTES ET ENJEUX


Ouverture commerciale Les effets ambigus
et fuites en importations de l’ouverture financière
Tout d’abord, l’ouverture de l’économie aux sur la politique budgétaire
échanges internationaux de biens et services Les effets de l’ouverture financière sont
diminue l’efficacité de la politique conjonc- plus ambigus car ils dépendent du type de
turelle en réduisant la valeur des multiplica- politique économique conjoncturelle et du
teurs. Keynes a montré que toute hausse de régime de change. La politique économique
la demande (qui peut être provoquée par une a un impact sur le niveau des taux d’intérêt,
politique budgétaire ou monétaire de relance) soit directement dans le cas de la politique
augmentait de façon amplifiée l’activité éco- monétaire, soit indirectement pour la poli-
nomique. En économie ouverte, cependant, tique budgétaire (via la demande de monnaie
une partie de cet effet de relance bénéficie au ou la demande de fonds prêtables). Toutes
reste du monde, via les importations de biens choses égales par ailleurs, une variation des
et services. Ainsi, alors que le multiplicateur taux d’intérêt provoquera des mouvements
keynésien simple en économie fermée est de 5 de capitaux, ceux-ci étant déterminés par les
(une hausse de la demande globale de 1 pro- rendements relatifs des actifs dans les diffé-
voquera une hausse du revenu de 5), si l’éco- rents pays.
nomie importe 20 % des biens consommés, la
Une politique budgétaire expansionniste
même politique de relance aura un impact
a un impact positif sur le revenu, mais
deux fois plus faible (multiplicateur de 2,5).
également sur le taux d’intérêt national.
Plus l’économie est ouverte, plus l’effet mul- La hausse des taux attire les capitaux, si
tiplicateur sera faible et moins la politique ceux-ci sont mobiles, car ils sont davantage
économique nationale aura d’impact sur l’ac- rémunérés, ce qui fait apprécier la monnaie
tivité domestique (graphique 4). domestique (son prix augmente car elle est
plus demandée). Cette appréciation péna-
lise les exportations : la demande étrangère
pour les biens nationaux se réduit. Dans le

2. Exportations mondiales de biens (en milliards de dollars)

20 000
18 000
16 000
14 000
12 000
10 000
8 000
6 000
4 000
2 000
0
0

2
8

1
19

19

19

19

19

19

19

19

19

19

20

20

20

20

20

20

20

Source : FMI. Données annuelles.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 20


3. Flux nets de capitaux privés à destination des pays émergents (en milliards de dollars)
800
Investissements directs à l'étranger (IDE)
Flux total de capitaux privés 600

400

200

– 200
1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006

Source : FMI.

cas extrême où les capitaux sont parfaite- Une politique monétaire plus
ment mobiles, la politique budgétaire est efficace en économie ouverte
inefficace car l’effet d’éviction est total. La
hausse des dépenses publiques est com- L’ouverture financière a également un impact
pensée par la baisse des exportations et de sur l’efficacité de la politique monétaire.
l’investissement privé, l’effet net sur l’acti- Laissons de côté la situation où l’économie
vité économique est nul. est en changes fixes : nous y reviendrons plus
En changes flottants, plus l’économie sera loin, car dans ce cas, la politique monétaire
ouverte aux flux de capitaux, moins la poli- est l’instrument de défense de la parité de
tique budgétaire sera efficace. change et elle ne peut pas être utilisée pour
atteindre des objectifs internes (croissance,
La situation est inverse en change fixe. Dans inflation). Elle est donc totalement inefficace.
ce cas, les autorités, car elles s’y sont enga-
gées, ne peuvent laisser leur monnaie s’ap- En régime de changes flottants, la poli-
précier suite aux entrées de capitaux. Elles tique monétaire retrouve en théorie toute
vont intervenir sur le marché des changes, en son autonomie. Une politique monétaire de
échangeant de la monnaie nationale contre relance consiste à créer de la monnaie, ce
devises. Cette création monétaire empêche la qui fait baisser le taux d’intérêt, favorise
hausse du taux d’intérêt domestique, ce qui l’investissement et, par les effets multiplica-
annule les entrées de capitaux et permet le teurs traditionnels, augmente le revenu. Plus
maintien de la parité de change. L’interven- les capitaux sont mobiles, plus la baisse des
tion des autorités monétaires évite ainsi, taux d’intérêt provoque des sorties de capi-
non seulement que les exportations soient taux et plus la monnaie se déprécie. La com-
pénalisées, mais également, puisque le taux pétitivité prix du pays s’améliore, ce qui doit
d’intérêt domestique ne bouge plus, que l’in- favoriser les exportations : l’effet de relance
vestissement privé se réduise. La politique initial est amplifié. Il en est de même dans
budgétaire est ici plus efficace qu’en éco- une économie peu ouverte aux flux de capi-
nomie fermée. En change fixe, à l’inverse du taux, mais ouverte au commerce. La dépré-
régime de flottement, la politique budgétaire ciation du change est ici provoquée par la
sera d’autant plus efficace que les capitaux dégradation de la balance commerciale,
seront mobiles. suite à la relance initiale qui augmente les

21 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS UNE ÉCONOMIE MONDIALISÉE : CONTRAINTES ET ENJEUX


4. Taille des multiplicateurs budgétaires et degré d’ouverture de l’économie

1,6 1,6
IPN y = – 0,02*x + 1,31
Effet multiplicateur2

R2 = 0,38 1,4
1,4
DEU
USA
1,2 1,2

1,0 ISL 1,0


ITA FIN
AUS DNK
0,8 CHE
GRC KOR 0,8
FRA POL PRT
NZL NOR
0,6 NLD 0,6
ESP SWE
AUT IRL BEL
TUR MEX CAN HUN
0,4 GBR 0,4
CZE
0,2 0,2
5 10 15 20 25 30 35 40 45
Degré d’ouverture1

1. Mesuré par le ratio importations / (PIB - importations) %


2. Effet multiplicateur des dépenses publiques du modèle Interlink de l’OCDE

Source : OCDE (2009), Perspectives économiques, chapitre 3, « Efficacité et ampleur de la relance budgétaire », mars.

importations domestiques. La monnaie


nationale se déprécie jusqu’au retour à Mondialisation et autonomie
l’équilibre extérieur. Ainsi, en changes flot-
tants, l’ouverture – qu’elle soit commerciale
de la politique économique
ou financière – accroît l’efficacité de la poli-
tique monétaire. Contrôle du change et autonomie
de la politique monétaire
Ces mécanismes keynésiens reposent cepen-
dant sur des modèles de court terme où les prix La mondialisation peut aussi réduire l’au-
et les anticipations sont rigides, et où seuls les tonomie de la politique monétaire. C’est le
flux (commerciaux et financiers) sont pris en cas si les autorités souhaitent contrôler les
considération. En réalité, la politique écono- variations du change. Les petites économies,
mique pourra également être affectée par les traditionnellement très ouvertes, sont par-
mouvements des facteurs de production, tan- ticulièrement sensibles aux fluctuations du
dis que les capitaux ne dépendront pas du seul taux de change. Notamment, une dépréciation
différentiel de rémunération, mais également de la monnaie domestique a un impact infla-
de l’appréciation des risques. Celle-ci peut tionniste, car elle augmente le prix des biens
être fonction du stock de dette accumulé par importés. De même, l’instabilité du taux de
le pays, comme dans le cas récent de la crise change entraîne d’importantes fluctuations
grecque, ou de facteurs plus subjectifs, comme économiques préjudiciables au bien-être
la « confiance » des investisseurs et leur degré social. C’est la raison pour laquelle ces éco-
de mimétisme. La mobilité des capitaux peut nomies cherchent traditionnellement à stabi-
soumettre les États et leurs politiques écono- liser leur taux de change. Mais elles doivent
miques à la sanction des investisseurs privés alors renoncer à l’autonomie de la politique
si celles-ci sont perçues comme insoutenables monétaire, et ce d’autant plus que les capi-
(forte inflation, dette publique excessive, défi- taux sont mobiles : c’est le triangle d’incom-
cit extérieur croissant…). patibilité de Mundell.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 22


Les pays européens ont été confrontés à ce pro- sur les capitaux entrants. Ceux-ci leurs per-
blème au début des années 1990. Le choc de la mettent, dans une certaine mesure, de retrou-
réunification allemande les a conduits à mener ver l’autonomie de la politique monétaire.
des politiques monétaires différentes, ce qui, De manière générale, la libéralisation finan-
dans le régime de change quasi fixe du SME de cière à l’échelle internationale a rendu plus
l’époque était intenable, alors que les mouve- faciles les attaques spéculatives et plus dif-
ments de capitaux venaient d’être libéralisés. ficile le maintien de régimes de change fixe.
Les différentiels de taux d’intérêt entre pays La crise du SME en 1992-1993, puis la crise
provoquent des mouvements de capitaux, qui asiatique de 1997 ont révélé la fragilité de
rendent impossibles le maintien des parités de ces politiques de change, dans un contexte
change. Les pays subissent des attaques spé- de parfaite mobilité des capitaux à l’échelle
culatives. Ils peuvent réagir en alignant leurs internationale. Les pays ont depuis tendance
taux d’intérêt (la France a ainsi augmenté ses à opter pour des « solutions en coin » : flexi-
taux pour mettre fin aux attaques spéculatives bilité du change ou à l’opposé fixité extrême,
sur le change, ce qui s’est avéré très couteux censée empêcher les attaques spéculatives,
en termes de croissance) ou en renonçant à la mais au prix du renoncement à toute poli-
fixité du change (l’Italie a par exemple dévalué tique monétaire domestique (pays de la zone
sa monnaie, tandis que le Royaume-Uni quit- euro, pays « dollarisés », currency boards). Le
[1]
Cf. Aglietta et al. tait le SME). Pierre-Alain Muet1 évalue le coût pourcentage de pays ayant abandonné leur
(1998). de la gestion non coopérative des politiques souveraineté monétaire est passé d’un peu
[2]
Ces pays se déclarent monétaires en Europe et montre qu’une baisse plus de 2 % à la fin des années 1980 à plus
en flottement libre coordonnée de 3 points des taux d’intérêt de de 13 % en 2012, tandis que 57,3 % des pays
ou quasi libre (régime
de jure), mais cela ne
1993 à 1995, comme l’ont fait les États-Unis, se déclaraient en flottement libre, contre
signifie pas qu’ils se aurait suffi à empêcher la récession de 1993. 12,7 % à la fin des années 19802. Dans le même
désintéressent du
temps, la plupart des pays a renoncé à décla-
niveau de leur taux Si les capitaux sont mobiles, les pays doivent
de change et qu’ils rer un ancrage de change.
n’interviennent pas sur
donc opter entre deux stratégies : soit fixer
le marché des changes. leur taux de change, ce qui contraint la poli-
La plupart de ces tique monétaire domestique, soit retrouver
Interdépendances
régimes sont en réalité
l’autonomie de la politique monétaire, ce qui et effets de report
des flottements gérés
(régime de facto). suppose de laisser le marché déterminer le En économie ouverte, un pays subit égale-
taux de change. ment les conséquences des politiques écono-
miques des autres pays. Celles-ci affectent à
Une autre solution peut être de jouer sur la fois les conditions économiques nationales
le troisième côté du triangle, le degré de et l’efficacité de ses politiques.
liberté des mouvements de capitaux. L’Asie
émergente est actuellement confrontée à ce Imaginons un monde constitué de deux pays,
triangle d’incompatibilité. La surchauffe ou de deux grandes zones (par exemple l’Eu-
économique subie par certains pays justifie- rope et les États-Unis). Une politique moné-
rait un durcissement de la politique moné- taire expansive dans le pays 1 (les États-Unis)
taire afin de combattre l’inflation. La hausse déprécie la monnaie nationale, le dollar, ce qui
des taux d’intérêt accentuerait cependant renforce l’effet de relance par les exportations.
les entrées de capitaux, pouvant alimenter Parallèlement, la monnaie du pays 2 (l’euro)
la surchauffe de l’économie via le crédit, et s’apprécie, ce qui a un effet récessif. La poli-
favoriserait l’appréciation du change. Afin tique monétaire américaine exerce donc une
d’éviter cette appréciation, préjudiciable externalité négative sur les autres pays.
aux exportations sur lesquelles ces pays ont L’effet de report de la politique budgétaire
fondé leur développement, les autorités ont est en revanche positif. La relance budgétaire
choisi de rétablir des contrôles des changes dans un grand pays se diffuse aux autres

23 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS UNE ÉCONOMIE MONDIALISÉE : CONTRAINTES ET ENJEUX


pays, et inversement pour la récession dans les prix d’actifs. L’effet de report est plus
le cas de politiques restrictives, par le canal fort (0,8 point) pour les pays limitrophes
du commerce international. (Canada, Mexique), et, pour les deux tiers lié
En change fixe, les effets de report sont aux flux commerciaux. L’augmentation des
positifs, qu’il s’agisse de la politique moné- taux d’intérêt américains se diffuse égale-
taire ou de la politique budgétaire. Quand ment aux autres pays avancés (une hausse de
un grand pays met en place une politique 0,4 point pour un relèvement d’un point aux
monétaire expansive, il peut influencer le États-Unis). La hausse atteint 0,8 point sur
taux d’intérêt mondial, ce qui redonne une les marchés émergents en dollars, sauf dans
certaine autonomie et donc une efficacité à des pays comme la Chine ou l’Inde qui main-
sa politique monétaire, même en change fixe. tiennent des contrôles de capitaux.
L’autre résultat est que l’effet est également Plus généralement, la politique monétaire
positif sur le reste du monde. La baisse des expansionniste mise en place dans les grands
taux d’intérêt se diffuse, favorisant l’inves- pays avancés depuis la fin des années 1990
tissement, tandis que la relance dans le pays provoque des mouvements de capitaux vers
appuie les exportations de ses partenaires les pays émergents dans lesquels ils sont
commerciaux. L’activité économique est éga- davantage rémunérés, alimentant des bulles
lement stimulée dans le reste du monde. sur les prix d’actifs (actions, immobilier,
etc.). Les prix des matières premières sont
On retrouve les mêmes mécanismes pour la
également affectés par ces politiques expan-
politique budgétaire : les effets récessifs ou
sives, ce qui là encore modifie les variables
expansifs se transmettent aux autres pays.
objectifs de la politique économique dans les
En règle générale, plus un pays est grand, autres pays, avancés et émergents.
plus il retrouve des marges de manœuvre
La crise des subprimes fournit un autre
pour sa politique économique. D’une part, un
exemple des interdépendances entre pays.
grand pays est par définition plus fermé : la
Touchant à l’origine une fraction purement [3]
Belgique a ainsi un taux d’ouverture3 de près (Importations +
domestique du marché immobilier américain exportations)/ 2PIB.
de 70 %, contre à peine plus de 10 % pour le
(le marché subprime), elle s’est propagée aux
Japon, et moins de 13 % pour les États-Unis.
pays avancés par le canal financier (inter-
Sa politique budgétaire est donc plus efficace.
dépendances bancaires dans le cadre d’une
Un grand pays va d’autre part retrouver des
crise de confiance), puis aux pays émergents,
marges de manœuvre pour sa politique moné-
essentiellement par le commerce extérieur (la
taire (ou de change) car il peut influencer les
récession dans les pays avancés s’accompa-
conditions financières mondiales. À l’inverse,
gnant d’une baisse de leurs importations).
la politique économique sera moins efficace
dans un petit pays, les variables domestiques Ces interdépendances entre pays et ces effets
étant davantage déterminées par des facteurs de report mettent en évidence l’intérêt d’une
extérieurs que par la politique nationale. coordination internationale des politiques
économiques.
Le FMI publie depuis 2011 des « spillover
reports » quantifiant les effets externes des
politiques domestiques de cinq « écono-
mies systémiques » (zone euro, États-Unis,
Interdépendances et coordination
Japon, Chine, Royaume-Uni). Il estime ainsi Politique de demande
qu’une hausse d’un point de pourcentage de
la croissance américaine augmentera d’un
et coordination
demi-point la croissance de la plupart des Compte tenu des fuites en importations, les
pays du G20, les trois quarts de cet effet de politiques de demande seront d’autant plus
report s’exerçant via les flux financiers et efficaces qu’elles seront coordonnées. Pour

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 24


un pays pratiquant une relance budgétaire, contraintes. Les marges de la politique bud-
ces fuites seront compensées par l’augmen- gétaire sont limitées par le niveau élevé des
tation de ses exportations si les pays voisins dettes et des déficits publics tandis que celles
recourent à des mesures équivalentes. Une de la politique monétaire sont circonscrites
partie de l’échec de la relance Mitterrand par le niveau déjà très faible des taux d’inté-
de 1981 tient au fait que les autres pays rêt. Les pays sont donc incités à mener des
menaient parallèlement des politiques res- politiques d’offre et des réformes structu-
trictives et étaient en récession. La politique relles. Or, celles-ci sont par nature non coopé-
de relance a un impact négatif sur le solde ratives. Gagner des parts de marché suppose
commercial, amplifié ici par la baisse des des gains de compétitivité qui ne sont pos-
exportations. Cette dernière efface en partie sibles que si les économies partenaires
[4]
La France était à l’effet expansif des dépenses publiques4. n’adoptent pas la même politique.
l’époque membre du
SME (change fixe) P. Artus (2012) estime ainsi que le multiplica- La mondialisation augmente la pression en
avec des capitaux teur budgétaire est de l’ordre de 1,6 pour un
peu mobiles.
faveur de davantage de compétitivité : ajuste-
La forte dégradation
pays européen isolé, tandis qu’il est de l’ordre ments structurels, concurrence par la baisse
commerciale a exercé de 3 pour l’ensemble des pays européens et des coûts salariaux, manipulation des taux
des pressions à la baisse de 4 pour le monde. Des relances coordonnées
sur le change, que la
de change. Elle exacerbe la concurrence pour
Banque centrale a dû ont ainsi été menées lors du déclenchement attirer les capitaux et les activités produc-
combattre en durcissant de la récession à l’automne 2008 : les princi- tives et favorise donc les comportements
sa politique monétaire, pales banques centrales ont baissé leur taux
ce qui a déprimé
non coopératifs. Attirer les activités produc-
l’investissement et d’intérêt le 8 octobre et en novembre, les pays tives suppose là encore que les conditions
réduit encore l’efficacité européens ont augmenté simultanément leurs offertes soient plus favorables que celles
de la politique
dépenses budgétaires. Justifiés par l’ampleur des autres pays. Cela peut passer par une
budgétaire.
de la crise, ces efforts de coordination restent fiscalité réduite, des normes sociales, envi-
cependant exceptionnels. La voie coopéra- ronnementales ou un droit du travail moins
tive est rarement atteinte et s’avère difficile à contraignants. Depuis le milieu des années
maintenir sur la durée. 1990, on observe ainsi une baisse continue du
Prenons le cas où un ensemble de pays taux d’imposition sur les sociétés (baisse de
décideraient de pratiquer une politique de 10 points en moyenne en Europe) tandis que
relance budgétaire coordonnée. Un pays isolé les taxes sur la consommation augmentent
a alors tout intérêt à être non coopératif. Ne parallèlement.
pas pratiquer de relance budgétaire lui per- On voit, dans ce cadre concurrentiel, que la
met de ne pas dégrader ses comptes publics, mondialisation est doublement contraignante
tout en bénéficiant de l’effet de relance des pour la politique économique conjoncturelle.
pays partenaires, via les flux commerciaux. Tout d’abord, la concurrence fiscale réduit les
C’est le problème du « passager clandestin ». marges de manœuvre budgétaires des États :
On voit bien par ailleurs que la négociation toute hausse des prélèvements obligatoires
entre pays est asymétrique.Tandis qu’un petit peut entraîner des fuites de capitaux ou de
pays ne bénéficie qu’en partie des effets posi- travailleurs moins taxés ailleurs. Ensuite, les
tifs de sa politique mais subit fortement les politiques d’offre ont un impact déflationniste
conditions mondiales affectées par les poli- (pression à la baisse sur les salaires et les prix)
tiques des grands pays, ce sont ces derniers qui comprime la demande et peut affecter les
qui disposent du pouvoir de négociation. objectifs de la politique économique (faible
croissance, déflation). L’équilibre non coopéra-
Politiques d’offre et concurrence tif affaiblit in fine l’économie mondiale.
Les politiques de relance par la demande Les années 1930 ont été l’exemple type des
sont par ailleurs aujourd’hui fortement effets négatifs de la non-coopération, chaque

25 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS UNE ÉCONOMIE MONDIALISÉE : CONTRAINTES ET ENJEUX


pays ayant cherché à exporter la récession coordination peut être contrainte par des
provoquée par la crise de 1929 par le biais de règles. Ainsi, un régime de change fixe impose
dévaluations compétitives de leur monnaie. la coordination des politiques monétaires. De
Dévaluations en cascade, mesures de rétor- même, le Pacte de stabilité et de croissance
sion, montée du protectionnisme ont provo- (PSC) en Europe est un moyen, à défaut de
qué au final un effondrement du commerce coordination, d’encadrer les politiques bud-
mondial et une aggravation de la crise. Le gétaires de pays interdépendants. Cette solu-
souvenir de cette période a conduit les pays, tion n’est cependant pas optimale car elle
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, exerce une contrainte sur la politique écono-
à opter pour des règles internationales de mique susceptible de l’empêcher de réagir à
gestion des taux de change (système de Bret- des chocs asymétriques.
ton Woods). Une autre solution est d’organiser la coor-
dination à un niveau supranational. C’était
Les enjeux de la coordination le rôle du FMI dans un système monétaire
Dans une économie mondialisée, la coor- international basé sur un régime de change
[5]
dination a deux objectifs (Jacquet, 1988)5 : fixe. C’est le rôle du comité de Bâle, dans le Cf. Aglietta et al.
cadre de la Banque des règlements interna- (1998).
répondre d’une part aux interdépendances
entre pays, c’est-à-dire aux externalités des tionaux (BRI), chargé notamment de promou-
politiques économiques nationales et, d’autre voir la coopération internationale en matière
part, fournir et préserver des biens publics de contrôle prudentiel. L’objectif est à la fois
internationaux : relations commerciales, sta- d’éviter la concurrence déloyale que pourrait
bilité des changes, stabilité financière. exercer un système bancaire moins contraint
Comme nous l’avons vu, la coordination dis- dans un pays donné, et prendre en compte
crétionnaire est difficile à mettre en place et les risques systémiques des firmes bancaires
plus encore à maintenir. C’est pourtant l’outil dans un contexte de globalisation financière.
le plus puissant face à l’intégration écono- La stabilité financière devient un bien public
mique et financière, au poids des marchés mondial.
et de leurs anticipations. En cas d’échec, la

POUR EN SAVOIR PLUS


™ AGLIETTA M., DE BOISSIEU C., présentes, une relance discrétionnaire ou règles
BUREAU D., GAURON A., coordonnée mondiale aurait institutionnelles ? »,
HERZOG P., JACQUET P. du sens ; une guerre mondiale Revue économique, vol. 39,
et MUET P.-A. (1998), de la compétitivité-coût et n° 3.
Coordination européenne des taux de change serait ™ LAHRÈCHE-RÉVIL A. (2002),
des politiques économiques, catastrophique », « Intégration internationale
Rapport du conseil d’analyse Flash Économie n° 643, et interdépendances
économique n° 5, Paris, La Natixis, 28 septembre. mondiales », in CEPII,
Documentation française. ™ JACQUET P. (1988), « Gérer L’économie mondiale 2003,
™ ARTUS P. (2012), l’interdépendance économique Paris, La Découverte,
Dans les circonstances internationale : coordination coll. « Repères ».

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 26


La construction européenne repose avant tout sur la mise en place d’un marché unique per-
mettant la libre circulation des marchandises, des hommes et des capitaux. Les compétences
politiques restent a priori du ressort des États membres, conformément au principe de subsi-
diarité. Le marché unique a toutefois créé des interdépendances économiques fortes contrai-
gnant les pays à coordonner leurs politiques économiques. Cela s’est traduit notamment par
le choix de la monnaie et de la politique monétaire uniques, mais également par des règles
communes de politique budgétaire et de gestion des finances publiques. La crise, en particu-
lier celle des dettes souveraines dans la zone euro, a mis en exergue les faiblesses de cette
architecture institutionnelle. Franck Lirzin plaide en faveur d’une évolution vers un « gouverne-
ment mixte » respectant la pluralité et la diversité des systèmes politiques de l’Union.
Problèmes économiques

Les politiques économiques


dans l’Union européenne :
interdépendances
et choix institutionnels
 FRANCK LIRZIN échafaudage diplomatique. A contrario,
l’interdépendance économique est apparue
Ingénieur des Mines comme un ciment autrement plus solide. Ce
Économiste à la Fondation Robert Schuman renversement de logique s’est traduit par la
création de la Communauté économique du
charbon et de l’acier (CECA) en 1952 et, en
1957, d’Euratom, pour la mutualisation des
De l’interdépendance économique technologies nucléaires et du Marché com-

à la « solidarité de fait » mun (traité de Rome créant la Communauté


économique européenne – CEE).
Dès ses débuts, le projet européen repose sur L’adhésion du Royaume-Uni en 1973 a été
l’idée que l’économie est plus à même que l’occasion de réaffirmer l’ambition écono-
la politique d’unir les peuples. La Société mique du projet : la Communauté européenne
des Nations avait montré la fragilité d’un est avant tout un vaste marché garantissant

27 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS L’UNION EUROPÉENNE : INTERDÉPENDANCES ET CHOIX INSTITUTIONNELS


la libre circulation des biens, des services, relance budgétaire ne profite pas tant au pays
des capitaux et des personnes. Les États y qui la fait qu’à ses voisins ; inversement, une
conservent leur souveraineté en matière de politique d’austérité a des effets récessifs
politique économique, notamment dans les dans les pays voisins du pays qui la mène2.
domaines fiscaux, budgétaires, monétaires et L’intégration européenne produit à son tour
sociaux, tandis que l’équilibre politique entre de nouveaux problèmes économiques. Ainsi,
les États membres est assuré par la coopéra- les fiscalités relatives à la TVA étant diffé-
tion au niveau communautaire. rentes d’un pays à l’autre, il est possible, en
Les entreprises ont profité des opportunités faisant de fausses déclarations, de frauder
qui leur ont été offertes au-delà des fron- l’administration, ce qui est appelé le « car-
tières nationales et la concurrence les a inci- rousel TVA ». Une réponse ne peut être envi-
tées à se développer et à innover. En 2012, sagée qu’à un niveau communautaire.
le commerce intra-Union européenne repré- Dans les deux cas, coordination des politiques
sentait 4 667 milliards de dollars, soit 26 % économiques ou création d’une politique
[1]
du commerce mondial1. Le succès a été au communautaire, l’interdépendance écono- Source : OMC (2012),
rendez-vous, mais l’ouverture des frontières International trade
mique conduit les États membres à renoncer statistics 2012.
est-elle compatible avec le maintien des sou- à certaines de leurs prérogatives au motif de [2]
verainetés économiques ? l’efficacité. L’exemple le plus flagrant de cette Sur l'interdépendance
des politiques
Les entreprises allemandes importent depuis reconfiguration institutionnelle est la créa- économiques, voir
les ports belges et néerlandais, les produits tion de la Banque centrale européenne (BCE). dans ce même numéro
l'article de Sophie Brana,
pétrochimiques fabriqués en France sont pp. 18-26.
exportés vers l’Italie et l’Allemagne, les
meubles suédois sont utilisés par les ménages L’exemple de la Banque centrale
européens, les banques slovaques dépendent
beaucoup des banques autrichiennes, etc.
européenne
Peu à peu, les économies européennes sont Dans la plupart des pays, la politique moné-
devenues interdépendantes. L’intégration taire reste l’apanage du seul gouvernement. Les
européenne a créé ce que Robert Schuman États européens ne s’en sont pas privés dans
appelait une « solidarité de fait » dans sa les années 1980. Alors confrontés à une grave
déclaration du 9 mai 1950. crise économique, beaucoup d’entre eux procè-
Les décisions prises en France ont forcément dent à des dévaluations compétitives. Mais ces
des incidences importantes pour ses voisins et dévaluations déstabilisent les monnaies euro-
principaux partenaires commerciaux. La baisse péennes. Elles ne sont que de brèves bouffées
de la fiscalité pour les entreprises en Irlande d’oxygène pour les entreprises, bientôt suivies
attire les investissements directs étrangers, par une reprise de l’inflation. Elles ne réus-
mais en prive d’autres États membres. La sor- sissent que parce que d’autres économies sont
tie du nucléaire en Allemagne réduit les débou- pénalisées. Les autres pays sont incités à déva-
chés pour les entreprises françaises du secteur. luer à leur tour, entraînant ainsi les monnaies
La perte de contrôle des finances publiques européennes dans une spirale déflationniste.
grecques met en danger les banques françaises Le « Système monétaire européen » (SME)
ou italiennes ayant acheté des obligations n’a pas résisté à cette tentation. Ayant pour
d’État. Si, en pratique, chaque État conserve objectif de stabiliser les monnaies euro-
sa souveraineté économique, elle est en réalité péennes, il reposait uniquement sur la coor-
limitée par la souveraineté des autres. dination volontaire des politiques monétaires
En l’absence de réelle coordination, les déci- nationales.
sions nationales sont inefficaces ou contre- Au début des années 1990, les marchés accen-
productives. En économie ouverte, une tuent la pression sur le Royaume-Uni et l’Italie

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 28


et les forcent à quitter le SME. Pour rendre cré- au contraire d’intenses débats dans tous les
dible une politique monétaire commune, les États membres. La tension entre le local et le
États membres décident de mutualiser leurs supranational, entre le politique et le techno-
politiques monétaires en créant une mon- cratique, entre le diplomatique et le juridique,
naie unique, l’euro. Le chemin est tracé par le est inhérente à la construction européenne et
rapport Delors, avec pour objectif la création il serait vain d’attendre un « grand soir ins-
d’une banque centrale européenne et d’une titutionnel » qui créerait ex nihilo des États-
[3]
Magnette P. (2006), monnaie unique à l’horizon de la fin du siècle. Unis d’Europe3.
Le régime politique de
l’Union européenne, Aujourd’hui, la solidité de la zone euro est à La répartition des compétences est la ques-
Paris, Presses de nouveau testée par les marchés, et certains tion-clé de la construction européenne : quel
Sciences Po.
économistes se demandent si l’abandon de la niveau, local, national ou supranational, sera
[4] le plus apte à gérer telle ou telle compétence ?
Jamet J.-F. (2012), monnaie unique ne serait pas une solution. Sa
L’Europe peut- mise en œuvre a toutefois entraîné une telle La théorie économique donne des éclairages
elle se passer d’un
gouvernement interdépendance monétaire que toute sortie sur le choix de la centralisation contre celui
économique ?, Paris, coûterait horriblement cher à l’ensemble des de la décentralisation. Chacun a ses avantages
La Documentation États membres, condamnés à se coordonner et et ses inconvénients : la centralisation permet
française, coll. « Réflexe
Europe », 2e éd. à s’intégrer toujours plus. des économies d’échelle et évite les effets de
non-coopération, tandis que la décentrali-
Ainsi, selon l’intuition des Pères fondateurs,
sation permet de mieux s’adapter aux préfé-
l’intégration économique précède l’unification
rences des citoyens et à la situation locale4.
politique. Mais, alors que la construction éco-
nomique est avant tout technique, voire tech- Dans l’Union européenne, la décentralisa-
nocratique, et se poursuit depuis cinquante tion est la règle et la centralisation l’excep-
ans selon la méthode des « petits pas », le volet tion, c’est le principe de subsidiarité tel que
politique du projet européen appelle des chan- précisé dans l’article 5 du traité sur le fonc-
gements institutionnels importants et une tionnement de l’Union européenne (TFUE). Il
remise en cause fondamentale du modèle des est notamment écrit que « les États membres
États-nations. coordonnent leurs politiques économiques au
sein de l’Union [et que] le Conseil adopte des
mesures, notamment les grandes orientations
Le principe de subsidiarité de ces politiques », tandis que « l’Union prend
des mesures pour assurer la coordination des
Conscient qu’aucun État ne peut plus pré- politiques de l’emploi des États membres,
tendre à exercer librement sa souveraineté notamment en définissant les lignes direc-
sans empiéter sur celles de ses partenaires et trices de ces politiques. »
voisins, chacun sera convaincu que la seule
issue est une fédération politique européenne, La communautarisation de certaines poli-
une association kantienne d’États-nations. tiques doit donc être pleinement justifiée
Pourtant, par deux fois, des citoyens euro- au regard des traités. Cela est d’autant plus
péens, en France et aux Pays-Bas, ont refusé important, qu’une fois confiée au niveau com-
d’adopter une Constitution européenne. Et munautaire, une politique peut difficilement
chaque fois que l’occasion de franchir une être « renationalisée ».
étape supplémentaire se présente, les gouver-
nements reculent et seule l’imminence d’une
crise leur fait changer d’avis. Il ne faudrait Jeux diplomatiques autour
pas en conclure trop vite que les citoyens
étaient mal informés ou que les gouverne-
des compétences communautaires
ments gardent jalousement leurs prérogatives Si l’interdépendance croissante justifie plei-
– chaque changement institutionnel suscite nement la communautarisation de certaines

29 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS L’UNION EUROPÉENNE : INTERDÉPENDANCES ET CHOIX INSTITUTIONNELS


politiques économiques, leur mise en œuvre implique de gestion du quotidien et de l’hu-
soulève des difficultés qui doivent nous main. L’image des fonctionnaires européens,
faire réfléchir également en termes d’avan- enfermés dans leur tour d’ivoire, est en par-
tages et d’inconvénients de tels changements tie vraie, mais il ne faudrait pas en déduire
institutionnels. qu’ils en sont responsables : c’est la struc-
ture institutionnelle de l’Union européenne
Les difficultés du transfert qui les cantonne à cette situation.
de compétences vers l’Europe Pourtant, la Commission européenne n’hé-
La compétence transférée au niveau européen site pas à user de son droit d’initiative pour
passe du domaine de la politique au champ pousser toujours plus loin l’intégration euro-
de la diplomatie : vingt-huit États membres, péenne. Après tout, chaque institution en fait
soit vingt-huit façons de concevoir le monde de même lorsqu’il s’agit d’élargir ses préroga-
et la politique économique, doivent s’accor- tives. Mais cette ambition, si justifiée qu’elle
der sur une politique commune. Souvent, puisse être au regard du projet européen, se
l’accord est obtenu a minima, autour du plus heurte aux réticences des États membres. Le
petit dénominateur commun. Les politiques Parlement européen, au contraire, est plu-
communautaires sont par conséquent peu tôt favorable à l’accroissement des pouvoirs
ambitieuses et conservatrices. Certains États de la Commission – et des siens au passage.
membres préfèrent alors former des « coopé- C’est au sein de ce trio institutionnel que se
rations renforcées » pour surmonter les dif- dessine le visage de l’Union européenne.
férents et être plus effectifs, à l’exemple de
l’instauration d’une taxe sur les transactions Réformer les institutions ?
financières qui implique onze États.
Contrairement à l’intégration économique
Le processus démocratique qui prévalait au qui, somme toute, est assez technique
niveau national devient la portion congrue du même si elle prend du temps, l’intégration
nouveau jeu institutionnel et diplomatique. politique implique de changer les institu-
En un sens, le développement des lobbies à tions européennes. Les différents traités
Bruxelles, la « comitologie » ou la volonté ont ainsi donné de plus en plus de place
du Parlement européen de parler au nom au Parlement. L’introduction de la majo-
des citoyens européens sont des réactions à rité qualifiée et, aujourd’hui, de la majorité
l’incapacité de l’échelon européen de sortir qualifiée inversée, débloque les situations
d’une logique purement institutionnelle et où un seul État membre pouvait bloquer
diplomatique. l’ensemble du processus. Les institutions
européennes s’adaptent à l’élargissement
La Commission européenne de l’UE et au développement des politiques
enfermée dans une logique communautaires.
juridique Renforcer l’Europe sans la rendre plus
La Commission est imprégnée de cette démocratique est toutefois un piège. Le Par-
logique. Elle n’a ni la compétence ni la légi- lement européen représente les citoyens,
timité pour agir de façon discrétionnaire mais la faible participation aux élections
comme le font les gouvernements ; elle doit européennes ne lui donne pas une grande
alors se faire le gardien des traités et abor- légitimité. Par ailleurs, contrairement aux
der les politiques communautaires selon parlements nationaux, il n’a pas le pouvoir
une logique très juridique pour être légitime. de lever l’impôt et n’est donc pas responsable
Cette « eurocratie », qui n’a que très peu de directement devant les citoyens des poli-
liens directs avec le « monde réel », a du mal tiques communautaires qu’il promeut, ce qui
à faire preuve de leadership, avec ce que cela pose problème. De même, à trop verser dans

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 30


les logiques diplomatiques et juridiques, les De nombreux changements ont été intro-
institutions communautaires s’éloignent duits. Le traité intergouvernemental sur la
des citoyens et aggravent le désamour dont stabilité, la coordination et la gouvernance
elles font l’objet. L’architecture institution- (TSCG), le « six-packs » et le « two-packs » ont
nelle actuelle n’est donc pas satisfaisante introduit des règles de gestion budgétaire au
au regard des évolutions actuelles. La com- niveau européen. Les États sont ainsi tenus
plexité du système décisionnel européen d’adopter des plans de redressement de leurs
n’est pas un défaut de conception, mais le finances publiques (la « règle d’or ») tandis
reflet des tensions qui le traversent. que la Cour de justice européenne peut infli-
ger des sanctions financières allant jusqu’à
0,5 % du PIB. L’effort est sans précédent.
L’exemple de la politique budgétaire Pourtant, il n’est pas sûr qu’il soit suffisant.
Les taux d’intérêt ont baissé comme espéré
La politique budgétaire est une bonne illus-
mais davantage parce que la Banque cen-
tration de ces tensions. Elle est objet de sou-
trale européenne (BCE) s’est déclarée prête à
veraineté par exemple. Pourtant, dans une
tout pour les maintenir à des niveaux faibles.
économie ouverte, les politiques budgétaires,
En outre, la réduction des déficits publics a
bien que définies dans un cadre national,
contribué à ralentir l’économie européenne.
ont des conséquences extra-nationales. La
Enfin, les marchés financiers restent frag-
fiscalité ou les plans de relance ne sont pas
mentés et l’accès au crédit difficile pour les
neutres. La crise de la zone euro a révélé une
PME de la périphérie de la zone euro. Beau-
autre forme d’interdépendance.
coup reste à faire.
La crise économique récente a profondément
déséquilibré les finances publiques des États
européens. Les déficits publics se sont creu- Le problème des déséquilibres
sés au-delà des limites fixées par le pacte de
stabilité et de croissance (PSC) et les dettes
macroéconomiques
publiques de certains États membres, notam- L’ouverture des marchés puis la création
ment la Grèce, sont devenues hors contrôle. Or, d’une monnaie unique ont accéléré la recom-
les obligations d’États européens sont princi- position de l’industrie européenne au profit
palement détenues par les banques et insti- des régions déjà les plus innovantes ou capita-
tutions financières européennes. Le « risque listiques comme l’Italie du Nord, l’Allemagne
souverain », à savoir la probabilité qu’un État de l’Ouest ou le Sud des Pays-Bas. Les écono-
n’honore pas ses obligations, était corrélé au mies périphériques ont maintenu un taux de
« risque bancaire », à savoir la probabilité de croissance important en misant sur les ser-
faillite d’une banque. Les finances publiques vices financiers et la construction, mais ces
portugaises, espagnoles ou grecques sont secteurs ne contribuent que très marginale-
devenues un enjeu européen. ment à l’équilibre de la balance commerciale.
Ils se sont endettés pour maintenir leur train
En 2011 et 2012, les États de la zone euro
de vie, et la crise financière a mis l’édifice à
ont décidé de mieux coordonner leurs poli-
bas. La crise des finances publiques n’est pas
tiques budgétaires afin de couper le lien
tant la cause de la crise de la zone euro que la
entre risques souverains et risques bancaires
conséquence d’une construction économique
[5]
et d’éviter qu’une telle situation ne se repro-
Aglietta M. (2012), imparfaite5.
Zone euro : éclatement duise. Cet engagement devait convaincre
ou fédération, Paris, les créditeurs d’accorder à nouveau leur La question d’une politique industrielle
Michalon. confiance aux obligations publiques de la ou sociale refait surface. Les affaires de
zone euro et faire baisser les taux d’intérêt. fraudes fiscales ont relancé le débat sur la

31 LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES DANS L’UNION EUROPÉENNE : INTERDÉPENDANCES ET CHOIX INSTITUTIONNELS


coordination des politiques fiscales. La « soli- d’EADS, né de la fusion de trois entités, Aeros-
darité de fait » peut-elle maintenant devenir patiale-Matra (France), DASA (Allemagne) et
une « solidarité d’actes », par laquelle les CASA (Espagnol), mais pas fusionner totale-
pays riches aident les pays en crise à se réin- ment. Il faut du temps et de la patience pour
[6]
dustrialiser et à recréer des emplois ? Faut-il que le projet réussisse6. Comment croire que Barmeyer Ch.
et Mayrhofer U. (2008),
créer un « gouvernement économique » ? nous serons capables de faire en trois ans et
The contribution
Certains imaginent doter l’Union européenne avec vingt-huit États ce qu’EADS a mis des of intercultural
d’un système bicaméral (Conseil et Parlement décennies à créer avec seulement trois pays ? management to
the success of
européen) choisissant l’exécutif (le président international mergers
de la Commission). D’autres songent à insti-
tutionnaliser la zone euro, en créant une com-
Un nouveau and acquisitions :
An analysis of the EADS
group. In : International
mission spécifique au sein du Parlement et un
Trésor de la zone euro chargé de la politique
« gouvernement mixte » ? Business Review, Jg. 17,
2008, S. 28-38.

économique européenne. L’interdépendance croissante des États [7]


Chopin Th. (2013),
Ces changements supposent un accord de membres pousse à davantage d’intégration Vers un véritable
politique et à des changements institution- pouvoir exécutif
l’ensemble des États membres. Or, les pro- européen : de la
blèmes de la zone euro, pour importants nels. Mais est-il possible d’aller plus loin gouvernance au
qu’ils soient, ne concernent que dix-sept sans remettre en cause fondamentalement gouvernement,
les États-nations et le régime parlementaire Question d’Europe
États membres et ne justifient pas un chan- n° 274, Fondation Robert
gement institutionnel de l’Union européenne. démocratique actuel ? La prévalence d’une Schuman, 15 avril.
logique intergouvernementale, l’inexistence
Par ailleurs, les États membres ne sont pas du d’un demos européen et l’impossibilité de
tout d’accord sur les changements à apporter. gérer un si vaste et si divers ensemble poli-
L’Allemagne est attachée à l’ordo-libéralisme, tique plaide en faveur d’une réponse négative.
c’est-à-dire un encadrement du marché par
l’État et une institutionnalisation des rela- Un changement institutionnel, s’il n’est
tions sociales, tandis que la France privilégie pas probable, est-il même souhaitable ? La
une forme de libéralisme dirigé ou de colber- construction européenne est le reflet des mul-
tisme. Comment concilier les deux ? tiples tensions qui la traversent, et la traver-
seront demain encore. Plutôt que de vouloir
La communautarisation de pans entiers des
la clarifier et rationaliser à tous prix, mieux
politiques économiques, qu’il s’agisse du fis-
vaudrait favoriser la participation de tous
cal, du social ou de l’industriel, exacerbera les
les intérêts aux processus décisionnels, selon
tensions déjà décrites : la Commission aurait-
une procédure transparente, pragmatique et
elle la compétence et la légitimité pour pilo-
équitable.
ter certaines politiques industrielles, alors
même qu’elle se montre fermement attachée Le modèle de Montesquieu de séparation des
actuellement à la logique de concurrence ? Les pouvoirs, très utile pour décrypter le fonc-
citoyens ne se sentiront-ils pas encore plus tionnement des États-nations, est moins
éloignés d’un pouvoir centralisé à Bruxelles ? pertinent pour la construction européenne.
Plus important encore, peut-on réellement Les modèles de « gouvernement mixte »7, tels
croire que les systèmes socio-économiques qu’ils existaient à d’autres époques, illustrent
sont simplement miscibles ? Une mise en mieux ce vers quoi pourrait tendre l’Europe :
commun de certaines politiques, par exemple un mélange de plusieurs systèmes politiques,
d’innovation, suppose en effet des similitudes. dont l’entrelacement garantit la pérennité et
Or, les systèmes d’innovation ont chacun leurs la capacité à prendre en compte l’ensemble
particularités, ancrées dans plusieurs siècles des intérêts. Aristote disait de ce régime qu’il
d’histoire. Ils peuvent travailler en complé- est « la plus sûre des formes imparfaites ».
mentarité, comme le démontre l’exemple

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 32


Le débat sur les règles de politique budgétaire a connu un regain d’intérêt avec la crise des
dettes souveraines, particulièrement avec le vote en Europe du TSCG – traité sur la stabilité, la
coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire –, qui prévoit une
« règle d’or des finances publiques » limitant les déficits structurels à 0,5 % du PIB.
Présentées tantôt comme une nécessité pour limiter les déficits et l’endettement publics, tan-
tôt comme des dispositifs anti-démocratiques allant à l’encontre du rôle contracyclique des
politiques conjoncturelles, le bien-fondé des règles budgétaires est très débattu. Après avoir
présenté leurs avantages et leurs limites, Jérôme Creel fait le point sur la diversité de ces
règles et sur leur efficacité, d’autant plus difficile à évaluer qu’elles sont de plus en plus com-
plexes. Au-delà de la question des règles, le débat sur les bonnes pratiques de politique bud-
gétaire porte également sur l’existence d’institutions qui pourraient hériter des prérogatives
des gouvernements ou du moins avoir pour rôle de les conseiller.
Problèmes économiques

Pour ou contre les règles


de politique budgétaire ?
 JÉRÔME CREEL Selon un document du FMI (Schaechter et al.,
2012), seuls cinq pays dans le monde dispo-
OFCE et ESCP Europe
saient d’une règle budgétaire s’appliquant au
gouvernement en 1990 : l’Allemagne, l’Indoné-
Intense avant l’adoption des critères de sie, le Japon, le Luxembourg et les États-Unis.
Maastricht, le débat sur l’opportunité d’ins- Depuis lors, pas moins de 76 pays sont concer-
taurer des règles de politique budgétaire a été nés. Plutôt formulées simplement à l’origine
relancé au cours de la crise financière inter- (comme une limite à 3 % du déficit public), ces
nationale. En effet, les règles en vigueur dans règles deviennent de plus en plus complexes,
la zone euro – notamment la limitation des introduisant les notions peu évidentes d’insou-
déficits publics à 3 % du PIB – n’ont pas per- tenabilité des finances publiques et de contin-
mis d’échapper à la fameuse crise des dettes gence aux chocs économiques. Or, ces termes
souveraines. Et au-delà de l’Europe, la forte donnent lieu à une diversité d’interprétations.
dégradation de l’état des finances publiques In fine, ces nouvelles règles posent de délicats
a fait craindre le retour des défauts souve- problèmes de contrôle et de mise en œuvre.
rains dans les pays développés. Leur efficacité est bien difficile à appréhender.

33 POUR OU CONTRE LES RÈGLES DE POLITIQUE BUDGÉTAIRE ?


Pourquoi des règles budgétaires ? recettes fiscales si les barèmes d’imposition
ne sont pas indexés sur les prix.
Deux principaux arguments ont été avancés Deux solutions ont été apportées à ce biais
pour justifier l’application de règles de poli- inflationniste. La première a consisté à pro-
tique budgétaire. En premier lieu, celui de mouvoir des règles contraignantes de poli-
la crédibilité et de la cohérence temporelle, tique économique : les engagements pris
dans la lignée de Kydland et Prescott (1977). doivent être crédibles, ce qui nécessite que les
objectifs des autorités soient clairement iden-
Règle et crédibilité tifiés et qu’ils correspondent à la situation
Le premier argument part de l’idée que les d’équilibre de l’économie. Cette exigence s’est
gouvernements et les banques centrales traduite concrètement par une généralisation
sont victimes d’un « biais inflationniste ». des « cibles d’inflation ». La seconde solution,
Ils seraient enclins à mener des politiques qui peut être complémentaire de la première,
budgétaires et monétaires expansives afin a consisté à déléguer la politique monétaire à
de pousser l’économie au-delà de l’équilibre une banque centrale désormais indépendante
permis par ses facteurs de production. Le du pouvoir politique. Les banquiers centraux
taux d’inflation serait alors supérieur à celui doivent en conséquence être choisis pour leur
qu’ils avaient préalablement communiqué aversion reconnue vis-à-vis de l’inflation.
aux acteurs privés. L’effet recherché est une Quelles sont les conséquences de ces choix
baisse du salaire réel engendrant plus de sur les politiques budgétaires ? Assez natu-
croissance et plus d’emplois. rellement, les règles contraignantes d’enga-
Toutefois, si les acteurs privés ont des anti- gement préalable auxquelles se soumettent
cipations « rationnelles », ils peuvent prévoir les politiques monétaires se sont imposées
le comportement des gouvernements et des aux politiques budgétaires. Soucieux de leur
banques centrales : les salariés vont donc réélection, les gouvernements sont particu-
augmenter leurs revendications salariales lièrement incités, dans le raisonnement tenu
au-delà des engagements d’inflation des plus haut, à pratiquer des politiques plus
autorités. Les salaires nominaux vont alors expansives que prévu. Or, non seulement ces
progresser non pas au rythme de l’inflation pratiques nuisent à l’équilibre des finances
initialement affichée, mais à celui de l’infla- publiques mais elles compromettent l’objec-
tion effectivement engendrée par des poli- tif assigné aux banques centrales, leur cible
tiques expansionnistes. En conclusion, sous d’inflation. L’imposition de règles de politique
l’hypothèse d’anticipations rationnelles, les budgétaire protège le mandat des banquiers
politiques économiques ne modifient pas les centraux indépendants et averses à l’infla-
niveaux de production et d’emploi, mais ont tion. Par conséquent, elles doivent apporter
des effets sur l’inflation. aux gouvernements de la crédibilité, pourvu
bien sûr qu’elles soient appliquées ou que des
Dans ce contexte, parce que le biais inflation- procédures de sanctions soient organisées en
niste produit effectivement de l’inflation, il est cas de manquement. Si la crédibilité est au
nocif pour l’économie. L’inflation induit des rendez-vous, l’avantage attendu sera un taux
modifications de prix relatifs (tous les prix ne d’intérêt faible sur la dette publique car le
peuvent pas augmenter de concert, en raison risque de défaut sera considéré comme limité.
des décalages temporels dans les contrats
établis, par exemple) qui perturbent le bon
Règle et biais politique
fonctionnement de l’économie ; elle provoque
des pertes de compétitivité si les partenaires Le deuxième argument concerne la compo-
commerciaux sont moins soumis au biais sition des déficits publics, entre dépenses
inflationniste, ainsi que des modifications de et recettes, mais aussi les asymétries

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 34


d’information entre les électeurs et leurs gou- risque permettent de déterminer la part
vernements (von Hagen, 2002). de titres étrangers que souhaitent détenir
Le premier aspect consiste à rappeler que les acteurs privés ; incertitude et aversion
les dépenses publiques comme les transferts pour le risque suffisent donc à déterminer
bénéficient à un sous-groupe de la popula- le partage de la richesse totale des ménages
tion, alors que tous les contribuables doivent entre titres domestiques et titres étrangers.
en financer le coût : une telle politique est Lorsque la monnaie devient unique, ce par-
redistributive. Si le gouvernement représente tage est indéterminé puisque le risque est
les intérêts du sous-groupe de la population supposé avoir disparu : les taux d’intérêt
qui bénéficie effectivement de la politique nominaux doivent être égaux à long terme
budgétaire ou fiscale, il peut être amené à dans tous les pays. Sans contrainte sur le
surestimer les bénéfices de sa politique et à déficit public qui engendre l’émission de
sous-estimer son coût. Dans un tel contexte, titres domestiques, la richesse des agents
il peut être légitime de restreindre les capa- privés pourrait être stabilisée (à l’équilibre
cités d’action du gouvernement pour limiter de longue période) sans que ni les montants
le fardeau qui pèsera sur les contribuables. de titres étrangers, ni ceux de titres domes-
tiques ne le soient, les uns et les autres étant
Le second aspect tient à la difficulté pour beaucoup plus substituables puisqu’il n’y a
les électeurs d’appréhender avec justesse le plus de risque de change. La contrainte sur
comportement du gouvernement (on s’éloigne le déficit public remplace celle sur le déficit
donc quelque peu de la notion d’anticipa- extérieur. Il est intéressant de constater que
tions rationnelles vue plus haut) : celui-ci cet argument technique a éclaté parce que le
pourrait très bien poursuivre exclusivement risque de change dans la zone euro a resurgi
son propre intérêt et extraire une rente de sa sous l’effet des hausses de dettes publiques :
situation, avec pour conséquence corruption, la question de l’appartenance à la zone
mauvaise gestion et gâchis en tout genre. euro s’est posée de nouveau. La levée de la
Compte tenu de cette difficulté à prévoir les contrainte extérieure, non compensée par une
motivations de l’action politique, des garde- contrainte stricte sur les déficits et les dettes
fous peuvent s’avérer nécessaires : les règles publics, a produit des déséquilibres courants
budgétaires prennent alors aussi la forme finalement insoutenables.
d’institutions efficaces pour produire les
bons comportements (comme viser l’intérêt Les contre-arguments
général) et les contrôler.
Les trois arguments que nous venons de
Règle et union monétaire présenter, s’ils permettent d’expliquer
l’émergence des règles budgétaires, ne les
Il existe finalement un troisième argument justifient pas pour autant, dans la mesure où
à l’adoption de règles budgétaires, mais il a ils reposent tous sur des hypothèses fortes.
certainement perdu de sa substance au profit
Les règles budgétaires issues de la théorie de
du deuxième, plus politique, que nous avons
la crédibilité présupposent :
présenté. Il concerne les spécificités d’une
union monétaire. – l’existence d’acteurs privés parfai-
[1]
tement informés du comportement des
À cet équilibre Dans une union monétaire, une contrainte
de longue période,
gouvernements ;
sur la dette publique est nécessaire – techni-
le montant total d’actifs – des gouvernements voulant mener l’éco-
privés et publics quement – pour atteindre l’équilibre macro-
détenus par les acteurs économique stable de longue période1. Dans nomie systématiquement au-delà de son
privés est constant un ensemble économique où les monnaies potentiel ;
en proportion du PIB.
Il correspond à une sont différentes, l’incertitude sur la valeur – des gouvernements capables d’influer
épargne de long terme. des actifs en devises et l’aversion pour le effectivement sur les prix.

35 POUR OU CONTRE LES RÈGLES DE POLITIQUE BUDGÉTAIRE ?


On pourra admettre qu’il s’agit là d’hypo- deux situations : de nombreux pays disposant
thèses de travail dans le cadre d’une élabora- d’une règle ont aussi un degré de corruption
tion scientifique et qu’en pratique, les règles relativement faible (Finlande, Danemark),
budgétaires, au lieu de chercher à empêcher mais d’autres, tels que la Grèce ou l’Italie,
les gouvernements de tricher sur leurs enga- affichent des niveaux de corruption relati-
gements, vont chercher à limiter ou à atté- vement élevés. Certes, les premiers les res-
nuer les pratiques déviantes. Dans ce cas, pectent semble-t-il mieux que les seconds,
l’imposition de règles budgétaires souples mais la causalité entre les deux situations
permettra de laisser quelques marges de (corruption/règle) n’est pas établie.
manœuvre en cas de doute sur l’interpréta- Enfin, si la règle budgétaire d’ajustement à
tion à donner aux décisions politiques : une un niveau de dette publique désirée est bien
hausse du déficit public peut se justifier par une condition nécessaire à l’obtention d’un
une insuffisance de la demande mal identifiée équilibre de long terme satisfaisant pour les
par des acteurs privés ne disposant pas d’une actifs financiers des ménages, elle n’implique
vue globale de l’économie. Il n’y a pas là pas que la politique budgétaire soit paralysée
matière à imaginer un État cherchant à inter- dès le court terme.
venir au-delà du nécessaire dans l’économie.
Ces remarques mettent en doute l’utilité
À l’inverse, l’imposition d’une règle stricte de
d’imposer mécaniquement des règles bud-
budget équilibré pourrait être préjudiciable
gétaires, qui peuvent réduire arbitrairement
à la régulation conjoncturelle, si la politique
les marges de manœuvre des gouvernements
monétaire seule n’était pas en mesure de
confrontés à des chocs macroéconomiques et
résorber les chocs. La forme des règles doit
à des fluctuations économiques.
donc être évoquée (cf. infra).
Les règles budgétaires issues de la réflexion
sur le problème d’asymétrie d’information Règles budgétaires et institutions
entre les autorités et les citoyens supposent
que les motivations du gouvernement sont Différents types de règles
connues : au lieu d’être « opportuniste »
Les règles budgétaires en vigueur portent sur
(Nordhaus, 1975), mimant en période pré-
différentes variables de finances publiques.
électorale les préférences de l’électorat pour
Elles peuvent être annuelles ou porter sur le
le satisfaire et être réélu, le gouvernement
moyen terme. Elles peuvent être locales, natio-
serait « partisan » (Hibbs, 1977), défendant
nales ou supranationales, comme le Pacte de
les seuls intérêts de son électorat. La vali-
stabilité et de croissance (PSC) qui s’applique
dité empirique de cette hypothèse continue
à tous les États membres de l’Union euro-
cependant de faire débat ; en outre, s’il existe
péenne. Sur un même territoire, elles peuvent
des éléments empiriques attestant l’influence
se cumuler : les régions françaises sont sou-
des choix politiques sur les choix budgétaires
mises à une règle portant sur l’investisse-
et fiscaux dans certains pays, leurs implica-
ment public tandis que l’État français est
tions sur les variables comme l’inflation ne
soumis, via le PSC, à une règle sur le déficit [2]
sont pas avérées2. Ces résultats mettent par- Cf. Drazen (2001)
total et à une règle sur la dette, et, via le traité et sa discussion avec
tiellement en doute la nécessité de recourir à
budgétaire, à une règle sur le déficit structu- O. Blanchard.
des règles budgétaires pour limiter les effets
rel. Les règles peuvent être inscrites dans la [3]
de débordement des politiques publiques. L’organisation
constitution, comme en Allemagne, ou ne pas Transparency
Quant à la question de la corruption et de la
l’être, comme en France. International fournit
captation de rente par les gouvernements, il un indice de corruption
suffit de tester la corrélation entre règle bud- Les règles de budget équilibré par pays.
gétaire et indice de corruption3 pour vérifier Tentons de cerner toutes les variables de
qu’il n’y a pas de relation univoque entre les finances publiques qui donnent lieu à une

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 36


règle budgétaire. Les règles de budget équili- financiers, etc. Une règle variable perdrait
bré sont sans doute les plus connues : le PSC très certainement toute simplicité ; elle serait
stipule, en effet, que le déficit public ne doit incompréhensible pour le grand public qui ne
pas dépasser annuellement 3 % du PIB, en saurait donc pas l’intégrer dans son compor-
dehors de circonstances exceptionnelles, et tement et ses attentes.
qu’à moyen terme, le budget doit être équi-
Les règles de dépenses
libré. Simples à contrôler et ayant un impact
direct sur l’évolution de la dette publique, ces Les règles de dépenses peuvent amener à
règles peuvent ne pas laisser suffisamment exclure certaines d’entre elles du déficit à
de marges de manœuvre pour faire face à des contenir. Tel est le cas de la règle d’or des
fluctuations d’activité ou à des chocs écono- finances publiques, qui autorise le finance-
miques inattendus. ment obligataire des dépenses d’investis-
[4]
sement et oblige à équilibrer dépenses de
Le déficit structurel Les règles de déficit structurel4, comme celle fonctionnement et recettes fiscales. Une telle
est corrigé de inscrite dans le traité budgétaire – à moyen
l’impact automatique règle peut donner lieu à une augmentation de
des variations d’activité terme, le déficit structurel ne doit pas dépas- la dette publique et de la prime de risque de
sur les recettes fiscales ser 0,5 % du PIB –, corrigent les défauts de la défaut, si les investissements publics ne pro-
et les dépenses, sociales
règle précédente, mais sont moins simples à duisent pas les bénéfices attendus en termes de
notamment.
contrôler. En effet, les variations d’activité croissance. Elle peut conduire à privilégier des
sont évaluées par rapport à une évolution dépenses d’infrastructures au détriment des
« normale » de l’activité, celle du PIB poten- dépenses d’éducation et nuire à la croissance
tiel, qui n’est pas observable et doit donc être économique future. Elle pose donc la question
évalué lui aussi, avec toutes les erreurs d’es- des dépenses productives à favoriser. D’autres
timation et les divergences d’interprétation règles de dépenses adoptent une approche
que cela peut impliquer. beaucoup plus comptable qu’économique, en
Les règles de dette limitant sans discernement la hausse du ratio
de dépenses publiques. Le périmètre de l’État
Les règles de dette consistent à limiter la peut facilement être restreint par ce biais, ce
dette, en proportion du PIB, en deçà d’un qui est source selon certains d’efficacité – un
certain seuil et/ou à ramener le ratio vers ce État moins dépensier doit lever moins d’im-
seuil à un rythme prédéfini. Parce que la dette pôts potentiellement nuisibles aux incitations
publique évolue au gré des déficits publics, à produire, à travailler, voire à consommer ;
une règle portant sur la dette comporte les mais cela risque fort d’engendrer une baisse
mêmes défauts qu’une règle de budget équili- des dépenses sociales, gages de sécurité pour
bré. Elle présuppose en outre l’optimalité, du ceux qui en bénéficiaient, et/ou une diminu-
moins le niveau adéquat, de la dette publique. tion des investissements publics, nuisible à
Or, aucun principe économique ne permet long terme pour la croissance.
d’affirmer qu’il existe à tout instant et dans
tous les pays un niveau optimal et intangible Des institutions chargées
de dette publique. La règle de dette se heurte
donc à l’impossibilité de définir un seuil adé-
de la politique budgétaire ?
quat, à moins de le faire varier en fonction de La multiplicité des règles rend les comparai-
nombreux paramètres : l’inflation qui modifie sons internationales quant à leur éventuelle
sa valeur réelle, le taux d’intérêt qui fixe les efficacité particulièrement délicates. En tout
charges de la dette, la démographie qui déter- état de cause, il n’existe pas de règle bud-
mine le ratio de dépendance entre inactifs gétaire optimale, permettant de faire face à
âgés et actifs et pèse donc sur les dépenses toutes les contingences. Et si elle existait,
et les cotisations de retraites, sur le taux il serait impossible de la contrôler tant elle
d’épargne, et in fine sur la demande d’actifs serait compliquée à appréhender.

37 POUR OU CONTRE LES RÈGLES DE POLITIQUE BUDGÉTAIRE ?


Face à cette impasse, plusieurs économistes, réticence des gouvernements à être dépossé-
tels Jürgen von Hagen ou Charles Wyplosz, dés du pouvoir budgétaire, des conseils de
ont depuis longtemps proposé que la poli- politique budgétaire ont vu le jour dans de
tique budgétaire soit peu ou prou déléguée nombreux pays, depuis longtemps aux États-
à un comité de politique budgétaire, comme Unis avec le Congressional Budget Office créé
la politique monétaire est déléguée dans la en 1975, ou plus récemment en Slovénie avec
zone euro à une banque centrale indépen- le Fiscal Council créé en 2010. Si de telles ins-
dante. Cette délégation résoudrait en grande titutions peuvent aider à contrôler les poli-
partie les trois problèmes évoqués plus haut : tiques budgétaires, ils ne sont généralement
celui de la crédibilité, celui de l’asymétrie pas organisés pour juger de l’adéquation de la
d’information, et celui de l’équilibre de long politique budgétaire à des conditions d’acti-
terme dans une union monétaire. Il faudrait vité mouvantes (Wyplosz, 2011). Le débat sur
cependant, et cela n’est pas une mince condi- les bonnes pratiques de politique budgétaire
tion, que ledit comité dispose effectivement reste donc largement ouvert : règle ou dis-
du pouvoir de décider des politiques budgé- crétion, quelle règle, avec ou sans conseil de
taires à mettre en œuvre. Face au problème politique budgétaire, à quel horizon ? Telles
démocratique qu’une telle délégation pose sont les questions !
(cf. Mathieu et Sterdyniak, 2012), et face à la

POUR EN SAVOIR PLUS


™ DRAZEN A. (2001), ™ KYDLAND F. et PRESCOTT E. « Fiscal rules in response
« The political business cycle (1977), « Rules rather than to the crisis – towards the
after 25 years », in Bernanke discretion : the inconsistency “next-generation” rules. A
B. et Rogoff K. (eds.), NBER of optimal plans », Journal new dataset », Document de
Macroeconomics Annual of Political Economy, vol. 85, travail n° 187, FMI.
2000, vol. 15. n° 3. ™ WYPLOSZ C. (2011), « Fiscal
™ HAGEN J. (von) (2002), ™ MATHIEU C. et STERDYNIAK H. discipline : rules rather
« Fiscal rules, fiscal (2012), « Faut-il des règles than institutions », National
institutions and fiscal de politique budgétaire ? », Institute Economic Review,
performance », The Economic Revue de l’OFCE, vol. 126. vol. 217.
and Social Review, vol. 33, ™ NORDHAUS W.D. (1975), ™ WYPLOSZ C. (2012), « Fiscal
n° 3. « The Political Business rules : theoretical issues
™ HIBBS D.A. (1977), « Political Cycle », Review of Economic and historical experiences »,
Parties and Macroeconomic Studies, vol. 42, n° 2. Document de travail n° 17784,
Policy », American Political ™ SCHAECHTER A., KINDA T., NBER.
Science Review, vol. 71. BUDINA N., et WEBER A. (2012),

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 38


La France est régulièrement pointée du doigt pour son taux de dépenses publiques – 56,6 %
du PIB – parmi les plus élevés du monde, qui découragerait l’initiative privée et favoriserait
l’évasion fiscale. À l’heure où la crise des dettes souveraines oblige les États à réaliser des
efforts budgétaires, l’accent est particulièrement mis sur la nécessité de réduire les dépenses
afin d’éviter d’accroître les prélèvements obligatoires.
Toutefois, comme le montre Adrien Matray, le haut niveau des dépenses publiques en France
est essentiellement dû à la générosité des dépenses sociales : ainsi, l’appareil d’État ne coûte
pas plus cher en France qu’ailleurs et s’avère même moins dispendieux que son homologue
britannique ou américain. C’est le choix de confier au secteur public une plus grande part de
la protection sociale qui explique le haut niveau des dépenses publiques. Or, ce choix est loin
d’être inefficace d’un point de vue collectif. L’argent public pourrait néanmoins être mieux
utilisé en affectant différemment certaines ressources.
Problèmes économiques

Les dépenses publiques


sont-elles trop élevées en France ?
 ADRIEN MATRAY cela ne signifie pas pour autant que l’État
serait plus dispendieux qu’ailleurs. Pour
Doctorant à HEC Paris s’en rendre compte, il suffit de considérer
le poids des dépenses de fonctionnement
des administrations publiques (salaires et
La France au sein consommations intermédiaires du secteur

des pays développés public) dans le PIB (graphique 1). Avec un


niveau de 18,7 %, le fonctionnement de l’ap-
pareil d’État est moins coûteux que dans
Des dépenses publiques élevées, les pays scandinaves, mais aussi qu’au
Royaume-Uni (23,5 %) ou aux États-Unis
reflet d’un partage différent (19,9 %). La France n’est de ce point de vue
entre État et marché pas très éloignée de la moyenne de l’Union
européenne (17,5 %).
En 2012, les dépenses publiques fran-
çaises représentaient 56,6 % du PIB, un La dépense publique recouvre des élé-
des taux les plus élevés au monde. Mais ments très différents. On la décompose

39 LES DÉPENSES PUBLIQUES SONT-ELLES TROP ÉLEVÉES EN FRANCE ?


1. Poids des dépenses de fonctionnement (% du PIB)
30
28,3

25
23,5 23,1

19,9
20 18,7
17,5
16,4 16,6
16
15,3
15
12,8 13,1

10

e
ni

27
k

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um
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Po

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Es

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le

Da

Zo
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ya

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iq
Ro

bl
pu

Source : Commission européenne

généralement en quatre grands postes : les santé, 6,2 % pour l’éducation et enfin 23,7 %
dépenses publiques collectives (ou dépenses pour les dépenses sociales. La somme des
publiques au sens strict) comme l’admi- dépenses publiques hors dépenses sociales
nistration des services généraux, le main- représente ainsi plus de la moitié de ses
tien de l’ordre, l’armée, etc., les dépenses dépenses totales, ce qui la place au 8e rang
d’éducation, les dépenses de santé et enfin des pays de l’OCDE en 2011, à un niveau
les dépenses de transferts assurantiels équivalent à celui de l’Irlande et derrière
(assurance retraite ou assurance chômage), les États-Unis, le Royaume-Uni ou les Pays-
appelées aussi « dépenses sociales ». Ces Bas. Avec un niveau de 32,8 % du PIB, la
dernières se différencient des autres par la France se situe légèrement au-dessus de
nature du bénéficiaire et par leur mode de la moyenne des pays de l’OCDE (29 %). Ce
financement. Elles ont un bénéficiaire direct faible écart tient au fait que l’essentiel de
(alors que les dépenses d’administration ces dépenses sont difficilement compres-
apportent un bénéfice diffus) et sont finan- sibles car elles touchent en grande partie
cées sur la base d’une cotisation ouvrant aux fonctions régaliennes de l’État et que
droit à des prestations. tout pays développé a besoin d’une police,
En France, les dépenses se décomposent d’une justice ou d’une administration en
en 2011 de la façon suivante : 18,2 % pour état de marche. Dès lors, à moins d’avoir
les dépenses collectives, 8,4 % pour la un État particulièrement dispendieux, les

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 40


2. Dépenses publiques par fonction (en % du PIB)
60

50

23,7 18
20,4 23 25,4
40
16,5 14 8,9 15,7
21,7 16,1

30 7 13
6,2 4,8 7,3 8 5 6,6
5 5,8
5,5
4,4 7,5 8
8,4 8,5 8,6 3,9
6,8 7,4 6,6
20 8,8 5,1
6,9
7,5
19,3
10 17,9 18,1 17,3 18,9
17,5 16,2 17,9 16,9
18,2 14,6 12,8

0
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Et
ya

p.
A

Ro


Dépenses collectives Santé Éducation
Dépenses sociales (transferts assurantiels hors santé)

Source : OCDE

différences entre pays sont nécessairement santé. Alors que des pays comme les États-
faibles. L’écart entre les dépenses publiques Unis laissent des entreprises privées assurer
françaises et la moyenne de l’OCDE se l’essentiel de ce service, la France a choisi de
réduit d’ailleurs encore si l’on exclut les le produire directement par le biais de l’État
dépenses de santé et d’éducation : 18,2 % qui en assure le financement par des coti-
en France pour une moyenne à 16,9 % dans sations sociales. Lorsqu’on tient compte de
l’OCDE (graphique 2). ces deux éléments, les écarts entre les pays
Le niveau élevé des dépenses publiques se réduisent considérablement. Un travail
[1]
Adema W. (2001), en France s’explique donc essentiellement de Willem Adema (2001)1 montre ainsi que
« Labour Market si l’écart des dépenses sociales publiques
and Social Policy », par la mutualisation publique d’un certain
Occasional Papers, n° 52, nombre de dépenses assurantielles. Or, ces brutes entre les États-Unis et le Danemark
OCDE dépenses ont deux caractéristiques. Elles était de 20 points en 1997 (15,8 % contre
représentent un revenu qui est souvent taxé 35,9 %), celui-ci tombe à 4 points si l’on
et elles apportent un service qui, lorsqu’il s’intéresse aux dépenses sociales totales
n’est pas fourni par l’État, l’est par le marché. (publiques et privées) nettes : 23,4 % contre
Un exemple simple est celui de l’assurance 27,5 %.

41 LES DÉPENSES PUBLIQUES SONT-ELLES TROP ÉLEVÉES EN FRANCE ?


Ainsi, une façon simple de faire baisser les Une progression en ligne
dépenses publiques serait de réduire for- avec les autres pays
tement les risques couverts par la sécurité
sociale mais d’obliger les citoyens à s’assu- Sur la période 2000-2012, les dépenses
rer auprès d’organismes privés. Cet exemple publiques par habitant en volume – une
montre bien que la seule question qui se fois l’inflation déduite – ont progressé de
pose réellement est la suivante : pour un ser- 15 % en France soit à un rythme équiva-
vice donné, est-il plus efficace de passer par lent à celui de l’Allemagne (14,8 %) et de
le marché ou par l’État pour le produire ? la zone euro (15,3 %) et inférieur à celui de
[2]
Le cas de l’assurance est particulièrement l’Union européenne (16,7 %). Surtout, ce Cf. par exemple
Rotschild M. and Stiglitz
intéressant puisque plusieurs travaux ont rythme a été deux fois inférieur à celui des J. (1976), « Equilibrium
montré qu’il était en réalité moins coûteux États-Unis et trois fois inférieur à celui du in Competitive
Royaume-Uni (graphique 3). Par ailleurs, Insurance Markets :
d’avoir recours à un système public2, ce An Essay on the
qui explique en grande partie pourquoi les les dépenses publiques « strictes » (hors Economics of Imperfect
dépenses de santé aux États-Unis sont plus dépenses sociales) se sont même réduites Information », Quarterly
sur la période. Journal of Economics,
élevées qu’en France3. vol. 90, n° 4.
Plus qu’un système trop généreux ou dis- Pour autant, la crise des dettes souveraines
[3]
qui a éclaté en 2010 pose à nouveau la ques- Cf. Krugman P.
pendieux, le niveau des dépenses publiques (2008) L’Amérique que
en France révèle avant tout un choix : celui tion de la nécessité d’une réduction des nous voulons, Paris,
de confier au secteur public la production de dépenses publiques. Flammarion

certains services.

3. Évolution des dépenses publiques par habitant en volume de 2000 à 2012 (en %)

61,4
60 Évolution

50,4
50 47,5

40

30 30
25,2

20 19,9
15,3 16,7
15 14,8 13,9 13,7
10
5,6

0
ni

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27
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lle

ni
Zo
Ét
p.
ya

U
A


Ro

Source : Commission européenne

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 42


Les dépenses publiques sont-elles encore plus forte du PIB. Non seulement la
crise se prolonge mais l’objectif premier de
trop élevées à l’heure actuelle ? la baisse des dépenses publiques (réduire
le déficit en proportion du PIB) n’est pas
atteint.
Baisser les dépenses publiques
Diminuer les dépenses publiques lorsque les
en période de crise :
ménages et les entreprises cherchent avant
une stratégie dangereuse tout à se désendetter ou à accumuler de
Face à la crise des dettes souveraines, les l’épargne de précaution est donc dangereux.
États ont cherché à réduire leur déficit public L’État doit toutefois se montrer capable
par deux moyens : en coupant dans leurs de mener de véritables politiques contra-
dépenses et en augmentant les impôts. En cycliques : en période de croissance, les
période de crise, cette stratégie peut s’avé- dépenses doivent augmenter moins vite que
rer non seulement dangereuse mais aussi le PIB afin de dégager des excédents budgé-
contre-productive en raison du « multiplica- taires permettant de rembourser les dettes
teur des dépenses publiques » (cf. zoom). contractées en période de ralentissement.
Lorsque la conjoncture est déprimée, le Sans cette capacité à moduler les dépenses,
secteur privé (ménages et entreprises) est l’État risque de pâtir d’un manque de crédi-
souvent réticent à consommer et à investir, bilité pour pouvoir emprunter sur les mar-
notamment si la crise a été provoquée par chés auprès des épargnants. Or, une étude
[4]
Aghion P., Hemous D. un excès d’endettement. Dès lors, le seul récente de Aghion et al. (2011)4 montre que la
et Kharroubi E. (2011), France mène des politiques contracycliques
« Cyclical Fiscal Policy, agent encore capable de dépenser est l’État.
Credit Constraints and Le multiplicateur des dépenses publiques limitées, notamment parce qu’en période de
Industry Growth », BIS
est par conséquent beaucoup plus élevé en croissance, les dépenses progressent. C’est
Working Paper.
période de crise qu’en phase de croissance. un des arguments principaux en faveur des
D’après le FMI, ce multiplicateur serait de politiques de rigueur en période de crise.
l’ordre de 1,5-2 à l’heure actuelle, contre 0,5-
0,7 d’après les estimations initiales (cf. Pers- Des dépenses publiques
pectives de l’économie mondiale, 2012). qui peuvent peser sur l’activité
Dès lors, une baisse trop rapide des dépenses privée en cas de concurrence
publiques dans un contexte de crise peut pour les ressources
paradoxalement alourdir les ratios de déficit Même en l’absence de problème de soutena-
et de dette en provoquant une contraction bilité des finances publiques, des dépenses

ZOOM deux par ex


l’Ét
’État
exempl
emple,
e, cela
cela signifie que lor
at dépense un euro,
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cette
lorsque
sque
e dépense crée
crée

LE MULTIPLI
MULTIPLICCATEUR
deux euros
euros de richesse
richesse dans l’écl’économie
onomie
(et donc, inver
inversement,
sement, s’il
s’il réduit
réduit sa dépense

DES DÉPENSES PUBLIQUES d’un euro,


euro, il détruit deux euros
Cela s’e
s’explique
xplique par le
le fait
euros de richesse).
richesse).
fait que la dépense
Le multiplicat
multiplicateur
eur des dépenses publiques publique augmente
augmente la demande global globale,
e, qui
se définit comme
comme lele montant
montant de création
création stimul
timulee la production
production et amène les les entreprises
entreprises
de richesse
richesse que va
va produir
produire
e une unité
unité de à distribuer
distribuer des salaires,
salaires, cece qui en ret
retour
our
dépense publique. Si le
le multiplicat
multiplicateur
eur vaut
vaut contribue à accr
accroîtr
oître
e la demande, etc.etc.

43 LES DÉPENSES PUBLIQUES SONT-ELLES TROP ÉLEVÉES EN FRANCE ?


publiques élevées peuvent nuire à l’éco- 1998, ceux des communes ont continué à
nomie par le biais de la concurrence entre croître sur la même période. Les collectivités
l’État et le secteur privé pour les moyens de locales ont connu en dix ans un transfert de
production (capital et travail). L’activité des compétences estimé à 1,2 point de PIB, mais
entreprises est ainsi freinée par un moindre sur la même période, les dépenses totales
accès de celles-ci à l’épargne et à l’offre de ont progressé de plus de deux points.
travail des agents économiques.
À la superposition des échelons administra-
Là encore, il est important de distinguer tifs s’ajoute également une absence de par-
selon la position de l’économie dans le tage clair sur certaines tâches en raison de
cycle. S’il est peu discutable qu’en période la clause de « compétence générale » qui per-
de quasi-plein-emploi, il existe une réelle met aux communes, départements et régions
concurrence entre secteur privé et secteur d’intervenir sur les mêmes sujets.
public, cette crainte est assez limitée dans
le contexte actuel. La France a actuellement Une politique du logement inefficace
un taux de chômage de 10,2 % et un coût de Les dépenses de logement ont atteint 45 mil-
l’emprunt à 10 ans de 1,8 %. L’État français liards d’euros en 2011. Cette progression
s’endette donc à des taux d’intérêt réels s’explique par le souhait d’aider des ménages
(taux d’intérêt moins inflation) négatifs. en difficulté face à la hausse très forte du
Autrement dit, les investisseurs sont prêts prix de l’immobilier depuis vingt ans (les
à payer pour pouvoir prêter de l’argent à prix de l’immobilier ont été multipliés en
l’État. moyenne par 2,5 depuis la fin des années
Toutefois, même si en période de crise, 1990). Mais ces dépenses prennent essentiel-
réduire les dépenses publiques peut s’avérer lement la forme de subventions à l’achat ou
néfaste, cela ne veut pas dire que certaines à la location, ce qui, comme le notent Tran-
[5]
dépenses ne sont pas trop élevées. Pour noy et Wasmer (2013)5, est contreproductif : Trannoy A.
et Wasmer E. (2013),
répondre de façon précise, il faudrait analy- en effet, elles conduisent essentiellement à
« Comment modérer les
ser en détail l’efficacité de chaque catégorie une augmentation des prix en raison d’une prix de l’immobilier ? »,
de dépenses publiques. Une telle analyse est offre contrainte. Elles bénéficient donc en Note du CAE n° 2.

évidemment hors de portée de cet article. On grande partie aux propriétaires qui vendent [6]
Fack G. (2005)
peut néanmoins identifier quelques grands ou louent leur logement. Dans le cas spéci- « Pourquoi les ménages
fique des aides pour le logement (APL), les à bas revenus paient-ils
postes où le niveau de dépenses est trop des loyers de plus en
élevé ou trop faible. travaux de Gabrielle Fack (2005)6 concluent plus élevés ? L’incidence
que chaque euro d’aide directe supplémen- des aides au logement
taire se traduit par une hausse de près de 0,8 en France (1973-2002) »,
Un argent public mal employé ? centime du loyer.
Économie et Statistique
n° 381-382, Paris, INSEE.

Des domaines Santé : le diable est dans les détails… [7]


Aghion P. et Martin
R. (2011), « Croissance
où des gains sont possibles Les dépenses de santé en France représen- et politiques de santé »,
tent 12 % du PIB, dont 9 % sont des dépenses Mimeo.
Le millefeuille des collectivités locales publiques, ce qui fait de la France une [8]
Chandra A., Gruber
L’administration territoriale est sans des nations les plus dépensières dans ce J. et McKnight R. (2010),
doute l’un des postes les plus évidents de domaine. Dans l’absolu, des dépenses éle- « Patient Cost-Sharing
and Hospitalization
dépenses trop élevées. Le développement vées prises en charge essentiellement par Offsets in the Elderly »,
des régions n’a pas fait disparaître l’exis- le secteur public sont bénéfiques en termes American Economic
tence des départements et plus récemment, de croissance économique et de réduction Review vol. 100, n° 1.
les intercommunalités se sont superposées des inégalités d’espérance de vie ; mais en
aux communes. Par ailleurs, si les effectifs France, le rendement de ces dépenses est de
des intercommunalités ont triplé depuis plus en plus faible7.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 44


[9]
Cour des Comptes Plusieurs pistes existent pour accroître l’ef- des Comptes, 2010)9. Or, de très nombreux
(2010), « L’Éducation
ficacité des dépenses publiques de santé. travaux montrent que cette période est cru-
nationale face à l’objectif
de la réussite des Certaines catégories de dépenses ont un ciale, notamment pour réduire les inégalités
élèves ». impact positif important sur l’espérance sociales et faciliter par la suite l’accumu-
[10]
Heckman J., Moon
de vie (infirmières, scanners, IRM) tandis lation de capital humain. Les travaux de
S. H., Pinto R., Savelyev que d’autres en ont peu voire pas du tout Heckman et al. (2010)10 concluent ainsi à un
P. et Yavitz A. (2010), (salaires des médecins spécialistes). Par ail- rendement de 7 % à 10 % par an pour chaque
« The Rate of Return
of the Highscope Perry
leurs, la médecine de ville apparaît comme dollar investi dans la petite enfance. Ces
Preschool Program », un système coûteux apportant peu de béné- gains, supérieurs au rendement moyen du
Journal of Public fices en termes d’espérance de vie tandis marché financier depuis 1945, s’expliquent
Economics, vol. 94, n° 1-2.
que les dépenses directes « sur patient » per- par une hausse des chances d’obtenir un
[11]
CAS (2011), mettent de meilleurs résultats. emploi rémunérateur, par la baisse des
« Tendances de l’emploi risques de chômage et de la criminalité
public », février. Il faut par ailleurs prendre garde aux baisses
de dépenses en matière d’assurance santé pour les personnes ayant bénéficié de cet
[12]
Piketty T. et
qui peuvent se traduire à long terme par une investissement.
Valdemaire M. (2004),
« L’impact de la taille hausse des coûts. En effet, un accroissement Par ailleurs, les dépenses de professeurs
des classes et de la des coûts non remboursés peut conduire les sont également faibles au regard des com-
ségrégation sociale sur
la réussite scolaire dans
patients à retarder les visites chez le méde- paraisons internationales. Comme l’indique
les écoles françaises : cin et à renoncer à certains médicaments. une note du Conseil d’analyse stratégique
une estimation à partir Ce choix, s’il permet des économies sur le (CAS, 2011)11, la France a le taux d’encadre-
du panel primaire
1997 », Document de moment, peut dégrader la santé du malade, ment (nombre d’élève moyen par enseignant)
travail, EHESS. conduisant à une augmentation à moyen le plus faible de l’OCDE. Or, plusieurs tra-
[13]
terme des hospitalisations, dont le coût vaux sur données françaises montrent que
Cour des comptes
(2013), « Le marché est beaucoup plus élevé. En analysant une la taille des classes a un effet important
du travail : face à un réforme mise en place en 2002 en Californie, sur l’amélioration des performances sco-
chômage élevé, mieux Chandra, Gruber and McKnight (2010)8 arri- laires pour les enfants de milieu défavo-
cibler les politiques »,
janvier. vent à la conclusion que chaque dollar d’éco- risé. Piketty et Valdemaire (2004)12 concluent
nomie sur les remboursements se traduit en que l’on pourrait réduire les écarts en CE2
réalité par une économie réelle de 0,5 dollar d’environ 46 % si l’on réduisait la taille des
en moyenne (en raison de la hausse des hos- classes de cinq élèves dans les ZEP.
pitalisations) et que le coût augmente même Dépenses pour l’emploi
dans le cas des patients atteints de maladie et indemnisation du chômage
chronique.
Les dépenses publiques pour l’emploi repré-
Des postes budgétaires sentaient en 2010 4,7 % du PIB, soit 91 mil-
liards d’euros, en hausse de 10 milliards
avec des dotations insuffisantes depuis 2008. Si cette hausse s’explique pour
Un sous-investissement l’essentiel par l’augmentation des dépenses
dans l’éducation de la petite enfance d’indemnisation du chômage, cela n’im-
La dépense totale dans l’éducation en France plique pas que la dépense soit élevée au
en proportion du PIB est parfaitement égale regard des comparaisons internationales.
à la moyenne des pays l’OCDE (6,3 % en En effet, les dépenses moyennes en faveur
2009), notamment en raison d’une diminu- des chômeurs (c’est-à-dire ramenées au taux
tion de 10 % depuis 1997. Mais cette dépense de chômage) sont en France plus faibles
totale masque des disparités importantes. que la majorité des pays européens (jusqu’à
En effet, la France consacre 5 % de moins deux fois moins qu’au Pays-Bas, pays le plus
que la moyenne de l’OCDE à la maternelle généreux) et d’après la Cour des Comptes
et 15 % de moins à l’école primaire (Cour (2013)13 la France a fait moins d’efforts que

45 LES DÉPENSES PUBLIQUES SONT-ELLES TROP ÉLEVÉES EN FRANCE ?


[14]
les autres pays de l’OCDE pour indemniser de Bunel et al. (2012)15 concluent à un effet Crépon B. et Desplatz
R. (2001), « Évaluation
ses chômeurs durant la crise. L’essentiel des positif de 460 000 à 500 000 emplois, les tra-
des effets des dispositifs
dépenses vient en fait des aides à l’emploi vaux de Sterdyniak (2002)16 insistent sur le d’allègements de
pour les entreprises (41 milliards d’euro en fait que cette mesure génère un simple trans- charges sociales sur les
bas salaires », Document
2010) dont la moitié provient des exonéra- fert d’emplois (des entreprises ne bénéficiant de travail DGSE n° G
tions de cotisations sociales sur les bas de cette déduction vers celles en bénéficiant) 2001/10, INSEE.
salaires, c’est-à-dire allant jusqu’à 1,6 fois mais n’a pas créé de gain net d’emploi. [15]
Bunel M., Emond
le SMIC. C. et L’Horty Y. (2012),
L’efficacité de cette mesure fait débat : si « Évaluer les réformes
des exonérations
les études de Crépon et Desplatz (2001)14 et générales de cotisations
sociales », Revue de
l’OFCE n° 126.

POUR EN SAVOIR PLUS


[16]
Sterdyniak H. (2002)
« Une arme miracle
conte le chômage ? »,
Revue de l’OFCE n° 81.
™ KRUGMAN P. (2008), ™ LES ÉCONOCLASTES (2004), ™ STIGLITZ J. (2012), Le prix de
L’Amérique que nous voulons, Petit bréviaire des idées l’inégalité, Paris, Les liens qui
Paris, Flammarion. reçues en économie, Paris, libèrent.
La Découverte.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 46


Les contraintes budgétaires actuelles donnent une importance cruciale à la question de
l’efficacité de la dépense publique et donc à celle de l’évaluation de l’impact des politiques.
Jusqu’à une période récente, l’évaluation de l’action publique menée par les grands corps
d’inspection de l’État consistait surtout à contrôler que chaque dispositif avait bien été mis en
œuvre selon un processus conforme au cahier des charges. L’approche des économistes, qui
gagne du terrain aujourd’hui, a plutôt pour objectif de vérifier si une politique publique remplit
bien la mission pour laquelle elle a été élaborée au regard des coûts qu’elle induit pour la
collectivité. L’impact est évalué à la fois ex ante – par des simulations de la politique – et ex
post – par des méthodes statistiques d’évaluation –. Toutefois, nous explique Antoine Bozio, la
réussite « technique » d’une évaluation est insuffisante. Pour guider de façon efficace l’action
publique, encore faut-il qu’une communication de qualité et un rapport de confiance s’éta-
blissent entre les évaluateurs, les décideurs et les citoyens.
Problèmes économiques

Comment évaluer
les politiques publiques ?
 ANTOINE BOZIO évidentes : les objectifs poursuivis entrent
parfois en conflit les uns avec les autres ; il
Directeur de l’Institut des politiques publiques (IPP) existe la plupart du temps plusieurs poli-
Chercheur associé à l’École d’économie de Paris tiques envisageables pour atteindre un même
objectif ; enfin, les mécanismes économiques
sur lesquels les politiques publiques essaient
Au vu des fortes contraintes budgétaires d’intervenir sont complexes, souvent encore
dans lesquelles s’inscrit aujourd’hui l’ac- mal compris.
tion publique, connaître l’impact des poli-
tiques mises en œuvre semble une évidence. La nécessité de l’évaluation des politiques
Comment sinon améliorer l’efficacité de la publiques apparaît alors beaucoup plus net-
dépense publique ? tement : l’objectif est de permettre la compré-
Si la démarche d’évaluation a été pendant hension des mécanismes sur lesquels l’action
longtemps négligée, c’est avant tout parce publique cherche à peser et d’identifier les
que l’effet des différentes politiques semblait interventions les plus efficaces au vu des
évident : les politiques d’emploi améliorent objectifs souhaités. La démarche doit pouvoir
l’emploi, les politiques du logement amé- au final éclairer le débat public sur les prin-
liorent l’accès au logement, etc. Or, les moda- cipaux arbitrages en jeu et ainsi faciliter les
lités de l’intervention publique sont rarement choix démocratiques.

47 COMMENT ÉVALUER LES POLITIQUES PUBLIQUES ?


Après avoir défini ce qu’on entend par « éva- interaction avec l’administration autour de
luation », nous présenterons les différentes ce dispositif.
méthodes d’évaluation, avant de dresser un Toutes ces démarches sont certainement
rapide panorama de la pratique actuelle de nécessaires, mais elles sont bien différentes
l’évaluation en France. Nous discuterons de ce que les universitaires appellent l’éva-
enfin les modalités institutionnelles pour que luation des politiques publiques, c’est-à-dire
l’évaluation soit une réussite démocratique l’évaluation d’impact. L’objet est alors de
et pas simplement une réussite technique. mesurer l’impact d’une politique ou d’un dis-
positif, sur de multiples critères, au vu des
Qu’est-ce que l’évaluation objectifs qui lui ont été assignés.
Au sein de l’évaluation d’impact, on distingue
des politiques publiques ? l’évaluation ex ante de l’évaluation ex post.
La première est réalisée avant l’introduc-
Le mot « évaluation » est un mot-valise qui tion de la politique et consiste à analyser ses
est utilisé pour décrire des approches fon- effets potentiels ; la seconde vise à mesurer
cièrement différentes. On peut l’entendre son impact réel après son entrée en vigueur.
comme l’évaluation individuelle (évaluation Dans les deux cas, l’efficacité de la politique
d’un devoir scolaire, évaluation du travail étudiée est mesurée en comparant ses coûts
de salariés, etc.) ou l’évaluation d’une entre- et ses bénéfices (pas forcément uniquement
prise par les consommateurs (questionnaires financiers). Par exemple, dans le cas de l’éva-
de satisfactions). Dans le domaine des poli- luation du RSA, l’objectif affiché était de favo-
tiques publiques, le terme est le plus souvent riser le retour à l’emploi des bénéficiaires. La
employé pour décrire du contrôle de gestion question d’évaluation est alors de savoir si le
ou une analyse du management public : les RSA a conduit, de façon causale, à une hausse
rapports des corps d’inspection cherchent du retour à l’emploi. Ou, dit autrement, la
ainsi à vérifier que la dépense publique a été question est de savoir ce qui se serait passé
engagée efficacement et en respectant des si le RSA n’avait pas été mis en place, pour
règles de bon fonctionnement. Il s’agit essen- les bénéficiaires, mais aussi pour le reste
tiellement d’une évaluation du processus de la population. Répondre à cette question
de mise en place des politiques publiques : est loin d’être facile et c’est pour cela que
vérifier que la mise en œuvre pratique d’un les économistes mobilisent une batterie de
dispositif correspond bien au cahier des techniques.
charges défini par ses concepteurs, que les
bénéficiaires potentiels ont été informés, que
les agents chargés de la mettre en œuvre ont
reçu la formation adéquate, etc. Pour prendre
Les techniques de l’évaluation
un exemple, on peut ainsi mesurer le nombre
L’évaluation d’impact ex ante
de fonctionnaires nécessaires pour traiter un
certain nombre de dossiers du revenu de soli- Le point de départ de toute évaluation ex
darité active (RSA) et étudier quelle organi- ante consiste à identifier la population ciblée
sation du travail ou quels moyens matériels par la politique en question. Pour y parvenir,
permettrait d’améliorer la mise en place de on utilise généralement des modèles dits de
cette politique. Dans le même ordre d’idées, « micro-simulation ». Cette forme d’évalua-
on pourrait étudier si les bénéficiaires de tion repose sur une représentation plus ou
la politique visée sont bien touchés (par moins simplifiée de l’univers économique
exemple si la population qui doit bénéficier au sein duquel évoluent les agents, qui est
du RSA reçoit bien l’allocation), mesurer leur utilisée pour simuler, à partir d’un échan-
nombre, voire récolter leur sentiment sur leur tillon représentatif des agents économiques

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 48


concernés (individus, ménages, entreprises, politique. Toutes les techniques de l’évalua-
etc.), l’effet de la politique publique envisagée. tion consistent alors à construire statisti-
Par exemple, si l’on souhaite évaluer l’impact quement un contrefactuel, c’est-à-dire un
d’une réforme des retraites consistant en une scénario aussi proche que possible de ce qui
augmentation de la durée requise de cotisa- se serait passé si la politique étudiée n’avait
tion (ou d’un autre paramètre du système), il pas été mise en place. Toutes les méthodes
est indispensable d’avoir recours à ce type présentées ci-dessous visent à élaborer ce
de simulation. En raison de la complexité du contrefactuel afin de le comparer à ce qu’il
système et des données sous-jacentes (dis- est possible d’observer quand le dispositif
tribution des carrières des individus), il est évalué a été effectivement appliqué.
souvent impossible, même à des experts, de
prédire quel sera l’effet d’une modification La première technique à présenter est l’expé-
des barèmes de retraite (qui va être touché, rience aléatoire. Elle est directement ins-
quel effet sur l’équilibre budgétaire) sans pirée des méthodes médicales pour évaluer
avoir recours à une simulation détaillée de la l’effet d’un traitement : parmi les potentiels
réforme. bénéficiaires d’une politique, on tire au sort
qui recevra la politique (le groupe traité)
Le modèle de micro-simulation spécifie et qui n’en bénéficiera pas (le groupe de
plusieurs scénarios sans réforme (en fonc- contrôle). En mesurant dans les deux groupes
tion des conditions macro-économiques ou les critères d’intérêt – qui doivent corres-
démographiques), puis simule la législation pondre à un objectif de la politique – et en fai-
actuelle du système de retraite. Cela permet sant la différence entre les deux groupes, on
en première instance de donner des indica- obtient une mesure causale de l’effet du dis-
tions sur les déséquilibres budgétaires ou positif ainsi expérimenté. Cette méthode, la
le niveau des pensions à plus ou moins long plus robuste en termes de protocole, a néan-
terme. Il est ensuite possible de simuler une moins certaines limites : on mesure précisé-
réforme et de mesurer qui va être touché ment un effet de la politique dans le contexte
(au niveau individuel), et quels en seront les et dans le pays où l’expérience a été menée.
conséquences budgétaires. Pour généraliser la validité des résultats, il
Pour rendre l’exercice de micro-simulation faut expérimenter à nouveau dans un autre
plus réaliste, il est nécessaire de prendre contexte. Par ailleurs, comme pour les expéri-
en compte l’effet de la mesure évaluée sur mentations médicales, cette méthode néces-
les comportements des individus. Cela sup- site l’acceptation des participants et une
pose de pouvoir « calibrer » les réactions des procédure éthique stricte de la part des éva-
agents à partir d’estimations empiriques des luateurs. De façon naturelle, cette approche
principaux paramètres du modèle – dans est plus appropriée à l’évaluation de disposi-
notre exemple, il s’agit des comportements de tifs restreints, limités localement, souvent en
départ en retraite. La modélisation des com- phase exploratoire.
portements dans ces modèles peut découler
de règles simples ou d’estimations qui sont Un deuxième groupe de techniques consiste
le plus souvent fournies par des études empi- à reproduire statistiquement une expérience
riques ex post réalisées antérieurement. aléatoire, même si elle n’a pas été mise en
place avec l’introduction de la politique. On
appelle ces techniques expériences natu-
L’évaluation d’impact ex post
relles car ce sont des expériences que les
Le problème fondamental de l’évaluation chercheurs trouvent « dans la nature ». Sou-
d’impact ex post est qu’on n’observe jamais vent, quand une politique est mise en œuvre,
un monde avec la politique en place et le elle se restreint à un groupe de bénéficiaires
même monde (au même moment) sans la pour des raisons administratives. Ces règles

49 COMMENT ÉVALUER LES POLITIQUES PUBLIQUES ?


créent naturellement des groupes de contrôle, des politiques publiques est un exercice
c’est-à-dire des populations dont les carac- indispensable lorsqu’on souhaite comparer
téristiques sont très proches de la popula- les mérites respectifs de plusieurs interven-
tion cible mais qui ne bénéficient pas de la tions possibles.
politique. Par exemple, un dispositif qui vise
à favoriser l’emploi des jeunes n’est ouvert
qu’aux 18-25 ans : on pourra comparer les Les acteurs de l’évaluation
jeunes de 26 ans moins un mois et ceux de
26 ans et un mois. Ils sont certainement très des politiques publiques en France
proches en termes d’accès au marché du tra- En France, la multiplicité des acteurs de l’éva-
vail, d’expérience, mais les uns auront bénéfi- luation des politiques publiques contraste
cié de la politique d’emploi et les autres non. singulièrement avec le faible nombre d’éva-
luations effectivement réalisées.
Analyse coût-bénéfice
Il ne suffit pas de mesurer l’impact d’une Le Parlement
politique publique pour évaluer son effi- Le Parlement est la première institution char-
cacité. En effet, une politique ne peut être gée de l’évaluation des politiques publiques,
considérée comme efficace que si ses béné- d’après l’article 24 de la Constitution.
fices l’emportent sur ses coûts. L’analyse Jusqu’à présent, son rôle a été, de ce point
coût-bénéfice consiste à attribuer une valeur de vue, très limité. Un Comité d’évaluation et
monétaire à ces deux composantes afin de de contrôle des politiques publiques (CEC) a
calculer la valeur nette totale de la poli- certes été créé depuis juin 2009 afin de mener
tique considérée. Ce type d’analyse est sou- à bien des missions d’évaluation, mais il
vent utilisé comme outil de décision ex ante faut bien reconnaître que la fonction d’éva-
mais peut également servir comme cadre luateur du Parlement reste aujourd’hui très
d’analyse pour l’évaluation ex post. La valeur embryonnaire. [1]
actualisée1 des bénéfices nets d’une politique La valeur actualisée
publique est plus complexe à calculer que la des bénéfices
La Cour des comptes comptabilise l’ensemble
valeur actualisée d’un investissement privé. des bénéfices au cours
En effet, alors que les décisions d’investisse- La Cour des comptes est aussi chargée offi- du temps en tenant
compte du moment
ments peuvent être prises en considérant le ciellement de l’évaluation des politiques
auxquels ils sont
coût de marché des facteurs de production et publiques, d’après l’article 47-2 de la Consti- perçus. En raison
la rentabilité prévisible d’un investissement, tution. À l’origine, cette juridiction de l’ordre d’une « préférence
pour le présent »
l’évaluation des coûts et des bénéfices d’une administratif avait pour mission principale (ou conformément
politique publique peut rarement s’appuyer de contrôler les comptes des administrations à la logique selon
sur des prix de marché. Dans certains cas, ces publiques et de certifier les comptes de l’État. laquelle « le temps
c’est de l’argent »), les
prix existent mais ne reflètent pas les coûts et L’évaluation a été récemment ajoutée à ses économistes accordent
les bénéfices sociaux parce qu’ils ne prennent missions premières et la Cour des comptes une valeur plus grande
pas en compte d’éventuelles externalités, est aujourd’hui en pointe dans la publication à une somme perçue
aujourd’hui (qui peut
sont contaminés par des asymétries d’in- de rapports d’évaluation des différentes poli- être placée) qu’à une
formations ou sont régulés par l’État. Dans tiques publiques. La force de la Cour est son même somme perçue
d’autres cas, ces prix n’existent tout simple- indépendance et sa capacité à bousculer le dans un an.

ment pas : le coût social des dommages envi- pouvoir politique et les administrations avec
ronnementaux causés par la pollution est par des publications qui animent le débat public.
exemple difficile à évaluer en l’absence d’un Sa faiblesse est qu’elle privilégie souvent une
marché mesurant la valeur d’un environne- approche juridique ou comptable de l’évalua-
ment préservé. Malgré ces limites, la quanti- tion finalement assez éloignée des méthodes
fication monétaire des bénéfices et des gains d’évaluation d’impact présentées plus haut.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 50


Les grands corps dernières années, plusieurs laboratoires ou
d’inspection de l’État départements dédiés explicitement à l’éva-
luation des politiques publiques ont émergé
Les grands corps d’inspection de l’État (Ins- au sein du monde universitaire. On peut
pection générale des Finances, Inspection citer ainsi J-PAL, spécialisé dans l’expéri-
générale des Affaires sociales, l’Inspection mentation aléatoire, l’Institut des politiques
générale de l’Administration) ont aussi offi- publiques (IPP) qui rassemble des chercheurs
ciellement une mission d’évaluation des de l’École d’économie de Paris et du CREST,
politiques publiques. Ils ont été sollicités l’Institut d’économie publique (IDEP) à Aix-
principalement dans le cadre de la Révision Marseille et le Laboratoire interdisciplinaire
générale des politiques publiques (RGPP) et d’évaluation des politiques publiques (LIEPP)
aujourd’hui avec la Modernisation de l’ac- à Sciences-Po Paris.
tion publique (MAP). Ces rapports d’évalua-
tion s’apparentent avant tout à l’évaluation
de processus ou au contrôle de gestion des Comment favoriser
administrations. L’objectif est d’améliorer la
mise en place de l’action publique dans des
une démocratie de l’évaluation ?
délais rapides et par conséquent les évalua- Aussi réussie soit-elle sur le plan technique,
tions d’impact y sont quasi absentes. l’évaluation des politiques publiques ne peut
orienter utilement l’action publique que si
La statistique publique elle s’inscrit dans un cadre institutionnel
La statistique publique, qui rassemble l’IN- qui facilite la communication des résultats
SEE et les services statistiques ministériels de l’évaluation aux décideurs publics et aux
(SSM), joue un rôle-clé dans l’évaluation à citoyens.
deux égards. D’abord, ces différents ser- On peut distinguer deux grandes approches
vices sont chargés de collecter et de mettre institutionnelles de l’évaluation des poli-
en forme les données statistiques documen- tiques publiques. La première conçoit l’éva-
tant les différentes politiques publiques. luation comme une expertise « au service du
Ces données d’enquête ou de sources admi- Prince », destinée à aider à la prise de déci-
nistratives sont cruciales pour décrire les sion publique face à la complexité du monde
politiques effectivement mises en place mais économique. L’évaluation est alors réalisée
aussi pour permettre des évaluations, dont la prioritairement par l’administration ou par
qualité dépendra en grande partie de la dis- des conseils d’experts directement ratta-
ponibilité des données. Ensuite, les services chés au gouvernement. La seconde approche
de recherche de ces administrations, notam- conçoit l’évaluation comme une composante
ment à l’INSEE, contribuent directement à essentielle du processus démocratique : l’ex-
la réalisation d’évaluations d’impact et à la pertise se destine alors d’abord aux citoyens
constitution d’un corpus de connaissance sur ou à leurs représentants, les parlementaires,
les politiques publiques. et vise à faciliter le débat public en clarifiant
les principaux arbitrages en jeu.
Les universitaires Le premier modèle est assez bien représenté
Enfin, il ne faudrait pas oublier dans ce par la France, où l’État et les administrations
rapide panorama les universitaires, qui publiques jouent un rôle prépondérant dans
contribuent directement par leurs travaux les instances d’évaluation et peuvent s’ap-
à la réalisation d’études d’impact, à l’amé- puyer sur une statistique publique de grande
lioration des techniques d’évaluation et à la qualité. Les États-Unis se rattachent davan-
réflexion plus générale sur l’architecture et tage au second modèle, dans la mesure où une
la conception des politiques publiques. Ces grande partie de l’évaluation des politiques

51 COMMENT ÉVALUER LES POLITIQUES PUBLIQUES ?


publiques est réalisée par une institution par- avec le monde universitaire et le souci de la
lementaire, le Congressional Budget Office pédagogie. L’indépendance est la clé qui per-
(CBO), qui a un accès direct aux informa- met de garantir la crédibilité de l’évaluation :
tions de l’administration et publie des ana- il est indispensable que les résultats de l’éva-
lyses déterminantes pour le vote du budget. luation ne puissent être contrôlés par ceux
Le cas britannique offre aussi un exemple du qui mettent en place la politique. Les contacts
second modèle avec une place forte de l’ex- avec le monde universitaire, en particulier
pertise issue du monde universitaire. Des ins- avec la démarche d’évaluation des publica-
tituts de recherche indépendants, comme par tions par la communauté scientifique, réduit
exemple l’Institute for Fiscal Studies (IFS), le risque d’évaluation de complaisance. Ils
jouent ainsi un rôle primordial au Royaume- assurent également que les techniques les
Uni, non seulement dans l’évaluation des plus récentes et les méthodologies les plus
politiques publiques, dans les débats budgé- robustes seront employées. Enfin, le souci de
taires, mais aussi dans la communication au la pédagogie et la communication au grand
grand public de l’état des connaissances sur public des résultats de l’évaluation sont
les différentes options de politique publique. essentiels pour la réussite de cette démarche.
Dans le même esprit, le Centraal Planbureau
aux Pays-Bas, une institution publique, joue Contrairement à certaines idées reçues,
un rôle très important dans le débat public en l’évaluation n’est pas un processus visant à
analysant les propositions des plateformes remplacer la décision démocratique par un
politiques avant les élections et en proposant gouvernement d’experts. C’est au contraire
une analyse des choix budgétaires réalisé par une démarche visant à faire vivre la démo-
le gouvernement. cratie dans un monde complexe, où les
citoyens doivent pouvoir bénéficier d’infor-
Au-delà de la diversité des approches, le cadre mations les plus justes possibles sur les poli-
institutionnel de l’évaluation des politiques tiques publiques sur lesquelles ils doivent se
publiques doit s’efforcer de conjuguer trois prononcer.
exigences : l’indépendance des instances
d’évaluation, la multiplication des contacts

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BOZIO A. et GRENET J. (2010), ™ CONSEIL D’ANALYSE
Économie des politiques ÉCONOMIQUE (2013),
publiques, Paris, La « Évaluation des politiques
Découverte, coll. « Repères ». publiques », Note n° 1, février.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 52


La crise a placé les États, notamment ceux de la zone euro, devant un dilemme de politique
budgétaire. Tandis que la conjoncture économique dégradée incite à la mise en œuvre de
politiques de soutien à l’activité, la forte hausse de l’endettement public dans un contexte de
dépendance étroite des États vis-à-vis des marchés financiers les pousse au contraire à pra-
tiquer des politiques de rigueur.
Gilbert Koenig rappelle les fondements théoriques des politiques budgétaires et leurs évolu-
tions avant d’analyser plus précisément les enjeux actuels.
Problèmes économiques

Les politiques budgétaires


à l’heure de la consolidation
des finances publiques
 GILBERT KOENIG chocs conjoncturels. L’essentiel de la politique
conjoncturelle est du ressort de l’action moné-
Professeur de sciences économiques, taire qui doit contrôler l’inflation. Le renouvel-
Université de Strasbourg, BETA. lement de l’analyse keynésienne dans un cadre
plus satisfaisant que les modèles agrégés
anciens et les mises en cause empiriques des
La récession de 2009 a permis un renouveau de résultats de l’analyse précédente ont conduit
la politique budgétaire discrétionnaire comme à réhabiliter la politique budgétaire discré-
moyen d’assurer la stabilisation économique, tionnaire. La crise économique qui a frappé la
l’une des trois fonctions attribuées par R. plupart des pays industrialisés en 2008-2009
Musgrave (1959) à l’État. Cette renaissance en a imposé la nécessité. Mais la détériora-
fait suite à une période de grande méfiance tion des finances publiques consécutive aux
envers ce type de politique du fait de la perte expansions budgétaires a suscité la défiance
d’efficacité des politiques d’inspiration key- des opérateurs des marchés financiers envers
nésienne dans les années 1970. Le revirement les économies dont le financement public
libéral s’est appuyé sur un renouvellement dépend d’une façon importante des marchés
théorique fortement ancré dans les concep- internationaux. De ce fait, un arbitrage s’im-
tions pré-keynésiennes. Dans cette optique, pose à ces pays entre des mesures budgétaires
la politique budgétaire discrétionnaire est restrictives destinées à assainir les finances
inefficace. Seuls les stabilisateurs budgétaires publiques et une politique de stimulation de
automatiques (cf. zoom) peuvent amortir les la croissance et de l’emploi.

53 LES POLITIQUES BUDGÉTAIRES À L’HEURE DE LA CONSOLIDATION DES FINANCES PUBLIQUES


La politique budgétaire comme internationale des capitaux. En effet, une
hausse des dépenses publiques induit, comme
instrument principal de stabilisation dans le cas d’une économie fermée, une aug-
mentation de la demande nationale et du
L’efficacité attribuée à la politique budgé- taux d’intérêt. Mais l’accroissement du taux
taire après 1945 se fonde sur un modèle élé- d’intérêt provoque une entrée de capitaux
mentaire inspiré des travaux de J. M. Keynes. d’autant plus importante que les capitaux
D’abord limité au cas de prix et salaires sont mobiles. Il en résulte une appréciation
rigides, ce modèle est généralisé aux prix de la monnaie nationale. Dans un régime de
flexibles sous l’impulsion de travaux empi- changes fixes, la banque centrale doit inter-
riques sur la relation entre l’inflation et le venir pour maintenir la parité. Cela se traduit
chômage. Il devient ainsi le fondement des par une hausse des réserves de change qui
politiques de stop and go menées jusqu’aux gonfle la masse monétaire. La baisse du taux
années 1970 dans la plupart des pays. d’intérêt qui en découle stimule l’investisse-
ment, ce qui renforce l’effet initial de l’expan-
Le cadre keynésien élémentaire sion budgétaire. En revanche, dans un régime
Un modèle simple élaboré par J. Hicks (1937) de changes flexibles, l’appréciation de la
et complété par B. Hansen (1949) propose monnaie n’a pas à être corrigée. Elle entraîne
de présenter d’une façon très simplifiée la une baisse de la demande extérieure qui com-
conception keynésienne d’une politique pense partiellement ou totalement l’effet de
budgétaire menée dans une petite économie la hausse de la demande intérieure sur le
fermée. Dans ce cadre caractérisé par un chô- niveau d’activité selon le degré de mobilité
mage conjoncturel et une rigidité des prix des capitaux.
et des salaires nominaux, une hausse des
dépenses publiques accroît la demande glo- L’arbitrage budgétaire
bale, ce qui stimule la production. L’augmen- entre l’inflation et le chômage
tation du revenu disponible qui en résulte L’analyse précédente limitée au cas des prix
accroît la consommation privée, ce qui ren- et des salaires nominaux fixes est étendue
force l’effet initial de l’expansion budgétaire. aux prix flexibles par l’introduction d’une
De plus, la demande d’investissement peut relation inverse entre l’inflation et le chô-
être stimulée, selon le principe de l’accéléra- mage. Celle-ci est déduite de l’évolution
teur, par la hausse du niveau d’activité afin inverse entre le taux de chômage et la hausse
de maintenir le rapport technique entre les du salaire nominal observée empiriquement
volumes du capital et de la production. Selon par A. W. Phillips (1958) en Angleterre de 1861
T. Haavelmo (1945), une hausse des dépenses à 1957. Cette extension nécessite une spécifi-
publiques stimule l’activité économique, cation de la formation des prix et des salaires,
même si elle est entièrement financée par des ce qui permet de tenir compte des conditions
impôts. L’effet expansionniste de la politique de l’offre globale. Mais, dans l’optique key-
budgétaire peut être freiné par la hausse du nésienne, le modèle d’offre et de demande
taux d’intérêt qu’elle entraîne, mais qui peut globales conserve des éléments de rigidité,
être éliminée par une politique monétaire comme l’indexation des salaires sur les prix.
d’accompagnement. Dans un tel cadre, une expansion budgétaire
Cette efficacité peut cependant être mise en est susceptible d’améliorer la situation de
cause dans une économie ouverte sur l’ex- l’emploi d’un pays, mais au prix d’une infla-
térieur. Dans une extension du modèle de tion plus importante. De ce fait, les autorités
Hicks et Hansen, Mundell (1963) et Fleming budgétaires tentent de concilier leur objectif
(1962) montrent que cette efficacité dépend principal de haut niveau d’emploi avec celui
du régime de changes et du degré de mobilité d’une faible inflation.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 54


Les politiques de stop and go à cette période par la plupart des pays indus-
trialisés en relations commerciales et finan-
Sous l’influence des idées keynésiennes, la
cières avec la France.
politique budgétaire est devenue l’instrument
principal de stabilisation dans la plupart des
pays industrialisés après la seconde guerre La mise en cause de l’efficacité
mondiale jusqu’aux années 1970. Ce choix
se justifie d’autant plus que les accords de des politiques budgétaires
Bretton Woods avaient instauré un système
monétaire international fondé sur un régime
discrétionnaires
de changes fixes qui assurait une efficacité Dans les années 1970, on observe des hausses
forte à l’action budgétaire. Mais la nécessité parallèles de l’inflation et du chômage, ce qui
d’arbitrer en permanence entre un niveau met en cause la pertinence de l’arbitrage
d’emploi élevé et une inflation faible a conduit entre le chômage et l’inflation effectué dans
à des politiques de stop and go. Celles-ci se l’optique keynésienne. Cette mise en cause est
caractérisent par des alternances de mesures étayée par les critiques des fondements théo-
expansives favorables à la croissance et à riques des politiques budgétaires de nature
l’emploi, mais sources d’inflation et de défi- keynésienne. Elle conduit à leur rejet dans
cit extérieur, et de dispositions de freinage de le cadre de la révolution conservatrice des
l’activité destinées à stabiliser l’inflation et années 1980 qui constitue plutôt une contre-
à corriger le déséquilibre extérieur. Ces poli- révolution dans le domaine économique dans
tiques contra-cycliques ont permis de limiter la mesure où ses conceptions sont fortement
les fluctuations autour de la tendance de long ancrées dans l’analyse mise en cause par la
terme de la croissance économique. révolution keynésienne.
Une des dernières politiques budgétaires
Les fondements économiques de
d’inspiration keynésienne de cette période
est celle menée en France en 1981. Son la contre-révolution conservatrice
échec illustre l’importance de l’incidence L’analyse keynésienne de la politique bud-
de la contrainte extérieure sur la politique gétaire discrétionnaire est critiquée par les
conjoncturelle. En effet, ses effets positifs monétaristes qui lui reprochent de négliger
ont été contrebalancés par les conséquences les anticipations et de se limiter au court
négatives des mesures restrictives adoptées terme. Cette critique est renforcée par les

ZOOM l’empl
’emploi
avec
av ec le
oi et les
le recul
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presttations sociales
sociales baissent
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Lorsque l’éc
l’économie
onomie (*) Espinoza R. (2007), « Les stabilisa
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es expansion,
xpansion, les
les impôts augmentent
augmentent automatiques
automa tiques en Fr
France, Économie et Prévision
Prévision
n° 177/1, Paris, INSEE.
avec
av ec la hausse
hausse de la consommation
consommation et de

55 LES POLITIQUES BUDGÉTAIRES À L’HEURE DE LA CONSOLIDATION DES FINANCES PUBLIQUES


nouveaux classiques qui introduisent les sur le niveau passé et présent de l’inflation,
anticipations rationnelles et l’équivalence comme dans le cas des anticipations adapta-
ricardienne. tives, mais sur toutes les informations dispo-
L’influence des anticipations nibles au moment des prévisions. Possédant
sur l’efficacité de la politique budgétaire toutes les informations sur les décisions des
autorités budgétaires, les salariés ne font pas
Dans la conception monétariste, l’équilibre
général de long terme d’une économie est d’erreurs systématiques en moyenne, de sorte
assuré grâce à la flexibilité parfaite des prix que l’inflation anticipée ne diffère pas de l’in-
et des salaires nominaux dans un contexte flation réalisée. Seul un effet de surprise dont
de concurrence parfaite où les anticipations les incidences sont rapidement corrigées
sont réalisées. Il en résulte un taux naturel peut faire dévier le taux de chômage de son
de chômage qui ne peut être réduit que par niveau naturel.
des mesures structurelles. De cette façon, une
expansion budgétaire ne peut qu’accroître L’introduction
l’inflation au rythme de la hausse de l’offre des comportements ricardiens
de monnaie utilisée pour son financement.
La mise en cause de l’efficacité des politiques
L’arbitrage entre le chômage et l’inflation
qui disparaît ainsi dans le long terme peut budgétaires fondée sur le concept d’anticipa-
cependant subsister à court terme, si les tions rationnelles est renforcée par la prise
salariés ne fondent leurs revendications que en compte du principe d’équivalence ricar-
sur leurs prévisions d’inflation et si ces anti- dienne que R. Barro (1974) a emprunté à D.
cipations ne tiennent compte que de l’infla- Ricardo, économiste classique du XIXe siècle.
tion passée et courante. En effet, dans ce cas, Selon ce principe, une expansion budgétaire a
les salariés anticipent un taux d’inflation les mêmes effets qu’elle soit financée par des
inférieur au taux qui résultera d’une expan- impôts ou par un emprunt, l’emprunt n’étant
sion budgétaire courante et ils tentent d’ob- qu’un impôt différé dans le temps. En effet,
tenir une hausse de leur salaire nominal sur dans le cas du financement par emprunt,
la base de ces prévisions erronées. De ce fait, les agents anticipent la hausse future des
ils pensent bénéficier d’une hausse de leur prélèvements obligatoires que nécessite le
salaire réel, ce qui stimule leur offre de tra-
remboursement de la dette publique et le
vail. Les employeurs sont disposés à accorder
paiement de ses intérêts. Pour faire face à
la hausse des salaires nominaux revendiquée
tant que celle-ci est inférieure à l’accroisse- cette charge, ils épargnent dans l’immédiat
ment effectif des prix. Il en résulte une baisse un montant correspondant à sa valeur actua-
des salaires réels effectivement supportés par lisée et ils achètent avec cette épargne des
les entreprises, ce qui stimule la demande de titres dont le remboursement et les intérêts
travail. De ce fait, le chômage diminue alors serviront à payer les impôts suscités par le
que l’inflation augmente. Une telle situation service de la dette publique. La politique
n’est cependant pas durable, car l’illusion budgétaire est donc moins efficace que dans
monétaire des salariés s’estompe dans le le cas keynésien du financement d’une hausse
long terme et le taux naturel de sous-emploi des dépenses publiques par endettement.
est rétabli.
En introduisant le concept d’anticipa- L’équivalence ricardienne repose sur plu-
tions rationnelles, les nouveaux classiques sieurs hypothèses très restrictives. Elle sup-
rejettent toute possibilité d’arbitrage entre pose notamment une forte rationalité des
inflation et chômage. Dans cette conception, agents, des marchés financiers parfaits et des
les anticipations des agents ne se fondent pas impôts forfaitaires.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 56


Le rejet des politiques budgétaires dès 1981 au cours de son premier mandat.
de relance par la demande Elle s’est traduite par un recul des dépenses
publiques autres que celles du secteur mili-
Ces critiques ont abouti au rejet des poli- taire et par une réduction massive d’impôts
tiques budgétaires discrétionnaires consi- destinée à stimuler l’offre globale avec l’es-
dérées comme inefficaces. Les économistes poir qu’une baisse du taux d’imposition
de l’offre préconisent cependant l’utilisation générera une hausse des rentrées fiscales et
discrétionnaire de l’instrument fiscal pour résorbera ainsi le déficit issu de cette straté-
[1]
Cette conception accroître la quantité de travail et de capital gie1. Elle s’est accompagnée d’une politique
est fondée sur la courbe destinée à augmenter l’offre globale et non monétaire restrictive qui s’est manifestée par
de Laffer qui montre
qu’au-delà d’un certain pour stimuler la demande qui est considérée une hausse importante des taux d’intérêt.
taux d’imposition, toute comme suffisante. Comme le taux naturel de Ces mesures ont permis de réduire fortement
hausse d’impôt réduit sous-emploi est fixé par les mécanismes de l’inflation, mais elles ont entraîné un déficit
les recettes fiscales
car elle décourage marché, les monétaristes privilégient la poli- budgétaire élevé et une récession marquée
les offres de travail tique monétaire afin de contrôler l’inflation. par un chômage important en 1982 et 1983.
et de capital. Donc, si
l’on considère que la
Ils préconisent par ailleurs des réformes Pour certains économistes, la reprise qui a
pression fiscale est trop structurelles qui permettent de réduire les suivi cette phase découle surtout de l’action
forte, il suffit de réduire dépenses publiques et les impôts, ce qui fiscale du début du mandat, pour d’autres,
les taux d’imposition
pour accroître
assure des finances publiques saines et une elle provient essentiellement de l’accroisse-
les recettes fiscales. intervention publique minimale. ment très fort des dépenses dans le secteur
militaro-industriel.
Deux politiques nationales sont représenta-
tives de cette contre-révolution. La première
menée au Royaume-Uni à partir de 1979 par
M. Thatcher se caractérise sur le plan budgé-
Le renouveau
taire par une baisse des dépenses publiques
et des impôts directs en vue de stimuler le
de la politique budgétaire
secteur privé et de diminuer l’influence de Le renouveau de la politique budgétaire
l’État. Elle a permis de réduire fortement résulte de l’évolution des réflexions théo-
l’inflation mais au prix d’un chômage élevé riques et des recherches empiriques. Il s’est
jusqu’au milieu des années 1980. La seconde manifesté ces dernières années par les plans
politique, inspirée par les économistes de de relance que la plupart des pays industria-
l’offre, a été mise en œuvre par R. Reagan lisés ont dû adopter pour faire face à la crise

1. Croissance, chômage et finances publiques aux États-Unis, au Japon et dans la zone euro

Taux de croissance Taux de chômage Dette publique brute Déficit public (en %
du PIB (en %) (en %) (en % du PIB) du PIB)
Zone Zone Zone Zone
EU Japon EU Japon EU Japon EU Japon
euro euro euro euro
2008 – 0,3 – 1,1 0,4 5,8 4,0 7,6 61,5 162,9 70,2 6,6 1,9 2,1
2009 – 3,1 – 5,5 – 4,4 9,3 5,1 9,6 73,6 180,1 80,0 11,9 8,8 6,3
2010 2,4 4,7 2,0 9,6 5,1 10,1 82,8 188,3 85,4 11,4 8,3 6,2
2011 1,8 – 0,5 1,4 8,9 4,6 10,2 86,0 200,4 87,3 10,2 8,9 4,1
2012 2,2 2,0 – 0, 6 8,1 4,4 11,4 88,7* ND 90,6 8,6* ND 3,7
*Troisième trimestre 2012 ; ND : non disponible

Sources : Bulletin mensuel de la BCE, septembre 2012 et mai 2013.

57 LES POLITIQUES BUDGÉTAIRES À L’HEURE DE LA CONSOLIDATION DES FINANCES PUBLIQUES


économique qui s’est généralisée à partir d’investissement ont pris en charge 15 % de
de 2008. Mais cette crise et les mesures de ce montant. Les États européens ont financé
relance destinées à la combattre ont dété- le reste et mis en œuvre des plans de relance
rioré les finances publiques de la plupart des non coordonnés.
pays, ce qui les a obligés à mettre en œuvre Ces mesures ont favorisé une nette reprise en
des mesures de consolidation budgétaire. 2010 suivie d’un ralentissement conjoncturel
aux États-Unis et dans la zone euro et une
Les fondements du renouveau rechute au Japon. Mais, alors que les États-
Le renouveau théorique a été réalisé en grande Unis et le Japon ont continué à soutenir leur
partie dans le cadre des modèles d’équilibre conjoncture, l’Europe a exigé de ses membres
général qui, à la différence de ceux utilisés des efforts d’assainissement des finances
par les nouveaux classiques, introduisent publiques. De ce fait, la croissance et l’emploi
l’imperfection des marchés, des comporte- se sont améliorés aux États-Unis et au Japon
ments non ricardiens et une certaine viscosité et se sont détériorés gravement dans la zone
des prix compatible avec des comportements euro en 2012.
rationnels. Du fait de ces caractéristiques,
ces modèles sont qualifiés de néo-keynésiens. Les stratégies
Tout en conservant l’hypothèse d’anticipa- de consolidation budgétaire
tions rationnelles, ils permettent de restaurer Du fait de la dépendance importante des pays
l’efficacité de la politique budgétaire dans un européens par rapport aux marchés finan-
cadre théorique plus satisfaisant que celui ciers internationaux pour le financement
retenu par les modèles keynésiens agrégés. de leurs déficits budgétaires, les instances
européennes ont donné, dès 2010, une prio-
Les politiques de relance rité absolue à l’assainissement des finances
La crise immobilière américaine qui s’est publiques afin d’éviter une détérioration des
développée dès la fin 2006 s’est diffusée sur conditions d’emprunt. Cette dépendance est
les marchés monétaires et financiers de la beaucoup plus faible au Japon qui peut sup-
plupart des grandes économies, puis sur les porter un endettement public très élevé grâce
marchés des biens et du travail. Elle a débou- à un financement public assuré en grande
ché en 2009 sur une récession qui s’est tra- partie par une épargne intérieure importante.
duite par une baisse importante du PIB et une Quant à l’économie américaine, elle suscite
hausse très forte du chômage aux États-Unis, une confiance internationale très importante
au Japon et dans la zone euro. Cette évolu- dans sa vigueur de sorte que les conditions
tion a conduit les responsables politiques de de ses emprunts internationaux sont peu
ces zones économiques à réhabiliter les poli- sensibles jusqu’ici à l’état de ses finances
tiques budgétaires en adoptant en 2008 et publiques.
2009 des plans de relance. C’est ainsi que les En préconisant ou en imposant des pro-
États-Unis ont pris des mesures budgétaires grammes sévères d’assainissement budgé-
représentant plus de 5 % du PIB pour faire taire et de réformes structurelles, les instances
face à une hausse particulièrement impor- européennes espèrent rassurer les opérateurs
tante du chômage dans un contexte de faible des marchés financiers internationaux sans
protection sociale. Au Japon, quatre plans de trop détériorer la croissance et l’emploi. Cette
relance ont été mis successivement en œuvre stratégie suppose que les multiplicateurs bud-
en 2008-2009. Quant à l’Europe, elle a adopté gétaires qui traduisent l’incidence des varia-
une stratégie qui a mobilisé 200 milliards tions des dépenses publiques sur le PIB soient
d’euros, soit 1,5 % du PIB européen. Le bud- nuls ou très faibles. Or, un groupe d’écono-
get communautaire et la Banque européenne mistes a évalué en 2012 l’importance des effets

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 58


d’une variation des dépenses publiques sur le ***
PIB dans les pays de l’OCDE en se fondant sur
sept modèles structurels dont ceux utilisés par La nature des mesures budgétaires qu’un
la BCE et l’OCDE. Selon cette étude, une baisse gouvernement doit prendre diffère selon
temporaire des dépenses publiques de 1 % du que son économie se trouve ou non dans une
PIB entraîne une réduction de 0,9 % à 1,3 % du crise. En effet, dans une période de fluctua-
PIB. Dans ses Perspectives mondiales, le FMI tions relativement faibles de l’activité autour
considère que la valeur des multiplicateurs d’une tendance de long terme, il est probable
budgétaires a été largement sous-estimée, qu’une politique budgétaire discrétionnaire
notamment en Europe. Selon ses estimations, soit peu efficace pour lisser ces mouvements,
cette valeur représente entre 0,9 et 1,7 % du notamment à cause de son manque de sou-
PIB, alors que les politiques de consolidation plesse. Dans ce cas, le mécanisme des stabi-
budgétaire étaient fondées sur une valeur de lisateurs budgétaires automatiques se révèle
0,5 % du PIB. plus apte à corriger, au moins partiellement,
des déséquilibres transitoires. En revanche, il
L’assainissement des finances publiques doit est insuffisant en cas de crise grave. La néces-
également favoriser le retour de la croissance. sité d’une intervention budgétaire discrétion-
Cette idée semble se fonder sur une observa- naire de l’État s’est imposée après la crise
tion effectuée par C. Reinhart et K. Rogoff qui des années 1930 qui a conduit à la révolution
montrait que les pays ayant un taux d’endet- keynésienne. Il n’est donc pas étonnant que
tement inférieur à 90 % du PIB avaient une ce type de politique s’impose à nouveau à
croissance plus forte que les autres. Mais cette l’occasion d’une crise aussi sévère et qu’elle
étude est contestée pour des raisons méthodo- se fonde sur des conceptions keynésiennes
logiques et notamment pour avoir écarté cer- enrichies par les apports théoriques. Elle ne
tains pays du panel. Selon d’autres travaux, il peut néanmoins pas être menée de la même
n’y aurait en réalité aucun seuil de ce type. façon que dans les années 1950 et 1960. En
En fait, il conviendrait d’effectuer un assai- effet, l’interdépendance croissante des pays
nissement financier progressif pour lisser rend nécessaire la coordination des poli-
dans le temps ses effets négatifs sur la crois- tiques économiques afin de réduire les effets
sance et prendre parallèlement des mesures externes réciproques négatifs de celles-ci.
structurelles dont les effets positifs sur la De plus, la dépendance de nombreux États,
croissance se répercuteront sur les finances comme ceux de la zone euro, aux marchés
publiques. Cette stratégie, qui se place dans internationaux pour leur financement soumet
le moyen terme, nécessiterait une décon- leurs actions budgétaires à des contraintes
nexion des pays en difficulté par rapport aux fortes pour éviter une dérive importante de
marchés financiers dont les évaluations se leurs finances publiques.
placent le plus souvent dans une optique de
court terme.

59 LES POLITIQUES BUDGÉTAIRES À L’HEURE DE LA CONSOLIDATION DES FINANCES PUBLIQUES


POUR EN SAVOIR PLUS
Textes classiques ™ MUNDELL R. (1963), « Capital American Economic Journal :
™ BARRO R. J. (1974), « Are Mobility and Stabilisation Macroeconomics, vol. 4, n° 1.
Government Bonds Net Policy under Fixed and ™ FMI (2012), World Economic
Wealth ? », Journal of Political Flexible Exchange Rates », Outlook.
Economy, vol. 82, n° 6. Canadian Journal of
™ HERNDON T., ASH M., POLLIN R.
Economics and Political
™ FLEMING (1962), « Domestic (2013), « Does high public debt
Science, vol. 29.
Financial Policies under Fixed consistently shift growth ?
and under Floating Exchange ™ MUSGRAVE R. (1949), The A critique of C. Reinhart et
Rates », FMI Staff Paper, vol. 9, Theory of Public Finance. K. Rogoff », PERI Working
n° 3. A Study in Public Economy, Papers Series, n° 322.
New York, McGraw Hill.
™ HAAVELMO T. (1945), ™ KOENIG G. (2012),
« Multiplier effects of ™ PHILLIPS (1958), « Consolidation budgétaire
a balanced budget », « The Relation between et croissance », Bulletin de
Econometrica, vol. 13. Unemployment and the l’Observatoire des politiques
Rate of Change of Money économiques, n° 26.
™ HANSEN A.H. (1949),
Wages Rates in The United
Monetary Theory and Fiscal ™ REINHART C., ROGOFF K.
Kingdom », 1861-1957,
Policy, McGraw Hill, (2010), « Growth in a time of
Economica, vol. 25, n° 100.
New York. debt », American Economic
™ HICKS J. R. (1937), « Mr Keynes Sur la période contemporaine Review, Papers and
and the “Classics” : ™ COENEN G. et al. (2012), Proceedings, vol. 100.
A Suggested Interpretation », « Effects of fiscal stimulus
Econometrica, vol.5, n° 2. in structural models »,

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 60


Outre la stabilité des prix, les banques centrales ont comme objectif de contribuer, par leurs
politiques monétaires, à stabiliser la conjoncture et lutter contre les chocs économiques. La
crise qui a commencé en 2007 les a donc particulièrement mises à l’épreuve. Face au blocage
du marché monétaire et à la récession, elles ont massivement baissé leurs taux d’intérêt direc-
teur en 2008-2009, jusqu’à zéro pour certaines d’entre elles. Ces mesures de détente monétaire
se sont toutefois révélées insuffisantes, ce qui les a conduites à mettre en place des dispositifs
« non conventionnels ». Christian Bordes dresse un bilan de ces actions face à la crise. Si les
politiques non conventionnelles ont permis de mettre un terme à la paralysie du marché moné-
taire, les effets en termes de croissance sont plus contrastés. Elles font en outre courir aux
économies un certain nombre de risques, dont celui que se forment dans les années à venir
de nouvelles « bulles ».
Problèmes économiques

Les politiques monétaires,


quel renouvellement avec la crise ?
 CHRISTIAN BORDES macro-prudentielle1, etc. Plus immédiate-
ment, à court/moyen termes, dans le cadre
Université Paris 1 du régime de politique économique existant,
Centre d’Économie de la Sorbonne le problème posé est celui de la stabilisation
de l’économie à la suite d’une crise financière
majeure. Parce qu’il reste au cœur des préoc-
Avec la crise systémique globale, l’analyse cupations actuelles des banques centrales,
de la politique économique, en général, et c’est sous ce second angle que le renouvelle-
celle de la politique monétaire, en particu- ment de la politique monétaire avec la crise
lier, peuvent être menées à deux niveaux est étudié ici2. Cette analyse est menée en s’at-
[1] différents en fonction de la période d’ana- tachant aux économies où ce renouvellement
Dispositif de
régulation des lyse retenue. À moyen/long termes, on peut a été le plus marqué, les économies du « G4 »
institutions financières se demander si un changement de régime – États-Unis, Japon, zone euro, Royaume-
destiné à assurer la Uni –. La première réponse de leurs banques
gestion de la stabilité n’est pas nécessaire pour, sinon éviter, du
financière globale. moins limiter la probabilité d’une nouvelle centrales a consisté à pratiquer une poli-
crise financière généralisée ; s’agissant de tique de taux d’intérêt ultra accommodante.
[2]
La question d’un Face aux limites de la détente monétaire, les
changement du régime la politique monétaire, on doit alors s’inter-
de politique monétaire roger sur le maintien ou pas du ciblage de banques centrales ont ensuite mis en œuvre
fait l’objet de Bordes C.
l’inflation, son articulation avec la politique des politiques « non conventionnelles ».
(2011). « Pour un

61 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


La politique de détente monétaire Par l’annonce du taux d’intérêt directeur, les
autorités monétaires indiquaient l’orienta-
aménagement du central
banking : à la recherche
de l’affectation optimale
confrontée à ses limites tion souhaitée de leur politique, en confor-
mité avec la réalisation de l’objectif fixé. Cette
des instruments des
politiques monétaire et
macro-prudentielle »
annonce a agi sur l’économie selon un méca- in Betbèze J.-P.,
La politique monétaire nisme de transmission assez bien établi : une Bordes C., Couppey-
avant la crise répercussion de la baisse des taux directeurs Soubeyran J. et Plihon D.,
Banques centrales et
À partir du début des années 1990 jusqu’en sur les conditions de crédit suivie d’effets sur stabilité financière,
2007, la politique monétaire s’est limitée l’activité économique puis sur le niveau géné- Rapport pour le Conseil
ral des prix. d’analyse économique
dans les économies avancées à une politique n° 96, La Documentation
de réglage du taux d’intérêt. La mise en œuvre de la politique monétaire française.
L’objectif principal était d’assurer la stabi- s’est traduite par la conduite d’opérations
lité des prix à moyen/long terme – corres- de gestion de la liquidité qui ont soutenu
pondant, en général, à un taux d’inflation l’orientation souhaitée en maintenant le taux
annuel de 2 % – tout en stabilisant l’acti- de marché le plus pertinent – généralement,
vité économique. Plus précisément, cette le taux auquel les banques s’échangent de
fonction de stabilisation conjoncturelle a la liquidité pour 24 heures – à un niveau
consisté à neutraliser les effets des chocs conforme à celui du taux directeur. Ces opéra-
de différentes natures – financiers, réels et tions de gestion de la liquidité ont été conçues
sur les prix – qui frappent l’économie pour et mises en œuvre pour influencer unique-
éviter qu’ils n’empêchent le maintien de la ment le taux de marché ciblé. Les banques
stabilité monétaire. centrales ont conduit la politique monétaire

ZOOM un objectif conc


tell
elle
e que le
concernant
le taux
ernant une variabl
variable
taux d’inflation ou le
e nominale
le taux
nominale
taux de

LE RÔ
RÔLE DE LA GESTION
GESTION
change – estest une solution intérintéresessant
santee pour
stabiliser le
le niveau
niveau général
général des prix ou le le taux
taux

DES ANTICIPA
ANTICIPATIONS DANS d’inflation. Aujourd’hui,
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Aujourd’hui, dans les
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économies
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POLITIQUE MONÉTAIRE
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crédibilité é acquise par les les
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les raisons
raisons de la faibl
faible
e efficacit
efficacité é banques centr
centralales
es dans la réalisation
réalisation de cetcet
des politiques économiques
économiques discrétionnair
discrétionnaires es objectif facilit
facilitee la cconduit
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leur politique
menées pendant les les décennies
décennies préc
précédent
édentes.
es. monétair
monét aire,
e, notamment
notamment la st stabilisation
Une des conclusions
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cettee analyse
analyse est
est que conjonctur
onjoncturellellee de l’activit
l’activité
é économique.
économique. Ainsi,
le résult
résultat
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économique dépend au cour
courss de la crise, ont-elles
ont-elles pu adopter
adopter
des anticipations des agents relativ
relatives
es à ccett
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e une politique de tauxtaux agres
agressiv
sivee ainsi que des
politique. Les implications
implications de cece rrésult
ésultat
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mesur es non conv
conventionnell
entionnelleses de grande
grande
pour la conduit
conduite e de la politique économique,
économique, ampleur
ampl eur sans que l’ancr
l’ancrage
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notamment
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cellee de la politique monétair
monétaire, e, inflationnisttes autour
inflationnis autour de 2 % n’en souffre.
souffre.
sont très
très important
importantes.es. En particulier,
particulier, la
défense
déf ense d’un ancrage
ancrage nominal – c’est-à-dir
c’est-à-dire e Christian Bordes

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 62


ZOOM les taux
taux d’intér
mécanismes
méc
d’intérêt
êt qui sont les
anismes de transmis
les principaux
transmission
sion des décisions

LES CANA
ANAUX
UX
de politique monétair
monétaire e dans lele modèle
modèle
macro-éc
macr o-économique
onomique st standar
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globale/
e/

DE TRANSMISSION demande global


a lles
es canaux
globale).
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canaux agissant
agissant par lele biais des prix
DE LA POL
POLITIQUE MONÉTAIRE
MONÉTAIRE d’autres
d’autr es actifs (taux
« q de Tobin
(taux de change, théorie du
Tobin »). Enfin, il y a le
le mécanisme
mécanisme de
Différents
Différ ents canaux
canaux de transmis
transmission
sion de la transmis
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sion appelé
appelé « canal du crédit
crédit » qui
politique monétair
monétaire
e sont répert
répertoriés
oriés par a ffait
ait l’objet
l’objet de nombreuses
nombreuses études au cour courss
la théorie économique.
économique. En premier
premier lieu, des dernières
dernières années.
il y a les
les canaux
canaux traditionnels
traditionnels centr
centrés
és sur
POLITIQUE MONÉTAIRE

EFFETS SUR LES PRIX D'AUTRES ACTIFS APPROCHE PAR LE CRÉDIT


TRANSMISSION
CANAUX DE

Effets du taux Canal des


de change variations non
Canal sur les Canal anticipées du Effet sur la
traditionnel du exportations Théorie du q de Effets Canal ducrédit du Canal du niveau général liquidité des
taux d'intérêt nettes Tobin richesse bancaire bilan cash flow des prix ménages

Politique Politique Politique Politique Politique Politique Politique Politique Politique


monétaire monétaire monétaire monétaire monétaire monétaire monétaire monétaire monétaire

Taux d'intérêt Taux d'intérêt Prix d'actifs Prix d'actifs Dépôts Prix d'actifs Taux d'intérêt Niveau des prix Prix d'actifs
réel réel bancaires nominaux non anticipés

Taux de change q de Tobin Richesse Prêts Richesse


financière bancaires financière

Cash flow
Aléa moral,
Aléa moral, sélection
sélection Aléa moral, adverse
adverse sélection
adverse
Activités
Activités de prêt
de prêt Activités Probabilité
de prêt de détresse
financière

Investissement Investissement Investissement Investissement Investissement Investissement


DE LA DEMANDE
COMPOSANTE

Activité du Activité du Activité du


secteur secteur secteur
immobilier Consommation immobilier immobilier

Consommation Consommation
de biens Exportations de biens
durables nettes durables

PIB

C., Lacoue-Labarthe D. et Ragot X., Monnaie, banque et marc


Source : Mishkin F., Bordes C., Hautcoeur P.-C marchés finan-
finan-
ciers,, Paris, Pearson, 9e édition.
ciers

63 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


en procédant régulièrement à des opérations Un principe de séparation a été respecté
de marché à court terme qui visent à main- entre, d’un côté, la conduite de la politique
tenir leur offre de liquidités (les dépôts des monétaire et, de l’autre, la gestion de la liqui-
banques auprès de la banque centrale) autour dité, la seconde étant limitée à une fonction
des besoins des banques, conservant ainsi les de mise en œuvre de la première et n’appor-
taux de référence du marché à des niveaux tant aucune information sur son orientation.
proches des taux directeurs.

ZOOM 2 %). Dès lor


lors,
s, les
négatifs et à leur
les taux
taux d’intér
leur val
valeur
d’intérêt
êt réels
eur d’équilibre
réels seront
seront
d’équilibre ; craignant
craignant

LA TRAPPE À LIQUIDITÉS
une érosion
érosion du pouvoir
pouvoir d’achat de leur
leurss
encais
enc aisses,
ses, les
les agents économiques
économiques seront
seront
incités
incités à « déthésauriser », ce ce qui devr
devrait
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Dans une situation de trappetrappe à liquidités,
liquidités, les
les stimul
timulerer la demande global
globalee et améliorer
améliorer la
taux d’intér
d’intérêt
êt nominaux sont au voisinage
voisinage de situation de l’empl
l’emploioi (2).
zéro,
zér o, voir
voiree nuls, alor
alorss que les
les taux
taux d’intér
d’intérêt
êt
réels d’équilibre
d’équilibre – assur
assurant
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l’égalité é entre
entre Plusieurs possibilit
Plusieurs possibilités
és s’offr
s’offrent
ent aux autorit
autorités
és
épargne
épar gne et inves
investis
tissement
sement – sont négatifs. monétair
monét aires
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conduire e le
le public à cett
cette
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Le niveau
niveau de cesces derniers
derniers s’e
s’explique
xplique par de révision à la hausse
hausse des anticipations
faibl
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croissanc
sance e à llong
ong inflationnisttes – par ex
inflationnis exempl
emple,e, elles
elles peuvent
peuvent
terme ; l’inv
l’inves
estis
tissement
sement désiré
désiré es
estt alor
alorss si s’engager à mener dans le le futur une politique
faibl
aiblee que, à court
court terme,
terme, des taux
taux d’intér
d’intérêt
êt de taux
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accommodant
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temps
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seraient néces
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es pour que le le normal ou bien à interv
intervenir
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marché
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mont ant de l’épar
l’épargne
gne corr
corresponde
esponde à celui celui de des changes pour que la monnaie nationale
nationale
l’inv
’inves
estis
tissement.
sement. se déprécie
déprécie –, la principale
principale difficulté
difficulté étant
étant
d’assur
d’assurer
er la crédibilit
crédibilité
é de cet
cet engagement.
La conclusion
conclusion de l’anal
l’analyse
yse ke
keynésienne
traditionnell
traditionnelle e de cett
cette
e situation était
était que Christian Bordes
la politique monétair
monétaire e es
estt inefficac
inefficace e pour
sortir l’éc
l’économie
onomie d’une situation de trappetrappe à
liquidités
liquidit és : l’injection
l’injection massiv
massive e de liquidité
liquidité par (1) « Ther
heree is the possibility… that
that after the rarate
of interest
interest has fallen to a certain lev
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les autorit
autorités
és monétair
monétaires es est
est intégr
intégral
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pr eference
ence is virtually
virtually absolute
absolute in the sense that
that
thésaurisée par les les agents économiques
économiques qui ne almost evever
eryyone prefer
preferss cash to holding a debt
debt at
at so
sont incités
incités ni à augmenter
augmenter leur leur détention
détention de low
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event, the monetary
monetary
authority would
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have lost effectiv
effective control.
control. » (John
(John
titres
titres – dont la rémunér
rémunération
ation est
est nulle
nulle –, ni à Maynar
Ma ynardd Ke
Keynes, Théorie générale
générale de l’emploi, de
dépenser plus (1). l’intérêt
l’intérêt et de la monnaie, 1936)

Cette conclusion
Cette conclusion relativ
relative e à ll’ineffic
’inefficacit
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general argument
argument that
that the monetary
monetary
la politique monétair
monétaire e dans une situation de authorities can increase
increase aggreg
aggregaate demand and
prices, even if the nominal interest
interest ra
rate is zero,
zero, is as
trappe
trappe à liquidités
liquidités est
est remise
remise en cause
cause par follo
ollows
ws : Money
Money, unlik
unlikee other forms
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l’anal
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macro-économique
onomique moderne dans debt,
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zero interest
interest and has infinite maturity
maturity..
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Paul Krugman et de The monetary
monetary authorities can issue as much much money
money
as they
they like.
like. Hence, if the price lev
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Michael Woodf
Woodforord.
d. Les taux
taux d’intér
d’intérêt
êt nominaux independent
inde pendent of money
money issuance, then the monetary
monetary
étant
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proches de zéro,
zéro, les
les autorit
autoritésés monétair
monétaireses authorities could use the moneymoney they
they crea
create
te to
doivent
doiv ent persuader
persuader le le public de re revoir à la acquire
acquir e indefinite quantities of goods
goods and assets. This
hausse
haus se ses anticipations inflationnist
inflationnistes en lesles is manifestly
manifestly impossible in equilibrium. Ther herefefor
ore
e
money
mone y issuance must
must ultimatel
ultimatelyy raise
raise the price lev
level,
fixant à un niveau
niveau supérieur à celuicelui qui pré
prévaut even if nominal interest
interest rarates are
are bounded at at zero
zero »
habituellement
habituell ement (par ex exempl
emple, e, à 4 % au lieu de (Ben Bernanke,
Bernanke, 2000).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 64


Le tournant de 2008 centrale européenne (BCE), quant à elle, a
abaissé son principal taux de 3,25 points
La faillite de Lehman Brothers, le 15 sep-
de pourcentage entre septembre 2008 et
tembre 2008, marque un tournant pour la
mai 2009. Jusqu’à cette date, la baisse du taux
politique monétaire. Le 8 octobre, les grandes
directeur coïncide à peu près avec le ralen-
banques centrales ont mené une action
tissement de l’inflation. Par la suite, jusqu’à
concertée sans précédent en annonçant
la fin de 2009, il ne tombe pas au-dessous
simultanément une réduction de leurs taux
de 1 %, alors même que le ralentissement de
directeurs (graphique 1). Le recul mondial de
la hausse des prix se poursuit. En effet, à ce
la production et de l’inflation enregistré au
moment-là, le Conseil des gouverneurs consi-
quatrième trimestre 2008 et début 2009 ayant
dère le taux de 1 % comme un plancher, pour
largement dépassé ce qui était attendu aupa-
deux raisons : un risque de déflation peu élevé
ravant, la Réserve fédérale américaine, la
dans la zone euro, en raison d’une grande
Banque du Japon, la Banque d’Angleterre, la
inertie de l’inflation résultant des caracté-
Banque du Canada, la Banque de Suède et la
ristiques structurelles du marché du travail
Banque nationale suisse avaient ramené, fin
et des marchés de produits ; un risque de
mai 2009, leurs taux directeurs à des niveaux
paralysie du marché monétaire, les banques
proches de zéro. La contrainte du plancher
se refusant à échanger entre elles de la liqui-
de 0 % s’est alors imposée : l’accentuation de
dité de peur d’un défaut des contreparties. La
l’écart de production et le ralentissement de
fixation de ce plancher de 1 % alors même que
l’inflation auraient justifié des taux négatifs
l’inflation continue de baisser se traduit par
impossibles à mettre en œuvre. Les banques
une hausse du taux d’intérêt réel et un res-
centrales ont alors trouvé nécessaire d’ampli-
serrement des conditions de financement au
fier par d’autres moyens le caractère accom-
cours du second semestre 2009.
modant de la politique monétaire. La Banque

1. Les taux d’intérêt directeurs des banques centrales (en %)

7 Australie

6 Zone euro

Canada
5
Royaume-Uni
4
États-Unis
3
Japon
2
Suisse
1

0
00 02 04 06 08 10 12

Source : Thomson Reuters Datastream.

65 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


Les politiques non conventionnelles Approvisionnement en liquidité
Lorsque la qualité du bilan des banques
à la rescousse devient incertaine, leurs sources de finance-
ment habituelles sont gelées. Pour résoudre
La détérioration exceptionnelle des perspec-
ce problème de refinancement des banques
tives économiques fines 2008 et début 2009
et éviter la vente désordonnée de leurs actifs,
ont amené les banques centrales à pratiquer
la banque centrale joue son rôle de prêteur
des politiques non conventionnelles qui se
en dernier ressort. Elle peut le faire en injec-
sont traduites par un fort gonflement de leurs
tant massivement des liquidités dans le sys-
bilans.
tème bancaire. Elle peut pour cela assouplir
Leur objectif peut être d’opérer un assouplis- le niveau de la qualité des actifs que les
sement monétaire supplémentaire en faisant banques peuvent donner en garantie.
baisser les taux d’intérêt à long terme et, plus
généralement, les primes de risque ; elles Programmes d’achats de titres
peuvent aussi chercher à rétablir un fonction- Les mesures d’approvisionnement en liquidi-
nement normal du mécanisme de transmis- tés devraient, en principe, permettre d’éviter
sion lorsque les baisses de taux directeurs ne un effondrement du cours de la plupart des
sont plus répercutées, ni sur l’ensemble de la classes d’actifs. Toutefois, ces mesures glo-
gamme des taux ni sur l’offre de crédit. bales peuvent se révéler insuffisantes pour
Les mesures décidées par la Banque d’An- certains segments du marché. La banque cen-
gleterre, la Banque du Japon et la Fed s’ins- trale peut alors directement acheter les titres
crivent dans la première logique tandis que en question. Ces programmes d’achat massif
celles mises en œuvre par la BCE suivent la d’actifs sont destinés à faire baisser les taux
seconde. d’intérêt à long terme et les primes de risque
en général, afin d’opérer un assouplissement
Une batterie de mesures monétaire supplémentaire.
non conventionnelles Engagements relatifs aux décisions à venir
La typologie établie il y a quelques années Même s’il est lui impossible d’amener les taux
par Bernanke et al. (2004) conserve toute sa courts au-dessous de zéro, la banque centrale [3]
validité3. Selon ces auteurs, les mesures non dispose d’un autre moyen pour faire baisser Bernanke B. S.,
Reinhart V. R.,
conventionnelles de politique monétaire les taux longs avec l’espoir de relancer l’éco- Sack B. P. (2004),
peuvent être classées en trois catégories : nomie. Cette solution consiste dans l’engage- « Monetary Policy
– les mesures visant à orienter les anticipa- Alternatives at the
ment de maintenir durablement le principal Zero Bound : An
tions des agents privés relatives à la trajec- taux directeur à zéro. Cette annonce devrait Empirical Assessment »,
toire future des taux directeurs ; conduire les investisseurs à revoir à la baisse Finance and Economics
Discussion Series
– celles visant à augmenter la taille du leurs anticipations relatives aux taux courts, Divisions of Research &
passif de la banque centrale, donc la base faisant ainsi diminuer le taux long. Statistics and Monetary
monétaire ; Affairs Federal Reserve
Board, Washington, D.C.,
– enfin, les mesures visant à modifier la com- Assouplissement quantitatif 2004-48 (http://www.
position des actifs de la banque centrale. et assouplissement du crédit federalreserve.gov/pubs/
feds/2004/200448/200448
Ces mesures non conventionnelles consistent Les programmes d’achats de titres ne se tra- pap.pdf)
dans : duisent pas nécessairement par une augmen-
– l’approvisionnement en liquidité et l’as- tation de la base monétaire – constituée par
souplissement des règles de collatéral ; les billets en circulation émis par la banque
– les programmes d’achats de titres ; centrale ainsi que les réserves détenues
– les engagements relatifs aux décisions à auprès d’elle par les banques commerciales –
venir. appelée aussi monnaie à haute puissance

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 66


parce qu’elle sert de fondement à la création dès le départ. L’explosion de la base ne se
monétaire par les banques commerciales lors traduira pas par une expansion monétaire si
d’opérations de crédit. C’est le cas si : elle sert à alimenter la détention de réserves
[4]
Les réserves qu’une excédentaires4. C’est ce que l’on a pu consta-
banque commerciale – la banque centrale procède à des achats de
ter quand la Banque du Japon a instauré un
détient auprès d’une titres longs en les finançant par des ventes de
banque centrale assouplissement quantitatif après l’éclate-
titres courts d’un même montant (opération
sont très liquides et
twist) ; ment de la bulle sur les marchés boursier
dépourvues de risque ;
en contrepartie, leur
et immobilier ; la base monétaire a été mul-
rémunération est très – la banque centrale stérilise ces achats en tipliée par deux, mais cela n’a eu aucune
faible. La stabilité du diminuant d’autant le montant de la liquidité conséquence notable sur la demande globale
montant des crédits
distribués à l’économie
qu’elle injecte par ailleurs. – qui est restée atone – et sur le niveau géné-
et de la création
Dans le cas contraire – c’est-à-dire si ces ral des prix – qui a baissé.
monétaire en dépit
d’une injection d’un achats sont financés par l’émission de mon-
volume considérable naie de base sans que celle-ci soit stérilisée –,
de liquidité par la
banque centrale peut
on parle d’assouplissement quantitatif. S’ils Détente monétaire –
s’expliquer ainsi : le
coût d’opportunité de la
sont massifs, ils peuvent se traduire par une
explosion de la base monétaire. mesures non conventionnelles :
détention d’excédents
de liquidités par les
banques est très faible ;
On s’attend alors à une accélération de la un palliatif mais pas la panacée
aussi préfèrent-elles
création monétaire – mesurée par les agré-
conserver un actif gats plus larges, M1, M2 et M3 – ; à court Quelle a été l’efficacité de politiques de taux
extrêmement liquide, terme, à une stimulation de l’activité écono- d’intérêt historiquement bas combinées à des
dépourvu de risque et
rémunéré à un faible mique ; à moyen / long terme, à une accéléra- mesures non conventionnelles (cf. tableau 1) ?
taux d’intérêt plutôt tion de l’inflation. Mais, par temps de crise, Elles ont permis de gagner du temps pour
qu’octroyer des crédits ces enchaînements pourraient être rompus qu’un nouvel équilibre émerge, mais leur
aux entreprises ou aux
ménages ou qu’acheter 1. Principales mesures prises par les banques centrales du G4 au cours de la crise
des actifs mieux
rémunérés.
États-Unis Zone euro Royaume-Uni Japon
Fed BCE BoE BoJ
– En décembre 2008, – Principal taux direc- – Principal taux direc- – Programme consis-
le principal taux teur abaissé à 0,5 % teur abaissé à 0,5 % tant à multiplier par
directeur a été amené – Marge limitée en – Achats d’obligations 2 la base monétaire
au voisinage de zéro matière d’achats d’État dont le mon- ainsi que la détention
– Achats de titres du de titres en raison tant total s’élève à 509 de titres d’État
Trésor et de titres de l’interdiction du Mds de dollars – Contrairement aux
adossés à des garan- financement les États – Possibilité offerte 3 autres banques cen-
ties hypothécaires – Approvisionnement aux banques qui trales, possibilité de
dont le montant total du système bancaire distribuent des prêts combiner la politique
avoisine 3 000 Mds de en liquidités à des d’emprunter auprès monétaire à un impor-
dollars (programmes taux extrêmement bas de la BoE à des taux tant programme de
d’assouplissement pour une durée très d’intérêt très bas relance budgétaire, ce
quantitatif : QE1, QE2 longue (allant jusqu’à qui donne l’assurance
et QE3) 3 ans pour les deux que la liquidité créée
– Annonce de l’inten- LTRO) sera bien utilisée
tion de maintenir les
taux au voisinage de
zéro
Source : d’après New York Times.

67 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


2. Bilans des banques centrales du G4 (en milliards de dollars) et moyenne de leurs taux directeurs
(en %)

Moyenne des taux directeurs (éch. de gauche).


Total des bilans (éch. de droite).

4,0 10

3,5 9

3,0
8

2,5
7
2,0
6
1,5
5
1,0
4
0,5

0,0 3
2007 2008 2009 2010 2011 2012

Source : Thomson Reuters Datastream.

capacité à y parvenir suscite de nombreuses cadre du Securities Market Program (SMT)


interrogations. totalisaient 212 milliards d’euros, et ceux
achetés dans le cadre des deux programmes
Le gonflement des bilans d’achat d’obligations sécurisées avoisi-
des banques centrales naient 69 milliards d’euros. Autrement dit,
la hausse du bilan de la BCE a été endogène,
Le total des bilans des banques centrales
déterminée par le comportement du système
du G4 atteint aujourd’hui environ 9 000 mil-
liards de dollars. Il a augmenté de plus de bancaire ; celles des bilans des banques cen-
8 000 milliards depuis 2008 tandis que la trales britannique, japonaise et américaine
valeur moyenne des taux directeurs est infé- ont été exogènes, déterminées par les autori-
rieure à 0,5 % depuis le début de l’année 2009 tés monétaires.
(graphique 2).
La similitude de ces augmentations masque Effets sur les marchés financiers
une différence de taille. Le gonflement du
bilan de la BCE observé jusqu’à l’été 2012 est Appréhendée globalement, cette politique
en grande partie le résultat de la forte aug- de taux historiquement bas combinée à des
mentation de la demande de liquidité de la mesures non conventionnelles a permis d’évi-
part des banques lors des deux VLTRO (opé- ter les crises de liquidité bancaires et a fait
rations de refinancement à très long terme, baisser les taux d’intérêt, rendant le désen-
Very Long Term Refinancing Operations) dettement moins douloureux et facilitant le
qui ont permis d’allouer un total d’environ financement des déficits publics. Elle a aussi
1 000 milliards d’euros. À ce moment-là, les soutenu les prix des actifs, améliorant la sol-
montants des titres acquis fermes dans le vabilité des emprunteurs.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 68


3. Réaction du marché boursier mondial aux programmes non conventionnels

Indice MSCI*

400 Fin Annonce


Annonce QE2 QE3
Fin Annonce Annonce
QE1
QE1 QE2 LTRO
350 (BCE)
Extension
QE1
300

250

200

150
2009 2010 2011 2012 2013

Source : Thomson Reuters Datastream.

QE = Assouplissement quantitatif ; LTRO = Opération de refinancement à long terme.


* Indice boursier mesurant la performance des marchés boursiers de pays avancés.

Les marchés ont le sentiment que les la BCE, les cours boursiers mondiaux ont
banques centrales agissent comme un filet été multipliés par deux (graphique 3). Les
de sécurité pour la croissance ; les inves- annonces de la mise en place ou de l’exten-
tisseurs sont convaincus qu’elles fixent un sion des programmes d’assouplissement
plancher aux prix des actifs, même si elles quantitatif ont été accompagnées de fortes
s’en défendent. Cette idée a été renforcée, progressions du MSCI World Equity Index.
courant 2012, par le débat sur l’opportunité À l’opposé, quand les marchés ont pu croire
de remplacer le ciblage de l’inflation par une que la Fed allait limiter ses interventions,
stratégie – comme le ciblage du PIB nominal les cours boursiers ont baissé. Il en a notam-
– accordant plus de poids à l’activité écono- ment été ainsi à l’expiration de son deuxième
mique. Il s’en est suivi une nette réduction dispositif d’assouplissement ; mais, avec
des risques extrêmes pour l’économie mon- l’annonce des deux opérations de VLTRO,
diale, une très forte baisse de la volatilité et
la BCE a en quelque sorte pris le relais, ce
un encouragement pour les investisseurs à
qui a relancé les marchés (graphique 3). La
acquérir des actifs plus risqués.
politique de maintien des taux directeurs à
L’impact de l’action des banques centrales un niveau historiquement bas combinée aux
sur les prix des principaux actifs est, à pre- mesures non conventionnelles a amené les
mière vue, facile à constater. Depuis l’an- investisseurs à sortir des marchés des obli-
nonce et la mise en œuvre des différents gations d’État et à se reporter sur des actifs
programmes d’assouplissement quantita- plus risqués, ce qui a été favorable aux mar-
tif de la Fed et des opérations de VLTRO de chés boursiers.

69 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


Effets sur l’activité économique en avant la persistance d’une contraction de
et sur l’inflation l’offre de crédit par des banques soucieuses
de dégonfler la taille de leurs bilans. Une
La hausse des cours boursiers, en particulier, dernière – plus inquiétante – impute l’atonie
et, plus généralement, de l’ensemble des prix des dépenses d’investissement à un change-
des actifs risqués devrait normalement facili- ment durable de comportement de la part
ter le financement des entreprises et conduire des entreprises : pour le financement de ces
à un effet de richesse favorable. Un environ- dépenses, échaudées par la contraction du
nement tel que celui qui prévaut actuellement crédit, elles ne voudraient plus dépendre des
dans de nombreux pays, où les rendements banques et souhaiteraient pouvoir compter
obligataires sont inférieurs à la croissance sur leurs ressources propres ; leur aversion
nominale du PIB, semble particulièrement au risque aurait augmenté et, désormais, elles
propice à un redémarrage de l’investisse- se contenteraient d’activités moins rentables.
ment. Avec la baisse du coût du capital, les Quoi qu’il en soit, si la croissance semble être
entreprises devraient voir la rentabilité des repartie aux États-Unis (graphique 4a), ce
investissements augmenter et développer n’est pas le cas dans la plupart des autres
leurs activités. Pourtant, il n’en est rien pour économies développées, avec, depuis le début
l’instant. En dépit de l’amélioration globale 2013, un ralentissement inquiétant observé
de la profitabilité et de la structure de bilan pour l’Allemagne qui avait jusqu’alors fait
des entreprises, les commandes de biens exception.
d’investissement demeurent désespérément
faibles dans la plupart des pays développés Nombreux sont ceux qui n’ont cessé d’ex-
et cette anémie se diffuse dans les pays émer- primer leur préoccupation au sujet d’une
gents. Une explication fréquemment avancée possible hausse de l’inflation résultant de
met l’accent sur la montée transitoire de l’in- l’explosion des bilans des banques cen-
certitude en période de crise. Une autre met trales. Pour l’heure, cette crainte ne paraît
4a. Croissance du PIB réel depuis 1999 (base 100 en 1999)

135
États-Unis
130 Royaume-Uni
France
Japon
125
Italie
Allemagne
120

115

110

105

100
99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13

Source : Thomson Reuters Datastream.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 70


4b. Taux d’inflation depuis 2000 (en %)

10
Royaume-Uni
Zone euro
8 Chine
États-Unis
Japon
6

–2

–4
00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13

4c. Variation annuelle de l’indice des prix des matières premières (en %)

40

20

– 20

– 40
00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13

Source : Thomson Reuters Datastream.

pas justifiée (graphique 4b). Aux États-Unis, combinée à des mesures non convention-
au Japon et dans la zone euro, la hausse des nelles pourrait avoir des effets pervers et
prix observée est même tombée assez nette- leur retrait s’annonce comme un exercice
ment au-dessous des 2 % qui constituent, peu très délicat à mener.
ou prou, l’objectif des banques centrales en la Bulles
matière ; seul le Royaume-Uni fait exception.
Un assouplissement quantitatif persistant peut
En outre, sur les marchés mondiaux, les prix
conduire à des bulles d’actifs, aussi bien là où il
des matières premières restent stables.
est mis en œuvre que dans les autres pays où il
a une influence. C’est ce qui s’est passé en 2000-
Risques 2006, quand la Réserve fédérale américaine a
Le maintien, sur une période prolongée, fait chuter de manière agressive le taux des
de politiques de taux historiquement bas fonds fédéraux à 1 % au cours de la récession

71 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


de 2001 et de la période de faible reprise par la Risques liés à la sortie
suite. En maintenant le taux à ces niveaux, elle des mesures non conventionnelles
avait alimenté la « bulle » des crédits au loge-
Si la sortie des programmes non convention-
ment, qui a provoqué la crise des subprimes.
nels était trop lente et/ou trop tardive, elle
Mouvements de hot money pourrait ouvrir la voie à une accélération de
et guerre des monnaies l’inflation et/ou à des bulles spéculatives.
L’assouplissement quantitatif dans les éco- À l’opposé, une sortie précipitée risquerait
nomies avancées a potentiellement un autre de déstabiliser les marchés et de stopper la
effet pervers : les taux d’intérêt faibles reprise de l’activité économique.
génèrent des mouvements de capitaux exces- Si l’on prend l’exemple des États-Unis, sans
sifs vers les économies émergentes à plus le soutien de la Fed, une remontée des taux
forte croissance et à forts taux d’intérêt. En semble inévitable avec pour conséquence
principe, cette arrivée massive de capitaux une dépréciation des obligations. Les profits
devrait se traduire par une appréciation de la Fed pourraient donc souffrir au cours
des taux de change de ces pays jusqu’à leur des années à venir de son désengagement
nouvelle valeur d’équilibre ; une fois celle- progressif de sa politique d’assouplissement
ci atteinte, les entrées de capitaux devraient quantitatif, surtout si elle était contrainte de
cesser. Dans la pratique, il n’en est pas ainsi : vendre à perte une partie de son portefeuille
[5]
si les investisseurs retirent des gains de cette de titres5. Le Congressional Budget Office Lors d’une audition
appréciation, il est à craindre que les entrées (CBO) estime que les paiements de la Fed au au Congrès, Ben
Bernanke, a estimé que
de capitaux, bien loin de se tarir, redoublent, Trésor, après avoir atteint en moyenne 95 mil- la Fed aurait intérêt
ce qui entraîne une nouvelle revalorisation de liards de dollars par an jusqu’en 2016, pour- à conserver jusqu’à
la monnaie et, bien loin de ramener l’écono- leur échéance les prêts
raient tomber à zéro entre 2018 et 2020 pour
immobiliers titrisés
mie à l’équilibre, ce processus amplificateur reprendre par la suite. qu’elle détient plutôt
l’en écarte et risque de se terminer par un Au-delà de cet exemple, comment éviter que
que de les vendre sur
le marché.
krach. Dans ces conditions, il n’est pas éton- la sortie des dispositifs non conventionnels
nant que les pays bénéficiaires aient résisté et de la politique de taux historiquement bas
[6]
FMI (2013), Rapport
à l’afflux de mouvements de hot money par 2013 sur la stabilité
ne vienne menacer la stabilité financière ? financière globale.
des mesures de contrôle des mouvements de Les recommandations à ce sujet sont appa-
capitaux destinés à bloquer l’appréciation de remment simples : le gradualisme s’impose
leurs monnaies. et les changements apportés doivent être
« Zombification » de l’économie prévisibles ; la banque centrale doit « prépa-
Les politiques d’assouplissement quantitatif rer minutieusement sa stratégie de sortie et
sont aussi mises en cause en raison de leur la communiquer à l’avance aux marchés, aux
caractère potentiellement contre-productif. institutions financières ainsi qu’aux autres
En favorisant de très bas niveaux de taux d’in- banques centrales afin de minimiser le risque
térêt, elles contribueraient à reporter dans de dysfonctionnement »6. Selon une vision
le temps des restructurations inévitables et optimiste, cela ne devrait pas être difficile ;
à maintenir à flot des pans entiers de l’éco- par exemple, les banques centrales japonaise
nomie qui auraient dû disparaître. En retar- et suédoise ont pu dégonfler massivement la
dant le désendettement des secteurs privé et taille de leur bilan à l’automne 2010 sans créer
public, ces politiques pourraient créer une de perturbation dans le secteur financier ou
armée de « zombies » : des institutions finan- pour les taux d’intérêt. Mais l’opinion la plus
cières avec des situations financières nettes répandue est que, pour les banques centrales
négatives, des ménages irresponsables, des du G4, la sortie des mesures non convention-
entreprises peu compétitives et peu inno- nelles sera un exercice très délicat à mener.
vantes et des pouvoirs publics inefficaces. ***

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 72


Avec la crise, l’objectif de la politique moné- renouvellement des politiques monétaires
taire des banques centrales des principales soient exprimés. Les monétaristes et les keyné-
économies avancées – assurer la stabilité des siens de stricte obédience le jugent soit dange-
prix à moyen/long terme tout en stabilisant reux – pour les premiers, les banques centrales
l’activité économique – n’a pas varié. Mais se sont trop aventurées en terre inconnue et
l’ampleur du choc financier a été telle que, doivent revenir en arrière compte tenu des
pour l’assurer, elles ont dû avoir recours à risques encourus – soit largement inefficace –
des mesures totalement inédites, soit parce pour les seconds, dans la situation de trappe à
que les taux directeurs sont venus buter liquidité où l’on se trouve aujourd’hui, la poli-
contre leur plancher de 0 % (Banque d’Angle- tique monétaire ne peut, à elle seule, stabiliser
terre, Banque du Japon, Fed), soit parce que l’économie et la politique budgétaire doit être
le mécanisme de transmission habituel est plus expansionniste. En revanche, pour les
devenu inopérant (BCE). En outre, pour assu- nouveaux keynésiens – dont l’analyse a lar-
rer la stabilisation conjoncturelle, la politique gement inspiré le renouvellement de la poli-
monétaire a été largement laissée à elle- tique monétaire –, celui-ci a évité le pire – en
même : elle n’a pas pu compter sur l’appui empêchant que la situation observée dans les
d’une politique budgétaire expansionniste à années 1930 ne se reproduise et des marges
laquelle les pouvoirs publics se sont refusés. de manœuvre restent encore disponibles qui
C’est ainsi que, dans le G4, une politique de permettraient d’aller encore plus loin si le
taux ultra accommodante a été associée à des besoin s’en faisait sentir. Mais, du côté des
mesures non conventionnelles radicalement banquiers centraux, on cherche à tempérer
nouvelles. Alors qu’en temps normal, les ban- ces attentes, en indiquant clairement qu’il ne
quiers centraux se montrent extrêmement faut pas s’attendre à ce que leur action règle
prudents, ils ont fait preuve d’audace. tous les problèmes auxquels sont confrontées
Cette combinaison s’est traduite par un retour aujourd’hui les économies ; comme le déclare
[7]
Jean-Pierre Danthine, à la normale sur les marchés financiers. En l’un d’entre eux7 : si la politique monétaire
vice-président de la peut promouvoir des conditions favorisant la
Direction générale de la revanche, les signes d’une reprise solide de
Banque nationale suisse. l’activité et d’une amélioration de la situation croissance, elle ne crée pas de richesse pour et
de l’emploi se font toujours attendre, surtout par elle-même ; ce sont les forces innovatrices
en Europe et au Japon. Dans ces conditions, et entrepreneuriales du secteur privé qui sont
il n’est pas étonnant que chez les écono- les moteurs d’une croissance réelle et durable.
mistes, des points de vue différents sur ce

POUR EN SAVOIR PLUS


™ AGLIETTA M., CARTON B. et centrales à la crise : conventionnelles de politique
SZCZERBOWICZ U. (2012), une comparaison », Special monétaire face à la crise,
« La BCE au chevet de la Report recherche économique Questions actuelles – Économie-
liquidité bancaire », La lettre du n° 30, Natixis, 27 février. Monnaie-Finance n° 1, Banque
CEPII, n° 321, mai. ™ CLERC L. (2009), de France, avril.
™ BANQUE DES RÈGLEMENTS « Les mesures non ™ MISHKIN F., BORDES C.,
INTERNATIONAUX (2013), conventionnelles de politique LACOUE-LABARTHE D.,
83e rapport annuel de la BRI monétaire », Focus n° 4, LEBOISNE N., POUTINEAU J.-C.
2012/2013, 23 juin. Banque de France, 23 avril. (2013), Monnaie, banque et
™ BROYER S. (2013), ™LOISEL O. et MÉSONNIER J.-S. marchés ϔinanciers, Paris,
« La réaction des banques (2009), « Les mesures non Pearson, 10e éd.

73 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


¶ COMPLÉMENT Plus précisément, la politique macro-
prudentielle peut être vue comme se situant
sur un spectre, avec la politique monétaire
LA STABILITÉ FINANCIÈRE, d’un côté, et la politique micro-prudentielle

NOUVEL OBJECTIF
de l’autre. Ses objectifs de nature globale se
rapprochent de ceux de la politique monétaire.
DES BANQUES CENTRALES ? En revanche, elle est plus proche de la politique
micro-prudentielle au niveau des instruments –
Une implication forte des banques centrales tels les ratios de capital – qu’elle doit chercher
dans le macro-prudentiel semble aujourd’hui à adapter et manier, pour réduire le risque
faire consensus : 86 % des banquiers centraux systémique. Inévitablement, la frontière entre
et 89 % des économistes qui ont participé à le macro-prudentiel et le micro-prudentiel sera
notre questionnaire ont ainsi répondu « oui » poreuse et fine. Ce qui obligera les banques
à la question de savoir si la Banque centrale centrales et les autorités de supervision à se
devait jouer un rôle important dans coordonner étroitement.
la supervision macro-prudentielle. Le rôle principal des politiques micro et macro-
La supervision macro-prudentielle constitue prudentielles peut s’exprimer simplement :
en effet le chaînon manquant entre politique promouvoir la résilience du système financier,
monétaire et politique prudentielle et permet de de manière à assurer une offre de services
les articuler. Mais quels seront précisément les financiers adaptée aux besoins de l’économie
instruments macro-prudentiels dans son ensemble. La fonction spécifique
des banques centrales ? Où commence et où de la politique macroprudentielle consiste à
finit l’implication de la Banque centrale dans prévenir et gérer le risque systémique. Selon la
la politique prudentielle ? Son implication définition donnée par Jean-François Lepetit :
macro-prudentielle suppose-t-elle, aussi, « La crise systémique est une rupture dans le
une implication dans le micro-prudentiel, fonctionnement des services financiers causée
poussée ou non ? par la dégradation de tout ou partie du système
Le rôle de la politique macro-prudentielle financier et ayant un impact négatif généralisé
sur l’économie réelle ».
Les superviseurs ont longtemps privilégié
la régulation micro-prudentielle et prêté La crise des subprimes fournit une illustration
peu d’attention au risque systémique. Ils du risque systémique conduisant à une
considéraient en effet qu’une maîtrise des crise systémique, dans la mesure où elle a
risques individuels était suffisante pour brutalement déstabilisé le système financier
préserver la stabilité du système financier. international et s’est propagée à l’ensemble
Cette attitude était, et demeure, liée en de l’économie mondiale. Bien sûr, le risque de
grande partie au paradigme de l’efficience système n’est pas un phénomène nouveau.
des marchés, paradigme qui privilégie le Les crises systémiques jalonnent en effet
comportement des agents individuels à partir l’histoire des systèmes financiers et la crise
d’une vision essentiellement microéconomique de 1929 fut l’une des plus mémorables. Ce
de la finance. Selon cette conception, le risque de système s’est cependant intensifié
risque systémique serait ainsi le résultat à partir des années soixante-dix avec la
d’une agrégation de risques individuels. C’est globalisation financière. Cette dernière a
ainsi que la régulation macro-prudentielle, interconnecté les marchés et vu se développer
qui concerne la stabilité globale du système de grands groupes financiers transnationaux
bancaire et financier, était le maillon faible, si ce et multispécialisés. (…)
n’est manquant, du dispositif prudentiel à La crise financière systémique de 2007-2009
la veille de la crise des subprimes. a suscité un grand nombre d’analyses et de

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 74


propositions destinées à améliorer le dispositif des banques centrales nationales. Celles-ci
prudentiel. Le contenu de ces dernières a auraient, dans cette fonction, la possibilité
été différent en Europe et aux États-Unis, de superviser les « institutions systémiques
ce qui s’explique en partie par le fait que les » de leur ressort. La fixation de la surcharge
systèmes financiers ne sont pas identiques, en capital se ferait ainsi en deux étapes dans
l’intermédiation de marché étant plus étendue un processus top down. La Banque centrale
aux Etats-Unis qu’en Europe. Les propositions détermine d’abord les objectifs opérationnels
européennes ont plutôt mis l’accent sur les de sa politique contra-cyclique à partir d’une
dispositifs contra-cycliques mis en œuvre mesure de l’excès d’offre de crédit par rapport à
par les autorités de tutelle des banques, une norme de long terme. Elle détermine alors
alors que les réflexions américaines se sont le capital réglementaire pour l’ensemble des
surtout tournées vers des mesures de marché banques systémiques nécessaire pour endiguer
destinées à traiter les problèmes découlant de l’excès de crédit pouvant conduire au risque
l’aléa moral et de la taille des banques (« too big systémique. La surcharge globale en capital est
to fail »). ensuite répartie entre les entités systémiques.
En Europe, les discussions se sont largement La surcharge est ainsi calculée en fonction de
centrées sur la mise en place d’un nouveau la contribution spécifique de chaque banque au
dispositif d’exigences en fonds propres sous risque systémique global en fonction de trois
forme d’une surcharge « systémique » en critères : effet de levier, taux de transformation
capital, dans le prolongement de la logique de (maturity mismatch) et taux de croissance des
travaux du Comité de Bâle. Cette première série crédits. (…)
de mesures cherche en particulier à maîtriser
La maîtrise du risque de liquidité
les effets de levier. Toutefois, la crise en cours a
révélé l’insuffisante prise en compte des risques La crise de 2007-2009 a montré que le risque
de liquidité, ce qui montre la nécessité d’inciter d’illiquidité avait été sous-estimé par les
les banques à recourir à des financements plus dispositifs prudentiels. La crise des subprimes
longs, de manière à réduire la transformation s’est en effet traduite par une crise de liquidité,
d’échéances (maturity mismatch). Des c’est-à-dire une évaporation brutale des
mesures complémentaires et/ou alternatives liquidités sur les marchés monétaires qui a
à la surcharge en capital ont également été menacé la stabilité des systèmes bancaires et
proposées dans le cadre des accords de Bâle III. amené les banques centrales à effectuer des
injections massives de liquidités en urgence,
La surcharge en capital dans le cadre de leur fonction de prêteur en
En apparence, l’instrument macro-prudentiel le dernier ressort. Plusieurs propositions ont été
plus simple pour réduire le risque systémique faites pour mieux assurer la protection des
global est de soumettre l’ensemble des acteurs acteurs et des marchés contre ce risque :
financiers « systémiques » à une surcharge ǩXQHSUHPLªUHHVWGǢLQVWLWXHUGHVVXUFKDUJHV
en capital en plus des exigences en capital de liquidité pour réduire le risque systémique,
micro-prudentielles existantes. Chaque pays selon une procédure semblable à celle
doit alors définir une liste d’« institutions établissant la surcharge en capital ; (…)
systémiques » en fonction de trois critères ǩXQHVHFRQGHDSSURFKHSRXUUDLWFRQVLVWHUHQ
: taille, connectivité et complexité. Cette la mise en œuvre par la Banque centrale d’une
surcharge entend accroître le coût marginal politique de refinancement individualisée pour
des activités de prêt et réduire les effets de chaque groupe bancaire présent dans sa zone
levier. Par ailleurs, elle doit varier de manière monétaire. Les banques centrales seraient alors
contra-cyclique pour atténuer les cycles du amenées à superviser les entités systémiques
crédit. La fixation de la surcharge en capital avec des objectifs macro-prudentiels. Dans la
devrait être effectuée sous la responsabilité mesure où, comme on vient de le voir, les crises

75 LES POLITIQUES MONÉTAIRES, QUEL RENOUVELLEMENT AVEC LA CRISE ?


de liquidité sont un des mécanismes des crises zone euro et sont rémunérées, les réserves
systémiques, les banques centrales pourraient obligatoires sur les crédits à mettre en place ne
également avoir une approche systémique de le seraient pas. Ces réserves devraient être, en
leur offre de liquidité bancaire, c’est-à-dire toute hypothèse, progressives selon le rythme
de leur refinancement des groupes bancaires de croissance des crédits et différentes selon
et financiers, en particulier des « entités les activités (crédits à la consommation, à
systémiques ». Une telle politique impliquerait l’équipement, à l’immobilier, aux hedge funds et
un changement stratégique par rapport aux fonds de private equity). Leur objectif serait de
politiques actuelles d’intervention des banques contrer les emballements des activités de crédit
centrales sur le marché monétaire qui sont et de marché.
globales, et non individualisées par banque. Dans le cadre de la zone euro, ces instruments
Une politique individualisée de refinancement de régulation du crédit devraient en outre
permettrait d’agir directement sur les être modulés selon les secteurs d’activité,
comportements des banques et, en particulier, mais également en fonction de la conjoncture
de freiner un emballement du crédit et, prévalant dans chaque pays. Il s’agirait donc de
symétriquement, de stimuler le financement revenir sur la politique uniforme adoptée par la
d’activités stratégiques et créatrices d’emploi. BCE dans la zone euro, menée dans un esprit
Cette approche individualisée du refinancement de neutralité – avec le souci de la convergence
par les banques centrales apparaît conforme des économies. Les développements récents
à la décision du G20 de Londres (avril 2009) de la crise dans la zone euro ont, en effet,
d’effectuer un suivi particulier des « entités montré que les économies de la zone ont
systémiques ». divergé et que la politique monétaire uniforme
a contribué à favoriser cette divergence entre
La régulation du crédit bancaire
pays, à l’origine de la crise de la zone euro en
On a vu que l’emballement du crédit, dans 2009 et 2010. Cette proposition pourrait être un
certains secteurs et dans certains pays, a joué élément important de la réforme de la politique
un rôle décisif dans la crise récente. Ainsi, économique et monétaire au sein de la zone
la croissance excessive du crédit a-t-elle euro. Il pourra être objecté que ces politiques
largement alimenté la bulle immobilière aux différenciées remettent en cause l’uniformité
États-Unis, en Espagne et en Irlande. L’adoption de la politique monétaire au sein de la zone et
de mesures destinées à réguler le crédit en peuvent favoriser les arbitrages. La proposition
général, ou dans certains secteurs, peut ainsi serait d’appliquer ces politiques en priorité aux
se révéler souhaitable, en complément de la secteurs, tel l’immobilier, qui restent largement
politique monétaire et de l’action générale sur nationaux. (…) (*)
la liquidité bancaire. Plusieurs instruments
Jean-Paul Betbèze, Christian Bordes,
peuvent être utilisés pour réguler le crédit
Jézabel Couppey-Soubeyran
bancaire, tels que le renforcement des ratios
et Dominique Plihon
« loan to value » (rapport entre le prêt et la
valeur de marché de l’actif qu’il finance) ou la
mise en place de réserves obligatoires sur les
crédits, parallèlement aux réserves sur les (*) Extraits choisis par la rédaction des
dépôts. Ces réserves permettraient d’agir sur hors-série de Problèmes économiques
la liquidité des banques, mais également sur dans Betbèze J.-P., Bordes C., Couppey-
leur capacité à développer leurs crédits. Il y Soubeyran J. et Plihon D. (2010), Banques
aurait donc un double impact de ces réserves centrales et stabilité financière, rapport du
obligatoires sur la liquidité et sur l’effet de Conseil d’analyse économique n° 96, Paris, la
levier. Alors que les réserves obligatoires Documentation française.
sur les dépôts existent actuellement dans la Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 76


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le taux de prélèvements obligatoires est net-
tement orienté à la hausse dans la plupart des pays de l’OCDE. Il avait toutefois connu une
certaine stabilisation depuis les années 1990, voire même une légère baisse sur la fin de la
période. Les politiques d’austérité votées dans la foulée de la crise semblent avoir mis un
terme à cette dynamique. Au-delà de ces tendances globales, partagées par l’ensemble des
pays développés, on observe d’importantes disparités dans la structure des prélèvements
obligatoires, qui reflètent des traditions concernant notamment le financement de la protec-
tion sociale. L’évolution du poids des différents instruments de prélèvement obéit toutefois là
encore, comme le montre Jacques Le Cacheux, à des tendances communes : la mondialisation
et la concurrence fiscale qui en résulte ont poussé les gouvernements à alléger la pression
fiscale portant sur les assiettes les plus mobiles – entreprises et hauts revenus – et à taxer
davantage la consommation et certains types de biens.
Problèmes économiques

Les politiques fiscales


dans les pays de l’OCDE :
comparaisons, évolutions
 JACQUES LE CACHEUX cette cure d’austérité massive et simulta-
née qui pèse sur la demande globale, a ainsi
Professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour engendré une inflexion marquée dans l’évolu-
Directeur du Département des études à l’OFCE/Sciences Po tion des prélèvements obligatoires : en pour-
centage du PIB, les recettes fiscales avaient
eu tendance à se stabiliser, voire à se réduire,
La Grande Récession de 2008-2009 a profondé- dans la quasi-totalité des pays membres
ment creusé les déficits budgétaires et consi- de l’OCDE, notamment durant la récession
dérablement alourdi les dettes publiques de 2008-2009, les plans de relance compor-
dans tous les pays développés, incitant les tant souvent des allègements d’impôts et/
gouvernements à adopter des politiques de ou de cotisations sociales ; depuis 2011 au
consolidation budgétaire. Celles-ci associent, contraire, ce taux de prélèvements obliga-
dans des proportions variables selon les cas, toires est presque partout croissant, comme
hausses d’impôts et baisses des dépenses il l’avait été au cours des quatre décennies
publiques. La crise, prolongée en Europe par suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale.

77 LES POLITIQUES FISCALES DANS LES PAYS DE L’OCDE : COMPARAISONS, ÉVOLUTIONS


1. Taux de prélèvements obligatoires, quelques pays de l’OCDE, 1965-2011 (% du PIB)

55

50

45 OCDE

États-Unis
40
France
35
Allemagne

30 Suède

Danemark
25

20
1965
1968
1971
1974
1977
1980
1983
1986
1989
1992
1995
1998
2001
2004
2007
2010
Source : OCDE.

Derrière ces tendances globales relativement


homogènes, les choix fiscaux varient très Une nouvelle tendance à la hausse ? [1]
L’OCDE comptait
20 pays membres lors
de sa fondation, en
sensiblement au sein des pays développés, 1960 ; elle en compte
Après des décennies de hausse, les taux de
le poids relatif des différents instruments aujourd’hui 34, et bon
prélèvements obligatoires – qui mesurent la nombre des nouveaux
de prélèvement se modifiant beaucoup. La
part des recettes totales des impôts, taxes membres sont des pays
diversité des traditions fiscales explique « émergents », dont
et cotisations sociales dans le PIB – avaient
en grande partie les disparités constatées ; les évolutions fiscales
connu, depuis le milieu des années 1990, une sont spécifiques. Il ne
mais l’ouverture croissante des économies
période de quasi stabilité, voire de baisse saurait être question
au commerce international et aux mouve- de présenter en détail
dans certains pays (graphique 1). Les diver-
ments de capitaux au cours des trois der- toutes les données
gences demeuraient cependant sensibles : fiscales des 34 membres
nières décennies semble avoir engendré
stabilité remarquablement longue en Alle- et le choix a été fait
des adaptations dont les caractéristiques de mettre l’accent
magne, baisse très marquée aux États-Unis sur quelques pays
sont, en partie, communes. Elles résultent
et en Suède, perceptible, mais plus légère, en significatifs : les États-
avant tout du jeu de la concurrence fiscale,
France et au Danemark1. Unis, parce qu’ils sont
qui pousse les gouvernements nationaux à la principale économie
recourir dans ce domaine à des stratégies de la zone ; l’Allemagne
Toutefois, les politiques de consolidation bud- et la France, qui sont
de compétitivité et d’attractivité, se tradui- gétaire menées notamment en Europe depuis les deux principales
sant notamment par la réduction du coût 2010 ont, le plus souvent, comporté des aug- économies de l’Union
européenne (UE) et de la
de la main-d’œuvre et de la pression fiscale mentations de pression fiscale, encore peu zone euro ; le Danemark
qui pèse sur les facteurs les plus mobiles visibles sur les données de l’année 2011 (der- et la Suède, parce
et l’alourdissement de celle qui frappe la nières disponibles sur une base comparable), qu’ils sont deux petites
économies ouvertes très
consommation (TVA) et certains biens (taxes mais très marquées dans certains pays : avancées et à pression
spécifiques, dont les accises). en France, par exemple, selon les données fiscale élevée.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 78


officielles du projet de loi de finances 2013, la contribution sociale généralisée (CSG). Ce
le taux de prélèvements obligatoires était de prélèvement s’apparente en effet à un impôt
44,9 % en 2012 et devrait atteindre 46,3 % en proportionnel sur les revenus des personnes
2013. (Le Cacheux, 2008).
La tendance à une moindre progressivité de
Stabilité de l’impôt la fiscalité s’est manifestée d’abord dans les
sur les revenus des personnes pays anglo-saxons (États-Unis et Royaume-
et baisse des taux marginaux Uni) dès le début des années 1980, avec une
Parmi les principaux instruments de prélè- simplification souvent drastique du barème
vement, l’impôt sur le revenu des personnes de l’impôt sur les revenus (réduction du
est l’un des seuls qui présente une certaine nombre de tranches) et un abaissement mar-
progressivité : il constitue donc l’outil privi- qué des taux marginaux supérieurs. L’Alle-
légié de la redistribution fiscale, comme l’ont magne, les États-Unis et, dans une moindre
souligné notamment les travaux de Landais, mesure, la France entre 2002 et 2007, ont éga-
Piketty et Saez (2011). Or, dans plusieurs pays lement mené plus récemment de telles poli-
de l’OCDE (graphique 2), le poids relatif de cet tiques (graphique 3).
impôt a eu tendance à se réduire depuis des
années : c’est le cas en Suède depuis les début
Cotisations sociales :
des années 1990, en Allemagne depuis le des évolutions divergentes
milieu de cette même décennie, et aux États- La montée en puissance des États-provi-
Unis depuis le début des années 2000, alors dence au cours des années 1960 et 1970 s’est
que sa part dans le PIB est stable au Dane- accompagnée, dans la plupart des pays de
mark et s’est accrue en France à la fin des l’OCDE, d’une très forte augmentation de la
années 1990, avec la montée en puissance de part des cotisations sociales – assises sur

2. Impôt sur les revenus des personnes, quelques pays de l’OCDE, 1965-2011 (en % du PIB)

30

25

20

États-Unis
15
France

10 Allemagne

Suède
5
Danemark

0
1965
1968
1971
1974
1977
1980
1983
1986
1989
1992
1995
1998
2001
2004
2007
2010

Source : OCDE.

79 LES POLITIQUES FISCALES DANS LES PAYS DE L’OCDE : COMPARAISONS, ÉVOLUTIONS


3. Taux marginal supérieur de prélèvements sur les revenus salariaux*,
quelques pays de l’OCDE, 2000-2012 (en %)

65

60

55 États-Unis

France
50
Allemagne

Suède
45
Danemark

40
00

01

02

03

04

05

06

07

08

09

10

11

12
20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

20
Source : OCDE.

* Calculé par l’OCDE, ce taux marginal indique le taux de prélèvement total (impôts sur le revenu et cotisations sociales sala-
riés) que subit un gain supplémentaire de 1 euro de revenu salarial. Il tient compte des abattements et de la déductibilité des
cotisations sociales de l’assiette de l’impôt sur le revenu.

les seuls revenus d’activité et généralement moindre générosité de la protection sociale


proportionnelles, voire plafonnées – parti- qui explique la baisse de la part des cotisa-
culièrement prononcée en France, en Alle- tions sociales dans le PIB.
magne et en Suède (graphique 4). Toutefois, Comme l’ont illustré, en 2012, les débats en
les divergences entre pays quant à l’ampleur France sur la « TVA sociale » (Le Cacheux,
de la protection sociale ou au choix de son 2012b) et le « pacte de compétitivité », qui crée
mode de financement sont très sensibles : un crédit d’impôt compétitivité-emploi (CICE)
les États-Unis, dont la protection sociale est destiné à alléger le coût de la main-d’œuvre,
modeste, et le Danemark, où elle très étendue la recherche d’une meilleure compétitivité-
mais financée principalement par la fisca- coût continue de motiver les modifications de
lité générale, se distinguent ainsi de la plu- la fiscalité dans de nombreux pays.
part de leurs partenaires. Plus récemment,
les pays dont les cotisations sociales sont Impôt sur les sociétés :
les plus lourdes ont entrepris des réformes
baisse des taux
visant à faire baisser la charge pesant sur
les revenus du travail et à basculer une par-
et élargissement de l’assiette
tie du financement de la protection sociale Très fluctuantes par nature en raison de la
sur d’autres assiettes : ensemble des reve- forte sensibilité de son assiette à la conjonc-
nus des personnes, avec la CSG dans le cas ture, la part des recettes de l’impôt sur les
de la France ; consommation, avec la TVA bénéfices des sociétés (IS) dans le PIB ne
dans le cas de l’Allemagne. En Suède, c’est la présente pas de tendance nette au cours des

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 80


4. Cotisations sociales, quelques pays de l’OCDE, 1965-2011 (en % du PIB)

20
18

16

14
États-Unis
12
France
10
Allemagne
8
Suède
6
Danemark
7

0
1965
1968
1971
1974

1977
1980
1983

1986
1989
1992
1995
1998
2001

2004
2007
2010
Source : OCDE.

dernières décennies ; elle semblait même volonté de lutter contre l’évasion fiscale et la
orientée à la hausse depuis le début des « planification fiscale agressive » des entre-
années 1990 dans de nombreux pays, du prises, notamment des grandes multinatio-
moins jusqu’à la Grande Récession de 2008- nales actives dans les services en réseau et
2009 (graphique 5). l’internet. Cette priorité a été affichée lors de
la réunion du G8 des 17-18 juin 2013 et dans
La bonne tenue des recettes de l’IS en dépit
les travaux récents de l’OCDE.
d’une tendance assez générale et parfois très
marquée à la baisse des taux statutaires
d’imposition (graphique 6), symptôme parmi Impôts généraux
d’autres de la concurrence fiscale visant à sur la consommation
attirer les entreprises ou la localisation de
Dans un contexte d’ouverture croissante des
leurs bénéfices imposables, s’explique en
économies nationales et de démantèlement
partie par des politiques d’élargissement
progressif des barrière douanières tarifaires
de l’assiette destinées à réduire les distor-
– au sein du GATT, puis de l’Organisation
sions introduites par l’IS dans les choix des
mondiale du commerce (OMC) –, il n’est guère
entreprises, notamment en matière de finan-
surprenant de constater la montée en puis-
cement. Elle résulte aussi, pour partie, de la
sance, dans la plupart des pays, des taxes
tendance observée avant la Grande Réces-
et impôts généraux sur la consommation
sion dans de nombreux pays, à l’augmen-
(graphique 7), dont le principal est la taxe
tation de la part des profits dans la valeur
sur la valeur ajoutée (TVA), présente dans la
ajoutée (Piotrowska et Vanborren, 2008).
très grande majorité des pays – à l’exception
En dépit de ce maintien des recettes de l’im- notable des États-Unis : de tels impôts, à
pôt sur les sociétés, les gouvernements des assiette large et à fort rendement, permettent
pays développés ont manifesté, en 2013, leur en outre de taxer les importations et, dans le

81 LES POLITIQUES FISCALES DANS LES PAYS DE L’OCDE : COMPARAISONS, ÉVOLUTIONS


5. Impôt sur les bénéfices des sociétés, quelques pays de l’OCDE, 1965-2011 (en % du PIB)

5
4,5

3,5
États-Unis
3
France
2,5
Allemagne
2
Suède
1,5
Danemark
1

0,5
0
1965
1968
1971
1974

1977
1980
1983

1986
1989
1992
1995
1998
2001

2004
2007
2010
Source : OCDE.

6. Taux statutaire d’imposition des bénéfices des sociétés, quelques pays de l’OCDE, 2000-2013 (en %)

55

50

45

40 États-Unis

France
35
Allemagne
30
Suède
25 Danemark

20
00

01

02

03
04

05

06

07

08

09

10

11

12

13
20

20

20

20
20

20

20

20

20

20

20

20

20

20

Source : OCDE.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 82


cas de la TVA, d’exonérer les exportations, ce
qui en fait l’un des instruments privilégiés Les composantes des systèmes
de la concurrence fiscale (Le Cacheux, 2012b).
Sur ce plan, la France présente une évolution
de prélèvements obligatoires
singulière, la part des recettes de TVA dans le
PIB ne cessant de baisser depuis le début des
Des structures fiscales
années 1980, en raison de la multiplication nationales très disparates
des secteurs soumis à des taux réduits. Bien que l’on puisse déceler des tendances
communes dans les évolutions longues de la
Accises fiscalité des principaux pays développés, les
Très utilisées par les différents gouverne- structures fiscales nationales demeurent très
ments jusque dans les années 1960, les taxes différentes les unes des autres. Au sein même
spécifiques sur la consommation ou l’usage de l’Union européenne, ces différences sont
de certains biens – les accises – ont vu leurs très marquées, même si la France et l’Alle-
recettes se réduire tendanciellement dans magne apparaissent comme assez proches
tous les pays au cours des dernières décen- (graphique 9) : importance des cotisations
[2]
Le « paradoxe » de nies (graphique 8), en dépit de leur intérêt sociales et faiblesse de l’imposition des reve-
la fiscalité écologique
– plus on en parle, moins dans les politiques de santé publique (taxa- nus des personnes dans les deux pays. Pour-
on la met en œuvre et tion de l’alcool et du tabac, notamment) et tant, la France se distingue de la plupart de
moins elle rapporte –, de protection de l’environnement (taxation ses partenaires par la faible part des recettes
est souligné et détaillé
dans Le Cacheux (2012a). des carburants, des activités polluantes, par d’imposition de la consommation (TVA et
Voir également infra. exemple)2. accises).

7. Impôts généraux sur la consommation, quelques pays de l’OCDE, 1965-2011 (en % du PIB)

12

10

8 États-Unis

France
6
Allemagne

4 Suède

Danemark
2

0
1965
1968
1971
1974

1977
1980
1983

1986
1989
1992
1995
1998
2001

2004
2007
2010

Source : OCDE.

83 LES POLITIQUES FISCALES DANS LES PAYS DE L’OCDE : COMPARAISONS, ÉVOLUTIONS


8. Accises, quelques pays de l’OCDE, 1965-2011 (en % du PIB)

6 États-Unis

5 France

4 Allemagne

3 Suède

Danemark
2

0
1965
1968
1971
1974

1977
1980
1983

1986
1989
1992
1995
1998
2001

2004
2007
2010
Source : OCDE.

La difficile imposition du capital (Laurent et Le Cacheux, 2012 ; Le Cacheux,


dans un monde ouvert 2013). Ainsi, à l’exception des gouverne-
ments de quelques pays d’Europe du Nord,
Les années récentes ont également vu la les principaux pays n’ont pas sensiblement
France se distinguer dans le domaine de l’im- accru l’imposition de l’énergie ; la France
position du capital et de ses revenus : alors l’a même réduite depuis un peu plus d’une
que le taux implicite d’imposition du capital décennie (graphique 11).
a eu tendance à baisser dans la plupart des
pays, notamment au sein de l’UE (graphique
10), du fait de la concurrence fiscale s’exer- À la veille de changements
çant sur une assiette très mobile, la France a,
depuis 2010, beaucoup accru la charge fiscale importants ?
sur le capital, notamment sur le patrimoine Les changements observés au cours des der-
des personnes – rétablissement de l’impôt de nières décennies dans les structures fiscales
solidarité sur la fortune (ISF) en 2012 –, et sur des principaux pays de l’OCDE résultent
[3]
les revenus et plus-values du capital3. en grande partie des réactions des diffé- Le graphique ne
reflète qu’une partie de
rents gouvernements aux évolutions écono- cette hausse récente,
Les balbutiements de la fiscalité miques, et notamment à la mondialisation, les lois de finances pour
environnementale qui a considérablement accru la mobilité les années 2012 et 2013
ayant encore alourdi
Priorité affichée de la plupart des gou- de certaines assiettes fiscales. En dépit de cette fiscalité.
vernements des pays développés et des tendances communes, les structures fiscales
autorités européennes, la lutte contre les nationales demeurent sensiblement hétéro-
dégradations de l’environnement, et notam- gènes, reflétant les différences de tradition
ment contre le changement climatique, ne se fiscale et des choix politiques différents,
traduit pas, loin s’en faut, par une montée en notamment au sein de l’UE, où l’harmonisa-
puissance de la fiscalité environnementale tion fiscale demeure un horizon lointain.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 84


9. Structure des recettes fiscales dans quatre pays européens en 2011
(en % du total des recettes de prélèvements obligatoires)

a. Allemagne b. France c. Danemark d. Suède

19 % 16 %
23 % 30 % 5% 37 % 21 %
7% 23 % 39 %
3% 8% 8% 6%
2% 3% 8% 15 %
40 % 39 % 27 %
2% 16 %
3%

TVA Accises Revenus perso Cotisations sociales IS Autres

Source : Eurostat.

10. Taux d’imposition implicite du capital et de ses revenus*, 1995-2011 (en %)

50,0

45,0

40,0

UE 25, moyenne
35,0
pondérée
France
30,0
Allemagne
25,0
Suède

Danemark
20,0

15,0
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011

Source : Eurostat.

* Ce taux implicite est calculé en rapportant les recettes des différents impôts frappant le capital et ses revenus au total des
revenus du capital, tel qu’il apparaît dans les comptes nationaux.

Les évolutions technologiques – notamment semblent susciter des réactions fermes des prin-
avec le commerce en ligne et les possibilités cipaux gouvernements et des instances inter-
nouvelles, pour les entreprises multinationales, nationales ; ceux liés à l’écologie paraissent, en
de délocaliser leurs profits – et les dégrada- revanche, singulièrement négligés presque par-
tions environnementales présentent aux auto- tout, comme si la « crise » incitait à différer un
rités des pays de l’OCDE de nouveaux défis en rééquilibrage pourtant nécessaire des fiscalités
matière de taxation. Ceux liés à l’évasion fiscale nationales en faveur du travail et au détriment
des multinationales ont été très médiatisés et des ressources naturelles (Le Cacheux, 2012a).

85 LES POLITIQUES FISCALES DANS LES PAYS DE L’OCDE : COMPARAISONS, ÉVOLUTIONS


11. Taux d’imposition implicite de l’énergie*, 1995-2011 (en %)

350,0,0

300,0

250,0 UE 27, moyenne


pondérée
France
200,0
Allemagne

Suède
150,0
Danemark

100,0
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
Source : Eurostat.

* Ce taux implicite est calculé en rapportant les recettes des taxes frappant les différentes sources d’énergie aux dépenses
totales d’énergie, telles qu’elles apparaissent dans les comptes nationaux.

POUR EN SAVOIR PLUS


™ LANDAIS C., PIKETTY T. in Allègre G. et Plane M. ™ OCDE, Statistiques des recettes
et SAEZ E. (2011), Pour une (2012), Débats et politiques, publiques, différentes années,
révolution fiscale, Paris, Seuil/ Revue de l’OFCE, n° 122, avril, http://www.oecd-ilibrary.
La République des idées. http://www.ofce.sciences-po. org/fr/taxation/revenue-
™ LAURENT É. et LE CACHEUX fr/publications/revue122.htm. statistics_19963726.
J. (2012), Économie de ™ LE CACHEUX J. (2012b), ™ PIOTROWSKA J.
l’environnement et économie « Pas de « TVA sociale », mais et VANBORREN W. (2008),
écologique, Paris, Armand une « CSG sociale » ? Blog « The corporate income-
Colin, coll. « Cursus ». de l’OFCE, 12 juillet, http:// tax rate-revenue paradox :
™ LE CACHEUX J. (2008), www.ofce.sciences-po.fr/ Evidence in the EU »,
Les Français et l’impôt, Paris, blog/?p=2363. Taxation Papers, n° 12-2007,
La Documentation française/ février, http://ec.europa.eu/
™ LE CACHEUX J. (2013),
Odile Jacob, coll. « Débat taxation_customs/resources/
« La fiscalité écologique dans
public ». documents/taxation/gen_info/
les pays de l’OCDE : bien en-
economic_analysis/tax_
™ LE CACHEUX J. (2012a), deçà des ambitions affichées »,
papers/taxation_paper_12_
« Soutenablité et justice Cahiers français n° 374, Paris,
en.pdf.
économique : fins et moyens La Documentation française.
d’une réforme fiscale »,

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 86


Les politiques sociales sont particulièrement menacées en période de restriction des dépenses
publiques. Partout en Europe, la crise des dettes souveraines a amené à durcir les règles de
l’indemnisation du chômage, du système de retraites et de l’assurance maladie. Ce contexte
d’austérité renforce les dynamiques engagées dès les années 1980-1990 sous l’effet des
influences libérales : les politiques de l’emploi se concentrent sur les incitations à la reprise
d’un travail tandis qu’une partie croissante de l’assurance maladie et des retraites est trans-
férée au secteur privé, l’intervention publique se recentrant sur les publics les plus défavori-
sés. Selon Philippe Batifoulier, ces évolutions, fondées sur l’idée que les politiques sociales
constituent avant tout un « coût », s’avèrent particulièrement néfastes en termes de bien-être
et d’équité et sont de surcroît discutables d’un point de vue économique. Il défend au contraire
une approche permettant de réconcilier efficacité économique et équité sociale.
Problèmes économiques

Les politiques sociales :


quel avenir ?

 PHILIPPE BATIFOULIER font peser à la collectivité menace leur survie


et il est dorénavant nécessaire de maîtriser
Université Paris Ouest le « prélèvement social ». Pour les autres, le
EconomiX UMR CNRS 7235 sacrifice des politiques sociales pour conser-
ver ou sauver le « triple A » creuse les iné-
galités et amplifie les problèmes que l’on

Des politiques qui persistent malgré cherche à résoudre (le déficit public notam-
ment), particulièrement en période de crise.
la pression du contexte d’austérité Les opinions des premiers dominent actuel-
lement celles des seconds et l’avenir semble
Les politiques sociales sont au cœur des promis à la poursuite de coupes sévères dans
enjeux contemporains. Pour les promoteurs les budgets sociaux. Ainsi, si l’Europe sociale
des politiques d’austérité et de réduction de était restée timide jusque-là, les questions
[1]
Excepté pour la voilure de l’intervention publique, les poli- sociales ont désormais totalement disparu de
la lutte contre
la grande pauvreté.
tiques sociales ne se résument plus qu’à des l’agenda de l’Union européenne, autrement
Voir Barbier C. (2012). problèmes de déficit public. Le coût qu’elles que sous la rubrique de la « dette publique »1.

87 LES POLITIQUES SOCIALES : QUEL AVENIR ?


Les politiques sociales semblent ainsi pro- C’est le cas aussi des minima sociaux (RSA
mises à un avenir plutôt sombre. Pour autant, socle, allocation de parent isolé, allocation
la messe n’est pas encore dite. Elles font en d’adulte handicapé, etc.) qui constituent
effet de la résistance : en dépit des discours souvent l’unique revenu du foyer. Dans le
qui les dénigrent et des mots d’ordre des cas de la santé ou de l’éducation, les reve-
experts ou des gouvernements qui intiment nus versés sont complétés par des presta-
« d’aller plus loin dans les réformes », elles tions en nature (comme le remboursement
n’ont pas disparu. Partout, les dépenses de la séance de médecin). Comme la dépense
sociales publiques par habitant sont plus publique est un revenu, diminuer les poli-
élevées en 2009 qu’en 2003 (cf. tableau). Si tiques sociales revient à priver certains indi-
le niveau de l’augmentation diffère selon les vidus de ressources financières. En France,
pays, il est général, y compris pour ceux qui 37 % du revenu disponible brut des ménages
ne sont pas considérés comme des modèles est socialisé. Si on ajoute les transferts
d’intervention sociale comme les États-Unis sociaux en nature, c’est 45 % du revenu que
ou le Royaume-Uni. l’on doit aux politiques sociales. Amputer les
Cette résistance résulte de plusieurs politiques sociales, c’est donc appauvrir les
facteurs-clefs : individus2 ; [2]
Voir la démonstration
de Ramaux C. (2012),
– si les politiques sociales sont devenues un L’État social. Pour sortir
instrument de soutenabilité financière des – enfin, si elles sont particulièrement mena-
du chaos néolibéral,
économies, elles restent un outil primordial cées en période d’austérité, les politiques Paris, Mille et Une Nuits.
de soutenabilité sociale. Elles sont sources de sociales restent absolument nécessaires en
bienfaits pour la population et portent l’aspi- temps de crise. Elles ont en effet un rôle de
ration des peuples à vivre mieux ; stabilisateur automatique : quand les reve-
nus d’activité diminuent du fait de la crise
– les politiques sociales prennent souvent la
et du chômage, le maintien des dépenses
forme d’un revenu pour leurs bénéficiaires
sociales soutient la demande et limite la
sous forme de prestations de retraite, d’as-
crise. Réduire les prestations sociales peut
surance chômage ou au titre de la famille.
alors mécaniquement anémier une activité
déjà ralentie et creuser un déficit public,
faute de recettes fiscales et sociales tirées de
1. Total des dépenses sociales publiques
par habitant (en dollars courants et PPA) l’activité économique.

On ne doit pas en déduire que rien n’a changé


2003 2006 2009 en matière de politique sociale et que les
France 8178,4 9377 10799,5 discours et les idées à la mode ne font qu’ef-
fleurer des systèmes sociaux qui restent
Allemagne 7872,3 8770,6 10013,4 enracinés dans l’histoire politique des diffé-
Italie 6601,2 7586,8 8966 rents pays. Les politiques sociales ont subi de
profondes mutations sous l’effet notamment
Royaume-Uni 6000,8 7136,3 8365,9 du changement de référentiel de politique
Suède 9153,2 10156,1 11134,7 macroéconomique (le référentiel néoclas-
sique a supplanté le référentiel keynésien)
États-Unis 6127,1 7101,1 8713,3 et sous l’effet d’alternances politiques libé-
Japon 5024,2 5925,6 7276,7 rales ou sociales libérales qui ont cherché à
introduire des mécanismes de marché dans
OCDE 5433,4 6347,1 7604,9 les systèmes de solidarité. La subordination
Source : OCDE(2012), Questions sociales: tableaux-clés de des politiques sociales au marché du travail
l’OCDE. en fournit une illustration.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 88


Les politiques sociales sous de réinsertion. Il s’est mué en dynamique de
flexibilisation du marché du travail4. En effet,
l’emprise du marché du travail ces politiques sociales présentent l’inconvé-
nient de subventionner les « petits boulots »
et d’alimenter le « précariat ». L’incitation à
Des politiques sociales la baisse de la qualité de l’emploi favorise la
pour ou contre l’emploi ? pauvreté laborieuse et l’insécurité sociale. Le
Parce qu’elles permettent aux individus travail qui est offert est trop déconnecté des
d’acquérir des ressources indépendamment solidarités collectives pour constituer un véri-
d’une rémunération de leur travail, les poli- table emploi. En mettant en avant la logique
tiques sociales ont été souvent suspectées du donnant-donnant, ces politiques sociales
d’encourager l’oisiveté. Ainsi, faut-il préférer reposent sur une interprétation contractuelle
rester au RSA socle (ex RMI) ou accepter un de la solidarité qui remplace la solidarité
[3]
Il s’inscrit aussi comme construction collective incondition-
dans le cadre de
emploi payé au SMIC à mi temps ? Le revenu
la lutte contre la gagné est sensiblement le même mais l’emploi nelle (Castel, 1995, 2003).
pauvreté. Le mécanisme rémunéré comporte des coûts (le transport, la
d’intéressement se Le développement de la pauvreté laborieuse
calcule de la façon garde des enfants, la « désutilité du travail »). et l’importance du nombre des « sans salaires
suivante : RSA = revenu Aussi, selon la théorie économique standard, fixes », auxquels concourent ces politiques
minimum garanti – 38 % un individu supposé rationnel (c’est-à-dire
des revenus d’activité. sociales, ont conduit a contrario à donner
opportuniste et calculateur) aura tendance à une plus grande résonance à la proposition
[4]
Cf. Krinsky J. (2004), rester volontairement en non-emploi. Une telle de revenu universel. Cet autre avenir rêvé
« Le workfare. conception met en avant le rôle des caracté-
Néolibéralisme et pour les politiques sociales rencontre en effet
contrats de travail ristiques individuelles dans le chômage et un écho grandissant au fur et à mesure que
dans le secteur public non l’absence de croissance économique. la subordination des politiques sociales à la
aux États-Unis », Les
notes de l’IRES, n° 8,
Elle impute la responsabilité du chômage loi du marché du travail conduit à déliter le
novembre-décembre. aux chômeurs eux-mêmes. Si l’exemple est lien social. Si l’amélioration de la qualité du
[5]
caricatural, les conséquences de politique travail est de nature à restaurer la dignité
Il s’agit ici de la
version non libérale
économique ne le sont pas. La théorie recom- des personnes, on peut aussi recommander la
du revenu universel. mande en effet de modifier les incitations pour création d’un revenu garanti pour tous. Dans
Dans la version libérale, « rendre le travail payant ». Il ne s’agit pas de
initiée par M. Friedman cette perspective, la proposition de revenu
sous le terme d’impôt renoncer aux dépenses sociales mais de les de base inconditionnel consiste à verser à
négatif, il s’agit de rendre « actives », c’est-à-dire favorables à la chaque individu, de la naissance à la mort,
permettre aux individus recherche d’emploi. Une telle stratégie transite
les plus pauvres de l’être un revenu mensuel sans contrepartie et de
un peu moins, sans par l’« activation » des individus eux-mêmes niveau élevé. Un tel revenu5 est cumulable
émancipation du revenu au travers du durcissement des mécanismes avec les revenus du travail et vise à sortir de
du travail. Il existe de d’assurance chômage ou par une prime à l’ac-
nombreuses versions du l’insécurité sociale.
revenu universel, de ses ceptation d’un emploi. Le RSA chapeau s’ins-
options philosophiques à crit dans cette logique3. Il vise à donner une
son financement. Parmi Les cotisations sociales sur la
aide sociale en contrepartie de l’acceptation
l’abondante littérature
sur le sujet, voir par d’un travail. L’aide est ainsi subordonnée à la sellette
exemple la Revue du bonne volonté des bénéficiaires. Le même débat se retrouve autour des cotisa-
MAUSS (n° 7, 1996)
ainsi que l’ouvrage Cette logique de contrepartie met les chô- tions sociales qui font l’objet d’une offensive
suivant : Vanderborght meurs sous pression. Elle relève d’une logique de grande ampleur au nom de la compéti-
Y. et Van Parijs P. (2005),
L’allocation universelle, de workfare du nom du programme apparu tivité des entreprises. Dans une période de
Paris, La Découverte, aux États-Unis dans les années 1970 et qui a chômage massif et persistant, le prélèvement,
coll. « Repères » (2005). subordonné le versement d’une aide sociale sous forme de cotisations sociales, sur des
Cf. également le
numéro 73 de 2013 de la au fait de travailler. Sans se substituer au wel- salaires perçus (cotisations salariales) et sur
revue Mouvements. fare, le workfare a été investi d’une logique des salaires versés (cotisations patronales)

89 LES POLITIQUES SOCIALES : QUEL AVENIR ?


est considéré comme alourdissant artificiel- périmètre et de leur générosité, surtout en
lement le coût du travail. Ce dernier est com- matière de santé et de retraite7. Les prestations
posé du salaire et des cotisations sociales, qui familiales ont décroché par rapport à l’évolu-
sont donc deux solutions pour le réduire. C’est tion du niveau de vie. L’État a réduit sa contri-
l’option « cotisations sociales » qui s’est impo- bution au financement du logement social. La
sée et le problème du coût du travail est ainsi proportion de chômeurs indemnisés a baissé.
transformé en problème de financement des C’est surtout en matière de santé et de retraite
politiques sociales. C’est pourquoi les cotisa- que les changements sont les plus marqués. Il
tions sociales sont très largement considérées en va ainsi parce que ces deux postes repré-
comme des fardeaux, comme en témoigne la sentent près de 80 % des dépenses sociales en
popularisation du terme « charges ». France et sont responsables de l’essentiel du
Si elles constituent toujours l’essentiel du déficit de la Sécurité sociale.
financement de la protection sociale fran-
çaise, elles ont été drastiquement réduites En matière de santé, le patient est davantage
avec le temps. Le déficit des comptes sociaux mis à contribution. Les politiques dites de
(le « trou de la sécu ») se nourrit mécanique- « partage des coûts » se composent de tickets
ment de cette privation volontaire de recettes. modérateurs, forfaits ou franchises. Généra-
lisées en Europe, elles pèsent sur le budget
Cette évolution conduit aussi à changer de
système. La baisse des cotisations impose de des ménages qui doivent acquitter aussi, en
chercher d’autres sources de financement et France tout particulièrement, des dépasse-
de modifier l’assiette des contributeurs. Ainsi, ments d’honoraires parfois très lourds, y
la contribution sociale généralisée (CSG), taxe compris à l’hôpital public. Le transfert de
proportionnelle sur les revenus créée en 1991, charge vers le patient s’est accéléré depuis
est largement montée en gamme ensuite. Elle les années 2000 et la Sécurité sociale ne rem-
met dorénavant à contribution les détenteurs bourse plus aujourd’hui que la moitié des
de revenus de transfert (retraités et chô- soins courants8.
meurs). La bataille des charges se poursuit
Les réformes successives des retraites ont
aujourd’hui avec le projet de « TVA sociale »
programmé partout une baisse marquée des
qui vise à transférer une partie du finance-
taux de remplacement (la différence entre
ment des dépenses sociales, des employeurs
le dernier salaire et la première retraite). En
vers les consommateurs. Ce nouveau modèle
vise à adapter la politique sociale à l’offre et France, avec les réformes de 1993 et 2003, le
non plus à la demande. L’État-providence doit taux de remplacement va perdre 15 points en
désormais être au service des entreprises au moyenne à horizon 2050 et ainsi amputer le [6]
Cf. Friot B. (2012),
nom de la compétitivité. Or, les cotisations revenu des futurs retraités. La réforme des L’enjeu du salaire, Paris,
retraites y est particulièrement dure. La durée La Dispute.
sociales ne sont rien d’autre que du salaire
socialisé (cotiser, c’est par exemple s’ouvrir de cotisation nécessaire pour une retraite à [7]
Cf. Batifoulier P.,
des droits pour la retraite). Leur diminution taux plein est de 41 ans en 2012 et 41,5 en Concialdi P.,
Domin J.-P. et Sauze D.,
érode ce salaire et participe ainsi à la baisse 2020. Seuls cinq pays exigent encore davan- « Revaloriser et étendre
de la part des salaires dans la valeur ajoutée tage (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique la protection sociale »,
ainsi que l’Italie et le Royaume-Uni pour les in Les Économistes
au bénéfice des profits6. atterrés (2011), Changer
hommes). Pourtant, par rapport à de nom- d’économie, Paris, Les
breux pays développés, la France bénéficie
La privatisation
liens qui libèrent.
d’une démographie plus dynamique et donc [8]
Il s’agit des soins
des politiques sociales de besoins de financement moindres. Dans
un contexte où la France a un taux d’emploi
non hospitaliers des
personnes qui ne sont
pas en ALD. Voir DREES,
L’un des traits dominants des politiques des seniors très faible et où l’amplitude des Comptes de la santé,
sociales aujourd’hui est la réduction de leur carrières salariales se réduit, rares sont ceux 2009.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 90


qui parviendront à acquérir des droits à une la personne et bénéficier de la niche fiscale.
retraite à taux plein avant 67 ans. Cette stratégie alimente aussi la précarité
de l’emploi. Ainsi, les travailleurs (en fait les
Ces évolutions ont pour objet de diminuer la
travailleuses) de la dépendance qui viennent
dépense publique mais pas la dépense totale.
aider les personnes âgées pour les actes de
Les individus sont en effet invités à pallier la
la vie quotidienne sont bien souvent dans
restriction de la protection sociale collective
des situations précaires : mal payés, parfois
par un recours plus grand aux assurances
au quart d’heure avec une très grande ampli-
privées, les mutuelles complémentaires pour
tude horaire, ils doivent aussi faire face aux
les dépenses de santé et les produits de capi-
attentes émotionnelles de la famille.
talisation (assurance vie, plan d’épargne
retraite) pour les retraites. Ces évolutions
sont orchestrées par les pouvoirs publics.
Le droit à l’accès aux soins s’est progressi-
Des politiques sociales sélectives
vement transformé en droit à l’assurance
complémentaire, notamment avec la récente Une solidarité
complémentaire d’entreprise obligatoire. de plus en plus ciblée
L’épargne retraite est quant à elle encouragée
Le transfert de charge du public vers le privé
à grand coup d’incitations fiscales (baisses
est foncièrement inégalitaire. L’épargne
d’impôt) et d’exonération de cotisations
retraite suppose un revenu suffisant. Le relè-
sociales (pour les plans retraite d’entreprise).
vement des barrières d’âge (à 62 ans) pénalise
Cette mutation est profonde. Elle modifie l’ar- les catégories les plus modestes car l’espé-
chitecture de la protection sociale en substi- rance de vie à la retraite reste très inéquitable.
tuant de la protection privée à la protection Affirmer que le temps gagné sur la mort doit
publique. Elle conduit donc à augmenter la être du temps de travail mérite débat quand
dépense sociale privée. Elle consolide le rôle l’espérance de vie en bonne santé est de 63 ans
des entreprises dans les politiques sociales et en moyenne. Les complémentaires santé sont
développe le marché des assurances santé et quant à elles inégalement réparties. Certains
retraite qui sont des secteurs lucratifs pour patients en sont dépourvus et tous n’ont pas
les groupes financiers. Si les opérateurs privés accès à une complémentaire de qualité. Ce
sont plus coûteux que l’opérateur public (du sont les plus malades qui ont par définition le
fait de multiples coûts pour payer les commer- plus besoin de soins qui ont les complémen-
ciaux, les actuaires, les gestionnaires de risque taires les moins couvrantes. Le renoncement
ou les avocats), leur chiffre d’affaires aug- aux soins essentiels, les retards de soins et
mente avec le retrait de l’assurance publique. les reports vers l’hôpital qui s’ensuivent sont
[9]
Cf. Revue En développant l’espace de libre prévoyance, alors plus coûteux pour la collectivité9.
du MAUSS n° 41. les protections sociales s’individualisent et se
Avec le transfert vers la libre prévoyance, les
déconnectent des solidarités collectives.
politiques sociales ne combattent plus les
La délégation de politique sociale à des opé- inégalités mais les creusent. Les pouvoirs
rateurs privés se manifeste également par publics sont alors amenés à mettre en place
un soutien à la consommation des ménages des mesures correctives visant à épargner
sous forme de chèque service ou d’incitations certains bénéficiaires des dispositifs infli-
fiscales. Cette subvention de consommation gés aux autres. Ainsi, les nouvelles règles en
sociale est particulièrement développée dans matière de retraite sont valables pour tous
la petite enfance et la perte d’autonomie des sauf pour ceux qui ont commencé à travail-
personnes âgées. Mais ces mesures bénéfi- ler tôt, qui ont élevé trois enfants, qui ont
cient avant tout aux catégories aisées de la un métier pénible (à définir) ou qui ont été
population qui peuvent s’offrir un service à reconnus comme « invalides ». En protégeant

91 LES POLITIQUES SOCIALES : QUEL AVENIR ?


les plus fragiles, on espère légitimer l’effort non protégées par le ciblage ne voient pas, ou
demandé à tous les autres. moins, l’intérêt de payer pour la solidarité, ce
qui peut conduire à un risque de sécession
Dans la même perspective, l’aggravation sociale et fragiliser grandement les politiques
des inégalités d’accès aux soins a conduit sociales.
à installer ou développer des mécanismes
protecteurs pour certains soins et/ou cer-
Quel investissement social ?
tains patients qui se voient exonérés de la
contribution financière qui est demandée aux En justifiant les choix, la notion d’investis-
autres. Il en va ainsi des dispositifs destinés sement social constitue alors un horizon
aux plus pauvres (la CMUC en France, les pla- possible des politiques sociales en quête de
fonds annuels de dépenses ailleurs, un meil- légitimité. Ce nouveau paradigme met en
leur remboursement pour les bénéficiaires avant la préparation de l’avenir axée sur l’éco-
de l’intervention majorée selon le revenu nomie de la connaissance et permettant à une
en Belgique, Medicaid aux États-Unis, etc.), main-d’œuvre qualifiée et flexible de s’adapter
aux plus malades (un plafond spécifique en à un environnement mouvant. Des individus
Allemagne, le dispositif « affection de longue davantage protégés sont moins rétifs au chan-
durée » en France, la prise en charge des gement. Un tel investissement social peut être
« frais exceptionnels de maladie » aux Pays- lu dans les termes du néolibéralisme et avoir
Bas, etc.) ou aux plus âgés (Medicare aux pour objectif de rendre la flexibilité moins pré-
États-Unis, remboursement majoré pour les caire et plus acceptable. On peut en avoir une
personnes âgées dépendantes en Belgique, lecture différente qui met en avant une poli-
exonération de reste à charge pour les moins tique sociale productive, réconciliant les buts
de 18 ans et plus de 60 ans au Royaume-Uni). économiques et sociaux. La politique sociale
Ces dispositifs de solidarité ciblée sont coû- est alors moins un coût qu’une façon de pré-
teux et activent des dépenses nouvelles. Ils parer efficacement l’avenir (Morel et al., 2013).
sont aussi à l’origine d’inégalités supplémen- Dans cette optique, l’investissement dans l’en-
taires liées aux effets de seuils (financiers ou fant (dans sa santé, dans les dépenses d’édu-
de maladie), à la stigmatisation dont peuvent cation, dans les places en crèche, etc.) apparaît
être victimes les bénéficiaires et à l’existence déterminant. Il permet de minimiser le risque
d’un non-recours important. de transmission de la pauvreté tout en cher-
chant à augmenter la possibilité de transmis-
Cette solidarité ciblée induite également une
sion intergénérationnelle du savoir, ce qui est
fragmentation des droits sociaux. La segmen-
source de croissance économique.
tation des bénéficiaires paraît souvent insuf-
fisante pour ceux qui bénéficient du ciblage En cherchant à réconcilier l’efficacité écono-
car, par exemple, il existe toujours des restes mique et l’équité sociale, la notion d’inves-
à charge élevés pour les patients en ALD. Elle tissement social peut contribuer à sortir les
peut paraître en outre insupportable aussi politiques sociales du dénigrement dont elles
pour les autres assurés qui n’en bénéficient font l’objet. Cependant, le risque est grand
pas et qui restent soumis à la dureté des que cette notion soit instrumentalisée pour
réformes. En délaissant le droit commun, le opposer les bénéficiaires entre eux en nour-
ciblage conduit à une défiance envers les ins- rissant le discours ambiant d’une guerre
titutions qui prennent en charge les politiques des générations qu’auraient développées les
sociales. Cette défiance est alimentée par politiques sociales. La vision d’une horde de
l’hostilité vis-à-vis des personnes protégées retraités qui va plomber les comptes sociaux
et des plus pauvres en particulier que nourrit s’est solidement installée. En accordant tou-
la médiatisation de la thématique des frau- jours plus de dépenses aux plus âgés sous
deurs aux prestations sociales. Les catégories forme de pension de retraite, de prestations

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 92


pour la perte d’autonomie ou de dépenses de des politiques sociales. Enfin, investir pour
santé pour la fin de vie, les jeunes générations demain dans l’enfant peut aussi conduire à un
auraient été sacrifiées et devraient, de plus, risque de pauvreté aujourd’hui s’il s’agit d’un
payer la dette sociale léguée par les anciens. prétexte pour supprimer les dépenses sociales
Cette vision est caricaturale : en effet, le paie- publiques. Pour investir dans l’enfant demain,
ment de la dette sociale se traduit davantage il est nécessaire de soutenir les mères dans le
par un transfert, au sein d’une même généra- présent, y compris en leur permettant de gérer
tion, de la collectivité vers les rentiers, que par la dépendance de leurs parents aussi bien sur
un transfert intergénérationnel. Opposer les le plan financier qu’organisationnel. C’est l’in-
crèches aux EHPAD (établissement d’héber- vestissement social tout au long de la vie qu’il
gement des personnes âgées dépendantes) convient de valoriser.
est tout aussi stérile. En allant à l’encontre de
l’universalisation des droits, la sélection de
l’investissement nourrit la crise de légitimité

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BARBIER C. (2012), Une chronique du salariat ™ MOREL N., PALIER B.
« Quelle destinée pour Paris, Folio essais. et PALME J. (2013),
la politique sociale de ™ CASTEL R. (2003), L’insécurité « The Long Road towards a
l’Union européenne ? De sociale. Qu’est ce qu’être Social Investment Welfare
la stratégie de Lisbonne à protégé ?, Paris, Le Seuil, State » in Hasmath R. et
l’Europe 2020 : évolution du La République des idées. Smyth P. (eds.), Inclusive
discours politique », Revue Growth, Welfare and
™ REVUE DU MAUSS N° 41,
internationale du travail, Development Policy :
Marchandiser le soin nuit
vol. 5, n° 4. A Critical Assessment.
gravement à la santé, Paris,
™ CASTEL R. (1995), La Découverte/MAUSS, 2013.
Les métamorphoses
de la question sociale.

93 LES POLITIQUES SOCIALES : QUEL AVENIR ?


¶ COMPLÉMENT de 65 ans avaient ainsi un niveau de vie moyen
de 22 530 euros contre 22 470 pour l’ensemble
de la population. Pour les 65-74 ans, celui-ci
RETRAITES : LES PROPOSITIONS s’élevait même à 23 860 euros. Le niveau de vie

DU RAPPORT MOREAU
médian des 65 ans et plus reste en revanche
inférieur de 6,4 % à celui des personnes d’âge
La Commission pour l’avenir des retraites actif (1).
présidée par Yannick Moreau a présenté La réduction des dépenses pourrait prendre la
ses pistes de réforme le 14 juin 2013. Ce forme d’une baisse du niveau des pensions via
rapport répond à la nécessité de rééquilibrer les règles de revalorisation des pensions ou de
la branche vieillesse des comptes de la calcul des salaires de référence (mécanismes
protection sociale, qui présenterait selon le de désindexation).
Conseil d’orientation des retraites (COR) un L’accélération du calendrier d’allongement de
besoin de financement de 20 milliards d’euros la durée de cotisation (nombre de trimestres
d’ici 2020. Ses propositions doivent nourrir requis pour une retraite à taux plein) mis en
la concertation entre le gouvernement et place en 2003 ne serait pour sa part possible
les partenaires sociaux durant l’été 2013 et qu’à partir de 2018. Il est en effet fixé par
déboucher en septembre sur un projet de loi. décret pour les générations qui partiront avant
Les propositions de la Commission reposent cette date.
sur deux grands scénarios : La Commission énonce en outre un certain
– le premier répartit les efforts à hauteur de nombre de recommandations destinées à
deux tiers pour les actifs et d’un tiers pour les améliorer l’équité et la lisibilité du système
retraités ; ainsi qu’à assurer sa viabilité à long terme :
– le second les répartit à parts égales. – mieux prendre en compte la pénibilité de
certains métiers ;
Ces différents scénarios combinent dans
des proportions variables des mesures – améliorer la situation des polypensionnés et
correspondant à trois leviers d’action : la des personnes (notamment les femmes) aux
création de nouvelles recettes, la réduction carrières morcelées ;
des dépenses et l’accélération du calendrier – aligner les règles de calcul des pensions des
d’allongement de la durée de cotisation. régimes de la fonction publique sur celles du
Outre la voie classique de la hausse des régime général ;
cotisations, le rapport met en avant, pour – conserver au-delà de 2020 la règle de
augmenter les recettes, une réforme de la l’allongement de la durée de cotisation en
fiscalité qui s’applique aux retraités. Ceux- fonction de l’accroissement de l’espérance de
ci bénéficient en effet d’avantages fiscaux : vie. Instaurée par la réforme des retraites de
abattement de 10 % pour frais professionnels 2003, cette règle préconise de partager le gain
alors qu’ils ne supportent plus ce type de de longévité entre le maintien en activité (pour
dépense, majoration de pension pour les deux tiers) et la retraite (pour un tiers).
personnes ayant élevé au moins trois enfants,
taux de CSG réduit… En 2012, la Cour des
Problèmes économiques
Comptes avait évalué le coût pour les finances
publiques de ces dispositifs dérogatoires à
12 milliards d’euros par an. Cette piste de
réforme s’appuie en outre sur le fait que les
retraités ont désormais un niveau de vie moyen
très proche voire légèrement supérieur à celui (1) INSEE (2013), Les revenus et les patrimoines
de l’ensemble des Français. En 2009, les plus des ménages – Édition 2013, avril.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 94


Destinées à maintenir le niveau de revenu des chômeurs, réduire le chômage et augmen-
ter le taux d’emploi de la population, les politiques de l’emploi sont particulièrement mises
à l’épreuve en période de crise. Au cours des cinq dernières années, les pays avancés ont
élaboré de nouveaux dispositifs – dont certains sont temporaires –, afin de faire face à la forte
progression du chômage. Christine Erhel rappelle la pluralité des objectifs des politiques de
l’emploi ainsi que la variété des traditions nationales en la matière, avant de faire le point sur
leurs grandes orientations depuis 2008. Si le contexte de crise crée de nouveaux besoins, la
mise en place de mesures d’envergure est limitée par l’austérité budgétaire.
Problèmes économiques

Les politiques de l’emploi :


des objectifs multiples
 CHRISTINE ERHEL depuis 2010, conduisent dans certains pays
à des restrictions dans l’assurance chômage,
Maître de conférences en économie voire dans les services de soutien et d’aide à
à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne la recherche d’emploi.
Directrice de l’unité de recherche POPEM (Politiques L’analyse de ces politiques est complexe, que
publiques et emploi) au Centre d’études de l’emploi ce soit dans une perspective historique (du fait
de la multiplicité des réformes observables
depuis les années 1990), comparative (les
Face à un chômage record, les politiques de modèles nationaux de politique de l’emploi
l’emploi sont au cœur de l’actualité française, sont très divers) ou dans une optique d’évalua-
avec la création de nouveaux dispositifs en tion. En effet, il est essentiel de tenir compte de
2012-2013 (emplois d’avenir, contrats de géné- la multiplicité des objectifs, tant économiques
ration). Elles semblent également retrouver que sociaux, des politiques de l’emploi. De
une place dans le débat européen avec le lan- plus, elles s’articulent avec d’autres sphères
cement de projets d’interventions en faveur de la politique économique qui ont également
de l’emploi des jeunes (« paquet en faveur de des effets sur l’emploi, les politiques macroé-
l’emploi des jeunes » lancé par la Commission conomiques et industrielles en particulier.
en décembre 2012 ; initiative franco-alle-
mande annoncée le 28 mai 2013). De manière
plus générale, elles ont été fortement mobi-
Une diversité d’objectifs
lisées depuis la crise de 2008, même si les Dans une perspective économique, les poli-
mesures de rigueur, particulièrement sévères tiques de l’emploi visent tout d’abord à

95 LES POLITIQUES DE L’EMPLOI : DES OBJECTIFS MULTIPLES


améliorer le fonctionnement du marché du de remettre les chômeurs en emploi, et d’aug-
travail – et notamment les délais d’appa- menter le niveau d’emploi dans l’économie,
riement entre chômeurs et employeurs –, à soit de manière directe (création d’emplois
réduire le chômage et à augmenter le niveau publics temporaires, subventions à l’em-
d’emploi. Toutefois, elles peuvent également bauche), soit de manière indirecte (forma-
poursuivre d’autres objectifs : corriger les tion). Les mesures passives comprennent
inégalités entre groupes sociaux en encoura- pour leur part l’indemnisation du chômage
geant l’emploi des plus fragiles (jeunes sans et les dispositifs de cessation anticipée
qualifications, chômeurs de longue durée), d’activité, dont l’objectif est d’atténuer les
anticiper les besoins en matière d’emploi et conséquences du chômage. Cette catégori-
de compétences (par la formation des sala- sation conventionnelle, si elle est utile à la
riés) ou encore atténuer un choc conjonctu- production de statistiques harmonisées, ne
rel via le soutien aux revenus des chômeurs. doit pas être entendue comme une frontière
Elles jouent également un rôle social impor- stricte entre deux types de dispositifs. Parmi
tant, en termes de lutte contre la pauvreté, les mesures « passives », certaines ont un
mais également d’insertion, dont l’accès à objectif de maintien de l’emploi en période
l’emploi constitue une dimension fondamen- de ralentissement économique (chômage
tale. Cette diversité d’objectifs rend difficile partiel), tandis que l’assurance-chômage
l’évaluation des mesures, dont le succès ou soutient non seulement les revenus des chô-
l’échec ne peut être réduit au seul critère du meurs, mais aussi leur recherche d’emploi (y
nombre d’emplois créés. compris par des mesures de sanctions le cas
Dans les analyses des politiques de l’em- échéant). À l’inverse, du côté des politiques
ploi, il est courant de distinguer entre les « actives », les mesures d’emploi aidé, voire
mesures « actives » et « passives » à partir de certains dispositifs de formation rémunérée,
la nomenclature établie par l’OCDE (Erhel, comportent également une dimension de sou-
2009). Les mesures actives ont pour objectif tien du revenu des chômeurs.
1. Les dépenses pour l’emploi en 2010 (en % du PIB)

4,50
4,00
3,50
3,00
2,50
2,00
1,50
1,00
0,50
-
ni

lie

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an

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lle
A

Ét
ya

D
A
Ro

Dépenses actives
Dépenses passives

Source : OCDE, 2012.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 96


La diversité des modèles Le modèle nordique :
les politiques actives privilégiées
de politiques de l’emploi Les pays sociaux-démocrates ou « nor-
La multiplicité des objectifs et des leviers des diques » (Danemark, Suède, Finlande) consti-
politiques de l’emploi apparaît également tuent un modèle bien identifié de politiques
dans les comparaisons internationales, qui de l’emploi qui se caractérise par un niveau
montrent des choix variés d’un pays à l’autre. de dépense supérieur à la moyenne sur longue
Au-delà des variations liées à la conjoncture période et par des niveaux d’indemnisation
ou au cycle politique, les priorités nationales du chômage généreux. Toutefois, la Suède
apparaissent relativement stables dans le s’écarte du modèle traditionnel depuis les
temps, en lien avec l’histoire des politiques années 2000 : des réformes restrictives ont
de l’emploi (et les conditions de leur articula- contribué à réduire le niveau de la dépense
tion avec les politiques sociales, les politiques pour l’emploi et la générosité de l’assurance-
industrielles, ou les politiques macroéco- chômage. Ces pays consacrent en outre une
nomiques), mais aussi avec les dispositifs part importante des dépenses pour l’emploi
institutionnels mis en place (financement, aux mesures actives, avec un effort particu-
gouvernance…). Les différences internatio- lier envers les dispositifs de formation pour
nales en matière de politiques de l’emploi se les chômeurs et de soutien à l’emploi des
traduisent dans l’effort budgétaire qui leur handicapés (tableau 1). Ceci n’exclut pas
est consacré et le type de mesures privilégiées tout recours aux dispositifs de retrait d’acti-
(graphique 1 et tableau 1). Si l’on écarte les vité, et en particulier aux préretraites : bien
pays émergents ou récemment industrialisés qu’elles aient été totalement supprimées en
(Mexique, Corée) et les nouveaux membres Suède, celles-ci subsistent au Danemark, pre-
de l’Union européenne (UE), dont les poli- nant principalement la forme de cessations
tiques de l’emploi sont encore balbutiantes, progressives d’activité.
on peut distinguer trois groupes principaux Cet ensemble correspond à une tradition
de pays au sein de l’OCDE, coïncidant avec bien ancrée d’intervention par des mesures
les modèles de protection sociale tels qu’ils favorisant l’accès à l’emploi (même tempo-
sont analysés par les travaux comparatifs raire et subventionné) plutôt que l’indem-
(Esping-Andersen, 1990). nisation du chômage (Erhel, 2009). Cette

1. La répartition des dépenses de politique de l’emploi en 2010 (en %)

Danemark France Allemagne Royaume-Uni États-Unis


Service public de l’emploi
14,6 11,6 17 48 5
et administration
Formation 12 14,7 13,5 4 4,5
Incitations à l’emploi 9,2 4,2 4,3 1 1
Soutien à l’emploi des handicapés 19 2,7 1,3 1 3,5
Créations directes d’emploi – 8,5 2,1 – 1
Subventions à la création
– 2 3,6 – –
d’entreprises
Maintien du revenu 34,6 56 56 46 85
Pré-retraites 10,6 0,3 2,2 – –
Source : OCDE, 2012.

97 LES POLITIQUES DE L’EMPLOI : DES OBJECTIFS MULTIPLES


tradition s’est constituée en Suède, où, dès plutôt des politiques macroéconomiques
1914, une commission composée de syndi- (monétaire et budgétaire).
cats et d’employeurs (Commission Myrdal) Ces pays ont toutefois développé, en marge
propose la création d’un système d’emplois des politiques de l’emploi ciblées, d’impor-
publics subventionnés, en complément de tants dispositifs d’incitations à l’emploi par
l’assurance chômage. Cette proposition s’ap- le biais de l’impôt négatif (Earned Income Tax
puyait sur l’idée qu’il était préférable pour la Credit aux États-Unis, et Working Families
société de financer des emplois publics tem- Tax Credit au Royaume-Uni), qui vient com-
poraires, plutôt que des allocations chômage. pléter les revenus du travail les plus faibles
Ces orientations ont été mises en œuvre dans par une réduction ou un crédit d’impôt. Ces
les années 1930 puis dans les années 1950 dépenses ne sont pas comptabilisées dans la
par des gouvernements sociaux-démocrates, dépense pour l’emploi calculée par l’OCDE
soit pour limiter les effets d’une montée du mais elles représentent un outil important de
chômage conjoncturel, soit, de manière plus lutte contre la pauvreté et d’intervention sur
structurelle, pour accompagner les restruc- l’offre de travail.
turations industrielles des années 1950 et
1960. En parallèle, la Suède, et plus encore le Le modèle continental :
Danemark, ont développé des dispositifs de des interventions hétérogènes,
formation importants et un accompagnement avec une focalisation sur le coût
intensif des chômeurs dans les agences pour du travail
l’emploi. La politique de l’emploi peut être
considérée dans ces pays comme un instru- Les pays d’Europe continentale (France,
ment de sécurisation des parcours, de telle Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie…)
sorte qu’elle constitue l’un des piliers de la connaissent une situation très différente des
« flexicurité » danoise (associant flexibilité deux groupes précédents. Les politiques de
du contrat de travail et sécurité des parcours l’emploi y sont en grande partie financées
professionnels) mise en avant depuis les par des cotisations sociales (en particulier
années 2000). l’indemnisation du chômage) et leur dévelop-
pement apparaît relativement récent en com-
paraison du modèle nordique. Les principales
Le modèle libéral : institutions chargées d’améliorer le fonction-
une intervention centrée nement du marché du travail et accompagner
sur la recherche d’emploi les restructurations remontent aux « Trente
Glorieuses ». Ainsi, en France, l’Agence natio-
Dans les pays « libéraux » (États-Unis, nale pour l’emploi – ANPE – est créée en 1967.
Royaume-Uni, Australie), l’effort de politique Toutefois, c’est surtout avec la dégradation
de l’emploi représente au contraire moins de progressive de la situation de l’emploi dans
1 % du PIB (graphique 1) et se concentre sur les années 1970-1980 que se développent
l’indemnisation du chômage (avec des taux des politiques actives de l’emploi. La logique
de remplacement faibles) et sur l’aide à la « sectorielle » initiale est peu à peu rempla-
recherche d’emploi. Ces deux postes repré- cée par une logique « sélective » ciblant les
sentent l’essentiel des dépenses dans ces mesures sur les jeunes, puis les chômeurs de
pays (tableau 1). Il s’agit d’un modèle d’inter- longue durée.
vention minimale où le rôle de la politique de Ces pays ont eu massivement recours aux
l’emploi se limite à l’amélioration du fonc- politiques de retrait d’activité (préretraites
tionnement du marché du travail (informa- en particulier) dans les années 1980, afin
tion, mobilité, éventuellement adéquation des de lutter contre le chômage. Outre leur coût
formations). La lutte contre le chômage relève élevé pour les finances publiques, elles ont

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 98


conduit à une baisse des taux d’emploi des
seniors. Depuis les années 1990, les entrées Quelles priorités
dans ces dispositifs ont été fortement limi-
tées, et des mesures en faveur de l’emploi de
en période de crise ?
cette population ont été prises (incitations Face à la crise, les dépenses pour l’emploi
à la prolongation d’activité via les réformes ont augmenté dans les pays de l’OCDE (gra-
des retraites, contrats spécifiques pour les phique 2). Toutefois, cette hausse fait suite à
seniors, plans seniors…). Par ailleurs, face au plusieurs années de réduction des dépenses
poids des cotisations sociales dans le coût du et la dynamique contra-cyclique apparaît
travail, ces pays de tradition bismarckienne relativement limitée compte tenu de l’am-
se sont fortement appuyés sur des mesures pleur de la hausse du chômage. Des analyses
de baisse du coût du travail, soit ciblées (en sur données OCDE depuis les années 1980
particulier sur les jeunes, mais aussi sur les montrent une baisse de la réactivité des poli-
chômeurs de longue durée, comme dans le tiques de l’emploi (Erhel et Levionnois, 2013),
cas de l’Allemagne depuis les lois Hartz de en particulier pour les dépenses actives.
2004), soit générales (comme les exonérations Même si les politiques nationales sont hété-
de charges en France au niveau du SMIC à rogènes, on relève trois grands axes d’inter-
partir de 1993, ou en Allemagne avec les dis- vention pour limiter les conséquences de la
positifs de mini jobs qui échappent aux coti- crise sur le marché du travail : le soutien aux
sations sociales). revenus des chômeurs, le maintien en emploi
et le soutien à l’emploi ou à la formation des
demandeurs d’emploi.

2. Les dépenses pour l’emploi entre 2004 et 2010 (en % du PIB)

5
4,5
4
3,5
3
2,5
2
1,5
1
0,5
0
2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010

DK FR ALL IR PB PT ES SE RU US

DK = Danemark ; FR = France ; ALL = Allemagne ; PB = Pays-Bas ; PT = Portugal ; ES = Espagne ; SE = Suède ; RU = Royaume-


Uni ; US = États-Unis

Source : OCDE.

99 LES POLITIQUES DE L’EMPLOI : DES OBJECTIFS MULTIPLES


Le soutien aux revenus de bénéficiaires en 2009 varie entre 0,04 %
des chômeurs des personnes en emploi en Pologne et 5,6 %
en Belgique, la France se situant à 0,8 % et
Lorsque le chômage augmente, une par- l’Allemagne à 3,17 %.
tie de la réaction des politiques de l’emploi
est automatique, notamment sous l’effet Ces mesures relevant de la politique publique
de l’augmentation du montant des alloca- de l’emploi s’accompagnent parfois d’ajus-
tions-chômage versées. Toutefois, lors de la tements négociés des salaires ou du temps
crise de 2007-2008, un certain nombre de de travail internes aux entreprises, qui
pays sont allés au-delà de ces ajustements s’appuient tout d’abord sur les partenaires
automatiques et ont pris des mesures tem- sociaux mais peuvent être encouragés par les
poraires visant à améliorer l’indemnisation pouvoirs publics, comme en Allemagne ou aux
du chômage, dans une optique de soutien au Pays-Bas avec les « pactes pour l’emploi ». En
revenu et de lutte contre la pauvreté (assou- France, le projet de loi sur la sécurisation de
plissement des critères d’accès à l’assurance- l’emploi du 14 mai 2013 comporte ce type de
chômage, notamment pour les personnes en disposition favorisant la flexibilité interne.
emploi temporaire, ou encore augmentation Au cas où l’entreprise rencontre de graves dif-
de la durée d’indemnisation). Ce type d’in- ficultés conjoncturelles, un employeur pourra
tervention est surtout marqué dans les pays conclure, pendant deux ans maximum, un
où les allocations chômages sont peu géné- accord avec des syndicats représentant plus
reuses : ainsi, aux États-Unis, la durée d’in- de 50 % des salariés pour aménager le temps
demnisation a été augmentée en 2009 de 26 à de travail et la rémunération (sans diminuer
99 semaines. La France a maintenu sa durée les salaires inférieurs à 1,2 SMIC).
d’indemnisation mais a adopté en 2010 des
mesures temporaires améliorant la prise en Les politiques actives
charge des chômeurs en fin de droits.
Même si le recours aux politiques actives
ciblées apparaît globalement en retrait par
Le maintien en emploi
rapport aux crises antérieures (début des
Un second type d’interventions a eu pour années 1990 par exemple), elles jouent un rôle
objectif de faciliter le maintien en emploi de contracyclique important. Les emplois aidés
salariés menacés. Le principal instrument permettent en effet d’éviter l’enfermement
dont disposent les politiques de l’emploi dans des trajectoires de chômage de longue
dans cette perspective est le chômage partiel, durée ou d’inactivité prolongées : en France,
qui permet de réduire la durée du travail en leur relance s’est principalement appuyée sur
cas de baisse d’activité pour l’entreprise. Ce le secteur non marchand (CUI-CAE, emplois
dispositif a fait l’objet d’une mobilisation d’avenir depuis octobre 2012). Dans la plu-
spectaculaire en Allemagne où il concer- part des pays, les mesures centrées sur les
[1]
nait 1,5 million de salariés en juin 20091. En jeunes (en particulier les non-diplômés) Chiffres du
France, le dispositif de chômage partiel a été occupent une place importante (Young Per- ministère du Travail.

réformé en janvier 2009 de manière à étendre son’s Guarantee au Royaume-Uni, emplois


la période et le niveau d’indemnisation (Cala- « nouveau départ » en Suède), ainsi que les
vrezo et al., 2009), mais son usage demeure dispositifs d’accompagnement des transi-
limité. Plus largement, on notera que ce type tions professionnelles dans les restructura-
d’outil est essentiellement développé dans tions industrielles, qui concernent cependant
les pays d’Europe continentale, même si le des effectifs beaucoup plus limités (contrat de
nombre de salariés concernés est en pratique transition professionnelle en France, centres
fortement variable d’un pays à l’autre : selon de mobilité aux Pays-Bas). En parallèle de ces
l’OCDE (OCDE, 2010), le stock annuel moyen dispositifs, les réformes engagées avant 2008

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 100


en matière d’accompagnement des chômeurs dispositifs apportant un contenu en quali-
se sont poursuivies (création de Pôle emploi fication aient des effets plus favorables en
en France – cf. encadré –, regroupements des période de récession, dans la mesure où ils
services au Danemark au niveau communal permettent l’accès à de meilleurs emplois
en 2009), ainsi que le développement des dis- lors de la reprise, alors que la probabilité de
positifs d’apprentissage pour les jeunes. retrouver un emploi immédiatement est faible
Les politiques de rigueur menées depuis 2010 (Forslund et al, 2011). De même, bien que le
entrent en contradiction avec un recours plus bilan en termes de créations nettes d’emploi
important aux politiques de l’emploi : elles soit mitigé, les dispositifs d’emplois aidés
se traduisent en particulier par des restric- peuvent éviter les conséquences négatives du
tions de la durée de l’assurance-chômage, chômage. Ainsi, les emplois jeunes de 1997
y compris dans des pays de tradition géné- semblent avoir bien joué leur rôle d’insertion
reuse (passage de la durée d’indemnisation des jeunes à court terme, sans pénalité sur
de quatre à deux ans au Danemark), ainsi que leurs trajectoires d’emploi ultérieures (mal-
par des contraintes budgétaires fortes pour gré un désavantage salarial). Leurs effets sur
les politiques actives. les trajectoires ultérieures des bénéficiaires
dépendent toutefois du type d’employeurs et
***
de leurs stratégies vis-à-vis des bénéficiaires,
Les politiques de l’emploi poursuivent des ce qui conduit à recommander un accompa-
objectifs multiples et parfois contradictoires : gnement par le service de l’emploi afin de
par exemple, l’acquisition d’une formation préparer la sortie des dispositifs (Gomel et
qualifiante pour un chômeur peut retarder Lopez, 2012).
son retour à l’emploi. Toutefois, elle favorise
Cependant, l’accompagnement et la réflexion
en principe l’accès à des emplois plus stables
sur la qualité des trajectoires se heurtent
et de meilleure qualité et contribue donc plus
dans la plupart des pays à la restriction des
largement la compétitivité de l’économie.
dépenses publiques, qui limite les moyens
De fait, l’évaluation des mesures est com- disponibles.
plexe, surtout en période de crise. Selon une
étude récente, il semblerait toutefois que les

POUR EN SAVOIR PLUS


™ CALAVREZO O., DUHAUTOIS de l’emploi et la « Grande Works in a Recession ? » ,
R. et WALKOWIAK E. (2009), Dépression » du XXIe siècle », IFAU Working Paper.
« Chômage partiel et in Spieser C. (ed.), L’emploi ™ GOMEL B. et LOPEZ A.
licenciements économiques », en temps de crise, Liaisons (2012), « Effets des emplois-
Connaissance de l’emploi, sociales. jeunes sur les trajectoires
mars, n° 63. ™ ESPING-ANDERSEN G. (1990), professionnelles »,
™ ERHEL C. (2009), Les trois mondes de l’État- Connaissance de l’emploi
Les politiques de l’emploi, providence, Paris, PUF. n° 94, juillet.
Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ». ™ FORSLUND A., FREDRIKSSON ™ OCDE (2010), Perspectives
™ERHEL C. et LEVIONNOIS P. et VIKSTRÖM J. (2011), « What de l’emploi, Paris, OCDE.
C. (2013), « Les politiques Active Labour Market Policy

101 LES POLITIQUES DE L’EMPLOI : DES OBJECTIFS MULTIPLES


¶ COMPLÉMENT par le droit du travail et par une convention
collective spécifique. Toutefois, il a été laissé le
choix aux personnels de l’ANPE de conserver
PÔLE EMPLOI leur statut de fonctionnaire ou d’adopter le
nouveau statut (en pratique, en 2011, 80 %
Pôle emploi est né le 19 décembre 2009 du personnel était sous statut privé). La
de la fusion entre l’Agence nationale gouvernance de Pôle emploi est tripartite,
pour l’emploi (ANPE) et les ASSEDIC. Il impliquant l’État et les partenaires sociaux,
s’agit d’un établissement public dont les et se traduisant par une convention tripartite
missions principales sont l’indemnisation pluri-annuelle (la première concernait la
et le placement des demandeurs d’emploi, période 2009-2011, la seconde 2012-2014).
ainsi que l’aide aux entreprises pour leurs L’organisation est régionalisée, avec des
recrutements. Pôle emploi employait 45 418 directions régionales responsables du suivi
personnes en équivalent temps plein en 2008. de l’activité dans la région, participant à la
Cette fusion ne concerne pas l’UNEDIC, qui coordination des politiques de l’emploi avec le
demeure un organisme indépendant, géré par Préfet de région (et les DIRECCTES, services
les partenaires sociaux, et responsable de la déconcentrés du ministère du Travail). Une
gestion des fonds de l’assurance-chômage et réorganisation territoriale est mise en œuvre
des règles d’indemnisation. à partir des anciennes agences locales
L’idée d’une telle fusion des fonctions de l’ANPE et des ASSEDIC, aboutissant à
d’indemnisation et de placement n’est pas un millier d’agences présentes sur tout le
nouvelle, mais différents rapports consacrés territoire. Le financement provient aux deux
à cette question de l’organisation des services tiers de l’UNEDIC et le solde de l’État. En 2011,
aux chômeurs (rapport IGAS de 1994, rapport le budget s’élevait à 4,618 milliards d’euros.
Marimbert de 2004) avaient plutôt souligné les Les missions de Pôle emploi sont les
difficultés de sa mise en œuvre, notamment suivantes :
du fait des statuts différenciés des personnels
– prospecter le marché du travail afin
(droit privé côté ASSEDIC, et fonctionnaires
d’identifier et de prévoir les évolutions de
ou droit public à l’ANPE). Elle s’inscrit dans
l’emploi ;
la continuité de réformes menées ailleurs
en Europe, en premier lieu au Royaume-Uni – accueillir, informer et accompagner les
dès les années 1990 (avec la création des demandeurs d’emploi ;
Jobcentres puis des Jobcentres + en 2002) et – inscrire les chômeurs sur la liste des
aboutissant à la mise en place de « guichets demandeurs d’emploi et contrôler leur
uniques » pour les chômeurs. Les objectifs recherche d’emploi en appliquant des
de ce type de réforme institutionnelle sont sanctions le cas échéant ;
multiples : simplifier les démarches des – assurer le versement des prestations
demandeurs d’emploi, améliorer l’efficacité (allocation d’aide au retour à l’emploi – ARE –,
de leur suivi en liant indemnisation et aide à allocation de solidarité spécifique – ASS –).
la recherche d’emploi, dégager des moyens Trois ans après la réforme, le bilan semble
humains supplémentaires pour l’aide à la positif : deux chômeurs sur trois se déclaraient
recherche d’emploi grâce à la réorganisation satisfaits des services de Pôle emploi en
et/ou réduire les dépenses publiques pour 2010. La mise en œuvre en période de crise
l’emploi. a toutefois été difficile. Dès janvier 2009, Pôle
Dans le cas français, un certain nombre emploi a dû faire face à une augmentation
de choix ont été faits pour cette nouvelle journalière de 3 000 demandeurs d’emploi,
institution. Bien que Pôle emploi soit un alors qu’il venait d’être créé. Ceci a conduit à
établissement public, son personnel est régi une grande désorganisation, notamment pour

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 102


les contacts par les chômeurs, mais également employeurs, les ratios sont plus favorables
pour les délais de traitement des demandes pour la France, avec 22 équivalents temps
d’inscription. Du point de vue des salariés de plein pour 10 000 chômeurs, contre 10 au
Pôle emploi, il en a également résulté une Royaume-Uni, et 18 en Allemagne.
forte augmentation de leur charge de travail, La modernisation des services se poursuit
conduisant à une montée des risques psycho- dans le cadre de la convention tripartite 2012-
sociaux, d’autant que la réforme avait sous- 2014 et du plan stratégique 2015. Elle prévoit
estimé la différence entre les deux métiers de notamment une personnalisation de l’aide à
l’indemnisation et du placement. De manière la recherche d’emploi en fonction des profils
plus structurelle, la réforme ne résout pas des chômeurs, et une territorialisation accrue,
l’insuffisance des moyens en personnel du donnant plus d’autonomie à l’échelon régional.
service public de l’emploi français, soulignée
par les comparaisons internationales. Un Christine Erhel
rapport de l’IGF de 2010 pointe ainsi un ratio
d’encadrement des demandeurs d’emploi
de 215 pour 10 000 équivalents temps plein Sources
en France, contre 221 au Royaume-Uni et Rapport d’activité de Pôle emploi 2011
420 en Allemagne (il s’agit d’une définition IGF (2010), Étude comparative des effectifs des
large incluant l’ensemble des personnels services publics de l’emploi en France,
intervenant dans l’aide aux chômeurs, y en Allemagne et au Royaume-Uni.
compris les CAF en France qui prennent en Sénat (2011), Rapport de la mission
charge les bénéficiaires du RSA). En ce qui d’information relative à Pôle emploi, n° 713,
concerne la mission de services auprès des juillet.

103 LES POLITIQUES DE L’EMPLOI : DES OBJECTIFS MULTIPLES


Emblématique des Trente Glorieuses sous la forme d’un soutien public aux « champions natio-
naux », la politique industrielle a été abandonnée dans les années 1980 dans les pays déve-
loppés au profit d’interventions plus transversales favorisant l’environnement institutionnel et
notamment la concurrence. La « désindustrialisation » dont souffrent les économies avancées
avec la montée en puissance des pays émergents, qui s’est renforcée depuis la crise, l’a tou-
tefois replacée parmi les priorités des gouvernements. Après un rappel des fondements de la
politique industrielle, Pierre-Noël Giraud fait le point sur son évolution en insistant plus parti-
culièrement sur les enjeux contemporains.
Problèmes économiques

La politique industrielle au cœur


des enjeux français et européens
Des politiques industrielles,  PIERRE-NOËL GIRAUD
Mines ParisTech et Université Paris-Dauphine.
pour quoi faire ?
Pourquoi faudrait-il des politiques indus-
trielles ? De manière générale, on reconnaît des politiques de protection de l’environne-
deux motifs à l’action économique de l’État : ment, qui n’ont pas de spécificité industrielle.
– corriger les imperfections des marchés – Ainsi, les politiques de lutte contre le change-
à condition que les interventions publiques ment climatique concernent tous les secteurs
ne soient pas encore plus inefficaces que des de l’économie. Il en est de même des rende-
marchés, même imparfaits – ; ments croissants, qui conduisent à des mono-
poles naturels. L’industrie présente nombre de
– modifier une répartition des revenus jugée situations de ce type, mais elles sont traitées
inéquitable. par les politiques générales de concurrence et
Ce dernier cas ne concerne pas les politiques par la réglementation des monopoles naturels
sectorielles. La question de la légitimité éco- que sont, par exemple, les grandes infrastruc-
nomique des politiques industrielles est donc tures de transports d’électricité, de gaz, d’eau
celle de l’existence d’imperfections de marchés et ferroviaires. Ici encore, pas de spécificité
qui seraient spécifiques à l’industrie. Les acti- proprement industrielle. Les politiques de
vités polluantes, nombreuses dans ce secteur, protection de la propriété intellectuelle sont
en constituent une première source. L’agricul- cruciales pour stimuler l’innovation dans
ture et certains services sont toutefois aussi l’industrie, mais pas seulement, et elles ne lui
concernés. Corriger ces imperfections relève sont pas spécifiques.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 104


Existe-t-il alors des interventions publiques d’Europe, dont la France, où la désindustria-
légitimes qu’on puisse regrouper sous le lisation finit par creuser d’inquiétants défi-
terme de « politique industrielle » ? Dans les cits extérieurs, les politiques industrielles
pays les plus riches, la réponse de la plu- reviennent à l’ordre du jour. Nous explique-
part des économistes et des gouvernements rons leur retour et les décrirons dans une
depuis une trentaine d’années a été négative. seconde section.
L’État doit se contenter de créer un environ-
nement général favorable à l’ensemble des
activités économiques, quel que soit le sec- Les politiques industrielles
teur, primaire, secondaire ou tertiaire. Cela
passe par un État de droit et une bonne dans les pays en rattrapage :
« gouvernance » publique, une fiscalité stable
et prévisible, une politique de concurrence,
créer des « champions nationaux »
une politique de protection de la propriété
intellectuelle et enfin, la fourniture d’un cer- « Protéger les industries
tain nombre de biens publics : protection naissantes » : les exemples
de l’environnement, éducation et recherche allemand, français et américain
fondamentale. Et surtout, l’État doit se gar- à la fin du XIXe siècle
der de créer des entreprises publiques dans
le domaine de la production de biens et ser- La justification de la protection des indus-
vices pour des marchés concurrentiels, car tries naissantes est fondée sur l’existence
dans ce domaine, une bureaucratie publique dans nombre d’industries de rendements
est censée être toujours moins efficace que d’échelle croissants et d’effets d’apprentis-
la mise en concurrence des entreprises pri- sage. Supposons que dans un pays, une entre-
vées, motivées par la recherche du profit. À la prise ait pris vingt ans d’avance dans une
rigueur, des monopoles naturels tels que les activité où existent des économies d’échelle
grands réseaux peuvent être gérés par des – plus la production annuelle est importante,
entreprises publiques. Mais ces dernières plus le coût unitaire est bas – et des écono-
décennies, la délégation de la gestion de ces mies d’apprentissage – les coûts diminuent
monopoles à des firmes privées étroitement avec la production cumulée, donc avec l’an-
réglementées, ce qu’on a appelé un « parte- cienneté de la production –. Une entreprise
nariat public-privé », fut dans ces domaines qui voudrait développer cette industrie dans
aussi considérée comme plus efficace. un autre pays (et d’ailleurs aussi bien dans
le pays pionnier), produirait nécessairement
Et pourtant, les politiques industrielles ont à des coûts plus élevés. D’abord parce qu’au
été omniprésentes et massives dans les pro- départ au moins, elle produirait des quan-
cessus de rattrapage de la puissance écono- tités plus faibles, et parce qu’elle n’aurait
mique et politique dominante par des États pas encore accumulé assez d’expérience. En
initialement en retard industriel, depuis situation de libre échange, elle n’aurait donc
qu’au milieu du XIXe siècle, Friedrich List a aucune chance face à l’entreprise pionnière,
justifié la « protection des industries nais- alors que protégée pendant les années de sa
santes ». C’est encore le cas aujourd’hui dans montée en puissance et en expérience, elle
les pays dits émergents, comme la Chine, pourrait ensuite faire jeu égal avec elle.
l’Inde ou le Brésil.
Au milieu du XIXe siècle, alors que la
Dans une première section, nous évoquons Grande-Bretagne, puissance dominante,
ces politiques de rattrapage, leurs justifica- avait pris une avance considérable dans
tions, leurs succès et leurs échecs. Le fait nou- l’industrie et prônait le libre échange, sui-
veau est qu’aujourd’hui, dans certains pays vant en cela les recommandations de David

105 LA POLITIQUE INDUSTRIELLE AU CŒUR DES ENJEUX FRANÇAIS ET EUROPÉENS


Ricardo formulées dès 1820, l’économiste les « tigres » du Sud-Est asiatique, la Corée
allemand Friedrich List, considérant qu’une du Sud et Taiwan adopteront le même type de
industrie moderne est indispensable à la politique industrielle.
puissance d’une nation, préconisait au En France, les gouvernements du Général
contraire la protection des industries nais- de Gaulle et de Georges Pompidou mènent
santes par des barrières douanières, mais une politique active de soutien à des entre-
aussi par des aides publiques directes, prises privées pour en faire des champions
des marchés publics réservés, et d’autres nationaux, créent ex nihilo des entreprises
mesures de soutien. C’est ce que feront avec publiques dans des secteurs jugés indis-
succès l’Allemagne, la France, les États- pensables à la puissance et l’indépendance
Unis à la fin du XIXe siècle et au début du de la nation tels que la défense et l’énergie
XXe. En revanche, certains pays d’Amérique (pétrole, nucléaire), et participent activement
latine connaîtront dans les années 1930 des à la création d’une industrie européenne de
échecs cuisants avec ces mêmes politiques. l’aéronautique (Airbus) et de l’espace (Ariane
Les industries initialement protégées ne Espace), qui feront bientôt jeu égal avec l’in-
parviendront jamais à rattraper celles des dustrie américaine.
pays pionniers mais deviendront des bou-
lets pour le budget de l’État et finiront par Les États-Unis ne sont pas de reste. Bien que
sombrer, sans doute parce que le marché le terme de « politique industrielle » ait fort
intérieur était trop étroit pour que les indus- mauvaise réputation dans un pays où l’idéo-
tries naissantes connaissent une vive com- logie économique officielle est que le gouver-
pétition interne, indispensable substitut à la nement ne doit pas se mêler du « business », il
compétition internationale dont elles étaient le fait cependant, en particulier en protégeant
protégées. Ces politiques n’ont fait que créer des acquisitions étrangères les secteurs jugés
des rentes au profit de monopoles locaux « stratégiques », par l’intermédiaire d’impor-
et au détriment des consommateurs et des tants contrats de recherche et développement
contribuables. (R&D) liés aux activités militaires et par le
financement public de la recherche (le déve-
loppement du protocole internet a été financé
Le soutien aux « champions par des subventions militaires).
nationaux » dans les pays
industrialisés au cours Des politiques propres aux pays
des Trente Glorieuses émergents depuis les années 1980
Après la Seconde Guerre mondiale, la puis- Cependant, à partir des années 1980, les
sance économique des États-Unis est sans anciens champions nationaux de la « triade »
rivale. Le Japon reconstruit alors son indus- (États Unis, Europe, Japon) deviennent des
trie en la protégeant. Le célèbre MITI, le firmes « globales », qui investissent partout
ministère de l’industrie et du commerce exté- dans le monde et relâchent leurs relations
rieur, sélectionne deux ou trois « champions privilégiées avec leur territoire d’origine et
nationaux » par branche, organise entre eux son gouvernement. Dans ces pays, comme
une féroce compétition sur le marché inté- on l’a dit, les politiques industrielles secto-
rieur, les aide en matière de recherche et rielles et le soutien aux champions tendent à
d’innovation, puis, quand ils sont suffisam- disparaître et à se dissoudre dans des poli-
ment compétitifs, les autorise à se lancer à tiques « horizontales » d’environnement favo-
la conquête des marchés mondiaux ; ce qu’ils rable aux activités économiques dans leur
feront avec le succès que l’on sait, ébranlant ensemble.
dans les années 1980 la supériorité indus- Il n’en est rien cependant dans les grands pays
trielle américaine. Avec vingt ans de décalage, émergents qui entament leur rattrapage : la

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 106


Chine, l’Inde, le Brésil et même la Russie. Ils s’endetter indéfiniment et il faut donc trouver
mettent en œuvre des politiques industrielles les moyens de réduire le déficit commercial.
très actives, visant à faire émerger des firmes
internationalement compétitives dans pra- Les services et l’industrie
tiquement tous les secteurs industriels, en de haute technologie insuffisants
utilisant toutes les armes à leur disposition : pour combler le déficit extérieur
protection de leur marché intérieur, incita-
tions aux investissements directs des firmes Or, en la matière, nous devons nous défaire
globales et aux « joint ventures » avec les au plus vite de deux illusions, encore tenaces.
firmes locales pour transférer les savoirs et les La première est que les exportations de ser-
savoir-faire, irrespect des normes étrangères vices pourraient combler les déficits indus-
concernant la propriété intellectuelle, subven- triels. Les services ne représentent que 20 %
tions, financement bancaire privilégié… du commerce mondial, une part stable depuis
dix ans. En 2010, le solde positif des échanges
de services de tourisme, un secteur où pour-
Le retour de la politique tant la France excelle, s’élevait à 5,3 milliards
d’euros. Dans le même temps, les autres ser-
industrielle en Europe vices affichaient un déficit de 1,2 milliard
d’euros. Espère-t-on que leur développement
La politique de compétitivité comblera le déficit industriel ?
allemande et ses conséquences La seconde illusion est qu’il suffirait de
conforter nos points forts dans les indus-
Sans employer le terme de politique indus- tries de haute technologie (aéronautique,
trielle, l’Allemagne a ouvert en Europe une pharmacie, électronique, défense) ou de
nouvelle période avec les lois Hartz, adoptées marques (luxe, une partie de l’agroalimen-
en 2003-2005 sous le gouvernement social- taire, etc.). Ces deux secteurs ne représen-
démocrate-vert de Gerhard Schröder. Ces lois, tent que 18 % de la valeur ajoutée et 12 %
longuement négociées avec les syndicats, de l’emploi industriel en France. Depuis
réforment en profondeur certains aspects du cinq ans, ils ont à peine réussi à mainte-
« modèle social » allemand. Elles visent, en nir le nombre de leurs emplois, tandis que
abaissant le coût du travail et en développant des secteurs représentant 40 % des emplois
sa « flexibilité », à augmenter la compétitivité industriels sont menacés de disparition si
internationale des entreprises exportatrices les tendances actuelles à la désindustriali-
[1]
Chiffres extraits qui en Allemagne sont pour l’essentiel des sation se poursuivent1.
d’une étude du entreprises industrielles.
McKinsey Global En réalité, les distinctions entre industries
Institute, postée sur son Conséquence, la compétitivité relative des et services, ou entre haute et basse technolo-
site en 2011. Reproduits
dans Giraud P.-N.
autres pays d’Europe s’érode. Certains, gie, sont dépassées. L’industrie et les services
et Weil T. (2013). comme la France, traditionnellement exporta- forment désormais un système intégré. Pas
teurs nets de biens manufacturés, deviennent de services sans infrastructures de réseaux,
déficitaires. En dix ans, le solde de la balance sans biens d’équipement et de consomma-
commerciale des biens manufacturés est tion. Pas d’industrie sans de nombreux ser-
passé d’un excédent d’environ 25 milliards vices, d’ailleurs souvent externalisés. Il est
d’euros à un déficit du même montant. Quant par ailleurs absurde d’imaginer une division
au déficit en énergie et matières premières, internationale du travail entre pays « intel-
il oscille autour de 50 milliards d’euros. La lectuels », concepteurs et créateurs, et pays
finance globale permet certes à un pays de « manuels », fabricants et exécutants. On ne
vivre quelques années en déficit commercial peut en effet innover durablement loin des
en s’endettant à l’étranger. Mais on ne peut usines et des consommateurs.

107 LA POLITIQUE INDUSTRIELLE AU CŒUR DES ENJEUX FRANÇAIS ET EUROPÉENS


Emplois nomades, dans l’arène mondiale des services infor-
emplois sédentaires matiques. Cependant, il vivra mieux avec ce
salaire à Bangalore qu’à Palo Alto. En effet,
Pour mieux analyser la dynamique de la glo- en Inde, on peut s’offrir une très belle maison
balisation, il faut désormais distinguer les et trois domestiques pour beaucoup moins
[2]
emplois « nomades » et « sédentaires »2. Les d’argent qu’en Californie, les ouvriers du Sur ces concepts
et leur usage,
premiers sont les emplois directement expo- bâtiment et les fournisseurs de services à la cf. Giraud P.-N. (2012),
sés à la compétition internationale car ils personne y étant encore très pauvres. La mondialisation.
produisent des biens et des services échan- Émergences et
geables internationalement. Ce sont les Cette divergence d’intérêts entre emplois fragmentations, Auxerre,
Sciences Humaines
emplois de l’industrie manufacturière, mais nomades et sédentaires au sein d’un même Éditions.
aussi de l’agriculture et de certains services, territoire signe la fin de la solidarité écono-
comme le tourisme ainsi que, de manière mique objective du modèle des Trente Glo-
croissante, les services qui peuvent être ren- rieuses. On assiste au contraire à l’extension
dus à distance grâce à internet : certains ser- du « modèle indien », où des îlots de prospé-
vices aux entreprises, services financiers, de rité, peuplés de travailleurs nomades globa-
conseil, de comptabilité, les « call centers », lisés peu nombreux mais très riches, flottent
etc…. Ces emplois sont par nature « déloca- sur un océan de sédentaires pauvres. Or, les
lisables » : dès qu’ils perdent leur compétiti- États-Unis, dans une moindre mesure l’Alle-
vité dans un pays donné, ils réapparaissent, magne et même la France se rapprochent
mais dans un autre. Les emplois sédentaires, de ce modèle très inégalitaire. En 2008, le
quand à eux, produisent exclusivement des nombre d’emplois nomades n’est plus que de
biens et services consommés localement. La 11 % aux États Unis, 15 % en France et 21 %
grande majorité sont des emplois de service : en Allemagne. Dans ces deux derniers pays,
santé, éducation, administration publique, il a diminué de près d’un tiers en vingt ans.
services à la personne, commerce de détail, La valeur ajoutée par emploi nomade est aux
transports nationaux, mais pas seulement. Le États Unis de 43 % supérieure à la valeur
bâtiment et les travaux publics, les industries ajoutée par emploi sédentaire, de 15 % en
de matériaux de construction qui voyagent Allemagne. Les écarts de revenus salariaux
peu, comme le ciment, la production et la entre les nomades et les sédentaires se sont
distribution d’eau, d’électricité, offrent des accrus de 30 % en Allemagne. Ce pays est
emplois sédentaires. désormais confronté à un nombre significatif
de « travailleurs pauvres », essentiellement
Dans chaque pays, les travailleurs « séden- dans les secteurs sédentaires, avec en 2010
taires » ont tout intérêt à ce que les emplois 7,1 % des actifs gagnant moins de 940 euros
« nomades » localisés sur leur territoire soient par mois et 7,5 millions d’employés avec un
nombreux et très bien payés, car dans ce cas, salaire horaire inférieur à 9,26 euros bruts.
ils achètent en plus grande quantité les biens
locaux que les sédentaires produisent et ils
les « tirent » ainsi vers le haut. En revanche,
les travailleurs « nomades » ont intérêt à ce
Quelle politique industrielle
que leurs « sédentaires » soient pauvres, afin en France et en Europe ?
qu’ils leur fournissent des biens et services
locaux à bas prix, dont certains sont des fac- Pour inverser cette tendance et maintenir,
teurs de production. Ainsi, un informaticien créer et attirer en France beaucoup plus
indien formé à Stanford et rentré à Banga- d’emplois nomades, il faut absolument déve-
lore aura un salaire bien inférieur à celui de lopper l’industrie manufacturière et les
son collègue resté en Californie. Il sera donc, services nomades. Cela exige d’agir à trois
à compétence égale, plus compétitif que lui niveaux, où se décline donc un programme

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 108


de politique industrielle pour la France et une politique industrielle stratégique euro-
l’Europe aujourd’hui. péenne qui favorise une meilleure répartition
de l’industrie au sein des territoires et contri-
Premier niveau : bue ainsi à la convergence des économies des
« balayer devant notre porte » pays de l’Union.

Il est impératif d’agir au niveau national pour Troisième niveau : le monde


combler l’écart de compétitivité qui s’est
creusé avec les meilleurs Européens, l’Alle- L’Europe, si elle s’engage dans la voie du
magne et la Suède. Les raisons du décrochage règlement de ses problèmes internes, qui
de l’industrie française sont bien identifiées. sont considérables, doit aussi négocier avec
La plupart de nos faiblesses relèvent d’un les pays émergents la question de la répar-
déficit de « capital social », de confiance entre tition mondiale de l’industrie. En raison de
les nombreuses parties prenantes. Les efforts gigantesques imperfections de marché et de
à fournir concernent notamment la formation défauts manifestes de coopération, la répar-
initiale et permanente, les relations sociales, tition mondiale de l’industrie est aujourd’hui
la gouvernance et le financement des entre- fortement sous-optimale. Il y en a dramati-
prises, une fiscalité non pénalisante, lisible et quement trop peu en Afrique, le géant démo-
stable, un financement des transferts sociaux graphique de demain. Il y en a désormais
qui pèse moins sur le travail, plus de solida- trop peu en Europe et en Amérique du Nord.
rité et de relations entre les acteurs pour déve- En Asie, à l’inverse, elle est trop extravertie.
lopper des synergies territoriales et au sein Il serait évidemment dans l’intérêt collectif
des filières, une simplification des rapports que les firmes des pays asiatiques émergents
aux administrations. Tout cela au service mais aussi du Brésil investissent encore plus
d’une indispensable « montée en gamme » massivement dans l’industrie manufactu-
permettant de reconstituer les marges des rière en Afrique ; que les pays émergents se
entreprises et de retrouver une compétitivité recentrent sur leur marché intérieur et se
comparable à celle des meilleurs Européens. fixent comme objectif de réduire les immenses
L’essentiel de cet effort repose sur les entre- inégalités qui se sont creusées ou persistent
prises elles-mêmes et leur parties prenantes. en leur sein ; et qu’enfin, l’Europe cesse de se
Mais l’État peut et doit les soutenir. Le rap- désindustrialiser, en détruisant de manière
port Gallois (2013) décrit en détail ces actions massive un capital humain et social qu’il sera
de politique économique, dont l’essentiel très difficile voire impossible de reconstituer
sont horizontales, s’adressant au tissu pro- lorsque les pays émergents auront perdu leur
ductif dans son ensemble et non à tel secteur compétitivité dans des segments entiers des
en particulier. chaînes de valeur où ils excellent aujourd’hui.
Pour parvenir à une meilleure répartition, à
Deuxième niveau : l’Europe
long terme fort bénéfique à tous, de l’indus-
À l’échelon européen, la priorité est d’évi- trie mondiale, il est indispensable de privilé-
ter que la concurrence entre pays membres gier la négociation et la coopération avec les
pousse chacun au moins-disant social et fiscal pays émergents. Une combinaison négociée
dans une course suicidaire. Il s’agit ensuite de politiques macro-économiques, de change
de reconnaître qu’il est impossible que l’Eu- et industrielles, est certainement le meilleur
rope du Nord – avec son hinterland, l’Europe moyen d’atteindre les objectifs de rééquili-
de l’Est – se spécialise seule dans l’industrie. brage de l’industrie-services dans le monde.
Que lui vendront alors les pays d’Europe du Mais dans toute négociation, il faut disposer
Sud ? Du tourisme ? De l’huile d’olive et du d’un plan B. Nous avons proposé qu’en cas
vin ? Il faut donc élaborer et mettre en œuvre d’impossibilité de négocier, l’Europe impose

109 LA POLITIQUE INDUSTRIELLE AU CŒUR DES ENJEUX FRANÇAIS ET EUROPÉENS


dans certaines industries des normes de En France, ce qui est essentiel aujourd’hui
valeur ajoutée locale minimale pour avoir est de prendre conscience de l’importance de
accès au marché européen, à l’image de ce ces enjeux, de l’urgence d’avancer simultané-
que font les pays émergents comme la Chine, ment sur les trois fronts qui viennent d’être
ainsi que des standards environnementaux évoqués et de se remettre à « aimer notre
[3]
plus strict et équivalents à ceux qu’elle s’im- industrie »3. Ces analyses et
ces propositions sont
pose à elle-même. Le maître mot est ici « réci- développées dans :
procité », avec des pays qui sont désormais, Giraud P.-N. et Weil
sur le plan technologique, des égaux. Thierry (2013).

POUR EN SAVOIR PLUS


™ GALLOIS L. (2013), « Pacte ™ GIRAUD P.-N. et WEIL T.
pour la compétitivité de (2013), L’industrie française
l’industrie française », rapport décroche-t-elle ?, Paris,
au Premier Ministre ? Paris, La Documentation française,
La Documentation française. coll. « Doc’en poche ».

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 110


L’objectif de la politique commerciale est de modifier les flux des échanges commerciaux dans
un sens favorable à la nation, généralement en augmentant les exportations et en diminuant
les importations dans le but de favoriser les entreprises domestiques et de sauvegarder des
emplois. Depuis l’après-guerre, la politique commerciale des pays industrialisés est largement
orientée par la libéralisation multilatérale des échanges orchestrée par le GATT puis l’OMC.
L’émergence de nouvelles puissances dans le cadre de la mondialisation a toutefois considé-
rablement accru la concurrence internationale pour les pays avancés, ce qui a fait ressurgir
la tentation protectionniste et exacerbé les tensions Nord-Sud. La crise n’a fait qu’aggraver la
situation. Le blocage du cycle de Doha pour le développement, patent depuis 2005, l’atteste.
Selon Michel Rainelli, il ne faudrait toutefois pas en conclure à une fin des accords de libre-
échange et de l’influence de l’OMC : celle-ci reste essentielle sur le plan de la gestion des
différends commerciaux et de nombreux accords bilatéraux pallient en partie les faiblesses
actuelles du multilatéralisme.
Problèmes économiques

La politique commerciale
à l’heure de la mondialisation
 MICHEL RAINELLI obstacles géographiques, les coûts du trans-
port des marchandises, etc.1
Université Nice Sophia Antipolis
La politique commerciale a donc pour but
de modifier la spécialisation internationale
« spontanée ». L’objectif principal est d’aug-
L’objectif de la politique commerciale est menter, par une baisse des importations ou
d’influencer les flux des échanges interna- une promotion des exportations, le niveau
tionaux, les nations cherchant à dévelop- d’activité de l’économie du pays, principa-
per leurs exportations, à restreindre leurs lement pour agir sur le niveau de l’emploi.
importations ou encore à jouer simultané- Les gouvernements disposent d’une gamme
ment sur les deux. Sans cette intervention, les d’instruments importante lorsqu’il s’agit
échanges entre les pays s’expliqueraient par d’influencer leurs importations, alors que
les différents déterminants étudiés par les l’action sur les exportations repose sur des
théories du commerce international, comme variables moins nombreuses et surtout plus
par exemple les avantages comparatifs, les indirectes. La politique commerciale effecti-
rendements d’échelle croissants, la diffé- vement mise œuvre par les gouvernements
[1]
Voir Rainelli M. (2009). renciation des produits, mais aussi par les est très dépendante de l’environnement

111 LA POLITIQUE COMMERCIALE À L’HEURE DE LA MONDIALISATION


économique général et de la conjoncture, les subventions à la production ou la diminu-
périodes de crise étant caractérisées par des tion des charges pesant sur les entreprises
tensions protectionnistes tandis que la crois- exportatrices. Les pouvoirs publics peuvent
sance favorise le libre-échange. Mais la poli- aussi jouer sur d’autres paramètres influant
tique commerciale dépend aussi fortement la spécialisation internationale, en favori-
des caractéristiques du commerce internatio- sant les innovations par des subventions à la
nal et de l’existence d’organisations interna- recherche et développement (R&D), en faci-
tionales dédiées à la régulation des échanges. litant les transferts entre recherche publique
et recherche privée. Ils peuvent également

Les instruments développer une politique d’attraction d’en-


treprises étrangères qui exporteront à par-
de la politique commerciale tir de leur nouveau territoire d’implantation.
Pour l’essentiel, ces différentes interventions
[2]
relèvent de la politique industrielle2. Une Sur la politique
Agir sur les importations autre option est, en présence de barrières au industrielle, voir dans
ce même numéro
Il existe de nombreuses possibilités permet- commerce international, d’entrer dans des l’article de P.-N. Giraud,
tant de renchérir les prix des biens et ser- négociations avec d’autres nations afin de pp. 104-110.
vices importés ou, à l’extrême, d’interdire libéraliser les échanges.
leur accès au marché.
L’instrument classique est l’instauration d’un Les actions sur le taux de change
droit de douane qui augmente le prix du bien Une autre politique publique a un impact sur
sur le marché national et assure de surcroît les flux commerciaux, même si ce n’est pas
des recettes fiscales. C’est la forme la plus nécessairement sa fonction première : il s’agit
ancienne du protectionnisme, connue sous de la politique monétaire, qui peut influencer
le nom de barrières tarifaires. Il existe par le taux de change. Ainsi, une politique moné-
ailleurs un ensemble de mesures regroupées taire expansive conduit à une dépréciation de
sous le nom de barrières non tarifaires, qui la monnaie nationale qui diminue le prix des
recouvrent des instruments divers, comme le exportations et augmente celui des impor-
recours à des limitations quantitatives d’ac- tations. L’exemple japonais entre la fin 2012
cès au marché avec des quotas (les importa- et le début 2013 en est une parfaite illustra-
tions ne peuvent concerner qu’un contingent tion : l’injection massive de liquidités par la
du marché national), l’instauration de normes Banque centrale du Japon, avec un objectif
techniques ou sanitaires qui empêcheront de doublement de la quantité de monnaie en
des produits étrangers ne les satisfaisant circulation dans un délai de deux ans, a pour
pas d’être vendus dans le pays ou encore des objectif premier de sortir le pays de la défla-
réglementations diverses. Dans tous les cas, tion en favorisant l’inflation. Mais cette poli-
soit via une augmentation des prix, soit via tique a un effet secondaire, conduisant entre
une restriction de l’accès au marché, l’ins- novembre 2012 et mars 2013 à une baisse de
tauration de barrières tarifaires ou non tari- plus de 20 % du taux de change du yen par
faires permet de protéger les producteurs rapport au dollar. Cependant, les premiers
nationaux de la concurrence étrangère. résultats indiquent que les importations ont
crû plus rapidement que les exportations et
Agir sur les exportations donc que le déficit commercial s’est dans un
Lorsqu’une nation veut promouvoir ses expor- premier temps creusé. Le pari des autorités
tations, elle cherche à diminuer les coûts pour japonaises est que le mouvement s’inversera
les entreprises présentes à l’international dans un deuxième temps et que la déprécia-
donc à abaisser leurs prix sur le marché mon- tion du yen va contribuer à l’accroissement
dial ; l’outil le plus évident est alors celui de des exportations (cf. zoom).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 112


ZOOM res
esttent les
creuse
cr
les mêmes, le
euse automatiquement.
le solde commer
commercial
automatiquement. Dans un second
cial se
second

TAUX DE CHANGE
temps, les
les quantités
quantités s’adapt
s’adaptent
ent au nouveau
nouveau
prix – théoriquement, les les quantités
quantités export
exportées
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ET SOL
SOLDE COMMER
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CIALL devr
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aient augmenter
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augmenter et les
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devraient
les quantités
quantités
aient diminuer –. Cet « effeffet-
et-
Selon la théorie économique,
Selon économique, l’amélior
l’amélioration
ation volume » l’emport
l’emporte e général
généralement
ement dans un
du solde commer
commercial
cial qui peut être
être attendue
attendue second
sec ond temps
temps sur l’eff
l’effet-prix.
et-prix. Mais cela
cela
d’une dépréciation
dépréciation du taux
taux de change n’est
n’est dépend des élasticit
élasticités-prix
és-prix des export
exportations
ations
ni immédiate
immédiate ni aut
automatique.
omatique. Elle
Elle dépend et des importations,
importations, c’est-à-dir
c’est-à-diree de la
de cert
certaines
aines conditions,
conditions, et surtout,
surtout, elle
elle ne « réactivit
éactivitéé » des quantités
quantités importées
importées et
se produit
produit en général
général qu’après
qu’après un temps
temps export
xportées
ées aux variations
variations de prix. En l’absenc
l’absence e
d’ajusttement.
d’ajus de substituts,
substituts, la demande de biens importés
importés
diminuera
diminuer a peu, même si les les prix augmentent.
augmentent.
Dans lele ccas
as le
le plus classique,
classique, le
le solde
Quand aux quantités
quantités export
exportées,
ées, elles
elles ne
commer
ommercial cial suit une « courbe en J » :
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augmenter que si les les entreprises
entreprises
la dépréciation
dépréciation de la monnaie nationale
nationale
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commercial.
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En effet,
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c’est dans un premier
premier temps
temps l’l’ « eff
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et- qu’il ne s’agit
s’agit pas d’un secteur
secteur dans lequel
lequel la
prix » qui domine : la baisse
baisse du change demande est est saturée.
saturée.
renchérit lesles biens importés
importés relativ
relativement
ement
aux biens export
exportés.
és. Si les
les volumes
volumes échangés Problèmes économiques

Le recours par un gouvernement aux instru- et à de nouveaux arguments, comme cela a


ments de la politique commerciale dépend été le cas dans les années 1980 avec la théorie
de la croyance dans ses effets sur l’économie de la politique commerciale stratégique déve-
[3]
Voir Rainelli M. (2003). nationale et du contexte général. loppée par Paul Krugman3. La politique com-
merciale adoptée dépend donc de l’adhésion

Les orientations de la politique du gouvernement en place à la supériorité du


libre-échange sur le protectionnisme, mais
commerciale aussi de la capacité des groupes de pression
à traduire la défense de leurs intérêts dans
les options de l’action publique. En effet, le
Les controverses de l’analyse commerce international, toutes choses égales
économique par ailleurs, a un impact positif sur les sec-
Les préconisations de l’analyse économique teurs exportateurs et négatif sur les secteurs
en matière de politique commerciale sont concurrencés par les importations, principa-
controversées. Il existe une opposition dès lement par l’action de la concurrence interna-
le XIXe siècle entre les défenseurs du libre- tionale sur les prix. Les agents économiques,
échange, David Ricardo étant le plus célèbre salariés et capitalistes, affectés par la concur-
à cette époque, et d’autres qui considèrent, rence internationale sont donc très incités à
à l’instar de Frederich List, qu’une protec- défendre une politique protectionniste qui
tion temporaire de la nation est un pré- les protégera et évitera une remise en cause
alable indispensable au développement de leurs emplois ou de leurs profits. Dans le
économique. Le débat entre ces deux thèses même temps, les agents qui bénéficient du
est constant, les développements de l’analyse développement des exportations seront pous-
économique conduisant à des reformulations sés à défendre le libre-échange par crainte de

113 LA POLITIQUE COMMERCIALE À L’HEURE DE LA MONDIALISATION


représailles émanant des nations touchées d’autres sont très étroitement limités, comme
par l’instauration du protectionnisme. les restrictions quantitatives.

Les politiques commerciales La politique commerciale


dans une perspective historique dans le nouveau contexte
économique international
Dans une perspective d’histoire économique, La mondialisation commerciale contempo-
on note que le libre-échange a de grandes raine s’inscrit donc dans un contexte institu-
difficultés à s’imposer et que les phases de tionnel qui contraint la politique commerciale.
crise sont marquées par un retour du pro- Mais la progression de la mondialisation
tectionnisme, le cas de la crise de 1929 étant change le contexte dans lequel les nations
l’exemple le plus net de l’enchaînement qui sont confrontées à la concurrence internatio-
peut s’instaurer sous la forme d’une guerre nale et a un impact sur les politiques mises
commerciale. Lorsqu’une nation confrontée en œuvre. Si l’on considère la mondialisation
à une récession prend l’initiative de mesures récente uniquement dans sa dimension com-
protectionnistes pour tenter de relancer son merciale, une tendance de fond émerge.
économie, elle déclenche des contre-mesures
des pays dont les exportations sont affectées, On assiste à une redistribution géographique
dans une escalade protectionniste qui a glo- de la place des nations dans les échanges
balement pour effet d’aggraver la crise. Les internationaux, avec la montée de l’Asie et, au
premier chef, de la Chine. D’après les données
États-Unis, qui ont pris l’initiative en 1930
de l’OMC, entre 1993 et 2011, la part de l’Asie
d’une hausse très significative de leur tarif
dans les exportations mondiales de marchan-
douanier, ont ainsi déclenché une guerre com-
dises est passée de 26,1 % à 31,1 % (celle de
merciale en raison des rétorsions des grandes
la Chine, devenue premier exportateur mon-
puissances européennes. Cette escalade a été
dial, passe de 2,5 à 10,7 %, celle de l’Inde de
le facteur essentiel expliquant l’effondrement
0,6 à 1,7 %, pendant que le Japon passe de 9,9
du commerce mondial entre 1930 et 1935.
à 4,6 %), alors que les États-Unis régressent
À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, de 12,6 à 8,3 % la France de 6 à 3,3 %, le
cette expérience historique conduite à la Royaume-Uni de 4,9 à 2,7 %, l’Allemagne de
création en 1947 du GATT (General Agree- 10,3 à 8,3 %5. La conséquence immédiate est
ment on Tariffs and Trade), auquel succé- que la question de la politique commerciale
dera en 1995 l’Organisation mondiale du des grands pays du Nord se pose de plus en
commerce (OMC)4. L’OMC, qui compte en 2013 plus à l’égard des nations du Sud, même si [4]
Voir Rainelli M. (2011).
159 nations, a deux fonctions complémen- dans certains secteurs, l’opposition entre les
[5]
États-Unis et l’Union européenne (UE) est OMC (2012),
taires, reprises de celles du GATT : élaborer Statistiques du
des règles qui limitent fortement le recours toujours d’actualité comme le démontrent commerce mondial.
au protectionnisme et organiser des cycles les différends commerciaux entre Airbus et http://wto.org/french/
Boeing pour l’aéronautique ou sur le recours res_f/statis_f/its2012_f/
de négociations commerciales multilatérales its12_world_trade_dev_f.
ayant pour but de libéraliser les échanges aux organismes génétiquement modifiés pdf, Tab. I.5, p. 24 et Tab.
internationaux. La politique commerciale (OGM) dans l’agriculture. I.7, p. 26.

s’inscrit donc, pour les nations membres de La nouvelle donne géographique a une consé-
l’OMC qui réalisent environ 95 % du com- quence significative sur la politique com-
merce mondial, dans un cadre contraint par merciale en raison de la concurrence exercée
les règles de l’organisation. Certains outils de sur les marchés des pays du Nord par des
la politique commerciale sont prohibés pour marchandises en provenance de nations
les membres de l’OMC, comme les subven- caractérisées par un environnement social
tions à l’exportation pour les marchandises ; et réglementaire reposant sur des normes

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 114


beaucoup moins contraignantes. Ces diffé- Sud qui sont accusés de ne pas respecter des
rences de normes sont à l’origine d’accusa- normes sanitaires ou de pratiquer du dum-
tions de concurrence déloyale qui nourrissent ping, par exemple en subventionnant des
des demandes répétées de mesures protec- entreprises exportatrices, ce qui leur permet
tionnistes, en Europe comme aux États-Unis, de vendre à un prix inférieur au coût de pro-
soit de manière généralisée, les produits duction (cf. Zoom). Si le dumping est établi, la
provenant de pays d’Asie devant faire l’objet nation lésée est autorisée à instaurer un droit
de mesures correctrices aux frontières par de douane compensant l’avantage indu.
l’imposition de droits de douane significatifs, Les demandes de protection généralisée
soit plus ponctuellement avec des justifica- contre les importations en provenance de cer-
tions diverses selon les secteurs concernés. tains pays du Sud sont justifiées par les dif-
Une bonne indication des politiques commer- férences très importantes dans les domaines
ciales spécifiques est donnée par les diffé- des droits sociaux des travailleurs, par
rends commerciaux soumis à l’ORD (Organe l’inexistence de réglementation environne-
des règlements des différends) de l’OMC. mentale, par la sous-évaluation de la monnaie
Lorsqu’un membre de l’OMC considère qu’un nationale (dans le cas de la Chine, le taux de
autre membre viole une de ses obligations, il change du yuan n’est pas fixé sur le marché
peut soumettre ce différend à l’ORD ; l’exa- car la monnaie n’est pas convertible). Il s’agit
men des plaintes déposées permet de mettre d’une nouvelle formulation des arguments en
en perspective la nature des conflits com- faveur du protectionnisme, qui n’est plus fon-
[6] merciaux6. Les différends les plus récents dée comme chez List par la nécessité de per-
La liste des différends
commerciaux est relèvent, dans leur très grande majorité, de mettre à un pays de se développer, mais sur
disponible sur le site
internet de l’OMC : plaintes de pays du Nord contre des pays du l’idée que le commerce international met en
http://wto.org/french/
tratop_f/dispu_f/dispu_

ZOOM
status_f.htm.
firmes : 80 % des exportexportations
ations chinoises
sont à destination
destination de l’UE,
l’UE, pour une val
valeur
eur

LES PANNEA
PANNEAUXUX
de 21 milliar
milliardsds d’euros.
d’euros. EU ProPro Sun, un
regr
egroupement
oupement d’entreprises
d’entreprises européennes
européennes du

PHOTTOVOLTAÏQUES CHINOIS,
PHO secteur
sect eur,, a déposé une plainte
fondée sur l’el’exis
xisttenc
ence
plainte en juillet
juillet 2012,
e d’un dumping et sur le le
UN EXEMPL
EXEMPLE DE DIFFÉREND préjudic
pr éjudicee qui en résult
résulte e pour les
les entreprises
entreprises

COMMER
OMMERCIA
CIALL
européennes
eur opéennes (1) ; EU Pro Pro Sun a établi
établi une list
liste
de 45 entreprises
entreprises européennes
européennes qui ont arrêtarrêté é
la production
production ou ont supprimé des emplois emplois
Le cas
cas des panneaux photo photovolt
oltaïques
aïques chinois depuis 2010 en raison
raison de cett
cette
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concurrencencee
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ation d’une politique commer
commercialcialee délo
dél oyal
ale
e (2). L’ins
L’instruction
truction de la plainte
plainte a
agres
agr essiv
sive.
e. Le gouvernement
gouvernement chinois, dans le le commenc
ommencé é en septembr
septembre e 2012, et en mai 2013,
cadr
adre e de sa politique industriell
industrielle,
e, a fav
favorisé
orisé le commis
commissairsairee européen
européen au Commerc
Commerce a
le dév
déveleloppement
oppement d’entreprises
d’entreprises produisant
produisant proposé
pr oposé d’établir
d’établir une taxtaxee de 47 % sur les
les
des panneaux photo photovolt
oltaïques
aïques grâc
grâce e à des importations
import ations de panneaux solaires
solaires chinois.
aides publiques, principalement
principalement sous forme
forme
de prêts
prêts bancair
bancaires.
es. La capacit
capacitéé de production
production Michel Rainelli
des entreprises
entreprises chinoises a rapidement
rapidement connu
connu
une crois
croissanc
sancee considér
considérabl
ablee qui fait
fait d’elles
d’elles les
les (1) Voir http://europa.eu/r
http://europa.eu/rapid/pr
apid/press-r
ess-release
elease_MEMO-
MEMO-
12-647_fr.htm.
12-647 fr.htm.
premier
pr emierss product
producteur
eurss mondiaux avec
avec 65 % de
la production
production mondiale.
mondiale. Le marché
marché européen
européen (2) Voir http://www.pr
http://www.prosun.or
osun.org/fr/la-concurr
g/fr/la-concurrence-
ence-
estt le
es le premier
premier marché
marché à l’e
l’export
xportation
ation de ces
ces loy
loyale/une-situa
ale/une-situation-pr
tion-preoccupante.html
eoccupante.html

115 LA POLITIQUE COMMERCIALE À L’HEURE DE LA MONDIALISATION


concurrence des espaces économiques forte- politique nationale de la concurrence, etc. Les
ment différenciés et que s’instaurerait ainsi conférences ministérielles de l’OMC qui per-
une concurrence déloyale entre les nations, mettent théoriquement tous les deux ans de
nécessitant un correctif. Si cette thèse ren- faire le point sur les avancements des négocia-
contre un certain succès dans les syndicats à tions n’ont jamais permis de faire émerger une
la fois patronaux et de salariés, elle n’a qu’un convergence des points de vue. Au contraire,
faible écho chez les économistes et les partis les nations du Sud se sont coalisées derrière
politiques au pouvoir dans les pays du Nord. le Brésil, la Chine et l’Inde pour s’opposer aux
demandes de libéralisation des pays du Nord
La politique commerciale et l’OMC en considérant que les concessions offertes
en échange étaient insuffisantes. En dépit de
Les nations membres de l’OMC se sont enga- nombreuses tentatives pour relancer les négo-
gées d’une part à respecter des accords ciations, leur aboutissement semble impos-
contraignant leurs politiques commerciales sible, même si en mai 2013, elles ne sont pas
dans des domaines variés et, d’autre part, à officiellement abandonnées.
entrer dans des négociations pour libérali-
ser le commerce mondial. Alors que le GATT Cela implique-t-il que l’OMC soit devenue une
s’est achevé par le cycle de l’Uruguay conclu institution qui n’a plus d’objet ? La réponse à
en 1993 qui a marqué une nouvelle étape dans cette question doit être nuancée. Tout d’abord,
le mouvement de libéralisation commencé en les accords de l’OMC jouent un rôle de régula-
1947, l’OMC devait organiser un nouveau cycle tion des politiques commerciales en permet-
de négociations selon les conclusions acquises tant, grâce à l’ORD, de sanctionner les mesures
en 1993, en raison de problèmes non résolus, qui sont contraires aux accords. Il existe une
notamment dans l’agriculture. L’ouverture de gamme d’interventions publiques possibles,
ces négociations, inscrite à l’agenda de l’OMC, en particulier dans le cas de l’anti-dumping,
a donné lieu à des oppositions marquées, les même si celles-ci s’exercent sous le contrôle de
pays les moins développés considérant que l’OMC, lorsqu’un différend est soumis à l’ORD.
les engagements du cycle de l’Uruguay devant Ensuite, la crise récente a constitué un contre-
leur profiter n’étaient pas tenus par les nations exemple aux réactions des États lors de la
du Nord. Ce n’est qu’en 2002 que les membres crise de 1929. Les nations du G20 se sont enga-
de l’OMC ont engagé le cycle de négociations gées en novembre 2008 lors de leur réunion à
baptisé Programme de Doha pour le dévelop- Washington à ne pas recourir au protection-
pement. La fin des négociations était planifiée nisme, engagement confirmé lors des réunions
pour février 2005, mais dès le début, les affron- suivantes, et à mettre en place un observa-
tements Nord-Sud ont conduit à un blocage. En toire, grâce à la collaboration de l’OMC, de la
effet, une des originalités de l’OMC, reprise des CNUCED et de l’OCDE, des mesures affectant
principes gouvernant le GATT, est que chaque les échanges internationaux (Rainelli, 2011).
nation a un poids identique et que l’unanimité Le résultat des recensements montre que le
est nécessaire pour obtenir un accord. Les pays recours au protectionnisme a été très divers.
du Sud ont, pour la première fois depuis 1947, La nation la plus active est l’Inde, suivie par
saisi la possibilité qui leur était offerte d’em- les États-Unis. L’UE est beaucoup moins
pêcher un accord qui ne leur convenait pas. concernée. Le volume du commerce affecté
Alors que le Programme de Doha pour le déve- représente 1,8 % des importations des pays du
loppement a mis au premier plan le rôle du G20, soit 1,4 % des importations mondiales. La
commerce international pour le développe- différence de réponse à la crise entre 1929 et la
ment des nations, les pays du Sud ont refusé période actuelle réside donc dans l’existence
d’abaisser les protections de leurs marchés aujourd’hui de l’OMC, comme le note Paul
nationaux dans l’agriculture, d’adopter une Krugman (2013).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 116


Mais le blocage des négociations commerciales des négociations de l’OMC, réside dans la prise
qui signifie l’échec du Programme de Doha en compte de l’ensemble des barrières aux
pour le développement ne signe pas nécessai- échanges entre les deux partenaires, tarifaires
rement la fin de la libéralisation des échanges et non tarifaires, ainsi que dans l’établisse-
internationaux, en raison du développement ment d’instances permettant de veiller à la
d’accords bilatéraux de libre-échange. bonne application de l’accord8.
La rencontre des démarches entreprises des
Le renouveau des accords deux côtés de l’Atlantique s’est produite en
mars 2013 avec la décision de la Commission
bilatéraux de libre-échange européenne d’approuver le mandat de négo-
ciation d’un accord de libre-échange avec les
Le GATT puis l’OMC reposent sur le prin- États-Unis qui, selon des estimations, devrait
cipe du multilatéralisme, c’est-à-dire que les conduire à des gains de 119 milliards d’euros
avantages commerciaux consentis dans les par an une fois l’accord pleinement mis en
négociations bénéficient à tous les membres œuvre.
de l’organisation. Le blocage du Programme
Au delà de la pertinence des estimations de
de Doha a conduit les principaux acteurs du
gains de ces accords qui peut être mise en
commerce mondial souhaitant libéraliser les
doute, le point important est l’engagement vers
échanges à changer d’approche en passant des
le libre-échange que prennent l’Union euro-
accords bilatéraux en dehors de l’OMC, bien
péenne et les États-Unis, séparément (les deux
qu’ils doivent théoriquement obtenir son aval.
puissances ont ainsi conclu un accord avec la
Cette démarche est suivie de manière parallèle Corée du Sud) et entre elles. L’échec du Pro-
par les États-Unis et l’Union européenne qui gramme de Doha pour le développement est
ont conclu des accords de libre-échange avec ainsi en train de conduire les nations les plus
de nombreux pays, toutes les négociations développées à établir des espaces de libre-
n’ayant pas encore abouti. La justification de échange avec l’ambition de supprimer presque
cette démarche est exposée par l’UE : si l’en- toutes les barrières au commerce entre elles.
semble des accords en cours de négociation La politique commerciale à l’heure de la mon-
devait aboutir, le PIB de l’UE augmenterait de dialisation qui se révèle au fil du temps est
[7]
Voir http://trade. 2,2 % et 2,2 millions d’emplois seraient créés7. ainsi celle d’une recherche d’une libéralisa-
ec.europa.eu/doclib/ C’est ainsi qu’après l’accord avec la Corée du
docs/2012/november/ tion sélective, entre nations de même niveau
tradoc_150129.pdf[11] Sud, entré en vigueur le 1er juillet 2011, l’UE de développement, qui serait porteuse de gains
doit encore finaliser les négociations entre- de croissance. En revanche, les relations com-
[8]
Voir le bilan de
prises avec l’Inde (commencées en 2007) et le merciales avec les autres nations ne font pas,
l’application de l’accord
après un an : http:// Canada (commencées en 2009). La justification jusqu’à présent, l’objet d’une telle politique.
europa.eu/rapid/press- de cette démarche bilatérale, outre le blocage
release_IP-12-708_fr.htm

POUR EN SAVOIR PLUS


™ KRUGMAN P. (2013), commerce international, Paris, ™ RAINELLI M. (2011),
« The Protectionist Non- La Découverte, L’Organisation mondiale
Surge », http://krugman.blogs. coll. « Repères ». du commerce, Paris, La
nytimes.com/2013/04/29/the- ™ RAINELLI M. (2009), Découverte, coll. « Repères ».
protectionist-non-surge/. Le commerce international,
™ RAINELLI M. (2003), Paris, La Découverte,
La nouvelle théorie du coll. « Repères ».

117 LA POLITIQUE COMMERCIALE À L’HEURE DE LA MONDIALISATION


¶ COMPLÉMENT voie à un système commercial multilatéral
solide. Une telle zone ne pourrait en effet
qu’inciter les pays tiers à se rapprocher de ses
UNION EUROPÉENNE- préceptes.

ÉTATS-UNIS : LES ENJEUX Pourquoi se réjouir d’un retour à des règles

D’UN ACCORD
multilatérales ? Parce que de nombreux
problèmes, d’ordre systémique, ne peuvent
Depuis dix ans, la carte du commerce mondial être résolus par des accords bilatéraux. C’est
a été chamboulée sous l’impulsion de deux le cas par exemple des règles d’origine, des
phénomènes: la régionalisation des échanges mesures anti-dumping ou des subventions.
entraînée par la signature de multiples accords Comme le disait volontiers le directeur
bilatéraux et l’irrésistible déplacement du général de l’OMC Pascal Lamy, « Un éleveur
centre stratégique de la production et des ou un pêcheur ‘bilatéral’, des poulets ou des
échanges vers l’Asie et le Pacifique aux dépens poissons ‘bilatéraux’, cela n’existe pas ».
de l’Europe et des États-Unis. Le « partenariat Un gigantesque marché transatlantique
transatlantique pour le commerce et ne sonnerait pas le glas de l’OMC,
l’investissement » entre l’Union européenne contrairement à ce que pensent certains,
(UE) et les États-Unis (EU) pourrait-il changer mais raviverait la flamme multilatérale.
cette dynamique mondiale ? Bien qu’étant Pour Jose Manuel Barroso, président de la
bilatéral, un accord UE-EU serait un pas vers commission européenne, « il fixera la norme
un retour à une reconnaissance de la primauté non seulement pour le commerce et les
des règles commerciales multilatérales. investissements transatlantiques, mais aussi
Cette primauté a été affaiblie par la multitude pour le développement du commerce à travers
d’accords préférentiels conclus à ce jour (près le monde ».
de 400) qui discriminent les pays exclus de ces
L’accord UE-EU est-il de nature à freiner
accords et contredisent le principe de non-
la perte de leadership des économies de
discrimination, un des piliers des règles de
l’Ouest ? Il comporte deux volets : un volet
l’OMC.
commerce des biens et services et un volet
Raviver la flamme multilatérale investissements directs à l’étranger. Dans
L’accord de libre-échange Nord-américain ces deux domaines, les échanges sont déjà
(ALENA) qui lie depuis vingt ans les États-Unis importants : le commerce de biens entre
au Canada et au Mexique pénalise les pays les deux continents représente plus de
de l’UE. Quant à l’Union européenne, plus 670 milliards de dollars et les investissements
intégrée (puisqu’elle est une union douanière réciproques UE - États-Unis se chiffrent à
dotée d’un tarif extérieur commun), elle plus de 1 000 milliards de dollars. Les États-
impose en moyenne des tarifs relativement Unis sont le premier client de l’UE (17 % des
faibles sur les importations américaines mais exportations européennes) et son troisième
pourtant toujours plus élevés que ceux fixés fournisseur (11 % des importations totales de
par les États-Unis. Cette hétérogénéité est l’UE) après la Chine et la Russie, la balance
flagrante par exemple pour les véhicules à commerciale étant en faveur de l’Europe avec
moteur (tarif huit fois plus élevé pour l’UE) un excédent de 73 milliards d’euros. L’ampleur
et l’agroalimentaire (14,6 % contre 3,3 %). du commerce EU-EU et l’importance des
L’accord UE-EU créant en 2015 la plus vaste deux économies dans le monde font que
zone de libre-échange au monde, représentant toute réduction des obstacles aux échanges
un tiers du commerce international et la entre ces deux poids lourds aurait des effets
moitié du PIB mondial, ouvrirait à nouveau la significatifs sur leurs économies.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 118


Barrières tarifaires supprimées comme par magie : elles reflètent
Les obstacles sont de deux types : les tarifs des préférences socioculturelles, historiques,
à l’importation et les barrières non-tarifaires des réalités géographiques, linguistiques
(BNT) qui sont encore très élevées. parfois même constitutionnelles. Leur totale
Une nouvelle baisse des tarifs dont on a dit suppression est irréaliste.
qu’en moyenne ils étaient modérés aura un On voit bien quels seront les dossiers
faible impact sur les échanges, à l’exception « chauds » : agriculture, OGM, propriété
des quelques secteurs où la protection intellectuelle. Déjà, le Parlement européen a
actuelle est encore élevée. C’est donc la exclu du mandat de négociation la culture et
diminution des BNT qui pourra entraîner un l’audiovisuel. Ce ne sera pas facile, mais il faut
véritable boom des échanges UE-EU. Ces essayer.
BNT (quotas d’importations mais surtout Une étude du CEPR2 prévoit selon le scénario
différentes règlementations, normes envisagé (scénario modéré ou ambitieux
nationales, règles des marchés publics, avec 10 % ou 25 % de baisse des BNT) un
certifications contradictoires) accroissent accroissement annuel du PIB européen
le coût des exportations étrangères aussi jusqu’en 2027 de 68 ou 119 milliards d’euros.
sûrement qu’un tarif et limitent l’accès au L’accroissement aux États-Unis serait de 50
marché domestique, garantissant des rentes ou 95 milliards. Le projet d’une libéralisation
aux firmes nationales. Ces BNT sont par des échanges EU-EU tombe à pic: en pleine
nature difficiles à mesurer. Une étude récente crise, voire récession, la perspective d’un
estime qu’en moyenne, les BNT sont moins gain supplémentaire annuel de 0,4 à 0,7 point
élevées pour les services que pour les biens. du PIB européen est alléchante. Mais l’enjeu
Elles équivalent à un tarif sur les exportations principal, on l’a compris, est l’opportunité pour
européennes vers les États-Unis variant selon l’Occident de répondre aux réalignements
les secteurs entre 20 % (pour les technologies historiques qui se dessinent dans le monde. (*)
de l’information et de la communication – TIC) Marie-Françoise Calmette
et 56 % (pour l’aéronautique et le spatial). Cet Professeur d’économie à la Toulouse
équivalent-tarif des BNT pour les importations School of Economics
européennes en provenance des États-Unis
s’échelonne entre 17,6 % (pour les services de
tourisme) et 55,1 % (encore pour l’industrie (*) Article choisi par la rédaction des hors-
aéronautique et spatiale). C’est donc là que série de Problèmes économiques publié par
sont les enjeux… mais aussi les difficultés. Les Le Monde.fr, 5 juin 2013.
barrières non tarifaires ne peuvent pas être © Le Monde.

119 LA POLITIQUE COMMERCIALE À L’HEURE DE LA MONDIALISATION


À l’image de ce qui s’est produit dans les principales économies avancées, les institutions
de Bretton Woods – Fonds monétaire international et Banque mondiale – ont connu dans les
années 1980 un tournant libéral. Face aux déséquilibres des pays en développement – inflation,
dettes publique et extérieure –, elles recommandaient la mise en œuvre de réformes structu-
relles alliant libéralisation des structures productives et des systèmes financiers, ouverture
commerciale et réduction des dépenses publiques. Si ces mesures, qui reflétaient le « consen-
sus de Washington », ont dans un premier temps porté leurs fruits sur le plan du rétablissement
des équilibres macroéconomiques, elles ont eu par la suite des effets néfastes en termes de
croissance, de pauvreté et d’inégalités.
Philippe Hugon montre qu’une pensée « post-ajustement » a émergé dès la fin des années 1990,
re-légitimant le rôle des pouvoirs publics et accordant plus de place aux contextes institution-
nels propres à chaque pays. L’émergence de nouvelles puissances et la montée de la question
environnementale ont également contribué à redéfinir les politiques de développement.
Problèmes économiques

Les politiques de développement


après le consensus de Washington
Au début des années 1980, les déséquilibres  PHILIPPE HUGON
financiers et l’endettement des pays en déve- Professeur émérite à l’Université Paris-Ouest
loppement (PED) avaient conduit à la mise en
Nanterre-La Défense.
place de politiques libérales et d’ajustement
aux nouvelles donnes mondiales inspirées
de ce qu’on appelait alors le « consensus de
Washington » (cf. Zoom). Impulsées par le
Avec la financiarisation des relations et la
Fonds monétaire international (FMI) et la
diversification des partenaires et des rela-
Banque mondiale, ces politiques inversaient
les mesures interventionnistes des décennies tions Sud/Sud, l’économie des pays en déve-
d’après-guerre. loppement (PED) évolue dans un contexte
mondial (Hugon et Michalet, 2006). Le respect
Ces prescriptions ayant montré leurs limites, de règles financières répond aux pouvoir des
notamment en Amérique latine où elles institutions financières et des agences de
avaient été les plus fidèlement appliquées, notation ainsi qu’à la politique d’attractivité
la question du post-consensus de Washing- des investissements. Mais un des enjeux des
ton s’est posée dès la fin des années 1990. La PED est aujourd’hui de re-légitimer l’État
crise a accéléré ce questionnement. dans ses fonctions collectives et régaliennes

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 120


ZOOM dix propositions :
propositions :
- une strict
stricte
e discipline budgétair
budgétaire ;
e ;

LE CONSENSUS
CONSENSUS - un rredépl
edéploiement
oiement des dépenses publiques

DE WA
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ations offrant
offrant à la ffois
ois un fort
fort
rendement économique
économique et la possibilit
possibilitéé de
diminuer les
les inégalités
inégalités de rerevenu (soins
Dans les
les années 1980-1990, les les pays en médicaux
médic aux de base, éducation
éducation primaire,
primaire,
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dé eloppement
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onfront
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connu inves
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étrangers ;
s ;
la théorie économique
économique dans les les années - la privatisation
privatisation des entreprises
entreprises publiques ;
1970-1980, formait
formait cece que John Williamson
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le « consensus
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propriété.
é.
sur lequel
lequel s’appuy
s’appuyaient
aient le
le FMI et la Banque
mondiale
mondial e dans les
les années 1990, se déclinait en Problèmes économiques

et comme créateur d’un cadre stratégique


favorable à l’entreprenariat privé. Il s’agit de Les limites du consensus
créer un environnement institutionnel favo-
rable à la prise de risque et aux horizons
de Washington
longs des décideurs économiques. L’exten-
sion du marché suppose une réduction des
Les limites des politiques
inégalités et une relance de la demande par de stabilisation et d’ajustement
des dépenses publiques permettant le jeu Vingt ans après le début de la mise en œuvre
du multiplicateur keynésien. En outre, les des politiques inspirées du consensus de
questions environnementales remettent en Washington, on notait dans l’ensemble une
question le modèle dominant de développe- amélioration des équilibres financiers (réduc-
ment économique et les objectifs du déve- tion de l’inflation, des déficits budgétaires,
loppement durable (ODD) post-2015 doivent des déficits de la balance courante, etc.), un
compléter les objectifs du millénaire du déve- meilleur cadre institutionnel et une meilleure
loppement (OMD). intégration à l’économie mondiale. Certains
Nous rappellerons les limites du consensus secteurs innovants ont émergé dans les ser-
de Washington avant de voir sur quelles bases vices et les nouvelles technologies. Mais, le
se redéfinissent certains axes communs aux plus souvent, ces politiques de stabilisation
nouvelles politiques des PED. ont été récessionnistes ; les années 1980 ont

121 LES POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT APRÈS LE CONSENSUS DE WASHINGTON


ainsi constitué une « décennie perdue » pour celui d’un univers incertain et d’un monde
l’Amérique latine avec des crises de la dette. instable où les acteurs ont des pouvoirs
Les économies africaines ont globalement asymétriques. Des effets de seuil liés à des
stagné entre 1980 et 2000 et ont été prises trappes à pauvreté apparaissent de manière
dans une spirale d’endettement permanent. significative pour les pays les moins avancés
À défaut d’une reprise de l’offre (augmenta- (Guillaumont, 2009, Sachs 2005). Dès lors, les
tion des recettes publiques, des exportations recettes préconisées se font davantage au cas
et de l’épargne), on a observé le plus souvent par cas ou par grand type de catégories de
une baisse de la demande (importations, pays. Les « bonnes politiques » se jugent ex
dépenses budgétaires, investissement). post sur leurs résultats.
L’attractivité des investisseurs est res-
tée limitée, hors pétrole, dans un contexte
La fin du modèle de référence
d’instabilité, de risque et de faiblesse des des pays industriels ?
infrastructures physiques et sociales. La Par ailleurs, les modèles de développement
productivité globale des facteurs a peu pro- ont été affectés par la montée des questions
gressé. Le poids de la dette extérieure, qui environnementales. Le modèle de référence
rétroagit sur la dette publique intérieure, des pays industriels, énergivore, carboné,
continuait à peser lourdement. financiarisé et caractérisé par l’obsolescence
des produits manufacturés n’est pas suppor-
Une pensée post-ajustement table pour la planète. Il conduit en outre à
l’exclusion du plus grand nombre. Les enjeux
De nombreuses failles sont ainsi apparues
environnementaux ont un impact décisif sur
dans ce modèle et une pensée du post-ajus-
les politiques de développement, que ce soient
tement (Ben Hammouda 1999) ou du post
les changements climatiques, la pollution
consensus de Washington (Stiglitz 1998) a
urbaine, la gestion durable des ressources
émergé. Les nouvelles analyses « structura-
naturelles ou la prévention des catastrophes.
listes » prennent en compte, dans la tradition
Dès lors, il importe de prendre en compte les
de l’économie du développement, les asymé-
interdépendances asymétriques et les enjeux
tries internationales, les blocages et les han-
transnationaux, qui impliquent de mettre en
dicaps structurels, les liens entre répartition
œuvre des politiques de gouvernance et de
et accumulation ou la nature des biens et
régulation mondiales, au-delà de la juxtapo-
services échangés (biens salariaux et biens
sition de politiques nationales.
de luxe). Mais elles raisonnent en économie
ouverte (contrainte de compétitivité, rôle de
l’attractivité des capitaux et des techniques)
et elles lient la stabilisation financière de
Les politiques de développement
court terme avec le long terme. Les liens entre post-ajustement
inégalités de revenus et croissance sont fonc-
tion des contextes internes et internationaux Le basculement du monde
et du rôle décisif des politiques économiques
et les relations Sud/Sud
et sociales.
[1]
La mondialisation et l’émergence La multiplicité des
Le comparatisme analytique et empirique tests économétriques,
permet de contextualiser les théories et de nouvelles puissances rendus possibles par
l’amélioration très
les thérapies1. Le cadre analytique retenu La mondialisation remet en question certains rapide des techniques,
est celui de la concurrence imparfaite, des paradigmes qui fondaient l’économie du conduit in fine à
asymétries d’information, des rendements développement, notamment celle du clivage relativiser la plupart des
relations robustes en
d’échelle, des externalités et des effets d’ag- Nord/Sud et d’une divergence des économies, introduisant un nombre
glomération (Krugman 2008). Le contexte est celle des inégalités entre le Nord et le Sud important de variables.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 122


l’emportant sur les inégalités internes aux diversification de leurs partenaires commer-
économies. Le basculement du monde et la ciaux et souvent de leurs spécialisations du
montée en puissance des émergents ainsi que fait de la mondialisation ; et enfin, plusieurs
les relations croissantes Sud/Sud ont modifié défis auxquels ils sont tous plus ou moins
la donne au niveau des politiques préconisées confrontées : la reconquête du marché inté-
mais également des moyens de les mettre en rieur, la mise en place d’un système de pro-
œuvre. Le « consensus de Pékin » s’est posé en tection sociale et de politiques industrielles
concurrent de celui de Washington. combinant des politiques de substitution aux
Selon certains, flexibilité, adaptabilité, attrac- importations et de croissance tirée par les
tivité des capitaux et des savoirs auraient exportations.
rendues obsolètes les politiques publiques. Le rôle des relations Sud/Sud
On peut, au contraire, considérer que la mon-
dialisation a re-légitimé les politiques et Les pays pauvres fournisseurs de ressources
régulations publiques. Les inégalités intra- naturelles bénéficient de l’amélioration des
nationales tendent à l’emporter sur les inéga- termes de l’échange et sont plutôt bénéfi-
lités internationales (Bourguignon, 2012). Les ciaires de la mondialisation, qui se substi-
institutions de Bretton Woods reconnaissent tue aux relations post coloniales. Ils sont
que les politiques budgétaires, monétaires et convoités, courtisés pour leurs ressources,
de change demeurent centrales pour s’insérer leur marché est interconnecté au monde
positivement dans la mondialisation, gérer par leur diaspora et leur économie a diver-
[2]
Le commerce Sud/Sud les instabilités, compenser les déséquilibres sifié ses partenaires commerciaux2. Les dif-
pèse pour près de 40 % férents tests montrent la dépendance de la
du commerce extérieur commerciaux et financiers et attirer les capi-
africain, contre 27 % taux ; mais elles doivent s’accompagner de croissance africaine, asiatique et latino-amé-
en 1990 (FMI 2010). Les
politiques industrielles et sociales. ricaine vis-à-vis de la croissance mondiale
relations commerciales (FMI, 2010) ou de la Chine. Les pays pauvres
avec la Chine s’élèvent à La croissance des pays en développement
plus de 200 milliards de ont dans l’ensemble été peu touchés par la
dollars, celles avec l’Inde et la diversification des trajectoires crise financière venant des pays de l’OCDE
à plus de 50 milliards et
avec le Brésil à plus de Les trajectoires des économies asiatiques, et l’on note un relatif découplage Nord/Sud
20 milliards. latino-américaines et africaines divergent. À (Hugon et Salama, 2010). La « reprimarisa-
l’intérieur de chaque continent, on observe tion » des économies bénéficiant du prix des
à la fois des économies stagnantes et des matières premières et subissant la concur-
économies émergentes. Les politiques de rence des grands émergents pose toutefois la
développement diffèrent évidemment selon question du blocage industriel pour les pays
les types de pays : les économies rentières les plus en retard.
pétrolières peuvent mettre en œuvre des poli-
tiques redistributives (Moyen-Orient, Algérie Quelques axes des nouvelles
ou Venezuela) ; les petits pays se spécialisent politiques de développement
sur des segments de compétitivité ; quant
aux grands pays en pleine industrialisation L’insertion positive dans la mondialisation
comme la Chine ou l’Inde ou les pays pri- Les enseignements de la nouvelle économie
maires, ils diversifient leurs exportations. géographique (Krugman, 2008) et les réus-
Les PED partagent néanmoins un certain sites de certains pays émergents ont conduit
nombre de traits communs : les effets des prix à la prescription de politiques actives de
des matières premières, la financiarisation construction des avantages compétitifs. La
de l’économie, le rôle des firmes multinatio- protection par les normes sociales, environ-
nales dans les segments localisés des chaînes nementales ou phyto-sanitaires est devenue
de valeur, l’enrichissement de la classe plus importante que celle effectuée via les
moyenne ou la croissance des inégalités ; la droits de douane. La question du taux de

123 LES POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT APRÈS LE CONSENSUS DE WASHINGTON


1. Les équilibres financiers de l’Afrique

Fin décennie 1990 Fin décennie 2000 Variation (en %)


Inflation (en %) 22,0 8,0 – 64
Dette publique (en % du PIB) 81,9 59,0 – 28
Solde budgétaire (en % du PIB) – 4,6 – 1,8 + 60
Source : Jacquemot (2013).

change et de l’ancrage à des monnaies ou La mise en œuvre de politiques bud-


panier de monnaies combinant compétitivité gétaires contracycliques : un retour au
et crédibilité est devenue stratégique. Les keynésianisme ?
nouvelles recommandations pour les PED
reposent sur un mélange entre des politiques La combinaison des aides et annulations de
d’équilibrages macroéconomiques et finan- dettes d’une part et de politiques financières
ciers, des politiques industrielles, des pro- plus rigoureuses d’autre part a permis de
tections flexibles et des mesures destinées à réduire l’inflation et de retrouver un équilibre
attirer les investissements – et donc les tech- au niveau de la balance des paiements et des
nologies – étrangers. La priorité est de sortir finances publiques, aussi bien en Afrique
des « spécialisations appauvrissantes » liées (tableau 1) qu’en Amérique latine.
à la « reprimarisation » des économies et à la Les effets des mesures d’assainissement
malédiction des ressources naturelles. financier ont permis aux États de mener des
politiques contracycliques durant le choc de
Les effets des liaisons intersectorielles 2008-2009. Les concours internationaux aux
Avec la mondialisation, le débat sur les effets pays les moins avancés (PMA) ont doublé et
d’entraînement des secteurs amont et aval les outils d’intervention se sont diversifiés. Si
et des insertions dans les filières ou chaînes peu de pays pauvres ont réalisé une transition
de valeur a été réactualisé. La montée en fiscale sur la base d’une fiscalité progressive
gamme de produits et la diversification des et assise sur la valeur ajoutée, en revanche,
productions supposent à la fois des pôles de les politiques de dépenses publiques ont
compétitivité autour des territoires et des été rationalisées. Elles font désormais jouer
insertions dans les segments intégrés aux le multiplicateur keynésien, les ressources
processus productifs mondiaux, notamment anciennement affectées sont globalisées au
par le biais des firmes multinationales. Pour sein du budget les ressources anciennement
exercer des effets d’entraînement et non affectées par projets ou secteurs sont globali-
d’enclave, ces insertions doivent s’articuler sées, des cadres de dépenses de moyen terme
au tissu productif local. Le débat initié par et des programmes de dépenses pluriannuels
Albert Hirschmann entre la priorité à accor- à horizon mobile sont mis en place. L’efficacité
der aux investissements productifs et aux de la dépense publique est évaluée à l’aune
infrastructures a resurgi. Sous le double effet d’indicateurs de résultats. Les donateurs ont
des goulets d’étranglement liés aux manques développé en Afrique, à la différence des aides
d’infrastructures et de la priorité que leur projets, des formes de soutien globalisés et
accordent les pays émergents, à commen- fongibles, notamment l’aide budgétaire glo-
cer par la Chine, les politiques appuyées par bale qui abonde les budgets nationaux.
les États et les bailleurs de fonds mettent
La lutte contre la pauvreté et le chômage
aujourd’hui l’accent sur les barrages, les
réseaux routiers et ferroviaires ou portuaires, Les tests montrent que, paradoxalement, la
le câblage d’internet ou du téléphone. croissance économique coïncide souvent avec

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 124


une montée de la pauvreté, du chômage et richesse contre 2 % pour les pays de l’OCDE.
de l’économie informelle. Les politiques pro La lutte contre la pauvreté ne peut être diffé-
pauvres ont mis l’accent sur la réduction de renciée de la question environnementale (eau,
la pauvreté. Les cadres stratégiques de réduc- forêt, ressources halieutiques, biodiversité…).
tion de la pauvreté (CSRP) ont été intégrés Les énergies renouvelables, la résilience face
aux OMD de Monterray, donnant une priorité aux chocs naturels, l’utilisation des méca-
à la scolarisation et à l’égalité par genre, à la nismes de développement propres (MDP),
santé de base, à l’accès à l’eau potable. Au- la lutte contre la désertification et le stress
delà, se pose la question de l’élaboration de hydrique, la pollution urbaine ou la défores-
systèmes de protection sociale permettant tation sont autant de projets prioritaires.
d’élargir la demande intérieure (Cling et al., Les politiques liant sécurité
2003).
et développement
Une des questions prioritaires est celle des
La catégorie d’« États fragiles » a été forgée
limites de l’emploi salarié face à l’offre de
pour spécifier les priorités des politiques à
travail des jeunes ; elle résulte principale-
mettre en œuvre pour des États en conflit ou
ment de la combinaison de la croissance
post conflit et/ou en faillite. La question de la
démographique et urbaine, des inégalités
sécurité des biens et des personnes ne peut
intra-nationales en hausse et des gains de
être dissociée de celle du développement. Les
productivité des technologies mondialisées.
vulnérabilités et handicaps structurels, les
Faut-il privilégier le secteur formel, formali-
préventions des conflits conduisent à privi-
ser l’informel et s’appuyer sur le segment le
légier la sécurité et les fonctions régaliennes
plus dynamique en capitalisant les pratiques
de l’État aux équilibres financiers et à la lutte
innovantes (thèse dualiste) ? Privilégier les
contre la corruption. Dans un monde en voie
politiques de redistribution, de protection
de globalisation et d’exclusion, d’interdépen-
sociale minimale et de soutien aux segments
dances et de replis identitaires, les mafias
les plus vulnérables (thèse sociale) ? Réduire
politiques, les trafics de drogue et les diffé-
et simplifier les règlementations du secteur
rentes formes de criminalité accompagnent
« formel » (thèse libérale) ou au contraire les
la pauvreté. Dans « un monde sans loi », les
faire appliquer pour réduire l’emploi infor-
régulations socio-politiques et les encadre-
mel dans les grandes unités ? Faut-il agir sur
ments normatifs deviennent des questions
l’offre des petites unités par le crédit, la for-
centrales, tant de la part des États que de la
mation professionnelle et l’appui technique ?
communauté internationale.
Ou sur leur environnement, par exemple en
réduisant les instabilités des marchés et les Des politiques de réformes
divers risques (thèse structuraliste) ? Si l’éco-
nomie informelle est durable et structurelle,
structurelles souvent en attente
la priorité est de créer des systèmes de pro- Les programmes d’ajustement niaient le poli-
tection sociale et de formation, de réduire les tique (les conflits, les compromis) dans le
inégalités et de combiner des technologies à discours mais le plaçaient dans la pratique
forte intensité capitalistique et des techno- au cœur des objectifs et des moyens. Les
logies intensives en travail en favorisant les questions de corruption, de clientélisme, de
liens entre unités les plus productives et les patrimonialisme, de criminalité de l’État ou
petites unités (sous-traitance). des mafias sont devenues des sujets centraux
qui relativisent les frontières entre l’État et
Une nouvelle priorité accordée
le marché, entre la chose publique et la chose
à l’économie verte
privée. Les facteurs sociaux, institutionnels
Les pays pauvres disposent d’un capital et politiques sont déterminants pour expli-
naturel élevé estimé en Afrique à 23 % de la quer l’échec ou les réussites des politiques

125 LES POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT APRÈS LE CONSENSUS DE WASHINGTON


économiques. Il y a un relatif consensus pour moins chers et d’améliorer ainsi le niveau
mobiliser différents acteurs et mener des de consommation des populations, mais ils
politiques à plusieurs échelles territoriales. ne parviennent pas pour autant à construire
L’économie de rente, la préférence pour le une véritable base industrielle et d’accumu-
court terme, les comportements patrimoniaux, lation (Hugon, 2013). Comment des agricul-
l’absence de contre-pouvoirs et de socié- tures paysannes peuvent-elles concurrencer
tés civiles fortes ainsi que la déliquescence des agricultures soutenues par des politiques
de l’État demeurent souvent des facteurs publiques de la part des pays industriels ou
structurels essentiels bloquant l’intégra- émergents ? Comment des artisans et des
tion positive des pays pauvres à l’économie entreprises industrielles peuvent-ils entrer
mondiale par un changement de spécialisa- en compétition avec des entreprises dis-
tion et une remontée en gamme de produits posant d’avances technologique, de vastes
dans la chaîne de valeur internationale. Les marchés et d’économies d’échelle ? Comment
pays pauvres restent globalement dans une des sociétés et des populations peuvent-elles
logique de réservoirs, comme exportateurs de construire la modernité et développer leurs
produits primaires, et de déversoirs, comme potentialités et « capabilités » par des trajec-
importateurs de produits transformés. Leur toires plurielles ?
commerce extérieur dynamique leur permet
d’importer du monde entier les produits les

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BEN HAMMOUDA H. (1999), ™ HUGON PH. et ™ KRUGMAN P. (2008), Pourquoi
L’économie politique du post- MICHALET CH.-A. (eds) (2006), les crises reviennent toujours,
ajustement, Paris, Karthala. Les nouvelles régulations de Paris, Le Seuil.
™ BOURGUIGNON F. (2012), l’économie mondiale, Paris, ™ RODRIK D. (1997), Has
La mondialisation de Karthala. Globalization Gone too Far ?,
l’inégalité, Paris, Seuil. ™ HUGON PH. et SALAMA P. (eds) Washington, Institute for
™ CLING J.-P., RAZAFINDRAKOTO (2010), Les Suds dans International Economics.
M. et ROUBAUD F. (2003), la crise, Paris Armand Colin, ™ SACHS J. D., (2005), The
Les nouvelles stratégies coll. « Revue Tiers Monde ». End of Poverty. Economic
internationales de lutte ™ HUGON PH. (2013), Possibilities for Our Time,
contre la pauvreté, Paris, L’économie de l’Afrique, Paris, New York, Penguin Press HC.
Economica, 2e éd. La Découverte, ™ STIGLITZ J. (1998), « Towards
™ FMI (2010), A compléter coll. « Repères », 7e ed. a New Paradigm for
™ GUILLAUMONT P. (2009), ™ JACQUEMOT P. (2013), Development : Strategies,
Caught in a trap. Identifying Économie politique de Policies and Processes,
the least developed countries, l’Afrique contemporaine, Genève, Prebisch Lectures at
Paris, Economica. Paris, Armand Colin. UNCTAD.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2013 126


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HORS-SÉRIE
SEPTEMBRE 2013 NUMÉRO 4

comprendre
LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES
La crise a jeté un nouveau regard sur les politiques économiques.
Elle a notamment remis en question le consensus d’inspiration libérale
qui guidait l’action publique depuis une trentaine d’années.
Une réorientation est-elle à l’œuvre depuis 2008 ?
Ce numéro hors-série de Problèmes économiques rappelle les fondements
des politiques économiques et passe en revue les différents instruments
et objectifs, en insistant sur les évolutions les plus récentes.

Prochain numéro à paraître :


Comprendre le capitalisme

Directeur de la publication
Xavier Patier
Direction de l’information
légale et administrative
Tél. : 01 40 15 70 00
www.ladocumentationfrancaise.fr

Imprimé en France par la DILA


Dépôt légal 75059, septembre 2013
DF 2PE32760
ISSN 0032-9304
CPPAP n° 0513B05932

6,80 €

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