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ASSASSINER L’IMAGE
50 Dessins pour assassiner la magie, recueil posthume, récemment publié en fac similé,
présente plusieurs pages de cahiers. Elles sont couvertes de dessins et d’écritures, et parfois
perforées.
Artaud y écrit noir sur blanc qu’ici « l’écriture tient le premier plan de la vision ». Voilà
qui sous-entend la possibilité d’un arrière-plan : visible. Ou d’autres hypothèses. C’est
souvent de cette manière qu’une formule d’Artaud amorce l’attention, par un sous-entendu,
une insinuation. Certes un sous-entendu un peu particulier. Et peut-être qu’il serait plus
approprié d’évoquer un « sur-entendu », parce que cette insinuation pourrait faire office
d’évidence - « l’écriture tient le premier plan de la vision » - d’une évidence si flagrante, qu’à
la manière de La Lettre volée, on manque facilement de s’en apercevoir. L’évidence se
dérobe, puisque cela va de soi, bien-sûr, dans un livre, un cahier : l’écriture tient toujours le
premier plan de la vision.
Alors quel second plan viendrait mettre en perspective ce premier, tenu par l’écriture, au
sein même d’un cahier qui s’annonce dessiné ? Le second plan serait-il l’effet de ces dessins
prétendus « assassins » ? Ce plan serait-il celui qui relève de l’image, portée par les dessins ?
Par les dessins qui font encore l’objet du titre même de leur cahier, titre écrit qui présente de
manière explicite et alphabétique : « 50 dessins » ? N’en soyons pas certains.
Bien-sûr, dans un recueil de dessins, « le plan de la vision » que la lettre transcrite vient
solliciter fait valoir l’autre plan imprimé que le dessin, non alphabétique, vient faire
apparaître. Voilà au moins deux plans, et de ce fait peut-être la possibilité d’une perspective,
celle qu’Artaud nous propose ici, par ce cahier.
Mais cela reviendrait à mettre de côté une notion qui occupe de façon magistrale les
derniers textes d’Artaud, dont ce cahier fait partie. Peu avant sa mort en effet, plusieurs de ses
écrits marquants se présentent habités, pour ne pas dire hantés, par la question de l’occulte.
Les formules usuelles veulent que ce soit le regard, ou l’œil qui soit torve. Ici ce sera le
grand fauteuil… Et sans interpréter plus avant ce jeu de mots, jeu sonore, nous pourrions
cependant y retrouver les dénonciations d’Artaud contre la société, ou le jugement de dieu,
contre ce qu’il appelle « l’occulte ». La faute à l’œil, « aux barreaux du grand fauteuil torve ».
Des illuminations, des hallucinations, ces notions familières aux poètes et aux fous se
présentent auscultées, perçues, bien entendues. Elles s’exposent sur toiles à la portée de
chacun, du regard de chacun. Mais ce n’est pas l’étendue visuelle de ces œuvres qu’Artaud
vient souligner. Il ne les réduira jamais à ce qui s’en voit. La lumière des tableaux de van
Gogh sonne et coupe. Et quand il y a du bruit, quand Artaud fait du bruit (au point d’être
interdit de l’antenne radiophonique par ses commanditaires), c’est parce qu’il est question de
mettre en ondes sonores les effets de ce qui se voit, de ce qui ne se voit pas. Ce sont les effets
d’une lutte. Et dans sa Conférence du Vieux-Colombier, prononcée à la même époque, Artaud
parle en effet de sa « bataille avec l’occulte ». L’occulte, l’invisible se retrouvent exhibés,
dévoilés par sa voix, ça fait du tapage.
Avec Van Gogh le suicidé de la société, écrit tout au début de l’année 1947, Artaud
dénonce directement les tentatives d’occultation, de dissimulation entretenues par « la
société ». Il incrimine la société (auparavant, dans Suppôts et suppliciations, la vie était
« truquée par des Initiés »). Il la prétend liguée, de manière invisible, contre la conscience de
Gérard de Nerval. Cette société aurait été bien occupée à faire oublier à l’auteur des Chimères
la réalité des faits monstrueux qu’il était sur le point de révéler. Artaud dénonce encore
d’autres « envoûtements unanimes » à propos de Baudelaire, d’Edgar Poe, de Nietzsche,
Kierkegaard, Hölderlin ou Coleridge. Et de la même façon : les sortilèges fomentés contre
« l’angle de vision » par lequel Vincent Van Gogh « eût été capable de déranger gravement le
conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire… ».
Par ailleurs, il écrit :
« Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Vincent van Gogh, pas
de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet, car le motif lui-même,
qu’est-ce que c’est ? ».
Ni objet, ni sujet, c’est pourtant ce « motif » qui donne à Artaud :
« qui me donne à moi, cette sensation d’occulte étranglée ».
Il s’agit là encore d’étrangler l’occulte, la sensation de l’occulte, par un motif visuel (et pas
seulement visuel, puisqu’il a les répercussions sonores déjà mentionnées plus haut). De cette
manière même, Artaud décidera quelques mois après l’écriture du Van Gogh de réaliser son
cahier de 50 Dessins pour assassiner la magie.
Même en nous appliquant à tenir le sens hors-jeu, nous pouvons nous rappeler de Freud, ou
de Bataille. Du non qui, pour Bataille (à propos de dieu, lui aussi), le contraint à mentir, dans
Ma mère :
« DIEU est l’horreur en moi de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera si
HORRIBLE qu’à tout prix je devrais nier et crier à toutes force que je nie
que cela fut, que cela est ou que cela sera, mais je mentirai.»
Et de la négation qui pour Freud n’est pas sans rapport avec les capacités d’expulsion de
l’organisme, permettant de ce fait, l’appréhension d’une distinction entre intérieur et
extérieur, entre un jugement d’attribution et un jugement d’existence, entre l’avoir et l’être.
Avec ces concordances, ce ne seront pas les seules, la charge du poète se trouve
corroborée. D’autres paroles viendraient facilement le soutenir. Paroles non délirantes peut-
être, mais toujours iconoclastes. Alors la question de l’image assassinée, de cette image qui
fige et impose de ce fait un sens univoque, cette image qui fabrique le leurre du sens unique,
l’assassinat de cette image résonne. Mieux encore : il nous parle.
Que ce soit au sujet du tabou, de l’interdit de l’occulte, — « tout ce que nous voyons, n’est
que façade » — ou encore à propos des « fausses apparences » :
« Il (dieu) utilise l’esprit de pureté d’une conscience demeurée candide
comme la mienne pour l’asphyxier de toutes les fausses apparences qu’il
répand universellement dans les espaces et c’est ainsi qu’Artaud le Mômo
peut prendre figure d’halluciné »,
alors les dénonciations, toutes les façons de dire et de répéter non, mais aussi : de voir
NON (trois lettres symétriques), ce non, pour en finir, revient à faire un trou, un orifice,
l’ouverture.
Il y a plusieurs trous dans le cahier de 50 Dessins pour assassiner la magie. Plusieurs
trous, et très peu de ratures dans les lignes écrites que les dessins viennent commenter :
« D’imprécation en
imprécation
ces pages
avancent
et comme des corps de
sensibilité
nouveaux
ces dessins
sont là
qui les commentent
les aèrent
et les éclairent. »
Les dessins assassins commentent. Ils commentent l’écriture, celle-là même qui tient le
premier plan de la vision. Et que viennent faire ces trous, qui ne sont pas des ratures ? Ils
indiquent un autre geste encore de celui qui dessine et rédige. Ils évoquent aussi les grandes
peintures du sculpteur Fontana, qui, quelques années plus tard dans les années 60, fendra la
toile d’un coup de lame, ou la transpercera de petits trous, lui aussi. Autre manière d’en finir
avec les autorités implicites, avec ce qui cherche à figer les manières de voir, celles de lire, ou
d’entendre. Autre manière d’expulser ce qui n’existe pas, et qui pourtant s’impose à faire
croire qu’il est être. Dans sa conclusion, Pour en finir avec le jugement de dieu résout la
question. Belle manière d’en finir :
« Dieu est-il un être ?
S’il en est un c’est de la merde.
S’il n’en est pas un
Il n’est pas. »
S’agit-il d’un assassinat ? En tout cas, être ou merde, c’est aussi par la lettre devenue
visuelle dans ces cahiers de dessins assassins que le crime opère.
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