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Alice Massat

ASSASSINER L’IMAGE

50 Dessins pour assassiner la magie, recueil posthume, récemment publié en fac similé,
présente plusieurs pages de cahiers. Elles sont couvertes de dessins et d’écritures, et parfois
perforées.
Artaud y écrit noir sur blanc qu’ici « l’écriture tient le premier plan de la vision ». Voilà
qui sous-entend la possibilité d’un arrière-plan : visible. Ou d’autres hypothèses. C’est
souvent de cette manière qu’une formule d’Artaud amorce l’attention, par un sous-entendu,
une insinuation. Certes un sous-entendu un peu particulier. Et peut-être qu’il serait plus
approprié d’évoquer un « sur-entendu », parce que cette insinuation pourrait faire office
d’évidence - « l’écriture tient le premier plan de la vision » - d’une évidence si flagrante, qu’à
la manière de La Lettre volée, on manque facilement de s’en apercevoir. L’évidence se
dérobe, puisque cela va de soi, bien-sûr, dans un livre, un cahier : l’écriture tient toujours le
premier plan de la vision.
Alors quel second plan viendrait mettre en perspective ce premier, tenu par l’écriture, au
sein même d’un cahier qui s’annonce dessiné ? Le second plan serait-il l’effet de ces dessins
prétendus « assassins » ? Ce plan serait-il celui qui relève de l’image, portée par les dessins ?
Par les dessins qui font encore l’objet du titre même de leur cahier, titre écrit qui présente de
manière explicite et alphabétique : « 50 dessins » ? N’en soyons pas certains.
Bien-sûr, dans un recueil de dessins, « le plan de la vision » que la lettre transcrite vient
solliciter fait valoir l’autre plan imprimé que le dessin, non alphabétique, vient faire
apparaître. Voilà au moins deux plans, et de ce fait peut-être la possibilité d’une perspective,
celle qu’Artaud nous propose ici, par ce cahier.
Mais cela reviendrait à mettre de côté une notion qui occupe de façon magistrale les
derniers textes d’Artaud, dont ce cahier fait partie. Peu avant sa mort en effet, plusieurs de ses
écrits marquants se présentent habités, pour ne pas dire hantés, par la question de l’occulte.

À proprement parler, s’agit-il de textes ? Il y a ce cahier de dessins « assassins », puis un


écrit destiné à l’écoute radiophonique, Pour en finir avec le jugement de dieu, ou bien, cette
même année 1947, sa Conférence du Vieux-Colombier, et encore son Van Gogh le suicidé de
la société. Chacun de ces écrits, de ces propos, à sa manière, traite de ce qui se voit, et de ce
qui ne se voit pas, de magie et d’image. Chacun par le médium qui lui est propre, par la voix,
ou par le regard que sollicite le plan de l’écriture, ou celui du dessin, aborde aussi souvent la
question du souffle. Alors à la façon du « long et raisonné dérèglement des sens » par lequel
Rimbaud voulait se faire « voyant », Artaud dessine, écrit, déclame ce qu’il cherche à montrer
au-delà de ce qui est dit, au-delà de ce qui est lu, au-delà de ce qui est vu.
« Quand j’écris, j’écris en général une note d’un trait, mais cela ne me suffit
pas, et je cherche à prolonger l’action de ce que j’ai écrit dans l’atmosphère. Je
souffle, je chante, je module. »
Voilà ce qui peut se voir rédigé de sa main, dans ses 50 Dessins. Dans son Van Gogh aussi,
souffle et son se retrouvent. Et bien loin des clichés sur l’oreille coupée, Artaud fait valoir
avec insistance les effets acoustiques des productions du peintre :
« Ainsi, nul depuis van Gogh n’aura su remuer la grande cymbale, le timbre
supra-humain, perpétuellement supra-humain, suivant l’ordre refoulé duquel
les objets de la vie réelle sonnent,
lorsqu’on a su avoir l’oreille assez ouverte pour comprendre la levée de leur
mascaret.
C’est ainsi que la lumière du bougeoir sonne, que la lumière du bougeoir
allumé sur le fauteuil de paille verte sonne comme la respiration d’un corps
aimant devant le corps d’un malade endormi. »
Et si Artaud évoque l’effet d’une coupure quelques lignes après, c’est celle de la lumière :
« …cette coupure de lumière lilas qui mange les barreaux du grand fauteuil
torve… »

Les formules usuelles veulent que ce soit le regard, ou l’œil qui soit torve. Ici ce sera le
grand fauteuil… Et sans interpréter plus avant ce jeu de mots, jeu sonore, nous pourrions
cependant y retrouver les dénonciations d’Artaud contre la société, ou le jugement de dieu,
contre ce qu’il appelle « l’occulte ». La faute à l’œil, « aux barreaux du grand fauteuil torve ».
Des illuminations, des hallucinations, ces notions familières aux poètes et aux fous se
présentent auscultées, perçues, bien entendues. Elles s’exposent sur toiles à la portée de
chacun, du regard de chacun. Mais ce n’est pas l’étendue visuelle de ces œuvres qu’Artaud
vient souligner. Il ne les réduira jamais à ce qui s’en voit. La lumière des tableaux de van
Gogh sonne et coupe. Et quand il y a du bruit, quand Artaud fait du bruit (au point d’être
interdit de l’antenne radiophonique par ses commanditaires), c’est parce qu’il est question de
mettre en ondes sonores les effets de ce qui se voit, de ce qui ne se voit pas. Ce sont les effets
d’une lutte. Et dans sa Conférence du Vieux-Colombier, prononcée à la même époque, Artaud
parle en effet de sa « bataille avec l’occulte ». L’occulte, l’invisible se retrouvent exhibés,
dévoilés par sa voix, ça fait du tapage.

L’enregistrement radiophonique Pour en finir avec le jugement de dieu restitue ce tapage.


Les sons ou bien les cris prononcent la révélation, l’enjeu de la bataille.
« Nous allons y entendre une danse, proclame Artaud, c’est la danse du
TUTUGURI, le rite du soleil noir ».
A la manière des peintures de van Gogh alors, les danses de ce rite sont sonores. Elles se
font entendre. Ce ne sont pas des musiques, mais des danses. Nous retrouvons encore
l’importance du mouvement, du souffle, qui excèdent ce qui se perçoit normalement. C’est-à-
dire qu’ils débordent, mettent par-dessus bord les usages les plus communs de nos
perceptions.
Même quand c’est écrit, même quand les lettres tiennent le premier plan visible, il ne
s’agira pas de lire entre les lignes, ni d’obéir aux lois d’un ordre alphabétique, mais au
contraire : de voir. Et pour entendre Artaud, ou pour tenter de le suivre vers ce qui ne se voit
pas, vers ce qui nous aveugle à force de se montrer, nous devons consentir à quelques
renoncements. Oublier quelques-unes des distinctions primaires qui ordonnent d’habitude ce
qui se perçoit. Cela ne se commande pas. Au contraire ce serait l’envers d’un commandement.
Parce que pour en finir avec le jugement de dieu, pour en finir avec cette autorité Une qui
dirige couramment nos manières de vivre, est-ce qu’il ne suffirait pas de se laisser faire ?
Laisser faire la passion, non pas à la manière de celui qui subit, mais comme celui qui
s’enflamme ou bien qui s’anime, et qui ne s’abrite pas dans un certain carcan, trop
organisateur, trop sensé, raisonnable. Se laisser faire alors, et bien différemment que par une
autorité fondée sur le sens. Bien différemment que par les injonctions sourdes de cette autorité
qui pourrait s’appeler, comme Artaud l’a nommée : « la Société ».

Avec Van Gogh le suicidé de la société, écrit tout au début de l’année 1947, Artaud
dénonce directement les tentatives d’occultation, de dissimulation entretenues par « la
société ». Il incrimine la société (auparavant, dans Suppôts et suppliciations, la vie était
« truquée par des Initiés »). Il la prétend liguée, de manière invisible, contre la conscience de
Gérard de Nerval. Cette société aurait été bien occupée à faire oublier à l’auteur des Chimères
la réalité des faits monstrueux qu’il était sur le point de révéler. Artaud dénonce encore
d’autres « envoûtements unanimes » à propos de Baudelaire, d’Edgar Poe, de Nietzsche,
Kierkegaard, Hölderlin ou Coleridge. Et de la même façon : les sortilèges fomentés contre
« l’angle de vision » par lequel Vincent Van Gogh « eût été capable de déranger gravement le
conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire… ».
Par ailleurs, il écrit :
« Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Vincent van Gogh, pas
de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet, car le motif lui-même,
qu’est-ce que c’est ? ».
Ni objet, ni sujet, c’est pourtant ce « motif » qui donne à Artaud :
« qui me donne à moi, cette sensation d’occulte étranglée ».
Il s’agit là encore d’étrangler l’occulte, la sensation de l’occulte, par un motif visuel (et pas
seulement visuel, puisqu’il a les répercussions sonores déjà mentionnées plus haut). De cette
manière même, Artaud décidera quelques mois après l’écriture du Van Gogh de réaliser son
cahier de 50 Dessins pour assassiner la magie.

Assassiner la magie, étrangler l’occulte. L’occulte est ce qui se cache. La sensation de


l’occulte, cette impression qu’Artaud préfère agonisante, celle qu’il va décider d’anéantir
aussi par le biais de ses dessins, renvoie dans ce cahier à ce qu’il nomme « la magie ».
Et cette autre façon de désigner l’occulte, désignation qui sonne là aussi comme une
dénonciation, nous invite à rester attentifs. Ce qui se montre ici avec ce changement de nom,
alors qu’il est question d’anéantir, d’assassiner ce qui se cache, à la façon du « motif » de
Vincent van Gogh, ce qui se montre alors, par cette substitution, ce sont cinq lettres. Et
comme nous le voyons à l’œil nu, les lettres du mot MAGIE sont les lettres du mot IMAGE.
L’anagramme porte en elle les effets de la lettre, en image justement. Là c’est l’ordre qui
change, l’ordre des lettres vues, l’ordre des lettres écrites. Et la question de l’ordre n’est pas
traitée à la légère par Antonin Artaud à la fin de sa vie. Une épigraphe ajoutée au crayon au
texte de Pour en finir avec le jugement de dieu mentionne cette formule :
« Il faut que tout
soit rangé
à un poil près
dans un ordre fulminant. »
Puis Artaud dit aussi que nous savons qu’après l’ordre de ce monde, il s’en trouve un
autre, et puis encore un autre, et le nombre d’un autre. De cette façon, s’engage la question de
l’infini. L’infini :
« C’est un mot
dont nous nous servons
pour indiquer
l’ouverture
de notre conscience
vers la possibilité
démesurée,
inlassable et démesurée. »
Alors si nous suivons ses propos à la lettre, et si nous acceptons de renoncer à nous laisser
faire par le sens, ou par « la Société », où nous retrouvons-nous ? Cette « ouverture »
menaçante, qui prône souffle et mouvement, conduit Artaud, nous le savons, avec Pour en
fini avec le jugement de dieu, à faire tout exploser :
« et que j’ai pété
de déraison
et d’excès
et de révolte
de ma suffocation »

Auparavant il sera passé par un NON :


« Où je me vois contraint
De dire non,
NON
Alors
à la négation »

Même en nous appliquant à tenir le sens hors-jeu, nous pouvons nous rappeler de Freud, ou
de Bataille. Du non qui, pour Bataille (à propos de dieu, lui aussi), le contraint à mentir, dans
Ma mère :
« DIEU est l’horreur en moi de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera si
HORRIBLE qu’à tout prix je devrais nier et crier à toutes force que je nie
que cela fut, que cela est ou que cela sera, mais je mentirai.»
Et de la négation qui pour Freud n’est pas sans rapport avec les capacités d’expulsion de
l’organisme, permettant de ce fait, l’appréhension d’une distinction entre intérieur et
extérieur, entre un jugement d’attribution et un jugement d’existence, entre l’avoir et l’être.
Avec ces concordances, ce ne seront pas les seules, la charge du poète se trouve
corroborée. D’autres paroles viendraient facilement le soutenir. Paroles non délirantes peut-
être, mais toujours iconoclastes. Alors la question de l’image assassinée, de cette image qui
fige et impose de ce fait un sens univoque, cette image qui fabrique le leurre du sens unique,
l’assassinat de cette image résonne. Mieux encore : il nous parle.
Que ce soit au sujet du tabou, de l’interdit de l’occulte, — « tout ce que nous voyons, n’est
que façade » — ou encore à propos des « fausses apparences » :
« Il (dieu) utilise l’esprit de pureté d’une conscience demeurée candide
comme la mienne pour l’asphyxier de toutes les fausses apparences qu’il
répand universellement dans les espaces et c’est ainsi qu’Artaud le Mômo
peut prendre figure d’halluciné »,
alors les dénonciations, toutes les façons de dire et de répéter non, mais aussi : de voir
NON (trois lettres symétriques), ce non, pour en finir, revient à faire un trou, un orifice,
l’ouverture.
Il y a plusieurs trous dans le cahier de 50 Dessins pour assassiner la magie. Plusieurs
trous, et très peu de ratures dans les lignes écrites que les dessins viennent commenter :
« D’imprécation en
imprécation
ces pages
avancent
et comme des corps de
sensibilité
nouveaux
ces dessins
sont là
qui les commentent
les aèrent
et les éclairent. »
Les dessins assassins commentent. Ils commentent l’écriture, celle-là même qui tient le
premier plan de la vision. Et que viennent faire ces trous, qui ne sont pas des ratures ? Ils
indiquent un autre geste encore de celui qui dessine et rédige. Ils évoquent aussi les grandes
peintures du sculpteur Fontana, qui, quelques années plus tard dans les années 60, fendra la
toile d’un coup de lame, ou la transpercera de petits trous, lui aussi. Autre manière d’en finir
avec les autorités implicites, avec ce qui cherche à figer les manières de voir, celles de lire, ou
d’entendre. Autre manière d’expulser ce qui n’existe pas, et qui pourtant s’impose à faire
croire qu’il est être. Dans sa conclusion, Pour en finir avec le jugement de dieu résout la
question. Belle manière d’en finir :
« Dieu est-il un être ?
S’il en est un c’est de la merde.
S’il n’en est pas un
Il n’est pas. »
S’agit-il d’un assassinat ? En tout cas, être ou merde, c’est aussi par la lettre devenue
visuelle dans ces cahiers de dessins assassins que le crime opère.
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