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Préface

J’ai créé l’Association François-Xavier Bagnoud (AFXB) en


1989 en mémoire de mon fils pilote d’hélicoptère spécialisé dans
le sauvetage. Il a perdu la vie à l’âge de 24 ans lors d’une mis-
sion héliportée au Mali.
Avec son père, Bruno Bagnoud, son beau-père, Georges
Casati, président de l’AFXB France, nous avons voulu ainsi per-
pétuer les valeurs de générosité et de compassion qui guidaient
la vie de François.
L’idée du Sauvetage dans son sens le plus large du thème est
le fil rouge des activités de l’AFXB à travers le monde. Nous
menons quatre-vint-sept programmes dans dix-sept pays et
comptons près de six cents collaborateurs.
La mission principale de l’AFXB est de secourir les orphelins
et les enfants vulnérables que la pandémie du sida laisse dans
son sillage en leur donnant accès à leurs droits fondamentaux,
en fournissant une aide directe aux familles et aux communau-
tés qui les prennent en charge et en combattant la pandémie.
Le VIH/sida prospère dans les régions où les droits humains
sont ignorés ou violés. Le sida est encore une sentence de mort
pour la plupart. C’est pourquoi nous défendons l’idée qu’une des
réponses à la pandémie s’inscrit dans le cadre d’une stratégie
globale qui s’attache à promouvoir les liens inextricables entre la
santé et les droits humains fondamentaux et à les implanter sur
le terrain dans des projets de développement durables.
Dans le domaine de la santé en Europe, nous avons créé des
structures innovantes d’accompagnement des personnes en fin
de vie et de leur famille.
J’ai en effet toujours éprouvé une urgence et une nécessité à
aider les personnes se trouvant dans cet état extrême ; mais par-
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ticulièrement depuis ma propre expérience avec mon père que j’ai


accompagné pendant deux mois, mort d’un cancer après une
opération inutile, où je me suis vue rejetée de l’hôpital avec un
monsieur âgé qui souffrait énormément, ne sachant quoi faire ni
comment le nourrir.
Ne disposant pas de soins palliatifs possibles, on m’a donné
deux ampoules de calmant et c’est tout ; il fallait me débrouiller
avec la pharmacie du village, implorer par téléphone des amis
pharmaciens pour qu’ils me donnent de la morphine pour
calmer les souffrances intolérables de mon père.
Cet homme niait absolument qu’il allait mourir, et je vivais
l’angoisse non seulement de la douleur de le voir partir, mais
aussi celle de savoir comment il fallait gérer son refus. J’ai vécu
cette situation de me retrouver dans un vide total.
C’est ainsi que j’ai fondé en Suisse dès 1992, et à Paris dès
1997, les Centres François-Xavier Bagnoud de soins palliatifs à
domicile destinés aux malades en phase critique pour lesquels
les soins curatifs sont inopérants ; ils contribuent à soulager
toutes les douleurs physiques ou morales, celles du patient, de sa
famille et de son entourage, et à permettre aux personnes qui le
souhaitent de mourir chez elles.
En janvier 2003, le Centre François-Xavier Bagnoud (CFXB)
de Paris a rejoint la Fondation Croix Saint-Simon. Dans ce
cadre élargi, il continue à développer l’ensemble de ses activités.
Le CFXB propose aujourd’hui un accompagnement du malade et
de sa famille à travers une hospitalisation à domicile spécialisée
en soins palliatifs, complétée d’actions de conseil et de soutien
pour les professionnels du domicile confrontés à des situations
de fin de vie.
Le centre propose aussi un soutien aux personnes en deuil ;
des actions de formation, d’animation et de recherche sur les
soins palliatifs ; l’accompagnement de la fin de vie, la mort et le
deuil ; ainsi qu’un centre de documentation et d’information spé-
cialisé sur ces thèmes.
L’ensemble de ces actions s’inscrit dans le cadre de la poli-
tique de santé menée en France depuis plus de dix ans autour
des soins palliatifs et de l’accompagnement, avec la parution
d’une loi en faveur des soins palliatifs le 9 juin 1999 assortie
d’un premier Programme national mis en œuvre par Monsieur
Bernard Kouchner, alors Secrétaire d’État à la Santé, pour
aider au développement de ces soins en France.
En février 2002, a été initié le deuxième Plan quadriennal en
faveur des soins palliatifs, avec trois axes de travail : le dévelop-
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pement des prises en charge au domicile ; la poursuite du déve-


loppement des soins palliatifs en milieu hospitalier ; l’informa-
tion et la sensibilisation du grand public et des professionnels.
Dans le cadre de ce troisième axe, le Centre de documenta-
tion du CFXB devient le Centre national François-Xavier
Bagnoud de ressources en soins palliatifs.
Que ce soit dans le domaine des orphelins du sida et des
enfants vulnérables ou celui des soins palliatifs à domicile,
l’AFXB se veut une association activiste, créatrice et innovante,
dont les actions sur le terrain illustrent sans conteste les résul-
tats qui peuvent être obtenus lorsque l’on s’attache à promouvoir
la santé et les droits humains fondamentaux.
Ayant fait la preuve de leur efficacité, les soins palliatifs de
l’AFXB sont désormais intégrés à la Fondation Croix-Saint-
Simon, établissement de santé dont la taille et la démarche géné-
rale favoriseront leur développement et leur diffusion. L’AFXB
considère ainsi avoir atteint son objectif initial qui était de déve-
lopper les soins palliatifs à domicile et leur mise en œuvre, et de
faire avancer les attitudes face à la mort et au deuil.

Albina du Boisrouvray,
présidente-fondatrice
de l’Association François-Xavier Bagnoud
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Alain Bercovitz

Introduction

Chaque année, en France, il meurt environ cinq cent mille


personnes. Cet événement, à la fois exceptionnel et banal,
touche donc régulièrement une part importante de la popula-
tion. Des conjoints, des parents, des amis, des proches sont
directement affectés. Ils doivent renoncer à des liens, parfois
intenses ou simplement familiers, qui constituaient une part
naturelle de leur vie relationnelle. Il leur faut continuer de
vivre dans un environnement modifié, en assumant un nouveau
manque, une absence, une séparation. Il leur faut accomplir ce
qu’on appelle un deuil : vivre avec le souvenir de ce qui a été et
ne se poursuivra plus.
Confrontés à un décès, nous sommes, pour la plupart, en
mesure de réaliser ce travail de métabolisation, au prix d’une
souffrance qui ne remet en cause ni nos équilibres de base, ni
nos capacités à demeurer actifs et à entretenir des relations
normales avec autrui. Seuls, avec l’aide de notre entourage, en
nous appuyant sur des rites, en participant à des cérémonies,
en inventant des gestes symboliques qui permettent d’accepter
la distance, nous parvenons à donner aux défunts leur juste
place dans nos mémoires individuelles et collectives.
Certains d’entre nous n’y parviennent pas spontanément :
leur peine est trop lourde, les ressources et l’aide dont ils peu-

Alain Bercovitz, psychosociologue.


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vent disposer ne suffisent pas à l’apaiser 1. Ils courent alors le


risque de s’enliser dans un processus qui les bloque, immobili-
sés par des tourments qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas
faire évoluer. Leur capacité à avoir des projets est inhibée, toute
leur vie relationnelle est perturbée. Ils souffrent à la fois de la
perte qu’ils ont subie et de l’état dans lequel ils se trouvent ; ils
ne parviennent plus à se reconnaître. Ils ont le sentiment que
cet état ne pourra plus changer. Pour avancer, quelques-uns
souhaitent rencontrer des personnes qui ont vécu une expé-
rience analogue à la leur et/ou faire appel à des professionnels,
spécialistes des difficultés liées au deuil, susceptibles de les
aider à dépasser leur souffrance afin, peut-être, de s’acheminer
vers une vie « normale ».

Ce sont précisément des pratiques d’accueil et d’accompa-


gnement de ces demandes, ainsi que les questions qu’elles
posent, qui sont présentées ici par les membres d’une équipe
pluridisciplinaire. Cette équipe offre une aide psychologique
(sous forme d’entretiens de soutien ou à travers la participation
à des groupes d’entraide) à ceux qui s’adressent à elle à propos
d’un décès qui les fait souffrir ou les obsède 2.
Ces praticiens – psychologues, animatrices, assistantes
sociales, infirmières, chargées de l’accueil téléphonique – décri-
vent leur expérience et tentent d’en dégager les principes sous-
jacents, les repères qu’ils se sont donnés au cours du temps, les
doutes et les interrogations qui subsistent. Ils exposent aussi
les conceptions théoriques auxquelles ils se réfèrent, dont ils
ont besoin pour donner du sens à leur action. C’est une
approche qui se veut empirique et éclairée. Les aller-retour
entre pratique et théorie sont bien plus des questionnements
que des positions dogmatiques, des affirmations péremptoires,
des méthodes ou des démarches systématiques.
Leurs textes, à la fois descriptifs et réflexifs, ne cherchent
donc pas à définir ce à quoi toutes les personnes en deuil

1. Les causes de cette incapacité, plus ou moins circonstancielle et


transitoire, sont multiples. Elles sont présentées, illustrées et com-
mentées dans le présent ouvrage.
2. Le centre François-Xavier Bagnoud est constitué d’un HAD spécialisé
dans les soins palliatifs, d’un centre de documentation (principalement
consacré aux soins palliatifs, à la thanatologie et au deuil), d’un service
de formation et de recherche, et d’un service d’accompagnement du
deuil.
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INTRODUCTION 13

seraient toujours confrontées, ni ce que devraient être les


conduites à tenir pour bien les accompagner. Précisément parce
que conduite et accompagnement interfèrent à tout moment, il
s’agit de cheminer aux côtés de celui qui cherche son orientation
tout en lui indiquant des ressources ou des voies qu’il n’a pas
perçues mais qui appartiennent au parcours qu’il est en train
d’accomplir.
De leur lecture se dégagent cependant des lignes de force,
issues de l’intention manifeste de prendre en compte les inter-
rogations et les doutes récurrents auxquels nul n’échappe dès
lors qu’il se propose d’accompagner des personnes en deuil. Ce
livre n’est ni un guide ni un manuel, c’est un ensemble de textes
qui indiquent des pistes, des cheminements, et qui composent,
à la manière des mosaïques ou des tableaux impressionnistes,
une représentation cohérente du territoire qui a été exploré,
avec ses sites les plus intéressants et ses contrées incertaines,
sans pour autant prétendre à une cartographie exhaustive.
Car c’est presque toujours de limites qu’il est question. On
pourrait aussi parler de « cadre » ou de « bonne distance ». Les
praticiens – quels que soient leur titre, leur fonction, leur for-
mation initiale – sont, chaque fois, conduits à se demander jus-
qu’où ils peuvent aller, et à inventer, chaque fois, une
(nouvelle ?) réponse. Ces questions reviennent d’ailleurs régu-
lièrement à l’occasion d’échanges informels entre praticiens,
aussi bien que lors des entretiens de supervision ou des
réunions d’analyse de pratiques dont ils bénéficient.
Manifestement, ils cherchent à se construire des références et
des repères, tout en évitant d’en faire des normes, en veillant à
demeurer souples et disponibles. Sont ainsi interrogées :
– des limites de compétences, aussi bien celles qui concernent
les savoir-faire professionnels que celles qui définissent ce qui
est du ressort de l’institution. L’acceptation d’une demande et
son attribution au membre de l’équipe dont l’expérience semble
la plus appropriée (ou qui se trouve simplement présent et dis-
ponible) peuvent poser des problèmes délicats. Puis, éventuelle-
ment, après quelques entretiens, une « réorientation » est jugée
nécessaire vers un spécialiste (psychiatre, psychologue, psycha-
nalyste, etc.) considéré comme plus adapté ;
– des limites temporelles. La durée et la fréquence des ren-
contres sont établies dès le premier contact. Mais il faut parfois
répondre à l’urgence, céder à des sollicitations pressantes, ou
refuser ! D’autre part, il peut devenir difficile de terminer une
séance, d’interrompre le cours d’une réflexion, d’arrêter un flux
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verbal excessif et, plus encore, de conclure un accompagnement,


toutes limites pouvant évoquer la rupture, la séparation, un
sentiment d’abandon ;
– des limites concernant les objectifs, les effets escomptés, les
représentations que se font les intervenants (et les deman-
deurs) de ce qui peut être attendu d’un accompagnement.
Jusqu’où iront-ils dans l’élaboration du sens de ce qui leur est
dit ? Ils n’ont, en principe, pas d’intentions psychothérapeu-
tiques, mais ils s’appuient sur leur expérience et sur leur for-
mation théorique pour formuler (silencieusement) un
diagnostic. Leurs conceptions des perturbations psychiques sus-
ceptibles d’être provoquées par un deuil (notamment la réac-
tualisation de traumatismes ou de conflits refoulés) vont
déterminer leur pronostic et leur éventuel conseil de réorienta-
tion ;
– des limites quant à la proximité relationnelle qu’il convient
d’établir ou d’éviter entre professionnels et demandeurs. Quelle
familiarité, quelle convivialité s’autorisent-ils ou s’interdisent-
ils ? Les intervenants ont aussi besoin de protection ; quels dis-
positifs mettent-ils en œuvre pour préserver leur propre
intégrité ?
Des limites donc, un important questionnement, mais aussi
des dispositifs et une organisation progressivement mis en
place pour répondre aux demandes. Des références théoriques
(dans le domaine du deuil, de la psychanalyse, des groupes d’en-
traide, de l’écoute...) complètent les réflexions. C’est cet
ensemble d’expériences individuelles, élaborées collectivement,
qui est proposé ici à ceux qui, soignants ou bénévoles, souhai-
tent aider les personnes qui souffrent d’un deuil et attendent un
secours.
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Camille Baussant-Crenn

Le deuil : aspects cliniques,


théoriques, thérapeutiques

L’étymologie du mot deuil exprime en partie tout ce qui


accompagne cette épreuve : les manifestations sociales et psy-
chologiques, chez l’adulte et chez l’enfant. Assez récemment, le
deuil a ainsi fait l’objet de travaux de recherches qui s’ouvrent
sur des pratiques d’aide aux endeuillés.

Définition
En français, les mots « deuil » et « douleur » sont issus du
verbe latin dolere (souffrir).
Un seul terme désigne dans la langue française plusieurs
aspects du deuil. Ainsi, le deuil nomme à la fois « la mort d’un
être cher » et l’affliction profonde causée par cette irréversible
disparition ; il désigne d’autre part les manifestations exté-
rieures, les rituels consécutifs à un décès de même qu’une
période, « temps durant lequel on porte le deuil ». Enfin, il
représente le processus psychologique évolutif consécutif à la
perte ou « travail de deuil ». Par extension, on applique ce terme
à toute perte ou frustration : « faire son deuil » (Dictionnaire
Robert).
La langue anglaise est plus riche. Trois substantifs s’appli-
quent au mot « deuil » : bereavement (il s’agit de la perte elle-

Camille Baussant-Crenn, psychologue.


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16 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

même, de la séparation, de la dépossession) ; grief (ce terme


décrit la tristesse éprouvante, le chagrin, la douleur) ; mour-
ning (ce mot désigne le fait de porter le deuil ou de participer
aux funérailles) [Bourgeois, 1996 ; Bacqué et Hanus, 2000].

Évolution des manifestations


à l’égard du deuil en France
Les attitudes qui suivent la mort d’un individu ont toujours
été codifiées par les différentes sociétés humaines (Bacqué et
Hanus, 2000). Ainsi, le deuil social s’attache à l’ensemble des
attitudes et des comportements rigoureusement dictés par la
collectivité à tous ceux qui sont concernés par le défunt, quel
que soit le lien affectif qu’ils ont entretenu avec lui (Thomas,
1993). Le deuil social a des effets sur les manifestations indivi-
duelles de la tristesse.
Comme le rappelle Pillot (1993), l’expression émotionnelle
du deuil s’est traduite de diverses façons en France.
Au début du Moyen Âge, les manifestations du deuil accor-
daient une place considérable à l’émotivité ; la spontanéité et la
décharge des émotions des survivants étaient prédominantes.
Néanmoins, le deuil, très visible au cours des cérémonies de la
veillée et de l’enterrement, durait peu de temps. Toutes ces
manifestations ne peuvent être considérées comme un rituel,
bien que les scènes de deuil soient semblables à cette époque.
À partir du XIIe siècle et jusqu’à la fin du Moyen Âge, il n’est
plus admis, ni courant, de laisser libre cours à son chagrin. La
spontanéité et l’expression de la douleur s’atténuent, la dignité
et le contrôle de soi sont des attitudes recommandées et atten-
dues par les conventions sociales. Ce qui s’avère désormais
inexprimable par des mots ou par des gestes le devient par la
couleur. « L’habit noir exprime le deuil et dispense d’une gesti-
culation plus personnelle et dramatique » (p. 33). Le port de
vêtements noirs se généralise au XVIIIe siècle.
De la Renaissance au XVIIIe siècle, les manifestations
sociales deviennent de plus en plus réduites, après la période de
deuil, « bref délai accordé par l’usage », aucune manifestation
personnelle de tristesse n’est autorisée. Le deuil se révèle ritua-
lisé et socialisé à l’extrême, il entrave l’expression de ce que l’in-
dividu éprouve devant la mort. « Le deuil joue un rôle d’écran
entre l’homme et la mort » (p. 34).
De la fin du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, la société accorde
un primat au sentiment. Les règles et les limites de l’expression
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 17

s’effacent. Cette évolution s’est faite brusquement sur deux


générations, alors que les précédentes attitudes s’étaient pro-
longées sur plusieurs siècles. Les deuils s’expriment durant des
années, on nourrit son deuil. Il existe même un culte de la com-
munication avec le disparu.
À partir de la deuxième partie du XXe siècle, la discrétion
caractérise les funérailles, si bien que peu d’éléments les signa-
lent à la communauté sociale. Le rejet du deuil est une caracté-
ristique de notre société contemporaine : « Après les funérailles
et l’enterrement, la douleur du regret peut subsister au cœur
secret du survivant. La règle est aujourd’hui, dans presque tout
l’Occident, qu’il ne doit jamais la manifester en public. » Un
comportement discret, une adaptation immédiate à la poursuite
d’une vie normale, sont exigés de la part de l’endeuillé, faute de
quoi celui-ci peut se sentir vite gênant ou exclu. Les codes per-
mettant de manifester des sentiments généralement inexpri-
més ne subsistent guère. Cette attitude est considérée comme
un trait significatif de notre culture. La société refuse de parti-
ciper à l’émotion de l’endeuillé ; cela traduit la tentative de nier
la présence de la mort. Le deuil s’avère par conséquent dénigré :
il s’apparente à une maladie, celui qui le montre dévoile sa fai-
blesse de caractère. Parallèlement à ces comportements où les
sentiments sont refoulés et les rites inexistants, on relève com-
bien cette attitude sociale apparaît préjudiciable à l’individu
endeuillé qui n’a plus les moyens de vivre son deuil.
Pillot rappelle l’analyse de Ariès qui montre comment, dans
notre siècle, l’endeuillé se retrouve démuni dans le vécu de son
deuil, n’ayant ni la possibilité d’extérioriser sa détresse et ses
sentiments comme au Moyen Âge ou au XIXe siècle, ni les rituels
destinés à une expression et une reconnaissance sociale du
deuil, lorsque les émotions doivent être tues.
Le deuil s’est donc manifesté différemment selon les
époques, en fonction de codes sociaux qui, eux-mêmes, ont une
influence sur le vécu psychologique de l’endeuillé.

Le déroulement du deuil normal


sur le plan psychologique
C’est au XXe siècle que le deuil en tant qu’état émotionnel
va devenir un objet d’étude et que l’on va tenter de cerner son
rôle dans la psychologie humaine.
Même si l’on constate quelques différences dans les des-
criptions de l’état de deuil, il existe un relatif consensus quant
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au déroulement du processus de deuil. Bowlby et Parkes (1970)


établissent la première description cohérente des phases de
deuil : obnubilation, nostalgie, désorganisation et désespoir,
réorganisation. Celles-ci ont fait d’ailleurs l’objet de comparai-
sons avec les stades psychologiques observés chez les patients
en fin de vie, décrits par Kübler-Ross (1969) : déni, marchan-
dage, colère, dépression, acceptation.
Le deuil représente un phénomène normal bien qu’il
prenne en son début tous les aspects d’une affection patholo-
gique. Les auteurs s’accordent à reconnaître un début, une
période centrale et un terme dans le déroulement du deuil,
défini en trois grandes étapes.

L’état de choc ou de sidération

L’état de choc représente le tout premier temps ; il est


manifeste lorsque la mort frappe brutalement, de façon inat-
tendue et inhabituelle. Néanmoins, on le repère également dans
les cas de maladie grave évolutive, lors de la prise de conscience
que l’être aimé va mourir. Il s’agit d’un choc qui se répercute sur
l’ensemble de la personne et s’exprime sur tous les plans : la
santé physique, la vie affective, les relations sociales. Il se tra-
duit par un abattement et par des manifestations émotionnelles
aiguës. La sidération mentale se joint à l’arrêt de toutes les
fonctions psychiques. Les cris, les hurlements rendent compte
d’une véritable stupéfaction et d’un refus de la réalité. La sidé-
ration agit à trois niveaux : les affects se révèlent anesthésiés,
les perceptions sont émoussées, l’organisme est paralysé physi-
quement comme intellectuellement (Bacqué et Hanus, 2000).
Très rapidement, s’installent des comportements de
recherche. Les cris, les appels en constituent le premier mode.
Selon Hanus (1976), « ils signeraient une régression vers les
comportements du nourrisson qui appelle désespérément sa
mère jusqu’à l’épuisement ». Ces comportements vont progres-
sivement s’organiser ou s’inhiber. L’envie de chercher cède la
place à l’agitation intérieure et à l’incapacité d’agir efficace-
ment. Celle-ci peut se transformer en une quête d’objets sym-
boliques ou de paroles du défunt. La tendance à interpréter tout
signal ou toute perception comme émanant de la personne décé-
dée conduit à de véritables illusions perceptives. L’obnubilation
est en cause, de même que le désir profond de revoir l’être
perdu.
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Les premiers temps du deuil sont très souvent marqués par


la colère et le ressentiment. L’endeuillé se sent abandonné par
le défunt. L’ambivalence propre à toute relation d’objet s’avère
à l’origine de cette hostilité inconsciente. Les désirs de mort à
l’encontre de l’objet aimé peuvent être verbalisés et donner lieu
à une progressive désidéalisation du défunt. La persistance de
la colère signerait le refus du caractère irréversible de la perte
et l’espoir de tenter encore de le retrouver. La prise de
conscience qui ponctue l’état de choc se produit dans un état de
fatigue intense.
L’angoisse, les recherches, l’expression de la colère repré-
sentent une dépense d’énergie très élevée. La survenue des
pleurs offre alors une voie de décharge somatique adaptée.
Cependant, seul le travail de la pensée lors de la remémoration
rend possible l’abandon de comportements mécaniques au
profit du travail de deuil.

L’expression du chagrin du deuil

La phase considérée comme la plus importante du deuil est


l’état dépressif réactionnel qui se met en place avec le retour du
principe de réalité. Les signes habituels de la dépression se par-
tagent en trois domaines : somatique, intellectuel et affectif
(Bacqué, 1992).
Les altérations somatiques se caractérisent par des
troubles de l’appétit et par une anorexie transitoire qui font
partie de cet état dépressif ; ils rendent compte de la perte du
plaisir et de l’intérêt de manger. De plus, la fatigue intense
conduit à une apathie générale, à un désinvestissement des
occupations antérieures qui semblent désormais dérisoires.
Enfin, les troubles du sommeil sont fréquents, les rêves se révè-
lent souvent perturbants.
Les altérations intellectuelles proviennent d’un affaiblisse-
ment des performances cognitives avec une diminution de l’at-
tention et de la concentration, des pertes de mémoire à court
terme qui accentuent l’isolement de la personne.
Les troubles sur le plan affectif se caractérisent par une
humeur sombre et une sensibilité exacerbée à tout détail évo-
cateur du défunt. Les alternances émotionnelles, de la douleur
du manque à l’exaltation de ses souvenirs, témoignent une cer-
taine inconstance des sentiments de la part de l’endeuillé. La
culpabilité, jamais destructrice comme dans la mélancolie, fait
regretter à l’endeuillé de n’avoir pas pu prévenir l’accident ou
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20 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

éviter l’issue fatale. Elle conduit parfois à la révolte contre la


conjonction d’événements qui ont mené au décès de l’être cher.
L’inhibition s’avère considérable tant l’endeuillé semble être
ailleurs, et souvent avec le défunt.
Cette centration de l’endeuillé dans son isolement rend
compte du travail psychique intense auquel il se livre pour se
détacher de l’objet aimé. Peu à peu, il va devoir reprendre men-
talement tous les actes accomplis en commun, tous les souve-
nirs, pour réduire la quantité d’énergie qui y a été attachée. Le
grand nombre de ces opérations mentales justifie la longueur
du travail de deuil (Bacqué, 1992).
Cette phase dépressive tient par conséquent une place fon-
damentale dans le travail de deuil ; elle s’avère irréductible.
Elle dépend d’une part de la personnalité de l’endeuillé, d’autre
part de la relation établie avec le disparu. Elle est soumise aux
conditions du décès et de son annonce. Le statut du défunt est
prépondérant. Enfin, le soutien que pourra offrir l’entourage
apparaît essentiel.

L’achèvement du travail de deuil

Le deuil se termine lorsque la personne peut évoquer l’être


perdu sans s’effondrer, regarder des photos ou écouter de la
musique autrefois partagée avec le défunt. Alors que la période
dépressive s’estompe, l’univers de l’endeuillé est ouvert à un
réaménagement, les souvenirs sont classés, les objets peuvent
être donnés, l’espace peut être utilisé par les vivants. Ces chan-
gements provoquent parfois un sentiment de joie et de liberté,
vécu au début avec une certaine culpabilité, puis progressive-
ment accepté.
L’acceptation de la mort de l’autre se manifeste par une
récupération des facultés entravées par la dépression. Le signe
de l’accomplissement du travail de deuil est la reconnaissance
de la possibilité de profiter de la vie (Bacqué et Hanus, 2000). Il
y a de nouveau investissement de la libido dans un objet – une
personne ou une activité – qui rend compte de cette capacité à
créer des liens.
L’ambivalence à l’égard de l’objet perdu doit également être
reconnue, sinon son intériorisation psychique sera impossible.
La reconnaissance des qualités et des défauts de l’autre appa-
raît malaisée au début ; après une période d’idéalisation, les
souvenirs négatifs seront identifiés de même que l’agressivité
provoquée chez la personne.
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 21

Néanmoins, la fin du deuil normal n’aboutit nullement à


l’oubli. Il persistera toujours une trace des bouleversements
vécus lors du deuil. Cette cicatrice sera particulièrement sen-
sible aux périodes anniversaires de la mort qui révèlent parfois
une résurgence de certaines manifestations décrites plus haut.
Dans tous les cas, un deuil conduit jusqu’au bout produit une
maturation de la personne ; elle ne sera « plus jamais comme
avant », mais elle peut transformer en enrichissement affectif et
intellectuel les épreuves passées (Bacqué, 1992).
Ainsi, en tant que réaction habituelle à une perte, le deuil
emprunte un cours qui, même si l’on s’efforce de trouver un
modèle généralisé, n’en reste pas moins singulier en fonction de
chaque situation et de chaque sujet, imprimant une évolution et
une allure spécifiques.

Les deuils compliqués et les pathologies du deuil


Supporter l’angoisse de mort provoquée par la perte, tra-
verser les conflits qu’elle réactive, céder parfois aux régressions
pour réduire les tensions sont les uniques moyens de retrouver
ses aptitudes physiques et psychiques. Cependant, cette capa-
cité de réorganisation s’avère moins fréquente qu’on le pense.
Deux types de situations cliniques sont à distinguer : les
deuils « compliqués » et les deuils pathologiques. Bourgeois
(1996) souligne qu’ils sont d’ailleurs souvent confondus ou asso-
ciés dans la littérature. Dans le premier cas, la perte est connue
et la réaction du sujet à cette perte ne se soumet pas au modèle
des étapes et de la symptomatologie du deuil « normal » selon
les formes culturellement reconnues : les manifestations en
sont excessives, atypiques, non résolutives, ou bien le deuil
paraît absent et la personne ne semble pas en souffrir. Des com-
plications entravent le déroulement habituel du travail de deuil
mais ne conduisent pas à une maladie mentale caractérisée. Les
complications du deuil, si elles se prolongent, peuvent cepen-
dant devenir de véritables pathologies du deuil. Ces pathologies
comprennent les deuils psychiatriques (décompensation), mais
aussi certains troubles déclenchés a posteriori, comme l’alcoo-
lisme, ainsi que des pathologies somatiques ou comportemen-
tales (Bacqué et Hanus, 2000).
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22 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

Les deuils compliqués

Les deuils compliqués interrogent la nature et les critères


de la normalité. Jusqu’à quel point un deuil peut-il être consi-
déré comme normal ? À partir de quels éléments juge-t-on qu’un
deuil est en train de se compliquer ? Hanus (1993) souligne
combien la normalité est une question d’équilibre relatif dans
son fonctionnement personnel et dans ses relations avec les
autres et avec la société. L’appréciation d’une éventuelle com-
plication ne peut être que dynamique et fonctionnelle.
Les complications du deuil sont liées au temps et à toute
une série de facteurs tels que l’âge, le sexe, la brutalité de la
perte, etc. Le deuil peut être bloqué à plusieurs niveaux : au
moment de l’annonce du décès, c’est un deuil traumatique ; lors
de la phase dépressive, c’est une dépression réactionnelle
majeure au deuil.
Plusieurs études suggèrent que la prévalence des deuils
compliqués parmi l’ensemble des endeuillés serait de 20 %.
Contrairement au deuil non compliqué, ils n’auraient pas ten-
dance à une résolution spontanée avec le temps et nécessite-
raient une prise en charge spécifique.
On trouve catégorisées, dans la littérature, diverses formes
de deuils compliqués.

Le deuil différé
Le refus de la réalité de la perte persiste dans le temps et
diffère l’installation de la dépression. La personne en deuil
esquive toute question à ce sujet et poursuit une activité
intense ; les actions quotidiennes du défunt sont entretenues,
ses objets préférés sont conservés dans la maison. La méca-
nique du rituel entretient le déni de la mort. Les rituels enva-
hissent progressivement l’endeuillé. La dépression retardée
surgira inévitablement lors d’un événement réactivant le trau-
matisme de la perte ou à la suite d’une élaboration personnelle
dégageant l’accès du travail de deuil et relâchant les tensions.

Le deuil inhibé
Dans ce cas, l’endeuillé ne réfute pas la réalité de la perte,
mais il refuse les affects qui y sont associés. Les perturbations
émotionnelles sont au second plan, dissimulées derrière une
symptomatologie somatique. Le deuil inhibé serait un deuil dif-
féré dont les défenses beaucoup moins efficaces se manifeste-
raient dans le corps (Bacqué et Hanus, 2000). Les enfants en
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES

deuil présentent ces attitudes oscillant entre agitation, impul-


sivité et inhibition ou indifférence. L’absence de chagrin ne pou-
vant persister très longtemps, une dépression inexpliquée doit
signifier un deuil inhibé.

Le deuil chronique
La tristesse et les symptômes dépressifs ne s’amenuisent
pas. Les idées du registre de la dépression sont courantes : la
culpabilité, les reproches envers soi-même, le chagrin impor-
tant, le retrait, la détresse, l’omniprésence du défunt dans les
pensées du sujet. Il peut s’agir d’un deuil ne s’inscrivant pas sur
la certitude de la mort (défunt présumé, disparu, absence de
cadavre visible) ; le deuil ne peut alors pas s’élaborer faute de
réalité suffisante de la mort. Selon Bacqué et Hanus (2000), une
forte ambivalence est souvent à l’origine de ces deuils chro-
niques.

La dépression majeure réactionnelle au deuil


Une autre possibilité de deuil prolongé correspond à la per-
sistance d’affects dépressifs extrêmes au-delà du premier temps
de douleur intense liée à la perte. Elle est signalée dans le DSM-
III R (1987) et reprise par le DSM-IV (1994) 1 : il s’agit du « deuil
compliqué par la dépression ». Selon l’actuelle classification
internationale des maladies de l’OMS (CIM-10, version française
1993), ce type de deuil est classé comme « réaction dépressive
prolongée ». Un traitement se révèle alors indispensable lorsque
deux mois après la perte, le sujet est encore plongé dans une
dépression majeure avec baisse de l’estime de soi et idées suici-
daires. Il est précisé dans le DSM-IV que les antidépresseurs
agissent sur les symptômes dépressifs mais nullement sur ceux
du deuil.
Bacqué et Hanus (2000) relèvent plusieurs facteurs de com-
plications du deuil.
La nature du deuil est fonction des relations unissant le
défunt et l’endeuillé. Si ces liens étaient précaires, basés sur la
dépendance, conflictuels, ambivalents, le deuil sera d’autant
plus complexe. Les souhaits inconscients de mort, qu’il s’agisse
d’un conjoint, d’un enfant ou d’un parent, sont toujours réacti-
vés par le décès. Ils se transformeront en culpabilité qui peut
geler le travail de deuil et conduire à de graves complications.
Dans la plupart des cas, l’agressivité est projetée vers l’exté-

1. Diagnosis and Statistical Manual of Mental Disease.


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24 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

rieur, récriminations et critiques s’adressent à l’entourage du


défunt. Parfois, l’agressivité se dirige vers l’endeuillé, il s’agit
d’une complication de la phase dépressive du deuil. Cette der-
nière peut perdurer et se traduire par des actes : isolement,
pertes des repères sociaux, marginalisation.
Par ailleurs, plus le deuil est inattendu, plus le risque de
complication est grand. La mort subite est un événement désta-
bilisant qui perturbe le cours normal de la vie. La sidération est
beaucoup plus importante et offre moins de chance de réadap-
tation. La perte brutale par suicide plonge dans la détresse et
la culpabilité. Être témoin de la mort, si l’on n’y est pas préparé,
est aussi terrible. La situation et l’absence de secours s’avèrent
très traumatisantes ; la culpabilité d’être toujours en vie et de
ne pas avoir empêché la mort de l’autre est très forte.
La manière dont le décès est annoncé peut également
constituer un traumatisme ; la nouvelle est plus difficile à
croire lorsqu’elle est annoncée par des étrangers.
Les jeunes adultes endeuillés souffrent davantage de cul-
pabilité et manifestent plus d’angoisse et de symptômes soma-
tiques que les personnes âgées. Le déni initial est plus fréquent
chez celles-ci alors que l’inhibition et la fatigue favorisent le
retrait social et l’abandon des activités.
Les deuils répétés fragilisent la capacité de l’individu à
supporter les coups portés par la vie. Les deuils antérieurs mal
résolus sont réactivés pendant le deuil actuel. Le cumul des
pertes influence la confiance en soi.
Les endeuillés en mauvaise santé sont soumis à des risques
de complications somatiques, le deuil favorisant le laisser-aller
à des comportements délétères. Le chômage est également un
facteur de complication car il se cumule aux autres pertes.
Enfin, l’entourage peut compliquer le travail de deuil en refu-
sant l’expression émotionnelle et en maintenant l’endeuillé
dans la culpabilité. Si l’entourage refuse de dire la vérité à un
enfant, s’il ne lui propose pas de revoir le défunt ou s’il l’aban-
donne à ses propres explications, cela augmente le risque de
complications, qui seront d’autant plus néfastes qu’elles se tra-
duiront par le silence.

Les pathologies du deuil

Selon Bacqué et Hanus (2000), l’appellation « pathologies


du deuil » est réservée à de véritables maladies survenant au
cours du deuil chez les personnes qui en semblaient exemptes
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 25

jusqu’alors. Il s’agirait non pas de la décompensation d’une


affection préexistante mais du déclenchement d’une maladie
mentale caractérisée ou d’une maladie somatique après un
deuil, de même que des comportements nocifs représentent une
pathologie du deuil. Le risque serait de penser que le deuil est
la cause de la maladie alors qu’il n’en est que le facteur déclen-
chant.
Sur le plan de la santé physique, le deuil est un facteur
significatif d’augmentation de la mortalité dans la population
générale. Des travaux cités par Hanus (1993) ont fourni cer-
taines indications :
– la mortalité apparaît nettement plus importante chez les
hommes que chez les femmes ;
– elle s’exprime surtout au cours des deux premières années,
mais peut continuer à manifester ses effets bien plus tard ;
– cette mortalité est plus importante chez les personnes sépa-
rées ou divorcées, ce qui amène à faire l’hypothèse que la mor-
talité du deuil doit se trouver dans les perturbations de la
relation préexistante.
La morbidité du deuil est reconnue dans le champ de la
pathologie cardio-vasculaire (Hanus, 1997). Le rôle étiologique
du deuil est possible dans d’autres pathologies, il a été souvent
affirmé mais se révèle difficile à démontrer. C’est le cas pour les
affections où semble exister une composante psychosomatique
ainsi que dans la survenue de cancers. Le deuil ne constitue que
le facteur déclenchant d’une pathologie sous-jacente jusqu’alors
méconnue.
Sur le plan psychologique, les manifestations morbides du
deuil dérivent directement de la personnalité de l’endeuillé qui,
jusque-là, était relativement compensé. Il s’agit d’affections
assez rares. Hanus (1997) distingue diverses formes. Les deuils
pathologiques les plus fréquents sont les deuils névrotiques,
hystériques et obsessionnels. Dans les deux derniers cas, il
existe une période de latence de durée variable avant l’installa-
tion d’un état dépressif sévère et durable. Les manifestations
névrotiques s’installent plus tard alors que le syndrome dépres-
sif s’améliore. L’affection s’installe dans la chronicité.
Dans le cas d’un deuil hystérique, « la personne refuse de
quitter son défunt et s’installe à son insu dans un état de
dépression grave qui s’accompagne de comportements autodes-
tructeurs francs ou larvés. ». L’identification ambivalente à la
personne décédée joue un rôle prévalent et en définitive des-
tructeur.
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26 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

Les deuils obsessionnels sont souvent graves. L’endeuillé


obsessionnel se maintient entre la vie et la mort dans une vie
de plus en plus rétrécie et contrôlée tandis qu’il ne cesse de souf-
frir à l’intérieur de lui-même.
Il est plutôt rare qu’une psychose maniaco-dépressive soit
révélée au cours d’un deuil, dans la mesure où l’incidence de
cette pathologie s’avère limitée dans la population générale et
que ceux qui en sont atteints ne font pas tous un deuil patholo-
gique. Le deuil mélancolique est une forme délirante de dépres-
sion du deuil. La culpabilité et l’autodépréciation sont
exacerbées. L’endeuillé se couvre de reproches et d’injures, il en
appelle au châtiment suprême. Le deuil maniaque est moins
exceptionnel qu’on a tendance à le croire (Hanus, 1993 ;
Bourgeois, 1996) ; l’humeur exaltée, expansive, se retourne
rapidement en humeur triste et en retrait mélancolique. Le
déni est total avec assez rarement des idées de toute-puissance
ou de mysticisme. Quant aux deuils délirants ils sont plutôt
rares et prennent la forme de délires paranoïaques.
Si le processus de deuil peut ainsi connaître différents ava-
tars chez l’adulte, il révèle une certaine spécificité chez l’enfant.

Le deuil chez l’enfant


Le deuil s’avère plus ardu pour l’enfant dans la mesure où
toute son énergie est d’abord consacrée à son développement.
Ainsi, une partie du travail de deuil sera toujours différée et
reprise à la fin de l’adolescence. De plus, il ne peut engager un
véritable travail de deuil que lorsqu’il commence à comprendre
que la mort est une séparation définitive.
Les idées des enfants à propos de la mort diffèrent de celles
des adultes, elles se construisent en fonction de leur degré de
maturation, au contact de ce qu’ils entendent de la mort dans
leur entourage, en famille, à l’école, à la télévision, et de ce
qu’ils en expérimentent. Pour l’enfant, la mort ne s’avère ni
naturelle ni irréversible, elle est d’autre part contagieuse. Ces
conceptions peuvent avoir une incidence particulière sur le tra-
vail de deuil. Progressivement, et selon un ordre déterminé, les
enfants acquièrent une notion plus réelle de la mort.
L’irréversibilité de la mort commence à être comprise vers l’âge
de quatre ans, mais pouvoir l’accepter nécessitera encore du
temps.
Au cours du deuil, la dépression de l’enfant se manifeste de
façon spécifique : elle est surtout comportementale et peut avoir
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 27

des retentissements somatiques. Les enfants, tout en sachant


que leur proche est mort, continuent de vivre avec l’espoir de
son retour et maintiennent un contact avec lui. Ce « parent ima-
ginaire » ne semble pas une complication, comme ce serait le cas
chez un adulte, mais apparaît nécessaire pour son développe-
ment ; il ne sera délaissé qu’à la fin de l’adolescence. Il n’est pas
rare que les enfants en deuil mettent en scène la mort dans
leurs jeux. Il est important qu’un enfant en deuil puisse expri-
mer ses émotions, ses sentiments et cela est possible dans la
mesure où on l’y autorise.
Les enfants traversent aussi les étapes du deuil, mais à
leur façon. Ils doivent reconnaître la réalité de la perte mais
leur sens de la réalité n’est pas celui d’un adulte. En effet, l’en-
fant ignore les contradictions : on peut être vivant et mort en
même temps. Ainsi, il peut savoir que son proche est mort et
continuer à lui parler. Durant l’enfance, le développement psy-
chique reposant en grande partie sur les identifications, la mort
d’un parent peut laisser l’enfant pendant un temps dans un
vide, en attendant qu’il puisse réinvestir ultérieurement une
autre figure d’identification (Hanus, 1997). Le sentiment de cul-
pabilité des enfants est considérable du fait que leur ambiva-
lence est plus importante. Les enfants se sentent toujours
coupables de la mort d’un de leurs proches. Il est donc impor-
tant de prendre en considération le deuil d’un enfant afin de
limiter de préjudiciables répercussions ultérieures.
Un rapide retour sur les principaux modèles conceptuels
relatifs au deuil semble nécessaire pour en éclairer les manifes-
tations.

Bases conceptuelles
et modèles théoriques du deuil
Deux écoles de pensée ont inspiré les travaux sur le deuil.
D’une part, la psychiatrie descriptive, qui retrouve dans les
phénomènes de deuil les symptômes et les syndromes tradi-
tionnels de sa clinique. Elle utilise aujourd’hui les classifica-
tions admises pour la recherche (DSM-III et IV de l’APA et CIM de
l’OMS) et leurs critères diagnostiques opérationnalisés ainsi que
les échelles d’évaluation de la psychopathologie quantitative.
D’autre part, la psychopathologie psychanalytique, qui se réfère
aux modèles et aux interprétations de Freud et de ses disciples,
à la recherche des mécanismes psychodynamiques, du sens et
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28 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

de la fonction des symptômes. Elle a largement alimenté les


réflexions et les écrits sur le deuil.
Diverses théories sous-tendent les recherches sur le deuil.
J’évoquerai ici les principales.

Le travail de deuil selon le modèle psychanalytique

Freud définit le deuil comme « la réaction à la perte d’une


personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme
la patrie, la liberté, un idéal, etc. » (Freud, 1986, p. 146).
Cependant, s’il reprend la symptomatologie psychique classique
de la mélancolie (humeur profondément triste, désinvestisse-
ment du monde extérieur, inhibition, autodépréciation et idées
délirantes de ruine), il la rapproche de celle du deuil grave sauf
pour une dimension : celle du trouble du sentiment de soi. Cette
idée se trouve résumée dans la formule suivante : « Dans le
deuil, le monde est devenu pauvre et vide ; dans la mélancolie
c’est le moi lui-même » (p. 150). Freud pose les bases du modèle
psychanalytique du deuil ; il décrit dans son célèbre article
« Deuil et mélancolie » les différences entre le travail qu’opère
l’endeuillé à propos de l’objet perdu (bien réel) et l’ignorance
qu’a le mélancolique à l’égard de sa perte inconsciente (perte du
moi). La comparaison avec la mélancolie conduit à deux conclu-
sions : d’une part, le deuil de l’objet perdu passe par un travail
conscient et inconscient de détachement, celui-ci s’avère par
essence douloureux et les manifestations dépressives sont liées
à la reconnaissance de la réalité ; d’autre part, la dépression du
deuil est normale. Bien qu’elle puisse être comparée à la dépres-
sion pathologique du mélancolique, elle s’en distingue par le
fait, essentiel, que l’objet perdu est bien réel, que celui-ci ne
s’avère pas totalement identifié au sujet et que l’ambivalence,
plus ou moins prononcée dans tout choix d’objet, ne conduit
jamais à la haine de soi (Bacqué et Hanus, 2000).
L’essentiel du travail de deuil est représenté par le déta-
chement douloureux des liens avec le défunt. Le texte « Deuil et
mélancolie » est toujours pris comme référence ; Freud y intro-
duit pour la première fois la notion de travail de deuil, s’inspi-
rant d’un article de son élève K. Abraham.
Le deuil est considéré comme un phénomène normal.
Cependant, comme tout ce qui est consécutif à un traumatisme,
une élaboration psychique se révèle indispensable pour per-
mettre une liaison entre les divers événements qui ont sub-
mergé le moi du sujet. Ce dernier entre alors dans une période
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 29

de dépression et de focalisation sur l’objet d’amour perdu jus-


qu’à ce que – comme le soulignent Laplanche et Pontalis – « le
moi, pour ainsi dire obligé de se décider s’il veut partager le
destin de l’objet perdu, considérant l’ensemble des satisfactions
narcissiques qu’il y a à rester en vie, se détermine à rompre son
lien avec l’objet anéanti » (Bacqué, 1992). Pour Freud, le moi
sert de médiateur entre les pulsions internes du sujet et la réa-
lité du mode extérieur ; il est le siège des mécanismes de
défenses inconscients élaborés pour se protéger contre l’an-
goisse. Ainsi, c’est à son niveau que s’opère le travail de deuil.
Freud établit une gradation entre deuil normal, deuil
pathologique et mélancolie. L’état de deuil constitue une sorte
de dépression normale. Le deuil normal est donc lié à des causes
discernables, il présente des signes caractéristiques et trouve sa
résolution d’une façon à peu près constante, après un délai rela-
tivement régulier. Le deuil sera considéré comme achevé
lorsque la personne reprendra une relation affective ou bien un
investissement équivalent en termes d’énergie libidinale.
Dans un deuil pathologique, l’ambivalence du sujet à
l’égard de l’objet perdu le fait se sentir coupable de sa dispari-
tion et modifie le deuil en le différant ou en rallongeant sa
durée. Dans la mélancolie, le moi s’identifie à l’objet perdu et
déclenche une recherche de sanction qui peut conduire au sui-
cide.
Les travaux de Freud ont provoqué un grand intérêt chez
les psychanalystes. Un article de Deutsch sur l’absence de deuil
a aussi été très influent : cet auteur souligne que l’absence d’af-
fliction est anormale à la suite d’une perte grave et risque par
conséquent d’entraîner des troubles psychiques. Le passage
nécessaire par la souffrance liée à la reconnaissance de la réa-
lité de la perte est confirmé, il s’agit d’une phase indispensable
pour intégrer la permanence de l’absence.
Daniel Lagache montre que les rites de deuil permettent
une séparation entre les vivants et les morts, limitant la culpa-
bilité et la durée du deuil. Melanie Klein développe un modèle
fondamental avec l’idée que tout deuil est la reviviscence d’un
deuil originel, celui de la séparation d’avec la mère. Cette sépa-
ration correspond à la reconnaissance du fait que la mère est
« un individu qui mène une vie propre et a des rapports avec
d’autres personnes » (cité par Bacqué et Hanus, 2000, p. 24).
Elle est contemporaine de la reconnaissance de la mère comme
objet total, c’est-à-dire capable de donner le bon comme le moins
bon ; la possibilité de voir s’éloigner sa mère sans se sentir
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30 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

abandonné va permettre à l’enfant d’explorer son univers exté-


rieur mais surtout psychique. La tristesse suit la désillusion
ressentie à l’égard de cette mère non entièrement dévolue à son
enfant, mais elle traduit aussi l’agressivité de l’enfant face à
celle qui le laisse pour le retrouver. Cette phase nommée « posi-
tion dépressive » est essentielle ; elle permet la maturation de
l’enfant et constitue le prototype de ses réactions ultérieures à
la perte.
Selon Lindemann, le sujet doit se détacher de tous les évé-
nements réels et fantasmatiques partagés avec le défunt.
Toutes les situations doivent être « démontées en pensées et en
souffrance » (thought through and pained through). Seul l’en-
deuillé peut se désinvestir (to decathect) : la souffrance est la
garantie de ce détachement (Bacqué et Hanus, 2000).

La théorie de l’attachement

Elle est un dérivé de la théorie psychanalytique. Bowlby a


fait de l’attachement un instinct humain fondamental, une pul-
sion autonome à construire des liens puissants et durables.
Cette conception s’avère plutôt « biologique », elle s’apparente
aux phénomènes d’empreinte décrits par les éthologues, elle est
applicable aux animaux comme aux jeunes enfants. Les effets
de la séparation brutale mère-enfant ont été observés chez les
jeunes primates comme chez les bébés humains. Bowlby a mis
en évidence trois étapes dans les réactions de l’enfant séparé de
sa mère : la protestation et la rage ; la recherche intense et le
désespoir ; le renoncement (Bourgeois, 1996). Ce modèle dans
lequel l’anxiété de séparation domine et précède l’état dépressif
inspire considérablement de nos jours l’interprétation du deuil.
La réponse naturelle à la perte est une anxiété de séparation
présumant un comportement prévisible, destiné à entretenir ou
à revitaliser la relation avec l’objet perdu. Les comportements
de protestation puis de recherche prolongée sont retrouvés ;
l’espoir d’une restauration du lien s’amenuisant, ce comporte-
ment de recherche cède la place au désespoir et au détache-
ment. La reconnaissance douloureuse de l’irréversibilité de la
perte conduit alors à un comportement de réorganisation. Ainsi,
le comportement de deuil est conçu comme une série de
« conduites d’attachement » : pleurs, agitation, recherche de
l’objet perdu, attaques agressives de tout ce qui fait obstacle à
cette recherche, maintien de la mémoire complète pour garder
en soi la personne vivante.
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 31

Le travail de deuil permet au survivant de repréciser sa


relation au mort et, par ailleurs, de créer des liens nouveaux et
durables, tout en conservant d’une certaine façon des liens avec
le défunt. La réalité exige de l’endeuillé d’accepter la perte pour
une adaptation valable et pour poursuivre sa vie dans le monde
réel dans lequel manque concrètement une personne essen-
tielle. Les besoins psychologiques imposent une demande oppo-
sée de maintenir la relation perdue qui, bien qu’illusoire, reste
très forte dans la réalité psychique du survivant. Il s’agit de
retrouver un équilibre entre les valences de la séparation et de
l’attachement, ce qui explique la fréquente et intense anxiété.
La persistance d’une certaine forme de relation fournit en géné-
ral un réconfort psychologique (Bourgeois, 1996).

Événements de vie et réactions d’ajustement


(défenses et coping)

Depuis Holmes et Rahe, les travaux sur les événements de


vie, leur repérage, leur mesure et leur impact, ont largement
inspiré les recherches. L’essentiel repose sur les « unités de
changement de vie » (life change units). La recherche d’un com-
promis et d’un juste milieu entre l’évaluation objective exté-
rieure des événements de vie et leur appréciation subjective
individuelle a été entreprise. Divers instruments ont été
conçus, comme par exemple l’échelle d’événements de vie
(Brown et Harris, 1983). Le deuil en tant qu’événement stres-
sant figure dans les DSM-III et IV au niveau le plus élevé de gra-
vité (Bourgeois, 1996).

Le « modèle de transition psychosociale »

Parkes a proposé ce modèle qui met l’accent sur les repré-


sentations internes du monde auxquelles les individus font
appel pour percevoir la réalité et projeter leur comportement.
Dans cette perspective, la perte est définie comme ce qui
manque dans l’univers du sujet. Le deuil ne peut pas être
appréhendé comme un phénomène unitaire, car l’expérience
interne et externe de la perte, son intensité et son impact
varient selon les personnes. Le monde, externe et interne,
s’avère par conséquent modifié par la disparition d’un être
« signifiant ». Une nouvelle représentation stable du monde et
une adaptation à ce nouveau modèle interne sont alors deman-
dées. La période d’adaptation correspond souvent à un retrait
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32 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

nécessaire pour la réorganisation du modèle intrapsychique. Le


deuil, en tant que passage, nécessite souvent des rites de pas-
sages socialisés avec accès à une nouvelle identité (par exemple
devenir veuf ou veuve, orphelin…). Des résistances au change-
ment ne sont pas rares ; durant cette phase de transition, la
personne a des besoins : support émotionnel, protection pen-
dant la phase de vulnérabilité et assistance pour l’expérimen-
tation de nouveaux modèles (Bourgeois, 1996).
Ces différents modèles théoriques ont donné lieu à des
techniques et des pratiques d’accompagnement du deuil.

L’accompagnement des personnes en deuil


De nos jours, l’Occident a tendance à rejeter le deuil social
alors qu’il avait connu dans le passé des règles précises. Il s’agit
donc de ne plus exprimer son chagrin, de ne plus l’imposer aux
autres et d’éviter les signes extérieurs qui désignent la per-
sonne en deuil. Selon Thomas (1993), « cette agonie de deuil
offre des aspects préjudiciables sur la bonne marche du travail
de deuil qui a perdu ses points de repères et l’assistance de la
communauté ». Or, même si le travail de deuil reste avant tout
un processus personnel, il ne peut s’accomplir qu’en lien avec
l’environnement.
Cependant, toujours selon Thomas, à ce rejet des rites funé-
raires et des règles du deuil social viennent se substituer des
formes de soutien aux personnes en deuil. Le monde anglo-saxon
a toujours prôné le volontariat. Aux États-Unis et au Royaume-
Uni, des groupes de personnes en deuil ont été mis en place dès
la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, dès 1945, avec
la Fédération des associations des veuves civiles chefs de famille,
les services sociaux vont se centrer sur les difficultés écono-
miques des veuves et des orphelins. Le soutien psychologique
apporté autrefois par les œuvres catholiques cède la place au sou-
tien social ; ce clivage persiste encore en France.
Depuis les années 1970 dans les pays anglo-saxons et
depuis une quinzaine d’années en France, un mouvement se
développe, inspiré en partie de la médicalisation de la mort,
visant à assurer l’aide aux endeuillés afin qu’ils puissent réali-
ser leur travail de deuil. Le Bereavment Service du Saint
Christopher’s Hospice de Londres, composé d’un psychiatre
consultant, de travailleurs sociaux et de bénévoles formés,
prend en charge la personne en fin de vie ainsi que son entou-
rage, avant et après la mort de celle-ci. Cette façon de procéder
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 33

se généralise dans la plupart des unités de soins palliatifs au


Royaume-Uni, au Canada et en France.
Des associations prennent également en considération les
personnes en deuil. En Grande-Bretagne, l’association CRUSE
possède un journal ; elle organise périodiquement des ren-
contres avec ou sans la présence d’un psychothérapeute, des
visites, des sorties et des séances de discussion.
Les Anglo-Saxons sont passés à une phase d’évaluation ;
mise en place dans tout le Commonwealth, depuis les États-
Unis et le Canada, puis du Québec à la France, l’idée d’aider
efficacement des endeuillés se révèle désormais bien établie.
Plusieurs études montrent que les endeuillés suivis en groupe
vont mieux que ceux livrés à eux-mêmes. L’amélioration porte
aussi sur la consommation de psychotropes (anxiolytiques et
antidépresseurs), les comportements addictifs et la dépression
(Bacqué et Hanus, 2000).

Les lieux d’aide aux personnes en deuil en France

En France, il existe différents lieux et institutions qui pro-


posent un accompagnement des personnes en deuil. Ils connais-
sent un essor significatif depuis ces cinq dernières années,
notamment en lien avec le développement des soins palliatifs et
la création d’unités de soins palliatifs (USP) et d’équipe mobiles
de soins palliatifs (EMSP).
La présentation qui suit ne prétend nullement être exhaus-
tive ; elle concerne surtout ce qui se fait dans la région parisienne.

Les USP et les EMSP

Elles accueillent en priorité les personnes qui ont perdu un


proche, ayant bénéficié à la fin de sa vie des soins de l’équipe
d’une USP ou d’une EMSP. Cependant, un certain nombre de ces
lieux offrent leurs services également aux endeuillés dont le
défunt n’a pas été suivi par ces équipes. Dans la plupart des cas,
le soutien de la personne en deuil est assuré par un psycho-
logue. Mais on trouve aussi, rattachées à des USP, des équipes
de bénévoles. Ces institutions proposent souvent des entretiens
individuels et des groupes d’entraide. Il s’agit de groupes soit
« fermés 2 », circonscrits dans le temps, soit « ouverts », offrant

2. Les définitions des groupes « ouverts » et « fermés » sont données


dans le chapitre suivant sur les groupes d’entraide ou de parole.
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34 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

à l’endeuillé un rendez-vous régulier auquel il se rendra s’il en


ressent le besoin.

Les associations
Les associations d’endeuillés sont des lieux où ceux qui ont
été touchés par un drame similaire se rencontrent et proposent
leur temps et leur énergie pour aider ceux qui pourraient se
trouver ultérieurement dans les mêmes conditions. Leur rôle
est d’offrir, dans un premier temps, une écoute empathique à
l’égard de nouveaux endeuillés. Cependant, selon Broca (1997),
« les personnes, dans la plupart des cas non formées ou non pro-
fessionnelles de l’écoute, peuvent être mises en difficulté tran-
sitoire car elles ne peuvent pas toujours juguler les réactions
des endeuillés parfois très envahissantes ». La souffrance expri-
mée par les nouveaux venus peut réactiver leur propre deuil et
ainsi les déstabiliser.
Néanmoins, leur action est considérable car elle donne la
possibilité à chaque endeuillé de pouvoir se comparer à des
familles qui ont souffert dans des conditions analogues. Ce sou-
tien moral constitue une aide que les professionnels ne peuvent
pas fournir.
De nombreux endeuillés ne souhaitent pas rencontrer ces
personnes car l’évocation de souvenirs se révèle souvent dou-
loureuse. Le fait de rencontrer d’autres personnes endeuillées
peut inquiéter et inciter à s’en éloigner.
Il existe par ailleurs des associations composées de profes-
sionnels (psychologues, animateurs, assistantes sociales) et de
bénévoles d’accompagnement qui proposent des entretiens indi-
viduels et des groupes d’entraide ou de parole. Les groupes
fermés sont souvent constitués en fonction de caractéristiques
communes aux endeuillés (des parents qui ont perdu un enfant
du même âge, des adolescents ou des enfants en deuil, des
conjoints). Selon les associations (en fonction de leur modèle
théorique et de leurs moyens financiers), les groupes se dérou-
lent soit sur une année, à raison d’une rencontre mensuelle, soit
sur quelques mois.
Un accompagnement est en outre proposé par des béné-
voles, formés au soutien et bénéficiant de supervision. Ils
offrent une écoute, en direct ou au téléphone. Plus récemment,
une équipe de bénévoles se déplaçant au domicile de la per-
sonne en deuil a été mise en place par le Centre François-Xavier
Bagnoud et la Maison Médicale Jeanne Garnier.
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 35

La formation des praticiens

L’accompagnement d’une personne en deuil exige un savoir


concernant le processus de deuil et l’écoute. Il impose égale-
ment une prise de conscience de son propre cheminement par
rapport au deuil et un savoir-faire face à la réalité de la perte.
Outre les diverses théories sur le deuil abordées plus haut,
Poletti (1999) souligne combien certains concepts d’analyse
transactionnelle, de Gelstalt, d’utilisation et de création de rite
s’avèrent utiles. Toujours selon cet auteur, l’approche de Rogers
permet de conceptualiser ce savoir.
Cependant, que l’on soit bénévole ou professionnel, les
interrogations surgissent au cours des expériences, toujours
singulières, d’accompagnement. Dans la mesure où le parcours
de chaque individu est unique, il existe non pas des recettes,
mais seulement des principes de base à moduler en fonction des
situations. Ainsi, une formation aussi complète soit-elle, n’ap-
paraît jamais suffisante.
Un soutien à long terme semble nécessaire pour permettre
au praticien de réaliser son activité d’accompagnement. Les
rencontres structurées et animées par un professionnel compé-
tent représentent un temps d’élaboration et de conceptualisa-
tion indispensable pour les accompagnants. Ces espaces de
parole peuvent éviter un risque d’épuisement ou encore des
interventions non aidantes. Là encore, divers modèles sont uti-
lisés : groupe Balint, supervision animée par un psychanalyste,
groupe d’analyse de pratiques. Poletti rappelle que la formation
et le soutien des accompagnants est une « démarche » ; en cela,
il est important d’évaluer les besoins, d’entendre les désirs et de
trouver de nouveaux moyens pour y répondre.

Les formes d’aide

Groupe d’entraide et groupe de parole


Progressivement, toute une série de groupes se constitue.
Ces groupes d’entraide sont proposés aux personnes en deuil, y
compris plusieurs années après la perte. De nombreux groupes
existent et sont de natures différentes : groupes de conjoints
endeuillés (les premiers et les plus nombreux) ; groupes de
parents qui ont perdu un enfant (groupe périnatal et groupe
d’enfants plus âgés).
L’association des grands-parents européens propose des
groupes autour des deuils de cette génération. Il existe des
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36 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

groupes d’enfants endeuillés qui s’adaptent aux différentes


classes d’âge et sont regroupés autour d’activités distinctes.
Les groupes d’entraide ont été créés dans les pays anglo-
saxons et au Canada. Il s’agit de groupes de personnes traversant
des difficultés ou des pertes semblables (mort d’un proche, mala-
die, divorce…) qui désirent en parler et croient en l’aide mutuelle
qu’elles peuvent s’apporter dans la reconstruction de leur vie. La
demande de participation à un groupe d’entraide repose le plus
souvent sur le sentiment exprimé par les personnes concernées
que seuls ceux qui ont vécu une expérience similaire peuvent
comprendre (Ernoult-Delcourt et Davous, 2001).
Dans le groupe « ouvert », des dates régulières fixées par
les organisateurs permettent aux participants de choisir ou non
de se joindre aux rencontres proposées. La présence régulière
n’est pas exigée et le nombre de participants varie en fonction
des rencontres. En général, la participation n’est pas soumise à
un terme ; néanmoins, certains groupes décident avec les parti-
cipants d’une échéance avant de les introduire au sein du
groupe.
Le groupe « fermé » propose à ses participants un nombre
de rencontres défini à l’avance et planifié. L’engagement d’as-
sister à toutes les rencontres est un préalable à l’intégration
dans le groupe. Le nombre de participants, entre cinq et dix per-
sonnes sans compter les animateurs, est également déterminé
au début du groupe et reste inchangé jusqu’à la fin.
Les réunions sont animées soit par un psychologue (comme
c’est souvent le cas dans les USP et les EMSP), soit coanimées par
deux personnes ; dans ce cas, il n’y a pas nécessairement la pré-
sence d’un psychothérapeute, mais les personnes doivent être
rompues aux techniques d’animation de groupe. Des thèmes
précis peuvent être abordés à chaque réunion à partir des expé-
riences personnelles. Il s’agit d’un lieu où l’on peut risquer une
parole authentique sans être jugé ni considéré comme malade
car aucune interprétation ni aucune analyse ne sont données. Il
permet de réduire l’éventuelle marginalisation que subit de fait
l’endeuillé et aide ainsi à la resocialisation, premier pas vers le
travail de deuil. Dans ces groupes, la convivialité de l’accueil, de
la réunion, de la salle est essentielle.
Les méthodes employées pour animer un groupe d’en-
deuillés sont nombreuses. Les plus courantes s’inspirent direc-
tement de la psychanalyse (psychodynamique de groupe), les
autres des thérapies familiales. Les « conseillers en deuil » se
tournent plus vers des méthodes gelstaltistes (accepter la nou-
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LE DEUIL : ASPECTS CLINIQUES, THÉORIQUES, THÉRAPEUTIQUES 37

velle « forme » du champ affectif et social sans le partenaire) et


parfois même comportementaliste (traiter le symptôme plus
que la personne). Ces méthodes portent toutes leurs fruits, mais
elles nécessitent un animateur aguerri. En effet, les patients de
ces groupes de partage ou groupes thérapeutiques s’avèrent
extrêmement fragilisés par leur perte. Les risques de suicide ne
sont pas négligeables, de même que les passages à l’acte ou les
comportements nocifs.
La supervision des animateurs par un psychologue et/ou un
psychanalyste est indispensable afin d’analyser les malaises,
les interprétations, les différents mécanismes de défense en jeu
dans ces rencontres.
Une question demeure entière pour tous ces groupes : faut-
il constituer des groupes d’endeuillés en fonction de la cause du
décès ? Les réponses sont très diverses. Associer des personnes
dont les causes de deuil sont trop différentes gêne souvent pour
bien aider les uns et les autres. Il faut en effet un minimum de
langage commun sans pour autant dire exactement les mêmes
mots.

L’accompagnement individuel
Ces institutions proposent des groupes mais aussi des
entretiens individuels réalisés par des professionnels (psycho-
logues, assistantes sociales) ou par des bénévoles. Ces entre-
tiens sont conduits en face à face ou par téléphone. Il peut s’agir
de rendez-vous ponctuels ou réguliers.
D’autres aides thérapeutiques existent, telles que la relaxa-
tion ou la sophrologie. Dans certaines situations, le recours à
des thérapies médicamenteuses se révèle nécessaire.
Selon Bacqué et Hanus (2000), il est indispensable de
rendre la société plus consciente des difficultés du deuil.
Cependant, le cadre institutionnel ou associatif n’est pas
une réponse exclusive et n’intervient pas seul. Le travail de
deuil s’effectue aussi sans le recours nécessaire à ce cadre et des
familles inventent de façon spontanée des rituels de commémo-
ration. Que la personne en deuil ne demeure pas seule et se
sente accompagnée est essentiel ; qu’elle rencontre autour d’elle
« générosité, lucidité, tendresse ; que soient prévus le cas
échéant des jeux de rites et de symboles. Il n’est de guérison
qu’à ce prix » (Thomas, 1993).
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Agnès Deroual

L’accompagnement
du deuil par les soignants

Que ce soit à l’hôpital ou au domicile, l’intervention de l’in-


firmière et de l’aide-soignante s’arrête généralement au
moment de la mort du malade. Il n’existe pas de directive
concernant le suivi des personnes endeuillées par ces profes-
sionnels de santé et la question ne figure pas dans leur forma-
tion. Pourtant, l’engagement dans le soutien de deuil est en
cohérence avec les missions de l’infirmière (concept de relation
d’aide) et fait partie intégrante du travail dans le cadre des
soins palliatifs et d’accompagnement (voir en annexe la défini-
tion de la SFAP). Les pratiques semblent issues d’un consensus
implicite et peuvent varier d’un soignant à l’autre.
Pour la plupart des soignants, le geste qui signifie l’adieu
est la toilette mortuaire. Cette toilette ultime représente une
sorte de rituel de séparation et permet au soignant d’accomplir
son rôle jusqu’au bout. En effet, pour les aide-soignantes, les
auxiliaires de vie du domicile et les infirmières concernées, ce
dernier geste de soin est vécu comme une forme d’accomplisse-
ment et une manifestation de respect envers la personne que
l’on a soignée et connue plus ou moins longtemps. Les soignants
ont ainsi le sentiment de s’acquitter correctement de leur devoir
envers le patient défunt.

Agnès Deroual, infirmière.


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40 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

La toilette mortuaire ne revêt pas de caractère obligatoire


et se pratique de façon informelle dans la plupart des lieux de
soins. Elle est également effectuée par les agents funéraires.
Il arrive que les soignants choisissent d’assister aux funé-
railles, ce qui permet aux familles et aux professionnels de se
séparer et de clore ainsi l’accompagnement. Certains soignants
trouvent le rite qui s’inscrit dans les coutumes locales : une
infirmière libérale exerçant en milieu rural a pour habitude,
avec son associée, d’aller visiter la famille après la mort du
patient et d’offrir un bouquet de fleurs à cette occasion. Elle
constate que, dans cette région montagnarde, la mort est ins-
crite dans le courant de la vie et la visite quotidienne au cime-
tière n’a rien de pathologique. La façon d’entourer la famille
endeuillée se vit ainsi de façon simple et naturelle.
Parfois, un lien affectif s’est créé entre un soignant et une
famille ; ce lien perdure après la mort du patient sous forme de
visite, de courrier, voire de cadeaux au moment des fêtes de fin
d’année. Il peut arriver que des relations se prolongent au fil
des années sous une forme amicale.
Certains soignants expriment leur difficulté à s’impliquer
dans le suivi de deuil. En premier lieu, parce que la confronta-
tion régulière avec la maladie grave et la mort constitue un fac-
teur de stress important et entraîne un risque d’épuisement
professionnel. Sans doute aussi parce que les soignants crai-
gnent de ne « pas être à la hauteur » et de commettre des mal-
adresses. Que dire quand les familles parlent de leur détresse
ou quand elles expriment parfois leur reconnaissance ? Dans
une souffrance de ce genre, les soignants se sentent parfois
aussi démunis que la famille. Une infirmière dit, par
exemple : « Nous avons partagé un événement majeur, chacun
de sa place, et cette histoire commune ne nous laisse pas
indemne. » Ils reflètent ainsi ce qui manque dans notre société
au niveau du soutien de deuil, que ce soit dans le milieu fami-
lial ou dans le cadre amical.
En second lieu parce qu’il n’est pas facile de rester dispo-
nible pour le suivi de deuil alors que les soignants s’impliquent,
dans une même période, auprès d’autres patients et d’autres
familles dans les soins quotidiens. Le temps semble ainsi se
télescoper : comment se tenir auprès d’une personne touchée
par un deuil et en proie à des émotions contradictoires et très
fortes (abattement, colère, chagrin…), reliée au défunt par le
souvenir de ce qui a été vécu et, dans le même temps, assurer
auprès d’autres personnes des soins techniques et des soins
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L’ACCOMPAGNEMENT DU DEUIL PAR LES SOIGNANTS 41

relationnels tout en participant, là aussi, à une histoire parti-


culière ? Cela représente un retour en arrière souvent doulou-
reux. En effet, l’accompagnement au cours des soins, du vivant
du malade, n’est pas toujours facile. « Le temps de l’agonie puis
le moment de la mort et de la préparation du corps, lorsque j’en
suis témoin, sont si envahissants, si denses psychiquement, que
je préfère en rester là. Clore la relation au moment du décès ou
lors d’une cérémonie me suffit amplement », dit une infirmière.
Pour elle, il est préférable que « le décès et ce qui s’est vécu
autour de ce drame deviennent une affaire classée ». Ce qui lui
permet de se protéger au plan émotionnel et de s’investir
auprès d’autres malades.
Pour les familles confrontées au décès d’un parent, il s’agit
d’une expérience unique ; pour le soignant, il faut continuer
sans cesse, « dans d’autres maisons où tout recommence de la
vie et de la mort, tout toujours recommence 1 ». Il importe de
savoir séparer une expérience d’une autre. Il est également
nécessaire de séparer la dimension professionnelle de la dimen-
sion personnelle : compagnons d’une période cruciale de la vie,
les soignants doivent se protéger de ce qui peut leur être
demandé et prendre de la distance. Les mécanismes de défense,
mis en œuvre de façon plus ou moins consciente d’ailleurs, sont
parfois source d’un sentiment de culpabilité.
Pour les proches, un élément particulièrement important
est la présence de l’infirmière au moment du trépas. Elle a
recueilli le dernier souffle, confirmé le décès à la famille en
attendant l’examen médical et cela reste profondément ancré
dans la mémoire des proches. Dans ces circonstances, le profes-
sionnel de santé est souvent perçu comme un initié : il « sait
quand on est mort et quand on est vivant 2 ». Lors des funé-
railles, par exemple, si l’infirmière y participe, elle est souvent
présentée en tant que témoin de la mort : « Elle était là quand
il est mort », « elle est arrivée au dernier moment… »
Ce rôle de témoin actif renforce ou transforme parfois le
lien tissé au cours de la maladie. Comment, après un décès,
maintenir la relation avec les proches du défunt ?
Habituellement, le suivi de deuil est proposé par les
équipes de soins palliatifs qui se mettent à la disposition des
familles et se manifestent après le décès par courrier ou par
téléphone. Dans l’ensemble, cette façon de reprendre contact et

1. Michèle Desbordes, adapté de La demande, Gallimard, 1998.


2. William Shakespeare, Le Roi Lear, tableau XXV.
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42 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

de faire mémoire du défunt a un grand impact : « Vous ne nous


avez pas oubliés ! » Toutes les familles n’expriment pas le besoin
de maintenir la communication avec l’équipe soignante.
Certaines préfèrent « tourner la page » et rompre toute relation.
Pour d’autres au contraire, la demande est pressante : « Nous
aimerions vous revoir […] Passez un jour à la maison […]
Donnez de vos nouvelles […] » À travers ces paroles, on peut
entendre s’exprimer le désir de maintenir un lien mais aussi la
peur de l’oubli. Le besoin est si fort de parler encore de ce qui
est arrivé, d’exprimer du ressentiment ou de la reconnaissance,
d’évoquer la personnalité du défunt. Et si la fonction du lien
amical permettait d’aller au-delà de la mort ?
Durant la maladie, les uns et les autres se côtoient sans
toujours exprimer ce qu’ils ressentent, du moins de façon expli-
cite. Pendant la période de deuil, à l’occasion d’un courrier,
d’une rencontre ou d’un appel téléphonique, certaines per-
sonnes reviennent sur ce qui s’est passé et laissent alors affleu-
rer leurs émotions ou évoquent ce qu’elles ont éprouvé pendant
la maladie. Ce changement d’attitude ainsi que la transforma-
tion de la relation établie antérieurement qui s’opère à ce
moment-là peuvent mettre le soignant mal à l’aise : le malade
est mort et la relation évolue forcément, puisque le principal
acteur, celui qui nous a réunis, est désormais absent.
L’irruption de la mort, qui vient tout séparer, peut modifier
notre rôle : nous sommes non plus seulement perçus comme
professionnels mais ramenés à notre statut d’être humain, sans
étiquette, expérimentant lui aussi l’angoisse de séparation et se
sentant solidaire devant cette grande inconnue.
Une fois les tensions relâchées, il semble que certains
proches veuillent maintenir la relation avec le soignant de leur
choix et cultiver ce lien sur un mode amical. Comme si on était
de la famille. Mais il est impossible, matériellement et morale-
ment, de devenir membre de familles multiples. Une infirmière
interrogée à ce propos estime que si ce désir est légitime, il n’est
pas forcément souhaitable pour elle de changer de rôle et qu’un
tel changement de statut risque de favoriser une « confusion
identitaire ». Ce glissement est-il favorable à la personne en
deuil et au soignant ? Elle ajoute : « Je peux à la rigueur m’en-
gager par un petit mot ou un entretien, mais un suivi dans la
durée me semble improbable. Pour quelle raison ne puis-je pas
trouver place, en tant que professionnelle, dans cet accompa-
gnement ? Dans l’une des rares situations que j’ai expérimen-
tées, la personne en deuil se plaçait d’emblée sur le plan amical.
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L’ACCOMPAGNEMENT DU DEUIL PAR LES SOIGNANTS 43

Elle souhaitait, par exemple, m’inviter au cinéma, ou à défaut,


au restaurant. Elle m’a également demandé de l’aide pour
régler des questions notariales. Quelle était son attente ? Ses
demandes me renvoyaient à la nature des liens créés entre son
mari [le patient], elle-même et les soignants, au cours des diffé-
rents épisodes de la maladie. Il s’agissait de liens professionnels
construits dans un climat de bienveillance et d’empathie. »
Comment refuser de s’engager dans une relation convi-
viale, sans considérer la peur de l’abandon et la demande de
maintien du lien social que l’on peut entendre à travers ces
invites ? Le suivi de deuil relève-t-il uniquement du domaine
professionnel ? Doit-on pallier le manque de lien social déjà sou-
ligné ?
Dans cette situation, un bénévole ou quelqu’un de l’entou-
rage aurait pu répondre favorablement. Mais c’est à l’infirmière
que s’adressait la demande.
Une autre difficulté pour le soignant est de mettre fin au
suivi de deuil surtout lorsque le transfert a été puissant. Cela
suppose une capacité à discerner les indices qui autorisent à
penser que quelque chose se termine dans le suivi. Parfois, il
faut introduire une autre personne (accompagnant bénévole ou
psychologue), qui remplacera le soignant référent pour un sou-
tien durable. Je me souviens d’une femme dont le mari était
mort dans des conditions pénibles, en raison de troubles cogni-
tifs et d’un comportement agressif. Lors de nos entretiens, elle
se montrait extrêmement touchée de l’attention qui lui était
manifestée. Elle répétait aussi : « Vous savez, ça me fait drôle
parce que je vous voyais tous les jours, maintenant je ne vous
vois plus, je suis perdue. » Elle parlait moins de l’absence de son
mari que du manque ressenti après le départ de l’équipe. Elle a
refusé la proposition de suivi de deuil à domicile par un béné-
vole.
Certaines réflexions proposées ici peuvent sembler exces-
sives. Les craintes exprimées et les comportements d’évitement
qui s’ensuivent participent sans doute de la peur fondamentale
que suscitent la mort et les cadavres. D’un point de vue ethno-
logique, nous sommes renvoyés à tous les rituels qui visent à
séparer les vivants et les morts. Tandis qu’il s’agit peut-être
aussi, pour chacun d’exorciser la vision de sa propre agonie et
de son devenir.
Ces attitudes marquent également l’importance de l’atta-
chement qui s’établit souvent entre les professionnels, les
patients et les familles, malgré les conseils prodigués pour
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44 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

« garder une bonne distance ». L’empathie recommandée est


parfois difficile à observer, surtout dans le cadre des soins à
domicile qui favorisent une plus grande proximité qu’en insti-
tution.
À la suite d’événements vécus dans une grande densité
émotionnelle, chacun doit apprendre à « défaire les liens »,
comme l’a exprimé si justement la femme d’un patient récem-
ment décédé, et y consacrer le temps nécessaire.
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Annick Ernoult

Deuil et lien social :


le groupe d’entraide
et le soutien de deuil à domicile

La réponse de la société au phénomène de la mort a beau-


coup évolué ces dernières années, comme le constate le socio-
logue Patrick Baudry (1997, p. 5-13) : « Si l’on pouvait faire
naguère comme si la mort n’existait pas ou comme si elle ne
pouvait se produire qu’à la fin de l’existence, ou encore comme
si la vie devait lui être étanche, la pandémie du sida a trans-
formé la vision sociale de la mort et a contraint une société à
comprendre à nouveau que la mort se situe dans la vie, qu’elle
n’est pas qu’un destin individuel mais la dimension qui marque
l’existence humaine et qui provoque une culture à fonder l’hu-
manité de cette existence. La mort n’est pas seulement l’épui-
sement d’un capital biologique mais bien ce qui introduit dans
la vie les caractéristiques majeures d’une société humaine. Elle
introduit la temporalité, la durée, la mémoire et l’oubli. C’est
aussi bien le récit qu’une société se fait d’elle-même qui se
trouve alors en jeu. »
En essayant de maîtriser la mort, de l’occulter, voire de la
couper de sa dimension sociale, la société d’aujourd’hui a provo-
qué une marginalisation des personnes en deuil. Elles ne se
trouvent plus sur le même registre relationnel et finissent par
se couper des autres.

Annick Ernoult, animatrice et formatrice.


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46 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

On entend fréquemment les personnes engagées dans l’ac-


compagnement du deuil parler de « restauration du lien social ».
Que recouvre cette expression et quelle réalité représente-t-elle
dans la traversée du deuil ?
D’après le dictionnaire, le lien est « ce qui relie, ce qui
unit ». Quant au mot social, outre la définition « relatif au rap-
port entre les personnes et au groupe », on retrouve des défini-
tions plus anciennes : « Favorable à la vie en commun » (1530)
et « agréable aux autres » (1557).
Chaque individu s’enracine dans un réseau relationnel,
familial, amical, professionnel et social en général, qui le met en
relation et le relie à d’autres personnes. Il en a besoin pour se
construire, s’épanouir et trouver pleinement sa dimension
humaine.
S’il est vrai que nous nous définissons en tant qu’homme
(ou femme) principalement par rapport aux autres, l’endeuillé
devient très vite un « indéfinissable », car la mort et les souf-
frances qu’elle engendre le coupe graduellement des autres
membres de la société avec lesquels il est en relation ou tente
de l’être : les plus proches tout d’abord, parents, conjoint et
enfants, puis les collègues de travail, les amis, et enfin tout son
entourage. Il peut aussi devenir un asocial, tant ce qu’il vit est
désagréable aux autres, qui le fuient ou adoptent des comporte-
ments inadéquats. Il est en effet évident que le fait de parler de
la mort n’est ni agréable ni favorable à la vie en commun. Cela
semble au contraire faire peur, provoquer silence et fuite, et
représenter un obstacle majeur à la relation.
Autrefois, la mort et le temps du deuil faisaient partie de la
vie. Au même titre que tout événement important de vie (nais-
sance, mariage, anniversaires), ils rassemblaient, réunissaient
et donnaient naissance à des liens particuliers dans lesquels
s’exprimait une solidarité de la société. Aujourd’hui par contre,
il apparaît clairement qu’ils peuvent séparer. Ils ne réunissent
plus ou ne relient plus de manière naturelle ceux et celles qui
les traversent aux autres membres de la société.
Les personnes en deuil qui viennent chercher de l’aide
auprès d’une association disent souvent leur difficulté à com-
muniquer avec leur entourage, proche ou lointain, à parler de
leur souffrance et à obtenir l’aide dont elles ont besoin, c’est-à-
dire en premier lieu : une écoute, une compréhension et une
acceptation bienveillante de ce qu’elles vivent.
Or la société d’aujourd’hui ne sait plus accepter le temps de
la traversée du deuil et le temps de la difficulté d’être qui lui
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 47

sont associés. Elle demande aux endeuillés d’aller mieux, vite et


bien, de ne pas parler de ce qui les fait souffrir et de ne pas
devenir un poids pour leur entourage. « Oublie ta fille ! Tourne
la page ! Ne te complais pas dans tout cela », tel est le conseil
donné par ses collègues de travail à une maman, trois mois
après la mort de sa fille unique. « On a enterré mon fils sous des
tonnes de marbre. On l’ensevelit aujourd’hui sous des tonnes de
silence et on le tue une deuxième fois », dit une mère un an
après la mort de son fils.
Faute de bénéficier des attitudes adéquates, les personnes
en deuil s’isolent petit à petit et s’enferment dans la conviction
que personne ne peut comprendre ce qu’elles éprouvent. La soli-
tude, la marginalisation et le sentiment d’incompréhension
deviennent alors leur quotidien pesant et étouffant. « Quand je
regarde en arrière, un seul mot me vient à l’esprit : solitude.
Quelle que fût l’activité, quel que fût le nombre de gens autour
de nous, ce fut une époque solitaire et vide. Tout notre sens de
la vie fut perturbé. J’aime à penser que nous avons bien fait de
cacher nos sentiments. En surface, nous nous conduisions nor-
malement, mais, juste en dessous de cette surface, nous éprou-
vions des sentiments trop forts ou alors comme un énorme vide.
Le fait même de mentionner les bons moments passés avec
notre bébé pouvait conduire la conversation à un arrêt fort
gênant » (Ernoult-Delcourt, 2000, p. 58).
La mort et la souffrance qu’elle engendre chez ceux qu’elle
frappe et leur entourage ont relégué le deuil dans des peurs et
un non-dit qui ajoutent encore à la douleur morale de la per-
sonne en deuil.
Ces peurs et les clichés qui circulent sur la façon d’aider les
personnes en deuil (en ne leur parlant pas de leur deuil, en les
distrayant à tout prix pour les empêcher de penser, en leur
enjoignant de tourner la page trois mois après le décès, etc.),
sont des freins à une aide naturelle et efficace de l’entourage
social. Celui-ci se décharge de cet accompagnement, pourtant
nécessaire, sur les professionnels concernés : médecin, psy-
chiatre, psychologue ou psychothérapeute, ministre du culte et
associations.
S’il est vrai que la souffrance du deuil peut, à certains
moments, rendre indispensable l’intervention de professionnels
de la santé ou de l’écoute, il n’en demeure pas moins vrai que
60 % des personnes en deuil font leur travail de deuil avec le
seul soutien de leur entourage social : famille, voisins, amis, col-
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48 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

lègues et aides proposées au sein des associations de béné-


voles 1.
Face à ce constat de rupture sociale et au fait que seuls
ceux et celles qui vivent ou ont vécu le même type d’événements
trouvent grâce aux yeux des personnes en deuil, certaines ini-
tiatives ont vu le jour, d’abord dans les pays anglo-saxons, puis
en France, depuis une dizaine d’années. Elles étaient animées
par la conviction que la réintégration du deuil dans la vie
sociale participait, de façon significative, au chemin du retour
vers la vie et à la traversée du deuil. Parmi elles, les groupes
d’entraide, initiés soit par des associations soit par des institu-
tions de soins palliatifs.

Le groupe d’entraide
Il existe depuis une vingtaine d’années au Canada et dans
les pays anglo-saxons.
« Un groupe d’entraide rassemble des personnes traversant
les mêmes difficultés pertes ou séparations [la mort d’un
proche, le chômage, le divorce, la maladie] qui désirent en
parler et croient en la complicité et la confiance générée par le
fait de vivre une expérience similaire ainsi qu’en l’aide mutuelle
qu’elles peuvent s’apporter dans la reconstruction de leur vie »
(Ernoult-Delcourt et Davous, 2001, p. 13). Ensemble, les parti-
cipants à ces groupes évoquent leur souffrance, réapprennent à
parler naturellement de la personne décédée et échangent sur
leurs façons de gérer le traumatisme.
Au départ, ces groupes étaient animés uniquement par des
personnes en deuil bénévoles. En les développant en France, il
nous a semblé intéressant d’en adapter les modalités d’anima-
tion. La coanimation psychologue/endeuillé est apparue comme
une bonne façon de faciliter le transfert des membres du groupe
tout en sécurisant leurs échanges. La présence de la personne
en deuil donne le sentiment d’être compris et permet de
construire sur la confiance ainsi générée naturellement, répon-
dant au sentiment d’incompréhension des endeuillés et à leur
désir de rencontrer des pairs : « Personne ne peut me com-
prendre ! » ; « je veux rencontrer des gens qui vivent ce que je
suis en train de vivre. » Celle du psychologue rassure sur la nor-
malité du vécu du deuil et de son évolution.

1. Statistiques données au Congrès de soins palliatifs de Genève, mai


1999.
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 49

Nous avons, pour le moment, adopté le modèle des groupes


fermés, réunissant les mêmes personnes pendant toute la durée
des rencontres limitées à un nombre prévu au départ, sans
exclure toutefois la possibilité ultérieure d’offrir des groupes
ouverts, qui intègrent régulièrement des nouvelles personnes.
Le cadre du groupe fermé est le suivant :
– proposé au cours des trois premières années du deuil ;
– huit à dix personnes en deuil ;
– douze rencontres de 2 h 30, une fois par mois ;
– gratuité du service offert ;
– coanimation par deux animateurs : psychologue ou personne
formée à l’accompagnement du deuil ; personne en deuil ou
représentant de la société civile (par exemple l’assistante
sociale) ;
– supervision mensuelle des coanimateurs.

Fonction et effets des groupes d’entraide

La fonction sociale
« L’enjeu social du groupe d’entraide est évident. Ses prin-
cipaux objectifs sont de rompre l’isolement social, de lutter
contre le silence qu’engendre la solitude et de permettre une
première restauration du lien social qui peut aider à la recons-
truction de soi » (Ernoult-Delcourt et Davous, 2001, p. 13).
L’irruption de la mort dans une vie surprend toujours et
elle peut plonger les personnes qu’elle frappe dans un senti-
ment de passivité. L’événement est subi plus qu’agi. Le fait de
s’inscrire dans un groupe d’entraide et de prendre la parole
devant ce groupe permet à la personne en deuil de se situer à
nouveau en actrice de son histoire.
Cette fonction sociale du groupe s’articule autour de deux
pôles : les similitudes et les différences.

– Les similitudes (ou le « même », le pair)


« Les groupes d’entraide répondent au besoin très souvent
exprimé par les personnes en deuil de rencontrer des personnes
ayant vécu la même expérience afin de trouver un écho à leur
souffrance. Ils offrent un espace de rencontres régulières et de
dialogue qui permet et facilite l’expression, l’identification et la
mise en mots de ce qui est vécu et ressenti : émotions, difficul-
tés relationnelles, souffrances, questions » (Ernoult-Delcourt et
Davous, 2001, p. 94).
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50 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

Le moyen privilégié utilisé pour favoriser ces ressem-


blances, ces identifications ou ces échos, et créer ainsi la cohé-
sion du groupe, est de proposer aux participants de faire le récit
de la mort de la personne décédée : « Racontez-nous […] Que
s’est-il passé ? » Cela permet à chaque participant de confronter
ses difficultés avec celles des autres, d’évoquer les bons et les
mauvais moments vécus avec la personne décédée. Chacun sait
qu’il bénéficie d’une écoute bienveillante de la part des anima-
teurs mais aussi des autres membres du groupe : il est frappant
de constater que le fait d’entendre d’autres personnes exprimer
ce que l’on avait du mal à énoncer soi-même ou de s’identifier
ponctuellement aux différents aspects du vécu du deuil expri-
més par chaque membre du groupe permet de mettre ses
propres mots sur les situations évoquées et de découvrir ce qui
se passe en soi et autour de soi.
L’écoute mutuelle est très autocentrée au cours des pre-
mières rencontres, chacun cherchant d’abord à se retrouver et à
se situer par rapport à la parole des uns et des autres. C’est
l’écho fait par ces paroles au cœur de leur propre vie qui les
amène à s’exprimer. Au Canada, on désigne ce phénomène du
nom d’ « écho-résonnance ».
L’expérience a montré qu’il était bénéfique, pour certains
deuils très spécifiques, de regrouper des personnes vivant le
même deuil afin de faciliter leur compréhension mutuelle. C’est
ainsi que nous proposons des groupes aux parents ayant perdu
un bébé en cours de grossesse ou à la naissance, aux parents
ayant perdu un enfant, quelle que soit la cause du décès de ce
dernier, aux adolescents en deuil qui n’ont pas de lieu pour évo-
quer la mort d’un proche. La similitude des problématiques ren-
contrées permet une grande authenticité et une profondeur des
échanges dès les premières rencontres. Elle autorise également
à formuler ce que l’on n’oserait pas dire à l’extérieur du groupe :
« Heureusement que c’est cet enfant-là qui est mort. L’autre, je
ne l’aurais pas supporté » ; « j’aurais préféré que ce soit son frère
qui meure » ; « la mort de mon enfant est une punition pour
l’avortement pratiqué sur l’enfant précédent » ; « je n’ai plus
aucune relation sexuelle avec mon conjoint. »

– Les différences (« l’autre »)


Ce grand besoin de rencontrer et de retrouver régulière-
ment des personnes qui ont vécu et vivent la même chose pour-
rait mener à un enfermement dans un cocon protecteur.
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 51

Au sein même des similitudes, il nous semble que les diffé-


rences deviennent facteurs d’ouverture. Par exemple, nous
avons remarqué que la présence de différentes causes de décès
(accident, maladie, suicide) ou de pertes différentes (un parent,
un frère ou une sœur, un compagnon ou une compagne, un
conjoint) induisait une dynamique particulière. Entendre les
difficultés liées à ces différents décès conduit la personne en
deuil a repérer elle-même les points « positifs » du deuil qui l’a
frappée. Les victimes d’accident se sentiront incapables d’assis-
ter à la lente dégradation de la maladie et estimeront avoir eu
de la chance que leur proche ne souffre pas. Par contre, ceux
dont le proche a été longtemps malade diront leur joie d’avoir
pu l’entourer jusqu’au dernier souffle, d’avoir « tout fait », ce qui
peut contribuer à soulager leur sentiment de culpabilité. La
cohésion du groupe se joue alors non pas autour de la cause du
décès ou du rôle social de la personne décédée, mais autour de
l’absence et des difficultés qu’elle engendre. Au fil des ren-
contres, les personnes en deuil, encouragées par les anima-
teurs, se découvrent capables de s’écouter, de s’ouvrir à d’autres
souffrances. Puis, avec le temps, elles parviennent graduelle-
ment à une écoute attentive du vécu de l’autre, même s’il est
très différent du leur. La prise de conscience des différences
aide à sortir du repli sur soi pour entrer dans une démarche
d’ouverture et de dialogue.

– Au-delà des similitudes et des différences


Par-delà les similitudes et les différences, peu à peu, les
membres du groupe se mettent en chemin et prennent
conscience que le deuil est un « processus » que le groupe peut
aider à élaborer si l’on se sent trop seul pour s’y lancer. Le
temps joue un rôle important dans ce processus. Le cycle des
rencontres est bâti sur une année (douze mois, quatre saisons,
un cycle de vie au cours duquel se succèdent des fêtes et des
dates anniversaires) afin de souligner l’importance de la durée.

– Une aide à la reprise de la vie sociale


Il est certain que la complicité créée par la similitude des
expériences fait souvent naître une amitié qui se révèle être un
véritable soutien dans la traversée du deuil : ce sont « les ami-
tiés du deuil » selon le mot d’une participante. Elle permet aussi
de pouvoir envisager les relations avec d’autres grâce à celles
que l’on arrive à tisser avec des gens que l’on ne connaissait pas
du tout avant le début du groupe : « Après un deuil, le retour à
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52 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

la vie sociale ne peut s’opérer brusquement. Le groupe d’en-


traide est un lieu où la personne en deuil se sent à nouveau en
lien avec la société puisqu’elle appartient à un cercle reconnu
qui symbolise l’environnement social. “Vous ne pouvez pas
savoir le bien que cela me fait d’entrer dans la dynamique des
liens qui se tissent”, dit une maman en deuil à la fin d’une ren-
contre. Le groupe représente un “sas social” dans lequel la per-
sonne en deuil s’exerce à la relation avec des pairs, dans le but
de pouvoir parvenir à communiquer à nouveau avec des per-
sonnes différentes d’elle, c’est-à-dire qui n’ont pas subi récem-
ment la perte d’un proche » (Ernoult-Delcourt et Davous, 2001,
p. 94-95).
Le groupe devient un soutien, un appui utilisé par la per-
sonne en deuil pour s’autoriser à vivre ce qu’elle doit vivre ; par-
ticulièrement au moment des dates anniversaires. Il permet de
surmonter le sentiment de solitude et d’incompréhension qui
empêche tout mouvement de reconstruction. Il devient aussi un
lieu où on a le droit de parler de la personne décédée, ce que
l’entourage n’autorise plus au fur et à mesure que l’on s’éloigne
de la date du décès. Le groupe devient alors souvent le seul lieu
de mémoire de la personne décédée.
Fortes de ce soutien actif, certaines personnes apprennent
à prendre soin d’elles et reprennent une activité sportive, s’ins-
crivent à une thalassothérapie, partent en vacances ; d’autres
retrouvent la créativité artistique ou professionnelle qu’elles
avaient perdue. D’autres encore découvrent une qualité de rela-
tion meilleure avec leur conjoint et/ou leurs autres enfants, et
s’autorisent à dire leurs besoins et à « changer de style ». Tous
et toutes, dans tous les cas, redécouvrent qu’ils font partie de
microcosmes sociaux différents et essaient de retrouver le
chemin de la relation malgré leur souffrance et leurs difficultés.
Enfin, en découvrant au sein du groupe qu’elles peuvent
aider les autres autant que se laisser aider par eux, les per-
sonnes en deuil font l’expérience valorisante d’une utilité
sociale retrouvée : « Le groupe permet aussi de découvrir que
l’on peut être aidé par les autres mais aussi que l’on peut les
aider, ce qui est une expérience très valorisante » (Ernoult-
Delcourt et Davous, 2001, p. 94).

La fonction thérapeutique
Si le but premier du groupe d’entraide n’est pas de faire un tra-
vail psychologique, il s’avère que le fait de libérer les émotions, de
les nommer et parfois de les analyser ensemble, le fait aussi d’être
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 53

témoin de cette démarche chez les autres membres du groupe pro-


duit un effet thérapeutique, qui s’étend à l’entourage de la personne
en deuil. Les personnes en deuil apprennent ensemble à mieux se
connaître, à connaître les mécanismes du travail de deuil, et en
apprivoisent petit à petit les difficultés. En se découvrant « nor-
males » car vivant toutes des émotions semblables, elles réintègrent
un groupe social : celui des personnes en deuil. Enfin, en apprenant
à en parler, à exprimer leurs besoins à ceux et celles qui les entou-
rent, elles reprennent les rênes de leur vie et sont capables de tisser
des relations autour de ce qui est le centre de leur vie à ce moment
de deuil.
Par ailleurs, prenant en compte que « le deuil réveille sou-
vent des souffrances personnelles antérieures, des conflits non
résolus et réactive des deuils ou des pertes », les groupes peu-
vent devenir des relais vers les psychiatres ou les psychologues
pour un travail psychologique jamais entrepris. « Lors de leur
mise au jour dans le groupe, les animateurs soulignent que ces
questions ne peuvent être prises en charge dans ces groupes qui
ne sont pas des groupes de thérapie ; ils signalent l’importance
de pouvoir les travailler en dehors du groupe » et encouragent
concrètement les participants à consulter en les orientant vers
des personnes compétentes si nécessaire (ibid., p. 95).
L’intérêt de ce soutien social réside dans sa complémenta-
rité avec le soutien professionnel. Il n’est pas antinomique de se
lancer dans une psychothérapie et de faire partie d’un groupe
d’entraide. Bien au contraire, il semble que ces deux actions se
conjuguent et se renforcent mutuellement. Cela nous amène
parfois à poser le suivi psychologique comme condition de l’en-
trée dans un groupe.
Il est également clair que le fait d’apprivoiser la parole au
sein d’un groupe et de découvrir qu’elle n’est pas dangereuse
mais au contraire aidante, permet à certaines personnes de
désirer entreprendre une psychothérapie à l’issue du groupe.
Elles ont alors repéré clairement les difficultés qu’elles désirent
résoudre et consultent, non plus seulement pour un mal-être
diffus suite à la mort d’un proche, mais avec des objectifs clai-
rement identifiés.

La fonction symbolique
L’appartenance à un groupe social s’exprime par des sym-
boles : l’habillement, la nourriture, les signes distinctifs… Le
groupe d’entraide aussi. Nous savons que la possibilité d’accé-
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54 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

der au symbolique favorise la résolution du deuil. Le groupe


d’entraide a une fonction symbolique particulière.
Tout d’abord, le simple fait de s’y inscrire oblige la personne
à reconnaître son identité d’endeuillée. Elle prend acte du chan-
gement survenu dans sa vie en effectuant une démarche inha-
bituelle. Symboliquement, elle intègre un nouveau groupe
social reconnu comme tel : celui des personnes en deuil. Le
« pot » partagé au début et à la fin de la réunion est l’un des
signes de cette intégration.
Ensuite, le récit tout comme l’évaluation du chemin effec-
tué dans le groupe utilisent le registre symbolique pour soute-
nir et faciliter l’expression : photos, objets et textes concrétisent
l’expression des membres du groupe. Le fait que les rencontres
se déroulent sur une année symbolise également un cycle de
vie : quatre saisons au cours desquelles se succèdent les fêtes et
les dates anniversaires qui rythment la vie.
Enfin, comme l’entrée dans le groupe, la fin du groupe est
un temps symboliquement important qui peut réactiver la dou-
leur du deuil. Elle se prépare d’ailleurs activement par les ani-
mateurs car elle est vécue comme une autre séparation, un
autre « deuil ». Elle signe le temps où la personne en deuil va
couper avec le cocon sécurisant du groupe pour tester ses capa-
cités à continuer seule la route. Elle peut d’autant mieux s’en-
gager sur ce chemin qu’elle a laissé, au sein du groupe et dans
sa vie, une trace de la personne décédée.

Un enjeu de santé publique


Nous faisons l’hypothèse que le fait de pouvoir « faire
sauter le bouchon » en sécurité favorise un travail d’élaboration
de la souffrance qui sort de l’état brut du début du deuil et ne
s’y enkyste pas.
On a parlé de prévention « quaternaire » pour caractériser
« toute action menée pour identifier un patient ou une popula-
tion à risque de surmédicalisation, le protéger d’interventions
médicales invasives, et lui proposer des procédures de soins
éthiquement et médicalement acceptables » (Jamoulle et al.,
2000). Prenant alors le mot « soin » dans son acception globale
qui comporte l’accompagnement, toute proposition de soutien
dans la période du deuil peut aider la personne à ne pas sur-
médicaliser son chagrin.
L’effet préventif reste à prouver au sein d’une étude que
nous avons commencé à mener au centre François-Xavier
Bagnoud, mais il apparaît que, à sa modeste façon, le groupe
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 55

d’entraide joue, de fait, un rôle de prévention des deuils compli-


qués. En effet, sans pouvoir encore appuyer cette constatation
sur des statistiques, nous avons constaté un réel réinvestisse-
ment de la vie professionnelle, familiale et amicale pour nombre
de personnes en deuil qui l’expriment dans les évaluations de
fin de groupe : « Un père résumait ainsi la façon dont le groupe
l’avait aidé à reprendre goût dans son travail professionnel et à
la vie : “De filet pour empêcher la chute, le groupe est devenu,
au fil des rencontres, jardin où je me rendais avec envie” »
(Jamoulle et al., 2000, p. 95-96). Ces retrouvailles avec le désir
sont certainement importantes dans tout travail de deuil et en
signent un début de résolution.
Le groupe d’entraide joue donc, de façon ponctuelle, un rôle
important dans la traversée du deuil et, même s’il ne convient
pas à toutes les personnes, il mérite cependant d’être inscrit
dans la palette des aides qui leur sont proposées, car il leur
permet de renouer avec une vie sociale adaptée à leurs difficul-
tés du moment.
J’ai plaisir à constater, puisque je l’ai expérimenté, que ce
résultat peut se décliner selon différentes formules : soit dans le
cadre d’un travail associatif et bénévole, soit dans celui d’une
collaboration entre professionnels et bénévoles. La formule de
base semble avoir fait ses preuves !

Le suivi de deuil à domicile 2


Quand la personne en deuil ne peut plus ou ne veut plus se
déplacer, la solitude du deuil peut devenir extrême. Elle est
alors condamnée à un face-à-face avec ses souvenirs, ses regrets
et ses sentiments de colère ou de culpabilité, qui peut vite deve-
nir insupportable. C’est ce qui nous a amenés à concevoir, en
partenariat avec la Maison Médicale Jeanne-Garnier, un ser-
vice de visites au domicile de personnes en deuil par des béné-
voles formés.
Un visiteur bénévole se rend au domicile une fois par
semaine au début de l’accompagnement, puis une fois tous les
quinze jours, pour proposer une écoute chaleureuse et une aide
concrète. En effet, alors que les bénévoles s’attendaient essen-

2. Action menée en partenariat depuis 1998, avec la Maison Médicale


Jeanne Garnier, 106, avenue Émile-Zola, 75015, Paris, soutenue par la
Ligue contre le cancer en 1998, et par la Fondation Adrienne et Pierre
Sommer, sous l’égide de la Fondation de France, depuis 1999.
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56 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

tiellement à parler de la personne décédée avec la personne en


deuil, ils ont découvert que l’aide passait d’abord par des ser-
vices concrets de la vie quotidienne comme une aide pour les
papiers et les démarches administratives suite au décès, un
accompagnement au cimetière, des sorties au café ou au
cinéma, des rangements parfois pour ne pas manipuler les sou-
venirs seul(e).
Puis, une fois la confiance gagnée, une aide au travail de
deuil se fait grâce à l’écoute d’une souffrance que l’entourage
proche se refuse parfois à entendre, grâce à l’autorisation
donnée d’exprimer la douleur et la culpabilité en faisant le récit
de la mort et en exprimant les « si j’avais », les « j’aurais dû »,
grâce enfin à la possibilité offerte de revivre ce qui a été tra-
versé, les bons moments comme les moments difficiles. Les élé-
ments sensibles tels que les meubles, les photos, les objets, les
tableaux ou les bijoux, jouent un rôle non négligeable dans
l’évocation de la personne décédée et des souvenirs qui lui sont
associés.
La mort d’un proche est une expérience que l’endeuillé ne
choisit pas et dans laquelle il a l’impression de ne plus être
maître de sa vie. Le domicile représente alors une grande
richesse car il permet à la personne qui fait la demande du ser-
vice de garder l’initiative de la rencontre. En accueillant chez
elle le bénévole accompagnant, la personne en deuil conserve
ainsi le « pouvoir » ou les rênes de la situation ; elle garde un
rôle actif. Le domicile permet par ailleurs un « pèlerinage » sur
les lieux mêmes de la mémoire qui ne serait pas possible à l’ex-
térieur. Le cadre de vie fournit naturellement des illustrations
et des sources de renseignements par rapport à la souffrance du
deuil.

Les difficultés rencontrées

Certaines difficultés sont rencontrées dans tout suivi de


deuil :
– difficultés liées au temps : donner du temps à la personne,
gérer le temps passé avec elle (certaines confidences sont
recueillies sur le pas de la porte en fin de visite) ;
– importance de suivre le rythme de la personne et ne pas la
devancer, d’accepter les oscillations entre les périodes de tris-
tesse et celles de mieux-être : « Les premiers temps, il m’était
difficile de recevoir cette douleur, cette culpabilité exprimée, les
images, celles de la mort en particulier, que j’ai entendues tant
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 57

de fois que j’avais l’impression d’avoir été présente au moment


de cette mort. Au début, j’ai laissé couler tout cela, plus les
larmes […] J’ai souvent entendu, et je l’entends encore : “À qui
pourrais-je dire tout cela ?” ou “je ne pleure jamais devant les
autres. Là se laisser aller, c’est permis.” Le sentiment de culpa-
bilité est très fort : “J’aurais dû, si j’avais fait, dit, etc.” Au bout
de quelques mois, on a l’impression d’un mieux, mais il y a des
retours à la case départ. Puis la façon de parler du disparu
évolue et on retrouve l’enfance, la jeunesse, les souvenirs heu-
reux » ;
– capacités de l’accompagnant à identifier les souffrances liées
au deuil pour lequel on a été appelé et celles qui faisaient partie
intégrante de la vie de la personne en deuil avant l’irruption de
la mort dans sa vie ;
– certaines situations nécessitent une compétence technique
réelle. Les bénévoles ont peur de ne pas être à la hauteur et
apprécient une formation théorique et technique qui puisse sou-
tenir ou éclairer leurs accompagnements.
D’autres difficultés peuvent être liées aux caractéristiques
du domicile :
– des questions pratiques toutes simples se posent : code d’ac-
cès inconnu la première fois, ascenseurs existants ou non (le
sixième étage sans ascenseur n’est pas accessible à tous les
bénévoles), animaux plus ou moins dangereux, impact de la
tenue vestimentaire ;
– pénétrer au domicile n’est pas anodin et cela est plus ou moins
difficile selon les personnes. Cela nécessite que la confiance se
soit établie entre le bénévole et la personne accompagnée afin
qu’il n’y ait pas de sentiment d’indiscrétion voire de voyeu-
risme ;
– l’intimité du domicile peut favoriser un sentiment d’intrusion
de la part des deux personnes en présence : « J’étais convaincu
de l’intérêt de ce type d’accompagnement pour l’avoir fait
auprès d’amis, mais là, j’ai eu au départ, même si les personnes
avaient demandé à être accompagnées, l’impression d’entrer
par effraction au domicile d’abord, puis au plus intime de
l’autre, dans sa souffrance. » Le bénévole peut être tenté de
livrer trop d’informations sur sa vie personnelle. Il sera encore
plus attentif au cadre, afin de ne pas déborder sur sa vie fami-
liale et personnelle ;
– le cadre de vie permet à des deuils anciens de refaire surface
car il parle de l’histoire de la personne et de sa vie relationnelle.
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58 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

L’intimité du domicile peut représenter un obstacle à la


relation au début des rencontres car la personne en deuil se
méfie, ou a des craintes, à l’idée de recevoir quelqu’un chez elle.
Nous avons mesuré la différence entre les Anglo-Saxons, pour
qui cela ne semble pas poser de problèmes car ce mode d’ac-
compagnement est très développé dans ces pays, et la mentalité
française, plus soucieuse de préserver l’intimité. Les bénévoles
n’hésitent pas, dans ce cas, à rencontrer les personnes à l’exté-
rieur (promenades, cafés, etc.).

Utilité du suivi de deuil à domicile

L’utilité du suivi de deuil bénévole à domicile est évidente


dans les cas d’impossibilité physique ou psychique des per-
sonnes de se déplacer. Il est, selon les mots des bénévoles, « une
école de vie qui demande beaucoup de modestie et permet à la
meilleure part de chacun, accompagné et accompagnant, de se
révéler. Nous recevons autant que nous donnons. Il nous semble
que cela peut être aidant d’avoir acquis une expérience de la
vie, sans doute d’avoir aussi vécu nous-mêmes des deuils ».
Le domicile est un lieu qui parle de l’histoire, de la culture
et des aspirations spirituelles de la personne en deuil, et peut
ainsi faciliter l’entrée en relation et l’approche des grandes
questions soulevées par la mort de la personne aimée.
Les bénévoles ont découvert, au travers des personnes
accompagnées, l’ambivalence et la complexité des endeuillés. Ils
ont aussi touché du doigt qu’un partage profond des sentiments
était possible : « J’ai redécouvert combien nous “inter-sommes”,
c’est-à-dire combien la dimension de notre existence par rapport
aux autres est importante, et combien l’amour/compassion,
même quasi-muet, peut apporter du confort aux autres. »
À l’instar des animateurs de groupes d’entraide, qu’ils
soient professionnels ou bénévoles, ils découvrent l’importance
de l’existence de « lieux-relais » ou de « sas entre l’avant et
l’après », qui permettent à la personne en deuil de s’exercer à la
relation entre pairs avant de pouvoir affronter à nouveau la
relation avec des personnes qui n’ont pas vécu un deuil récem-
ment.

Apports du bénévolat

Au cœur de ces deux expériences d’accompagnement du


deuil, on découvre l’apport du bénévolat et l’intérêt d’une action
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DEUIL ET LIEN SOCIAL 59

concertée de professionnels et de bénévoles autour du même


projet. Les groupes d’entraide ont été coanimés, dès leur lance-
ment en France, par des bénévoles. Dans le cadre du Centre
François-Xavier Bagnoud, ils sont coanimés soit par deux pro-
fessionnels de notre équipe, soit par un professionnel et un
bénévole.
Le bénévolat témoigne du souci de la société pour ses
membres en souffrance et rejoint les personnes en deuil en leur
prouvant leur intégration. Cela facilite la relation car les choses
s’expriment de façon naturelle, dans le cadre d’une relation de
la vie quotidienne.
Les bénévoles relaient l’aide jadis apportée par les voisins,
les amis et l’entourage, et qui devient quasi inexistante dans les
villes d’aujourd’hui (problème exacerbé dans les grandes villes
et à Paris en particulier). Ils disposent d’une grande souplesse
du temps qu’ils consacrent à la personne en deuil alors que le
temps des professionnels est souvent compté. Par leur gratuité,
ces services sont accessibles à tous, quel que soit leur statut
social et leurs ressources financières. Le bénévole n’est pas tenu
à une « obligation de résultat » contrairement au professionnel.
Il n’a pas à répondre à toutes les questions, mais sa présence
témoigne de la solidarité sociale. Il trouve sa satisfaction dans
le sentiment d’être utile, de contribuer, même modestement, au
fonctionnement, voire à l’amélioration de la vie sociale.

Conclusion

Pour conclure, je voudrais évoquer cette anecdote contée


par Paolo Coehlo (1998, p. 58) : « L’auteur Léo Buscaglia fut un
jour invité dans une école à faire partie du jury d’un concours
dont le thème était “L’enfant qui se soucie le plus des autres”.
Le vainqueur fut un enfant dont le voisin, un homme âgé de
plus de quatre-vingts ans, était veuf depuis peu. Lorsqu’il
remarqua le vieillard en larmes dans son jardin, le gamin
accourut auprès de lui, s’assit sur ses genoux et demeura là très
longtemps. Lorsqu’il rentra chez lui, sa mère lui demanda ce
qu’il avait dit au pauvre homme. “Rien, répondit l’enfant. Il
avait perdu sa femme et il avait beaucoup de peine. Je suis seu-
lement allé l’aider à pleurer.” »
Au risque de paraître simpliste, cette histoire rappelle que
la personne en deuil doit pouvoir accéder à un simple soutien
pour son deuil, immédiatement après le décès de son proche.
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60 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

Patrick Baudry situe l’accompagnement dans cette pers-


pective sociale lorsqu’il écrit que malgré les réticences de cer-
tains qui « traduisent les réflexions que des personnes
impliquées dans des mouvements associatifs produisent en
terme de “dévouement” et de “générosité”, c’est-à-dire comme si
aucune société ne se profilait derrière la volonté d’accompagne-
ment ou comme si le bénévolat n’était que la volonté de bien
faire, sans société qu’une action viendrait impliquer » (Baudry,
1997, p. 10), il semble bien que la mort retrouve, au-delà de son
caractère individuel, sa dimension sociale en étant « un tour-
ment qui nous relie aux autres ».
Aujourd’hui, le désir de ne plus vivre ce tourment seul(e) se
fait jour de manière de plus en plus nette. Comme Simone de
Beauvoir le constatait déjà dans Tout compte fait (1972, p. 137) :
« Toute douleur déchire, mais ce qui la rend intolérable, c’est
que celui qui la subit se sent séparé du monde ; partagée, elle
cesse au moins d’être un exil. Ce n’est pas par délectation
morose, par exhibitionnisme, par provocation, que souvent les
écrivains relatent des expériences affreuses ou désolantes : par
le truchement des mots, ils les universalisent et ils permettent
aux lecteurs de connaître, au fond de leurs malheurs indivi-
duels, les consolations de la fraternité. C’est à mon avis une des
tâches essentielles de la littérature et ce qui la rend irrempla-
çable : surmonter cette solitude qui nous est commune à tous et
qui cependant nous rend étrangers les uns aux autres. »
L’objectif qu’elle attribue à l’écrivain rejoint celui que pour-
suivent tous ceux et celles qui, par le biais de l’animation de
groupes d’entraide ou par l’appartenance à une équipe de béné-
voles de suivi de deuil à domicile, aident les personnes à mettre
des mots sur ce qu’elles vivent pour sortir du déni de notre
société et rejoindre la communauté des humains au travers de
leur expérience. Ces deux activités me semblent pouvoir préve-
nir une complication éventuelle du deuil. L’effet préventif reste
à prouver par une étude scientifique circonstanciée, mais il
apparaît souvent clairement dans les évaluations remises par
les bénéficiaires. Grâce au groupe d’entraide et au soutien de
deuil à domicile, le deuil redeviendrait-il « agréable aux autres »
et « favorable à la vie en commun » conformément aux
anciennes définitions du mot « social » mentionnées au début de
ce chapitre ? Il me semble qu’au sein de ces deux activités, nous
pouvons répondre positivement à cette question. Il m’est
agréable de constater, dans tous les cas, que ce résultat est le
fruit d’une collaboration entre professionnels et bénévoles.
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François Dill

« Je voudrais
un psy qui parle ! »

Cette demande, assez souvent entendue par les personnes


qui répondent chez nous au téléphone pour que cela finisse par
poser question, semble assez bien évoquer un aspect important
du travail d’accompagnement des personnes en deuil.
Ces personnes en deuil ont assez souvent déjà fait une
démarche de recherche d’aide auprès de spécialistes de la souf-
france psychique et n’ont pas, dans le silence bienveillant de
leur interlocuteur, rencontré le soutien dont il leur semblait
avoir besoin.
S’il est d’ordinaire normal dans la pratique « psy » d’être
neutre, en retrait, silencieux, pour offrir un espace et un temps
de paroles, de réflexion, d’élaboration, d’association, aux
patients en demande d’un soutien, il me semble que la souf-
france psychique du deuil nécessite un autre mode d’interven-
tion et de soutien.
La solidité psychique de chacun de nous a été constituée
dès la naissance, et surtout pendant les trois ou quatre pre-
mières années de vie, par ce qui a été donné de bon dans la rela-
tion maternante. Les contacts physiques (allaitement, toilette,
portage…), les émotions éprouvées dans ces moments (amour,
tendresse, inquiétude, voire anxiété, sécurité ou insécurité…) et
surtout les paroles qui accompagnent et nomment, congruentes
ou décalées, auront été parmi les piliers qui auront permis à

François Dill, psychologue.


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62 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

chacun de se construire, d’acquérir un sentiment et une réalité


de solidité psychique interne, permettant d’affronter ensuite les
événements ordinaires, plaisants ou déplaisants, d’une vie,
sans s’y perdre, s’y fondre, s’y effondrer.
Les acquis ainsi obtenus par ce long apprentissage servi-
ront de références sécurisantes lors des rencontres avec des
situations potentiellement déstabilisantes et génératrices de
souffrances psychiques. En effet, grandir nécessite la rencontre
de moments de rupture, de passages d’un état à un autre,
d’abandon de certains bénéfices au profit de nouvelles acquisi-
tions, de séparations, de renoncements. Toutes ces épreuves
sont sources de souffrance. La sécurité interne acquise en
permet la traversée dans de moins mauvaises conditions. La
perte d’un proche peut faire partie des ces épreuves.
Dès 1917, Freud, dans son article « Deuil et mélancolie »,
rappelle que le deuil est un état réactionnel à la perte d’un objet
particulièrement investi : un être aimé, bien sûr, mais aussi
potentiellement une situation (le mariage, par exemple), un
état (être en activité professionnelle), voire un idéal. La souf-
france provoquée par cette perte n’est pas de nature patholo-
gique, à la différence d’autres souffrances psychiques. D’autres
auteurs après Freud n’ont eut de cesse de le rappeler.
Cette souffrance est une réaction « normale », même si son
intensité lui confère un aspect particulier. La rupture du lien
avec une personne aimée constitue toujours un ébranlement
interne profond 1, à cause de la fonction spécifique qu’occupait
la personne disparue dans le psychisme de l’endeuillé.
La réponse par le psy consulté doit, me semble-t-il, tenir
compte de ces deux aspects : la souffrance d’un deuil n’est pas
un symptôme « névrotique » au sens où elle serait l’expression
d’un conflit entre le conscient et l’inconscient (désirs refoulés,
par exemple) et ne devrait donc pas être abordée comme telle,
même si elle oblige à une attention particulière ; la demande
itérative, impérative, de l’endeuillé pour qu’on lui parle de ce
qu’il vit répond à un besoin urgent et fondamental.
Tout comme les épreuves ordinaires d’une vie auront dû,
pour aider à grandir, être reconnues, accompagnées, soutenues
par l’entourage familial, l’épreuve particulière que constitue
toujours un deuil nécessite d’être reconnue, accompagnée, sou-

1.Ébranlement dont ni les causes ni les effets ne sont pathologiques.


Ce qui n’empêche pas bien sûr que, dans certaines conditions, un deuil
puisse être ou devenir pathologique.
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« JE VOUDRAIS UN PSY QUI PARLE ! » 63

tenue sur différents points. Ce besoin de soutien durera un


temps qu’il n’est pas possible de prédire, au travers d’états et
d’émotions qu’il n’est pas toujours facile ni d’anticiper ni d’ac-
cepter par l’endeuillé mais aussi (et surtout, dans ces demandes
particulières d’aide) par son entourage.
La demande d’une personne endeuillée « qu’un psy lui
parle » répond alors à ces différents besoins. Elle demande
(qu’enfin ?) quelqu’un de particulier la reconnaisse comme souf-
frante, accepte cette souffrance et ses manifestations, et légi-
time le temps nécessaire à son apaisement. Cette personne en
deuil a besoin que quelqu’un qui sait – un spécialiste – lui
confirme la normalité de ce qui lui arrive. L’ébranlement
interne est tellement violent, les sentiments et les émotions tel-
lement surprenants, choquants même, extrêmes en tout cas,
qu’il semble en effet nécessaire d’en faire reconnaître la norma-
lité – compte tenu des événements – par « quelqu’un qui sait ».
La souffrance extrême, par ses manifestations et ses effets,
peut faire peur : de ne plus se reconnaître, de devenir fou. Le
psy dit la normalité de ce qui est éprouvé. Il dit aussi la néces-
sité du temps qu’il faut, au-delà des conventions socialement
admises, des lassitudes de l’entourage, ou malgré les craintes
que cela dure toujours.
Mais la normalité d’un vécu de deuil n’en est pas la banali-
sation. Chaque situation, chaque relation établie avec la per-
sonne disparue est unique, donc chaque deuil sera singulier,
particulier dans sa spécificité. Il n’y a pas de modèle à proposer,
même s’il existe des traits communs aux deuils (telle la
demande de paroles adressée à tout interlocuteur rencontré ou
souhaité, fût-il psy).
Certaines personnes en deuil hésitent à ne plus souffrir,
par crainte d’oublier le défunt. Il semble important de séparer
les deux aspects, d’affirmer (parce que les personnes en deuil ne
le savent pas toujours, ou ne souhaitent pas le savoir pendant
tout un temps), que la moindre souffrance et l’oubli ne sont pas
synonymes.
Certains deuils ne sont pas, ou si peu, reconnus par l’en-
tourage ou la société, qu’il peut être nécessaire, vital, que quel-
qu’un de neutre et de compétent puisse dire qu’il s’agit de vrais
deuils, qu’il est légitime d’en souffrir. Le deuil périnatal par
exemple, s’il commence à devenir une réalité dans le monde des
spécialistes, est encore trop souvent méprisé, ignoré en tant que
tel par trop de gens. La perte de certaines relations amoureuses
particulières (adultérines, homosexuelles) peut ne pas être
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64 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

reconnue, respectée par des proches plus ou moins hostiles.


Dans certains cas, la mort d’un animal peut être une situation
de deuil authentique, quelquefois banalisée du fait de la nature
de l’objet perdu. D’autres deuils peuvent être honteux (le sui-
cide d’un enfant, par exemple), il est alors difficile d’oser en
parler, de trouver un interlocuteur qui n’inférera pas une res-
ponsabilité objective du parent dans cette mort au cours des
échanges.
La souffrance extrême peut faire peur aux autres, à l’en-
tourage, qui se hâte de fuir, de banaliser, de rassurer, qui hâte
le moment de passer à autre chose, de tourner la page. Le psy
témoigne, par la persistance de sa présence bienveillante et de
sa capacité à parler, qu’il n’est pas effrayé, mis en danger, voire
détruit par la violence des émotions et des paroles dites comme
la personne endeuillée a souvent peur de l’être, qu’il n’en reste
pas coi. Si lui y résiste, alors il pourra aider l’autre à les sur-
monter.
Certains sentiments trop violents, trop diffus, apparem-
ment trop inconvenants ou choquants dans de telles circons-
tances, peuvent être perçus et nommés par le psy, proposés
comme une part de la tourmente émotionnelle, et reconnus,
« acquiescés » dès lors par l’endeuillé. La colère contre la per-
sonne décédée, la culpabilité dévorante, la honte de n’avoir pas
su garder cette personne tant aimée, sont souvent présentes
dans les émotions du deuil, rarement évoquées quand elles ne
sont pas objectivement justifiées 2.
Il arrive bien souvent que la personne en deuil ne puisse,
dans un premier temps, réaliser, penser, comprendre ce qui
vient de lui arriver. Le choc est tellement violent que la
machine à penser se fige, dans un état de sidération sûrement
quelquefois protecteur, bloquant la compréhension, la représen-
tation des événements et de leurs conséquences, ainsi que l’ex-
pression des émotions qui s’y rapportent. Alors, de même que
des parents attentionnés tentent de mettre des mots, des repré-
sentations, des images, sur les émotions encore inconnues d’un
enfant ou trop fortes pour lui, disent à cet enfant comment le
sentiment ou l’émotion qu’il éprouve s’appelle, lui permettant
dès lors de le mettre à distance, de le penser, de le reconnaître,
de même le psy, en nommant ce qu’il perçoit être le sentiment

2. Le raisonnement intellectuel et le raisonnement affectif sont bien


souvent déconnectés dans ces situations, et le cœur d’un endeuillé peut
persister souvent longtemps à méconnaître ce que lui dicte sa raison.
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« JE VOUDRAIS UN PSY QUI PARLE ! » 65

éprouvé par la personne en deuil, lui permet de sortir ce senti-


ment de l’indicible où il était enfermé par la sidération, de le
reconnaître, de le penser, de remettre en route sa machine à
penser, à imaginer, pour pouvoir ensuite reprendre avec ses
propres mots la suite du travail de mise à distance de la dou-
leur.
De plus, la fonction symbolique du langage, qui relie aux
autres et rend présente la personne disparue s’oppose à l’effet
diabolique 3 du deuil, effet qui tend à faire exploser la personne
en deuil dans sa tête, à faire exploser le couple dans le cas de la
mort d’un enfant, voire à faire exploser une famille quand la
réorganisation interne est trop difficile, qui peut faire exploser
une institution quand un de ses membres décède.
Le chaos des émotions internes et les réactions de l’entou-
rage peuvent parfois faire douter à la personne en deuil qu’elle
appartient encore au monde des humains normaux. Le fait
d’être reconnu comme pouvant toujours être un interlocuteur
respecté, digne d’intérêt, participe pleinement de la restauration
de l’image de soi. Les mots énoncés, les phrases entendues
deviennent des points d’étai, d’appui, de réflexion, des repères
pour cette traversée longue et tumultueuse. Ils participent plei-
nement de la restauration de l’intégrité psychique fissurée, mal-
menée, en danger. Les mots cernent, désignent, contiennent,
cadrent, sécurisent. Ils sont le réservoir dans lequel chaque
endeuillé viendra puiser une part de l’énergie nécessaire à ce
travail fatiguant physiquement et psychiquement.
Mais pour répondre aux besoins d’une personne en deuil,
les mots doivent être adéquats. S’ils peuvent servir à attester de
la normalité d’un vécu, la fausse réassurance est très vite dépis-
tée et fuie par l’endeuillé. Il ne s’agit pas non plus de meubler
des temps de silences, moments d’élaboration nécessaire ou
retenues pudiques d’émotions à laisser advenir.
Il est sûr que chaque relation n’est pas exempte d’ambiva-
lence, d’ambiguïté, de désirs plus ou moins conscients ; de ce
fait, des points particuliers de souffrance psychique non liée au
deuil peuvent être évoqués. S’il me semble important de les
pointer, de les souligner 4, ils ne sont pas la raison explicite de

3. Symbolique et diabolique sont deux antonymes exacts, ayant l’un


par rapport à l’autre la signification et l’effet contraires.
4. Nous précisons, si le besoin s’en fait sentir, qu’au centre, nous ne
traiterons pas les autres souffrances psychiques, ce n’est pas dans
notre mission.
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66 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

la demande qu’exprime un endeuillé en souffrance de rencon-


trer un psy. Il me semble donc important de respecter la
demande : souhaiter être aidé pendant un deuil ne signifie pas
demander une psychanalyse. Mais ce premier abord de la souf-
france psychique peut conduire à poursuivre ailleurs un travail
plus approfondi.
Alors la souffrance du deuil devient un épiphénomène, un
symptôme parmi d’autres d’une relation plus complexe, et le
travail à faire pour le psy est d’une autre nature, pour laquelle
il devient légitime d’utiliser d’autres techniques. Dès lors, le
silence redevient pertinent, l’attention aux lapsus, aux rêves,
aux actes manqués redevient importante, l’écoute à « ce qui se
dit dans ce qui s’énonce » redevient un outil…
La souffrance du deuil se situe dans l’actualité du quoti-
dien. Il est possible de dire que la parole du psy vient étayer,
soutenir, voire materner, un être en grande détresse psychique
qui en a besoin pour continuer à vivre au jour le jour, avant de
retrouver le moyen de désirer à nouveau par lui-même.
La souffrance du symptôme se situe dans l’histoire et néces-
site que le plus grand nombre possible de pensées, de paroles, de
faits, de personnes associés à ce symptôme soient retrouvés
dans la mémoire, répétés, élaborés, au travers des ratés dans
l’énoncé et dans l’énonciation, jusque dans la formulation la
plus exacte, génératrice de sens ; ces tentatives nécessitent alors
le silence prudent, attentif et patient du psy qui offre l’espace
pour qu’une autre parole réussisse à s’y développer.
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Chantal Haussaire-Niquet

Le suivi de deuil
lors d’un décès périnatal

« Si seulement je pouvais redonner l’envie


de se rassembler autour des vivants qui restent,
car passe encore que les morts soient accompagnés tristement
lors de leur dernier voyage…
mais il me paraît de plus en plus indigne
de laisser les vivants dans le désert de leur deuil
à cause de notre gêne et de notre manque
de savoir mourir un jour. »

Yannick Jaulin, « J’ai pas fermé l’œil de la nuit »

La mort d’un enfant en période périnatale, que cette mort


soit spontanée (mort in utero, à la naissance ou en réanimation)
ou volontaire (interruption de grossesse d’indication médicale
ou non), affecte dramatiquement les membres de sa famille,
mère, père, frères et sœurs. Il n’est pas inutile de rappeler ce
qui est pour nous une évidence car malgré l’émergence en
France d’une littérature engagée sur ce sujet depuis le milieu
des années 1990 ainsi que le remarquable travail effectué par
certaines équipes hospitalières autour de l’accompagnement
des familles, malgré également des adaptations juridiques très
récentes en termes de reconnaissance des bébés morts en cours
de grossesse, il subsiste encore autour de cet événement dans
notre société comme l’ombre d’un doute, ancré, tenace, persis-

Chantal Haussaire-Niquet, consultante.


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68 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

tant et insidieux : cette mort-là en est-elle vraiment une ? Selon


un sens commun largement répandu, en effet, puisque la gros-
sesse n’a pas abouti comme il était attendu, c’est comme si le
bébé n’avait simplement jamais existé. Les différentes facettes
de ce déni social installent solidement la croyance commune
qu’il ne s’agit donc pas là d’une mort véritable et qu’il ne peut
pas davantage s’agir pour la famille d’avoir à faire un véritable
deuil. Pour les parents, cela s’ajoute comme un choc psycho-
logique supplémentaire au décès du bébé et vient obérer grave-
ment l’amorce possible d’un processus normal de deuil. C’est
comme si à la souffrance se surajoutait de la souffrance, préci-
pitant les parents dans une douleur, une solitude et une culpa-
bilité qui trouvent difficilement les moyens de se dire dans leur
environnement habituel, lequel se fait précisément souvent
complice maladroit de la supercherie.
Car le deuil d’un bébé né mort ou mort juste à la naissance,
est bien un deuil comme les autres, un deuil à part entière. Il
est un traumatisme violent, lui aussi, qui décline au quotidien
ses composantes souvent habitées de souffrances psychiques
terriblement intenses : séparation, perte, carence, vide, arra-
chement, manque, solitude, absence... Ce deuil-là, comme n’im-
porte quel autre, doit être traversé et suppose le passage par les
étapes normales de tout deuil : l’état de choc et la sidération, le
refus de la réalité puis la reconnaissance de celle-ci, l’abatte-
ment, la colère, l’expression du chagrin, puis l’acceptation, la
réconciliation, le pardon, le réinvestissement du désir et de la
vie, et enfin la réadaptation sociale, intellectuelle et affective.
Ici également, les personnes endeuillées doivent se donner le
temps, à travers un processus de maturation, à travers un
périple intérieur propre à l’histoire de chacun, d’élaborer peu à
peu et pas à pas les effets de la rupture. Comme dans n’importe
quel autre deuil et de multiples façons, la vie après ne sera plus
jamais la même qu’avant. Pourtant, s’il est vrai qu’il est tout à
fait « même », ce deuil est aussi tout à fait « autre » ; car de cette
rupture de la vie en cours de gestation ou à la naissance, réalité
d’une mort bien singulière, va découler un travail de deuil
marqué de sa propre identité.

Le choix d’accompagner le deuil périnatal


Les particularités très singulières attachées à la mort péri-
natale nous ont conduits depuis plus de cinq années à accueillir
des personnes endeuillées par la perte d’un bébé autour de la
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 69

naissance. Notre association a été la première en France à


prendre spécifiquement en charge le suivi du deuil périnatal en
tant que tel et dans sa globalité, au travers soit de groupes d’en-
traide de parents soit d’entretiens individuels. Ce recul nous
permet aujourd’hui de dresser un premier bilan de notre action
et de présenter ici les axes majeurs de notre travail. Pour ce qui
concerne les groupes d’entraide, il sera utile de se référer à l’ou-
vrage de A. Ernoult-Delcourt et D. Davoux, Animer un groupe
d’entraide pour personnes en deuil (2001), dans lequel nous
exposions déjà la problématique liée au décès périnatal.
Alors même que le rendez-vous tant attendu avec la vie se
trouve être manqué, la mort précoce en maternité s’abat en effet
sur les parents comme une catastrophe d’une effroyable bruta-
lité. Une des premières spécificités de ce deuil réside certaine-
ment dans le fait qu’il rassemble à lui seul à peu près toutes les
composantes traumatiques habituellement rencontrées dans
différents autres deuils, comme la brutalité ressentie dans la
mort violente, le sentiment de solitude et de culpabilité dans la
mort aléatoire, la grande difficulté à concevoir la réalité de la
mort dans le cas d’un disparu, ou encore cette angoisse de mort
omniprésente particulièrement après la disparition d’un enfant.
La mort périnatale se trouve donc surexposée à un certain
nombre de facteurs habituellement aggravants dans le deuil,
mais elle cumule cet état de fait avec l’exposition à ses propres
facteurs spécifiques. Si d’autres associations se sont aujourd’hui
constituées autour de l’attention particulière à ce type de deuil,
c’est que son histoire traumatique est indissociablement liée à
la non-reconnaissance par l’environnement et la société de l’ob-
jet de la perte. Les rapports particuliers qui s’établissent alors
entre la réalité interne de la personne endeuillée et son envi-
ronnement extérieur – au point qu’à un moment, la représenta-
tion mentale de l’événement peut devenir impossible – sont de
nature à faire basculer le deuil dans une violence psychique
extrême. Cela porte un coup fatal au pacte social implicite posé
entre chaque homme qui naît, ce pacte devant normalement
protéger l’intégrité physique et psychique de l’autre. La
confiance dans le monde et dans l’environnement emphatique
est alors détruite pour le sujet qui subit cette violence extrême.
Dans ce contexte, du fond de leur mal-être encore souvent
à fleur de peau lorsqu’ils entrent en contact avec nous, les
parents commencent tous, à de très rares exceptions, par expri-
mer le même désir : « Nous voudrions rencontrer d’autres
parents qui ont vécu la même chose que nous. » C’est en effet
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70 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

très sensiblement au travers de ce genre de rencontre au sein


d’un groupe d’entraide, que les personnes vont en grande partie
reconstruire leur identité et leur appartenance sociale. Mais
que ce soit en groupe ou individuellement, et en dehors bien sûr
d’éventuelles dérives pathologiques, on peut clairement mettre
en évidence cinq axes particuliers de travail avec les personnes
endeuillées par une mort périnatale :
– la séparation entre la mère et l’enfant ;
– la reconstitution de traces signifiantes du bébé « disparu » ;
– la symbolisation d’une existence marquée du sceau du déni ;
– la reconnaissance paternelle ;
– le rétablissement de l’évidence de la naissance malgré la mort.
Ces cinq axes découlent directement des cinq expositions
spécifiques attachées à ce type de deuil, que je m’attacherai à
mettre en évidence tout en laissant volontairement de côté ce
qui inscrit le deuil périnatal dans des problématiques com-
munes à tout processus de deuil.

Les spécificités du deuil périnatal


et les problématiques parentales
La mort dans la maternité

« C’est comme si on m’avait arraché un bout de ma vie » ;


« j’avais la sensation d’être amputée d’un morceau de moi mais
ça n’avait vraiment aucun sens » ; « la magie s’est transformée
en cauchemar […] J’allais accoucher mais pour donner la
mort ! » ; « c’était fou, j’étais seule avec mon mari à me battre à
contresens du courant, c’était vraiment insensé d’être là dans
cette maternité à attendre la mort » ; « Laure est sortie de moi
et je me suis sentie amputée de ma vie […] Elle était morte ! » ;
« j’aurais voulu mourir avec elle, il ne me restait rien de vivant
de toute façon » ; « j’étais sur le point de devenir maman […] Et
maintenant, je suis quoi ? » ; « il n’y avait pas de berceau et pas
d’odeur de bébé dans la chambre […] Pourtant je ressentais un
vide indescriptible à l’intérieur de moi […] Alexis était bien
sorti de mon ventre, alors où était-il à présent ? » ; « il était là,
mort, reposant dans mon ventre, et c’était horrible parce que
jusqu’à l’accouchement, j’avais l’impression d’être sa tombe, je
ne savais plus faire la différence entre lui, mort en moi, et puis
la vie qui continuait quand même autour de lui, à travers mon
corps » ; « on était encore bien toutes les deux ensemble, même
morte, elle nageait, là, et je ne voulais pas qu’elle s’en aille » ;
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 71

« après l’avoir portée vivante tout ce temps, je voulais la garder


morte à l’intérieur de moi ! » ; « j’étais absente de mon corps » ;
« ça se passait, là, en moi, je ne savais même pas s’il était mort
ou vivant, c’était affreux ! » ; « et puis on rentre chez soi, c’est
vide partout, la chambre surtout et le berceau qui était prêt,
c’est l’horreur ! » ; « je ne sais pas si le plus terrible n’est pas
d’imaginer que je ne serai jamais capable d’être maman un
jour. »
La séparation nette est fondatrice de l’engagement du pro-
cessus de deuil. Or, on le perçoit bien à travers toutes les
paroles recueillies, cette séparation est ici psychologiquement
compliquée car elle repose, en plus des éléments communs à
toute autre perte, sur une séparation charnelle entre la mère et
l’enfant qui ne va pas de soi. Dans la plupart des cas en effet,
pour la mère, la mort de l’autre survient au sein même de son
propre corps ; elle n’est donc aucunement dissociable d’une véri-
table perte d’une partie d’elle-même. La mère est alors plongée
dans un deuil à double détente : tourné d’une part vers son
ventre, symbole de sa maternité potentielle, qui la renvoie à ce
« quelque chose d’impalpable d’elle-même qui immanquable-
ment disparaît dans cette mort au seuil d’un “devenir-mère” »
(Legros, 1999) interrompu en plein élan ; d’autre part vers
l’autre tout entier qui a déjà pris forme en elle et dont il faut
effectivement se séparer comme d’un autre véritable avant
même qu’il ne soit devenu une complète altérité. Comment, en
effet, celui qui est encore bien souvent intimement mêlé à l’in-
térieur de soi peut-il simultanément être cet autre qui suppose
séparation d’avec soi ? Et comment la mère peut-elle articuler
dans sa représentation psychique cette frontière – indispen-
sable au travail du deuil – entre le territoire du mort et celui du
vivant, alors que presque toutes expriment à un moment ou à
un autre, lorsque leur bébé est mort avant la naissance, leur
impression d’être devenues la « tombe » de celui-ci ?
Cette spécificité de la mort au sein même de la mère en
induit immédiatement deux autres : d’une part, celle que la
perte s’accompagne d’une souffrance physique dans le corps
même de la mère, une souffrance chargée d’ambivalence psy-
chique qui ajoute à la souffrance de la perte du bébé ; d’autre
part, que là où la femme est habituellement « programmée »
pour donner la vie, elle va devoir accoucher d’un bébé mort et
que son imaginaire n’échappe pas à l’épouvante d’avoir alors
« donné la mort » au lieu de la vie. Car en la circonstance, le vide
du dedans, finalité normale de tout accouchement, est aussi le
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72 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

vide, sans matérialisation possible, du dehors. L’absence de


repères et de sens commun fait ici, seule, écho au corps de la
femme qui s’est désempli de sa substance vitale pour engendrer
la mort.
Il est essentiel à ce niveau d’aider les femmes à bien maté-
rialiser comme pleinement « autre », en le symbolisant comme
tel, celui dont elles doivent résolument se séparer afin de pou-
voir se projeter dans la réalité de sa mort. Il est en outre extrê-
mement important d’être à l’écoute des doutes profonds
exprimés par la quasi-totalité des femmes sur leur capacité
ultérieure à engendrer pour elles-mêmes ce très intime et
somme toute très mystérieux « devenir-mère ».
Il importe donc ici de travailler selon l’axe de la séparation
entre la mère et l’enfant en favorisant :
– l’expression verbale de la sensation de confusion des fron-
tières entre mort et vivant ;
– le souvenir des contacts sensoriels avec le bébé durant la gros-
sesse ;
– le récit tout spécialement de l’accouchement et de la « sortie »
du bébé ;
– l’écoute de ce qui se passe dans le corps au moment de ce
récit ;
– l’orientation de l’attention sur l’intérieur du corps puis sur
l’extérieur, alternativement ;
– la verbalisation autour de la différence du ressenti des
espaces, intérieur et extérieur ;
– la coupure « physique » symbolique du cordon ;
– la mobilisation de l’imaginaire sur « l’au-dehors » dès après
l’accouchement ;
– l’appropriation de l’événement comme la mise au monde réelle
d’un bébé ;
– la récupération de l’énergie spontanée mise au service de cette
grossesse ;
– le questionnement et l’élaboration autour de la potentialité
génitrice mise en cause.

L’absence de vie sociale partagée


et le manque de traces du disparu

« Tout de suite après, ma belle-mère m’a dit que mon petit


ange était au ciel maintenant. Je lui ai répondu que je n’en
avais rien à faire parce que plutôt qu’un petit ange dans le ciel,
je préférerais avoir un petit diable sur la terre ! » ; « mon plus
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 73

grand manque, ça a été de rentrer à la maison sans bébé dans


les bras » ; « personne ne connaît rien de Jérôme, on n’a rien à
montrer, alors ils ont déjà oublié tout ce qui nous est arrivé » ;
« le plus insupportable, c’est tout ce qu’on entend comme
paroles idiotes de consolation » ; « mais qu’est-ce qu’ils croient,
qu’il suffit de faire “review” en appuyant sur un bouton pour
effacer et réenregistrer un morceau de vie qui nous conviendrait
mieux ? Antoine, ce n’était pas un rush de cinéma, c’était notre
bébé ! » ; « on se demande parfois nous-mêmes si on n’a pas rêvé
tout ça […] Mais alors, on se demande pourquoi on souffre
tant ! » ; « si seulement on pouvait regarder quelques photos
maintenant, pour aider notre souvenir » ; « ne pas l’avoir vu, ne
pas l’avoir tenu, c’est terrible, je ne peux pas revenir dessus et
j’ai l’impression que je reste accrochée à ce manque, que j’y res-
terai toujours […] Si seulement on m’avait dit ! » ; « je sentais
bien que personne ne comprenait, je n’avais même pas le droit
de souffrir » ; « je ne regrette rien, j’ai fait tous les gestes que je
voulais faire […] Mais devoir abandonner la construction de
l’avenir tout entier qu’on avait imaginé avec lui, c’est ça qui a
été le plus dur ! » ; « j’ai été arrêtée net dans mon élan d’imagi-
nation pour envisager l’avenir avec Charles » ; « ça soulage vrai-
ment que quelqu’un d’extérieur au couple reconnaisse son
existence » ; « on nous a volé notre histoire une première fois au
moment de sa mort et on nous l’enlève une seconde fois en ne
lui reconnaissant aucune valeur. »

L’élaboration de tout deuil se fait, après la mort, en opérant


une sorte de reconstitution intérieure à partir des traces habi-
tuellement laissées par le disparu au cours de sa vie. Or, avec
le décès en période périnatale, la présence au sens habituel du
terme n’a justement pas existé. Il n’y a pas eu de vie partagée
avec le disparu – ou si peu et jamais à la maison –, pas de liens
visuels, verbaux ou comportementaux, pas de traces évidentes
et suffisamment reconnues de tous, pas d’échanges significatifs.
Pour les parents, et malgré les précieux instants et les échanges
du vécu de la grossesse, à l’insupportable absence qui s’ancre
communément dans la mort s’amarre cette absence de souve-
nirs tangibles pour accrocher la mémoire ; absence d’images qui
ravivent les rires ou qui rappellent les pleurs, absence d’évoca-
tions concrètes, des joies qui se communiquent et des chagrins
à consoler, absence de mimiques marquantes, d’anecdotes inou-
bliables et d’histoires partagées, absence d’albums photos,
absence d’objets et de vêtements… L’absence de passé, seule,
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74 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

répond à cette absence d’avenir qui taraude l’âme et le corps au


quotidien. Comment sortir en effet de ce paradoxe qui fait que
plus une vie sur terre a été longue et accomplie, plus il est pos-
sible, grâce aux traces réelles laissées par le disparu, de
construire son deuil à partir de la présence passée ? À l’inverse,
plus une vie a été courte – elle l’est d’autant plus qu’elle n’a pas
eu le temps d’éclore –, plus il est difficile d’engager son proces-
sus de deuil à partir de « rien ». Les parents perdent quelqu’un
à part entière même si ce quelqu’un n’a pas eu le temps de
vivre. Ils perdent certes non pas cet habituel passé commun qui
semble avoir, seul, valeur de reconnaissance sociale mais le
potentiel de cet enfant s’il avait vécu et toutes les projections
faites sur lui, dans bien des cas dès sa conception. C’est pour
eux l’effondrement de l’avenir dès avant le commencement du
présent sans possibilité de dire leur détresse, leur chagrin, leur
manque, sans issue de partage de leurs sentiments les plus
déchirants, les plus ambivalents aussi. Face aux paroles
maintes fois entendues et qui sont quasiment toujours rappor-
tées dans les groupes ou en entretien : « Allez, vous en referez
un autre, vous êtes jeunes », ou quelques jours seulement après
l’accouchement : « Ça va bien maintenant ? Il faut tourner la
page et vite vous y remettre », ou encore : « C’est beaucoup
mieux comme ça, rendez-vous compte, le calvaire, s’il avait
vécu ! »… Face à ces « consolations » trop vite dites, miroir d’un
déni social encore bien ancré, éclate également l’absence ter-
rible de légitimité pour les parents à éprouver pour eux-mêmes
toutes les composantes de la souffrance psychique qui se décline
habituellement dans le deuil. Il est alors important de pouvoir
reconstituer les souvenirs, car reconstituer les souvenirs, c’est
reconstituer la mémoire du lien, c’est construire à la place du
vide une vraie place d’enfant et une vraie place de parents, c’est
donner une légitimité à la souffrance psychique à partir de la
perte d’un objet d’amour reconnu comme tel.
Il importe donc ici de travailler selon l’axe de la reconstitu-
tion de traces signifiantes du bébé « disparu » en favorisant :
– la reconstitution de l’événement dans ses détails et leur orga-
nisation cohérente dans la réalité ;
– la résurgence du foisonnement imaginaire organisé souvent
précocement autour de l’investissement parental ;
– la recomposition mentale des gestes concrets qui ont pu être
posés à la maternité autour de l’enfant ;
– la résurgence de la mémoire sensorielle et corporelle de l’évé-
nement ;
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 75

– l’expression des projections vers l’avenir faites sur le bébé au


moyen de la mobilisation de l’imaginaire ;
– l’installation d’une reconnaissance de la légitimité de leur
souffrance par les intéressés eux-mêmes ;
– le face-à-face avec l’anormalité éventuelle du bébé ;
– la reconnaissance de l’autopsie et la lecture des causes de la
mort comme un élément constitutif de la trace indéniable de
l’existence de la vie de l’enfant.

Le déni juridique de l’existence du bébé mort-né

« Aujourd’hui, je ne peux plus regarder mon livret de


famille […] Lona n’y est pas inscrite et ce document n’a plus de
valeur pour moi » ; « je ne peux pas supporter l’idée que le bébé
qui arrive soit inscrit sur la page de Sébastien […] On leur vole
à tous les deux leur place ! » ; « la chaîne familiale, elle est
cassée avec le départ d’Amandine, d’autant plus que la loi ne lui
reconnaît aucune existence » ; « c’est la loi qui assassine mon
deuil » ; « je le sentais bouger, c’était affreux parce qu’il était
encore vivant et je savais qu’il allait bientôt mourir […] Mais
quand ? » ; « j’ai vécu un cauchemar lorsque je suis allée à l’état
civil pour faire inscrire Sophie […] Elle y avait droit mais per-
sonne ne semblait le savoir et personne ne voulait prendre le
risque » ; « au comptoir de la sécu, il a fallu que je déballe mon
histoire au moins trois fois devant tout le monde, ils ne com-
prenaient rien de rien, j’aurais voulu disparaître, j’avais envie
de hurler de douleur ! » ; « j’ai pourtant vécu tout ça dans ma
chair, dans toutes les plus intimes profondeurs de mon être […]
Qui sont-ils pour prétendre que ça n’était “rien” ? » ; « j’ai mis
plus de dix-huit heures à accoucher de Marie, mais j’ouvre mon
livret de famille et c’est comme si rien ne s’était passé » ; « ne
pas avoir pu recueillir leurs cendres, c’est comme s’il manquait
à tout jamais le final de notre histoire » ; « l’absence d’un lieu
pour se souvenir, c’est une des choses qui me manque le plus
cruellement aujourd’hui » ; « je ne sais pas où aller pour aller
voir Justin […] De toutes façons, il est perdu pour toujours puis-
qu’il n’a pas de lieu où reposer. »
Dans bien des cas de décès périnatal, et malgré des évolu-
tions favorables très récentes, s’ajoute au traumatisme de la
mort elle-même le poids d’une législation encore inadaptée à la
détresse de certains parents. Le bébé qui meurt en cours de
grossesse avant vingt-deux semaines d’aménorrhée, en effet, à
peine sorti du ventre déjà en deuil de sa mère, se voit attribuer
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76 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

la qualification de « rien », de « déchet humain », de « produit


innomé ». Il ne peut avoir aucune existence juridique, il n’est
pas possible de le déclarer à l’état civil, d’officialiser pour lui un
prénom, ni de l’inscrire en lieu et place de son rang de fratrie
sur le livret de famille parental. Sa mort doit passer la plus
inaperçue possible, elle est vouée à l’injonction insensée de l’ou-
bli ou de l’effacement, y compris souvent par les intéressés eux-
mêmes qui se trouvent empêchés d’enregistrer officiellement
cet enfant dans leur histoire familiale. Ces bébés n’existent pas,
n’ont même comme jamais existé, ils sont gommés de l’expé-
rience humaine par la chair de laquelle ils sont pourtant passés.
Disparus trop tôt pour avoir droit à la reconnaissance de leur
qualité d’être humain mort, ils se dissolvent alors impercepti-
blement dans le déni collectif de leur existence, passant comme
par magie d’un statut hautement protégé quand ils vivent dans
le ventre de leur mère à l’absurdité d’un non-statut, d’un non-
être, du simple fait de leur mort. Les parents, quant à eux, se
trouvent ainsi précipités dans cette impasse psychique qui
consiste à devoir faire leur deuil de « rien ». Pourtant, comme
accompagnants, nous le voyons, ceux à qui l’on a prôné l’oubli
ou l’effacement de ce « rien » reviennent souvent des années
plus tard pétris d’angoisses parfois incompréhensibles pour
eux. Car c’est toujours là où il y a un blanc, un trou dans l’his-
toire, que se constitue le manque, que le deuil achoppe ; c’est là
qu’il se fige, se mure dans sa douleur et s’agrippe désespéré-
ment à l’exigence de reconnaissance.
Depuis la circulaire ministérielle du 30 novembre 2001, les
bébés morts-nés, quant à eux, au-delà de vingt-deux semaines
d’aménorrhée et jusqu’au terme de la naissance – le seuil était
antérieurement fixé à cent quatre-vingt jours de gestation –,
peuvent bénéficier d’une inscription à l’état civil sous la forme
dite d’« acte d’enfant sans vie ». Avec cet acte unique, qui n’est
ni un acte de naissance ni un acte de décès, ils peuvent être
portés sur le livret de famille seulement en partie basse réser-
vée au décès, la partie « naissance » restant blanche. Dans ce
cas, les parents seront confrontés à cette incohérence pour le
moins troublante d’avoir eu un enfant mort qui n’est paradoxa-
lement jamais né ! Mais au moins cette situation leur offre-
t-elle la possibilité de donner le statut d’enfant symbolique à
leur bébé mort qui peut ainsi venir s’inscrire dans le souvenir.
Une telle inscription, en recevant l’enfant dans la généalogie
familiale, donnera en outre toutes les chances à celui ou celle
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 77

qui viendra par la suite d’avoir sa véritable place dans la fratrie


et non pas ce statut à haut risque d’« enfant de remplacement ».
De ce déni découle une autre spécificité de la mort périna-
tale, celle de l’impossibilité ou de la mésinformation, dans de
trop nombreux cas encore, à pouvoir disposer du corps de son
bébé afin d’effectuer un rituel funéraire humanisant et sociali-
sant et d’offrir une sépulture à sa dépouille mortelle. Les rites
sont pourtant essentiels. Ils ont pour vocation de rassembler
autour de la souffrance qu’ils légitiment et de positionner les
rôles de chacun, mort et vivants, dans le but d’apaiser la vie
psychique du sujet endeuillé. « Un mort sans lieu est un mort
errant, un mort qui n’est nulle part et partout », constate le
sociologue Jean-Didier Urbain (1998). Pouvoir donner au fœtus
une sépulture si la famille le souhaite, c’est lui offrir la dignité
de pouvoir mourir en rendant hommage à son trop bref passage
dans notre humanité. Mais donner une sépulture, c’est aussi
contribuer à installer cette salutaire séparation pour le deuil
entre le territoire du mort et celui des vivants, c’est permettre
d’ancrer le travail de deuil quelque part, de matérialiser la réa-
lité de la perte, c’est participer à donner une existence à ces
enfants non nés. Faute de quoi, au fil du temps, même si la dou-
leur devient moins lancinante, s’installe chez les parents
comme une sensation omniprésente d’inachevé qui laisse pour
toujours l’histoire en suspens. La séparation d’avec celui qui est
mort peut alors rester durablement culpabilisante, effrayante,
insurmontable ; le souvenir a du mal à s’installer à sa place nor-
male pour soulager le vide de l’absence ; le bébé revient sans
cesse « hanter » de ses fantômes cette brèche de confusion
béante ; le deuil est difficile.
Il importe donc ici de travailler selon l’axe de la symbolisa-
tion d’une existence marquée du sceau du déni en favorisant :
– l’utilisation répétée du prénom du bébé, ou l’élaboration d’un
prénom puis son utilisation ;
– l’élaboration verbale et sensorielle d’une trace signifiante de
l’événement ;
– l’inscription du bébé et de son nom dans un « registre » ayant
du sens pour la famille ;
– la situation de l’enfant dans sa généalogie familiale ;
– l’élaboration d’une représentation symbolique du bébé dis-
paru ;
– la construction progressive de la socialisation de l’enfant ;
– l’ancrage du souvenir dans le réel ;
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78 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

– la restauration de son identité face à la « conspiration du


silence » ;
– l’ancrage dans la représentation psychique de l’existence du
bébé mort ;
– l’amorce de la réconciliation avec soi et avec l’environnement
social ;
– l’évocation de la prochaine grossesse ;
– l’expression des peurs sur les rapprochements faits entre don
de la vie et risque de mort.

L’expérience du père

« J’ai eu beaucoup d’émotion mais je n’osais pas trop le


dire ; ma femme, elle, elle avait l’air d’être tellement plus mal » ;
« il faut bien continuer de toute façon, repartir et mettre un cou-
vercle sur notre douleur » ; « au bureau, ce ne sont pas les états
d’âme sur ma situation qui gênent le travail […] Cela dit, je pré-
fère plutôt ça, comment pourraient-ils comprendre ? Et puis je
ne saurais pas quoi dire ! » ; « je ressens un grand décalage avec
ma femme dans l’expression de notre chagrin, ce n’est pas la
même chose, moi, je me projette vers l’avant » ; « ce n’était pas
le scénario que j’avais élaboré bien sûr et du coup, je ne sais pas
trop comment annoncer la nouvelle autour de moi » ; « c’est dif-
ficile pour moi de savoir exactement ce que j’ai perdu » ; « c’est
un peu comme si nous vivions de l’intérieur un film d’un genre
particulier et c’est un genre qui ne plaît pas à tout le monde,
voilà tout, pourquoi vouloir à tout prix leur faire com-
prendre ? » ; « bien sûr, j’avais investi ce projet d’enfant, mais
c’est surtout ma femme qui avait un lien privilégié avec le bébé,
moi j’écoutais ce qu’elle voulait bien me partager, c’est tout ! » ;
« c’est difficile quand même pour nous d’imaginer ce qui se
passe dans leur ventre et comment ils communiquent tous les
deux » ; « j’aurais bien aimé pouvoir passer ma main au travers
de son ventre pour aller lui dire bonjour » ; « je parlais peu du
bébé, j’attendais que ma femme m’en parle, pourtant dès le
début, je me suis senti partir dans mes rêves avec lui ! » ; « elle
avait sa vie privée avec Éloi, c’est normal […] »
La plupart des expériences de pères dans ce genre d’événe-
ment ramène à un comportement paternel commun aux deuils
d’un enfant d’une manière générale. Spécifiquement cependant,
on peut dire que les pères qui subissent une mort périnatale
sont encore davantage victimes du déni social de leur position
parentale que les mères. Ils se retrouvent souvent plus seuls,
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 79

plus isolés, plus incompris que les mères. Cela est bien sûr en
partie lié à l’expression du deuil au masculin de manière géné-
rale et aux injonctions de la société à l’encontre de la manifes-
tation du chagrin chez un homme, mais cela tient également
plus spécifiquement aux relations particulières qu’il est pos-
sible à un homme d’avoir avec son enfant en période périnatale.
Les pères, en effet, ne disposent pas pleinement de la liberté
d’accéder à leur bébé à leur guise au cours de la grossesse ; la
relation à leur enfant dépend essentiellement de la place que
veulent bien à cet égard leur laisser les mères. Dans la succes-
sion des enveloppes humaines qui entourent le bébé, la mère
précède le père et conditionne de ce fait la relation père-fœtus.
La discrétion souvent induite des pères, sinon leur silence
quant à leur douleur, pourrait conduire à les oublier davantage
encore que les mères dans ce deuil autour de la naissance. Il est
donc d’autant plus important qu’après un tel bouleversement, si
difficile à dire pour eux à plus d’un titre, ils puissent individua-
liser et nommer leur souffrance d’homme face à cette mort afin
de se reconnaître effectivement père à part entière face à la
perte de leur bébé. La rencontre avec la mort au lieu de la vie
attendue au moment de la naissance ou avant celle-ci offre
paradoxalement au père l’opportunité d’une rencontre avec son
enfant « d’égal à égal » avec la mère, dans toute l’intensité dra-
matique de l’événement. L’enjeu pour lui est de ne pas se lais-
ser glisser dans une quelconque forme de retrait qui finisse par
l’exclure lui-même de l’intérieur de son propre deuil.
Il importe donc ici de travailler selon l’axe de la reconnais-
sance paternelle en favorisant :
– le positionnement du père en tant que personne endeuillée au
même titre que la mère ;
– l’expression des spécificités émotionnelles paternelles ;
– l’installation du sentiment d’être écouté, soutenu et respecté
dans la formulation de ses différences ;
– la reconnaissance et l’autorisation pour lui-même de sa propre
souffrance ;
– la formulation de ce en quoi il se sent mis à mal dans ce non-
aboutissement de la vie ;
– l’appropriation pleine et entière de sa place de père auprès de
l’enfant décédé.
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80 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

La mort survient en cours de transmission de la vie

« Le film à l’intérieur de nous, il continue de toute façon


même si en apparence, il s’est interrompu » ; « on m’a volé mon
accouchement » ; « je n’ai pas eu de temps avec lui, je ne sais
même pas si c’est vraiment mon fils finalement » ; « lorsqu’on
m’a dit qu’il valait mieux que je ne m’attarde pas avec elle, que
ça ne servait plus à rien de se torturer maintenant qu’elle était
morte, j’ai senti que ça sonnait faux en moi mais j’étais telle-
ment mal, je pleurais tellement, je ne savais plus et je me suis
dit qu’ils avaient sans doute raison, alors je l’ai laissée partir,
comme ça, et je ne l’ai plus jamais revue. Aujourd’hui, c’est
épouvantable pour moi d’avoir autant de regrets de ces instants
que j’ai ratés avec Émilie ! » ; « il y avait une dynamique telle-
ment pleine de vie avant que tout s’arrête […] C’est un vrai cau-
chemar » ; « j’aurais envie de recomposer le film de sa mort rien
que pour refaire tout ce qui a été loupé » ; « c’est insensé de se
dire qu’il manque à tout jamais un bout de l’histoire » ; « je n’ai
pas eu assez de temps pour dire au revoir à Louis » ; « je pleure
tous les jours sur ce que j’aurais pu faire et que je n’ai pas fait
parce que […] à ce moment-là, je ne savais pas […] Personne ne
m’a dit ! »
Pour le père comme pour la mère, il est donc essentiel que
chacun retrouve en lui-même l’écho de ce qui lui a été dérobé,
non seulement par le fait même de la mort de son enfant mais
davantage encore peut-être par les conditions matérielles et
psychologiques entourant cette disparition. Il est tout à fait pri-
mordial pour les parents de pouvoir pleinement s’approprier la
naissance de leur bébé afin de pouvoir également le laisser
mourir. Pour cela, chaque fois, et chaque fois de manière
unique, doit être préservé ce que Christophe Massin (2001)
appelle la « continuité natale ». Celle-ci s’établit habituellement
au travers des étapes successives entourant l’accouchement, qui
constituent les maillons essentiels de la chaîne de la naissance,
et elle s’exprime au travers du sentiment qu’a une mère d’avoir
participé à la mise au monde de son enfant et à son accueil, avec
le père. De l’attention consentie au rythme de ces différentes
phases – descente de l’enfant, engagement, expulsion, ren-
contre sensorielle juste à la sortie, coupage du cordon, expulsion
du placenta, premiers soins sous le regard des parents,
habillage, restitution de l’enfant aussitôt après – dépend la pos-
sibilité de sentir en profondeur la progression de l’accouche-
ment et celle de rester en contact avec l’enfant dans chacune
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 81

des étapes. Or, dans le cas de la mort périnatale, si la finalité


attendue est dramatiquement manquée, le lien entre la nais-
sance et le bouleversement émotionnel habituellement présent
dans cet événement n’est pas pour autant annulé ; il est au
contraire exacerbé en même temps que déplacé par cette émer-
gence brutale de la mort au sein de la vie. Aussi, dans cette
situation, et afin d’offrir la possibilité d’entrer dans un proces-
sus de reconnaissance de l’enfant et des parents en tant que
tels, la continuité natale est tout à fait essentielle à préserver ;
il est toujours possible d’en maintenir une certaine unité pour
peu que les parents et l’équipe médicale s’accordent sur la
manière de faire. Toutes ces équipes hospitalières qui, parce
qu’elles ont été formées et sont soutenues, effectuent un extra-
ordinaire travail d’accompagnement des familles dans les
maternités, savent aujourd’hui avec infiniment de tact, de déli-
catesse et de respect quant à leurs choix personnels, comment
informer les parents sur la vérité et les enjeux de leur situation,
et comment leur demander par anticipation la manière dont ils
souhaitent vivre leur accouchement, tout en leur proposant
quelques pratiques dont on sait à présent, avec le recul et le
témoignage d’autres parents, qu’elles sont de nature à faciliter
ultérieurement la résolution de leur travail de deuil. Il s’agira
par exemple de leur suggérer de prénommer leur bébé, de
recueillir leurs souhaits sur le vécu de l’accouchement, sur le
mode de rencontre avec leur enfant, sur leur désir de le tenir,
de le porter, de le garder avec eux un moment, ce qui est main-
tenant très fréquent. Alors la toilette du bébé sera faite, il sera
habillé avec des vêtements que les parents auront eux-mêmes
apportés, des photographies pourront être prises, de lui seul, de
lui avec sa famille ; un instant d’intimité leur sera offert, tout le
temps nécessaire pour le toucher, le bercer, le regarder, appri-
voiser à leur rythme la réalité de cette mort surgie au cœur de
l’irreprésentable. Ils pourront par la suite lui rendre visite à la
chambre mortuaire avant de récupérer son corps – lorsque cela
est possible – et d’organiser le rituel d’adieu et les funérailles
qui leur conviennent. Car en plus de l’indispensable ancrage
dans le souvenir que nous avons déjà évoqué, la continuité
natale va contribuer à éloigner des parents leurs doutes sur la
filiation en les introduisant à ce sentiment qu’ils restent, y com-
pris dans l’issue mortelle de cette naissance, mère et père de
leur bébé mis au monde. Le sentiment éprouvé de continuité
natale contribuera également à régler, malgré la mort, la
« dette de vie » inconsciente que toute fille, en particulier, a
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82 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

contracté envers sa mère le jour de sa naissance et dont elle


s’acquitte un jour en transmettant elle-même la vie ; faute de
quoi, il n’est pas rare, à l’occasion d’un tel événement, de voir
éclater des conflits mère-fille très intenses, jusque-là contenus
dans la promesse et l’attente inconscientes d’une naissance
dans la famille. Mais devant cet accouchement qui ne suit pas
l’itinéraire prévu, il est capital de ne rien imposer et de laisser
les parents instaurer leur propre rapport au temps. Le contact
continu avec le bébé, sans que les parents ne soient pressés ou
bousculés, offre à ces derniers toutes les chances de pouvoir
retrouver plus tard une cohérence intérieure et le contrôle par
eux-mêmes du sens qu’ils donnent à la vie. Le sentiment de
continuité natale, ressenti de façon unique par chacun en fonc-
tion de sa propre histoire, donne le cadre de réalité et d’intério-
rité à partir duquel pourra ensuite s’opérer le détachement
d’avec son enfant mort.
Si la continuité natale n’a pas pu être vécue au moment de
l’accouchement, il sera capital dans cet autre espace qu’est le
groupe, ultérieurement, de la réinstaurer symboliquement, de
permettre la recomposition des maillons manquants de la ren-
contre et de la séparation d’avec l’enfant, de rétablir finalement
le dialogue et le lien interrompus par la mort ; de faire prendre
forme au silence et à l’absence afin de restituer pleinement
l’évidence de la naissance ; par la composition minutieuse et
précise au travers d’une réalisation personnelle par exemple.
Ainsi la personne endeuillée invente-t-elle sa manière de tra-
duire au dehors d’elle-même l’imperceptible et indicible « pré-
sence » de l’enfant ; une façon de distinguer le plein du vide, la
place laissée de la place offerte pour un avenir ; une façon peut-
être de poser son regard autrement sur l’absence et d’oser lui
proposer de faire sens.
Il importe donc ici de travailler selon l’axe du rétablisse-
ment de l’évidence de la naissance malgré la mort en favoris-
sant :
– l’expression du sentiment de continuité natale à partir de la
cohérence du vécu de la naissance ;
– l’identification du ou des maillons manquants qui auraient eu
du sens ;
– la libération émotionnelle autour de ce qui n’a pas pu être ;
– l’utilisation de toutes les sensorialités pour rétablir symboli-
quement les maillons manquants ;
– la mise en place progressive de l’acceptation du manque de ces
maillons dans la réalité ;
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 83

– la restauration d’une confiance avec le monde empathique et


l’environnement ;
– la possibilité de rétablir une sensation positive avec le temps
vécu dans chaque étape ;
– la formulation de la mise en absence par rapport au bébé à
travers l’expression des conditions symboliques les plus favo-
rables et les plus signifiantes pour un « au revoir ».

Les orientations globales de l’écoute


L’écoute empathique

L’écoute empathique humaniste nous paraît ici fournir un


des outils les plus appropriés à l’indispensable reconnaissance
de l’historicité de la personne endeuillée et de son bébé dans
toutes les formes d’expression. Là où l’objet du deuil a été
dérobé et le matériel émotif souvent réprimé, l’écoute empa-
thique mettant en action l’écho et la résonance, et permettant
la libération émotionnelle pleine et entière, autorise l’accès à
des espaces de la mémoire inconsciemment anesthésiés. Ainsi,
« faire souvenir » de son bébé décédé par la remise en éveil des
sensations corporelles éprouvées avant, pendant et après l’ac-
couchement, mobilise, chez la mère en particulier, des zones
sensorielles archaïques qui favorisent l’élaboration des stimuli
auxquels son inconscient a été soumis alors que son corps, pré-
cisément, se vidait de sa substance vitale. Il s’agit là d’aider à
mener à son terme une véritable « gestation psychique » dont le
deuil est moteur et qui, pour présenter d’étroites analogies avec
la gestation physique, sera d’autant plus symboliquement signi-
fiante, car si l’une prend forme dans le giron maternel tandis
que l’autre se trame dans les replis de l’inconscient, elles s’ac-
complissent toutes deux dans le profond, dans l’intime et dans
le mystère de chacun. Deuil et créativité peuvent ici faire
alliance contre toute attente. Et faire appel tout autant au corps
qu’aux émotions et à l’esprit dans cette inextricable déchirure
de la perte d’un bébé offre des ouvertures propices à retrouver
le sens à donner à sa vie lorsque la mort vient « effacer » de soi
cette vie-là, que l’on était précisément en train de façonner.
A. de Brocca (1997) reprend, pour les adapter au suivi
de deuil, les sept étapes de la communication élaborés par
G. Le Cardinal et J.-F. Guyonnet : la mise en présence ; la défi-
nition du projet ; la qualification des protagonistes ; la réalisa-
tion de l’action prévue ; l’évaluation de l’action ; le partage des
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84 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

bénéfices ; la mise en absence. Il s’agit ici non pas de développer


cette approche en tant que telle, commune à l’accompagnement
du deuil en général, mais plutôt de souligner son importance
dans le domaine du deuil périnatal. En ce qui concerne tant le
lien « accompagnant-accompagné » que celui de la personne
endeuillée avec son bébé, il nous semble capital d’avoir en
mémoire les différentes étapes de ce schéma. Dans cette sphère
de défiance omniprésente où évolue le deuil périnatal, il offre en
effet un cadre suffisamment contenant dans lequel la confiance
peut venir prendre une juste place et grâce auquel la personne
en souffrance pourra, à son rythme, élaborer pour elle-même le
sens de la mort de son enfant puis de la séparation d’avec lui.
Un tel cadre offre de même à l’accompagnant une trame suffi-
samment opérante pour lui permettre, après avoir identifié ses
propres modèles de deuil, de suspendre sa manière habituelle
de percevoir pour entrer dans le modèle de la personne
endeuillée par une juste présence et lui faciliter ainsi la prise de
contact avec les différentes facettes de son manque. Après avoir
mis beaucoup de soin à permettre une « mise en présence » des
protagonistes de la rencontre ainsi que du bébé disparu, il
conviendra bien sûr d’être particulièrement vigilant à l’établis-
sement de la dernière étape, celle de la « mise en absence »,
étape d’une très grande richesse psychologique puisqu’elle per-
mettra de sceller cet « au revoir » qui, dans la plupart des cas
que nous évoquons ici, a été empêché de s’effectuer de manière
habituelle au moment de l’événement.

La grille de lecture analytique

Notre démarche d’accompagnement suppose d’être à


l’écoute de ce qui va émerger des profondeurs de l’être. Il nous
faut entendre ce qui est dit au travers de cette gestation psy-
chique dont la transformation des souffrances et des obscurités,
on le souhaite, aboutira à cette autre naissance attendue, l’is-
sue du deuil. Nous l’avons évoqué plus haut, regarder le cadeau
de la vie dès la conception suppose cette mise en route immé-
diate de l’investissement parental et conditionne précocement
les articulations psychiques autour de la grossesse. En outre,
nous l’avons évoqué également, en donnant la vie, nous ne fai-
sons jamais que transmettre ce que nous avons reçu. C’est sou-
vent le moyen de « faire ses comptes », de régler ses « dettes »,
et cela selon un fonctionnement propre à l’inconscient qui pré-
vaut sur toute logique rationnelle. La période périnatale mobi-
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 85

lise ainsi largement les couches profondes de la mémoire, et le


mystère de la transmission de la vie propulse alors dans l’es-
pace inconnu et inquiétant des comptes « non expurgés » de l’en-
fance, fréquemment réactivés à l’occasion d’une naissance. Que
deviendra ce « règlement de compte » intérieur lorsque la mort
surgira à la place de la vie attendue ? La mobilisation incons-
ciente des couches profondes ne sera certes pas annulée, elle
sera tout au contraire accentuée et jetée dans la tourmente de
la douleur. L’écoute du champ de cette activité psychique amè-
nera par exemple à repérer la marque d’une blessure narcis-
sique terriblement intense, chez la mère comme chez le père,
souvent déplacée dans le temps pour ce dernier. De plus,
chacun porte en sa mémoire profonde la trace d’un amour incon-
ditionnel et intemporel dont il a goûté l’instant de plénitude à
sa naissance et dont il garde la nostalgie inconsciente. La gros-
sesse vient très tôt chez la femme mobiliser à son insu l’espoir
de « retrouvailles » avec ce « paradis perdu ». Mais ce pacte
d’amour implicite, trahi par la mort prématurée, viendra alors
se fracasser contre l’histoire traumatique de la personne
endeuillée, la laissant désemparée face à la croyance de l’irré-
parable.

Vers l’issue du deuil


Dans le champ expérimental du suivi de deuil périnatal, au
carrefour parfois imbriqué de la thérapie et de l’entraide
sociale, l’affirmation, énoncée au début, que ce deuil est bien un
deuil comme les autres, un deuil à part entière, se confirme
chaque fois davantage au travers des rencontres avec les
endeuillés. Il s’agit donc pour nous, accompagnants, de faire en
sorte que les personnes puissent s’approprier au mieux pour
elles-mêmes cette réalité, qu’elles puissent légitimer pleine-
ment leur souffrance tout en procédant à cette habituelle et
indispensable redéfinition dans le deuil de leur rapport à elles-
mêmes ; il leur faut réapprivoiser ce « je » qui s’ouvre à une nou-
velle identité, là encore comme dans tout autre deuil,
précisément, mais dans la particularité de l’établissement d’une
distance avec le déni institutionnel qui entoure cette perte non
reconnue comme telle. Sortir de l’état de souffrance intense de
ce type de deuil suppose donc à un moment de pouvoir « lâcher »
intérieurement sur l’exigence de reconnaissance sociale et
légale de son bébé, et de retrouver en soi l’énergie de départ
mise au service de la grossesse pour la basculer sur le réinves-
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86 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

tissement du désir de la vie. Gardons-nous bien toutefois de


croire que l’annonce d’une nouvelle grossesse arrivant rapide-
ment après le décès d’un bébé soit suffisante pour constituer un
indicateur de résolution du deuil. Si ce critère est peut-être
nécessaire, cela n’est d’ailleurs pas certain, il faut davantage se
tourner vers des signifiants communs à tous les deuils tels que
la réadaptation sociale, intellectuelle et affective de la personne
endeuillée. Là comme ailleurs, sortir nécessite d’être sujet de
son histoire et acteur d’un mouvement ; cela implique égale-
ment d’être différent après qu’avant. Dans l’approche du suivi
de deuil périnatal, d’après notre expérience, il s’avère que le
groupe d’entraide semble particulièrement adapté à la dyna-
mique recherchée. Les outils de base du groupe que sont le
récit, l’écho et la résonance se font très efficacement les média-
teurs par lesquels il est possible à la personne endeuillée de se
rencontrer de nouveau elle-même. Dans ce type de deuil, nous
avons affaire à des couples jeunes ou relativement jeunes, et
nous notons qu’il est rare d’avoir à gérer chez ces personnes des
deuils déjà enkystés ou pathologiques. Leur état est fréquem-
ment le reflet de leur demande initiale – « rencontrer d’autres
personnes ayant vécu la même chose » – et pointe toujours cette
problématique centrale du déni de l’objet de leur deuil et de leur
douleur. À ce moment-là, le groupe d’entraide peut représenter
de manière privilégiée l’environnement social dont les per-
sonnes ont besoin pour rompre la conspiration du silence ins-
tallée autour d’elles. C’est au sein de ce même groupe d’entraide
que l’écho et la résonance, précisément dans le cas du deuil
périnatal, permettent de procéder en quelque sorte à une ritua-
lisation compensatoire et d’opérer une reconstitution imagi-
naire du bébé mort. Le groupe fait ainsi accéder à la
symbolisation de l’existence de l’enfant pour enfin le laisser
mourir. Au fil des séances, il devient le lieu où se construit la
socialisation du bébé, de la mémoire, de la souffrance et des
deuils, du père comme de la mère.

Conclusion
Aider à mettre un nom, une existence, une trace, un souve-
nir, presque un sourire de l’avoir retrouvé ; alors un bébé se des-
sine, prend forme, fait corps, jaillit et finalement pousse un cri !
Non pas celui de la vie attendue mais peut-être celui de
l’amour ; non pas davantage celui de la joie d’un regard plein de
promesses mais peut-être celui de l’être jeté malgré la mort
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LE SUIVI DE DEUIL LORS D’UN DÉCÈS PÉRINATAL 87

dans la conjugaison de l’humanité ! Accueillir, écouter, témoi-


gner, faire alliance, susciter la confiance, redonner espoir…,
voilà qui n’est certes pas spécifique à l’accompagnement du
deuil périnatal ni même du deuil tout court, mais qui est peut-
être simplement essentiel dans la traversée de cette indicible
douleur de l’arrachement d’un petit être en complet devenir, où
seul l’anéantissement de la raison répond en écho au champ
dévasté de la conscience. La plus grande complication du deuil,
c’est d’être empêché de le faire ; et si ce deuil est bien un deuil
à part entière, comment alors faire son deuil de ce qui « n’a pas
existé » ? La parole magique d’une négation suffit trop souvent
à agencer le confort dans lequel s’est installé celui qui a déjà
arrangé son système intérieur et se trouve dérangé par une
mise en évidence nouvelle. Pourtant, il s’agit là d’une question
qui ne peut plus s’ignorer ni se laisser de côté. Et il faut bien ris-
quer, là aussi, une parole, ce que je fais ici en écrivant, pour
inventer quelque chose de nouveau qui rende à l’homme sa
dignité, qui lui rappelle – ainsi que le dit Jean-Bertrand
Pontalis dans L’enfant des limbes (1998) – que « rien de ce qui
est humain ne devrait lui être étranger et que l’on peut ne pas
être fini et pourtant être là, hors du temps mesurable comme de
l’éternité ».
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Dalith Castiel et Françoise Kaminer

L’accueil téléphonique

L’accueil au centre, comme la plupart des standards télé-


phoniques, est un lieu de premier contact aussi bien avec des
malades, des familles, des personnes en deuil, que des profes-
sionnels de différents secteurs. L’accueil est à la fois un poste
d’information et d’orientation, et un espace d’écoute.
On ne peut pas prévoir à l’avance de quelle nature sera l’ap-
pel. L’activité de ce secteur est souvent morcelée, les appels se
suivent, se superposent, se bousculent et ne se ressemblent pas.
Il peut s’agir aussi bien d’un médecin qui souhaite parler à un
collègue, de l’entourage d’un malade qui demande de l’aide, d’un
appel privé destiné à membre de l’équipe, d’un hôpital avec
lequel nous travaillons, de demande de renseignements d’un
fournisseur qui fait des offres de service. La gestion des appels
demande donc une grande disponibilité d’esprit, une faculté
d’adaptation afin de percevoir rapidement la nature de chaque
appel pour le traiter humainement et efficacement.
Parmi plusieurs activités, notre centre propose un accom-
pagnement de personnes en deuil. L’accueil devient ainsi un des
maillons de la chaîne de soutien de deuil, il est le premier lieu
d’écoute de personnes qui souffrent. La première impression de
ceux qui nous appellent sera déterminante pour la suite des
démarches qu’ils seront prêts à entreprendre. Ce premier
contact induira le désir de poursuivre des entretiens avec un
membre de l’équipe de soutien de deuil. Ou bien à l’inverse, il

Dalith Castiel et Françoise Kaminer, chargées d’accueil au Centre


François-Xavier Bagnoud.
Xp/Accompagner 8/10/09 10:16 Page 90

90 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

provoquera une prise de conscience de la difficulté à s’engager :


« Je ne me sens pas prête », « je veux y réfléchir et je vous rap-
pellerai. » Il arrive que des rendez-vous, difficilement pris,
soient ensuite annulés.
Il faut aussi déterminer dès ce premier entretien si la per-
sonne qui fait appel au centre relève bien du domaine de com-
pétence des membres de l’équipe de soutien de deuil.
Sommes-nous les bons interlocuteurs ? Pouvons-nous lui appor-
ter l’aide qu’elle attend de nous ? Il est parfois préférable, par
rapport aux difficultés entendues, de la réorienter vers d’autres
professionnels. Le rôle de l’accueil est déterminant lors de ce
premier contact : l’enjeu est en effet de trouver le juste équilibre
entre le respect de la personne endeuillée, l’orientation correcte
et la mission du centre.
Nous nous interrogeons souvent sur l’importance et la
curieuse place du téléphone qui rapproche deux interlocuteurs
qui ne se connaissent pas mais qui pourtant vont partager
beaucoup d’intimité, de connivence et d’émotion. La sonnerie
qui retentit reste neutre, impersonnelle ; elle fait partie de l’am-
biance sonore ; elle ne surprend pas, n’étonne pas ; elle est
attendue. Sacha Guitry faisait la réflexion suivante : « On vous
sonne et vous répondez ! »
Aujourd’hui, répondre à un appel téléphonique, à une son-
nerie impérieuse, est un geste naturel. On arrête tout et on
répond docilement, sans souci de hiérarchie ou de convenance.
Le geste de tendre le bras ne demande pas de concentration,
c’est un réflexe simple. Ce qui devient plus difficile, c’est de
concentrer son esprit, de centrer son attention, de mettre « ses
capteurs en éveil ».
La tournure et la durée de ces entretiens ne sont pas pré-
visibles. Certaines personnes parlent peu et semblent se conte-
nir ; d’autres au contraire se livrent au-delà de ce qu’elles
avaient l’intention de dire ; d’autres encore s’en tiennent aux
informations minimales. La plupart de celles qui appellent font
le récit de ce qui leur est arrivé tout naturellement, sans se sou-
cier de la personne qui les écoute. Ont-elles l’impression d’avoir
affaire à des spécialistes ? Certaines personnes réalisent
qu’elles se sont livrées au-delà de ce qu’elles pensaient : « Ce
que je vous dis là, je n’en avais jamais parlé jusqu’à présent. »
C’est peut-être la première fois que la personne qui appelle
se sent écoutée, encouragée à s’exprimer. Elle perçoit que sa
détresse et ses difficultés sont entendues, elle peut parler libre-
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L’ACCUEIL TÉLÉPHONIQUE 91

ment et ne manque pas de témoigner sa reconnaissance et son


soulagement d’avoir pu « déposer son fardeau ».
Tentons de caractériser différents types d’appel 1.

L’appel minimal : « Bonjour, je voudrais un rendez-vous. »


L’appel se veut court, concentré et efficace. Cet appel qui peut
paraître banal a sans doute demandé beaucoup d’efforts et je
sens que l’appelant aurait aimé régler rapidement quelque
chose de lourd. Mais voilà, je suis là et je romps le processus, j’ai
l’impression de casser quelque chose de préétabli. Je dois pour-
tant aller plus loin dans cette rencontre et expliquer que nous
ne donnons pas de rendez-vous immédiatement et que j’ai
besoin pour l’orienter, le conseiller, de connaître un peu son his-
toire, le motif de son appel : quelle est sa demande, comment a-
t-il connu notre centre, qui l’envoie ?

L’appel avalanche, cataracte, déversoir. Il faut alors essayer


de trouver dans ce trop-plein de mots l’origine des problèmes
qui ont nécessité la prise de contact. Tout en écoutant, j’ai tou-
jours une hésitation, un grand dilemme : dois-je continuer à
être une oreille écoutante et quasi passive ? Dois-je me laisser
emporter par ce flot tout en essayant de suivre la narration
sans me noyer, sans me laisser submerger par ces vagues de
paroles qui m’entraînent loin, ou bien faut-il essayer d’abréger
le monologue dès qu’une brèche arrive ? Par respect pour la per-
sonne qui parle, je choisis d’écouter et de tout accueillir : la
confusion, l’incroyable, le mystère, la douleur, le désespoir, la
colère, la tristesse, la solitude, le découragement et cette lueur
d’espoir qui germe. Je m’interroge sur la motivation qui pousse
une personne inconnue à se confier, à se raconter à une autre
personne inconnue en utilisant le téléphone. Bien qu’anonyme,
l’écoutant représente une institution et c’est sans doute à cette
légitimité que l’appelant se réfère : il existe un lieu où un appel
peut trouver sa place. Cette longue écoute m’a fait entrer dans
l’intimité et dans la situation difficile de l’appelant et mainte-
nant, je peux trouver le fil conducteur pour poser la bonne ques-
tion et cerner la demande qui va se clarifier. Bien souvent, le
fait de « tout raconter » a permis à la personne elle-même d’y
voir plus clair pour affiner sa demande.

1. Nous sommes deux à remplir cette fonction, mais pour marquer


cette proximité téléphonique, nous parlerons ici à la première personne
du singulier.
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92 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

L’appel catastrophe : « Mon amie s’est pendue ! Une amie de


cœur de trente ans. Le psy me dit que je dois accepter le deuil
puisque c’est son choix et qu’elle ne souffre plus. Mais c’est moi
qui souffre maintenant, la moitié de moi est partie. »
Que faire de cette souffrance et comment recevoir trente
ans de deux vies qui se sont rencontrées et qui se chevauchent ?
Il y a des tronçons de vie de la personne suicidée et des mor-
ceaux éclatés de la personne abandonnée qui crie sa douleur. Je
reste neutre, car ces morceaux d’histoire qui arrivent ne me per-
mettent absolument pas d’avoir une vue d’ensemble. J’entasse,
j’accumule, je prends, j’entends, je suis un réceptacle. Peu
importe le tumulte du passé, ce que je retiens c’est : « Je vis un
enfer. » Ma présence silencieuse signifie ma disponibilité : j’ai
tout mon temps, je peux tout entendre, je ne juge pas. Sa
demande va se clarifier, va jaillir : « Aidez-moi, je veux rencon-
trer des personnes qui ont vécu la même chose. »

L’appel maladroit et si touchant : « J’ai perdu quelqu’un. »


Avec délicatesse et tact, je vais essayer d’en savoir plus sans
toucher à ce que je perçois de la fragilité de l’appelant.

Une simple visite pour venir retirer un dossier d’admission,


une invitation à s’asseoir, et je vais découvrir une situation
complexe. Cette dame qui s’occupe du retour de sa maman à
domicile en soins palliatifs doit aussi s’occuper des démarches
administratives pour prendre sous tutelle son jeune frère han-
dicapé. Je suis émerveillée par la simplicité, la générosité de
cette personne qui fait son « devoir » avec naturel et tellement
de gentillesse.
Si recevoir, entendre le dire de la souffrance, peut aider à
alléger le fardeau des appelants, l’accueil téléphonique joue
tout à fait ce rôle.
La distance qui me sépare de mon interlocuteur et son ano-
nymat lui permettent sans aucun doute de parler avec plus de
liberté comme si moi, l’écoutant l’inconnu, je n’existais pas ;
c’est ce que je ressens lorsque trop de vie, trop d’histoires se
racontent. Je suis une personne invisible et non identifiée. C’est
cette position d’inconnu, de personnage neutre, qui libère la
parole. On peut imaginer que d’autres endeuillés utilisent l’écri-
ture pour évacuer, ou d’autres formes d’expression comme le
dessin, la peinture, le chant, le sport ou la rencontre d’amis.
L’écoutant sait que son rôle n’est pas de chercher une solu-
tion, ni de conseiller, ni de s’émouvoir ou de pleurer avec l’ap-
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L’ACCUEIL TÉLÉPHONIQUE 93

pelant : sa mission est d’écouter, avec cette sorte d’écoute qui le


pousse à « disparaître », à « s’effacer » derrière une discrète pré-
sence qui signifie : « Va, tu peux tout dire, je suis là pour toi, ton
histoire m’intéresse, prends ton temps, je t’écoute. » Ce temps
de parole, temps précieux, espace de liberté et de confiance,
offre à l’appelant une chose qui se raréfie : le temps. Il faut
savoir se taire, laisser s’installer le silence, des temps de pause,
pour offrir un espace calme, accueillant et respectueux, à la per-
sonne désireuse de s’exprimer à son rythme.
Et lorsqu’à la fin d’une écoute téléphonique, la personne
dit : « Merci », je reçois ce mot avec surprise et gêne mais je sais
que j’ai réussi, que le but est bien atteint, qu’une étape impor-
tante a été franchie dans la rencontre.
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Camille Baussant-Crenn

Accompagner le deuil :
quelles pratiques
pour quels accompagnants ?

Le présent article est issu d’un travail portant sur les pra-
tiques de professionnels – psychologues, assistante sociale, ani-
matrice – et de bénévoles qui font de l’accompagnement de
deuil. Le but de cette recherche était d’éclairer la façon de
conceptualiser et de traiter le suivi de personnes en deuil par
des praticiens de l’accompagnement, dans les situations de
deuils « simples » comme dans celles où le travail de deuil est
gelé ou entravé. Il s’agissait de recueillir et de clarifier les
points suivants : quelle visée se donnent les praticiens du point
de vue de l’accompagnement ? Formulent-ils un diagnostic en
fonction de chaque situation de deuil ? Sur quelles bases théo-
riques s’appuient-ils ? Quelle pratique mettent-ils en œuvre ?
La démarche retenue a été celle d’une enquête par entre-
tiens semi-directifs (enregistrés, transcrits puis analysés). Le
texte qui suit présente les données recueillies (auprès de sept
psychologues, une assistante sociale, une animatrice et trois
bénévoles), ainsi que leur interprétation.

Il se dégage de l’ensemble des entretiens que les praticiens,


quelle que soit leur formation théorique et professionnelle, ont
la même intention : soutenir la personne frappée par un deuil

Camille Baussant-Crenn, psychologue.


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96 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

dans la traversée de cette période. Cette attitude consensuelle


montre que le premier élan des accompagnants semble être
celui de la solidarité humaine : il s’agit d’aider un autre accablé
par la tristesse du fait de la mort d’un être cher, de lui tendre
la main, de ne pas le laisser seul dans la souffrance. Cette soli-
darité correspond d’ailleurs au mouvement, inspiré en partie de
la médicalisation de la mort qui, face à cette tendance contem-
poraine de rejet du deuil social (Thomas, 1993), propose d’assu-
rer un soutien aux endeuillés afin qu’ils puissent réaliser leur
travail de deuil.
Ainsi, les praticiens cherchent non pas à combattre l’ex-
pression du chagrin corrélative au deuil, mais au contraire à
l’accompagner, à témoigner d’une empathie à l’égard de celui
qui souffre, à lui proposer attention et écoute. Cette attitude
humaniste trouve une voie de satisfaction quand l’endeuillé
reprend goût à la vie, (ré)investit des activités, des relations. La
personne va mieux et le praticien y a contribué. Les manifesta-
tions d’un mieux-être de la part de l’endeuillé constituent cer-
tainement une gratification au travail de l’accompagnant.
L’enthousiasme dont la plupart des interviewés ont fait preuve,
durant les entretiens, à décrire leur activité, à rechercher des
situations cliniques, à démontrer l’utilité de leur action, peut
rendre compte de l’aspect gratifiant qu’ils trouvent dans leur
exercice.
Il me semble d’ailleurs que c’est cette dimension, entre
autres, qui permet au praticien de poursuivre, dans le temps,
son activité. J’ai été très surprise de constater qu’une seule
interviewée, psychologue, a exprimé un sentiment de désarroi
face à certaines situations, dans cette confrontation répétitive à
la tristesse provoquée par un deuil. Une des bénévoles a évoqué
de façon plus allusive le poids d’un entretien de deuil car il
demande « de beaucoup plus supporter 1 ». Supporter quoi ?
Elle n’en dit rien.
Mon étonnement – à entendre si peu parler de la lourdeur
que peut parfois représenter ce travail – a sans doute été d’au-
tant plus important que, de par mon exercice professionnel
dans ce champ, j’ai pu me sentir touchée par la détresse de cer-
tains endeuillés et j’ai parfois éprouvé une impression de satu-
ration, également évoquée de la part de nos collègues. Peut-être
que le temps, plus ou moins important suivant les praticiens,

1. Toutes les phrases en italique sont des propos extraits des entre-
tiens.
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ACCOMPAGNER LE DEUIL 97

consacré à cette activité explique en partie un vécu différent : la


confrontation quotidienne à des personnes en deuil n’a sans
doute pas le même impact qu’un exercice à temps partiel.
Cependant, il me semble que cette part de réel que constitue la
mort d’un proche – qui nous concerne tous – ainsi que la tris-
tesse qu’elle engendre, peut par la fréquence de sa répétition,
atteindre par moments le praticien. Lorsque cette même psy-
chologue s’interroge sur sa propre réaction dans une situation
analogue (« ce que je trouve difficile dans ce travail, c’est la
détresse lorsqu’elle sort massivement, j’avais parfois du mal à
l’encaisser ; il y avait des moments d’une lourdeur, d’une tris-
tesse, on avait envie de pleurer avec eux eux, on était là à rava-
ler ses larmes et en même temps à se demander quoi faire,
comment continuer à vivre comme ça »), faut-il considérer ce
mouvement d’identification comme un phénomène isolé ou bien
a-t-il été abordé par les autres praticiens ? Il apparaît que ceux-
ci ont relativement peu développé ce qu’il en est de leurs atti-
tudes contre-transférentielles, c’est-à-dire de leurs réactions et
des affects suscités par la personne qui consulte. Il pourrait être
intéressant, dans un autre travail, d’explorer cette dimension.
Selon nombre d’accompagnants, offrir un soutien, une
écoute exige certaines conditions. Ainsi, la notion d’accueil
semble fondamentale et revient de façon plus ou moins insis-
tante dans les propos des praticiens. L’endeuillé est présenté
comme particulièrement fragilisé, en proie à une intense tris-
tesse qui vient profondément perturber ses repères. Une atti-
tude d’accueil bienveillante, voire chaleureuse, sert de bases à
l’accompagnement de deuil. Pour certains même (« écoute et
accueil des endeuillés, c’est la base de tout » ; « écoute globale,
écouter le corps, la personne va être sensible à cette communica-
tion non verbale » ; « je cherche à être présente à leur rythme, je
ne vais pas les questionner, les pousser dans quelque chose de
difficile, mais m’attendre à ce qu’il y ait une émotion »), cet
accueil ne se réduit pas uniquement à la façon d’être, il
concerne également le lieu. Celui-ci doit être accueillant, rassu-
rant par les couleurs, le mobilier, la disposition, afin de créer un
espace contenant, sécurisant. Tout cela constitue un cadre
essentiel au soutien de la personne en deuil qui peut, selon les
praticiens, trouver du réconfort et s’autoriser, de ce fait, à expri-
mer ses émotions.
Cette disposition de l’accompagnant et le dispositif qu’il
met en place ne sont pas sans évoquer la constitution d’un
espace transitionnel qui offre une possibilité d’extérioriser l’es-
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98 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

pace psychique interne du sujet en permettant par là même un


travail de figuration des affects, la reprise d’une activité de liai-
son entre affects et représentations.
D’ailleurs, le terme d’« étayage », assez fréquent dans les
propos des praticiens, professionnels ou bénévoles, semble
confirmer le rôle protecteur de l’accompagnant. Ce dernier, en
offrant à l’endeuillé démuni un appui, assure une fonction
contenante et protectrice. Cet appui, solide et bienveillant, sur
lequel peut se reposer la personne en deuil, lui permet de dépo-
ser sans risque une parole, de penser à la perte, au manque, au
défunt, de (re)lancer le processus d’élaboration psychique. Cet
aspect protecteur renvoie parfois nettement à une fonction
maternante de l’accompagnant : « le nourrissage narcissique »
réalisé par une psychologue induit fortement cette idée. Cette
dimension féminine et maternelle s’explique-t-elle en partie par
la forte représentation des femmes dans mon échantillon (dix
femmes, un homme) ou est-elle intrinsèque à la fonction d’ac-
compagnant de deuil ?
La fonction de contenant donne également lieu à toutes
sortes d’images, notamment de la part d’un praticien qui se
déclare être comme « une poubelle, un contenant destiné à l’in-
cinération ». Surprenantes représentations de soi qui s’avèrent
d’ailleurs justifiées ou non par le comportement. Dans cet
exemple, il m’est apparu – et les confidences le confirment – que
des événements personnels interfèrent et provoquent de telles
images. Les représentations de « poubelle » et de « tamis » sont
rapportés par une autre accompagnante, mais issues des propos
d’une endeuillée. Il semble que le praticien peut représenter ce
réceptacle capable non seulement de tout recevoir, mais aussi
de trier et de restituer « les richesses » de l’individu, réalisant
ainsi une véritable purification, une catharsis.
Aussi, la distinction qui peut être relevée entre les diffé-
rents praticiens ne concerne pas la nature de leur intention,
mais s’avère plutôt en lien avec leur formation et leur référent
théorique, ces derniers représentant un cadre qui oriente
l’écoute et permet une lecture de la situation.
L’orientation théorique s’intrique fortement avec la forma-
tion initiale du praticien. En effet, tous les psychologues de
l’échantillon font référence principalement à la théorie psycha-
nalytique. Ils appréhendent le discours de chaque sujet à partir
de ce modèle explicatif du psychisme ; ils sont attentifs à ce qui
témoigne de chaque inconscient. Leurs propos sont d’ailleurs
largement émaillés de concepts spécifiques à cette théorie
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ACCOMPAGNER LE DEUIL 99

(« refoulement, complexe d’Œdipe, mécanismes d’introjection,


mécanismes d’identification, narcissisme, catégories du symbo-
lique, de l’imaginaire, du réel ») pour rendre compte des proces-
sus psychiques à l’œuvre chez les personnes qu’ils rencontrent.
Une seule psychologue évoque d’autres modèles, cognitifs et
comportementaux (« j’ai fait d’autres choses, de la Gestalt, du
psychodrame, une formation au stress post-traumatique, j’ai fait
le stage avec Gilles Deslauriers qui a ses outils »), lesquels s’avè-
rent rarement utilisés dans sa pratique et encore plus rarement
repris pour éclairer sa clinique.
Cette référence prépondérante à la psychanalyse semble
trouver une explication dans le fait qu’elle représente le modèle
théorique dominant enseigné dans les universités françaises
formant les psychologues cliniciens. Les autres accompagnants
déclarent tous avoir une connaissance, plus ou moins approfon-
die, de la psychanalyse. Cependant, ils font également appel à
d’autres référents théoriques (école canadienne d’accompagne-
ment du deuil, modèle rogerien, analyse transactionnelle, pro-
grammation neurolinguistique, psychosynthèse) qu’ils mettent
en œuvre dans leur pratique d’accompagnement. Par exemple,
la référence au modèle canadien apparaît très nettement quand
il s’agit de la coanimation de groupes d’entraide.
Il me semble ici intéressant de souligner qu’une des béné-
voles interviewées insiste sur la différence entre « l’accompa-
gnement naturel » qu’elle pratique et « un accompagnement
médical, psychologique » réalisé par un professionnel. Cette
franche distinction entre une attitude chaleureuse, humaine,
empathique, et une position « d’expert », distante et technique,
rend compte, bien sûr, des représentations qui l’habitent eu
égard à sa pratique – en tant que bénévole – d’accompagnement
d’endeuillés comparée à celle d’un psychologue ou encore un
médecin. Mais cette revendication d’un accompagnement
« naturel », dégagé de toute psychologisation, médicalisation,
théorisation du deuil, vient en fait masquer l’exploitation d’un
référentiel théorique et d’outils spécifiques auxquels elle fait
cependant appel, comme elle le signifie un peu plus tard dans
l’entretien.
Il apparaît donc que la théorie constitue un cadre pour
chaque praticien : elle donne des repères quant au processus
d’un deuil, aux répercussions psychologiques et sociales, aux
mécanismes de protection et d’adaptation en jeu pour y faire
face. D’ailleurs, la formation est présentée comme une nécessité
pour tous les accompagnants dont l’écoute ne s’appuie pas sur
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100 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

la seule bonne volonté. Elle permet de se situer à une juste dis-


tance de la personne et constitue un garde-fou qui rend possible
la disponibilité d’écoute d’un individu dans sa singularité tout
en étant vigilant aux pièges de phénomènes tels que l’identifi-
cation ou la projection. À ce titre, la formation continue revêt
une importance non négligeable pour les praticiens. Outre la
lecture d’ouvrages et d’articles traitant du deuil, qui représen-
tent de précieux repères, les temps de supervision, d’analyse de
pratiques ou de groupe Balint correspondent à des moments
essentiels d’échanges, de comparaison, de confrontation, d’ana-
lyse et de conceptualisation, entre praticiens. D’ailleurs, cer-
tains psychologues expriment un sentiment de solitude dans
leur exercice professionnel (c’est le cas par exemple quand le
praticien est seul à mener ce type d’entretiens), ou un regret de
ne pas prendre plus de temps en équipe pour un travail d’arti-
culation théorico-clinique.
La formation, en tant qu’ensemble de connaissances théo-
riques et de pratiques, façonne donc le praticien et n’est pas
sans répercussions sur son accompagnement. Toutefois, chaque
praticien présente ses « caractéristiques » propres, imprime sa
singularité en fonction de sa formation mais aussi de ce qu’il
est, en tant que sujet, avec son histoire, sa personnalité.
L’intention et la représentation de l’accompagnant sur ce qu’il
peut offrir vont ainsi orienter l’entretien.
Il se dessine aussi, en schématisant quelque peu, des diffé-
rences entre les psychologues et les autres praticiens quant à la
façon d’orienter à leur prise en charge. Les premiers centrent
surtout leur intérêt et leur écoute sur la souffrance toujours
articulée à ce qu’ils ont repéré de la structure psychique du
sujet. Ils tentent de mettre au jour la qualité du lien inconscient
unissant le sujet au défunt, les divers mécanismes psychiques à
l’œuvre, leur intrication avec cette structure. Ainsi, comme le
montrent les données (« relancer quelque chose du processus
psychique, qu’il y ait à nouveau de la mobilité, de la fluidité psy-
chique, que la personne ne soit plus enferrée dans ces représen-
tations dont elle a à peine conscience », « permettre à la personne
en deuil de retrouver quelque chose de son désir ou du désir pour
quelqu’un »), ils soutiennent la « reconstruction psychique » du
sujet dont l’organisation psychodynamique a été fortement
ébranlée, voire a pu s’effondrer. Aider à relancer le processus
psychique, soutenir ou restaurer le désir, stimuler l’activité de
symbolisation de la perte caractérisent l’axe de travail des psy-
chologues. Les autres accompagnants, sans négliger la dimen-
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ACCOMPAGNER LE DEUIL 101

sion psychologique, se préoccupent davantage de l’ici-et-main-


tenant, de ce qui peut soutenir l’endeuillé dans son quotidien,
ainsi que le déclare cette animatrice : « Je situe mon aide sur le
plan de la vie de tous les jours, la vie en société, la vie en rela-
tion avec d’autres. » Leur action s’inscrit davantage dans une
perspective psychosociale, c’est-à-dire qu’elle touche un sujet
faisant partie d’une société. Elle permettra aussi peu à peu une
inscription symbolique de la perte alors que ce dessein n’est pas
toujours sciemment poursuivi. Néanmoins, cette action pré-
sente ses limites, notamment dans les situations de deuils gelés
ou compliqués qui renvoient à des processus psychiques com-
plexes et nécessitent l’expérience d’un psychologue formé au
décryptage des phénomènes psychologiques et à même de
conduire la personne dans un travail psychothérapique.
Bien entendu, ces deux catégories sont ici distinguées de
façon très formelle et artificielle : les psychologues s’attachent
également à soutenir l’endeuillé face à ce qu’il vit dans le pré-
sent et les autres praticiens repèrent parfois très finement des
éléments structuraux s’intriquant aux manifestations du deuil.
Par conséquent, l’accompagnement peut prendre des voies
sensiblement différentes suivant le praticien qui mène l’entre-
tien. En cela, l’offre peut structurer la demande du consultant,
en ce sens que suivant sa formation, l’accompagnant aura ten-
dance à orienter le cheminement de la personne en deuil. Il
n’est pas rare que les psychologues, ainsi que certains prati-
ciens ayant bénéficié d’une formation psychologique pointue,
cherchent dans certaines situations à faire émerger chez l’en-
deuillé une demande de psychothérapie ou d’analyse. Parfois, il
apparaît même – et ces psychologues le confirment – qu’un cer-
tain nombre des soutiens de deuil se transforment en psycho-
thérapies sur plusieurs années.
Cependant, il y a lieu de s’interroger aussi sur le bénéfice
pour un même endeuillé à être reçu par tel ou tel praticien (psy-
chologue, autre professionnel, bénévole). Ce bénéfice peut-il
s’évaluer ? Par qui ? Concrètement, la personne en deuil
s’adressant à une institution n’a pas vraiment le choix de l’ac-
compagnant, car souvent une seule catégorie de praticien est
représentée. Cela ne dépend-il pas aussi de la nature de la
demande ? Le psychologue est-il l’interlocuteur approprié pour
une personne désirant rencontrer un endeuillé ? Jusqu’où un
bénévole peut-il être aidant quand la personne pressent que le
deuil qu’elle traverse vient mettre au jour ou exacerber une
souffrance d’un autre ordre, le plus souvent ancienne ?
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102 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

Ce dernier point me permet de m’arrêter un instant sur la


notion d’accompagnement et sur ce qu’elle recouvre. L’acception
première, dans le dictionnaire Robert, est la suivante : « Action
de se joindre à quelqu’un pour aller où il va en même temps que
lui ». Ainsi le praticien cheminerait-il auprès de l’endeuillé, à
son rythme, en allant dans sa direction. Il serait « à côté » et ne
ferait rien d’autre. Or, il apparaît de façon très claire dans les
entretiens que le praticien – même si certains déclarent dans
un premier temps « se laisser guider » par l’endeuillé, « ne pas
avoir de projets préétablis » – mène l’entretien ou anime le
groupe en partant toujours de la parole du patient. Il indique la
voie en définissant le cadre, en structurant l’entretien grâce à
certaines techniques telles que la reformulation ou la réso-
nance. De même, l’évaluation de la structure psychologique et
des mécanismes de défense oriente le projet thérapeutique et la
façon d’intervenir du praticien.
Un autre terme, souvent utilisé par les accompagnants, est
celui de « suivi », défini comme : « [Ce] qui se fait de manière
continue ; action de suivre, de surveiller pendant une période
prolongée, en vue de contrôler. » Ici, c’est la question du temps
qui est mise en avant, ainsi que l’attention portée à l’objet. Le
rôle actif du praticien, là encore, est manifeste dans la mesure
où sa surveillance a pour but de vérifier l’évolution d’une situa-
tion.
Mon attention a été retenue également par le discours des
praticiens sur le deuil. D’emblée, tous rappellent qu’il s’agit
d’un phénomène « normal », même si ses manifestations évo-
quent plutôt la « maladie ». Cette affirmation appelle d’ailleurs
assez peu de développement et ne s’encombre pas de descrip-
tions. Cette évidence est à rappeler aux endeuillés – « faire tou-
cher du doigt qu’ils vivent quelque chose de normal et qu’ils sont
en transformation » ; « chercher à ce que l’autre prenne
conscience de la normalité du deuil » – qui peuvent douter de
leurs réactions, d’autant que la pression sociale aurait tendance
à clore cette « affaire » au bout de deux ou trois mois. Les accom-
pagnants semblent ainsi être les porte-parole du mouvement
dont j’ai parlé au début de ce chapitre, qui vise à faire évoluer
les mentalités à l’égard de la mort.
Cependant, le déroulement d’un deuil subit des avatars qui
peuvent le perturber. Jamais le terme d’anormalité n’est pro-
noncé : un deuil peut devenir compliqué, voire pathologique – la
distinction n’est pas toujours clairement établie par les prati-
ciens, surtout bénévoles – selon les actuelles catégories définies
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ACCOMPAGNER LE DEUIL 103

dans la littérature. Les accompagnants pensent que leur action


s’avère préventive : ils sont vigilants à l’égard des éventuels fac-
teurs de complication qui peuvent entraver le processus de
deuil ou des manifestations signant un tel phénomène. Dans ce
dernier cas, le deuil paraît ne plus être traité de la même façon
et l’endeuillé aussi ; ce dernier sera souvent orienté vers un spé-
cialiste (psychologue ou psychiatre), comme le déclarent les
interviewés : « Ce qui me conduit à suggérer de voir un psycho-
logue pour retravailler ce qu’il en est de ces points de cristallisa-
tions, des difficultés, des souffrances dont la personne s’est
aménagée » ; « je les encourage à aller voir quelqu’un de plus cos-
taud » ; « je dis ici qu’on peut travailler sur le deuil, mais si
après on a besoin d’un travail plus approfondi, il faut s’adresser
à l’extérieur. » De même, l’accès au groupe semble remis en
cause si l’évaluation du praticien aboutit à un tel diagnostic :
« Il y a d’autres personnes chez qui on sent des choses très
lourdes et chez qui on sent aussi que ce serait trop lourd dans un
groupe, elles seraient fragilisées par la souffrance d’autres per-
sonnes, ce serait prématuré de favoriser cet échange dans le
cadre d’un groupe ; donc quand je pense qu’un travail de verba-
lisation doit être privilégié, c’est ce que je vais proposer. »
La frontière semble parfois également bien floue entre le
deuil et ce qu’il en est de la structure psychologique d’un sujet.
Dans la mesure où, pour les psychologues, le deuil provoque
toujours un remaniement psychique et peut réactiver des
conflits anciens non élaborés dans le passé – « Tous les suivis de
deuil, c’est la réactivation de thématiques très anciennes qui se
rejouent ; les problématiques étaient là mais trouvaient d’autres
compromis ; l’absence de l’autre fait que tout à coup, il y a
quelque chose qui pète et qu’il ne trouve plus l’objet » ; « le deuil
est très souvent une occasion de révéler des choses qui n’ont pas
été traitées par le passé » ; « le deuil a un lien avec la relation
d’objet, de la relation qui s’est déployée entre l’objet d’amour, je
ne dis pas la personne, l’objet perçu par le sujet, l’objet en tant
que perçu inconsciemment et ce qu’il représente inconsciem-
ment » –, la question est de savoir où prend fin l’accompagne-
ment du deuil et où débute un travail psychothérapique. Au
demeurant, c’est sur ce point que les psychologues paraissent
buter et éprouvent des difficultés à cerner les limites de leur
travail. Je développerai plus loin cet aspect.
Par ailleurs, il me semble important de soulever un autre
point : celui du transfert et de son maniement. Le transfert est
ce « lien affectif intense s’instaurant de façon automatique et
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104 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

actuelle du patient à l’analyste » (Chemama, 1993). Ce qui carac-


térise l’établissement de ce lien, c’est qu’il est indépendant de
tout contexte de réalité. Une demande, en soi, comporte d’em-
blée une dimension transférentielle : le patient s’adresse à quel-
qu’un à qui il suppose un savoir. Le transfert est ce qui permet
au patient de se sentir en confiance et d’avoir envie de parler, de
chercher à découvrir et à comprendre ce qui se passe en lui. En
dehors du cadre analytique, le phénomène de transfert existe
aussi ; il s’avère omniprésent dans toutes les relations, quelles
soient professionnelles, hiérarchiques, amoureuses, etc. La dif-
férence avec ce qui se passe dans le cadre d’une analyse tient à
ce que les deux partenaires sont en proie, chacun de leur côté, à
leur propre transfert, le plus souvent sans en avoir conscience.
De ce fait, la place d’un interprète, tel que l’incarne l’analyste
dans la cure, n’est pas ménagée. En effet, l’analyste, par son
analyse personnelle, est supposé être à même de savoir de quoi
sont tissés ses relations personnelles aux autres, de façon à ne
pas venir interférer avec ce qu’il en est du côté du patient.
Les psychologues, qui ont tous une formation psychanaly-
tique, évoquent très fréquemment cet aspect transférentiel et se
montrent en effet vigilants quant à la place qu’ils occupent, à la
figure qu’ils incarnent pour le patient, même si le travail dans
le cadre du suivi de deuil n’est pas de même nature que celui
d’un travail analytique, notamment en ce qui concerne l’analyse
du transfert par le patient.
Les autres accompagnants, pour la grande majorité, parais-
sent moins familiers avec ce phénomène et peuvent être pris
dans les rets de la répétition des tendances, des fantasmes de
l’endeuillé, remis en jeu dans la situation d’entretien.
La question du relais semble soumise à ce qui se joue dans
la relation transféro-contre-transférentielle. Le relais est
l’orientation de l’endeuillé vers un autre professionnel quand le
praticien pense atteindre les limites de ses compétences, ou de
celles posées par l’institution alors qu’il juge nécessaire la pour-
suite d’une prise en charge ou lorsque l’endeuillé en formule la
demande. Ces relais ne sont pas toujours faciles à réaliser.
D’une part, ils dépendent des attentes du sujet à l’égard du pra-
ticien. En fonction de ce lien affectif intense, de la place qu’oc-
cupe le praticien pour l’endeuillé, mettre un terme aux
rencontres peut se révéler délicat. Il s’agit de préparer progres-
sivement la personne à une nouvelle séparation alors qu’elle a
vécu récemment une telle expérience, laquelle a pu raviver des
blessures anciennes, consécutives à des expériences antérieures
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ACCOMPAGNER LE DEUIL 105

de séparation ou de perte. D’autre part, ce relais repose sur l’ac-


compagnant. La façon dont ce dernier peut se sentir investi par
un sujet, les satisfactions qu’il peut retirer de cet investisse-
ment, le fait d’être profondément touché par une personne avec
toutes les résonances personnelles que cela suppose, sont
autant de freins à la mise en œuvre de cette orientation. De
même, le désir du praticien d’approfondir le travail entrepris
avec le patient peut différer ce relais.
Cette notion de relais s’articule avec le problème des
limites de l’accompagnant. Elle interroge en effet chaque prati-
cien sur son champ de compétences, son savoir, son savoir-faire
et ce qu’il s’en représente : « Je n’ai pas les outils. C’est là qu’in-
terviennent les différences avec les psychologues ou les autres
professionnels qui peuvent venir faire ce travail [travail sur
l’histoire et la structuration psychique du sujet] » ; « dès qu’il
s’agit d’apports médicamenteux, ce n’est pas de mon ressort, les
troubles psychiatriques sont réorientés vers le médical » ; « dans
le cas d’un deuil pathologique, c’est professionnel, moi je ne
soigne pas. »
Le cadre institutionnel (im)pose des limites qui s’avèrent
frustrantes pour certains. C’est principalement le cas pour les
psychologues qui, en fonction des missions de l’institution asso-
ciées à leur charge professionnelle, ne peuvent pas engager avec
le patient un travail aussi poussé qu’ils le souhaiteraient : « Un
travail au long cours, ce serait complètement irréaliste, je tra-
vaille sur plusieurs pôles ; les consultations, les entretiens, c’est
une partie de mon travail » ; « je crois que c’est un travail de
salubrité qu’on fait de dire : “Vous venez de repérer que le deuil
a réveillé d’autres choses, s’il est si douloureux, c’est peut-être à
cause de ça, mais c’est autre chose, ce n’est pas ici que ça va pou-
voir se travailler.” C’est une des limites de mon travail, fixée par
l’institution » ; « mes limites sont déjà institutionnelles, quand il
est moins question du deuil. » Ils doivent alors travailler ce sen-
timent de frustration, mais également la question de leur désir
de psychothérapeute. En effet, qu’en est-il de ce désir pour
chacun des professionnels ? Jusqu’où s’autorisent-ils sa réalisa-
tion ? Quelle image ont-ils ou souhaitent-ils avoir d’eux-
mêmes ? Il apparaît que tous détournent les règles
institutionnelles en conduisant plus ou moins loin le travail
avec le patient, travail qui dépasse alors largement le cadre du
deuil. Cette entorse au cadre transparaît dans les exemples
qu’ils viennent à donner, souvent après un certain temps, pris
dans le déroulement de leurs associations et venant parfois
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106 ACCOMPAGNER DES PERSONNES EN DEUIL

contredire des paroles énoncées plus tôt au sujet du respect de


cette règle. Des « aveux » m’ont également été faits hors enre-
gistrement. Une des psychologues interrogées m’a ainsi confié
ne pas toujours compter ses heures supplémentaires afin de
dédommager symboliquement l’institution des quelques psy-
chothérapies qu’elle menait.
Je souhaiterais enfin souligner combien la motivation des
praticiens à exercer dans ce champ d’activité trouve un écho
dans leur histoire personnelle. L’expérience de la perte – qu’il
s’agisse de la mort d’un proche ou bien d’une séparation difficile
– semble avoir participé pour un grand nombre d’accompa-
gnants, qu’ils soient professionnels ou bénévoles, à leur inves-
tissement dans ce domaine. Exercer dans un secteur aussi
particulier n’est pas le fruit du hasard : tous en sont conscients
et l’expriment avec simplicité. Leur sensibilité à la souffrance
d’un endeuillé s’origine dans leur biographie, même si leur vécu
semble ne pas interférer avec celui des personnes qu’ils reçoi-
vent. Le travail psychothérapique annoncé clairement par cer-
tains ainsi que la supervision prémunissent certainement
contre le risque de se traiter soi-même à travers l’autre.
Il semble que, dans certaines situations, cet investissement
se révèle être une forme de sublimation d’une ou plusieurs
expériences de deuil. Les personnes semblent avoir trouvé là
une voie de reconstruction en s’engageant activement dans l’ac-
compagnement de deuil.
D’autres thèmes pourraient être explorés. En offrant un
service spécifique, ces lieux d’accompagnement du deuil assu-
rent un rôle social. Qu’en est-il précisément ? De qui et de quoi
sont-ils les substituts ? Un individu ne peut pas faire face seul
aux interrogations fondamentales de la vie et de la mort ; il ne
le peut pas non plus uniquement dans le registre psychologique
de la relation à l’autre. Il lui faut l’effectuer depuis la place qu’il
prend dans la société au sein de laquelle se transmettent et se
modifient les représentations de ces questions existentielles.
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