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POUR SALUER MELVILLE

© Éditions GaUimard, I94I·


La traduB:ion de Moby Dick, de Herman Melville,
qui paraît d'autre part, commencée le 1 6 novembre 1 9 36
a été achevée le 1 0 décembre 1 9 39 · Mais, bien avant
d'entreprendre ce travail, pendant cinq ou six ans au
moins, ce livre a été mon compagnon étranger. Je
l'emportais régulièrement avec moi dans mes courses à
travers les collines. Ainsi, au moment même où souvent
j 'abordais ces grandes solitudes ondulées comme la mer
mais immobiles, il me suffisait de m'asseoir, le dos contre
le tronc d'un pin, de sortir de ma poche ce livre qui
déjà clapotait pour sentir se gonfler sous moi et autour
la vie multip le des mers. Combien de fois au-dessus de
ma tête n'aJ.-j e pas entendu siffler les cordages, la terre
s'émouvoir sous mes pieds comme la planche d'une
baleinière ; le tronc du pin gémir et se balancer contre
mon dos comme un mât, lourd de voiles ventelantes.
Levant les yeux de la page, il m'a souvent semblé que
Moby Dick soufflait là-bas devant, au-delà de l'écume
des oliviers, dans le bouillonnement des grands chênes.
Mais, à l'heure où le soir approfondit nos espaces inté­
rieurs, cette poursuite dans laquelle Melville m'entraînait
devenait plus générale en même temps que plus person­
nelle. Le j et imaginaire fusant au milieu des collines
pouvait retomber et les eaux illusoires se retirant de mon
rêve pouvaient laisser à sec les hautes terres qui me por­
taient. Il y a au milieu même de la paix (et par conséquent
au. milieu même de la guerre) de formidables combats
dans lesquels on eSt seul engagé et dont le tumulte eSt
silence pour le reSl:e du monde. On n'a plus besoin
d'océans terreSl:res et de monSl:res valables pour tous ;
on a ses propres océans et ses monSl:res personnels. De
4 Pour saluer Melville

terribles mutilations intérieures irriteront éternellement


les hommes contre les dieux et la chasse qu'ils font à la
gloire divine ne se fait jamais à mains nues. Q!! o i qu'on
dise. Q!!and le soir me laissait seul je comprenais mieux
l'âme de ce héros pourpre qui commande tout le livre.
Il marchait avec moi sur les chemins du retour ; je n'avais
touj ours que quelques pas à faire pour le rejoindre et
dès la nuit noire tombée, au fond des ténèbres, le devenir.
Comme si d'un pas plus long je l'avais atteint et que j e
sois entré dans s a peau, mon corps s e couvrant aussitôt
de son corps comme d'un grand manteau ; portant son
cœur à la place du mien, traînant lourdement moi aussi
mes blessures sur les remous d'une énorme bête de
l'abîme.
L'hommea a touj ours le désir de quelque monfuueux
objet. Et sa vie n'a de valeur que s'il la soumet entière­
ment à cette f oursuite. Souvent, il n'a besoin ni d'apparat
ni d'atparei ; il semble être sagement enfermé dans le
travai de son jardin, mais depuis longtemps il a inté­
rieurement appareillé pour la dangereuse croisière de ses
rêves. Nul ne sait qu'il eSt parti ; il semble d'ailleurs être
là ; mais il eSt loin, il hante des mers interdites. Ce regard
qu'il a eu tout à l'heure, que vous avez vu, qui manifes­
tement ne pouvait servir à rien dans ce monde-ci, tra­
versant la matière des choses sans s'arrêter, c'eSt qu'il
partait d'une vigie de grande hune et qu'il était fait pour
scruter des espaces extraordinaires. Tel eSt le secret des
vies qui parfois semblent nous être familières ; souvent
le secret de notre propre vie. Le monde n'en connaît
j amais rien parfois que la fin : l'épouvantable blancheur
d'un naufrage inexp1icable qui fleurit soudain le ciel de
giclements et d'écume. Mais même, dans la plupart des
cas, tout se passe dans de si vaStes étendues, avec de si
énormes monStres qu'il ne reSte ni trace ni survivants
« et le grand linceul de la mer se roule et se déroule

comme il faisait il y a cinq mille ans1 ».

Il me fut très facile de faire partager ma passion pour


ce livre à Lucien Jacques. Q!!elques soirées passées près
de mon feu, où tout en fumant nos pipes j e lui traduisais
maladroitement mais d'enthousiasme certains passages,
suffirent à le persuader. Moby Dick fit désormais partie
Pour saluer MelviUe

de notre rêve commun. Il ne nous fallut pas longtemps


pour désirer le donner aux rêves des autres. L'entreprise
fut décidée quand il nous apparut que Melville lui-même
nous donnait les principes qui devaient diriger notre tra­
vail. « Il y a des entreprises, dit-il, pour lesquelles un
soigneux désordre1 » ceci correspondait si exaé.tement
•••

à la fois à nos deux natures et à fa matière de ce livre


que tout nous parut être décidé à l'avance et qu'il n'y
avait plus qu'à nous laisser faire. Nous nous laissâmes
donc faire. Comme il eSl: dit plusieurs fois dans ce livre
et plus magnifiquement qu'on ne !'Ourra jamais le dire,
quand la baleine eSl: harponnée, il faut la suivre ; quand
elle plonge il faut l'attendre et quand de nouveau elle
émerge il faut de nouveau l'attaquer. Ainsi fut fait. La
phrase de Melville eSl: à la fois un torrent, une montagne,
une mer, j 'aurais dit une baleine s'il n'avait péremptoire­
ment démontré qu'on peut parfaitement connaître l'ar­
chiteé.tonie de la baleine. Mais comme la montagne, le
torrent ou la mer, cette phrase roule, s'élève et retombe
avec tout son mySl:ère. Elle emporte ; elle noie. Elle ouvre
le pays des images dans les profondeurs glauques où le
leé.teur n'a plus que des mouvements sirupeux, comme
une algue ; ou bien elle l'entoure des mirages et des échos
de cimes désertes où il n'y a plus d'air. Touj ours elle
propose une beauté qui échappe à l'analyse mais frappe
avec violence.
Nous nous sommes obStinés à essayer d'en reproduire
les profondeurs, les gouffres, les abîmes et les sommets,
les éboulis, les forêts, les vallons noirs, les précipices, et
la lourde confeé.tion du mortier de tout.

�anda, en 1 84 9 , Melville revint en Amérique, après


un court séj our en Angleterre, il rapportait un étrange
bagage. C'était une tête embaumée ; mais c'était la sienne.
Il avait l'habitude des îles cannibales et le commerce
d'une tête séparée de son ayant droit héréditaire n'était
ni pour l'étonner ni pour l'effrayer. Cette fois cependant
c'était sa propre tête ; et il y avait vraiment de quoi
employer toute la longueur des j ours et des nuits à la
sentir ainsi séparée de son rude corps de marin et pleine
d'un baume léger plus suavement parfumé qu'un matin
de mai sur la mer, qu'un matin de mai sur les collines,
6 Pour saluer MelviUe

qu'un matin de mai partout ; enfin, d'un parfum indéfi­


nissable et éternel.
Il était en réalité parti pour l'Angleterre dans le seul
but de consulter ses éditeurs. Il avait déj à en effet à ce
moment-là écrit presque tous ses livres. Enfin, à son
avis, il les avait tous écrits. Il se sentait débarrassé d'eux.
C'était un hommea d'un mètre quatre-vingt-trois, avec
soixante-sept centimètres de largeur d'épaules . Son visage
un peu long mais d'une bonne épaisseur était comme
il se doit pour les hommes de grand air marqué de pom­
mettes robuSl:es, avec cette douce flexion des j oues vers
la bouche. Pas de graisse, mais pas maigre. Des cheveux
bruns avec de grandes vagues d'un auburn plus clair
couvraient sa tête, descendant fort bas sur fa nuque,
assez bien domeSl:iqués rien qu'avec le peigne des doigts,
sauf deux courtes ailes rébarbatives tout à fait couleur
de corbeau b qui se recourbaient en arrière sur chaque
tempe, musclées0 et raides comme de vraies ailes. Entre
ces deux ailes, sous le front lisse, satiné et bombé comme
un petit ventre de j eune fille, ses yeux gris-bleu dor­
maient, un peu perdus, bien abrités sous une forte
arcade et de grands cils, et parfois sous les ordres de son
cœur, ils se couvraient d'un émail d'azur entièrement net,
presque opaque comme le ciel frappé du grand soleil
d'août. Un beau nez droit très fort, bien ouvert, des
mouSl:aches brunes et juSl:e un petit revers de lèvres roses
dans de la barbe taillée presque carrée à trois centimètres
du menton. Et le voilà! De plus : trente ans juSl:e ; né en
1 8 1 9 , l'année où naquirent Kingsley, Lowell, Ruskin,
Whitman et la reine ViB:oria. Une bonne année. Des
ancêtres tous de lignage écossais ; pouvant faire remon­
ter son origine jusqu'à sir Richard de Melville qui s'allia
à É douard Jer au xme siècle. Ah! évidemment, son père,
Allan Melville, était un marchand ; on ne vient pas sans
dommage du fond du xnxe siècle, et ce serait même
monotone d'être allié à des rois pendant des centaines
d'années. Allan était d'ailleurs un marchand presque
noble si on peut dire : un importateur que les nécessités
de son commerce entraînaient à des voyages en Europe.
Il n'était peut-être plus allié à des rois numérotés mais il
l'était touj ours à quelques rois de lards, ou bien il partait
en guerre contre ces rois du commerce et les combattait,
code, balance et tonnage au poing.
Pour saluer Melville 7
Or, en 1 8 1 4, ce père, ou plutôt pour le devenir, Allan
prit pour épouse Maria Gausewort. Pauvre chère
mamana! Comme il faut que Melville s'efforce de chasser
le doux baume de sa tête pour qu'il puisse maintenant
penser à elle. Le mois de mai le plus beau n'a jamais dû
avoir où que ce soit de parfum pour la pauvre Maria.
Elle était froide, maigre, matériefle, sèche, méthodique,
anguleuse, arrogante, et tout ça réuni dans un spécimen
absolument unique à en juger par la perfeaion totale de
toutes ces parties sentimentales et physiques qui, habil­
lées de striél:es futaines à deux liards et armurées de buscs,
étaient devenues mistress Melville. De ces buscs fémi­
nins dont plus tard son fils devait parler avec tant de
chaste humour, elle faisait Un immodéré usage. Dieu ait
voulu que ce soit pour draper autour de son corps une
voluptueuse étoffe Î Mais depuis sa plus, on ne peut pas
dire tendre, j eunesse, elle avait déchiré de sa bible les
poèmes d'amour et, déjà mère de nombreuses fois, elle
rougissait touj ours rien qu'à lire les noms de Ruth,
d'Esther, de Judith, de toutes ces femmes qui, en fin de
compte, avaient mis au service de la gloire du seigneur
les organes abjeél:s de la femme. Elle n'avait de repos
qu'à la leél:ure du livre des Nombres où, à chaque
instant, des législations complémentaires viennent conso­
lider la législation principale. Elle aimait ce qui parle
de la construaion du temple et l'énumération des
richesses qui doivent servir à la création de l'arche. Elle
eut huit enfants comme on aurait pu les avoir dans un
carnet de prise d'ordres ; honteuse chaque fois de cet
amer et brutal printemps qui gonflait ses hanches, le
nourrisson pendu à son sein comme une virgule déci­
male pendue à un chiffre, elle redevenait tout de suite
avec une violente j oie la glaciale maîtresse de l'économie
des Melville. Herman, le troisième des huit, fut appelé
du prénom du père de sa mère. De l'extraordmaire
jouissance taél:ile des enfants, du pétrissement des
mamelles, Herman ne conservait qu'un souvenir rébar­
batif et acéré comme s'il avait été nourri à cheval à
travers les j oints de l'armure d'une guerrière de l'Arioste.
Lui, oh ! non ; et d'ailleurs, il avait touj ours pris le lait
où il coulait, et même maintenant, une goutte sur de
l'acier, c'était toujours une goutte. Les bateaux et la
mer avaient exercé sur lui une profonde séduaion dès
8 Pour saluer MeiviUe

son plus jeune âge, comme toutes les puissantes respira­


tions qui emportent dans les puissants désordres. Il
avait à peine dix ans que, de New York, il écrivait à son
père et à sa maison pleine d'ordre :
« Cet après-midi d'hiver, on m'a mené jusqu'au bout
de la jetée qui va le plus loin en mer. Il y avait des
vagues monstrueuses, plus hautes que des montagnes.
Les mâts des navires frappaient l'eau de partout comme
des fouets. Et on m'a dit qu'ils frappaient ainsi l'eau sur
toute la grandeur du monde : au Havre, à Liverpool et
jusque dans le port de Londres. »
Son enfance était tont à fait normale mais son père
disait : il est très en retard pour parler et il semble qu'il a
la compréhension un peu lente. Oui, pour les chiffres.
West, son professeur à l' Albany Classical Institute, dira :
« Je me souviens bien de lui. C'était mon élève préféré.
Il était absolument nul en mathématiques mais très fort
en thèmes et en compositions. Il aimait beaucoup inven­
ter et écrire quoique en général la grande majorité des
élèves considère ce devoir comme un terrible devoir et
cherche à l'esquiver malgré toutes les punitions. » Au
moment où West parlera ainsi de lui, Herman, mort en
18 9 1, aura déjà la tête pleine de terre.
Mais, pour l'instant elle est pleine de baume et mai
fleurit en ses yeux. Ses souvenirs sont des rois : les îles
couronnées d'un écumant soleil, le silence plat des eaux
couronnées d'atolls et la monstrueuse couronne errante
des typhons roulant dans l'écroulement des moussons
comme la couronne des rois de Shakespeare. Le baume
cependant lui vient d'une simple couronne d'aubépine.
On la lui a mise un j our sur la tête ; elle s'est enfoncée
jusqu'à ces rébarbatives ailes de cheveux noirs qui
couvrent ses tempes. En la retirant, il s'est griffé le
front avec une petite épine rouge. Il se regarde dans la
glace. Il n'y a maintenant plus de trace sur son front,
mais s'il touche l'endroit avec son doigt, c'est encore
prenant et doux comme s'il. touchait un gâteau de miel.
A la mort de son père, il a dû quitter l'école. Maria a
frotté l'une dans l'autre ses mains de veuve. �e faire
d'un enfant de quinze ans dans la construaion d'un
temple ? A cette heure on peut toujours en faire un
employé de banque. Il entre à la New York State Bank
où son oncle est administrateur. Mais, quand on le
Pour saluer Me/vi!Je 9
menait au bout du môle de New York, on ne lui a pas
dit que le cœur d'un enfant lyrique contient plus de mâts
fouettants et plus de voiles pleines que tous les ports du
monde réunis. Et le voilà dans ces murs, lui maintenant,
tout embarrassé de ses escadres. Son sillagea sent le
goudron, le chanvre, le sapin mouillé, l'iode, le fruit de
mer et le ragoût de clovisse. C'eSI: intenable. Il n'y tient
pas. L'an d'après, il eS't déj à dehors. Il aide soi-disant
son frère ; en réalité, il lit, il étudie : il donne de la mer à
ses flottes.
Rien n'empêche de repousser conS'tamment les hori­
zons . Le cercle des choses visibles eS't soumis à notre pas,
donc à nos forces . Un an encore et le voilà déjà dans la
ferme de son oncle à Pittsfield dans le Massachusetts.
Sans qu'il le sache, il fuit sous le vent, devant une tem­
pête qui le poursuit ; il déborde la rocheuse Maria ;
d'inS'tinB:, il sait qu'il eS't plus sûr de ses manœuvres au
large. Un moment de paix dans les champs. Il écrit à sa
mère qu'il eS't le seul à oser s'approcher du taureau. Il
écrit à son frère : « De tous ces projets magnifiques que
j 'ai faits pour ma vie, il ne reS'te rien. J'aimerais affronter
un grand danger et cesser enfin de douter de moi-même. »
Le printemps n'a jamais été si beau dans les vergers de
Pittsfield. La violence des fleurs étonne les fermiers. Il y
en a une telle chape sur les arbres qu'ils gémissent
comme s'ils étaient accablés de neige. Un vernis extra­
ordinairement limpide verdit les masses les plus sombres
de la nuit et les étoiles sont si près de la terre qu'on les
entend sourdement bourdonner. Le vent ne souffle pas
mais se promène. Une fécondation inusitée multiplie
les bêtes dans les nids, les litières, les étables, les parcs,
les soues, les clapiers. Le troupeau des bêtes de l'année
�emble comme une énorme gelée de graisse sur tous les
Etats-Unis. Il n'eSI: pas jusqu'à la ville de New York qui
ne les entende naître avec une formidable abondance
par-delà ses faubourgs ; et le bruit des omnibus, des bacs,
des cabs et des courroies de transmission s'étouffe sous
la grandissante rumeur des bêlements, des mugissements,
des glapissements, des gonflements de bourgeons et du
caquet des oies . Maria écrit au fermier. « Il se prépare,
dit-elle, une année très abondante. Je veux que vous
fassiez comprendre à Herman ce que c'eSI: que le com­
merce. J'ai décidé mon frère. Vous direz à Herman
IO Pour saluer MelviUe

qu'il lui donne les quatorze pommiers qui sont derrière


les étables, dans le grand verger carré. Bien entendu,
on ne lui donne ni le sol ni les arbres. On lui donne les
fruits. Dites à Herman qu'il lui faudra les cueillir et les
vendre. Il m'avisera du prix qu'il en aura tiré. D'ici à
ce que la récolte se fasse, j e vous ordonne de lui donner
un couple d'oies avant la ponte. Il en sera également
comptable, mais il sera libre de disposer de la couvée
comme il l'entendra. Q!! 'il cherche également à les
vendre pour son compte. Nous verrons bien ce qu'il
en tirera. Il faut également qu'il se charge d'engraisser
un cochon. » Mais, le fermier étonné répond qu'il croyait
M. Herman à New York et en bonne santé. Il est parti
d'ici le 3 mars quand il y avait encore de la neige. Il faut
longtemps à Maria pour savoir, comprendre, admettre
et à la fin être sûre qu'il est sur le Highlander, un navire
marchand faisant voile vers Liverpool. Il s'est engagé
comme simple marin. C'est avec ce voyage qu'il écrira
plus tard Redburn ou Confessions et souvenirs d'un fils de
gentleman devenu marin.
Mais, comme tout le monde, il n'est pas fait que de lui
seul. Ce qu'il a vu d'ailleurs durant ce voyage n'est que
l'ordinaire du voyage en mer et il a depuis longtemps
vécu en ses rêves de plus angoissants périples. Il vou­
drait que la réalité les rej oigne ; il voudrait surtout que la
réalité les dépasse. Maria s'est dit : « Voyons, voyons, il
est malgré tout de mon sang. » Oui, il est aussi de son
sang en effet, ou, tout au moins, il faut encore un peu de
temps avant qu'il ne se fabrique un sang Melville entiè­
rement différent de celui d' Allan et de Maria. Il retourne
à terre, s'ébroue, regarde la mer, lui tourne le dos, la
regarde encore et entre enfin dans les champs de son
lent grand pas. Il s'agit surtout de ne plus arriver à la
maison. Il se met maître d'école dans East Albany à
raison de six dollars la semaine plus le logement. Un
logement qui est une petite logette mais où il lit tous les
livres parlant de la mer qu'il peut se procurer. C'est une
courte période trouble de trois ans pendant laquelle il
embarque et débarque de nombreux équipages, il engage
des capitaines, il les remercie, il revoit sa carène, il se
calfate, il remplit ses cales, il prend les vents, laisse
passer les bonnes occasions, les regrette, les guette, les
manque, part à faux, revient à l'amarre, use de la corde
Pour saluer Melville II

et de la voile au port, dort sur l'eau plate et souffre


profondément d'entendre tout le long de ses j ours inutiles
sa proue qu'il voulait glorieuse frapper bêtement du nez
contre le quai du bassin. �and il sent dans ses veines
trop d'un sang qu'il connaît bien et qui eSt celui de sa
mère, il part marauder les vergers autour de l'école avec
de petites bonniches du voisinage ; ou bien, il s'inStalle
à une fenêtre et, avec une sarbacane, il crible de pois les
chapeaux hauts de forme qui passent dans la rue. Mais,
comment se fuir ? �oi faire quand le Melville se dresse ?
Celui qui lui arrache le j eu ou le jupon des doigts et
silencieusement étale sur la table ses plans de vie. Ils
sont tous là, tous étoilés de la rose des vents. La mons­
trueuse chevelure des courants marins s'y déroule à
travers les espaces éperdus où il serait beau d'être un
homme ; et il reSte devant les cartes où sa route eSt
marquée, Stupéfié de triStesse comme devant Méduse.
Ah! si Maria savait que c'eSt son sang à elle qui fina­
lement va décider de tout! Eh bien, elle serait sans doute
contente. On la connaît mal. Croyez-vous que cette indé­
cision dans laquelle elle le sent la satisfasse ? Elle eSt
aussi capable de s'intéresser à des matériaux irréels.
�and elle eSt sous la lampe du soir, avec sa bible ouverte
sur la table, la grande conStruél:ion qui monte du livre
comme une fumée n'eSt pas seulement faite de char­
pentes de cèdres et de plaques d'or battues, mais le plus
solide du mortier qui durcit l'église consolatrice eSt fait
d'ailes d'anges et de foi. Elle sait qu'on peut bâtir un
temple même avec de l'eau mouvante. L'important, c'eSt
de bâtir. Et c'eSt peut-être le mince lait guerrier de Maria
qui donne cette fois-ci à Herman la force de marcher
vers les grandes routes de la mer.
Au milieu de décembre 1 840 il arrive à Bedford. Il va
sur le quai du port. Il passe en revue tous les baleiniers
qui frottent le museau contre la mangeoire. Où sont
maintenant le cochon qu'il devait engraisser et ce faux
commerce de pommes, et la banque, et l'école, et Betty,
et Maria, et toute l'Amérique! Il eSt au bout de la
presqu'île, déj à plus loin en mer qu'au bout de la jetée
de New York et toute l'Amérique eSt derrière ses talons
comme un vieux torchon vert encore accroché aux épe­
rons d'un cavalier qui va se mettre en selle.
Allons, gentleman, que décidez-vous ? Voulez-vous
12 Pour saluer MelviUe

un cheval de labour ou un cheval de course ? Voulez­


vous ensemencer vos rêves ou vous faut-il une bête qui
puisse ). ouer le polo avec vos illusions ? Est-ce un cob ou
un wha er1 que vous cherchez ? Oui gentleman, nous avons
à peu près le même mot pour désigner le bateau qui va
à la baleine et le cheval qui va au polo. Vous n'avez pas
l'air d'être un homme qui laboure, vous. Si je vous le dis,
c'est à cause de vos jambes. Dommage avec ça de monter
un cob pour faire l'aller-retour, au pas, du champ au
sweet home. Vous m'avez l'air d'avoir besoin d'autres
voyages. Vous avez bien fait de vous adresser ici. Q!:!i
vous a indiqué la maison ? Personne! Alors, c'est du flair
de cavalier. Nous avons déjà servi sir Henry Dana.
C'est grâce à nous qu'il a pu écrire son fameux livre
Twoyears before the maf12• Vous connaissez ? Oh! pardon,
alors vous êtes chez vous ici, gentleman. Les amis de
sir Henry sont nos amis. Un fameux cavalier, gentle­
man! Il nous a envoyé beaucoup de clients. J'ai tout de
suite vu que vous n'étiez pas venu ici pour un simple
cob. A quoi je l'ai vu ? A vos yeux. Q!:!'est-ce qu'ils ont ?
Ah! sir, ils ont le désir du polo. Ceci est tout simplement
de l'observation professionnelle. Ah! sir, ils ont cette
sorte de précision dans l'espace qui ne trompe pas. Je
suis assez content de cette façon de dire. Elle est de moi.
Oui, il y en a qui ont dans le regard une sorte de préci­
sion qui reste sur la terre. Tenez, par exemple, pour
regarder un dollar . . . moi par exemple j 'ai une précision
qui est tout à fait terrestre ; je sais très bien regarder un
dollar, je sais tout de suite d'où il vient, où il est et où
il va aller. Mais il y en a d'autres - et vous êtes de ceux­
là, ne dites pas non - qui ont dans le regard une préci­
sion qui s'attache là où il n'y a rien : dans le ciel, dans la
mer, dans l'espace, enfin, là où moi je ne vois rien. Vous
êtes de ceux-là ; vous pourriez me jurer non par votre
mère, vous êtes un de ceux-là! Vous j ouez le polo et j 'ai,
en ce qui vous concerne, tout à fait ce qu'il vous faut.
C'est l' Acushnet, un whaler de 3 59 tonneaux ; il est sur le
point de partir de Fairhaven, un petit port baleinier sur
la rivière à deux pas d'ici. Plus qu'un mot, gentleman.
C'est encore au suj et de vos yeux. Le j eu est un simple
j eu d'hommes. Pourquoi je vous dis ça ? Parce que vos
yeux regardent un tout petit peu au-delà de l'endroit
normal où la balle va tomber. Un tout petit peu, gentle-
Pour saluer Melville

man, quelques millimètres, j e crois . Vous, vous avez


l'air d'être précis dans des espaces d'un sacré grand for­
mat. Ça n'eSt qu'une simple balle, gentleman, ça n'eSt pas
un oiseau de mer. En tout cas il me semble. Mais vous le
savez mieux que moi. Je vous demande pardon.
Oui, son maquignon intérieur a raison. Mais il est
trop poli. Ce n'eSt pas de quelques millimètres qu'Her­
man regarde trop loin, c'eSt de quelques milles marins. Il
ne pourra jamais s'entendre avec les autres j oueurs . Il
j oue un j eu qui n'eSt pas à la mesure des forces humaines .
Pour l'mStant cependant on n'en peut rien déduire.
Q!!el eSt le garçon de son âge qui j oue un jeu de mesure ?
Sur le rôle d'équipage de l' Acushnet il eSt inscrit parmi
vingt-deux Américains, trois Portugais, et un Anglais
comme étant un natif de New York âgé de vingt et un
ans, résidant à Fairhaven (ce qui eSt faux et fait pour
brouiller les cartes), haut d'un mètre quatre-vingt-trois,
brun de peau et cheveux châtains . C'eSt Valentine Pease"
la fille du capitaine qui a dressé la liSte. Elle devait être
assise à la table et son père diétait le signalement à
mesure que le marin s'engageait. Mais Valentine sait
relever les yeux de la page, et regarder un garçon toute
seule, et, dans la marge en face du nom de Herman, elle
a écrit squal/er. Oh! Miss Valentine, « rouspéteur », à
quoi avez-vous vu ça ? Il n'a rien dit ; il n'a rien dit
d'autre que son désir ferme de partir avec votre père
sur son Acmhnet. Je vous assure, il n'a pas dit un mot de
plus. Et c'eSt devant celui-là que vous marquez squal­
/er? Devant celui-là seul ? Q!! and il y a trois Portugais
et un Anglais en plus de vingt-deux Américains sur
lesquels il serait bien extraordinaire que vous n'ayez
rien à marquer. Alors, quoi, celui-là seul ? C'eSt encore,
j 'imagine, un mauvais tour que lui ont j oué ses yeux.
Vous voulez dire qu'il sera dur à mener ? Certes, oui ;
puisque vous l'avez regardé plus que les autres, Miss,
comment voulez-vous que ce j eune homme j oue le j eu
de polo de tout le monde sur des pelouses ordinaires ?
Voulez-vous que j e vous le dise, Miss, ce n'eSt pas à
Herman que vous avez pensé quand vous avez marqué
« rouspéteur ». Il n'y avait en face de vous, à part tout le

reSte, que deux yeux qui regardaient seulement au-delà


de vous-même. Et c'eSt un endroit où malgré tout vous
aimez assez qu'on regarde, vous êtes touj ours sûre de
14 Pour saluer MelviUe

faire revenir à temps le regard des garçons sur ce que


vous êtes, vous, simple matière, mais couleur de rose
sous la capeline de soie noire d'où dépassent vos cheveux
dorés. Non, Miss, vous avez pensé au captain. Et ça,
en effet, c'eSl: une autre affaire. Dites-moi, Miss, eSt-ce
qu'il vous a jamais attachée à un mât pendant une
tempête ? ESt-ce qu'il vous a j amais fouettée ? oui, je
veux dire, avec une garcette sur l a peau nue ? eSl:-ce qu'il
vous a jamais fourrée à fond de cale pieds et poings liés
avec juSte un peu d'eau pour boire ? Non ? eh bien, il le
fait ! Et vous le savez. Sans compter qu'il commande
mal. Il eSt de ceux dont on se sent insulté rien qu'à leur
entendre dire « oui » ou « à votre service ». Q!!atre­
vingts kilos de viande maussade et vingt kilos de muscles
acides. Ah ! Miss, vous avez raison, ils ne feront pas bon
ménage, et vous l'avez vu tout de suite. Mais vous êtes
dans fa tradition des filles de captain et, bien que le gar­
çon ait bonne allure avec ses grandes épaules et ses yeux
farouches de poète, c'eSl: lui que vous marquez coupable.
Tant pis pour vous, Miss Valentine, il était bon à prendre
et, si vous l'aviez voulu, il aurait eu à peine sous votre
main le blottissement du moineau. Q!!and les garçons
vont au large comme il y va, deSl: qu'il n'y a pas eu à
côté d'eux de fille assez belle. Tant pis. Comme vous
l'indiquez vous-même au bas de la liSte, l' AcU8hnet quitta
Fairhaven le 3 janvier 1841 pour le Pacifique. Il eSt parti
avec le captain ; pas avec vous. Voilà ce qu'il en coûte
à une j eune fille de croire que la vraie marine eSt dans la
dure tradition des Bligh1• Pour moi qui écris maintenant
l'hiStoire d'Herman, vous me faites rater une scène
d'amour. Vous êtes la première très j olie fille qu'il ren­
contre. Vous me plaisiez. Je vous en veux. Il eSt parti
avec le captain et, avec lui, pendant quinze mois, il
laboure et relaboure péniblement les champs immenses
des mers du Sud sans toucher port nulle part. Te voilà
servi avec l'eau salée, garçon. Si c'eSl: ce que tu demandais,
en voilà ; tu dois être content cette fois. Il eSt content. Il
fera dire plus tard à son héros : « Je ne vois pas grand­
chose : rien que de l'eau sur une considérable étendue »
et Peleg répondra : « Alors, maintenant, qu'eSl:-ce que
tu penses de ton idée de voir le monde ? ESl:-ce que tu
veux touj ours t'en aller de l'autre côté du cap Horn P.our
ne voir que ça ? Le monde eSt tout entier là où tu es ; 11 n'y
Pour saluer Melville

a rien d'autre1. » Oui, il n'y a en effet que ce qu'on y met.


Et alors il y a ce qu'il nous donne. L'amitié et l'amour
sont des sentiments sans mesure. On peut aimer des
êtres immenses : comme les montagnes ou comme la mer,
avec le même amour qui aime la femme et l'amitié qui
aime l'homme. Et l'on peut être aimé d'eux. C'eSt notre
bénédiB:ion. Au plus sombre des profondeurs de nos
désordres, cette certitude nous reSte, et dans les moments
même où elle eSt la seule, elle suffit à nous rendre le senti­
ment de notre grandeur. Nul ne le sait mieux qu'Herman
et, quand les temps seront accomplis avec le souvenir,
cette eau étendue sur des horizons illimités, il écrira ce
livre-refuge où le monde entier peut abriter son déses­
poir et son envie de persiSter malgré les dieux.
Mais les temps ne sont pas encore accomplis. Il cha­
loupe lentement dans les longues houles rondes des mers
du Sud. Il se frotte un peu, par-ci par-là, à l'océan. Il y va
d'abord avec une timidité éblouie. Ce qui le touche tout
de suite, c' eSt cet entrelacement monStrueux de ruses et
de charmes. S'il était à ce moment-là dans un j eu à la
Stevenson, il ne connaîtrait jamais autre chose que le
sirop des larges eaux2• Mais l'Acmhnet n'eSt pas un yacht,
c'eSt un wha!er, et captain Pease pêche la baleine ; et il la
pêche avec des gifles et des coups de pied au cul. Cent
mille fois, dans une sorte de progression arithmétique
impeccable et gigantesque, il blasphémera le nom de
Dieu avec des jurons de plus en plus énormes et nou­
veaux. Il roule au milieu des marins comme la boule d'un
j eu de quilles. Il n'a certainement été créé et mis au
monde que pour être un agent de défoncement. Il eSt la
massue, la matraque, le casse-tête et l'égout du Seigneur.
Herman se décharne et s'amenuise. Il n'a peut-être été
atteint en tout et pour tout que par cette sorte de coup
de pied au cul baladeur qui tournoie tout le temps autour
du captain comme un rayon autour du soleil. Une chose
tout à fait indifférente et pas spécialement à lui deStinée.
Il eSt d'ailleurs un philosofhe du coup de pied au cul et
il s'en fout. Mais le travai le râpe, le frappe et le tanne
et s'il peut amplement élargir ses poumons puisque ici
l'air eSt gratuit, la peau de son ventre se racornit comme
un vieux cuir de botte. Ah! quand, par hasard, il a le
temps de se regarder des pieds à la tête, il trouve que
MiSter Herman de la State Bank a subi quelques petites
16 Pour saluer Melville

transformations. La première fois qu'il a pu se laver du


haut en bas, l'éponge lui en eSt tombée des mains. Il ne
lui reSte plus que de formidables épaules et jusque dans
leur faîtage on voit se gonfler ses poumons, mais, son
ventre, il pourrait le serrer dans ses deux mains, et ses
cuisses sont attachées à ses hanches comme les cuisses
des poupées grossièrement plaquées contre ; il semble
qu'on en voit les clavettes et l'élaStique. Mais, s'il pou­
vait se rendre compte de tout ce qu'il y a de nouveau
dans ses yeux l On ne peut plus les regarder en face, ou,
alors, c'eSt à vos risques et périls . Pauvre Miss Valentine!
Priez Dieu de ne jamais plus rencontrer le squaller,
car, s'il était maintenant debout devant vous, il serait
votre seigneur et maître et ce sont d'autres mots que vous
balbutieriez éperdument. Depuis quinze mois qu'il eSt
dans le large des eaux, il se bat avec l'ange. Il eSt dans une
grande nuit de Jacob et l'aube ne vient pas. Des ailes
terriblement dures le frappent, le soulèvent au-dessus
du monde, le précipitent, le ressaisissent et l'étouffent.
Il n'a pas cessé un seul instant d'être obligé à la bataille.
S'il en a « marre », s'il eSt rompu, s'il tombe sur sa cou­
chette : il se bat avec l'ange ; s'il saute dans la baleinière,
s'il chevauche des orages de fer, s'il s'affronte au mufle
dégoûtant des énormes poissons de l'abîme : il se bat en
même temps avec l'ange ; s'il eSt de vigie, s'il eSt dans
les voiles, s'il eSt dans les cordages, s'il eSt dans l'huile,
s'il eSt dans le feu, s'il eSt dans le charnier des entrailles
du Léviathan : il se bat avec l'ange ; et quand le plomb
des grands calmes pèse sur des milliers de milles, que
toutes les forces du monde dorment, que même captain
Pease s'eSt écroulé : lui se bat avec cet ange terrible qui
éclaire de sa bataille l'impénétrable myStère du mélange
des dieux et des hommes . C'eSt là-dedans que ses yeux
voient. C'est de ça qu'ils sont pleins d'images. C'est là
qu'ils se colorent d'amertume et de tendresse. Tout nu,
rien que par l' âme qui se montre en ses yeux, il eSt plus
riche que tous les empereurs et tous les rois du monde
réunis. Il y était déjà décidé, mais maintenant, il n'obéira
jamais plus aux législations de la terre. Enfin, le bateau
arrive aux îles Marquises et s'approche de Nukahiva1• Il
entre au port, il accoste. Tout de suitea Herman déserte.
Il s'en va avec un copain : un nommé Richard T. Greene.
Un soir, ils descendent à la cambuse et se remplissent les
Po11r saluer Melville

poches de biscuits de mer. Après ça, dans le noir, la


passerelle, pieds nus, puis tout de suite la plage brûlante
et la nuit : une nuit du Sud toute verte d'étoiles. Il n'est
pas ici queStion de fuir. Il ne faut pas s'imaginer qu'il a
été le moins du monde impressionné par les coups de pied
au cul du captain. Pease n'est en fin de compte qu'une
sorte d'Hercule proteStant ; à proprement parler il n'en
veut pas à votre viande : il se nourrit d'un quaker oats
qui sent le savon à barbe ; il n'eSt que financièrement
cruel ; ses baffes, s'il les diStribue avec une j oie non dissi­
mulée, c'eSt que chacune faisant plus ardemment sauter
le matelot vers son affaire, [elles a] peuvent être exprimées
en cents et en dollars . Dix gifles font presque gagner
dix cents sur le temps d'un dépeçage de baleine, et trente
coups de lanière presque un dollar. Il frappe comme un
autre rogne. Q!! ' au bout du rouleau, tout ça se retrouve
dans la cuisine de Miss Valentine, c' eSt un fait, mais les
gens d'ici ont une cruauté plus direél:ement culinaire. Ils
ne frappent pas : ils caressent, ils tâtent, mais ils tuent
et ils mangent quand l'homme eSt gras et que le fumet
leur plaît. Ici il ne s'agit pas de tomber entre les mains
d'un captain Pease qui vous fera pivoter sans relâche
pour que sa Miss Valentine puisse s'acheter des plates
côtes de porc. Ici, on eSt la plate côte de porc elle­
même et les captains de ce pays vous assommeront
carrément pour que leurs Miss Valentine puissent en paix
vous planter les dents direél:ement dans le cuissot. On
eSt chez les cannibales. Mais les deux lascars se cachent
dans les palmes et laissent repartir l' Acushnet. Ils attendent
encore tout de la nouvelle vie qui se prépare.
Bienheureux ceux qui marchent dans le fouettement
furieux des ailes de l'ange&.

Maintenant, il eSt célèbre. Il a écrit Typee, Omoo,


Redburn, Mardi, et White Jacket va paraître. Typee, le récit
de ses aventures chez les cannibales, a paru en même
temps à Londres et à New York avec un immense suc­
cès. Stevenson a dit : « Il n'y a que deux écrivains qui
ont parlé des mers du Sud avec génie et ce sont deux
Américains : Melville et Charles Warren Stoddard1• »
Ce livre de hors-la-loi a été drôlement dédié au juge
d'inStruél:ion Lemuel Shaw, de Massachusetts. Et même,
18 .Pour saluer MelviUe

en août 1847, Herman s'eSl: marié avec la fille de ce


Lemuel Shaw. Il ne fait jamais les choses à moitié. Elle
eSt douce, limpide, pure et timidement souriante. A la
promenade, elle marche à petits pas pressés à côté des
grands pas calmes du déserteur. Elle s'appuie sur le bras
du déserteur. Lui, il a gardé du marin frondeur cette
élégance un peu débraillée très séduisante : un peu sur
l'oreille, juSl:e ce qu'il faut du casseur d'assiettes, tête nue,
le chapeau à la main, comme s'il n'avait pas encore eu le
temps de se couvrir au sortir d'une perpétuelle bagarre,
intaét, net, à peine dépeigné, le col bien dégagé, la tête
haute et un assez beau tricot sous sa jaquette, mais un
tricot. Parmi toutes les dames qui passent et repassent
sous les grands ormeaux de la promenade, on le désire
beaucoup . Ça va même j usqu'à la route là-bas où on
arrête des tilburys pour faire des bonj ours d'ombrelles
auxquels ils répondent, eux : MiStress Melville avec une
demi-révérence et lui avec un geSte négligent du cha­
peau au bout de son bras. Des couples de dames, des
volières de j eunes filles s'approchent d'eux, les saluent,
s'arrêtent, parlent et caquettent. Autour de MiStress Mel­
ville et d'Herman ce ne sont que balancements de jupes
amples et même MiStress Melville, prise par le vertige de
cette houle de j upes, se balance à côté de son mari comme
une petite vague familière. C'eSl: le moment qu'il a choisi,
lui, pour reSter planté droit, immobile, rocheux et en
silence, avec seulement un très subtil et très bon sourire
qui descend avec malice jusqu'en pleine barbe : on se
congratule, on se sourit, on se sépare, on repart : lui et
elle, de leur côté, les autres j usqu'au bout de l'allée où on
attend qu'il regarde pour tourner en faisant ballonner
la crinoline avec ce mouvement de suprême élégance
qu'on appelle la « toupie d'amour » et qui, s'il eSt bien
fait, découvre exaétement jusqu'où il faut les petits pieds,
les chevilles et toute la collerette brodée des longs pan­
talons . Lui, voilà ce qu'il dit à sa femme. Il vient d'écrire
White Jacket, un livre amer et sanglant, un livre de com­
bat désespéré, une nouvelle attaque contre les lois, contre
l�s punitions corporelles dans la marine de guerre des
Etats-Unis. « Tant pis, dit-il, ma chère, on ne m'aimera
pas. Je dois aller dans tout ça certainement contre l'inté­
rêt de beaucoup de gens qui me le feront payer cher. Les
commodores tiennent à leurs prérogatives et, s'ils pou-
Pour saluer Melville

vaient me prendre entre leurs pattes, je crois qu'ils me


régleraient mon compte en cinq sec. Mais, je ne parle
que de ce que je sais et j 'ai, en ce moment même, des
copains qu'on doit labourer à coups de fouet. - Ils ne
vous ont pas fouetté, vous, Herman ? - Ils m'ont
fouetté, ma chère, et comme les autres ; la suprématie des
mers n'épargne personne. Je vais certainement avoir sur
le dos tout ce qui parle de démocratie sans savoir ce que
c'eSt. - Saluons Miss Morrow, dit MiStress Melville,
elle nous fait signe là-bas de dedans sa calèche. - Bon­
j our, Miss Gwendoline », dit Herman, à voix basse, pen­
dant qu'il fait vers là-bas le touj ours même petit geSte
négligent de son chapeau.
S'il va à Londres, cette fois, c'eSt précisément pour
son White Jacket. Le livre eSt écrit ; il y a mis toute sa
colère d'homme ; il veut maintenant le publier avec le
plus d'éclat possible pour qu'il touche, qu'il indigne et
qu'il guérisse. Même si ça doit faire scandale ; même s'il
doit périr, lui tout entier dans le fracas du scandale. Il
eSt un démocrate américain. Il eSt un homme de cette
démocratie que Whitman va chanter dès le second verset
de ses FeuiUes d'herbe1• La démocratiea pousse le nouveau
monde tout entier dans sa première explosion de lyrisme.
Le Poème de la liberté pour l 'Asie, l'Afrique, l'Europe et
l'Amérique eSt déjà sur les lèvres de Whitman :

Courage yet my brother or my siffer


Keep on ! Liberry i& Io be subserved whatever occurs2•

La France b vient d'être bouleversée par les événe­


ments de 1848. Dans toutes les classes sociales du peuple
des États-Unis, on s'exalte avec les Français. C'eSt un
amour exclusif et passionné. On en parle et on en
discute partout. Tout eSt interrompu, tout eSt enchanté.
Soudain, parfois un bal s'arrête, les musiciens ne pensent
plus à jouer, les femmes se taisent et respirent plus vite
qu'elles n'ont j amais respiré, les hommes assurent solide­
ment leurs talons au fond de leurs bottes : on « en
parle » ! On en parle partout : à l'atelier, dans la rue,
sur la route, dans les champs, dans la ferme, dans les
diligences, dans les forêts perdues ; et tous les cavaliers
solitaires, quand le vent du soir fait flotter leurs man­
teaux, galopent en rêve au milieu d'une extraordinaire
2.0 Pour saluer MelviUe

liberté humaine. De tous les côtés des hommes se


dressent, les dents serrées, les yeux enivrés, les cœurs
donnés, avec leurs faux, avec leurs tenailles, avec leurs
cravaches. Ce sont des hommes purs. Une impureté les
tuerait plus sûrement qu'un coup de piStolet. Liberté eSt
un mot qui engage toute leur vie, leur amour et leur
œuvre ; grandeur allume des feux dans leurs yeux et
dans leurs paroles. Les j eunes hommes fuient les filles
pour parler entre eux de démocratie et des droits de
l'individu. Ils sont tous amoureux de la France. A la fin
de son poème qu'il va intituler France, Whitman appel­
lera la France « Ma femme »
« I wiUyet sing a song for yo11, Ma Femme1 »
parce que c'était la terre de la liberté.
Herman arriva à Londres un samedi soir d'automne.
Il a sacrifié à la correaion anglaise. Il a un spencer exaB:,
des pantalons à sous-pieds qui tirent un peu sur le jarret,
des bottes fines et un chapeau haut de forme. Oui.
Combien de fois n'a-t-il pas regardé ce chapeau dans
sa cabine ? Il le sortait de sa boîte, il le posait sur la
couchette, il ne pouvait pas s'imaginer qu'if allait mettre
ça ; surtout pendant qu'autour de lui craquaient tous les
craquements familiers d'un bateau. Oh ! plus de cent fois
il a gonflé ses j oues comme s'il allait souffler dans la
vieille sarbacane. Et puis, à Londres, il le met. Et ça
n'eSl: pas du tout ridicule ; pas du tout. Et même, le grand
pas paisible qu'il ne peut pas changer, un peu rouleur,
et le balancement des bras et le déplacement des grandes
épaules, et la goguenardise du portement de tête, l'amer­
tume solitaire des yeux perdus, tout va ; tout va très bien ;
très, très bien. Il arrive chez les éditeurs et, dès son
premier mot, on accepte tout, absolument tout sans
discuter, sans reStriB:ion aucune en insiStant énormément
sur le fait qu'il n'y a, MiSter Melville, vraiment rien à

dire contre vos désirs, nous ferons tout ce que vous


voudrez, donnez seulement votre manuscrit, donnez-le
tout de suite. Il le donne, on le remercie chapeau bas,
on le raccompagne à la porte, on le resalue. Voilà,
c'eSl: fini, il s'attendait à des discussions ; non, c'eSl: fini,
c'eSl: fait. C'eSl: fait tout de suite. Il se dépêche de rentrer
à son hôtel. Il eSl: obligé de cacher un grand rire sauvage
dans sa barbe. Mais, s'il ne se dépêche pas plus, il va
éclater de rire, là sur le trottoir ; et il se connaît, il va
Pour saluer Meivi/Je Z. I

lancer son chapeau haut de forme par terre et y danser


dessus en pleine rue. Et que diront les Anglais ? Il sait
ce que diront les Anglais. Alors, il court. Ce qui n'eSt
pas un meilleur compte, somme toute, pour un monsieur
en haut-de-forme, mais tant p is, l'important, c'eSt de ne
pas être en pleine rue « celui par qui le scandale arrive »
comme dirait Maria. Et c' eSt la tombée de la nuit, on ne le
voit courir que lorsqu'il passe devant les boutiques
éclairées. Il monte quatre à quatre ses escaliers et enfin
il peut danser de j oie sur son chapeau haut de forme.
« Monsieur a appelé ? demande la femme de chambre. -
Non ; si, attendez, peut-être si ; non, en fin de compte,
non, merci. Thankyou very much. » Éberluée", la fille sort,
ferme la porte, s'appuie au mur, se tient le cœur et rit,
étonnée et ravie tout d'un coup par l'extraordinaire
séduél:ion de ce fou.
Mais il s'aperçoit brusquement qu'il n'y a pas de quoi
rire. Le bateaub ne repart que dans quinze j ours pour
l'Amérique. Le voilà prisonnier de Londres. Tant qu'il
s'imaginait la ville avec ses tanières d'éditeurs où il
devait aller fureter, la chance d'avoir à discuter, à se dis­
puter, tant qu'elle devait servir à faire quelque chose,
Londres était encore supportable. Mais, là : noire, vide
et bruyante, non. Dans quel piège eSt-il tombé ? Il se
rend parfaitement compte qu'il va lui arriver une his­
toire extraordinaire s'il ne fait pas attention. C'eSt exac­
tement à partir d'un ennui londonien semblable qu'il y
a eu en fin de compte un cassage de gueule gigantesque
à Lima ; c'eSt d'une soûlographie à ce brouillard de gin­
gembre qu'eSt sortie l'extravagante mascarade de Shan­
ghai. La chambre où il eSt sent le cigare ; il reSte des
odeurs de vieux punch dans le tapis de la table et les
lambris de cuir brun ont un violent parfum d'homme.
Il a une peur terrible. Il sait qu'ici, à tout moment, peut
le prendre l'envie irrésiStible de faire le mâle à la matelot.
S'il n'a rien à faire qu'à s'écouter, il eSt incapable de res­
ter longtemps à l'aplomb de tous ces squires qu'il ren­
contre dans les escaliers et les couloirs. L'hôtel où il eSt
descendu eSt plein de gentlemen campagnards venus à
Londres pour suivre d'un peu près 1a discussion des
Communes sur la politique de PalmerSton au sujet du
blé et de la pomme de terre1• Pour Herman, un homme
digne de ce nom a autre chose à faire que d'intriguer
2.2. Pour saluer Melville

pour sa poche. En bas dans les cuisines on remue des


plats de cuivre. Ce soir, ils vont encore en être à leurs
dindes farcies. Lui, il va peut-être encore tenir le coup
un soir, au maximum deux, mais quinze soirs sûrement
non. Il a déjà envie de fumer au parloir et de parler au
fumoir et il rigole déjà en lui-même de ce qu'il serait
capable de faire à la salle à manger. Il a bien envie de
leur dire que lui, les livres Sterling, il se les fourre où
je pense. S'il reSl:e là, ça c'eSl: couru, ce qu'il va faire c'eSl:
simple : il va s'acheter un grand chapeau haut de forme
blanc. Il en a vu d'invraisemblables dans des vitrines.
Des tubes pour les Havanais ; des sortes de chapeaux
extraordinaires qu'il suffit de se mettre sur la tête pour
que tous les gens qu'on rencontre puissent se considérer
comme insultés, même en plein soleil, même à La Havane.
Eh ! bien, voilà ce qu'il va faire : il va s'acheter un de ces
chapeaux. Et se le mettre. Et le balader là, au milieu de
tous, au milieu du brouillard vert ; il le fera entrer dans
la salle à manger et il le gardera sur sa tête comme la
proteSl:ation de la libre Amérique. Zut ! Non.
Non, il regarde par la fenêtre. Comme la vie eSt diffi­
cile pour un homme sensible ; mais elle eSl: admirable !
Un reSl:e de couchant traîne dans le ciel boueux par-delà
les toits de Holborn comme une vieille plume de coq.
En bas dans la cour, les palefreniers ont apporté trois
grosses lanternes. Ils étri1lent des chevaux dorés de
lumière et de vapeur. Herman allume un petit manille
et descend voir ça. Les portes des écuries sont ouvertes.
L'odeur de la paille eSl: vaSl:e, pleine de routes et de che­
mins. Le fumier de cheval eSl: un grand poète. Herman se
plante là au milieu, les jambes écartées. Les garçons sou­
lèvent les pattes des chevaux et les laissent retomber.
Les fers claquent sur les pavés . C'eSl: une galopade sur
place. Si on peuta guérir Herman c'eSl: ici et pas ailleurs.
Il offre un cfe ses petits cigares. Ça fait déjà une bonne
conversation de dix minutes sur le tabac. Le garçon eSt
pour le hollandais, lui ; toutefois il se redresse enfin de
dessus le seau à pansage, tire quelques bouffées et déclare
que, somme toute, il s'habituerait assez bien au manille ;
le tout eSt qu'on lui en fournisse. « Oui, dit Herman, j e
veux t e demander quelque chose : S i t u avais dix j ours
de libre, toi, qu'est-ce que tu ferais ? - Ça dépend, dit
l'autre ; dans votre supposition, eSl:-ce que j 'aurais des
Pour saluer MelviUe

sous ou pas le rond ? - Mettons que tu aurais cinq livres,


dit Herman. - Cinq, dit l'autre, alors c'eSl: tout cuit,
j e partirais tout de suite pour Woodcut. - Q!:!'eSl:-ce que
c'eSl: Woodcut ? - Un patelin, pardi. - Où ça perche ?
- Oh ! c'eSl: du côté cfe Berkeley, là-bas, au-dessus de
BriSl:ol. - Pourquoi, qu'eSl:-ce qu'il y a d'extraordinaire
à cet endroit-là ? - Oh ! c'eSl: un patelin comme les
autres. - Alors ? - Bien, c'eSl: parce qu'à cet endroit-là
il y a Jenny. - Q!:!i c'eSl: ça Jenny ? - Ma bonne amie,
pardi. - Bon, eh bien, voilà ; Herman va partir pour
Woodcut. Si tu as quelque chose à faire dire à Jenny,
mon vieux, ne te gêne pas. - Sauf votre respeB:, patron,
c'eSl: des commissions que je fais moi-même, mais si vous
y allez, entrez donc chez ce cochon de Josué à l'Old Sea­
fish. Vous lui direz qu'il vous donne un rhum comme
pour Dick. Comme pour Dick, vous lui direz. » Voilà
exaB:ement une hiSl:oire pour Herman. Il sort et il des­
cend vers le port. Il s'agit maintenant de s'habiller. Il ne
va pas aller traîner sur les routes dans les alentours du
pays de Galles en spencer et en bottes fines. C'eSl: par là
derrière les docks qu'il doit pouvoir trouver ce qu'il lui
faut. Et il le trouve chez un brocanteur de Limehouse.
Il le disait à miSl:ress Melville : moi, les vêtements de tra­
vail, les premiers venus me vont bien ; c'eSl: plutôt les
vêtements de cérémonie qu'il faut me faire sur mesure,
et encore ils me gênent touj ours un peu aux entournures.
En cinq sec, il a d'abord trouvé un bon pantalon de bure
bleue, presque neuf, juSl:e assez long, un tout petit peu
large de ventre, mais ça s'arrange en serrant la ceinture ;
il a marchandé un tricot à rayures, pas tout à fait ce qu'il
voulait mais bien commode, véritablement en bonne
laine d' Écosse comme lui disait le juif. « Je sais regarder,
ne vous en faites pas, je ne suis pas tombé de la dernière
pluie : votre tricot est bien en laine d' Écosse, mais, vou­
lez-vous que je vous le dise ? Eh bien, le marin qui l'a
porté vous l'a vendu en rentrant des Indes. Tenez, reni­
flez. Ce truc-là a traîné dans Bénarès pendant cent ans
de dimanche. Il ne faut pas essayer de me la faire. »
C'eSl: vrai que, sauf sa tête nue, il eSl: encore habillé en
« haut-de-forme ». Il n'y a pas d'offense si le vieux essaye
de le rouler. « Je suis de la marine, moi, tu comprends,
mon vieux lapin. Je t'en donne un demi-shilling. » Et
il l'a eu. « Ne pleure pas, tu y gagnes encore ta vie. »
24 .Pour saluer Melville

Et il a acheté, mais cette fois d'enthousiasme, un vieux


caban magnifique : ample, chaud, authentique, usé de
pluie, de vent et de travail, couleur de nuit sur la mer,
un truc à se mettre à genou devant. Une vraie « cabane »,
une vraie « maison du marin ». « Dis donc, eSl:-ce que tu
n'aurais pas aussi des godasses ? Si tu en as, je m'habille
tout de suite. » Oui, le vieux en a des tas. « Des bottes ;
non, pas de bottes avec ces pantalons-là mon vieux birbe,
tu veux qu'on me prenne pour un bleu, dis donc, comme
si j 'étais aller gauler des fraisiers ? Non, je vais te dire,
moi, ce qu'il me faut avec ces pantalons-là. Il me faut
quelque chose de souple. Tu sais ce que c' eSl:, ces pan­
talons ? Eh bien ! on met ça après Sumatra, en remontant
le long des côtes de Chine, quand il fait sec et doux
quoique un peu frais et que le vent eSl: plein de lœss.
Ils sont faits pour reSl:er p ieds nus ; alors, sûrement pas
de bottes. » Tout revenait dans son cœur et de grandes
ailes féroces commençaient de nouveau à l'éventer furieu­
sement malgré les murs de l'étroite boutique. Le vieux
n'avait pas l'air de craindre beaucoup les grandes ailes.
Oui, il avait exaaement ce qu'il fallait, alors, puisque le
gentleman venait de parler de la Chine, il suffisait de
chercher dans le tas de godasses pour trouver tout à fait
ce qu'il disait au point de vue de souple, au point de vue
de chinois, il n'y avait qu'à chercher un peu là-dedans,
au point de vue de tout le saint-frusquin, vous allez voir
ce que je vais vous dénicher là-dedans. Je sais que ça
y eSl:, je ne l'ai pas vendu. Ah ! voilà : d'ailleurs, à qui
aurais-je pu le vendre. C'étaient des souliers chinois en
peau d'éléphant, souples comme des gants, le bout un
peu relevé en crochet à la tibétaine ; une peau verte,
jamais cirée, jamais graissée, avec tout son grain, un
obj et d'art et d'usage, une chose tout à fait insolite et
nécessaire partout, une rareté, une vraie chose marine.
On ne discute pas le prix d'une chose semblable ; on la
désire trop. Et ça va, c'eSl: exaaement à son pied si seu­
lement il met de gros bas de laine. En voilà. Il a eu sa
viaoire avec le tricot, maintenant il ne marchande plus ;
il y a bien d'autres choses à faire ; il y a bien d'autres vic­
toires à remporter : les viaoires passées, la gloire, tout
ça vient d'être renversé et englouti par le battement ora­
geux des grandes ailes ; il eSl: en train de repartir à zéro.
Il y a de nouveau toutes les grandes batailles à gagner.
Pour saluer MelviUe

« Oui, ça va, c'eSl: d'accord, vite, fais-moi voir un endroit


où je peux me déshabiller. » Car, il se dit, si le vieux ne
veut pas me faire entrer dans son arrière-boutique, j e me
déshabille là, au milieu, malgré la porte vitrée qui donne,
il eSl: vrai, dans une ruelle obscure de derrière les docks
mais il y passe des marins anglais qui sont anglais avant
d'être marins. Non, non, il n'y a pas d'obStacle à l'ar­
rière-boutique avec ce que le gentleman vient de payer,
il n'y a pas de crainte qu'il en veuille à la caisse. L'enfant,
ça ne s'imite pas.
�e les pantalons sont doux ! �e les souliers sont
souples, que le tricot va bien sur cette poitrine poilue ;
et if sait ce que tout à l'heure il va trouver dans le caban.
« Tu n'as pas un morceau de toile cirée ? - Si, trois
pence. - Et cette courroie ? Alors quatre. - Donne.
Tu vas voir ce que je vais faire de ça. Ça c'eSl: le spencer.
- Le gentleman devrait me le vendre. - Ah 1 non, le
gentleman ne vend pas. » Herman rigole. Ah ! non, ça
lui fait penser brusquement à mifuess Melville. �e
dirait Dorothée si elle ne voyait pas son écrivain de mari
revenir en tenue d'écrivain célèbre ? Brusquement, les
ailes de l'ange soufflent un vent étouffant comme de la
fumée de bois vert. « Attends, donne-moi encore cette
boîte à thé : c'est pour y mettre tous les petits cigares de
manille qui sont dans son étui et puis ça, dans la poche
du caban. » Il roule le spencer, le pantalon et les bottes ;
il en fait un paquet dans la toile cirée « à la marine » ;
i l s e l'amarre sur l'épaule avec la courroie. Et en avant.
Il a mis le caban avant d'ouvrir la porte, mais il a attendu
d'être un peu loin en pleine nuit et seul. Alors il a com­
mencé à remuer les épaules et les bras et il a enfin goûté
la chaude fidélité de ce drap. La grosse veSl:e a gardé
fidèlement la forme des geSl:es de son ancien propriétaire
et Herman y coule doucement ses propres geSl:es. Il
savait qu'en achetant le vieux manteau de mer il ache­
tait tout un personnage. C'eSl: pour ça qu'il n'a pas mar­
chandé : on ne marchande pas le fantôme d'un copain :
un type qui avait plutôt tendance à être gaucher car il
avait usé pareillement l'emmanchure des deux plaSl:rons ;
et qui ne craignait pas le mal à la gorge, ou bien il r, or­
tait aussi la barbe car le grand col n'a pas l'habitude d être
fermé ; un peu batailleur parce que la poche de droite
a été souvent fatiguée par un canon de piSl:olet ; et pas
Po11r 1a/11er MelviUe
très soigneux, ou tout au moins plus de la figure qu'il
faisait dans le monde que de ses habits, car il avait l'ha­
bitude de relever les pans du caban et de fourrer ses
mains dans les poches de son pantalon. Ce qui e� la vraie
façon de se présenter dans les endroits marins du va�e
univers, mais déforme sacrément les cabans ; enfin tout
au moins leur donne un ton un peu particulier. Oui, ce
devait être un de ces voyous délicats. Ce cochon de vieux
a fourré du camphre à toutes ses frusques. Il y avait
cependant dans ce drap le souvenir du vent. Mais, mal­
gré le camphre, le vent est là. Herman en a les yeux salés.
Il entend dans sa tête des grondements sur des espaces
illimités. Mais il e� plus habile dans les my�ères du
monde qu'à la politique de Palmer�on. Il voit tout de
suite que les enseignes de zinc ne se balancent pas, que
la paille qui e� sur le pavé ne vole pas, que la ruelle ne
sonne pas, que le brouillard ne bouge pas. C'e� son vent
particulier. « Alors, te voilà revenu 1 » dit-il. La bataille
avec l'ange a recommencé. Il s'était toujours douté que
ce n'était qu'une trêve. Il n'a jamais rien dit à personne
mais, depuis qu'il a quitté la mer il a encore eu souvent
des bagarres secrètes avec le porteur d'ailes. Seul, dans
la pièce où il écrivait, pendant qu'il était penché sur la
page, l'autre lui a souvent sauté sur les épaules, par-der­
rière. Avec cette espèce de poigne terrible qui tout de
suite tord la nuque, cette cruauté sans pitié; oui, sans
pitié, oh 1 sûrement ! ne tenant compte de rien, ni des
fatigues, ni des désirs, ni des droits qu'on a à vivre pai­
siblement ; somme toute un droit qu'on a comme tout
le monde de vivre paisiblement en mentant un peu, tout
doucement, de droite et de gauche ; de vivre quoi ;
d'abandonner les grandes idées, les grandes résolutions,
les appétits de sacrifice, le don de soi, les choses dures,
les choses difficiles à faire, les choses vers lesquelles il
faut se traîner par la peau du cou, les choses qui vous
réveillent la nuit ; vivre comme tout le monde, avec ce
grand égoïsme paisible que nous apprennent toutes les
Eglises et tous les pouvoirs établis ; les chemins tracés,
la clef de toutes les portes permises dans les escaliers,
les couloirs, les chambres de tout le monde, sans regar­
der dans la chambre d'Henri VIII ; vivre, avec sa femme,
sa maison, son j ardin, son petit boulot. Il n'y a pas de
petit boulot ! Combien de fois me l'as-tu répété qu'il n'y
Pour saluer Me/viUe
a pas de petit boulot ? Mille fois, cent mille fois, tout le
temps ; tu ne m'as e as laissé manger un seul bifteck
aux p ommes, tranquille. Mon boulot de poète, puis q_ue
tu dis que j 'en suis un, mon petit boulot de poète. Faire
des livres que je sais faire ; chacun fait ce qu'il sait faire.
Faire ce qu'on me demande, ce gu'on m'achète ; on me
le demande parce que je le fais bien, parce que ça plaît ;
on me l'achète, parce qu'on sait que, dans cette branche,
j e suis un bon ouvrier, que j e connais mon métier.
Je donne exaél:ement ce qu'on attend que j e donne.
Q!! o i ? Le contraire ? Il faut que je donne le contraire
de ce qu'on attend ? Q!! 'e§t-ce gue tu chantes ! Q!!and
tu vas chez le cordonnier, si au lieu d'une paire de sou­
liers il te donnait une guitare, qu'e§t-ce que tu dirais ?
Oui, j e sais, toi tu n'as pas besoin de souliers et tu n'as
pas besoin de guitare. Oui, arrête-toi de faire sonner tes
ailes, je sais que tu fais ta musique tout seul et que tu
voles ; je sais que tu voles à travers les airs. Mais les
hommes ne volent pas à travers les airs. Ils ont besoin
de souliers et il e§t bienheureux qu'il y en ait qui leur en
fassent. Q!!e j e prêche pour m a poche ? Oui, j e prêche
p our ma poche. Tout le monde prêche pour sa poche.
J 'ai bien le droit, moi aussi. Mais tu viens de dire le mot
« poche » et ça me gêne. Tu le savais, c'e§t pourquoi tu
l'as dit. Tu sais mieux que personne par où il faut me
prendre. Mais toi qui te flattes tant de pureté, avec tes
ailes, tu sais pourtant que ce que tu viens de dire n'e§t
pas ju§te. Veux-tu que je te le dise, exaél:ement pourquoi
je prêche ? Je prêche pour que tu me foutes la paix !
Q!!e ce soit flatteur de se battre avec un ange, je n'en
disconviens pas, mais je m'en fous 1 Pour glorieuse que
soit l'exception de passer toute sa vie en batailles ter­
ribles avec toi, sans jamais de repos, je te dis carrément
que j e me fous de cette gloire ; que, de l'exception, j 'en
ai par-dessus la tête ! Je ne tiens pas du tout à être excep­
tionnel. Rien ne m'irrite autant que lorsqu'on me le dit
en croyant me faire plaisir ; et je ne suis j amais plus en
rogne que, lorsque à force de me bourrer des marrons
dans la gueule, tu as fini par me rendre alors vraiment
exceptionnel et que j e sens que ç a s e voit. Fous-moi la
paix1 Laisse-moi parler 1 Je ne veux plus être désigné de
corvée, tu comprends ? Voilà pourquoi je prêche ! Les
choses difficiles, l'amer à boire, c'e§t touj ours pour moi.
2.8 Pour saluer MelviUe

Ce que j 'ai fait n'eSt déj à pas mal, tu as vu ? Cinq ou


six livres. Tu ne les as seulement peut-être pas lus ? Si.
Alors, tu vois bien que j 'ai fait ce que j 'ai pu. Q!!e cha­
cun en fasse autant. Plus que ce qu'on peut ? Ah ! mon
vieux, ça c'eSt facile à dire pour un ange. Un homme
peut le dire aussi. Mais, ce que tu ne comprendras jamais,
toi, avec ta tête d'ange de buse, c'eSt qu'un homme le
dit et qu'il a déjà bien assez fait de le dire ; il n'a jamais eu
l'intention de le faire. Essayer ? moi ? mais non, je te
dis ! Le moment où il faut que je me méfie le plus de toi,
c'eSt quand ta cruauté devient affeB:ueuse. Oh ! ça, alors,
il n'y en a pas un comme toi pour me dire que tu m'aimes
juSte au moment où tu me balances des baffes. Je me suis
tout le temps laissé prendre à ta tendresse. Pas ça, il y a
longtemps que j e t'aurais foutu la pile. C'eSt ta supério­
rité. C'eSt exaB:ement ce que je dis, je le sens que tu
m'aimes. Mais enfin quoi ? Essayer quoi ? Toi qui parles
toujours d'exprimer, j 'ai exprimé. J'ai exprimé tout ce
que je savais, veux-tu que je te le dise : tout, je ne sais
rien d'autre, je ne veux pas savoir. Mais, toi, à la fin du
compte, veux-tu savoir, toi, espèce de phénomène, veux­
tu que je t'apprenne ce que le plus intelligent des anges
ou enfin le plus bête des anges ne sait pas ? J'ai envie de
pantoufles comme tout le monde. Mais non, je ne fais
pas allusion à tes pieds, ni aux miens d'ailleurs, j e sais
bien que les anges n'ont pas de pieds. Je sais qu'ils n'ont
que de longues robes et de longues ailes ; tu m'as bien
assez souvent étouffé dans tout ça qui sent la vanille et
!'absinthe. Je veux dire que, pour intelligent ou pour
bête que tu sois, tu n'as jamais compris que tu es d'un
côté de la barricade et moi de l'autre. Ne demande pas
des choses d'ange à un homme. Je suis un homme, j e
veux mes pantoufles. J e veux vivre : oui, manger, boire,
dormir. Dormir, tu entends ? et puis, que ceux qui
veulent exprimer expriment, j 'ai assez exprimé, moi, un
peu à un autre à ne pas dormir. Je veux me promener,
je veux aller à la pêche, je veux faire des réussites sur la
table de ma salle à manger. Un homme n'a jamais empê­
ché le monde de tourner. Ah ! Tu es d'accord avec moi !
Alors ? J'ai fait quelques livres. Ce sont des hiStoires.
Ça diStrait. Un point, c'eSt tout. Et je bénis le ciel parce
que, des livres comme ça je peux en faire tant que j e
veux comme des petits pains sans fatigue, sans aléas !
Pour saluer MelviUe

Qg'eSl:-ce que tu dis ? Qge ça n'a aucun rapport avec le


ciel ? Tant pis pour le ciel. Je blasphémerai si j e veux !
Faites-le tourner, vous, le monde, puisque précisément
c'eSl: votre travail. Mais ne venez pas tout le temps
emmerder un pauvre diable comme moi, sous prétexte
que c'eSl: un poète. Faites votre réclame vous-même. Je
suis un homme comme les autres . Si ! je suis un homme
comme les autres ! Allons, va-t'en de dessus mes épaules.
Tu veux savoir où je vais ? Je vais au biStrot, là en
face.
C'était un biStrot de marin et il n'y avait pas grand
monde à cette heure-ci. « Qg'eSl:-ce qu'il faut, dit le
patron ? - Donne-moi à manger. » Il le rappela : « Et
du Stout. » Il y avait deux types appuyés contre le comp­
toir. Ils fumaient de courtes pipes. Le patron revint.
C'était un homme à gros ventre mais sa grosseur partait
des épaules et s'emmanchait sur de fortes jambes assez
longues. Il avait un tablier à bavette ; tout rasé et la
gueule en buis ; bouledogue de la mâchoire et des narines
avec des petits cheveux courts presque rouges tout bou­
clés. « T' as pas rencontré des gars du Royal-James, par
hasard ? - Non, pas vu du tout. - T' es pas du Happy­
return, toi ? - Non. - Semblait. Me figurait t'avoir vu .
Alors, dis donc, qu'eSl:-ce que tu veux que j e te donne ?
- Donne ce que tu as . - Natürlich. Il y en a trois du
Royal qui sont venus après midi pour me dire qu'ils
bouffaient ici ce soir. Ils m'ont demandé du riz aux
crabes. J'ai ça et une soupe de merlan, si tu veux. -
Vas-y pour ça, mais, dis donc, arrange-toi pour qu'il
leur en reSl:e. - T'en fais pas ; j 'en ai mis au moins pour
dix, c'eSl: des gars à qui il faut pas en promettre, tu sais.
- Bien, alors, vieux, à moi, donne-m'en comme pour
deux. » De derrière, le patron eSl: encore plus gros que
de devant. T'en fais pas, mon gars, pense Herman, si tu
veux m'avoir, faudra te lever de bonne heure. Tu peux
touj ours courir si tu veux me faire croire à tes gars du
Royal. Je te parie une semaine de solde qu'on n'en verra
pas le bout du nez de tes gars du Royal. Le coup des
gars du Royal, on le fait sur tout le pourtour des mers
du monde, dans tous les biStrots où l'on bouffe. Je con­
nais le coup, tu parles, ça m'a été fait cent fois . Mais,
vas-y, mon gars, t'en fais pas, comme tu dis, ce soir, je
suis en train de me mentir, alors, j e marche avec plaisir.
Pour saluer Melville

Je te crois comme !' Écriture, je vais collaborer en douce


à la nouba préparée soi-disant pour ceux du Rf!Yal.
Mais le riz eSt extraordinaire, ah ! çà vraiment ! Her­
man, la bouche pleine, a regardé le patron et le boule­
dogue lui a cligné de l'œil : ça c'eSt du riz aux crabes !
Il eSt impossible de manger du riz comme ça ailleurs que
dans les Philippines. Le patron eSt du bâtiment. Herman
avale sa bouchée, lève le doigt en l'air. Le patron s'ar­
rête d'essuyer son verre. Herman cligne de l'œil et dit :
« Mindanao. » Le bouledogue dit : « Oui, Vergara, au

fond de la baie1 » et il cligne aussi de l'œil.


C' eSt épatant de tirer les petits crabes de dedans le riz
avec les doigts, de les sucer, les léchicoter de partout
avec le jus qui leur coule de toutes leurs j ointures, de
les ouvrir à deux mains carrément en se foutant de la
sauce jusque dans les paumes et de pomper tout le vert,
le rouge, le brun de là-dedans, et passer la langue dans
la coquille et mâchouiller toutes ces coquilles, ces os,
ces iodes, ces goûts de mer, ces jus. Ah ! que c'eSI: bon !
Et puis, se lécher les doigts. Carrément. Q!!and il a fini,
il n'a pas du tout envie de soupe de merlan. Ça va faire
blanc, ça va faire mer du Nord. Non, il n'a pas épuisé
son désir de carry, de poivre, la chaleur rouge, verte et
brune des crabes, le riz : les côtes basses dont les sables,
que le vent déroulait comme des cheveux, allaient battre
les collines cassées par le miroitement des rizières.
Il vient au comptoir avec sa chope vide. Il frotte le
cul de sa chope sur le zinc. « Alors, quoi de neuf, dit le
patron ? - Vas-y encore un coup avec ton riz pour
deux. Tant pis r our les gars du Rf!Yal. Et puis, dis donc
(il fait signe à 1 autre de s'approcher ; il montre la chope
vide), remets-moi du stout et colles-y en douce un bon
verre de gin, dedans ; ça remonte le moral. - T' as pas
l'air d'en avoir besoin, dit le bouledogue. - On sait
jamais . »
On sait jamais, se dit-il, en se remettant à bouffer son
deuxième riz (il eSt encore meilleur que le premier). Il
n'a jamais eu beaucoup le cafard. Enfin, il veut dire, le
cafard comme les autres. Mais il a été souvent aussi
triSte qu'eux, aussi désespéré, et de désespoirs plus ter­
ribles. La triStesse du large des mers, il l'a sentie comme
tout le monde. Il a eu ses coups durs comme les copains.
Plus que les copains. Car, ça n'étaient pas des triStesses
Pour sa/mr Melville
qui flanchaient devant une odeur de vanille ou parce que
la terre venait d'apparaître. Rien. Toutes les terres au­
raient pu s'entasser les unes sur les autres et s'approcher
de moi comme un troupeau de brebis sautant vers le por­
teur de sel que la triStesse serait reStée. Ma triStessea. J'ai
vu les cafards les plus solides foutre le camp parce que,
tout d'un coup, le vent apportait cette odeur infeae de
soue à cochon qui signale les grands continents trois
heures avant la vigie. Mais ma triStesse reStait solide au
poSte. Il ne fallait pas s'imaginer qu'on allait la posséder
avec des trucs matériels. Oh ! je sais bien que c'eSl: entiè­
rement personnel. La terre me donne autant qu'aux
autres. La terre me donne plus qu'aux autres. Mais,
chaque fois je me dis : et après ? Je ne suis pas un
enfant perdu. La terre ne me fait pas tirer la langue
devant ses vitrines. Et, ne t'en fais pas, j e ne crache
pas sur ses rigolades. De la chance, j 'en ai eu en veux­
tu en voilà. Je ne suis pas un pauvre orphelin. Des
pères et des mères, j 'en ai dans tous les coins. Je ne
demande pas la charité ; je la donne. Je suis un boyard.
Si le monde eSt une maison, je suis un habitué de la mai­
son, j 'en connais les grands machins et les petites com­
bines. Le gin maison, connu ; et toutes les étagères du
bar, et la cave, et la cuisine, et les chambres, le �renier
et le jardin. Et la cuite maison ; et la gueule de bots mai­
son. Je ne suis pas un enfant perdu. Des carrées, pour
passer les nuits, et les j ours, j 'en ai par-dessus la tête ;
tant que ça peut. Je ne suis pas un enfant perdu. Je suis
un homme perdu : c'eSt une autre affaire. Réveillez-vous
la nuit, cavalez jusqu'au bout du mât, reStez là à souffler
comme un phoque, à regarder, à attendre, à palpiter,
à vous casser la tête contre le noir, à vous crever les yeux
et le cœur ; pourquoi donc ? Parce que ça va être bientôt
la terre ? Content pour vous. Pour moi ? Non, foutez­
moi la paix. Non, merci. Non, je ne suis pas en rogne.
Q!! 'eSt-ce que j 'ai ? Rien. Rien, je vous dis. J'ai qu'il
m' eSt arrivé en effet quelquefois de sentir ma triStesse
devenir paisible, puis, petit à petit, disparaître. Et me
laisser enfin à sec. Q!!and l'aurore s'ouvre avec un bruit
de tremblement de terre puis le calme tombe dans le
Pacifique sur des millions de milles carrés, quand le
bateau eSt enraciné comme un chêne et que la chute
d'une goutte d'eau sonnerait comme la trompette du
Pour saluer Melville

jugement dernier. A trois mois de vent de toutes les


terres . . . Tiens, tu étais là ? Tu es entré avec moi ? Alors,
tu y es arrivé à caser tes grandes ailes entre ces quatre
murs ? Eh bien, ne bouge pas et ne fais pas voler la
sciure. Et retrousse tes plumes, les copains crachent en
fumant leurs pipes. Alors, tu as vu ? J 'ai fait coller du
gin dans mon stout. Oh ! bien entendu, toi, quand tu
conviendras franchement qu'une chose te déplaît, il fera
chaud sous la grande ourse. Ça te plaît ? Tant mieux que
ça te plaise ; d'être opportuniste, parce que, si ça te
déplaisait, ça serait la même chose. Tu es entré, ça va
bien, mais colle-toi derrière mon dos et fous la paix aux
copains : ils ont autre chose à faire qu'à s'occuper de
toi. La même raison que moi ? Peut-être ; c'est possible.
Je te le disais avant d'entrer que je suis un type comme
tout le monde. Tu ne voulais pas le croire et maintenant
c'est toi qui le dis. Ce que je disais tout à l'heure ? Q!!and ?
Q!!and je mangeais mon deuxième « riz pour deux » ?
Tu n'avais qu'à mieux écouter. C'est personnel. Oui,
c'est personnel, tu n'as pas besoin de rigoler. Q!! ' est-ce
qu'il y a de rigolo que ça soit personnel ? Je ne répète
pas. Je ne suis pas une horloge à répétition. Je parlais
de l'arrogance des dieux, si tu veux le savoir, je parlais
des délires de la faiblesse et de l'amertume de l'impuis­
sance. De la solitude humaine, c'est de ça que je parlais.
Si j 'avais à exprimer, tu vois (j e dis : si) eh bien, c'est
ça que j 'exprimerais. .
If rentra à l'hôtel par la cour des messageries qui était
a

ouverte. Dans des lanternes qu'on portait de tous les


côtés, une diligence était prête à partir. C'était la malle
d'Exeter. Il se renseigna pour Woodcut. La voiture � ar­
tait le lendemain à six heures du matin d'une petite ecu­
rie derrière Grays Inn. Il lui faudrait demander la malle
de Bristol ; aller avec elle jusqu'à Criklade. De là, prendre
la malle de Monmouth jusqu'à . . . Tout ce qu'on lui
racontait était plein de routes, d'embranchements, de
monde qu'on quitte perp étuellement par des traverses.
Chez lui, le feu de bois flambe dans la cheminée et il
n'allume pas la chandelle. Il se déshabille dans cette danse
de lueur qui démesure l'ombre de ses gestes. Il se couche ;
et il n'y a plus dans la chambre que le petit gémissement
de la sève qui cuit au bout des bûches. Il se sent étran­
gement libre. C'est sa propre volonté qui commande et
Pour saluer Melville

il eSt plein de projets. Il se couche nu, par une vieille


habitude de marin. Il eSt écarquillé dans les draps frais
comme une étoile de mer. Une lente houle le soulève et
l'abaisse. « Je n'aurais pas dû faire mettre du gin dans
mon Stout. » Mais il eSt solide et rien ne peut le soûler,
que lui-même. C'eSt la houle de son cœur. Non, bien
sûr, il n'a pas envie de continuer à écrire les petits livres
qu'il sait faire. L'œuvre n'a d'intérêt que si elle eSt un
perpétuel combat avec le large inconnu. A moi à me
conStruire mes compas et ma voilure. Le j eu c'eSt de tou­
j ours partir pour tout perdre ou pour tout gagner. Avec
le livre qu'il vient d'écrire et qu'on va publier, on va le
prendre pour un rebelle. Les gens aiment la classification.
Il n'eSt un rebelle que parce qu'il eSt un poète. On ne
peut le classer qu'à son nom. Il n'eSt pas plus un écrivain
de la mer que ce que d'autres sont des écrivains de la
terre. Il eSt Melville, Herman Melville. Le monde dont
il exprime les images, c'eSt le monde Melville. Et après
ça que Dieu soit béni. S'il y a une continuité dans son
œuvre, que ce soit seulement sa marque. Ses titres ne
sont en réalité que des sous-titres ; le vrai titre pour tous
ses livres c'eSt Melville, Melville, Melville et encore Mel­
ville, et touj ours Melville. « Je m'exprime moi-même ; j e
suis incapable d'exprimer u n autre être que moi. Je n'ai
pas à créer ce que les autres me demandent de créer.
Je n'entre pas dans la loi de l'offre et de la demande.
Je crée ce que je suis : c'eSt ça un poète. » Il réfléchissait
que, s'il voulait, il serait aussi habile que d'autres à faire
du commerce littéraire. Mais quelle vie insignifiante !
Ils devaient crever d'ennui. Q.!!and il était, au contraire,
lui, perpétuellement tourmenté, perpétuellement inquiet,
touj ours haletant de courses et de poursuites, touj ours
anxieux de ce qui allait surgir après le détour. Terrassé
par de terribles désespoirs sans issue, avec des créations
qui foutaient le camp et s'écroulaient comme de la boue,
se disant : tu es un j ean-foutre, incapable de créer la
moindre chose ; et d'autres fois soulevé d'enthousiasme,
il se disait : ça y eSt, les petits copains peuvent touj ours
se l'accrocher. On le croyait riche, il était pauvre. Onlui
disait4 qu'il n'avait pas assez surveillé les goûts du public
et travaillé suivant ses goûts. Il répondait : « Je suis
célèbre et il y a des pauvres bougres qui me . lisent et
disent : ça, c'eSt un chic type. Et ils sont . contents de
Pour saluer MelviUe

savoir qu'il exiSte un chic type ; qu'eSl:-ce que vous voulez


de plus. » Oui, mais, paraît-il, il avait trop négligé de
surveiller sa maison de commerce. Oui, ils disaient sa
maison de commerce. Se désintéressant d'un livre dès
qu'il paraissait pour se consacrer entièrement à celui qu'il
allait écrire. « Il faut faire un peu de réclame », lui disait­
on. Ah ! Il avait de la réclame à faire pour autre chose : de
la réclame pour la boutique de Dieu le Père, voilà mon
boulot. Il voyait clair, il pouvait se le dire à lui-même,
là, seul dans son lit pendant qu'un grand sourire mouil­
lait sa barbe. « Ma vie n'eSt pas de surveiller ma maison
de commerce ; ma vie eSt de surveiller les dieux. » Au
surplus, prêt à gagner sa vie demain s'il le fallait avec
n'importe quel travail différent de celui d'écrire. Pas
homme de lettres pour un sou. Il se sentait ce soir étran­
gement libre ; étrangement décidé. Il appela doucement :
tu es là ? Non, le feu s'éteignait ; les braises craquaient ;
c'était tout. « Celui-là, dit-il, dès qu'il a gagné il se débine.
Dès qu'il croit d'avoir gagné : car, minute mon garçon,
ça n'eSl: pas encore dit que je l'écrirai ce livre. » Véritable­
ment, if ne s'en sentait pas capable ou alors, il fallait
vraiment que son cœur soit changé. Il regarda là-bas sur
le fauteuil 1es vêtements de marin qu'il venait d'acheter.
« QB'eSt-ce qu'il manigance, se dit-il, qu'eSt-ce qu'il me
prépare ? qu'eSl:-ce qu'il va faire de moi ? »
A six heures du matin, le ciel était clair au-dessus de
Grays Inn. De petits cirrhus étaient étalés comme une
aile immense éclatante de blancheur dans les élancements
d'une aube verte. A chaque inStant de nouvelles plumes
s'ouvraient, faisant bouillonner sous elles un peu d'air
rose. « Oh l dit Herman, cette fois, c'eSt le grand j eu, tu
es beau comme tout ! Tu as donné un fameux coup de
pied à l'armoire, je ne t'avais jamais vu si beau. Seule­
ment, ça, c'eSt des ailes de cérémonie nuptiale. Tu n'as
pas peur qu'elles soient un peu gênantes pour des ailes
de voyage ? Il n'y aura pas toujours de grands champs
pour les ouvrir au-dessus ; j 'ai aussi l'intention d'entrer
dans de petites auberges. Enfin, tant pis pour toi, je t'ai
prévenu, tu reSteras dehors et j 'aime autant te dire tout
de suite que tu nous feras sûrement remarquer. » Les
premiers rayons du soleil commençaient à gonfler d'or
tout le duvet des nuages.
Il n'y avait personne autour de la malle de BriStol,
Pour saluer Melville 3S
sauf le cocher et le postillon qui arrimaient un coffre et
deux valises entre les ressorts d'arrière. Les rideaux du
coupé étaient tirés. Herman monta sur l'impériale. Tout
de suitea, en sortant de Londres, les quatre chevaux
prirent un très beau galop sur la route d'Eton. Les prai­
ries étaient couvertes de givre. On ne voyait les verdures
grasses de l'herbe qu'à travers mille scintillements irisés
comme des plumes de paon. D'énormes bosquets de
sycomores sortaient du Dleu de la brume, s'avançaient,
dressant d'immenses rameaux, esquivaient la route et la
voiture et reculaient à travers les prés. Le fouet du cocher
leur arrachait des lambeaux de fumée, la vapeur des che­
vaux coulait et se roulait sur le bas-côté de la route. Les
deux chevaux de devant galopaient, tête baissée, le mors
au chanfrein, les j ambes rondes, comme s'ils pelotaient
de la laine ; les deux timoniers, le nez en l'air, secouaient
les crinières et hennissaient. Le soleil était déjà levé quand
on rencontra le premier tilbury allant vers Londres. On
le vit d'abord déboucher sur la route d'un chemin de
terre et un petit homme brun, j aquette serrée, le cou
maigre, très droit dans une cravate de chasse à trois tours
qu'on voyait de vingt mètres, s'employa à faire prendre
le galoJ? à son cheval, sans rien perdre de sa reétitude et
de sa dignité. Il passa à toute vitesse à côté de la voiture.
Le posrillon se tapa sur les cuisses. Le cocher en profita
pour lui passer les guides et se réchauffer les mains en les
frappant l'une contre l'autre dans leurs grosses moufles,
puis il reprit les guides et commença à exp liquer rapide­
ment aux bêtes que c'était de nouveau lui qui avait l'af­
faire en main. On commencaitb à s'apercevoir que la
terre s'était réveillée avant Londres. On arriva sur la
première charrette maraîchère. Elle tenait le milieu de
la route : large, lente, tirée par trois chevaux en flèche.
Le posrillon empoigna son cornet à bouquin et se mit
à lui demander place en l'engueulant de longues fanfares.
Enfin, comme on y arrivait dessus en plein galop, il se
dressa sur son siège et, penché en avant, il se gonfla tout
entier dans ses j oues à se faire éclater les yeux. Les pay­
sans sautèrent au mors du cheval de tête et tout se tira
lentement dans le champ du côté gauche, au moment
précis où la malle passa sans ralentir en penchant du côté
droit. Le cocher ne bougeait pas dans sa grosse houppe­
lande fourrée, ses moufles et l'énorme graisse rouge qui
Pour saluer MelviUe
remplissait sa peau. Il soufflait seulement de la vapeur
entre ses mouSl:aches . Le postillon se lamenta sur la chose
dramatique à laquelle il était obligé de consacrer sa vie
sur la terre ; il l'expliqua au monde entier, y compris
Herman, en paroles perdues dans le roulement des roues
de fer. Mais on arrivait sur les autres charrettes. On en
voyait toute une file, escortées de piétons. Alors, il se
suspendit aux rambardes de l'impériale et il se mit à cor­
ner comme la corne même de la colère et du désespoir.
L'extraordinaire râle essoufflé de ses beuglements faisait
lever des vols épais d'alouettes au plus profond des
champs. Et, comme si elle avait pris par le flanc d'une
lame insurmontable, la malle presque couchée sur le côté
droit passa au grand galop contre · les charrettes puis elle
se redressa sur la route libre et continua de courir, se
balançant encore dans ses ressorts, reprenant peu à peu
son aplomb ; à mesure que la vapeur s'arrêtait peu à peu
de souffler entre les mouSl:aches du cocher. A Padding­
ton on prit un sac de poSl:e. Le bourg s'éveillait et s'éti­
rait en grinçant de toutes ses devantures de boutiques.
Sur le pas de sa porte, un drapier battait ses pièces au
martinet. Au-delà du bourg, fa terre devint plus pay­
sanne ; la route étroite ne permettait plus que le trot.
De grands labours ouverts assombrissaient la terre. Des
banderoles de corbeaux flottaient lourdement derrière
les charrues à bœufs qui continuaient le travail. On ren­
contra quelques cavaliers sans bagages qui s'en allaient
dans le large des champs ou montaient au pas par des
chemins de terre vers des collines couvertes de bois
sombres d'où ruisselaient les minces filets d'une brume
pure comme de la fumée de tabac. L'air était vif mais
doré. Dans toutes les fermes du bord de la route on
effrayait les troupeaux d'oies qui s'essayaient à voler et
criblaient de battements furieux et d'ailes renversées les
branches basses des érables. On n'avait pas encorea com­
mencé à élaguer les saules. Ils dressaient encore partout
leurs longues branches comme des cordes de harpes
rouges. Il devait y avoir une chanson dans ces arbres :
à travers certains qui étaient plus rouges que les autres
on voyait le ciel très p âle. Mais on ne l'entendait pas
parce que les roues grondaient, les ressorts criaient, les
sabots des quatre chevaux trottaient sur la route. Mais
on passa contre une longue grange qui battait son orge
Pour saluer Melville

et on entendit bien qu'en même temps elle sifflait S'il


vom plaît Alexandra. Toute l'Angleterre sifflait S'il vom
plait Alexandra. De chaque croixa de la route partaient
de petits chemins qui s'en allaient à deux cents mètres de
là dans des places de villages, sous d'énormes hêtres
presque nus. On voyait des dogs-carts arrêtés sur la place
et quelques hommes debout, les mains dans les poches ;
le garçon boucher avec son tablier bleu ; des cochons
criaient. Et tout ça tournait d'une seule pièce, sans bou­
ger, comme sur une plaque, à mesure que les quatre che­
vaux tiraient dans le timon ; et, aJ? rès les hêtres venaient
de longues files de peuJ? liers qui tournaient aussi vers
l'arrière, puis des chaumlères basses qui regardaient d'une
petite fenêtre pointue sous la visière fourrée de leur cas­
quette de pailfe noire, puis des hêtraies avec des museaux
de toits pointant par-ci par-là à travers les branchages, puis
un long mur blanc, et des croix dépassèrent le mur, et
un chêne dépassa le mur, et deux chênes, et derrière les
deux chênes un temple commença, non pas à monter mais
à descendre, ayant d'abord été visible par sa croix de
pierre dans les branches tordues des chênes, puis par son
petit clocheton à persiennes de zinc, puis sa toiture, puis
sa rosace, puis sa porte charretière pour engranger des
charretées de vertus, puis ses quatre larges marches d'es­
calier se posèrent sur le sol comme la malle passait devant
la grille du cimetière. Le village écarta ses maisons. Des
femmes faisaient garer les oies et fuir les chats en secouant
leurs tabliers. Derrière les vitres des devantures et des
fenêtres il y avait le cordonnier qui tapait ses clous, le
tailleur assis comme un nain sur sa table, la brodeuse
contre son carreau, la grosse femme de charge du pas­
teur, la croix pendue sur ses seins d'étoffe.

Oh ! s 'il vom plait Alexandra,


Demandez à votre cœur s 'il n'a pas
Un petit quelque chose pour moi.

Et dans sa forge tout ouverte et pleine d'étincelles


comme s'il vannait du blé de feu au vent de l'enfer, le
forgeron que le poSl:illon et le cocher saluèrent ensemble
d'un grand coup de sifflet ; et lui il leur frapp a quatre
ou cinq coups de marteau à la corne claire de ! enclume.
Et le pont sur le ruisseau, tenez-vous là-haut parce que
Pour saluer MelviUe

voilà : vous voyez ! Tout d'un coup on passe sur sa


bosse ; ça vous fait remonter le ventre dans la bouche.
Et de nouveau les champs avec les grands rayons noirs
des labours qui tournent silencieusement autour du
voyage. Puis, des femmes aux jupes raidies de boue
sèche rentraient lourdement dans des champs de bette­
raves. Elles s'arrêtèrent pour regarder passer la malle ;
leurs longs bras fatigués pendaient de leurs épaules
minces. Enfin, loin après, au bord d'un champ sombre,
dans un large espace sans maison, sans personne, ni rien,
un petit garçon hagard, tout seul et qui se chauffait à un
grand feu de broussailles.
Je n'ai j amais autant regretté, se dit Herman ; il se
pencha et regarda le ciel. Les grandes ailes étaient tou-
l. ours là-haut dessus ; le soleil blanc leur donnait une qua­
ité si pure . . . elles étaient l'indifférence et l'obStination
même des dieux. Je n'ai jamais autant regretté, reprit-il,
de n'être pas celui que tu crois que je suis. Ici comme
f.artout se trouve le sort de l'homme. C'eSt le sort de
hommea qu'il faut exprimer. Mais je n'ai pas été encore
assez étranglé j usqu'ici . . .
L e terrible, songea-t-il longtemps après (on était à la
fin de la matinée), c'eSt qu'en plus de ça je n'ai absolu­
ment aucun goût pour être étranglé. C'eSt assez naturel.
Si je sentais qu'une chose s'apprête à le faire, j e me
démènerais dans la corde comme un beau diable. On ne
va vraiment volontiers que vers des fêtes. Q!!i sait ce
qu'il va trouver dans ce genre-là, l'autre, là-haut ! La
voiture allait au pas dans un pays montueux vers un
passage entre deux collines. La route était enfermée de
tous les côtés par des forêts de hêtres dont toute la toi­
ture de feuillage s'était effondrée sous l'automne et le
ciel gris entrait dans les décombres roux et descendait
entre les branches. De l'intérieur du coupé on frappa à
la vitre puis on l'ouvrit. « Jack, dit une voix de femme,
arrêtez-vous une minute à l'embranchement du chemin
de Dartmoor. - Oui, missis, dit le poStillon. - Il n'y
a pas d'autre voyageur que moi, n'eSt-ce pas, Jack ? -
Si, missis, il y a un monsieur, il y a quelqu'un ici dessus
avec nous. - Je m'excuse », dit la voix. Puis après :
« Voulez-vous me permettre, monsieur, de dire un mot à
des amis qui doivent m'attendre au bord de la route ? -
Je vous en prie, madame, dit Herman. - Merci. » On
Pour saluer Melville 39
referma la vitre. Le pays était tri�e et pauvre. Le che­
min de Dartmoor n'était rien qu'un sombre couloir
boueux dans les bois. La voiture s'arrêta. Aussi loin
qu'on pouvait voir, il n'y avait personne. On baissa la
glace de côté. « Donnez un coup, Jack », dit la voix. Il
souffla dans le cornet à bouquin. Le cocher retint les che­
vaux. D'abord des feuilles mortes tombèrent puis on
entendit répondre. Deux hommes couraient dans le che­
min. Il y en avait un j eune et un vieux. Le jeune arriva
au bord de la route, s'arrêta et se découvrit. Il pouvait
avoir vingt et quelques années mais il était extrêmement
maigre et exténué. Ses yeux en étaient comme meurtris
et son visage dont la peau collait à l'os était le visage
même de la mort. « Venez Christofer », dit la voix, mais
il ne bougea pas, sourit timidement et détourna son
regard vers le vieil homme qui arrivait. Celui-là était
encore plus extraordinairement misérable mais il l'était
avec fierté et colère. Malgré son vêtement paysan il avait
noué autour de son cou un vieux foulard de soie brodé
de chimères. Il s'approcha tout de suite de la voiture.
Il avait des yeux très bleus et durs. « Allons", Ardan, dit
la voix, vous voilà encore comme je ne veux pas. -
Je maudis le ciel, missis, répondit le vieil homme en se
découvrant. Je ne vais bientôt plus pouvoir rési�er à
l'envie de foutre le camp de ce derun de malheur. » On
dut lui faire signe que quelqu'un là-haut pouvait écou­
ter car il regarda Herman et il continua à voix basse. Il
se plaignait ; on l'écouta parler. De temps en temps seu­
lement la voix disait : « Oui ; oui mon bon ; oui Ardan. »
Il se tut. « Allons, allons dit la voix, vous savez bien
qu'il ne pouvait pas être autre chose qu'un O'Brien.
Auriez-vous préféré qu'il soit un Feargus O'Connor1 ?
- Qge celui-là soit maudit, missis ; je vous demande
pardon. - Vous maudissez tout le monde, Ardan. -
C'e� que je n'ai plus rien au monde. - Vous avez
Chri�ofer. - Je me demande pour combien de temps
encore, missis. - Allons, Ardan, dit la voix, vous êtes
une sorte de vieux poète inguérissable. Michaël a fait ce
qu'il devait faire et tout s'e� arrangé mieux que ce qu'on
pouvait croire. Il n'y a rien à s'inventer autour de ça.
- Je n'invente pas que je suis malheureux, missis. - Ce
n'e� pas ce que j e voulais dire, Ardan ; allons, appro­
chez-vous, venez ici, montez sur le marchepied. » 1] y
Pour saluer MelviUe

avait dans la voix un commandement affeétueux et


pressant ; et une f etite main parut qui faisait signe d'ap­
procher. Le viei homme obéit. Il était collé contre la
voiture. On ne pouvait pas voir ce qu'il faisait. Peut-être
qu'il mettait quelque chose dans la poche intérieure de
sa veSl:e. « Il faut en être réduit, dit-il, mais la voix
amicale l'interrompit. - Vous êtes un vieux fou, Ardan.
- C'eSI: vrai, dit le vieil homme en se reculant. Pou­
vons-nous espérer vous revoir bientôt, missis ? -

Avant un mois, cette fois », dit-elle. Le vieil homme


monta le talus et reprit le chemin de Dartmoor. « Cou­
vrez-vous, dit la voix. - Merci », dit-il sans se retourner
et il mit son chapeau puis il rentra dans le bois . Le j eune
homme n'avait pas bougé. Il regardait ardemment dans
la voiture. « ChriSt:ofer, voyons, ne soyez pas si timide,
je ne suis pas un démon. » Mais il ne bougea pas . Sa
bouche seulement était devenue vivante et passionnée.
« On peut partir, Jack », dit la voix.
Herman allait se dire qu'il se pariait deux mois de
solde . . . lorsqu'il entendit le souvenir de la voix, comme
si elle parlait encore. Les chevaux cependant trottaient
de nouveau dans la pente maintenant, mais, malgré le
bruit, il l'entendait. Il se mit à l'écouter. Cette voixa avait
de l'âme. Et l'être assez téméraire pour avoir de l'âme à
notre époque était une femme. Heureusement pour elle
que, neuf fois sur dix, elle devait rencontrer des sots.
En tout cas, ceux qu'on avait rencontrés au chemin de
Dartmoor n'étaient pas des sots. Il revoyait le j eune
homme planté sur son talus, le regard fixe et, à mesure,
les lèvres qui se passionnaient et devenaient belles dans
le visage de mort. Le terrible pour une femme de cette
qualité c'eSI: d'être une femme, c'eSl:-à-dire une chose
agréable à prendre, sans se soucier des souffrances. Q!!i
croit encore aux souffrances ? Sauf elle qui doit savoir
ce que c'eSI:. Tous les dandys ne sont pas des sots ; même
sots ils ont un certain aspeét. Il y a un tel manque de
physionomie dans les salons qu'une redingote de chez
Henley et des bottes de chez Soupaut arrivent à diSt:raire
de l'ennui. Il y a tant de générosité dans cette voix qu'elle
peut aller jusqu'à supposer de l'âme à ce qui n'eSI: qu'une
redingote bien coupée et des bottes vernies à froid. Ce
que cette femme a de meilleur, il ne le verra que comme
un ennui dans les salons. Cela empêchera les roueries,
Pour saluer MelviUe 41

il s'en moquera. Il essayera de le détruire. Ce qu'il y a de


brûlant et de franc dans son expression, il lui dira tout de
suite : « Ma chère, soyez moins naturelle, on voit tout ce
que vous pensez. Ne vous abandonnez pas à votre
cœur, vous allez passer pour une petite paysanne. D'ail­
leurs, tout cela est inutile. N'oubliez pas que nous
avons fait des progrès depuis dix-neuf siècles et qu'il y a
des turbines à vapeur. » Si cet imbécile est intelligent,
comme c'est souvent le cas à notre époque, il la persua­
dera. Elle perdra sa qualité si rare. Et comme c'est à
partir de ce moment-là qu'elle aura du succès elle se
dira : il a raison; au fond, il était très facile de ne pas
s'ennuyer. Elle prendra même peut-être goût à la redin­
gote. Il n'y aura plus de chemin de Dartmoor. Mais il
s'agira alors pour elle de faire attention à bien perdre
toute son âme. S'il lui en reste le moins du monde, elle
ne tardera pas à mépriser celui qu'elle aime. �elle
proie facile a dû être cette femme ; et comme on a dû
pouvoir facilement la rendre malheureuse. Elle est sûre­
ment à peine plus âgée que le garçon qui la regardait
avec des yeux si brillants et dont la bouche est alors
devenue soudain si belle. Si j'avais autant d'âme qu'elle,
je me ferais passer pour misanthrope, ce serait la seule
façon de me sauver" : avec un peu de modestie et une
solide réputation de mauvais coucheur je pourrais encore
vivre. Mais je suis un homme ; une femme n'a pas de
semblables ressources : elle est obligée à chaque instant
de présenter hardiment toute sa faiblesse et if n'y a pas
moyen d'empêcher les sots d'avoir envie de la prendre et
de l'attaquer. Et il est parfois impossible de se défendre,
même imr ossible de désirer se défendre à cause d'un
parfum d aubépine ou parce que le vent est tiède, ou
parce que les dieux peuvent tout fatiguer. Il lui semblait
qu'il la connaissait ; qu'elle devait avoir un visage donné
d'avance et qui ne retient rien pour lui-même. Cette âme à
fleur de voix devait sûrement faire confiance à tous. Mais,
savait-elle que pour la plupart, la pureté elle-même est
impure ? Enfin, il se souvint qu'il avait vu quelque chose
d'elle : la petite main qui avait fait signe au vieillard
d'approcher. Elle a des gants en peau de Suède, se dit-il.
Ce fut à l'instant même, pour lui, re signe certain que cette
femme avait déjà souffert. Elle a déj à été très malheureuse,
se dit-il. Ce- que j e disais tout à l'heure a dû se produire.
Pour saluer Melville

Elle doit être très triSte et généralement triSte. Elle a déjà


dû connaître cette douleur de mépriser l'être qu'on aime.
Il ne doit plus lui reSter d'espoir malgré sa jeunesse sauf
dans ce qu'elle doit appeler ses « rêves chimériques ».
Et même ces rêves doivent atrocement la faire souffrir
en animant ainsi ce qu'elle cherche sans espoir ; ce qu'elle
a cru trouver une fois et dont elle s'eSt aperçue que
c'était une grossière erreur. Elle doit maintenant se méfier
d'elle-même. Elle ne doit plus avoir confiance dans son
élan et à chaque inStant son jugement doit lui confirmer
les raisons de cette méfiance. Sa triStesse doit à chaque
inStant lui faire le compte de ce qu'elle a perdu et surtout
la j oie d'oser ; elle doit se croire inférieure. Elle eSt sûre­
ment capable de reSter des j ournées entières assise dans
un fauteuil et totalement absente de l'endroit où elle
semble être. Et elle s'eSt prise de tant d'amour pour les
endroits où elle va à ces moments-là qu'elle les protège
contre tout le monde avec l'esprit le plus fin. Elle eSt
certainement très bien habillée comme si son désir était
de paraître, mais sa coquetterie la cache, en la faisant
semblable aux autres femmes. Voilà à quoi servent les
gants en peau de Suède. Il ne peut pas y avoir d'autres
raisons. Le malheur d'une âme si franche n'eSt même pas
sublime ; c'eSt simplement de l'ennui à vivre avec des
gens bas et d'être conStamment floué par eux. Avec eux
la coquetterie n'amuse pas ou bien il faudrait ne pas
avoir d'âme et cette voix exprime toutes les nuances
d'un cœur bouleversé de passion.
Peu de temps ap rès, il vit au fond de la vallée où l'on
rej oignait la Tamise une grande auberge au bord de la
route. Il se dit : la cour semble vide. Nous serons seuls
elle et moi dans la salle à manger. Il faudra la regarder
et peut-être serai-j e même obligé de lui parler. En tout
cas, avoir une attitude. Je n'entrerai pas à l'auberge. Je
demanderai au poStillon s'il n'y a pas moyen d'acheter
quelque chose aux cuisines par la porte de derrière et
d'aller le manger dans le hangar à fourrage. Je dirai que
je ne me sens bien qu'au grand air.
Cependant, quand la voiture fut arrêtée dans la cour,
il se dit : il faut que j e la voie. Il attendit pour savoir
par quel côté elle allait sortir du coupé, et il descendit
de son impériale par l'autre côté. Il regarda à travers les
vitres . Il fa vit. Elle lui tournait le dos. Elle allait vers
Po11r salt1er Melville 43

la porte de l'auberge. L'aubergiSl:e s'avançait au-devant


d'elle. Elle devait le connaître. Elle le saluait anùcale­
ment de sa main gantée. Elle était très élégante. Elle avait
même un extraordinaire naturel dans une robe qui ravis­
sait, et, à mesure qu'elle marchait, avec à chaque pas
comme une audace, on avait envie d'être à côté d'elle
p our la protéger, et qu'elle puisse continuer à marcher
ainsi sans risques. Elle n'était pas très grande ; assez
menue dans sa large robe ; et voilà précisément ce
qu'avait la robe pour donner ainsi à ceux qui la voyaient
un brusque plaisir sans raison : c'eSI: que, malgré l'am­
pleur de la crinoline, elle était souple et si exaél:ement
ajuSl:ée aux hanches qu'on sentait dessous toute l'exis­
tence de la chair. Il aurait fallu voir ses cheveux, ou, tout
au moins la forme de sa tête mais, tout était caché sous
une grosse capeline de soie. Elle prit familièrement le
bras de l'hôtelier qui s'était avancé à sa rencontre et,
s'appuyant sur lui elle entra à l'auberge, sautant le seuil
d'un petit saut d'oiseau.
Pendant que le poSl:illon dételait, Herman s'apJ?rocha
de lui et lui demanda s'il pouvait acheter de qu01 man­
ger, mais reSl:er dehors. Ce fut très facile parce que l'autre
lui demanda s'il revenait de la mer et que, tout d'un
coup, Herman, lui disant oui, se nùt à lui raconter en
cinq sec et presque à son insu, une petite hiStoire q,ui
devait être pas mal puisque l'autre en reSl:a bouche bee,
les ardillons à la main. En même temps, Herman se
disait : qu'eSl:-ce que c'eSI: que cette hiSl:oire-là, pour­
quoi eSl:-ce que je me suis mis à lui raconter une hiSl:oire
comme si je voulais me l'attacher pour toute la vie ?
Le R oStillona accompagna Herman jusqu'aux cuisines
et c eSI: lui-même qui réclama de la nourriture pour le
copain qui ne peut pas reSl:er enfermé entre quatre murs.
Herman acheta ainsi très bon marché un gros morceau
de jarret de porc et du pudding un peu sec. Et il s'en
alla dans le hangar à fourrage. De là où il était il voyait
la grande fenêtre de la salle à manger et là-bas dedans les
hautes flammes de l'âtre. On avait dû lui inSl:aller la
table devant le feu. Il voyait sa silhouette. Chaque fois
que les hautes flammes retombaient et laissaient de
l'ombre, il reSl:ait dans cette ombre quelque chose qui
continuait à briller ; et quand le feu reflambait, la tache
demeurait dans la flamme comme un cœur plus clair.
44 Pour saluer MelviUe

Il vit enfin que c'étaient des cheveux couleur de paille.


Soudain, i1 se sentit tout glacé : il venait de penser
que peut-être elle allait reSter là, qu'elle ne continuerait
pas le voyage, qu'elle était arrivée, qu'il ne la verrait
plus . La familiarité qu'elle avait eue avec l'aubergiSte
indiquait 9u'on l'attendait, qu'on la connaissait. Le
bagage qu'il avait vu charger à Londres était touj ours
arrimé dans les ressorts arrière de la voiture mais peut­
être que tout à l'heure quand le p oStillon aurait fini de
manger, il viendrait et détacherait la grande malle et les
deux valises . Ou bien, ce n'était peut-être pas son bagage
à elle. Elle était peut-être venue ici attendre quelqu'un.
Il souffrit de solitude pendant plus d'une heure. Il se
<lita : il faut trouver le moyen de coucher dans le hangar à
fourrage. Je demanderai à la cuisine, je dirai que j e
paye comme pour une chambre mais que j 'aime mieux
dormir dehors. Il lui était absolument impossible d'en­
trer dans cette maison, de courir le risque de rencontrer
cette femme dans les escaliers et les couloirs, d'être obligé
de lui parler ne serait-ce que pour s'excuser s'ils arri­
vaient ensemble près d'une porte, ou pour lui céder le
côté de la rampe. Mais le hangar à fourrage était le plus
bel endroit du monde. Si, dans le courant de l'après-midi,
elle sortait, il la verrait. Enfin le poStillon revint flâner
près de la voiture et il s'approcha du bagage. Il vérifia
les nœuds des cordes, peut-être parce qu'il allait avoir
à les défaire. Herman n'osa rien lui demander. Il lui
offrit un petit cigare de Manille. Il se dit qu'il fallait
maintenant bien tenir l'homme avec une bonne grosse
hiStoire et le séduire pour lui donner envie de rendre
service. Mais il lui était impossible de raconter comme
il le faisait quand un monde naissait en lui. Il était
maintenant de plus en plus certain qu'elle allait reSl:er là.
Il ne pouvait penser qu'à ça. Finalement le poStillon
lui dit qu'il allait un peu aux écuries. Il avait l'air
déçu.
Au bout de deux heures qu'Herman passa à se prome­
ner de long en large devant fa fenêtre de la salle à manger
sans oser regarder, on amena les chevaux frais et on
commença à atteler. Bientôt le cocher monta sur le
siège et le garçon lui jeta les guides. Elle ne venait pas.
Il était planté près de la voiture. Le poStillon lui fit le
signe que c'était l'heure. Il était visiblement si absent
Pour saluer Melville 45
de lui-même que le poStillon lui toucha le bras. Mais elle
apparuta dans la porte ouverte et elle s'avança tenant sa
capeline à la main. Alors, sous les cheveux de paille, il
vit son visage un peu long et p âle. Elle avait des pom­
mettes d'enfant ; puis elle le regarda dans les yeux et il
n'eut plus que le souvenir d'une couleur, très belle, sans
nom, et d'une bouche triSl:e.
Tout l'après-midi, pendant qu'on galopait, il essaya
de revoir ce visage en lui-même. Mais le regard avait
tout effacé. C'était le soir quand on dépassa Marlowe.
Puis la nuit tomba, très épaisse et sans étoiles. Malgré
l'obscurité les chevaux étaient touj ours lancés au galop.
Au bout d'un moment, comme on devait dépasser un
mamelon, on vit en bas dessous des lumières puis les
flammes de plusieurs grands feux. Herman demanda ce
que c'était. Il s'attendait à tout. C'était un endroit appelé
les Quatre-Champs et dans la j ournée on y avait tenu
une foire. La poSl:e s'arrêtait là à l'auberge. Les lampes
étaient sous des toiles de tente et l'on pliait les éventaires
et des marchands de beStiaux se chauffaient autour des
feux allumés dans les champs. L'auberge était pleine de
monde. Les fenêtres ouvertes fumaient. Le poStillon por­
tait les deux valises. Herman marchait derrière. Mais,
comme elle entra dans le veSl:ibule il était encombré
par les grosses houppelandes pendues aux porteman­
teaux et des servantes rouges comme des cerises l? as­
sèrent en courant, portant des piles d'assiettes, cr1ant
gare. Elle eut un mouvement de recul et inStinB:ivement
Herman se porta près d'elle. Elle arrivait à peine à la
hauteur de ses épaules. Il était content d'être fort et
d'une grosse carrure. Mais il n'y avait vraiment plus
de place dans la salle à manger, sauf un petit endroit
près de la porte des cuisines où il serait possible peut­
être de mettre une petite table pour eux deux, dit une
fille. Alors, il se sentit de nouveau tout glacé et il ne put
s'empêcher de frissonner. Ils étaient à ce moment-là
très près l'un de l'autre, debout entre deux rangées de
paysans assis sur des bancs. Il avait placé ses grandes
épaules de travers pour lui laisser à elle le plus de chemin
possible, mais il était quand même obligé de la toucher et
il ne put pas lui cacher qu'il venait de frissonner de
tout son corps. Il fit comme si quelqu'un venait de le
pousser. Elle dit « bon, placez la table » et elle s'avança
Pour saluer MelviUe

le long de la rangée des paysans, frottant sa longue robe


à leur dos. Mais elle avait touj ours le même pas et elle
se tenait très droite. Il la suivit. Il ne pouvait plus faire
autrement. Il se demandait s'il ne ferait pas mieux de
partir, de sortir d'ici et de s'en aller sur la route. Enfin,
il se trouva assis en face d'elle. Il n'osait pas la regarder.
Il ne savait pas où placer ses mains. Sa gorge était
devenue dure comme du bois. Il ne pouvait plus avaler
sa salive. Il essaya de se servir à boire mais le geSl:e qu'il
fit pour prendre la carafe lui sembla soudain un geSl:e
d'une audace extraordinaire et il le retint ; il se trouva
ainsi la main en l'air, ne sachant plus ce qu'il devait
faire, la tête vide, glacé des pieds à la tête ; tout ce qu'il
était capable de penser c'eSl: qu'elle sentait l'encens. Il
put se décider à saisir la carafe et à se verser de l'eau,
très gauchement.
Elle avait une odeur qui était semblable à l'odeur de la
résine de sapin mais sucrée et avec un peu de vanille. Il
essaya deux ou trois fois de parler pour lui offrir le plat
mais chaque fois l'odeur d'encens lui déliait les forces
comme un vent tiède. Il se dit : il faut que je la regarde.
Mais il ne put se résoudre à le faire avant qu'il ait réussi
enfin à lui dire « pardon madame » d'une voix qu'il ne
reconnut pas. Il la regarda. Heureusement, à ce moment­
là elle avait les paupières baissées, ses longs cils courbes
semblaient s'appuyer sur sa j oue. Ses sourcils montaient
vers les tempes ; son nez fin descendait très bas avec une
sorte de ruse, mais elle releva les yeux et il fut encore
ébloui par la couleur sans nom. Il n'eut pas l'esprit de
regarder tout de suite ailleurs ou de baisser les paupières,
il reSl:a Stupide (peut-être même la bouche ouverte) et
c'eSl: elle qui cessa de le regarder la première. Tout de
suite après il se persuada qu'en effet il en était reSl:é la
bouche ouverte, comme un niais. Alors, il fut tellement
certain qu'il n'y avait plus aucun espoir qu'il en éprouva
une sorte de paix. Pendant un court inSl:ant, il n'y eut
plus personne en face de lui, même pas une femme ordi­
naire, et il put faire quelques geSl:es adroits. Il osa même
la regarder. Il vit qu'elle avait un front un peu rond avec
un gonflement comme une amande au sommet du nez
et que, mal�ré toute cette intelligence, ses narines étaient
d'une exqwse tendresse. Elle était légèrement et très bien
fardée et la peau de ses j oues apparaissait nacrée sous un
Pour saluer Melville 47

peu de rouge. Enfin, il prit conscience de la beauté


complète de ce visage quand il eut l'audace de s'aperce­
voir que les lèvres étaient charnues et luisantes0• Il éprou­
vait un sentiment de très grande tranquillité, un repos de
l'esprit et du corps, un bien-être comme si enfin la vie
était devenue confortable. Il avait beau se dire que le mot
n' était pas bon, c'était cependant très exaB:ement du
confort. Cette extrême beauté si près de lui ne l'empê­
chait plus de vivre ; au contraire, elle le faisait vivre
comme il ne se souvenait pas d'avoir jamais vécu. Il lui
était maintenant possible de parler avec aisance et naturel
et, quand elle se dressa, le saluant d'un petit signe de
tête, il reSta cloué sur son escabeau et il lui dit : « Bon­
soir madame », avec une voix de cadavre.
Dès qu'il fut seul, le reSte du monde s'approcha de
lui. L'assemblée paysanne mangeait, parlait, fumait. On
chantait à mi-voix dans le fond de la salle. Les servantes
sortaient de la cuisine comme des balles et y rentraient
en courant. Il n'avait jamais rien exprimé de plus beau
et de plus difficile à exprimer que ce « Bonsoir madame ».
Il se le répéta avec ravissement pendant peut-être une
demi-heure. Il regardait tout sans voir. Même pas une
servante, presque une petite fille en jupon plat qui entra
par la grande porte et, sans assiette ni broc, s'approcha
d'un groupe de paysans et se mit à leur parler. Ce n'eSt
qu'au moment où elle se retirait qu'il fut soudain boule­
versé de reconnaître sous la coiffe les cheveux couleur
de paille. Mais déjà elle était sortie. Il la suivitb. Le veSti­
bule était vide. Il se dit : « Non, c'eSt que je la vois par­
tout. » Il allait prendre l'escalier quand une femme de
chambre, sortant de la lingerie, le dépassa et monta
devant lui. Elle portait à la main les cerceaux de busc
d'une crinoline et, pliée sur le bras, cette robe qu'il
reconnaissait bien. Elle s'arrêta au premier étage pen­
dant qu'il continuait ; il l'entendit frapper doucement à
une porte ; la voix demanda qui était là. La servante dit :
« C'est la robe » et on ouvrit la porte.
Tout cela était difficilement explicable. Il se l'expliqua
très facilement pendant plus d'une heure. Chaque expli­
cation était définitive mais il recommençait avec une
explication encore plus définitive. A la fin, il se dit que,
vraiment, tout ça était difficile à expliquer et il reSt:a
écarquillé tout nu dans son lit, très heureux, très pai-
Pour saluer Melville

sible, voyant tout clairement, mais il ne savait pas exaB:e­


ment quoi, sauf le beau visage. Il devait être tard ; il n'y
avait plus de bruit dans l'auberge ; dehors, deux hommes
s'obstinaient encore à chanter en essayant d'accorder
leurs voix. Herman ne dormait pas ; il se sentait habité
par une sorte de triomphe semblable à celui du prin­
temps quand il a combattu irrésistiblement des millions
d'hommes et qu'il les vendange enfin sous ses pieds de
fleurs. Peu à p eu il commença à s'endormir. Mais, à
plusieurs reprises, comme il s'approchait du sommeil, au
moment même où il allait s 'y délier en abandonnant ses
forces, il s'éveilla d'une pièce comme s'il ne voulait pas
entrer dans ce monde qui abolissait tout. Il n'y avait
plus de bruit ; les dernières palpitations des feux volaient
contre la vitre comme de petits oiseaux rouges. Il se dit :
demain, il faut que j e lui parle. C'était extrêmement
facile à faire : il n'y avait 9u'à s'approcher d'elle et lui
parler. C'était tellement facile que c'était déjà fait ; alors
il s'endormit.
Mais au réveil il se souvint qu'il l'avait touchée la
veille au soir quand ils étaient tous les deux debout entre
les bancs de paysans pendant qu'on plaçait la petite table
près de la f orte de la cuisine. Au moment où il avait
frissonné, i était si serré contre elle que du long de son
bras, il touchait sa poitrine et, quand elle respirait, peut­
être, se dit-il tout éperdu, son sein me touchait. Il
imagina le sein chaud, nu, sensible dans l'ombre du
corset. Après ça, il n'y avait vraiment pas moyen de lui
parler. Mais pendant qu'on attelait les chevaux il s 'ap­
procha brusquement d'elle et il lui dit : « Je vous ai
reconnue hier soir, vous ne pourrez jamais vous dégui­
ser ; vous . . » Il s'arrêta. Elle est devenue très pâle. Elle
.

va tomber. Elle ne respire plus. Il voit ses yeux. Ils


sont couleur de tabac avec des reflets verts. Mais elle les
ferme et elle dit à voix basse : « Vous aussi vous vous
dé�uisez mal. » Et la gravité de la voix est si douloureuse
qu il répond tout de suite - il crie presque - : « Mais
je ne suis pas déguisé. »
Il devait y avoir un malentendu. Elle le regarda des
pieds à la tête. Elle était sur le point maintenant de sou­
rire ; il était tellement bouleversé ! « Ce sont des vête­
ments dont j 'ai l'habitude, dit-il. Je suis véritablement
un marin si depuis quelques années je ne navigue plus. Je
Pour saluer MelviUe 49

me suis habillé de cette façon-là pour être plus à mon


aise. » Et comme elle souriait, alors il aj outa : « Mais,
qu'avez-vous trouvé de mal, je veux dire de mal déguisé
dans tout ça ? - Vos cigares », dit-elle. Il regarda celui
qui fumait encore entre ses doigts . « Ce sont de petits
Pireïrras, dit-elle, de la Compania di Charutos, je les
connais, mon mari en fumait dans le temps, quand il imi­
tait tout ce que faisait mon frère. Ce ne sont pas des
cigares de marin. - C'eSt vrai, dit Herman, quoiqu'ils
en fument dans les parages où on les fait. C'eSt là que
j 'y ai pris goût. - Vous êtes donc vraiment marin ? »
Il y avait touj ours une inquiétude dans la voix. « Je le
suis vraiment et je peux vous dire mon nom pour dissiper
toute équivoque. » Elle accepta d'un signe de tête. « Je
m'appeile Melville, Herman Melville. » Silencieuse, elle
garda un inStant le nom puis elle demanda si c'était
!'écrivain américain. Il fit oui. Le sourire maintenant
devenait véritable ; la bouche et le regard libéré fleuris­
saient. « :Ëtes-vous rassurée, dit-il ? - Était-il possible
de voir que je ne l'étais pas ? » Il lui dit : « Vous êtes
devenue p âle et sans souffle et j 'ai cru que vous alliez
tomber. - J'avais pourtant l'impression de me compor­
ter bravement », dit-elle, comme se parlant à elle-même.
En effet, elle avait l'air d'employer violemment toute sa
faiblesse : franchement et sans calcul. « Q!!e craignez­
vous ? dit-il. - Je ne p eux rien vous dire. Il eSt seulement
très heureux pour moi que vous soyez Herman Melville. »
Elle lui toucha le bras ; elle laissa la main sur son bras
comme pour s'appuyer sur lui. « Vous me faites peur
depuis hier » ; et, comme il avait l'air d'interroger : « Je
vous expliquerai, dit-elle ; venez, maintenant montons.
Oui, je vais aller avec vous là-haut dessus. Il y a trop de
monde dans le coupé auj ourd'hui. »
Tout s'était passé entre eux deux pendant que de gros
paysans montaient dans la voiture ; le poStillon et le
cocher chargeaient des paquets et des bagages.
Ils étaient assis sur la première banquette : celle qui
eSt direaement au-dessus du siège du cocher. Ainsi, à
peine un peu couverts de la grande capote de la voiture,
ils entraient de face, tous les deux à la fois, dans le vaSte
paysage boisé, et dans le ciel. Ils passaient au galop à
travers les forêts, à la hauteur des grosses branches des
arbres. Deux paysannes s'étaient placées à côté d'eux et
Po11r salmr Melville

aussi un homme qui devait être un berger vêtu d'un sur­


cot en peau de mouton, le poil dehors. Ils étaient serrés
l'un contre l'autre ; au moment de s'asseoir elle avait
passé sa main sous sa robe et elle avait retiré les cerceaux
de sa crinoline. Q!!and elle s'était assise près de lui, sous
l'étoffe ainsi abandonnée, il avait vu se dessiner la forme
de ses genoux. Et maintenant elle le touchait ; il la tou­
chait de sa hanche et de sa jambe. Le matin frappait la
terre comme les branches vertes des saules frappent
l'eau, et des frissons de lumière liquide s'élargissa.J.ent à
travers les prés et les bois, rejaillissant en poussières
dorées contre les herbes et les branches. Il n'était pas
possible de parler à cause du bruit des roues, mais, de
temps en temps, elle et lui se regardaient, quand de nou­
velles collines illuminées émergeaient de la brume. Le
pays où ils étaient entrés était montagneux et sévère.
Déj à, les chevaux avaient pris plusieurs fois le pas ; enfin,
qwttant la vallée, on aborda une montée plus longue
dans laquelle il fallait les soulager. On s'arrêta et tout le
monde descendit sur la route. Il marcha à côté d'elle ;
elle avait ramassé sa grande robe molle dans sa main.
« Où allez-vous, dit-elle ? - Je ne sais pas, dit-il, j e
vais au hasard. - Ceci, dit-elle, m'aurait expliqué bien
des choses. J'aurais vraiment pu éviter d'avoir peur. -
Vous me preniez pour un brigand ? » Elle sourit et son
visage devint enfantin et très pur, comme loin du monde.
« Non, j e vous prenais plutôt pour un gendarme. - Je
ne sava.J.s pas qu'ils s'habillaient de cette façon. - Ils
s'habillent de toutes les façons, voyons, même en nuage.
Un poète devrait le savoir. Souvenez-vous de Lady Mac­
beth1. Pourquoia êtes-vous parti un mardi ? - Parce
que c'eSl: un mardi que l'idée m'eSl: venue de partir.
- Vous alliez bien quelque part ? - Certes oui, et
vous ? - Moi j 'ai toujours des buts précis . - Où allez­
vous donc très exaB:ement, chère madame ? - Ceci eSl:
un j eu ; disons que j 'allais à Monmouth. - Ceci n'eSl:
pas un j eu, dit-if, j e vais, moi, très exaB:ement à Mon­
mouth. C'eSl: curieux, n'eSl:-ce pas ? - Ce qui sera
curieux, dit-elle, c'eSl: quand vous consentirez à me dire
sans mentir, pourquoi, partant le mardi, vous avez pris
la voiture de Grays Inn ? - Je sens, dit-il, que nous
sommes au cœur même du problème : je ne mens j amais,
mais je ne mentirai sûrement pas pour une chose si
Pour saluer Melville

importante. J'ai pris la voiture de Grays Inn parce


qu'elle allait dans ma direél:ion. - Non, monsieur, dit­
elle, vous avez précisément pris celle qui n'allait pas
dans votre direél:ion. Le mardi, la malle direél:e pour
Bristol part de Hatton Garden. Ce j our-là, celle de
Grays Inn est détournée par Q!!atre-Champs. Q!! 'avez­
vous à dire ? - J'ai à dire qu'on a oublié d'en prévenir
les États-Unis, chère madame. Toujours ce méprisant
désintéressement de l'Europe pour les pauvres Améri­
cains. Nous n'en avons rien su à Massachusetts, figu­
rez-vous. - Il vous est facile de faire le malin, vous,
mais que devrais-je dire, moi ? Je P.rends cette voiture-là
le mardi pour être seule et m'y voilà précisément embar­
rassée d'un Peau-Rouge ! Vous n'étiez ni un marchand,
ni un paysan, ni un habitué, même pas un homme normal.
Je vous ai souri hier soir et vous êtes resté comme du
bois . - Q!!and ? - Et vous le demandez ? Convenez-en,
dit-elle, les poètes font les choses les plus extravagantes
avec un parfait naturel. - Vous devez alors être une
sorte de grand poète, dit Herman, mais venez, on nous
appelle. Il faut remonter sur notre perchoir. »
Ils arrivaient sur un plateau triste et nu. Ils commen­
cèrent à laisser des voyageurs un peu partout : dans des
villages, à des fermes, à des huttes, et même dans la
solitude, la voiture s'arrêtait, l'homme descendait et s'en
allait seul ; on ne voyait d'habitations loin autour ni d'un
côté ni de l'autre. Peu à peu la voiture s'allégea. Les
routes de ce haut pays, quoique mauvaises, étaient
désertes ; on s'y lança dans un galop plein d'allégresse.
La terre était molle ; le roulement de la voiture et les
sabots des chevaux ne faisaient plus qu'un bruit sourd.
Sur les lointains immobiles, Herman vit une extraordi­
naire lumière. Elle changeait en fourrure d'agneau les
crêpelures brumeuses des bois perdus ; les p âturages
rouille couvraient la terre comme des tapis de laine.
Alors Herman se mit à parler du monde qui était là
devant eux"'. Il roula le ciel d'un bord à l'autre comme s'il
avait été fait de soie peinte ; et, pendant un court inSl:ant,
il n'y eut plus de ciel. Le temps de peut-être quatre
bruits de sabots au galop, puis if redéroula le ciel, mais
alors c'était devenu comme une grande peau qui enve­
loppait à même les artères et les veines. Des orages
d'automne b étaient couchés sur tout le pourtour du
Pour saluer MelviUe

plateau. Il montra une échancrure de ciel entre deux


accumulations de nuages neigeux. Elle avait la forme
d'une feuille ; elle était d'un vert noéturne et l'on voyait
la profondeur des espaces se creuser à travers la couleur.
« Vous souvenez-vous d'avoir tenu dans vos mains une
feuille de laurier ? - Oui. - Vous souvenez-vous de
la couleur de la feuille ? - Oui. - Sombre comme la
nuit ? - Oui. - Mais quand même verte ? - Oui. -
D'un vert qui semble venir de très loin et monte à tra­
vers la couleur sombre, comme si la feuille était un
monde ? - Oui. - Comme si des gouffres extraordi­
naires s'ouvraient dans la feuille ? - Oui. » Et brusque­
ment, elle eut ainsi cette échancrure de ciel dans la
main ; elle sentait les gouffres du ciel s'approfondir
dans sa main ; elle les voyait contre son œil. Ce n'était
plus le même monde, elle toute petitea et le ciel illimité,
c'était, elle, illimitée et le ciel, là, tout petit. Tout sim­
plement parce qu'une fois elle avait tenu dans sa main
une feuille de laurier dont la chair est pareille à cette
immense poussière de sable vert sombre qu'est la nuit.
Et surtout parce qu'une voix venait de le lui dire, de
réunir les deux images et d'apporter la lumière.
Il faisait approcher les bois. Avait-elle jamais vu un
bois comme il le lui faisait voir ? « Non. » Il le lui
tournait sens dessus dessous, l'envers, l'endroit, l'orient,
l'occident, les mystères du nord et du sud, la mousse, le
champignon, l'odeur, la couleur. « L'aviez-vous vu ? -
Non. - L'avez-vous vu ? - Oui. » Il renvoyait les bois
à leur place ; ils reculaient, diminuaient et se couchaient
au bord de l'horizon. Avait-elle bien remarqué les bou­
leaux avec leur écorce en peau de cheval ? « Non. » Il
appelait les bouleaux. Et les bouleaux venaient. Elle les
avait non seulement contre elle comme si elle était dans
un champ ordinaire et qu'elle soit appuyée contre l'arbre,
elle les avait dans son cœur. Il prenait l'arbre avec son
miel, son bruit, son odeur, sa forme, ses feuilles, ses
quatre saisons et on ne savait pas comment il faisait
mais elle avait l'arbre dans son cœur ; et en même temps
elle pouvait toucher l'écorce, et jamais elle n'avait eu si
douce sensation que celle de sa main vide qui s'imaginait
toucher le bouleau et y sentir ce qu'il disait. Il lui dit :
« Regardez l'eau de ces petits marécages », et l'eau
s'approcha avec ses j oncs, ses têtards, ses grenouilles, ses
Pour saluer Melville

poules, ses canards, ses martins-pêcheurs, toutes ses


plumes d'oiseau, son coton de j onc fleuri, son goudron,
son odeur de pluie. Il dit : « Attendez, gardons l'odeur de
pluie, vous allez voir. » Il laissa tout le reSl:e présent il en
diminua seulement le regiSl:re comme s'il relâchait un
tout petit peu la pédale des grandes orgues : les oiseaux,
les poissons, les grenouilles, tout le marécage gou­
dronné1, et les j oncs bourdonnèrent en accompagne­
ment de basse continue au fond des voûtes du monde, et
il fit chanter en fugue l'odeur de la pluie. Toutes les
vieilles pluies qui depuis des siècles s'étaient allongées
sur toutes les terres du monde se redressèrent comme les
tiges d'un immense champ de bléa. Elle retrouvait les
pluies de son enfance : le dimanche après-midi au grenier
dans l'odeur des rats, des vieilles livraisons de romans de
chevalerie, des ressorts de pendules dont le temps était
cassé et de vieux automates dont les geSl:es étaient cassés,
les coffres couverts de poils de chèvre, l'odeur des toits
lavés et la pluie sur la ville silencieuse où tout le monde
eSl: au temple. Il la faisait exiSl:er, non plus comme une
femme assise à côté d'un homme sur l'impériale de la
malle de BriSl:ol, mais comme une propriétaire absolue
du temps ; il la faisait vivre dans son domaine. Elle
sentait bien qu'il était en train de lui donner son monde
à lui. Elle se rendait bien compte que, quand il était muet
et immobile (comme hier), quand il était séparé d'elle
(hier par exemple quand elle ne le connaissait pas encore,
qu'il était silencieux ici dessus et elle toute seule en bas
dans le coupé), quand il n'avait de rapport avec per­
sonne, il voyait quand même le monde comme il était en
train maintenant de le voir et de le dire ; il pouvait s'ap­
peler la pluie pour lui tout seul. Maintenant il avait
appelé la pluie pour lui et p our elle ; il lui faisait partager
son monde personnel qu1 tout naturellement devenait
son monde à elle. Si personnel pour elle, même, que
souvent elle rougissait de tout ce que cet homme sem­
blait connaître d'elle, de toute sa vie secrète. Elle se
souvenait d'audaces de j eune fille qui n'avaient jamais
dépassé les bords de son cœur et c'eSl: lui - inconnu
hier - qui lui en parlait. Partez, odeur de pluie ; rentrez
sous terre, vieille moisson des pluies. Regardez : les
marais se soulevèrent et elle put regarder à travers les
eaux comme à travers des verres de couleur ; la laine des
54 Pour saluer MelviUe

champs s'enroula autour des grandioses chevaleries de


ses rêves ; les prés d'automne tapissèrent toutes les
chambres d'enfant où elle avait eu 1a fièvre. Les forêts,
les bois, les bosquets, les grands arbres, arrachés de terre
par leurs oiseaux, volaient autour d'elle comme les
châles dont on l'enveloppait quand elle partait en
vacances en pleine nuit, sur le dog-cart de son grand­
père ; il lui sembla même que quelques petits grumeaux
de cette terre qui reSte dans les racines étaient tombés
sur sa robe et elle fit le geSte de la brosser avec sa main.
Enfin, quand on arriva à l'étape de midi, mettant pied à
terre elfe dit : « Je vous en prie, prêtez-moi votre bras
s'il vous plaît, j e suis ivre. »
Ils mangèrent silencieusement à la même table
« Mon Dieu, dit-ellea, vous êtes devenu tout d'un

coup très ,P âle. Vous êtes de cire sous votre barbe ! »


If vena.tt de penser qu'il n'avait qu'elle au monde. Il
la regardab sans répondre. Elle se dit : j 'ai eu tort • de lui
parler de sa p âleur, il doit avoir de ces fièvres orientales
qui prennent par accès. Il pourrait être obligé de s'aliter
dans une auberge. Je le soignerais.
Il se disait : elle eSt là, oui, mais elle peut s'en aller.
Elle va partir de son côté aujourd'hui ou demain, je vais
peut-être la perdre. Pourquoi dire peut-être ? Je vais
sûrement la perdre. Il imagina un monde autre que le
monde réel où il ne la perdrait pas. Il faudrait que l'air
soit un mur invisible mais solide et que j 'y connaisse
une porte. Il imaginait qu'il ouvrait cette porte et der­
rière était un autre monde. Il disait : « Venez, madame. »
Elle venait. Il fermait la porte derrière eux et ils étaient
ainsi tous les deux dans un pays ; un pays inimaginable
où il était seul à la connaître et elle ne connaissait que lui.
Inséparables.
Ce soir-là, la poSte s'arrêtait pour la nuit entre Henley
et Cricklade. On ne poussait pas au-delà de l'auberge
Q!!een Elizabeth à laquelle on arrivait vers quatre
heures ; la route jusqu'à Cricklade était trop longue et
dans des landes désertes. A diverses reprises on avait
eu des hiStoires avec des essieux cassés et des voyageurs
avaient été obligés de se chauffer toute la nuit sans souper
autour de feux de broussailles. Ça alors, le poStillon et le
cocher ne s'arrêtaient pas de dépeindre ces oivouacs avec
les couleurs les plus noires. Ils insiStaient beaucoup sur le
Pour saluer MelviUe
« sans souper » et que vers le coup de quatre heures du
matin « les broussailles même étaient venues à man­
q,uer ». Et puis, trop loin pour les chevaux. La vérité
c eSt que Jérémiah, de la Q!!een Elizabeth, donnait,
comme on disait, « quelque chose pour cent » à l'entre­
preneur de la poSte. Q!!ant aux postillons et aux cochers,
le coup de l'étrier, disaient-ils, on n'y tient guère, on
aime mieux le coup de l'escabeau. C'eSt-à-dire, la j ournée
finie, boire un coup tranquille et autant que possible à
l'œil. Et, pour ça, Jérémiah était large. Et il était gentil
avec tout le monde. S'arrêter de j our n'était pas désa­
gréable. Il reStait encore une bonne heure de lumière.
Généralement, disait J érémiah, les gentlemen me remer­
cient au contraire de leur donner ainsi l'occasion de se
dégourdir les j ambes.
L'endroit n'était pas particulièrement grandiose. Ce
soir-là c'était, au crépuscule, une lande uniforme, nue,
cernée de tous les côtés par de la brume proche. Mais
le sol était cette prairie d'automne épaisse comme un
tapis de laine, rousse, toute fleurie de colchiques. Le
pied s'y posait et s'enfonçait dans de la douceur élas­
tique. « Tenez, dit Herman, voilà précisément cette
pelouse si chère aux pieds anglais. Venez, allons nous
promener. - Attendez un inStant, dit-elle, je ne suis
pas le premier quart de nuit. Je ne monte pas sur le
pont à la cloche. Il faut que je me prépare. » Elle mon­
trait les cerceaux de sa crinoline. Sa robe tombait toute
plate autour de son corps d'enfant. Même avec ses
beaux cheveux on aurait pu la prendre pour un j eune
garçon, mais son buSte très féminin et cette longue robe
retombant jusqu'à terre et s'y repliant en bouillons en fai­
saient comme une sorte d'enfant très précieux qu'on
porte sur une eStrade. « Les femmes ont touj ours besoin
de se préparer, dit-il, vous êtes très bien comme ça.
On dirait fa vierge de Lima. Rien ne pourrait aller mieux.
Vous êtes toute préparée. Venez, on va dans une balade
magique. » Alors, elle donna les cerceaux au garçon
qui emportait son bagage, elle ramassa de grosses poi­
gnées de sa robe : « Eh bien, allons, dit-elle. - Voilà,
dit-il. (Au bout de cent pas ils étaient perdus dans la
brume.) Regardez, tout a disparu, il n'y a plus rien : ni
voiture, ni auberge, ni monde. En avant ! - Vous voilà
bien gaillard maintenant, marin, dit-elle, n'oubliez pas
Pour saluer Melville

que j e marche avec cinq mètres de robe autour de mes


j ambes. En avant donc, mais pas trop vite. - Encore
un petit effort, dit-il, je ne vous donne pas le bras parce
qu'il faut que vous soyez bien perdue. :E'.tes-vous bien
perdue ? - Je suis parfaitement perdue, dit-elle : ma
robe s'enroule autour de moi comme une écorce ; d'ici
cinq minutes je vais être à la fois perdue et prisonnière
en plein champ, comme un arbre. - Alors, tout va
bien, dit-il, c'eSt exaél:ement ce qu'il faut. O!!and ma
mère perdait deux sous (c'était un personnage extraordi­
naire, ma mère), quand elle perdait deux sous elle disait
(oh l naturellement après av oir cherché partout pendant
des fois plusieurs semaines ; oui des semaines), de guerre
lasse, elle disait : " Ils n'ont pas été perdus pour tout le
monde. " J'étais un petit garçon et cette façon de voir
les choses m'a fortement influencé. Je vous assure que,
si vous aviez connu ma mère (j 'aimerais que vous ayez
connu ma mère), vous auriez eu comme moi la certitude
qu'en ce qui concerne les sous, leur zoologie, leur ana­
tomie et leur aStrologie, elle était parfaitement compé­
tente. Elle était la Cassandre des sous ; elle avait le don
de voir leur futur à travers l'air. Je me suis longtemps
demandé (pouvez-vous faire encore quelques pas malgré
tout ? On n'a pas besoin de brume mais si on en a, tant
vaut qu'on l'ait très épaisse), j e me suis longtemps
demandé quel était cet endroit où ma mère même ne
pouvait pas retrouver deux sous et, puisqu'il exiStait (du
moment qu'elle le disait, il n'y avait pas à en douter)
c'étaita peut-être aussi un refuge pour les gens. N'avez­
vous j amais eu envie d'un endroit qui échappe aux puis­
sances du monde ? une sorte de lieu d'asile, comme les
églises mérovingiennes ? Maintenantb, prenez mon bras .
« Je me suis souvent dit : " Il se pourrait qu'un j our,
marchant sur un chemin quelconque, tu traverses, sans
t'en douter, une barricade myStérieuse. " Il me semble
que nous venons, précisément, à l'inStant même, de for­
cer ensemble une pellicule d'air qui a éclaté à mesure
que nous passions . Oh ! attention : à partir d'ici, nous
allons être seuls tous les deux et inséparables. Ça a fait
un bruit imperceptible ; mais ne l'avez-vous pas entendu,
vous aussi ? J'aimerais que vous me répondiez. Non, ne
quittez pas mon bras. Je vous demande pardon, j e
croyais que vous vouliez l e quitter. Oui, appuyez-vous
Pour saluer Melville 57
aussi fort que vous voudrez. Et n e dites rien ; j e crois en
effet que nous venons de passer de l'autre côté.
« Je ne reconnais plus Ie chemin ; et il tourne une col­
line que nous n'avons jamais vue. Derrière se trouve une
ville étrangère. Vous aimez la montagne ? C'est sur les
pentes de cette montagne que la ville est placée. Le ciel
est absolument bleu. C'est bête de le dire mais c'est
comme ça ; et, très haut, en plein milieu du chemin de la
lune, les sommets glacés, pointus comme des dents de
loup, sifflent au milieu du vent. Écoutez ! Bien entendu,
il est difficile de savoir que c'est du vent qui fait ce bruit ;
ce sifflement ne nous ratpelle rien ; nous n'avons jamais
entendu de vent parei , n'est-ce p as ? Les arbres qui
sont là, et les haies, et les champs, rien ne nous fait penser
à des arbres ou à des champs déjà vus ; non, tout est sans
rapport avec nos souvenirs, et nos souvenirs s'effacent.
Nous n'avons j amais rien vu de pareil à ce que nous
voyons ensemble et tout naturellement la vie que nous
avons vécue j usqu'à présent s'efface.
« Mais, à mesure que nous avançons, les montagnes
ont fait tout le tour du ciel et se sont refermées sur nos
pas". Ce sont les mammy négresses (oh ! bien avant qu'on
les voie à Princetown gonflées de soies comme des bal­
lons, avec des moumoutes de tuyautage blanc sur la tête
et chargées du soin des petits gentlemen) non, ce sont
les mammy négresses toutes nues qui j ouent comme ça
à enfermer lentement leurs petits dans leurs bras ; oh !
c'est pour eux le plus grand j eu du monde. Ils ont un
nom qui veut dire " plus j amais " et c'est ainsi qu'ils
l'appellent. Si on y réfléchit, c'est tellement savant, ça
contient si bien la réalisation de tous les désirs humains
en un seul que ce j eu doit venir du fond des temps. Ça
l!: dû être le premier grand jeu douloureux qu'Adam et
Eve ont joué sur la première plage qu'ils ont rencontrée
après le Paradis terrestre. Vous ne m'enlèverez pas de
l'idée que ce sont les vagues de la mer qui apprennent ça
aux mammy négresses pendant les après-midi où l'eau
tourne inlassablement les pages du grand livre bleu
l'une sur l'autre au bord de la plage. L'enfant noir est là,
debout devant sa mammy accroupie ; elle étend les bras
et elle reste immobile. Il semble qu'elle est immobile
comme il semblait que les montagnes l'étaient tout à
l'heure mais, imperceptiblement les bras s'avancent et
Pour salmr MelviUe

tournent autour de l'enfant. Il attend, tout tremblant ; il


a peur et il a j oie et ça le chatouille et il a à la fois envie
de foutre le camp et envie, oh 1 envie que ça arrive.
Qgoi ? Tout, il ne sait pas ; et il attend, sans bouger,
avec un gros cœur qui frappe de toutes ses forces dans
sa peau. Alors, doucement, les mains se j oignent derrière
son dos. Enfin 1 ah ! il eSt: enfin prisonnier du bonheur
et il se fourre la tête contre la poitrine de la mammy ; il
s'écrase le nez contre les seins noirs, il ferme les yeux,
il s'en va du monde, loin, loin, avec une espèce de grosse
tête grondante, lourde, ivre, perdue, tout ! . . . Sauvé ! Plus
jamais nu, plus jamais seul, plus jamais faible, plus jamais
froid, plus jamais tout, sauf le bonheur ivre ! Et c'eSt
comme ça que les montagnes se sont rejointes derrière
notre dos. Plus jamais ! Si nous voulions partir d'ici
maintenant, ce serait de partout au péril de notre vie le
long des murailles de glace.
« Mais, la ville : avez-vous jamais j oué aux cubes
quand vous étiez petite ? Eh bien, les maisons sont
comme ces cubes avec lesquels vous vous amusiez et
elles s'étagent de palier en palier sur la montagne. Il y a
un silence magnifique. De temps en temps seulement,
l'eau noire qui vient des glaciers fait une petite fontaine
entre deux roches de mica ; le reSte du temps on a le
temps de ne rien entendre pendant longtemps ; puis, très
loin là-haut ou très loin en bas, quelqu'un ouvre une
porte pour venir se chauffer au soleil sur le seuil d'herbes
feutrées. Voilà la ville ! Oh ! j e le sais parce que j e l'ai
longtemps désirée. Les hommes et les femmes du monde
entier ont conStruit peu à peu en eux-mêmes cette ville,
pierre à pierre et fleur à fleur. Et ils ont conStruit cette
montagne vivante qui sait j ouer au vieux j eu du
" bonheur surprenant ", au j eu du " plus j amais '', mais,
comme le monde entier eSt plus savant qu'une négresse
(qui sait, peut-être non, il vaudrait mieux dire : comme
les désirs du monde entier sont plus forts qu'une
négresse) au lieu de bras ils nous serrent dans ces glaciers
inimaginables et c'eSt vraiment " plus jamais ". Car, tout
le monde sait inStinétivement que le bonheur doit s'im­
poser. Sans quoi, ah ! qu'on eSt habile pour le perdre. S'il
ne s'impose pas à nous avec une force de montagne
infranchissable, nous cherchons toujours à nous en
échapper, comme l'eau, par les vallons les plus bas, les
Pour saluer Melville 59
cavernes les plus sombres, les trous de blaireaux les plus
puants, pour y glisser notre poids mort, y couler et dis­
paraître, sans effort, par la pente. Mais maintenant0 le
bonheur nous a surpris et il nous a enfermés par ses mon­
tagnes en dents de loup ; oh ! vous savez, mille ans et
mille ans de désirs du monde, ça a drôlement fait les
choses mais ça les a bien faites .
« Voilà pour le cœurb. Maintenant, pour la tête c' eSl:
une autre affaire. La tête parle. Le cœur, remarquez-le, ne
dit rien. Il eSl: là, dans la poitrine, comme une petite
paire de galoches, et je te claque, et je te claque, et je te
Claque sur une route où il va sans rien dire•. La tête ne
va nulle part ; elle eSl: plantée là et elle discute le coup
sans arrêt. Elle pose des queStions . Mais, savez-vous
le plus mauvais tour qu'on puisse j ouer à une tête ?
C'eSl: de l'embarrasser avec des merveilles . Il faut lui
faire comme nous avons fait à un typ e en rentrant des
Bahamas. On retournait à grand pavois, les cales pleines.
Tout le bateau était comme un sofa : il n'y avait plus
qu'à boire, man�er, dormir, chanter et en prendre à son
aise. Celui-là - Je crois que c'eSl: l'oisiveté qui lui faisait
remonter ses humeurs - il va se souvenir qu'il était
doaeur en je ne sais plus quoi, ou qu'il avait eu un
copain doaeur, ou bien qu'il avait servi de valet de pied
dans un collège de doaeurs, quelque chose dans ce
genre-là, mais Ie voilà en tout cas qu'il nous doae ; qu'il
nous redoae et qu'il nous endo&ine. Et c'eSl: encore un
nègre qui a fait le coup. Il lui a apporté une de ces belles
saletés qu'on tire de la mer tant qu'on veut, pour peu
qu'on s'y intéresse, une de ces choses qui sont à la fois
les plus belles et les plus sales du monde. Imaginez un
truc mou, mouillé, transparent, sans forme, avec, au
milieu de cette absence de forme, deux yeux, deux très
beaux yeux parfaitement humains avec des paupières,
de longs cils souples, un bel iris couleur d'or, un beau
blanc d'œil un peu bleuté comme celui des ariStocrates ;
des yeux comme en a parfois un père ; avec un regard de
reproche qui dit : " Alors, garçon, c'eSl: à ça qu'on perd
son temps ? " Eh bien, le nègre lui a collé ça en plein
sur les genoux (l'autre était assis au pied du grand mât)
et il ne lui a rien dit (ou tout au moins il Jè arla nègre)
et il s'en alla, raide, se balançant, parce qu on avait un
peu de vent frais, il s'en alla définitivement, comme
60 Pour saluer Melville

si c'était une chose réglée. Et c'était une chose réglée.


L'autre regarda ces beaux yeux - qui étaient alors, tenez,
comme des yeux de poète, mais de poète géant (c'était
remonté de qui sait combien de pieds de profondeur) -
il regarda, j e vous dis, ces très beaux yeux dans de la
gélatine de veau et, après ça, il la boucla pour tout le
reSte du temps. Les myStères sont les myStères.
« Imaginez qu'après avoir vu la ville de la montagne,
nous nous disions : " Tout ça eSt très j oli mais allons
manger " (des têtes sont fort capables de dire ça ; car le
silence des vaStes prairies sous les glaciers c'eSt le cœur
qui s'y complaît). Nous arrivons à l'auberge. Vous me
dites : " Ne trouvez-vous pas que les gens semblent
bizarres. " Je vous dis : " En effet, c'eSt curieux, j e n'avais
pas remarqué tout à l'heure. Attendez. " Et je leur
demande où eSt notre table et qu'allons-nous manger ce
soir ? Et je le leur demande de la façon la plus naturelle
que je peux, par exemple en ayant l'air badin, en me
frottant soigneusement les mains, en faisant semblant
de ne pas voir ces longues mouStaches qu'ils ont, qui
tombent jusqu'à terre, et dans lesquelles ils ont fait des
nœuds et des ganses pour n'en pas être embarrassés. Et
malgré ça ils sont comme qui dirait empêtrés dans leurs
mouStaches, de la tête aux pieds . Mais j 'ai beau leur par­
ler : ils me regardent, ils vous regardent, ils se regardent
et ils ne répondent pas . Puis ils me répondent mais alors,
c'eSt incompréhensible : c'eSt une sorte de langage à
mouStache que personne ne peut comprendre. Vous me
dites : non, vous ne me dites rien ; vous laissez retomber
vos bras accablés. On s'escrime à leur faire comprendre :
l'auberge, la table, manger. Non. Je leur montre avec
les mains, manger : non. Alors ils se mettent à nous
regarder avec des yeux en billes de loto et ils se mâchent
les mouStaches en nous regardant sur toutes les coutures.
Ils se mâchent sauvagement les mouStaches ! Alors, je
vous dis : "Allons-nous-en. Il doit y avoir une ville par là,
allons-y. " Nous y allons. Je m'arrête un inStant pour
vous faire remarquer en passant comme le chemin est
beau pour aller à cette ville. Vous parlez anglais, j e parle
anglais, mais, comme parleurs d'anglais dans ce monde-là
c'eSt tout. Nous ne pouvons plus nous quitter. C'eSt un
très beau chemin. Mais, à la ville, c'eSt pareil : plein de
mouStachus. Où nous sommes-nous fourrés, sacrédié !
Pour saluer MelviUe 61
Enfin, voyons, ç a n'était pas comme ça tout à l'heure.
Nous sommes descendus de la malle de Bristol. Nous
avons mis pied à terre dans un pré tout à fait agréable
à des pieds anglais et maintenant ! . . . Oui, mais la pellicule
d'air qui a éclaté quand nous l'avons traversée ! OE,'est-ce
qu'on va bien pouvoir faire ? Je ne parle pas seulement
de ce soir, mais toute la vie car, c'est fini, on est là pour
toute la vie. Cette ville est aussi très belle d'ailleurs. Mais
il va falloir vivre. Je sais bien naviguer, moi, mais navi­
guer, je vous laisserais seule. Et ça, il n'en est pas ques­
tion. Et puis, est-ce qu'ils ont seulement une mer, ces
gens-là, qu'est-ce que vous en dites ?
- Je suis comme vous, dit-elle, je commence à me
demander comment on va faire ?
- Ah ! vous voyez, ce n'est pas du tout rigolo.
- Eh bien, je sais à peu près, dit-elle. Aux grands
maux les grands remèdes. Je vais aller trouver le Grand
Turc. Il y a bien un Grand Turc dans ce pays ?
- Comment ! S'il y a un Grand Turc ! Mais c'en est
plein. C'est tous des Grands Turcs.
- Non, mais je veux dire le plus grand, le seul. Le
seul Turc si vous aimez mieux.
- Bon, et qu'est-ce que vous ferez avec un Grand
Turc ?
- Les femmes savent très bien se servir des Grands
Turcs. Je vais danser devant le Grand Turc. J 'espère
que ça il le comprendra.
- Je crois en effet qu'il le comprendra s'il a des yeux.
Mais qu'est-ce que ça nous rapportera ?
- Des sous.
- Mais, dites donc, vierge de Lima, je n'aime pas du
tout cette idée de danser devant le Grand Turc.
- Pourquoi donc, marin ?
- Eh bien, mais, comme ça ; trouvez autre chose.
- Je p eux alors me vendre pour son harem. »
La nuit était venuea.
Elle appuya un peu plus fort son bras sur le bras
d'Herman. « Marchons encore un peu dans votre ville
de la brume, voulez-vous, dit-elle, je sais hélas ! qu'on
parle très bien l'anglais à l'auberge. »
Le lendemain ils prirent la diligence de huit heures et,
à midi, ils étaient à Cricklade. Ils n'en repartaient que le
jour d'après à six heures du matin. La ville était froide
6 z. Pour saluer Melville

et noire. Ils allèrent dans les champs. Ils trouvèrent un


très grand taillis de hauts genêts. « Tenez, dit Herman,
voilà aussi une sorte de ville avec des rues et des places.
J'ai joué souvent à l'homme perdu dans des taillis sem­
blables quand j 'étais gosse. Venez là-dedans. » Ils
entrèrent à travers les branches par des sortes de cou­
loirs et, en effet, ils arrivèrent au milieu du taillis, dans
une petite chambre verte avec un sol d'herbe très tendre
que le gel des nuits n'avait pas encore touché. « ReStons
là, dit-elle, couchez-vous à côté de moi et écoutez-moi :
« Te m'appelle Adelina White. Puisque je parle de moi

pro fltons-en. C'eSt une chose à laquelle j 'ai pensé toute


la j ournée d'hier. Prenez un crayon et marquez mon
adresse. Je serais si heureuse si vous m'écriviez quand
nous serons séparés. - C'eSt vrai, dit-il, que nous allons
être séparés, malgré le pays de la brume et la ville de la
montagne. - Malgré le pays de la brume et la ville de la
montagne, oui ; marquez : Adelina White, 1 6 Seething
Road, Leeds. Prêtez-moi votre crayon. Donnez-moi
votre adresse - Herman Melville, 1 84 Mashpee avenue,
Massachusetts. - Voilà. Je m'appelle donc Adelina
White. :Ëtes-vous au courant de ce qui s'eSt passé en
Angleterre l'an dernier ? - A quel suj et ? - Je vais
vous dire : vous souvenez-vous de la famine de 461 ? -
Très bien. J 'ai vu arriver chez nous les bateaux d'émi­
grants et j 'ai porté moi-même certaines marmites de
soupe. - Rien n'a changé. - Je le supposais. Un peuple
tout entier ne s'arrête pas brusquement de mourir de
faim. - Non, mais il s'arrête plus vite si on pense aux
bouches vides et si on travaille à les remplir au lieu de
passer son temps à philosopher sur les enseignements
d'Adam Smith et de Ricardo. Je sais que des millions
d'Anglais étaient torturés en sachant ce qui se passait
dans les chaumières. Vous avez vu les bateaux d'émi­
grants ; nous avons vu des charretées de morts j etés dans
des fosses ; mais pendant deux ans les bateaux anglais
n'ont pas cessé malgré tout d'emporter hors du pays
les riches moissons de blé pour alfer les vendre sur les
marchés étrangers, au plein moment de la maladie de la
pomme de terre, quand les malheureux paysans pleu­
raient de faim, assis sur les barrières de leurs champs
pourris. Les miniStres avaient peur des proteStations
des économiStes ; l'intervention de l' État était paraît-il
Po111" saluer MelviUe

contraire aux lois que ces gentlemen avaient tirées de leur


intelligence. Q!!and on pensa à quelque chose le blé
anglais était loin et mangé par des bouches étrangères.
On fit venir le blé des Indes, mais on donna la difuibu­
tion des vivres à des commerçants ordinaires qui firent
fortune en spéculant. Les hommes sont les êtres les plus
faibles du monde parce qu'ils sont intelligents. L'intelli­
gence est exaétement l'art de perdre de vue. Si on veut
suérir un mal il ne faut pas Ie perdre de vue. Ici c'est
(choisissez-le, suivant votre nature) c'est pour moi un
garçon de vingt ans qui meurt de faim. Il était fait pour
fa vie et pour l'amour. Il n'y a pas de moribond plus
raisonnable que celui qui meurt de faim : il ne parle pas,
il ne geint pas, il meurt, tout simplement, couché par
terre, et la plupart du temps même il se cache le visage
comme s'il avait honte. C'est celui-là qu'on perd de vue
avec le plus de facilité. Mais ayez le courage (la senti­
mentalité si vous voulez) de relever cette tête et de regar­
der ce visage et vous vous direz : il faut que cet homme
mange ; il faut qu'il mange tout de suite. Vous ne pen­
serez p lus à vendre, vous penserez à donner. Ce qui est la
négation même des lois économiques et pas intelligent
du tout, je vous l'accorde. Sentimentalité. - Si je ne dis
rien, dit Herman, c'est que je vous écoute passionné­
ment. - C'est tout0• Comme vous voyez, je n'entends
rien à la politique. L'an dernier, il y a eu la réunion des
chartistes à Kensington Common1• Je ne sais pas qui a
raison de Feargus O'Connor ou de Smith MiChaël
O'Brien. Tout ce que je sais, c'est que O'Brien a été fait
prisonnier dans un champ de choux et qu'il a été
condamné à mort. Mon mari le défendait. Je me rends
compte que ce que je vous dis là ne fait pas de la
réclame à l'avocat. On n'a cependant rien à lui reprocher
à ce sujet. Il a fait tout ce qu'il pouvait faire. C'est peu,
mais il l'a fait. La peine d'ailleurs a été commuée et je ne
sais pas jusqu'à quel point ce n'est pas une de ses réus­
sites personnelles. C'est un homme froid. - A quoi
pensez-vous, dit Herman après un petit moment de
silence. - Je pense à vos glaciers d'hier soir, dit-elle,
qui serrent dans leurs bras la ville de la montagne. Je
connais des glaciers sans refuges. Le père d'O'Brien est à
Dartmoor. - Et ce j eune homme qui vous regardait
avec tant d'âme ? - C'est son autre fils, Christofer. Moi,
Pour saluer Melville

dit-elle, j e fais la contrebande du blé pour l'Irlande qui


meurt de faim. L'intermédiaire, tout au moins, parce que
ChriStofer a dit que j 'avais l'air d'un oiseau et que j e
pouvais passer par-dessus les barrières. Je devais ren­
contrer à la fuire de Q!!atre-Champs l'homme qui
conduira les charrettes à l'embarcadère près de l'embou­
chure du Severn. Je l'ai rencontré. Je vous quitterai
demain soir. »
Il y eut un très long silence.
« Je suis une paysanne, dit-elle. - Je le savais, dit-il.
- Ça se voit ? - Non, ça se sent. Je le savais avant
même de vous voir, après vous avoir entendue parler
au vieil O'Brien. Je suis un homme qui a eu des démê­
lés particuliers avec au moins trois des quatre éléments,
et une seule chose vous permet de tenir le coup : l'âme.
Ailleurs on peut s'en passer ; là, non. Il y avait de la terre
dans votre voix. Je me suis demandé comment tout ça
pouvait s'accorder avec les salons (j 'avais vu votre main
gantée), puis je ne me suis plus p osé de questions. -
Si vous connaissiez la maison où Je suis née, vous seriez
étonné de mes robes et de mes mains. - Je ne m'étonne
pas facilement, dit-il, surtout quand je vois des choses
claires et simples à comprendre. - Sur une vieille gra­
vure qui représente mon village, dit-elle, on voit ma
maison au flanc de la colline et j 'ai dessiné un cœur
autour de ces murs et d'une partie des champs où j 'ai
vécu. Il n'y a pas si longtemps que ça que j 'ai dessiné
ce cœur. Un soir comme les autres, dans ma maison de
maintenant, j 'ai eu brusquement envie, voyez-vous, de
tracer la forme d'un cœur ; oui, de voir mes doi $ts faire
avec la plume cette ligne qui part d'en bas, qui monte
en se gonflant, se creuse avec tendresse et redescend,
toujours gonflée se j oindre à la pointe du bas. Un soir
comme les autres, avec mon mari à sa place dans son
fauteuil, mon enfant (j 'ai un fils de quatre ans), mon fils
couché là-haut dans sa chambre, la pendule qui va, le
feu dans la cheminée, le calme . . . j 'ai eu envie de dessiner
un cœur. On a parfois besoin de s'assurer que certaines
choses exiStent. Dès que j 'ai été dans ma cbambre, j 'ai
ouvert le tiroir où était la vieille gravure et c'eSt là-des­
sus que j 'ai dessiné le cœur : autour de mon ancienne
maison. C'était une ferme des terres pauvres, mais les
White (c'eSt mon nom de j eune fille que je vous ai donné
Pour saluer Melville

tout à l'heure) en avaient fait un magnifique asile. Ne


croyez pas que je veux dire ici que je sois molle et tendre ;
j e suis d'une juSl:e dureté et c'était une maison sévère.
Nous sommes cinq enfants : j 'ai trois frères et une sœur.
L'aîné de tous, Harold, n'eSl: pas un homme rigolo, pour
me servir d'un mot que vous employez souvent. Si j e
vous l e dis, c'eSl: que j 'ai parlé i l y a u n moment d e mon
mari dans son fauteuil.
« Mon père partait le matin à cheval avec deux valets
de charrue et les trois chevaux allaient au pas labourer
des terres hautes. On ne peut pas demander à des petites
filles de n'être pas déjà des femmes. Le cadet de tous
était Pit, un garçon qui vous aurait plu et qui vous plai­
rait encore. Harold aime beaucoup les enfants. Il les a
touj ours regardés avec un regard sévère et profond mais
en même temps avec une telle paix sur le visage que les
enfants s'approchent et touchent sa main. Avec ma sœur
et Pit nous disions : « Harold eSl: un médecin. » Q!!e cette
chose-là ait été infünél:ivement comprise par des enfants
G'avais sept ans et ma sœur neuf) et qu'Harold soit en
effet devenu médecin en accord avec tous les vœux de la
famille, vous dira mieux que n'importe quoi comment
nous pensions tous ensemble aux mêmes choses, et la
qualité de notre père qui s'en allait tous les j ours sans
dire un mot dans les champs éloignés, mais voyait tout.
Je n'ai p as dit " doél:eur " Ge pense à votre doél:eur d'hier
soir), rien n'était doél:e chez Harold et rien ne l'eSl: main­
tenant (il a une clinique d'enfants dans une banlieue de
Birmingham) mais, simplement, avec sa sévérité et son
silence, il eSl: médecin : il donne de la médecine, parce
qu'on voit un cœur dessiné autour de lui. Et les enfants
le voient mieux encore que tout le monde. Il a compris
que c'eSl: avec les enfants qu'il avait le plus de chance de
guérir ; et surtout avec les enfants pauvres qui désirent
les mySl:ères et n'en voient jamais. Alors, ils en voient un
enfin dans cet homme et ils guérissent ; tout au moins ils
sont alors préparés pour la guérison. Pit eSl: devenu son
aide. Pit eSl: charmant ; j 'aime Pit, je les aime tous, mais
j'aime Pit. Il avait une façon tout à fait cocasse de tom­
ber sur son. . . oui, et après il venait tout gros et candide
vous demander si cela ne vous avait pas fait mal à vous.
Ça avait l'air d'une blague, mais, maintenant, il serait sur
la croix qu'il s'inquiéterait de vos mains, de vos pieds,
66 Pour saluer MelviUe

de votre flanc, de votre couronne d'épines ; il crierait :


" Méfiez-vous, on va vous apporter une éponge pleine
de vinaigre. " Il s'inquiète touj ours du mal que peut vous
faire le monde à travers lui. Il a trois ans de moins que
moi, il me ressemble. Je l'aime. Je n'ai pas très bien connu
mon autre frère. Personne d'ailleurs. Il eSl: le parfait dépo­
sitaire de ce que, dans le pays, on appelle le silence des
White ; des White mâles, car, auj ourd'hui, le spécimen
ici présent des White femelles parle ; mais, comme il n'a
j amais parlé.
« Il y avait aussi, près de la maison, un énorme chêne
plein d'écureuils, de hiboux, de fouines et de petits
lézards. Il y avait mes deux tantes, maigres, qui me
disaient touj ours : " Comment pouvez-vous rire " quand
je riais ; puis, elles s'en allaient, raides et sèches dans les
champs, sans qu'on ait jamais su ce qu'elles allaient y
faire, sauf peut-être J? arler avec le Seigneur que l'une
d'elles appelait familièrement " Tom ", l'on n'a j amais
su pourquoi. " Il serait temps d'apprendre à ces petites
l'amour de ' Tom '. " " Amour " nous touchait beau­
coup, ma sœur et moi. Elle pouffait sous ses draps. On
ne s'endormait j amais tout de suite aRrès ce mot-là. On
ne le prononça non plus j amais. On s habitua entre nous
à l'appeler aussi " Tom ". Au fond, nous étions tout
naturellement dans la vraie tradition : amour et Dieu
étaient le même mot.
« Amère et ravie, j 'ai assiSté au bonheur de ma sœur.
Elle se maria. La maison se défaisait. Je savais que c'était
pour se reconStruire, mais dans des lieux différents, et,
je le sentais aussi, pour des fins différentes. Je sentais que
nous avions, jusqu'à ce moment-là, habité le bonheur de
mon père et non pas notre propre bonheur. Le grand
chêne, les champs éloignés, ma mère, mes tantes, les gros
chevaux paisibles, voilà ce que mon père avait inStallé
auprès de lui d'abord ; nous étions venus après, nous les
enfants. Nous avions profité de tout ce qui était là ; le
silence de mon père était devenu le silence des White,
son bonheur était devenu notre bonheur. Maintenant il
fallait conStruire le nôtre, quand celui-là nous allait si
bien. C'eSl: même plus étrangement compliqué que ça.
Certes, j 'avais toujours la même j oie : le grand chêne
avait toujours ses oiseaux et les petites fouines avaient
toujours leurs terriers entre ses racines ; tous les matins
Pour saluer MelviUe

mon père partait sur son gros cheval, à peine un peu


plus lentement qu'avant, mais quand ma tante parlait de
" Tom " je pensais à notre " Tom " à ma sœur et à moi.
C'était très amer de me retrouver seule sur les chemins.
Et j 'enviais le mariage. Je vais dire une chose affreuse ;
mais la vérité est souvent dans les choses affreuses. Je
voulais faire mon bonheur ; mais si le feu du ciel avait
tué tout le monde autour de moi dans la maison sauf
un de mes frères, alors, dans cet endroit aimé et ayant
à côté de moi les qualités humaines pour lesquelles j 'avais
le plus d'appétit, alors j 'aurais véritablement fait mon
bonheur. Et ce rêveœ n'était ni monstrueux ni pervers,
il était simplement naturel. J'étais une jeune fille de dix­
neuf ans seule sur le chemin depuis que sa sœur s'était
mariée et autour de moi était la maison de mon père avec
un bonheur que j 'aimais. Maintenant, j e sais que j 'étais
surtout sotte. Et niaise : à part ma famille je n'avais vrai­
ment eu de rapports cordiaux qu'avec la nuit qui cou­
vrait d'étoiles la fenêtre de ma chambre.
« Je me suis naturellement mariée avec un ami de mon
frère aîné. Les hommes bons sont déconcertants ; on ne
sait jamais ce qui détermine leurs amitiés ; parfois ce sont
des raisons contraires aux raisons naturelles. Harold nous
amena plusieurs fois cet homme. A la fin, je trouvais qu'il
ressemblait à mon frère. Pas comme visage, mais il en
avait les manières, et je le surpris un j our regardant, puis
imitant le geste qu'Harold avait pour tirer son étui à
cigares, l'ouvrir, le faire b âiller et souffler dessus. Certains
mouvements d'épaules aussi. Le soir Harold s'asseyait
dans un fauteuil, allongeait ses jambes, p osait son coude
au dossier, et après un moment reposa.tt son front dans
sa main. Un soir, Danny s'assit, allongea ses jambes, posa
son coude au dossier, et, après exaB:ement le même petit
moment, posa son front dans sa main. Je ne sais pas si
cela ne me le fit pas aimer. Comment voulez-vous qu'on
connaisse toutes les ruses ?
« Non, maintenant, vous, ne parlez pas ; et rentrons. »
Le lendemain vers les quatre heures de l'après-midi,
Adelina et Herman se trouvaient dans la grande lande
qui domine l'estuaire du Severn. La terre absolument
nue, déserte, ondulée, couverte de bruyère, s'étendait à
perte de vue de tous les côtés sauf vers l'ouest où trem­
blait la verdure glauque du canal de Bristol. Une fanfare
68 PoNr saluer Melville

de cors et de trompettes éclata brusquement sur la droite.


« Ce sont des chasseurs de renards, dit Adelina. Il faut
que j 'attende qu'ils soient partis. » Ils entendirent le
galop des chevaux, des cris et même des tintements de
mors. « Mais, vous ne les verrez pas, dit Adelina. Ils
passeront comme des ombres. Ce qui, d'ici, nous semble
être de petites ondulations sont en réalité des pentes qui
descendent dans de profonds vallons et s'entrecroisent.
Cette immense étendue paraît plate mais elle eSt ainsi
toute parcourue de cheminements secrets. Mes charrettes
doivent venir de là-bas où le soir eSI: en train d'éteindre
les bruyères. »
Ils étaient arrivés là, se tenant par la main. Ils avaient
d'abord rencontré un homme solitaire planté droit
comme un arbre et qui semblait attendre. Il les salua
puis tourna les talons. « Donnez-moi la main, avait alors
dit Adelina, nous allons bientôt nous quitter. » Et depuis
ils marchaient en silence.
« Le bruit de ces cors et de ces trompettes, dit Her­

man, m'a bouleversé, je ne sais pas pourquoi. » Elle dit :


« Ils j ouaient les premières mesures d'un concerto de
Haendel. - Je n'ai j amais beaucoup entendu de musique,
dit-il. - Vous avez entendu, dit-elle, le vent et la mer.
Q!!i a écouté les bruits du monde a écouté de la musique.
Pit sait j ouer de l'harmonium. Un soir qu'il j ouait juSte­
ment du Haendel (la musique d'un chœur de Théodora
" Vénus riant du haut des cieux "), mon père a dit (il
parlait quelquefois aux valets qui veillaient avec nous),
il appela Bill qui écoutait aussi : " Je pense, lui dit-il,
au champ qui descend dans le versant des Worsley. Il
faudra le semer par temps d'oueSt si on ne veut pas que
le vent nous le vole. " Et Bill répondit : " J'y pensais
précisément, sir. " - Ainsi, ça les avait amenés tous les
deux au même endroit. - Oui, pendant que j 'étais moi­
même emmenée vers d'autres endroits. - Je comprends
bien. De même que Haendel sans doute avait autre chose
en tête que le versant des Worsley quand il écrivait sa
musique. C'eSt bien ce que vous voulez dire ? - Exaél:e­
ment, dit-elle. Tenez, tout à l'heure c'était sans doute un
gros squire qui soufflait dans son cor. Et, Dieu me damne,
pouvait-il dire, si j 'ai l'intention de faire autre chose que
du bruit en soufflant là-dedans. Mais, il eSt aussi proba­
blement j oueur de cor dans une philharmonique de Ber-
Pour saluer MelviUe

keley ou des environs et cette glorieuse phalange a dû


récemment j ouer le concerto de Haendel ; la phrase lui
eSt revenue en mémoire au moment où, sur sa grosse
jument de brasseur, il avait envie de faire du bruit en
courant après le renard. Peut-être aussi ces vaStes espaces
fleuris de bruyères. Et les autres se sont mis à l'unisson
avec leurs cors et leurs trompettes, et Haendel eSl: venu
vous toucher. Le renard doit être fou de terreur. - Je
ne sais pas quel eSt l'état du renard, dit Herman, ni à
quoi pensait Haendel quand il a mis ces cors en train de
jouer avec ces trompettes, mais, brusquement, cela s'eSl:
adressé à moi comme si cela m'était deSl:iné et que j 'aie
passé ma vie à l'attendre. - Ainsi suis-j e, dit-elle, une
toute petite charrieuse de blé. Je vous en prie, ne faites
pas attention ; ce que je dis n'a aucun rapport. Mais j e
suis, voyez-vous, e n c e moment, pleine d'idées gran­
dioses sans rapport logique entre elles sinon qu'elles sont
toutes semblables à ces landes démesurées où nous mar­
chons. Je n'ai l' amais pu reSter debout au milieu de ces
espaces qui s'é argissent avec tant de force sans qu'im­
médiatement je ne me donne la liberté de penser à mes
plus grands rêves. Merci de me tenir la main. (Vous
voyez, je ne sais pas ce que je dis.) Et merci de marcher
à côté de moi en ne parlant pas précisément de ce que
vous auriez envie de dire. - Le fait eSt, dit-il, que j 'es­
saye de gagner lamentablement du temps. Mais vous avez
tort de dire que vous n'êtes qu'une petite charrieuse de
blé. C'eSt très important de charrier du blé. Ceux qui
l'attendent doivent être de mon avis. Donnez-nous notre
pain quotidien. - Mais donnez-nous aussi notre ville de
la montagne quotidienne ; et les cors de Haendel. Don­
nez-nous chaque j our nos espaces libres. Ainsi, vous,
vous êtes un poète . . . - J'aimerais mieux que nous n'en
parlions pas, dit-il. Tenez, parlons plutôt de Pit si vous
voulez. Excusez-moi si je l'appelle de ce nom familier.
- Vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir, mais
soyez sans crainte, je dis que vous êtes un poète comme
si je disais : vous êtes blond ou brun. C'eSt une simple
conSl:atation, comme si je disais : vous êtes un agent
d'assurances du Lloyd. - J'accep te l'agent d'assurances
du Lloyd. - Qgand on a l'habitude de vivre dans les
vaSl:es espaces de la terre ou de la mer, on eSt naturelle­
ment disposé à envisager des solutions de grandeur aux
Pour saluer Melville

problèmes que la vie nous pose. Voyez, par exemple, les


marins. Mais songez à ceux qui vivent conSl:amment dans
la maison et autour de la maison des villes de plus en
plus épaisses, couvertes de pluies. Ici, bien entendu, votre
esprit eSl: emporté par cette grande ligne, là devant nous,
qui sort là-bas de la brume et va là-bas s'enfoncer dans
les brouillards de la mer. Regardez-la comme elle passe,
comme elle porte une sorte d'assurance, une certitude
disposant de l'éternité. Comment pourrions-nous l'ou­
blier ? Et si nous avons besoin de nous servir de notre
esprit, comment pourrions-nous l'empêcher de faire
comme elle. Mais si vous êtes dans une boîte avec les
tapis et la cheminée, et les quatre domeSl:iques, et le
secrétaire, et la bibliothèque, et les dossiers, et les fiches
classées . . . Tenez, l'hiver dernier mon mari m'a fait don­
ner une réception. Il a des ambitions politiques. Si les
hommes qui étaient là et qui, je vous prie de le croire,
faisaient vraiment les beaux autour de moi, avaient su
qu'ils avaient tout simplement affaire avec une vulgaire
contrebandière (même pas, s'ils avaient su seulement que
je viens ici dans cette lande solitaire guetter le bruit des
charrettes, puis que je prends le bac avec des sacs de blé),
ils auraient tous été, je crois, atterrés, navrés, comme
d'une vulgarité dont ils ne me croyaient pas capable. Ils
avaient tous des idées très précises sur la façon de gou­
verner. John Russel1 lui-même n'était qu'un nourrisson
à côté d'eux. Toutefois, bien entendu, avec moi qui ai
la réputation d'être un peu folle (et puis, il faut briller
devant des épaules nues), ils s'étaient mis à parler de
poésie, de. . . poèmes, de poésie de la vie, de badineries,
quoi ! Oh ! si vous aviez vu leurs lèvres ! Et les monocles .
Comme ils les laissaient tomber, comme ils les remet­
taient, et le menton haut, et comme ils penchaient tout
d'un coup leurs têtes vers moi : " N'eSl:-ce pas chère
amie ? . . . ' Tous un peu crapules, par conséquent intel­
ligents et, à la fin, dominés par leur sujet (ils parlaient0
du poète) ; un petit bonhomme qui était persuadé que
ses projets personnels dirigeaient le deSl:in des hommes
dit : " Malheur à qui se met contre le deSl:in. " - Il avait
raison, dit Herman (il y avait de l'allégresse dans sa voix)
et c'eSl: même une vérité de La Palice. :Ëtre contre le
deSl:in eSl: un malheur en soi. Mais il eSl: fort probable
que je ne donnerais pas deux pence de ma vie si je n'avais
Pour saluer Melville 71

pas c e malheur-là. - Entendez bien, dit-elle, gue c e qu'il


voulait dire était purement personnel. Cela signifiait, et
croyez bien que personne ne s'y eSt trompé, même pas
moi : " Je ferai le malheur du poète qui ne suivra pas le
deStin que je prépare aux hommes ; qui ne sera pas de
mon avis ", vous comprenez ? " Qgi ne me servira pas,
voilà ; oui " . Oh ! je reçois des gens très importants. Et
jusqu'à un certain point, celui-là pouvait en effet en faire
une affaire personnelle. - Non, dit Herman, malheur
au poète, oui 1 (à Dieu ne plaise gue j 'en sois un) mais le
petit bonhomme n'y peut rien. :Ëtre poète, voyez-vous,
Adelina, c'eSt précéder le deStin des hommes. Il ne suit
pas ; il n'eSt pas contre : il précède. Et il ne sert pas. Il y a
dans cette nécessité de suffisantes raisons de malheur. »
Le soir venait. On entendit des bruits de charrettes et
un claquement de fouet.
« Encore un inStant, dit-il. Regardez. »
Il montra l'herbe couchée derrière eux.
« N'eSt-ce pas l'empreinte de quelqu'un d'énorme qui

vient de se poser derrière nous ? »


« Oui, dit-elle, en effet, et on dirait que cette empreinte
s'eSt faite pendant que vous parliez.
« Eh bien, regardez là-haut maintenant ! »
D'admirables nuages s'étaient élargis comme les ailes
d'un oiseau qui plane.
« Qg'eSt-ce que c'eSt ? » dit-elle.

Il baissa la voix :
« Un ange. »

- A qui eSt-il ?
- A moi.
- Gardien, demanda-t-elle ?
- Oui, gardien de prisona. »
Il fit le geSte de se débattre.
« Il vous bat ?
- Oh ! non, dit-il, c'eSt tout à fait différent nous
nous battons.
- Adieu », dit-elle.
Il avait encoreb le chaud de sa main dans la sienne.
Cependant la nuit était tombée ; il ne reStait plus de
lueur que sur la mer et loin, là-bas, par le travers du
goulet, le bac prenait déjà le large.
Pour saluer MelviUe

De retour aux États-Unis il dit : « Je n'ai plus un


moment à perdre ; j 'avais un vieux rêve, j 'attendais tou­
j ours . Je vais le réaliser. » Il va s'installer dans les col­
lines du Berkshire. Il achète une vieille ferme. Il l'appelle
« Arrowhead » : tête de flèche. Autour de la maison,
d'immenses perspeéHves d'herbes montent, descendent,
ondulent, coulent vers de vertigineuses frondaisons
d'ormes et de bouleaux ; et, au-delà des arbres, les col­
lines soulèvent et abaissent la terre. Il organise sa maison,
construit la cheminée, peint la façade, accroche le lierre,
plante la girouette, graisse les gonds, perce de nouvelles
fenêtres. « Herman, lui dit mistress Melville, vous avez
la tête embaumée. » Le pays est admirable. D'extraordi­
naires foules d'oiseaux font écumer constamment les
feuillages. Tout chante ; tout fleurit à tout moment. Dans
le calme des nuits, quand le rossignol s'arrête, on entend
les biches sauvages qui chevrotent doucement en brou­
tant la vigne vierge de la tonnelle. « Oui, dit-il, j 'en
avais envie, voyez-vous, et il fallait tout de suite que j e
l e fasse. I l faut que j e m e débarrasse comme ç a d e cer­
taines envies. » Il n'explique pas ; mais on voit bien en
effet qu'il se précipite ainsi sur des quantités de rêves ;
qu'en deux temps et trois mouvements il les plante sur
leurs pieds, les claque comme des nouveau-nés et les fait
vivre. Mais, tout de suite après, il les abandonne. Certains
soirs, si on ne lui disait pas que le j our a été admirable,
que le soir est admirable, que la nuit sera admirable, il ne
le saurait pas.
Il est le voisin de son ami Nathaniel Hawthorne pour
lequel il a une violente admiration. Ils vont ensemble
dans les chemins ou à travers les prés . « Voyez-vous, lui
dit-il, cette chose-là ne peut pas durer. Je suis habité par
un extraordinaire conffit de désirs. Tout va bien, bien
entendu c'est exaél:ement le sort de tous, mais, voyez'­
vous, on ne sait jamais très exaél:ement ce qu'on a dans
le cœur, et il est fort possible que dans mon cas ce soit
un tout petit peu hypocrite envers moi-même.
« Je vais travailler. A propos de certaines réflexions,
ces j ours derniers, je me suis · souvenu d'une curieuse
histoire de baleine. Dans les environs de 1 8 1 0, elle était
sous le vent de l'île de Mocha, sur la côte du Chili. On
Pour saluer Me/viUe 73

l'attaqua plus de cent fo i s e t plus de cent fois elle fut


viél:orieuse. On peut même dire qu'elle mit en fuite (c'eSl:
le terme exaél:), qu'elle mit en fuite trois baleiniers
anglais, leur sautant dessus au moment où ils battaient
en retraite. Et, vraiment, leur sautant dessus, elle sortait
de la mer jusqu'à la hauteur des rambardes. Elle fut rapi­
dement célèbre. On ne pouvait pas tourner le cap Horn
sans avoir envie de l'attaquer. A cause de l'âge, ou peut­
être par une bizarrerie de la nature, elle était blanche
comme de la neige. Vue de loin, on ne pouvait j amais
savoir si c'était elle ou un nuage couché sur l'horizon.
Et chaque fois qu'on rencontrait quelqu'un en haute
mer, on lui criait : " Dis donc, tu n'as pas de nouvelles
de Mocha Dick ? " Eh bien, tout ça m'eSl: revenu, je ne
sais pas pourquoi. Cette chose irréalisable, vous compre­
nez ? »
Q!!elques mois après il lui dira : « Oui, j 'y travaille. »
Il a dû également l'écrire à Adelina et ce doit être dans
l'enivrement du début du travail. Il était ivre de l'his­
toire nouvelle. Elle a reçu une sorte de lettre épique et
elle lui répond : « Vous êtes à mes yeux, avec votre
solidité de géant, l'image même de la lutte et de la
viél:oire. »
Plus tard elle lui dira : « J 'ai maintenant une percep­
tion si fine de vous que même loin je devine à vos lettres,
à leur rythme, à leur composition, à votre écriture, quand
vous êtes au cœur de votre travail, ou si vous vous en
évadez un moment. » Les évasions sont des promenades
qu'il fait maintenant, seul, à toute vitesse à travers les
collines, les poches bourrées de papiers et de crayons, ne
voyant rien autour de lui que la mer, la mer, la mer, puis
en bas dans le val, sa maison qui émerge et vers laquelle
tout de suite il recourbe sa course pour revenir vite écrire.
« · Cette chose irréalisable, comprenez-vous, dit-il un
j our à Hawthorne, cette chose irréalisable et qui barre
la vie.
- De laquelle voulez-vous donc parler, dit Haw-
·
thorne ?
- Ai-je dit que je voulais parler d'autre chose que de
cette baleine blanche ?
· -' En effet non, dit Hawthorne, mais chaque fois il
y a dans vos mots une sonorité intérieure. Vous semblez
occupé d'une passion personnelle.
74 Pour saluer Melville

- Non, dit Herman au bout d'un moment. Mettons


au contraire que je m'occupe d'une sorte de passion géné­
rale. N'aurions-nous à combattre, dit-il en souriant, que
l'opposition des dieux, par exemple, qu'en pensez-vous,
Hawthorne ? N'est-ce pas : imaginez quelqu'un qui, fina­
lement, prendrait l'épée ou le harpon pour commencer
un combat contre Dieu même !
- Il faudrait ne pas croire.
- En qui ?
- En Dieu.
- Au contraire, car alors, où serait le mérite ?
- Ou la folie.
- Ou la folie si vous voulez. Non, je pense au
contraire à quelqu'un qui verrait Dieu aussi clairement
comme on dit que le nez au milieu de la figure, aussi
clairement que la baleine blanche au-dessus des eaux et
qui, justement, le voyant en toute sa gloire, le connais­
sant en tous ses mystères, sachant jusqu'où peuvent aller
les délires de sa force, mais n'oubliant pas - jamais -
les blessures dont ce dieu le déchire, se précipiterait
quand même sur lui et lancerait le harpon.
- Je crois que vous écrivez un beau livre », dit
Hawthorne, après un silence.
C'est Moby Dick qui est terminé au début de 1 8 5 1 et
qui paraît la même année. Le Dublin University Magazine
dit : « C'est un livre incomparable. » William P. Trent
dit dans Hi4tory of. American Literature : « C'est le chef­
d'œuvre de Melville. Jamais nous n'avions eu ainsi dans
un livre la respiration des mers, la passion des vents, la
succion des abîmes. Le leél:eur le plus froid finit par être
entraîné dans la démoniaque poursuite du capitaine
Achab et la baleine invincible est une des créations les
plus admirables d'un grand poète. » John Masefield dit :
« Ici se trouvent les secrets de la mer. Ce livre se dresse
tout seul au milieu de tous les livres que je connais. Rien
n'en approche. » Le Harper's New Month!J Magazine de
décembre I 8 5 I dit, au long d'un article de dix pages :
« C'est écrit en lettres de sang . . . On touche la grandeur
des océans . . . la sauvagerie magnifique d'un Macbeth des
mers . . . Soulevé p ar son génie poétique comme par le
vent du large. » J ohn Freeman dit : « C'est une création
aussi J> Ure que le Paradi4 perdu1• »
« Q!! ' avez-vous donc, mon cher, lui dit Hawthorne,
Pour saluer MelviUe 75
voilà au moins un mois que je vous vois soucieux et,
disons le mot, malheureux. Vous avez tout à fait le
visage d'un homme malheureux. J'espérais de j our en
j our vous voir revenir à la gaieté, je m'aperçois au
contraire que votre souci eSt de plus en plus noir. C'eSl:
donc si grave ? De quoi s'agit-il ? Ne puis-je vous être
d'aucun secours ? Les critiques sont magnifiques. Avez­
vous vu le dernier article de Salt dans le Gentleman's
Magazine ? Et votre livre eSl: un chef-d'œuvre incontes­
tablement. Vous devriez me parler, savez-vous. Cela
vous soulagera sûrement.
- Oui, je suis inquiet, dit Herman. Nous sommes en
février tout à l'heure et . . . j 'attends des nouvelles d'un
ami d'Angleterre. Il n'eSl: jamais reSl:é plus d'un mois sans
m'écrire. Ça va bientôt faire quatre mois que je n'ai rien
reçu de lui. »
La dernière lettre qu'il a reçue d'elle était datée d'oc­
tobre 1 8 5 1 . « Je suis malade, disait-elle. Je suis char­
mante dans mon lit, si vous saviez. J'éternue, j e tousse
et je sens l'alcool camphré et la mandarine. C'eSl: pour­
quoi ma lettre eSl: si courte et si incohérente. Bah ! Je
l'envoie quand même ! »
« Je me demande si elle l'a lu, se dit-il un j our à mi-voix.

- Q!!o i donc ? demande Hawthorne.


- J'étais en train de me demander, dit Herman, si
cet ami a lu mon livre.
- Oh 1 vous savez, dit Hawthorne, avec la réclame
des Harper et la rapidité avec laquelle le nom d'un chef­
d'œuvre devient populaire, votre Moby Dick doit être
aussi connu que le Times. Il n'eSl: pas possible que votre
ami ne l'ait pas lu.
- Oui, dit Herman. D'autant plus qu'alors, il fau­
drait vraiment que j e sois maudit . . .
- A quoi pensez-vous ? demande Hawthorne.
- Je pense, dit Herman, si cette personne était
morte juSte avant ? »
Un an plus tard il a à peu près cessé toutes les prome­
nades avec Hawthorne. Il sort peu. Il rencontre encore
quelquefois son ami au coin de la haie.
« Travaillez-vous au moins, dit Hawthorne ?

- Oui, mais parce qu'il le faut.


- Avez-vous reçu des nouvelles de votre ami d'An-
gleterre ?
Pour saluer MelviUe
- Non, jamais plus. »

Le livre auquel il travaille s'appelle Pierre. Q!!and


il paraît, Hawthorne eSl: très embarrassé pour lui en
parler.
A la fin il lui dit : « C'est un livre.
- Non », dit Herman.

« Oh ! J'ai tout essayé, dit-il quatre ans après. Voyez­


vous, Hawthorne, je viens d'écrire Israël Potter, mais cette
fois c'eSl: mon dernier livre. Je n'écrirai plus. C'eSl: un
peu meilleur que Pierre mais c'eSl: tout ce que je peux
faire maintenant. Il faut chaque fois que je me force, que
je m'oblige. Ça se fait à coups de fouet. Oh ! évidem­
ment, si vous le considérez comme un tour de force de
la volonté contre le dégoût, alors c'en eSl: un et à ce titre-là
c'eSl: encore valable. Mais comme livre, comme obj et
créé, non, ça n'a pas d'exiSl:ence. J'ai été dégoûté après
Moby Dick. Ce livre dans lequel je suis allé carrément,
tout entier, d'un seul coup, eh bien, il eSl: arrivé en
retard.
- Comment pouvez-vous dire ça, dit Hawthorne,
un chef-d'œuvre n'arrive jamais en retard : les gens
naissent toujours après lui.
- Oui, mais, voyez-vous, dit Herman, je parle égoïs­
tement pour moi-même : il était indispensable que quel­
qu'un ne soit pas mort avant. »
Peu de temps après il vend Arrowhead, quitte le Berk­
shire et va habiter New York. Puis on apprend qu'il
a sollicité une place d'inspeéteur des douanes. Nous
sommes aux environs de 1 8 5 7 .

Il mourra après trente-quatre ans de silence total. Au


matin du z8 septembre 1 8 9 1 , quand la nurse qui le garde
pendant le j our arrive, la garde de nuit lui dit : « N'en­
levez pas vos souliers, madame Fourque, il eSl: mort tout
à l'heure. - Voilà donc une chose finie, madame Andi­
rons, dit-elle, j'ai juSl:ement un autre vieux monsieur qui
passera probablement ce matin aussi. Je vas me dépêcher
que je les rate pas tous les deux. - Prenez donc quelque
chose, madame Fourque, j 'ai fait sa toilette et le char­
pentier eSl: prévenu. On a bien un petit moment de calme,
voyons. - Comment qu'il a fait donc ? - J'ai compris
Pour saluer Melville 77
ça vers les six heures. Il parlait en lui-même. J'y ai
demandé " Qg'eSl:-ce que vous dites ? " Il demandait
si on n'avait rien reçu d'Angleterre. Alors j 'y ai dit :
non, monsieur Melville, non, on n'a rien reçu, ne vous
en faites pas, dormez tranquille. »

Nous devons remercier ici Miss Joan Smith dont


l'aide nous a été si précieuse dans la traduction de Mo�
Dick ; Miss Katherine Allan Clarke qui a été conSl:am­
ment à côté de nous la le&ice américaine de Mo� Dick
dont il ne fallait pas se séparer ; Mrs. Clarke Mullen dont
les lettres, les conseils et les photographies de lieux, de
bateaux et de vieilles gravures ont reconStitué autour de
nous le paysage et l'atmosphère de Nantucket.
Plus particulièrement moi-même j 'exprime ici ma gra­
titude à Mrs. Una Stephen Barrow qui m'a communiqué
les documents inédits me permettant de saluer Melville.

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