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Arts et émotions Sous la direction de Mathilde Bernard, Alexandre Gefen, Carole Talon-Hugon
Année : 2016
Pages : 468
Collection : Hors collection
Éditeur : Armand Colin

COLÈRE
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Maître de philosophie : voulez-vous apprendre la morale ?


Monsieur Jourdain : la morale ?
Maître : Oui
Monsieur Jourdain : Qu’est-ce qu’elle dit cette morale ?
Maître : Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer ses passions, et...
Monsieur Jourdain : Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables ; et il n’y a
morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, II, 4

47À travers ce bref échange entre un maître de philosophie morale et un élève entendant
dresser une barrière infranchissable entre les matières enseignables et ce qui relèverait de sa
liberté individuelle inaliénable (le droit de se mettre en colère), se joue une partie plus
philosophique qu’il ne paraît à prime abord : la colère, expression de l’immédiat, mais aussi
mise à nu du dedans de soi, doit-elle être obligatoirement blâmée, au nom de la jugulation des
passions privées, ou bien ne participe-t-elle pas, d’une certaine façon, d’une démocratisation
en marche des affects jadis réservés ou tolérés aux seuls héros dans la littérature et les œuvres
hautes de l’esprit où l’accès de furorou de thumosmarquait un paroxysme, un état de crise
exceptionnel, quasi divin, difficilement reproductible ? (on songe, bien sûr aux exemples
fameux d’aveuglement héroïque d’Ajax et d’Achille).

48D’authentiques philosophes ont dès l’Antiquité envisagé cette question, d’Aristote à


Sénèque, tant cette émotion très physiologiquement incarnée (yeux exorbités, rougeur, rythme
cardiaque accéléré, agitation, transpiration, divagation, vociférations.) concerne la totalité de
l’être, de la voix à l’enveloppe psychique.

Colère : passion d’une âme dans un corps


49Pour Aristote, la colère n’est en soi ni louable ni blâmable. (Éthique à Nicomaque,II, 7,
1105b33) Il y a un bon usage de la colère, un juste milieu à trouver entre l’excès d’irritabilité
(orgilotès)et l’incapacité à mobiliser sa colère (aorgèsia)signalant une passivité pas toujours
d’excellent augure. Si la définition physique de la colère est « l’ébullition du sang qui entoure
le cœur », et si la définition dialectique est « le désir de rendre offense pour offense, ou
quelque chose de ce genre », la véritable enquête scientifique à mener consisterait selon
Aristote à expliquer « comment le désir de rendre offense est à la fois la causeformelle,
efficiente et finale de l’ébullition du sang qui entoure le cœur. » Mais son œuvre ne formule
pas de réponse tranchée à ce sujet, à la différence d’une affirmation ultérieure de Descartes
(Art 199 du Discours sur les passions de l’âme) :« C’est le désir joint à l’amour qu’on a pour
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soi-même qui fournit à la colère toute l’agitation du sang que le courage et la hardiesse
peuvent causer ».

50Depuis la Rhétoriqued’Aristote, une attention toute particulière est portée par philosophes
et rhétoriciens sur le fonctionnement du couple d’émotions « colère » et « indignation », un
des leviers principaux de l’action judiciaire et dramatique. Car si la colère et l’indignation
peuvent être authentiques, non simulées, elles sont surtout de redoutables armes dans
l’exercice de l’art oratoire. Aristote, dans la Rhéto-rique, prend bien soin d’en distinguer les
effets pragmatiques, mais aussi de distinguer colère et haine : la colère vise toujours un objet
singulier concret, souvent nommé :« désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement
d’une marque de mépris à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à
la convenance » ; il s’agit donc de restaurer un état perturbé, non d’anéantir l’objet de la
colère, et de se réattester aux yeux d’autrui et de soi-même (katastasis).Quant à l’indignation,
elle se présente sous un jour plus altruiste puisque son déclenchement présuppose un critère
d’évaluation plus haut et surtout désintéressé tourné vers autrui. Si la colère comporte une
sensation douloureuse au départ, la crise de colère purge magiquement le sujet et produit une
onde d’autosatisfaction. Aristote explique que l’indignation suppose l’absence de tout intérêt
personnel ; il recourt au mot nemesispour signifier « indignation légitime » (Rhétorique,II, 9,
1386b). Or, si l’éloquence judiciaire et sa théâtralisation des émotions produiront les
topoïmajeurs de l’art de l’orateur, si des genres littéraires spécifiques recourent aux ressources
ciblées de l’indignation (la satire), il n’est pas toujours aussi aisé de les opposer en termes
universellement univoques, l’herméneute de ces émotions en textes(critique littéraire,
historien des idées, philologue) pouvant mobiliser lui-même (ou non) dans son interprétation
des référents anthropologiques non nécessairement interrogés ou reconnus.

Perception de la dignitas à l’ère


démocratique des émotions
51C’est en tout cas la conclusion à laquelle parvient l’historien Ramsay Mac Mullen,
spécialiste de la discursivité antique, prenant en compte dans ses recherches le point de vue
des neurosciences, dans un ouvrage intitulé Les Émotions dans l’his-toireancienne et moderne
paru aux Belleslettres en 2004. Au départ et au fondement de l’imaginaire socio-politique
antique, la notion de dignitas(« privilège de celui qui était quelqu’un », écrit-il, qui motive et
justifie l’expression émotionnelle de la dignitaslésée (indignitas) : l’indignation. Il y aurait
ainsi dans cette forme de colère un enjeu de légitimité et de relégitimation sociale du sujet :
celui qui se considère comme victime de l’offense, se redonne de la dignitasen s’indignant, et
par là même a tendance à se montrer très sourcilleux sur ce chapitre. On perçoit bien le
croisement entre l’individuel et le jeu social collectif, le rationnel et le passionnel dans
l’emballement de l’indignation, et combien cette émotion se situe au cœur de l’anthropologie
politique moderne, en une époque où l’expérience mondialisée de la barbarie, de la privation
des libertés les plus fondamentales, a sévi à grande échelle sur tous les continents.

52Pierre Pachet, dans de très fortes pages sur la colère infinie de l’esclave rappelle le sort du
déporté dans l’enfer du bagne de la Kolyma. Varlam Chalamov survit en se chauffant au bois
de sa colère en attendant de la faire brûler à la face des bourreaux :« Je n’avais plus beaucoup
de chair sur mes os. De cette chair, il ne m’en restait suffisamment que pour la colère, le
dernier des sentiments humains, le plus proche des os. » (Sentence, Quai de l’enfer).Ou
encore :« le sentiment de la colère est le dernier sentiment avec lequel l’homme s’en va dans
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le néant, dans un monde inanimé [...] Que restait-il de moi finalement ? de la rage. Et, tout en
la cultivant, j’escomptais mourir ». Il y a eu changement de paradigme ou de régime
d’historicité depuis la tradition classique où la colère pouvait espérer une réhabilitation du
sujet et se garder à distance de la haine : dans le cas de Chalamov, il a besoin d’ériger sa
colère en haine pour faire face au despotisme soviétique écrasant. Avec Chalamov, on est
dans le monde de l’esclave éternel : pas de pire privation que celle du droit élémentaire à la
colère, condition minimale de l’humanité. Toute l’oeuvre de Primo Levi, dans sa sécheresse
dense, tient pareillement à la colère contenue pendant la Shoah etmaintenue comme projet de
survie différée par l’écriture.

Que faire de sa colère ?


53Si pour l’esclave, la question comporte déjà sa solution : s’en servir de carburant vital pour
tenir, jour après jour ; si pour le révolutionnaire de 1793, la colère peut être le moteur de la
mobilisation des foules (pour lequel on déploiera tout la rhétorique, parfois glaçante, de la
harangue contre les puissants), si, pour le prédicateur télévangéliste américain, elle entre dans
le grand jeu de la « Sainte colère » et de la menace du châtiment pour le pécheur, la question
se pose aussi à l’artiste, tenu de convertir sa colère en oeuvre.

54Pour Flaubert, la colère passe par la colonne d’air de l’oesophage : la littérature pour lui est
affaire de ventilation thoracique, de souffle, de bronches. La colère n’est motrice et plaisante
que si elle anticipe son rendement par des annonces cataclysmiques à ses correspondantes. À
Edma Roger des Genettes : « Pour le moment, mon moral est assez bon, parce que je médite
une chose où j’exhalerai ma colère. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils
m’inspirent. Dusséje m’en casser la poitrine, ce sera large et violent[...] Je vous promets de
vous hurler ma dernière élucubration. » Mais, depuis 1870 la rage s’en prend essentiellement
à ce qu’il nomme « l’irrémédiable Barbarie », au point de glisser un aveu : « En voyant crever
le régime impérial, je sentais que je l’avais aimé ». Dans un des scénarii préparatoires de de
l’Education sentimentale, s’entrevoyait déjà une sorte de colère sociale simple, d’une brutalité
nue : « Le père Roque est amené à Paris par les événements et par sa fille. Elle a saisi cette
occasion pour voir Frédéric. Mr Roque commet des atrocités dans la garde nationale. – tue un
homme dans le dos. – est décoré pour cela, reçoit de grands honneurs ».

55M. Boyer-Weinmann et J. P. Martin : Colères d’écrivains, Nantes, Cécile Defaut, 2009.

56Aristote, Éthique à Nicomaque.

57R. Mac Mullen, Les émotions dans l’histoire ancienne et moderne, Paris, Les Belles
Lettres, 2004.

58FARISTOTE, LITTÉRATURE

HAINE
1

« Les morts Sont jaloux : et en guise de fiancé Il m’envoya la haine aux yeux caves. »
Hoffmansthal, Élektra.
4

Hoffmansthal, Élektra.
« Tu es ce que tu hais. »
J. Lacan, Séminaire xx.

2« J’ai la haine », formule courante aujourd’hui et pas seulement chez les adolescents des
banlieues, formule qui s’est banalisée et qui est bien instructive : on « a » la haine comme on
a un virus, qui se manifeste au mieux par un bouillonnement intérieur contre un objet bien
précis et exécré, au pire par des violences incontrôlables, des pulsions destructrices et
meurtrières. Formule qui évoque un feu intérieur fait d’émotions complexes, qui dévore et
détruit l’individu. La jalousie était pour Shakespeare « le monstre aux yeux verts » mais la
haine est un monstre encore plus terrible. Cette passion mauvaise est partout : dans les
relations de personne à personne, dans le couple ou entre voisins, mais aussi dans les relations
socio-politiques, dans la xénophobie, les nationalismes, les fanatismes. C’est un affect
d’abord, quelque chose qu’un sujet ressent, éprouve, une émotion, on peut ressentir une
bouffée de haine comme une bouffée de colère, mais elle peut aussi constituer une passion.
On peut distinguer deux formes de conduite suscitées par la haine : on évite les objets de
haine ou bien on les agresse pour les détruire. La haine en effet implique toujours, comme
l’amour, le rapport entre un sujet et un objet, on hait toujours quelqu’un ou quelque chose, un
couple haineux se forme. Peu, très peu, de gens lui échappent, sa dénonciation même est une
jouissance « autorisée » qui comporte une certaine dimension de détestation pour ceux qui
haïssent. Et même si on vit sans haine, on est quand même fasciné par les mythes, les récits,
les spectacles où cette passion se dévoile.

3La haine est-elle l’autre face de l’amour ? C’est ce qu’on dit le plus souvent : le poète
Catulle a rendu célèbre la formule « Odi et amo » ; certains ont théorisé sur ce sujet ; amour et
haine semblent donc liés comme l’avers et le revers d’une même médaille. Une étude
scientifique récente révèle un « circuit de la haine » dans le cerveau :une étude d’imagerie
cérébrale publiée dans la revue PloS Onemontre que ce sentiment active des circuits
cérébraux qui lui sont propres. Semir Zeki et son collègue John Romaya, de l’University
College de Londres, ont remarqué que le circuit de la haine avait un large tronc commun avec
le circuit cérébral de l’amour mais qu’il se différenciait au niveau du cortex préfrontal – une
région associée au raisonnement et à la planification des actions – ce qui pourrait expliquer
l’aspect paranoïaque qu’il y a chez le sujet haineux. Cette zone du cerveau semble moins
activée quand on présente l’image d’une personne aimée, alors qu’elle reste largement activée
quand on présente la photographie d’un ennemi. Enfin, les chercheurs ont noté que le niveau
d’activité de certaines régions du circuit de la haine était proportionnel au degré de haine
éprouvé par les sujets, mesuré à l’aide d’un questionnaire préalable. L’étude est intéressante
pour faire la différence entre les émotions amoureuses et les émotions associées au jugement
et au raisonnement, dans la haine. Avant même les recherches en imagerie cérébrale, Lacan
lui-même n’a- t-il pas forgé le terme d’hainamoration,le 20 mars 1973 ? Le Séminaire
Encoreinscrit la haine au plus profond de la structure du sujet. Lacan reprend le terme
hainamora-tion et pour représenter le jeu de l’amour – et de la haine – se sert d’une sinusoïde,
s’enroulant et oscillant autour d’un cercle, sans dépasser dans ces oscillations une certaine
limite. Oscillations de l’amour affichant le bien qu’on veut à autrui, dont l’amour se
préoccupe tout de même, dit Lacan,« un petit peu, le minimum », et puis l’autre face, le
« vouloir strictement le contraire », le vouloir du mal à l’autre, vouloir son anéantissement et
surtout l’anéantissement de sa parole, autrement dit la haine.

4En fait, le contraire de l’amour n’est pas la haine. G. Simmel pense que tenir les deux termes
pour « exactement opposés et symétriques est une erreur, le fait que l’amour puisse se
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transformer en haine ne prouve rien en faveur d’une corrélation logique : le contraire de


l’amour, c’est l’indifférence » (Philosophie de l’amour,1892-1909) ;« Pour qu’à la place la
haine s’installe il faut des raisons positives toutes nouvelles, qui se rattachent à l’amour, mais
de manière quelque peu secondaire », de nouvelles souffrances, des tromperies, autrement dit
de nouvelles émotions, négatives, qui viennent se substituer à l’indifférence. L’amoureux
déçu, bafoué ou abandonné ressent de nouvelles émotions, et passe par la case colère, avant
d’aller, ou de renoncer à aller vers la vengeance.

5L’analyse sémiotique de la colère que donne Jacques Fontanille dans son Dic-tionnairedes
passions littéraires permet de mieux situer la haine. La chaîne qui aboutit à la colère est la
suivante :

6Confiance-----Attente-----Frustration----- Mécontentement-----Agressivité

7Dans la séquence qui aboutit à l’explosion de colère, on voit apparaître un « antisujet »,


identifié ou inventé par la colère elle-même. Greimas interprète la colère comme une syncope
de la vengeance, qui la bloque et interrompt le programme de rétorsion contre l’autre. La
vengeance est une sorte de réponse adaptée à la frustration, et rétablit un système d’échanges.
L’autre façon de répondre est la haine : elle se fixe dans la durée ; elle fixe l’autre comme
anti-sujet ; elle se détache totalement du dommage subit, origine lointaine qu’on finit presque
par oublier, elle semble se détacher de toute confiance et de toute frustration réelle. Dans
l’analyse différentielle qu’il donne de la colère (orgê)et de la haine (ekhtraou misos),dans la
Rhéto-rique, Aristote oppose la haine à la colère. La haine peut être ressentie sans raison
personnelle :« elle ne se limite pas à l’individu comme la colère mais peut concerner un
génos.Le temps peut guérir la colère, la haine est incurable. La colère est un désir de faire de
la peine, la haine de faire du mal. Celui qui est en colère ressent de la peine, pas celui qui
hait ; l’homme en colère peut éprouver de la pitié, pas celui qui hait. Enfin – opposition ultime
et décisive – l’homme en colère souhaite que l’autre ait de la peine, celui qui hait tout
simplement qu’il ne soit plus. » La haine s’installe au cœur du sujet : il est temps de lui
donner un visage.

La haine et le mythe
8La passion haineuse est composée d’affects, de jugement et de désir. Le jugement est relégué
au second plan, le désir et les affects dominent, mais le jugement est là, avec le raisonnement
et le pouvoir de planifier une action. Un personnage des tragédies antique représente cette
« passion mauvaise » plus que tous les autres peut-être, c’est Électre. Elle apparaît dans la
pièce d’Eschyle Les Choéphores(458 av. J.-C.), de Sophocle, Électre(ca. 414 av. J.-C.) et
chez Euripide,Électre(413 av. J.-C.). Et non seulement elle donne un visage à la haine, mais
elle sert de « modèle » depuis les temps anciens, jusqu’à aujourd’hui et configure notre esprit.

9Électre aime son père Agamemnon d’un amour indéfectible, et depuis son assassinat par sa
mère Clytemnestre et l’amant de celle-ci, Égisthe, elle ne vit que pour le moment où elle
pourra voir venger le meurtre d’Agamemnon. Elle est devenue une servante folle, traitée
comme une moins que rien par le couple royal usurpateur. Elle hurle sa douleur et ses
sombres désirs ou attend, prostrée, le retour d’Oreste son frère, éloigné par les soins de
Clytemnestre, Oreste le vengeur. Électre est une sorte de morte vivante, seulement habitée par
la haine de sa mère et d’Égisthe, et son désir de les anéantir. Chez Sophocle, elle décrit son
malheur. Ses émotions, qu’elle ne contrôle jamais, la submergent en permanence : elle pleure,
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mais elle n’a pas assez de larmes pour « contenter son cœur », en se disant « malheureuse sans
mari, sans enfants », écrasée de solitude et de désespoir, elle se « consume », elle parle de sa
« douleur affolante ». Elle déclare clairement que ses rapports avec sa mère « ne sont que de
haine » et prononce cette phrase terrible :« Le malheur oblige à être méchant ».

10Le sujet haineux est fasciné par l’objet qui le repousse, qu’il veut voir mort. Le sujet
haineux est obstiné, fermé, obsédé : il ne pense qu’à sa haine, qu’à sa vengeance, qu’à l’autre
qu’il déteste, c’est sans doute cet aspect de la haine qui autorise le rapprochement avec la
passion amoureuse : la focalisation unique sur l’autre. Électre ne veut pas penser à autre
chose, refuse d’entendre sa sœur Chrysothémis qui voudrait oublier un peu, pour vivre : elle
est accrochée à cette idée de vengeance comme à la seule raison qu’elle a de vivre. Sa haine,
pour sa mère en particulier, provient indirectement de sa souffrance, de son deuil, de la perte
de son père et aussi de l’amour perdu de Clytemnestre. Sa volonté de souffrir et d’être une
esclave parmi les esclaves met au jour son masochisme, le combat entre Éros et Thanathos en
elle-même, son identification à sa mère en devenant une meurtrière à son tour relève d’une
position mélancolique. Électre est folle de douleur avant même d’être folle de haine.

La haine comme névrose : émotions,


pulsions, érotisme.
11Après quelques siècles, Électre réapparaît alors que la psychanalyse naît en Europe.
Hoffmansthal construit une nouvelle Électre dans son drame Élektra.Dans une lettre à Breuer
(auteur avec Freud des Études sur l’hystériede1895) en 1903, Hoffmansthal écrit
qu’Élektraporterait « probablement très nettement pour le lecteur futur la marque de l’époque
où elle fut écrite, le début du xxe siècle ». Élektrarenvoie plus précisément dans les Étudesau
fameux cas d’Anna O., pseudonyme de Berta Pappenheim : chez l’une et l’autre femme les
symptômes sont liés à la mort du père et s’expriment obsessionnellement à la même heure du
jour ; toutes deux sont incapables d’oublier et de faire le travail de deuil d’un père trop aimé.
Les affects psychiques refoulés, à caractère sexuel (inceste symbolique avec le père et le
frère) s’extériorisent et se somatisent théâtralement en symptômes hystériques, qui rappellent
les photographies prises à la même époque par Charcot à la Salpêtrière à Paris, intitulées
« attitudes passionnelles ». Le corps et le sexe sont constamment au premier plan. La première
apparition silencieuse d’Électre dans la scène des servantes est significative :« Électre sort en
courant d’un corridor déjà obscur. Toutes se tournent vers elle. Comme une bête qui se
réfugie dans son trou, elle recule d’un bond, cachant son visage du bras. » Elle « ne supporte
pas qu’on la regarde ». Elle dira à Oreste :« Des yeux ne fouille pas ma robe », selon la
première servante. Elle se couche sur le seuil de la porte en gémissant, passe son temps
accroupie, gratte le sol, pousse des hurlements comme un « démon », porte des haillons, face
à sa mère qui croule sous les bijoux, mange dans une écuelle. Comme Anna O., elle vit dans
une sorte de somnambulisme permanent et est sujette à des hallucinations. Toutes ces
manifestations culminent dans la danse frénétique finale avant l’effondrement soudain.
Électre signifie « celle qui est privée du lit conjugal ». Elle est frustrée sexuellement, trop
attachée au père et ne peut laisser s’exprimer ses fantasmes amoureux que dans l’équivoque
scène de séduction amoureuse de la sœur.

12Elle délire et voit la mort de sa mère :« La hache s’abat en sifflant :/ Je me tiens là et je te


vois enfin mourir !/ Alors, tu n’auras plus de rêves ;/ Moi non plus, je n’aurai plus à rêver,/ Et
qui vivra alors jubilera / Et pourra jouir de la vie. Et aussi :« Les morts/ Sont jaloux : et en
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guise de fiancé / Il m’envoya la haine aux yeux caves. » Sa haine est absolue envers les
assassins Clytemnestre et Égisthe. Elle fait preuve à leur égard d’une cruauté féroce dans le
maniement de l’ironie tragique : elle dira à sa mère Clytemnestre que la victime désignée pour
empêcher Clytemnestre d’avoir des cauchemars n’est autre qu’elle-même et elle conduira
Égisthe à son destin par la ruse et des propos trompeurs.

13Mais le désir de la vengeance et sa haine la figent, la pétrifient et l’excluent du monde de


l’action, la transformant en une sorte de morte vivante :« Je ne suis plus que le cadavre de ta
sœur », dit-elle à Oreste. Électre est dramatiquement inutile, passive, tandis qu’Oreste tue les
assassins à l’intérieur du palais, elle se trouve, elle, à la porte et ne réagit qu’en écho à l’action
en train de se faire. Elle est incapable d’intervenir dans le présent, elle a attendu son frère pour
la vengeance mais ne participe en rien à l’action, pas même en lui transmettant la hache si
souvent évoquée. Électre est à tous les points de vue stérile, sans enfants, sans actes. Dans ses
Notes,Hoffmansthal associe cette incapacité d’agir à la nature féminine, à laquelle le xixe
siècle lie l’hystérie :« Son sexe est incapable de commettre l’acte. L’acte est anti-naturel pour
la femme (c’était déjà le cas de Clytemnestre) : d’où l’oubli de la hache ».

14Électre s’enfonce dans son extase solitaire, elle est enfermée dans son propre monde ; elle
qui n’a jamais pu aimer, sinon son père, chante l’amour ; elle danse. La danse exprime peut-
être ce que les mots ne peuvent dire :« Se taire et danser ! » Meurtelle d’ailleurs ? Le texte
d’Hoffmansthal reste en fait ambigu : elle s’effondre et « est étendue à terre, rigide ». La
victoire de la haine n’a peut-être rien changé. Électre est et sera toujours seule et en deuil. Et,
privée de sa haine, que reste-t-il à cette femme vieillie, mal aimée, frustrée, stérile ?

Y a t-il une haine sans émotions ?


15La figure d’Électre montre une haine liée à de multiples émotions, mais il n’est pas certains
que la haine le soit toujours autant. Certains distinguent la haine « viscérale » de la haine
« systématique » : cette dernière n’est pas une émotion, ce serait une résolution
d’extermination froide, et dans le cas d’Hitler, par exemple, non seulement des juifs mais
aussi des tziganes, des homosexuels, des témoins de Jéhovah et des malades. Aucun « autre »
n’est toléré« différent de soi », mais il n’y a aucune émotion, ni colère, ni compassion. Le
fonctionnement d’un corps sain, une sexualité dans la « norme », une seule religion, une seule
patrie : un monde unifié et simple, cohérent, sans faille, fondé sur l’exclusion. Et c’est aussi
l’exclusion des émotions : pas de compassion, pas de pitié, pas d’amour « totalitaire » pour
faire le bonheur des autres. Un seul moteur : la haine. Les présupposés sont simples : la race
aryenne est la plus pure, la seule qui soit en droit d’exister, elle doit triompher des autres races
et les dominer. C’est une évidence, non une opinion, ni même une croyance. Pourquoi tolérer
les humains faibles, malades ou nuisibles ? Il s’agit, non pas de les punir, mais simplement de
les éliminer pour favoriser la race pure, comme dans la « sélection naturelle des espèces »,
pour reprendre les mots de Hitler dans Mein Kampf.

16Peut-on parler de haine passionnelle dans ce cas-là ? Malgré les apparences de théorisation,
le sentiment haineux est bien là, moteur de l’action. Si Hitler dénonce les faibles, les juifs, les
homosexuels, les malades, c’est qu’il y a en lui quelque chose d’eux qu’il ne veut pas
accepter, c’est pourquoi il hait ces « personnes » et non l’idée de ce qu’ils sont. Cela ne relève
en rien de la sélection naturelle : la Nature ne hait pas les animaux dont les espèces
disparaissent. Cette haine pose la question que ne pose pas la colère, celle de la source en soi
8

de la passion. Il est des sujets qui ne peuvent tolérer autrui, car ils ne se supportent pas eux-
mêmes : c’est le cas d’un autre visage de la haine, le misanthrope.

La haine de soi
17Le misanthrope est-il le champion de la haine des autres et de la haine de soi ? Alceste,
dans Le Misanthropede Molière, clame à qui veut l’entendre qu’il vit dans la haine
d’autrui :« Non, elle est générale, et je hais tous les hommes ». Il divise l’humanité en
deux :« Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants/ Et les autres, pour être aux
méchants complaisants ». Personne n’en réchappe,… sauf lui. Où se situe-t-il donc, pour être
exclu des deux groupes qui composent l’humanité ? Audessus, certes, mais bien seul. Cette
haine le torture, ruine toute relation amoureuse avec Célimène qu’il prétend aimer : mais
comment un misanthrope pourrait-il aimer, et où la situe-t-elle, à part des deux groupes, elle
aussi, ou bien dans la seconde catégorie, ce qu’il lui reprochera bien souvent ? Il invoque le
destin à tout moment, et dit bien qu’il « sait » qu’il doit renoncer à Célimène, à tout bonheur,
il pourrait faire sienne la parole de Chamfort :« Le bonheur n’est pas chose aisée, il est très
difficile de le trouver en nous et il est impossible de le trouver ailleurs ». Il parle de son « noir
chagrin » et ce « noir » renvoie à la mélancolie. Alceste vit dans l’ère du soupçon, il parle
mais il sait que personne ne l’écoute. Mélancolique, il se vit comme pourriture et déchet, il a
des idées fixes qui disloquent son corps et hantent son discours. À l’évidence, en tout cas,
Alceste souffre et « prend contre lui-même assez souvent les armes ». Alceste peut être prêt à
la violence :« Je cède au mouvement de ma juste colère/ Et je ne réponds pas de ce que je puis
faire », et un autre grand misanthrope, Timon d’Athènes, ira jusqu’à provoquer la ruine de sa
cité et le massacre des Athéniens. Le misanthrope malheureux et furieux peut aller très loin ;
le paranoïaque, encore plus loin. Et chez lui aussi, la haine de soi est le fondement de la haine
d’autrui. Que voit le sujet haineux quand il regarde son objet d’aversion ? Sans doute une
sorte de reflet insupportable de ce qu’il est lui-même : quelle image Hitler avait-il de lui
quand il se regardait dans la glace ? Sûrement pas celle d’un bel aryen. Comment vivait-il sa
constitution fragile, ses maladies ? Sa constante « humeur noire » ? On ne peut que formuler
des hypothèses, mais il est certain que l’extermination de ceux qu’il considérait comme de la
vermine relève bien d’une projection de ses propres démons.

Y-a-t il une juste haine ?


18Spinoza condamne l’odiumdans l’Éthique : la haine est un sentiment négatif, comme la
tristesse d’où elle provient.Elle « ne peut jamais être bonne », elle est l’imperfection même. Et
« Qui vit sous la conduite de la raison s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’amour
[...] la haine, la colère, le mépris, etc. d’un autre envers lui ». Sartre décrit la haine comme un
« sentiment noir », guidée par un projet terrible, dans la mesure où c’est contre l’existence
d’autrui en général qu’elle est dirigée. Cette attitude dégrade celui qui s’y est déterminé et elle
le prend au piège. La haine débouche sur un échec inévitable, le haineux ne connaîtra jamais
la paix.

19Peut-on ressentir néamoins une « juste haine » ? Une indignation, libérée de la violence, de
la cruauté, de la méchanceté, de l’envie meurtrière ? Une haine qui ne vise pas les êtres
vivants ? Spinoza précise ce qu’il condamne :« Que l’on remarque qu’ici et dans la suite
j’entends par haine la seule haine envers les hommes » et « Tout ce qui est dans la Nature et
que nous jugeons être mauvais, autrement dit que nous jugeons capable de nous empêcher
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d’exister et de jouir d’une vie raisonnable, il nous est permis de l’écarter de nous par la voie
qui paraît la plus sûre ». Or, le système n’est pas les hommes. Chez P. Nizan la haine était le
fil rouge, peut-être le meilleur de son œuvre :« Il est question d’une destruction et non d’une
simple victoire qui laisse debout l’ennemi [...] Que pas une de nos actions ne soit pure de la
colère [...] Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir d’être fanatique ». Dans les
objets de haine, la haine du système englobe et fonde toutes les autres :« ce sont les maîtres
des hommes qu’il faut combattre et mettre à bas », le capitalisme et l’impérialisme, qui ne
peuvent « plus enfanter que des monstres ».« Un vaste refus qui comporte le mépris et la
haine ne laisse plus passer les Puissances et les justifications qui les défendent encore [...] La
plaisanterie a assez duré, et la patience et le respect. Tout est balayé dans le scandale
permanent de la civilisation où nous sommes, dans la ruine générale où les hommes sont en
train de s’abîmer ». Car la haine n’est nullement un sentiment négatif, elle peut être
révélatrice de valeurs :« Il ne faut pas enseigner le désespoir, mais au-delà du tableau
intolérable de notre monde, dégager les valeurs impliquées par l’action de la colère des
hommes qui veulent bouleverser leur sort ».

20Mais n’est-on pas toujours sur le fil lorsqu’on nourrit « la haine aux yeux caves » en son
cœur ?

21A. Glucksmann, Le discours de la haine,Paris, Plon, 2004.

22V. Jankélévitch, L’imprescriptible[ 1948-1971], Paris, Seuil, 1986.

23P. Saltel, Une odieuse passion : analyse philosophique de la haine,Paris, L’Harmattan,


2007.

24J.-P. Sartre, L’Être et le Néant[ 1943], Paris, Gallimard, 1980 et Réflexions sur la question
juive[ 1946], Paris, Gallimard, 1979.

25AMOUR, COLERE, NÉGATIVES (PARADOXE DES ÉMOTIONS)

NÉGATIVES (PARADOXE DES


ÉMOTIONS)
25Comment se fait il que nous prenions du plaisir à assister à des tragédies qui éveillent en
nous tristesse, anxiété, voire terreur – des passions déplaisantes, demandait Hume dans De la
tragédie (1757) ? On pense à Aristote, et sa théorie de la catharsis, qui semble ne pas être une
purgation des passions (la tragédie défouloir des violences ?) mais une théorie de la
purification ou filtration des passions dans l’interaction de l’œuvre avec le public. La réponse
de Hume est que la beauté du travail des artistes imprime une nouvelle direction à l’émotion,
par exemple à la tristesse. Sans la transmuter en plaisir – sinon ce ne serait plus tragique – elle
en convertit l’orientation vers des sentiments esthétiques qui sont plaisants. Le problème est
qu’une émotion esthétique n’a plus le même objet que la tristesse : elle porte sur la manière
artistique dont la tristesse est présentée. Or il nous semble que tristesse et impression de
beauté sont plus intimement mêlées.

26Pourtant on a tenté de séparer les deux, de soutenir que si la tristesse est bien impliquée par
la situation dramatique, ce qui produit du plaisir, c’est seulement l’appréciation positive des
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propriétés expressives et esthétiques de l’œuvre qui présente cette situation – dans « Art and
Inquiry » (1967- 8), Goodman montre qu’une œuvre qui a des propriétés esthétiques peut être
appréciée négativement. Mais reste la question : quel lien a l’émotion de tristesse que nous
ressentons avec notre appréciation esthétique positive ?

27On a aussi lié ce plaisir à une forme de sensibilité morale, en revenant plus près d’Aristote.
En ressentant de la tristesse par empathie avec les personnages, nous montrons que nous
sommes en résonance affective avec les membres de notre culture, et c’est cet accord qui nous
satisfait. C’est l’un des éléments des analyses de A. Neill (« Yanal and Others on Hume on
Tragedy » in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 1992). Mais dans ce cas, nous ne
pourrions apprécier des œuvres qui révolutionnent la morale…

28Plus on est empathique avec les sentiments exprimés dans l’œuvre (ce qui peut s’appliquer
à tous les arts), plus on catégorise sa propre expérience comme positive, et plus on est ouvert
à des expériences, plus les œuvres impliquant des sentiments négatifs ont cet effet, ont montré
des psychologues, corroborant Hume. Ils évoquent des « méta-émotions », portant sur la
manière dont nous sommes émus en premier lieu. Sans avoir à envisager un sentiment réflexif
(nous ne faisons pas un travail d’introspection), on peut supposer une sensibilité qui évalue
l’intensité de notre empathie avec les sentiments évoqués dans l’œuvre, empathie obtenue par
des moyens artistiques, et qui requiert la participation de notre imagination (Levinson). De
plus les sentiments esthétiques ne se laissent pas réduire à la dualité plaisir/ peine (pensons un
sublime). Nous pouvons donc éprouver des sentiments forts liés à la fois à cette intensité de
participation et à ses modalités esthétiques, dans une conjonction où fusionnent l’intensité
émotionnelle par empathie et l’intensité esthétique.

29D. Hume,« De la tragédie », in Essais et Traités, t. ii, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin 2009.

30N. Goodman,« Art and Inquiry », Proceedings and Addresses of the American


Philosophical Associa-tion, vol. 41, 1967-1968.

31J. Levinson,« Music and Negative Emotions », Pacific Philosophical Quarterly, 33, 1982.

32W. H. Schramm, W. Wirth,« Exploring the paradox of sad-film enjoyment : The role of


multiple appraisals and meta-appraisals », Poetics, 38, 2010.

33CATHARSIS, EMPATHIE, PLAISIR/DÉPLAISIR, TRAGIQUE, SUBLIME

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