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HD WIDENER

HW KILE L

LA
ᏙᎪᎡ Ꭼ
COMÉDIE
PAR

MOLIÈRE
(1668)

TEXTE REVU SUR L'ÉDITION ORIGINALE


ET PUBLIE
AVEC COMMENTAIRE. ÉTUDE SUR LA PIÈCE
NOTICE KISTORIQUE SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE
ET SCÈNES CHOISIES
DE PLAUTE ET DE LARIVEY
PAR
EMILE BOULLY
PROFESSEUR AGRÉGÉ DE L'UNIVERSITÉ

EB

PARIS

LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN


BELIN FRÈRES
RUE DE VAUGIRARD, 52

1894
mol 165.60

MOLIÈRE COLLECTION
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Harvard College Library

FROM THE LIBRARY OF


FERDINAND BÔCHER, A. M.
INSTRUCTOR IN FRENCH, 1861-1865
PROFESSOR OF MODERN LANGUAGES, 1870-1902
GIFT OF
K
JAMES HAZEN HYDE
OF NEW YORK
(Class of 1898)

Received April 17 , 1903


L'AVARE
0

L'AVARE

COMÉDIE
PAR

MOLIÈRE
(1668)

TEXTE REVU SUR L'ÉDITION ORIGINALE


ET PUBLIÉ
AVEC COMMENTAIRE, ÉTUDE SUR LA PIÈCE

NOTICE HISTORIQUE SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE


ET SCÈNES CHOISIES
DE PLAUTE ET DE LARIVEY
PAR

ÉMILE BOULLY D
AGRÉGÉ DES LETTRES
PROFESSEUR DE RHETORIQUE AU LYCÉE DE VANVES

EB
brumang anggwangal

PARIS

LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN


BELIN FRÈRES
RUE DE VAUGIRARD, 52

1894
mol 165.60
Harvard College Library
From the Library of
Ferdinand Booher
Gift of James Hydě
120

Toutes nos éditions sont revêtues de notre griffe.

BelinFrère

SAINT-CLOUD. - IMPRIMERIE BELIN FRÈRES.


AVERTISSEMENT

Bien que le premier tirage de notre édition classique de


l'Avare ait été favorablement accueilli par MM. les Professeurs
et se soit rapidement épuisé , nous avons pensé qu'il n'était
pas inutile de revoir notre travail et de le compléter.
Nous avons de nouveau collationné notre texte avec celui
de l'édition de 1669 , donnée par Molière chez Jean Ribou .
Tout en continuant à nous servir de l'orthographe présen
tement en usage , nous avons conservé du premier texte
certaines particularités , propres à la langue du dix - septième
siècle, dont nous ne croyons pas qu'il soit possible de s'écarter
si l'on veut être un éditeur fidèle et consciencieux .
Par cette même raison , nous avons reproduit la ponctuation
de l'édition originale , sauf dans quelques cas où le système
qu'on suivait alors eût paru trop en désaccord avec nos
habitudes .
Enfin, pour la distribution des scènes et l'indication du jeu
des acteurs, nous avons adopté le texte de 1737 , comme
rendant plus claires , plus visibles, les entrées et les sorties
des personnages, et permettant de suivre plus facilement le
mouvement de l'action.
Nous n'estimons pas que ces modifications très légères de
l'édition princeps puissent être con érées comme es inexac
titudes. Car nous n'avons point voulu faire une édition de
bibliophiles , mais donner un texte classique, où la grande
variété des scènes et les progrès du drame et dans une certaine
mesure l'aspect même du théâtre apparussent nettement aux
yeux de nos jeunes lecteurs .
Enfin , avec quelques extraits curieux de la comédie les Esprits
de Larivey, nous avons, pour venir en aide aux jeunes gens
de l'enseignement spécial et de l'enseignement primaire qui
ne peuvent lire Plaute dans le texte latin , ajouté en appendice
à la comédie de Molière une traduction des principales scènes
de la Marmite, dont la lecture, même après celle de l'Avare,
peut offrir tout au moins un vif intérêt de comparaison.
NOTICE

SUR LE THÉATRE DE MOLIÈRE

Ce n'est point une biographie de Molière que nous nous pro


posons de donner ici ; mais, en rappelant quelques dates im
portantes de la vie de notre grand poète comique, nous voulons
simplement marquer les moments principaux de sa carrière
dramatique, mettre en relief ses œuvres les plus dignes d'admi
ration, montrer enfin les différents aspects et le développement
progressif de son génie.
Pour rendre cette étude plus facile à nos jeunes lecteurs,
faisons d'abord remarquer que ce développement offre trois
périodes bien distinctes¹ . A la première appartiennent les
débuts de Molière comme poète comique, comme acteur et
comme directeur de théâtre, soit en province , soit à Paris ; elle
se prolonge jusqu'au moment où il entre en pleine possession
de son génie, c'est-à-dire jusqu'aux représentations de l'Ecole
des femmes (1662) . Avec l'Ecole des femmes commence la série
des grands chefs-d'œuvre , et aussi des difficultés suscitées par
les rivalités jalo ses des comédiens et des auteurs, et surtout
par la cabale des faux dévots : c'est la période la plus féconde
à la fois et la plus troublée ; presque tout entière remplie par
la grande lutte qui se livra autour de Tartuffe, elle se termine
par le triomphe de ce chef-d'œuvre (5 février 1669). Dans la
dernière période enfin, Molière revient avec une prédilection
très marquée à la farce, mais à la farce singulièrement agrandie
et relevée , mêlée de chœurs bouffons , de parodies , de masca
rades, de scènes aristophanesques, au milieu desquelles les
caractères se développent avec une vigueur, une précision, une
netteté vraiment dignes de la haute comédie.
Telles sont les trois époques de la vie de Molière que nous
allons rapidement étudier, en donnant tout d'abord les ren

1. La division ordinairement adoptée est peut-être plus simple, puis


qu'elle n'admet que deux périodes très nettement séparées par l'établisse
ment définitif de la troupe de Molière à Paris. Toutefois celle que nous
proposons nous paraît assez juste, parce qu'elle se fonde surtout sur les
caractères principaux des œuvres de l'auteur que nous étudions et s'attache
à mieux distinguer ces trois manières qu'on aime à chercher et à trouver
dans tout poète et tout artiste.
Vill NOTICE
seignements les plus indispensables sur la première jeunesse
du poète .

PREM ÈRE PÉRIODE ( 1622-1662). - Jean-Baptiste Molière , né


en janvier 1622 , était le fils aîné de Marie de Cressé et de Jean
Poquelin, qui, en 1631 , succéda à son propre frère , Nicolas
Poquelin, dans la charge de tapissier valet de chambre du roi¹.
Il n'avait que dix ans quand il perdit sa mère (1632), et, son
père s'étant remarié l'année suivante, toute la famille alla
demeurer alors sous les piliers de la Tonnellerie. Enfin
un peu plus tard, il entra au collège des Jésuites (collège
de Clermont, nommé plus tard collège Louis-le- Grand) , où
selon Grimarest, son premier biographe² , il acheva ses
études en cinq années. « Le succès de ses études fut tel
qu'on pouvait l'attendre d'un génie aussi heureux que le
sien. S'il fut bon humaniste, il devint encore plus grand phi
losophe 3. L'inclination qu'il avait pour la poésie le fit s ap
pliquer à lire les poètes avec un soin tout particulier : il les
possédait parfaitement, et surtout Térence ; il l'avait choisi
comme le plus excellent modèle qu'il eût à se proposer, et
jamais personne ne l'imita si bien qu'il a fait ... Au sortir des
écoles de droit " , il choisit la profession de comédien, par l'in
vincible penchant qu'il se sentait pour la comédie. Toute son
étude et son application ne furent que pour le théâtre 5. »
Si nous ajoutons qu'en 1637 Molière obtint près du roi la
survivance de l'emploi paternel, nous aurons rapporté les faits
les plus constants de la première jeunesse du poète.
Est-ce à son grand-père maternel qu'il dut les premiers
germes de la passion qui l'entraîna vers le théatre ? Faut-il
ajouter foi à l'anecdote si souvent racontée à ce sujet ? Tous

1. Molière fut baptisé à Saint-Eustache, le 15 janvier 1622 : on a supposé,


mais rien ne justitie cette hypothèse, qu'il était né la veille. Son père
n'habitait point alors sous les piliers des Halles, comme on l'a cru longtemps,
mais a l'angle des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Etuves.
2. La Vie de M de Molière, par J. L. LE GALLOIS , sieur de GRIMAREST.
Paris, 1705. Cet ouvrage, souvent réimprimé, contient de graves erreurs
et mérite peu de confiance.
3. C'est au sortir du collège de Clermont qu'il suivit les leçons du phi
losophe Gassendi, avec Chapelle, Bernier et Cyrano de Bergerac.
4. Grimarest affirme aussi que Molière fit son droit et fut reçu avocat.
En ce cas, le poète n'eut qu'à faire appel à ses souvenirs pour tracer, dans
les Fourberies de Scapin (acte II, sc. v), tous les détours de la justice, les
degrés dejuridiction, les procédures embarrassantes, etc.
5. Préface de l'édition de 1682, attribuée à La Grange et Vinot, tous
deux amis de Molière.
6. « Molière avait un grand-père, qui l'aimait éperdûment ; et comme ce
bonhomme avait de la passion pour la comédie, il y menait souvent le
petit Pocquelin, à l'hôtel de Bourgogne. Le père, qui appréhendait que ce
plaisir ne dissipât son fils et ne lui otât toute l'attention qu'il devait à son
métier, demanda un jour à ce bonhomme pourquoi il menait si souvent
son petit-fils au spectacle? « Avez-vous, lui dit-il avec un peu d'indignation
onvie d'en faire un comédien ? » — « Plût à Dieu, lui répondit le grand
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . IX
ces détails de curiosité nous semblent d'un intérêt tres secon
daire. Saint- Simon nous parle, au début de ses Mémoires, du
goût qui était comme né avec lui pour la lecture et pour l'histoire:
il est probable que si Molière eût écrit, sinon des Mémoires
comme Saint- Simon , du moins des Confidences intimes à la
façon des illustres de notre temps , il nous eût révélé de même
le goût vif et inné que dans son àme d'enfant il sentait déjà
pour le théâtre , en sorte que le bonhomme Louis de Cressé ne
fit sans doute, en grand-père indulgent et tendre, que se prêter
aux inclinations de son petit-fils. Car, dès que celui-ci eut
atteint l'age de vingt et un ans et fut maître de ses actions, il
entra dans la troupe dite de l'Illustre-Théâtre¹ , qui, selon les
recherches de M. Vitu , donnait ses représentations au Jeu de
Paume dit des Métayers, rue Mazarine, et dont il ne tarda pas
à devenir le chef : « la vocation l'emporte et le démon fait rage
en lui pour ne plus cesser 2. »
C'est vers ce temps ( 1644) qu'il prit le nom de Molière , et dut
faire un séjour désagréable dans la prison du Grand-Chatelet
où l'avaient fait loger, comme gérant responsable et principal
débiteur, les créanciers de l'Illustre-Théâtre ( 1645). Ses camarades
se hatèrent de le délivrer, la troupe se reforma, et, l'année sui
vante, on partit pour la province, menant joyeusement cette
vie d'aventures et d'imprévu , dont Scarron nous a tracé les
fortunes diverses dans le Roman comique. On a souvent répété,
et non sans vraisemblance , que ce séjour de douze années en
province, ce rude apprentissage était un excellent noviciat
pour celui qui se proposait d'étudier les vices et les ridicules
des hommes. Mais n'était-il pas à craindre qu'il en fùt autrement
et que dans cette vie errante, tourmentée, aventureuse , et,
pour dire le mot, de cabotinage, Molière ne laissat, avec ses
illusions, - sa droiture d'esprit, sa franchise de caractère, sa
noblesse de cœur, c'est-à-dire le neil eur de son génie ? « Tout
est sain aux sains » , disait Mme de Sévigné mais il fallait,
en vérité, une santé d'àme bien vigoureuse, bien résistante ,
pour oser braver de telles épreuves³.
Quoi qu'il en soit, Molière visita pendant ces douze années

père qu'il fût aussi bon comédien que Bellerose » (c'était un fameux acteur
de ce temps-là). Cette réponse frappa le jeune homme, et, sans pourtant
qu'il eût d'inclination déterminée, elle lui fit naitre du dégoût pour la pro
fession de tapissier. » ( GRIMAREST, Vie de Molière.)
1. La troupe de l'Illustre-Théatre était composée de jeunes gens de
familles bourgeoises qui jouaient la comédie bien plutôt par amour de l'art,
comme on dit aujourd'hui, que par l'appât du gain : les deux frères Béjart,
leur sœur Madeleine, Du Parc et sa femme, De Brie et sa femme, le pâlis
sier Ragueneau, raillé par D'Assouci, en faisaient partie.
2. SAINTE-BEUVE, Nouveaux lundis, t. V, p. 270 (3° édition).
3. N'est-il pas permis de supposer du moins que dans ces courses fati
gantes, dans cette vie fiévreuse et pleine de hasards, Molière a surmené sa
robuste santé et altéré à tout jamais cette « très bonne constitution »,
dont La Grange a parlé dans sa Notice?
1.
NOTICE
le centre et le sud de la France : Bordeaux, où il fit repré
senter sans succès une Thébaïde de sa façon ; Nantes, où, dit
on, il se trouva en concurrence avec un Vénitien, montreur de
marionnettes ; Toulouse où il reçut bon accueil ; Lyon,
qui lui fut favorable à ses divers voyag 's et eut la bonne for
tune de voir les premières représentations de l'Etourdi (1655)¹;
Béziers, où pour honorer les Etats du Languedoc , présidés par
le prince de Conti , il joua pour la première fois le Dépit amou
reux (1656) ; Narbonne, Pézenas , Avignon , Grenoble 2 , etc.
Enfin, à la prière de sa troupe il vint s'établir à Rouen , en 1658,
et de là, s'étant ménagé quelques protections à la cour, entre
autres celle de Monsieur³ , qui le présenta au Roi et à la Reine
mère, il revint à Paris, où devant leurs Majestés il joua le
Nicomède de Corneille (24 octobre 1658).
<< Ces nouveaux acteurs ne déplurent point, nous dit La
Grange, et on fut surtout fort satisfait de l'agrément et du jeu
des femmes. Les fameux comédiens qui faisaient alors si bien
valoir l'Hôtel de Bourgogne étaient présents à cette représen
tation. La pièce étant achevée, M. de Molière vint sur le théatre :
et après avoir remercié Sa Majesté , en des termes très modestes,
de la bonté qu'elle avait eue d'excuser ses défauts et ceux de
sa troupe, qui n'avait paru qu'en tremblant devant une
assemblée si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avaient eue
d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du monde, leur
avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d'excellents
originaux, dont ils n'étaient que de très faibles copies ; mais
que . puis qu'Elle avait bien voulu souffrir leurs manières de cam
pagne , il la suppliait très humblement d'avoir agréable qu'il
lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient
acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces. Ce

1. C'est la date donnée par le registre de La Grange. Un passage peu


clair et mal interprété de la préface de 1682 a fait attribuer jusqu'ici à
cette pièce la date de 1653 : mais M. Eugène Despois a relevé cette erreur
par une habile et intéressante discussion Euvres de Molière, édition des
Grands écrivains, t. Ior, p. 79 et suivantes.)
2. Nous ne donnons pas, dans cette rapide énumération, l'itinéraire
d'ailleurs difficile à fixer de la troupe de Molière. Tout ce que l'on peut
affirmer, c'est sa présence à Bordeaux en 1617, à Nantes en 1618, à Nar
bonne en 1650, à Lyon en 1653, 1655 et 1657, à Montpellier en 1654,
et à Béziers en 1656.
3. Philippe [er d'Orléans, chef de la deuxième maison d'Orléans-Bourbon,
deuxième fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, frère unique de Louis XIV.
ii portait à cette époque le titre de duc d'Anjou, et avait dix-huit ans.
4. « Cette modestie exagérée, dont les rivaux de Molière tireront un si
Don parti, ne lui en était pas moins nécessaire au début pour conquérir
une petite place auprès des deux théâtres privilégiés, gardiens jaloux de
leur monopole, et qui ne souffraient guère la concurrence. » ( Eugène
DESPOIS, Le théatre français sous Louis XIV, Paris, 1874.)
5. On connait le mot de Mme de Sévigné : « Je fus à la comédie. Ce
fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes. C'est assez pour
une troupe de campagne. »
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE. XI
compliment, dont on ne rapporte que la substance, fut si
agréablement tourné, et si favorablement reçu , que toute la
cour y applaudit, et encore plus à la comédie, qui fut celle du
Docteur amoureux ¹. »
C'est alors que Louis XIV donna à la troupe de Molière, avec
le titre de Troupe de Monsieur, la salle du Petit- Bourbon, pour
y jouer alternativement avec les Italiens . En octobre 1660 , cette
salle ayant été démolie², Molière s'adressa directement au Roi
pour obtenir la salle du Palais- Royal , où les représentations
interrompues furent reprises le 20 janvier 1661 .
Ainsi, dès les débuts de Molière, la protection de Louis XIV,
pour celui qui fut plus que tout autre son poète, s'affirme par
des actes. C'est un mérite qu'aujourd'hui l'on refuse volontiers
au grand roi : l'histoire des représentations de Tartuffe suffit
cependant à montrer combien cette protection fut efficace et
nécessaire³. N'acceptons qu'avec réserve les anecdotes dou
teuses et légendaires ' ; mais gardons-nous de nier ou de res
treindre les bons effets d'une protection si hautement mani
festée par le roi , si dignement reconnue par le poète : ce n'est
pas seulement affaire de justice , mais question de bon goût 5.
Il est probable que, pendant ses courses en province, Molière
n'avait guère eu le temps de se reconnaître. Arrivé à Paris, à
l'âge de trente-six ans, il n'avait dans son bagage que quelques
farces à l'italienne et deux comédies en cinq actes, l'Etourdi

1. Préface de l'édition de 1682. - Le récit de Grimarest diffère quelque


peu de celui que nous rapportons d'après cet auteur, la pièce jouée en
cette circonstance serait Les trois docteurs rivaux.
2. Cette démolition fut faite par le zèle intempestif d'un sieur Ratabon ,
qui avait la surintendance des bâtiments royaux. La colonnade du Louvre
s'éleva plus tard sur l'emplacement du Petit-Bourbon : mais ce ----
n'est qu'en
octobre 1665 que fut posée la première pierre de cette façade.· (Voir lo
Théâtre sous Louis XIV, par Eugène DESPOIS, p. 27-33. )
3. « Il a fallu à Molière bien de la hardiesse pour écrire sa pièce, il a
fallu aussi au roi un certain courage pour se décider enfin à la faire jouer.
Dans cette occasion, sa protection à l'égard de Molière était quelque chose
de mieux qu'une preuve de goût. » (Eugène DESPOIS, Theatre sous
Louis XIV, p . 302.)
4. Voir dans l'ouvrage cité précédemment le chapitre intitulé : La légende
de l'en-cas de nuit.
5. « C'est à l'égard de Molière, dit M. Eugène Despois, que la protection
du roi a été véritablement spontanée et méritoire : car il a su devancer
sur ce point l'opinion de la plupart de ses contemporains. »
« Le mérite incontestable du roi, dit encore le même auteur, est d'avoir
entrevu ce que valait Molière, à une date où, obscur encore, il trouvait
partout des rivalités, des compétitions de la part des comédiens rivaux
comme des écrivains intéressés à déprécier son génie. » (Op. Cit., p. 300
301.)
6. On connaît, d'après le registre de La Grange, les titres de quelques
unes de ces farces : le Docteur amoureux dont Boileau , dit-on, regrettait
fort la perte (Boloana) ; Gros-René écolier ; Gorgibus dans le sac qui sans
doute forma plus tard le troisième acte des Fourberies de Scapin ; le Fago
teux, premier canevas du Médecin malgré lui ; la Jalousie du Barbouillé
et le Médecin volant, qui furent imprimées pour la première fois en 1819,
XII NOTICE
et le Dépit amoureux. Ces deux pièces n'étaient elles-mêmes
qu'une imitation des imbroglios italiens ; mais elles étaient
écrites avec une ampleur de style et une richesse de verve
dont personne autre à cette époque n'eût été capable.
Avec la date de 1658 commence pour Molière, et l'on pourrait
même dire pour la comédie française, une ère nouvelle, celle
des œuvres franchement originales. L'imitation ne sera plus
un but, mais un moyen : nous n'irons plus en Espagne, en
Italie , ou même chez les anciens que pour reprendre notre bien,
emprunter des canevas dramatiques, nous approprier quelques
procédés scéniques, ajuster à nos mœurs quelques détails
accessoires. C'est dans la société de son temps, c'est dans le
fond éternel de la nature humaine que Molière cherchera ses
types ; c'est aussi parmi ses contemporains qu'à son exemple
chacun de ses successeurs se piquera d'étudier ses modèles.
D'un coup d'œil rapide et sûr, Molière vit immédiatement le
principal travers de la cour et de la ville : c'était la manie du
bel-esprit, la fureur du romanesque. La langue se gâtait entre
les mains des précieuses, qui , sous prétexte d'urbanité, lui fai
saient perdre toute vigueur, tout relief, toute franchise et
toute naïveté. Quelques critiques littéraires ont, de nos jours,
singulièrement exagéré les services rendus à la langue fran
çaise par la société de l'hôtel de Rambouillet 1. Que dans sa
première période cette influence ait communiqué au langage
une certaine fleur de politesse et même des habitudes de régu
larité inconnues au seizième siècle et au règne d'Henri IV,
c'est un fait que l'on ne saurait nier ; mais il est non moins
incontestable que dans les réunions de la chambre bleue on ne
tarda pas à se livrer à une véritable débauche de petits vers,
de sonnets fades, de madrigaux écœurants, de raffinements

mais ne furent jointes aux publications des œuvres complètes qu'à partir
de 1845 (3° édit. du Molière d'Aimé Martin).
1. Par exemple, MM. Ræderer et Victor Cousin, qui se sont fort attachés
à démontrer que Molière n'a jamais songé à s'en prendre aux véritables
précieuses. C'était dépenser beaucoup d'esprit pour relever une cause
jugée et perdue depuis Molière et Boileau. Sainte-Beuve a mieux apprécié
ce grand fait littéraire dans les lignes suivantes, que nous empruntons à
son Histoire de Port-Royal ( liv. VI, ch. vi ) :
« Si les puristes comme Vaugelas et les précieuses formées autour de
l'hôtel de Rambouillet avaient été utiles, cette utilité dès longtemps avait
eu son effet, et l'excès seul se faisait désormais sentir. Molière, le premier,
voyant que les prétentions de tous ces grammairiens et instituteurs du
beau langage se prolongeaient outre mesure et quand le résultat était déjà
plus qu'obtenu, s'impatienta et tira sur eux à poudre et à sel. Il mit en
déroute l'arrière-garde des précieux et des précieuses, et nettoya le terrain.
Dans toute sa carrière, des Précieuses ridicules aux Femmes savantes, il ne
cessa de les harceler, de les poursuivre comme un fléau. Encore une fois,
l'utile de ce côté était conquis et gagné, il ne restait que le traînant et le
faux ; il y donna le coup de balai par la main de ses servantes, de ses Mar
tines, en même temps qu'il faisait parler la raison par la bouche de ses
Henriettes.
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . XIII
galants et romanesques, et que la manie de se jouer autour des
sentiments, d'alambiquer ses pensées, de ne s'exprimer qu'en
charades subtiles conduisit directement au galimatias.
La gloire de Molière est d'avoir compris la situation au pre
mier coup d'œil ouvrant sans ménagement les hostilités , que
Boileau continuera plus tard , c'est aux précieuses qu'il s'attaque
avant tout, c'est aux Cathos et aux Madelons qu'il lance ses
premiers traits, envoyant « à tous les diables » les mauvais
romans , les chansons langoureuses, les vers tortillonnés , et
toutes les sottes billevesées qui partaient de leurs bureaux
d'esprit.
La comédie des Précieuses ridicules, représentée pour la pre
mière fois le 18 novembre 1659, « eut un succès qui dépassa
toutes ses espérances¹ » et, d'après le témoignage d'un con
temporain 2, on venait à Paris de vingt lieues à la ronde afin
d'en avoir le divertissement. Sans doute Molière nous a laissé
de plus grands chefs-d'œuvre ; mais jamais il n'a frappé plus
juste et plus à propos, et de toutes ses comédies il n'en est
peut-être pas dont l'importance historique soit plus considé
rable. Les Précieuses marquent en effet l'avènement d'une cri
tique nouvelle et d'un nouvel ordre d'idées, un redressement
vigoureux de l'esprit français qui s'était détourné de sa direc
tion naturelle , et sont par conséquent dans notre histoire
littéraire un événement non moins remarquable que la pre
mière représentation du Cid (1636) ou l'apparition des premières
Provinciales (1656) .
Les Précieuses furent suivies de Sganarelle, de Don Garcie, de
l'Ecole des maris et des Fâcheux, représentés successivement
dans les années 1660 et 1661. Nous ne pourrions entrer dans
l'étude de ces pièces , sans sortir des bornes qui s'imposent à
ce genre de notice. Cependant nous pouvons faire observer
que sous les plaisanteries un peu gauloises de Sganarelle
apparaît une leçon très fine de morale pratique et ménagère ;
que, malgré l'insuccès qui marqua l'apparition de Don Garcie
au théâtre, cette pièce , étudiée au point de vue de la langue et
de la versification , marque un progrès très réel sur ses aînées³;
que dans l'Ecole des Maris, inspirée par les Adelphes de Térence
apparaît pour la première fois la comédie de caractère et de
mœurs, « qui substituait à des situations nées d'une intrigue
artificielle des caractères d'où naissent des situations » et,

1. Préface de l'édition de 1682.


2. F. DONNEAU, auteur dramatique.
3. Une bonne partie des vers de Don Garcie a pu très naturellement
passer dans le Misanthrope, où ils sont à juste titre admirés et applaudis.
Le personnage principal semble en effet un premier crayon d'Alceste, avec
cette différence que la jalousie d'Alceste est parfaitement justifiée par l'hu
meur coquette de Célimène, tandis que les défiances et les emportements
de Don Garcie demeurent sans excuse comme sans motif.
XIV NOTICE
selon le mot très juste de M. Nisard , remplaçait la vérité de
convention par la vérité de la vie¹ ; que les Fâcheux enfin sout
le modèle le plus achevé des comédies à tiroirs, où chaque
scène forme une petite comédie à part , où les types les plus
divers se succèdent sous les yeux des spectateurs , offrant non
seulement le plaisir de la surprise et de la variété , mais l'in
térêt non moins vif qui sort de la vérité des rôles . « Il y a un
écrivain de génie dans l'Etourdi, le Dépit amoureux, les Pré
cieuses ridicules, Sganarelle ; il y a une comédie parfaite en
son genre ; il y a un théatre ; Molière en fût-il resté là, c'était
assez pour être un des plus grands noms de notre scène 2. »

DEUXIÈME PÉRIODE ( 1662-1669). ――――― Mais Molière devait s'élever


plus haut et porter la comédie à un degré de perfection qu'elle
n'avait jamais atteint. Quels que soient donc les mérites des
œuvres que nous venons de citer, quelle que soit même dans
l'Ecole de maris la puissance de l'observation et la vérité des
peintures, c'est seulement, croyons-nous, avec l'Ecole des
femmes que Molière eut pleine conscience de ses forces et entra
dans l'épanouissement de son génie. Toutes proportions
gardées, toutes réserves faites sur la différence des genres et
les caractères non moins divers des deux écrivains, l'Ecole des
femmes nous paraît tenir dans l'œuvre de Molière une place
analogue à celle qu'Andromaque occupe dans le théâtre de
Racine. Comme Andromaque, cette comédie est une merveille
de l'art dramatique. On a pu en critiquer le dénouement, qui
ne sort pas naturellement des caractères, et qui est amené par
un de ces expédients auxquels Molière a souvent eu recours ;
on a pu en blamer les invraisemblances de lieu , les aparté trop
fréquents, les monologues trop nombreux³ . Mais il n'importe .
Il fallait toute la souplesse , toutes les ressources d'un art con
sommé pour construire une pièce en cinq actes où toute l'action
se passe en récits , sans que l'intérêt languisse un seul instant ;
où chacun des récits faits par l'amoureux Horace au jaloux
Arnolphe apporte en lui-même un élément comique, sans que
le ridicule de la situation rejaillisse sur ce charmant étourdi
qui vient innocemment faire confidence à son propre rival et
de sa passion et de tous les progrès de ses entreprises ; où
enfin, selon une fine remarque de Sainte- Beuve, les deux per
sonnages principaux , « les deux amoureux , qui s'aiment , qui
se cherchent , qui finissent par s'épouser, n'échangent pas
durant la pièce une parole devant le spectateur, et n'ont pas
un seul bout de scène ensemble, excepté à la fin, pour le

1. Histoire de la littérature française, t. III.


2. D. NISARD, Hist. de la litt. fr., t. III.
3. D. NISARD, Hist. de la litt. fr. , t. III.
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE. XV
dénouement¹ . » C'est pourquoi il nous semble juste de mettre
cette pièce au même rang que les plus belles de Molière , à
côté de ces grands chefs-d'œuvre qui sont depuis deux siècles
en possession de l'admiration universelle. Si elle n'a pas les
accents énergiques de Tartuffe et du Misanthrope, si elle n'entre
pas aussi profondément dans l'arrière- boutique du cœur pour
en éclairer tous les recoins , elle a en revanche un charme de
diction , une délicatesse de galanterie , un élan de jeunesse,
une effusion de gràce , que Molière lui-même ne retrouva peut
être jamais aussi pleinement 2.
<< Il y eut dans ces années (1661-1662) , dit Sainte-Beuve, des
saisons uniques de fraîcheur et de jeunesse qui se peuvent
proprement appeler le printemps du règne de Louis XIV ³. »
C'est bien alors que devait naître cette fleur de gaîté, qui
après deux cents ans n'a rien perdu de son éclat et de son
parfum .
Toutefois la pièce ne passa point sans insinuations perfides ,
sans effarouchements de pudeur. Les haines , qui se déchaî
neront bientôt contre le Tartuffe, semblent déjà s'essayer, se
concerter à propos de l'Ecole des femmes les précieuses ne
découvrent dans cette comédie qu'ordures et saletés 5 ; les
comédiens rivaux et les mauvais poètes s'épuisent en vains
efforts pour prouver que les règles d'Aristote n'y sont point
observées, tandis que déjà les hypocrites, sentant venir
peut-être le coup qui les menace, se plaignent que le Sermon
d'Arnolphe choque le respect qu'on doit aux saints mystères et
sément contre l'auteur les accusations sournoises d'impiété et
d'irréligion. Molière répondit à ses ennemis par la Critique de
l'Ecole des femmes ( 1er juin 1663) , où le poète Boursault crut , à
tort ou à raison, se reconnaître dans le personnage du poète
Lysidas. Boursault était jeune et cherchait peut-être une occa
sion de sortir de son obscurité ; il pensa malheureusement

1. Nouveaux Lundis, 3° édit., t. V, p. 276.


2. Peut-être n'est-il pas inutile d'ajouter que, le 20 février de la même
année, Molière avait épousé Armande Béjart, qu'il aima si ardemment et
dont l'humeur coquette devait le rendre si malheureux . Mais alors, tout
entier aux joies de cette union, il n'est pas étonnant que le poète ait
répandu dans sa pièce quelque chose de la tendresse qui débordait de son
âme.
3. Causeries du Lundi, 30 édit., t. VI, P. dédiée à la jeune princesse qui
p. 307.
4. On sait que l'Ecole des femmes
régnait alors sur la cour de France par sa grâce et son esprit ; Racine,
en 1667, lui dédia également son Andromaque . Louée par les deux plus
grands poètes de ce temps, chantée et pleurée par Bossuet, comment
Madame n'eût-elle point trouvé faveur auprès de la postérité ? Quels plus
chers témoignages , quel nom plus aim pouvaient la mieux recom
man der à notre admirations comsme à notre és pitié?
5. Il y avait cependant parmi les précieuses des esprits très capables de
goù er les beautés de l'Ecole des femmes, puisqu'un peu plus tard l'Ecole
des maris et l'Impromptu de Versailles furent joués à l'hôtel de Ram
bouillet.
XVI NOTICE
l'avoir trouvée et composa le Portrait du peintre¹ , où reprenant
pour son compte toutes les critiques faites à l'Ecole des femmes
il lançait à Molière ce trait oblique et venimeux :
Outre qu'un satirique est un homme suspect,
Au seul mot de sermon nous devons du respect :
C'est une vérité qu'on ne peut contredire ;
Un sermon touche l'âme et jamais ne fait rire ;
De qui croit le contraire on se doit défier,
Et qui veut qu'on en rie en a ri le premier....
Ainsi, pour l'obliger quoi que vous puissiez dire,
Votre ami du sermon nous a fait la satire,
Et de quelque façon que le sens en soit pris,
Pour ce que l'on respecte on n'a point de mépris 2,
Boursault courait évidemment au-devant d'une volée de bois
vert aussi la reçut-il dans l'Impromptu de Versailles (14 octobre
1663) , dont son nom et sa pièce égayent fort la cinquième
scène 3.
L'Impromptu de Versailles, le Mariage forcé et la Princesse
d'Elide, furent composés dans l'année 1664 pour les fêtes de la
cour. De ces trois pièces on ne lit plus guère la dernière ;
cependant c'est encore une œuvre curieuse à étudier pour qui
veut connaître la souplesse merveilleuse et les transformations
diverses du génie de Molière ; on peut y découvrir le modèle
de ces analyses du cœur, ingénieuses et délicates, auxquelles
Marivaux devra plus tard sa renommée . Ce genre d'intrigue
1. Le véritable titre de la pièce de Boursault est un peu plus long : Le
Portrait du peintre ou la Contre-critique de l'Ecole des Femmes. Une
autre comédie fut encore dirigée contre Molière par le comédien de Villiers
de l'Hôtel de Bourgogne ; ce fut : Zélinde, où la véritable critique de
l'Ecole des femmes et la Critique de La Critique. Voir l'histoire de cette
polémiqueau tomeduIII des
peintre, Molière ( édition des Grands écrivains).
sc. deVII.
Œuvres
2. Le Portrait De Villiers disait aussi dans
Zélinde : « Je ne dirai point que le sermon qu'Arnolphe fait à Agnès et que
les dix maximes du mariage choquent nos mystères, puisque tout le monde
en murmure hautement....>>
3. « C'est un nommé Br.... Brou.... Brossaut...>>
« Le beau sujet à divertir la Cour, que Monsieur Boursault ! Je voudrais
bien savoir de quelle façon on pourrait l'ajuster pour le rendre plaisant ; et
si, quand on le bernerait sur le théâtre, il serait assez heureux pour faire
rire le monde, ce lui serait trop d'honneur que d'ètre joué devant une
auguste assemblée ; il ne demanderait pas mieux, et il m'attaque de gaieté
de cœur pour se faire connaitre, de quelque façon que ce soit. C'est un
homme qui n'a rien à perdre...» (Impromptu de Versailles, sc. v. )
Ajoutons que Montfleury, fils de l'acteur, riposta à l'Impromptu de Ver
sailles par l'Impromptu de l'Hôtel de Condé, et de Villiers par une Réponse
à l'Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis. On voit qu'à
cette époque on se passionnait fort pour les querelles littéraires, et il n'y
aurait pas à s'en plaindre si les ennemis de Molière s'étaient bornés à le
railler ; mais leurs attaques sont trop souvent grossières, vindicatives, men
songères et outrageuses : aucun sel d'ailleurs, mais du fiel pur.
4. Les deux Surprises de l'Amour, les Serments indiscrets et l'Heureux
stratagème de Marivaux reposent en effet sur la même donnée que la Prin
cesse d'Elide et offrent à peu près les mêmes jeux de passion. C'est l'amour
naissant dans le cœur de la femme du besoin inné de plaire et de l'amour
propre aiguillonné par l'indifférence de l'amant.
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE. XVII
amoureuse, dont l'analyse des passions fait le seul intérêt, se
retrouve encore dans la pièce des Amants magnifiques, jouée
en 1670, qui offre en effet un développement scénique et des
situations galantes, dont Marivaux, si dédaigneux du théâtre
de Molière, semble s'être inspiré dans sa charmante comédie
des Fausses confidences¹ . Molière toutefois ne s'est point attardé
à ces petits sentiers du cœur, qu'un autre devait explorer plus
tard. Son génie le poussait plus haut et plus loin, et nous
n'avons pas à regretter qu'il n'ait tenté dans ces chemins tour
nants que deux ou trois reconnaissances. N'insistons pas
davantage sur des improvisations qui ne sauraient rien ajouter
à sa gloire, mais qui peuvent du moins prouver que notre
grand comique, si profond observateur, si largement humain,
n'avait point méconnu ces motifs imperceptibles de nos déter
minations, ces mobiles secrets de nos sentiments, ces replis
délicats du cœur dont la description min tieuse a fait tant
d'honneur à Marivaux, et que, s'il se fût attaché à suivre cette
voie, il en serait revenu sans aucun doute avec quelque chef
d'œuvre en main.
Cette remarque une fois faite, arrivons au Tartuffe, dont
l'histoire, exposée ailleurs dans ses détails, peut se résumer
ici en quatre dates principales : le 12 mai 1664, les trois premiers
actes du Tartuffe furent joués devant le roi et la cour pendant
les fêtes de Versailles ; le 29 novembre de la même année, cette
même pièce, «< parfaite, entière et achevée en cinq actes ², » fut
représentée au château du Raincy, devant le prince de Condé ;
mais par suite des inimitiés que cette satire de l'hypocrisie sou
leva dans le parti des dévots, elle ne fut exposée au public
que le 5 août 1667 ; interdite dès le lendemain de cette première
représentation par ordre du président Lamoignon, elle ne
reparut au théâtre que le 5 février 1669. La polémique qu'elle
excita dès son apparition fut des plus violentes et des plus
passionnées ; de nos jours encore, on sait que cette comédie a
donné lieu à d'ardentes discussions. Elle n'en demeure pas
moins l'œuvre la plus hardie, le drame le plus puissant que
Molière ait jamais conçu . Rien encore dans ses œuvres précé
dentes ne pouvait faire prévoir une observation aussi péné
trante, une aussi grande habileté de mise en scène, un relief
aussi puissant des caractères, et ajoutons un style aussi élo
quent. Dans l'histoire même du génie de Molière, c'est une
date caractéristique ; car ici Molière ne se montre pas seule
ment l'égal des plus grands poètes comiques de l'antiquité ; il
se surpasse lui-même, et il élève la comédie au plus haut degré

1. On trouvera cette comparaison au tome VII des Euvres de Molière,


édition Auger, pages 486, 507, 511 et 567-569.
2. Voir la notice, imprimée en tête de l'édition de 1682, et reproduite
dans notre édition de Tartuffe.
XVIII NOTICE
qu'elle puisse atteindre. Il ne se contente plus d'étaler sur la
scène des travers et des ridicules ; il s'attaque à un vice
monstrueux, étonnamment puissant dans nos sociétés modernes
et d'autant plus dangereux qu'il se cache sous des apparences
de religion, de vertu et d'humilité. Ce jour-là, le poète comé
dien aurait pu dire au peuple de Paris, avec plus d'à - propos
qu'Aristophane aux Athéniens, qu'il affrontait la tempête et
l'ouragan¹ . Qu'était-ce en effet que les rancunes de Cléon
à côté de la haine implacable des Tartuffes ? On en peut juger,
et par l'histoire de la pièce que nous avons donnée en son lieu,
et par l'épilogue de cette lutte, par ces tristes funérailles de
Molière, accomplies sans aucune pompe, pendant la nuit, à la
hâte et à la dérobée.
Après Tartuffe, Molière donna Don Juan (15 février 1665),
dont l'histoire n'est guère qu'un épisode de la grande lutte
excitée par la première pièce . On sait à quel propos furent
écrites rapidement en prose les aventures de Don Juan. Le
drame espagnol de Tirso de Molina, traduit tant en français
qu'en italien, attirait la foule aux théâtres rivaux de celui de
Molière. La troupe du Palais- Royal, croyant que pour se sou
tenir contre la concurrence il lui fallait aussi un Festin de
Pierre sur son affiche , pria Molière d'arranger une comédie ȧ
spectacle d'après le drame espagnol . C'est de cette circonstance
tout à fait vulgaire , de cette rivalité de boutique , que sortit
ce nouveau chef- d'œuvre, où Molière donnant à sa fantaisie
plus de carrière qu'on ne le faisait généralement au dix
septième siècle, s'écarta des règles jusqu'alors souveraines,
rejeta l'unité de temps et l'unité de lieu , multiplia les épisodes ,
duels, évocations , scènes villageoises, mêla le comique au
tragique, le fantastique au réel , et créa ce type fameux de Don
Juan, qui depuis est resté populaire . Il est vrai que le roman
tisme, épris de cette figure de grand seigneur, tour à tour
athée, libertin, hypocrite, a voulu la refondre sur un nouveau
modèle et en faire un type idéal de rêveur amoureux et de
corrupteur inconscient. Malgré toutes ces tentatives , le don
Juan de Molière est encore le plus romantique de tous, le plus
shakespearien, parce qu'à travers tous les incidents fantastiques
et multiples de la pièce, il demeure, comme les héros de Sha
kespeare, un être réel et vraiment dramatique .
Après l'Amour médecin, qui fut « proposé, fait, appris et
représenté en cinq jours » 2, Molière revint à la grande comédie

1. Aristophane, Chevaliers, v. 511 :


γενναίως πρὸς τὸν Τυρῶ χωρεῖ καὶ τὴν ἐριώλην .
2. Avertissement Au lecteur. -- Cette petite pièce fut la première charge
à fond de Molière contre la m decine. Fort bien accueillie d'abord par le roi
et la cour, elle n'eut pas moins de succès à la ville et fut jouée soixante
trois fois du vivant de Molière sur le théâtre du Palais-Royal.
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . XIX
de mœurs et de caractère avec le Misanthrope (4 juin 1666).
C'était une nouvelle transformation de ce génie hors de pair.
Dans Tartuffe et Don Juan, les caractères se développaient sur
un fond véritablement tragique ; dans le Misanthrope, tout en
déroulant «< ces grands vers qui se font dire ore rotundo, à
pleine lèvre¹ , Molière n'a point fait sortir ses personnages
des conditions ordinaires de la vie : un procès, une intrigue de
salon, telle est la trame légère de cette pièc n'en demeure
pas moins un chef-d'œuvre unique, sans modèle, comme sans
rival dans aucune littérature. Tout y est sobre , délicat, éloquent
sans déclamation : ce sont vraiment là , selon le mot de Boileau
de doctes peintures et des passions finement maniées 2. On peut
dire que le Misanthrope, comme le Britannicus de Racine , est
la pièce des connaisseurs. Aussi ne faut-il point trop s'étonner
que le public de 1666 n'en ait pas senti, apprécié à leur valeur
les délicates beautés³ ; de nos jours encore on ne saurait
affirmer que cette comédie soit vraiment goûtée de la foule ;
il y a là une finesse de comique, une simplicité d'action, une
hauteur de pensée , qui échapperont toujours non seulement
aux spectateurs vulgaires , mais encore aux esprits dont la
culture est restée insuffisante . Cette fois on ne saurait reprocher
à Molière de s'être montré trop ami du peuple ; car il semble
n'avoir travaillé en cette occasion que pour l'élite des lettrés.
En présence de ces trois grandes œuvres , Tartuffe, Don Juan
le Misanthrope, qui se succèdent dans les trois années 1664,
1665, 1666 , on peut se demander si Molière , arrivé dès ce
moment à l'apogée de sa gloire et de son génie , s'est dans la
suite maintenu à cette hauteur. Il est vrai qu'il ne pouvait
s'élever davantage ; mais il n'était pas de ceux qui tombent
subitement après avoir touché le point culminant de leur art.
Seulement, au lieu de se roidir comme Corneille dans des
efforts pénibles et infructueux pour se maintenir d'un vol con
tinu aux régions éternellement lumineuses où l'aile la plus

1. SAINTE-BEUVE, Port-Royal, livre premier, ch. vii.


2. Art poétique, ch. III.
3. « On a dit longtemps que le Misanthrope n'avait pas réussi , il est de
mode aujourd'hui de soutenir l'opinion contraire. Le fait est que ce ne fut
ni un triomphe ni une chute c'est déjà assez honteux. Si l'on ne considé
rait que le nombre des représentations, on serait autorisé à dire que le
Misanthrope a atteint un chiffre raisonnable, vingt-quatre (vingt et une fois
seul) . C'est bien loin pourtant du succès de plusieurs autres pièces de
Molière. Mais ce qui est bien autrement significatif, ce sont les recettes :
la première représentation donne 1 447 livres 10 sous, recette élevée pour
le temps. Mais à partir de la troisième, les recettes oscillent entre 6 et
700 livres, jusqu'à la dixième qui ne rapporte que 212 livres. Il est donc
plus que probable que, si la pièce n'eût pas été de Molière et jouée sur
son théâtre, elle ne se fût pas maintenue sur l'affiche. La vingt et unième
représentation, qui eut lieu un dimanche, ordinairement jour de grande
recette, ne donne que 268 livres. On voit qu'après tout, ceux qui ont dit
que le Misanthrope avait été une chute sont plus près de la vérité que
leurs contradicteurs. » (E. DESPOIS, op. cit., p. 108.)
XX NOTICE
robuste ne saurait atteindre que par instants, lui , qui connais
sait si bien les faiblesses de la nature humaine, eut le bon sens
de se détendre , de s'abaisser sans perdre de vue les sommets,
et après chacun de ses grands essors de revenir toucher le sol
pour s'y reposer et reprendre haleine. L'esprit le plus géné
reusement doué s'épuiserait vite à produire coup sur coup des
Cid et des Polyeucte, des Tartuffe et des Misanthrope¹ . Ceux
qui reprochent tant à Molière d'avoir abaissé et compromis
son génie dans la farce, outre qu'ils pourraient se souvenir
avec Voltaire qu'il y a dans ces farces mêmes des scènes dignes
de la haute comédie, ne songent pas assez que ces éclats de rire
étaient le délassement nécessaire d'un esprit incomparablement
fécond et original, et que, grâce à ces intermèdes légers , à ces
petites pièces bouffonnes rapidement conçues et hardiment
enlevées , notre poète comique pouvait, sans cesser de produire ,
renouveler sa veine et l'enrichir. C'est ainsi qu'après Tartuffe
et Don Juan il s'était reposé avec l'Amour médecin, et qu'après
le Misanthrope il donna la farce du Médecin malgré lui (6 août
1666) le pastorale de Mélicerte ( décembre de la même année)
et la charmante fantaisie du Sicilien (1667) 2.
En 1668, c'est parmi les anciens qu'il vient se retremper. La
lecture de Plaute lui inspire dans cette année Amphitryon et
l'Avare, ce qui ne l'empêche point de tracer, entre deux , dans
George Dandin, un de ces types de bourgeois qui , aidés de
leurs écus, prennent femme dans la noblesse pour se hausser
jusqu'à l'aristocratie et n'atteignent pourtant qu'au ridicule.
Mais, si puissante que soit dans cette dernière pièce la con

1. Racine semble, au premier abord, faire exception à cette remarque


générale. Mais sa carrière dramatique fut bien moins longue que celle
de Corneille et bien moins active que celle de Molière. Entre Alexandre
et Andromaque il mit un intervalle de près de deux années : il est vrai
que dans l'année 1668, qui fut pour lui la plus féconde, il fit successivement
représenter les Plaideurs et Britannicus ; mais entre cette dernière pièce
et Bérénice il faut marquer encore un temps d'arrêt de deux années environ ;
Bajazet et Mithridate se suivent à un an d'intervalle ; Iphigénie est
séparée de Mithridate par un an et demi, et Phèdre enfin ne parut à
la scène que vingt -huit mois après Iphigénie.
2. Mélicerte n'a point été achevée. Les deux actes que Molière en a ter
minés contiennent des vers très heureux ; les premières scènes sont très
habilement disposées en dialogue symétrique et en vers alternés, comme il
convient à la pastorale antique :
Alternis dicetis ; amant alterna Camenæ.
Le Sicilien, qui fut donné, comme Mélicerte, aux fêtes de Saint-Germain,
eut alors un grand succès et fut qualifié de « chef-d'œuvre » dans la gazette
de Robinet. Le style en est curieux ; Molière y a essayé pour la première
fois l'emploi de la prose rythmée, qui se retrouve aussi dans George Dandin
et dans l'Avare. Dans la Notice qu'il a consacrée au Sicilien, M. Paul
Mesnard, rendant justice cette charmante esquisse », dit qu'on pour
rait par certains côtés la comparer à la comédie de Don Juan, « l'une et
l'autre, si françaises qu'elles demeurent, faisant plutôt penser au théâtre
étranger qu'à notre comédie classique, et nous laissant voir aujourd'hui le
signal, longtemps inaperçu, d'un art dramatique nouveau. »
SUR LE THÉATRE DE MOLIÈRE. XXI
ception des caractères, si originales que soient les figures et du
malheureux Daudin , et des impertinents Sotenville, et de cette
rusée coquine d'Angélique, les situations en sont parfois si
hardies qu'elles mettent le spectateur mal à l'aise. La pièce n'est
point immorale sans doute ; si la sotte vanité de Dandin y est
cruellement punie, la scélératesse de sa femme y est assez
odieuse pour qu'on ne puisse reprocher à Molière d'avoir repré
senté le vice sous des couleurs aimables, et l'on ne saurait recon
naître même, dans cette comédie , ces prostitutions toutes crues
que Bossuet a dénoncées avec indignation. Toutefois, malgré
toutes les précautions de langage et le respect des convenances
théatrales , l'adultère d'Angélique est trop évident pour le specta
teur, et, consommé ou non, s'étale à la scène avec trop d'im
pudence: << toute demi -excuse acceptée, dit très judicieusement
M. Paul Mesnard , et si peu disposé que l'on soit à la pruderie,
il faut convenir qu'il y a quelque chose de blessant dans l'ef
fronterie d'Angélique , et qu'une leçon de morale, assurément
bonne, est loin cependant, comme les apologistes eux-mêmes
ne le cachent pas, d'y être donnée décemment¹. >>
On ne saurait, sans injustice ou parti pris , étendre ce
reproche à l'Amphitryon , dont la donnée est cependant tout
aussi scabreuse. Pourquoi cette différence de jugement sur
des sujets analogues ? il est plus facile d'en sentir les raisons
que de les expliquer nettement. C'est qu'Alcmène n'est point
coupable et n'est qu'abusée ; c'est qu'elle est victime de sa foi
conjugale ; c'est que les souvenirs classiques, l'appareil mytho
logique, le lointain fabuleux de l'intrigue , la franchise et la
vivacité des scènes comiques, l'exquise galanterie des scènes
amoureuses, la perfection du style et surtout le charme de la
versification, en nous faisant oublier ce que le fond de la pièce
peut avoir d'un peu trop licencieux , ne nous laissent sensibles
qu'aux heureuses audaces du poète, à ce don merveilleux de
paraitre créer tout en imitant , à cet art indéfinissable où la
familiarité, la grace, l'enjouement, l'harmonie s'unissent à je
ne sais quel air de distinction pour offrir à l'esprit et à
l'oreille un régal des plus délicats.
Avec l'Avare, emprunté comme Amphitryon au théâtre de
Plaute , Molière était revenu à la comédie de caractère. La
froideur avec laquelle le public accueillit cette nouvelle pièce

- 1.LaEuvres de Molière, édition des Grands écrivains, tome VI, page 493.
meilleure apologie de Molière est contenue dans les lignes suivantes
empruntons au même commentateur : « Rien ne nous apprend
que nous que,
toutefois dans les premiers temps de la pièce, les délicatesses du
public aient été déjà aussi grandes qu'un peu plus tard, et qu'il ait protesté
contre la hardiesse d'une peinture si peu adoucie. » Bien plus, selon le
témoignage de Robinet, George Dandin, joué pour la première fois à Ver
sailles, devant la cour,
Ravit ses royaux spectateurs
Et sans épargne les fit rire.
XXII NOTICE
est un fait malheureusement bien certain . Soit que l'emploi de
la prose, réservé selon les habitudes du temps la farce et
aux pièces bouffonnes, eût indisposé les spectateurs de la
scène et ceux du parterre¹ , soit que le côté sombre et drama
tique de l'Avare eût jeté dans la salle plus de tristesse que les
traits comiques n'excitaient de rires, Molière ne trouva guère
que Boileau pour applaudir à son nouveau chef-d'œuvre et
devancer les suffrages de la postérité. Aujourd'hui , malgré les
déclamations de Rousseau qui trouvait dans l'Avare un spec
tacle immoral, malgré la longue liste d'imitations, ou de rémi
niscences, relevée par le comédien Riccoboni 2, cette œuvre
a pris place au répertoire à côté des grandes comédies telles
que Tartuffe, le Misanthrope et les Femmes savantes ; et elle
est digne de ce rang par le naturel et la logique des carac
tères , la justesse du dialogue, le mouvement et la diversité
des situations, empruntées il est vrai de différents côtés ,
mais transformées, disposées, ajustées avec tant de convenance
et d'à-propos qu'elles semblent créées d'original par la pensée de
l'auteur et servir de cadre naturel à la figure principale de la
pièce.
L'année 1668 nous apparaît donc, dans l'histoire du théâtre
de Molière, comme une des plus heureusement fécondes. Les
années 1664 et 1666 pourraient seules , entrant en comparaison,
nous offrir une égale richesse , une semblable variété de pro
ductions³, mais nous n'oserions dire, malgré la prééminence
qu'il convient d'accorder à Tartuffe et au Misanthrope sur
toutes les œuvres qui les précédèrent ou les suivirent, une
plus grande plénitude de génie.
TROISIÈME PÉRIODE (1669-1673). - N'oublions pas que cette
période de cinq années que nous venons d'étudier est remplie
presque tout entière par la lutte excitée dès l'apparition de
Tartuffe, dont le triomphe définitif n'eut lieu que le 5 février
1669. Mais comment expliquer qu'après le succès considérable
de cette pièce Molière ne soit revenu à la haute comédie et au
grand art qu'avec les Femmes savantes, dont la première repré
sentation eut lieu le 11 mars 1672 ? Comme on ne saurait
croire à un découragement passager, à une éclipse momentanée
de son génie, il nous paraît plus vraisemblable de supposer

1. « Comment ! disait M. le duc de ***, Molière est-il fou, et nous prend-il


pour des benêts, de nous faire essuyer cinq actes de prose? A-t-on jamais
vu plus d'extravagance ? Le moyen d'être diverti par de la prose ! » (GRI
MAREST, Vie de Molière.)
2. Observations sur la comédie de Molière (1734). << On ne trouvera pas
dans toute la comédie de l'Avare, dit Riccoboni, quatre scènes qui soient
inventées par Molière. »
3. Rappelons, à l'appui de ce jugement, qu'en 1664, Molière donna le
Mariage forcé, la Princesse d'Elide et Tartufe ; en 1666, le Misanthrope,
le Médecin malgré lui, Mélicerte et la Pastorale comique.
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . XXIII
qu'après « la grande résurrection de Tartuffe, » due à l'inter
vention de Louis XIV, Molière reconnaissant d'une protection
qui l'avait si hautement soutenu pendant cinq années de lutte,
s'employa plus activement que jamais aux fêtes de la cour et
se consacra plus exclusivement au service de son roi. Sur
six pièces composées ou improvisées entre l'Avare et les Femmes
savantes, cinq ont pour objet le divertissement du roi et sont
représentées successivement aux fêtes de Chambord, de Saint
Germain ou des Tuileries : Monsieur de Pourceaugnac en 1669,
les Amants magnifiques et le Bourgeois gentilhomme en 1670,
Psyché en 1671 , la Comtesse d'Escarbagnas en février 1672 ; les
Fourberies de Scapin furent seules destinées au théâtre du
Palais-Royal et données au public en première représentation
le 24 mars 1671. Enfin c'est encore l'amusement du roi que se
proposait Molière en écrivant sa dernière pièce, le Malade
imaginaire, « dont le projet, dit-il lui-même, a été fait pour le
délasser de ses nobles travaux¹. »
Les Femmes savantes sont donc la dernière grande comédie
de Molière. Comme le Misanthrope et l'Avare elles n'obtinrent
d'abord qu'un succès d'estime. Peut-être les contemporains ne
comprirent-ils point pourquoi Molière revenait à son point de
départ et continuait, après la dispersion des précieuses, la
guerre qu'il avait déclarée si opportunément au faux goût et
à la manie du beau langage. Mais si les salons de l'hôtel de
Rambouillet s'étaient fermés après la mort de la marquise (1665),
d'autres cercles plus ou moins importants leur avaient succédé
où les mauvais auteurs trouvaient un refuge assuré et des
admirateurs complaisants ; d'autres hôtels aristocratiques pro
longeaient, avec moins d'éclat et plus d'impertinence parfois,
l'espèce de protectorat littéraire que Molière et Boileau sem
blaient avoir en vain diffamé ; les ruelles, les réduits, les alcôves,
les coteries se multipliaient, et partout fleurissait la devise
bien connue :

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ,

Il y avait là un danger réel. Sans prévoir peut-être quelle


serait un jour la puissance de ces cabales, qui découragèrent
Racine et l'obligèrent à se retirer du théâtre, Molière devina
le péril avec cette même sûreté de coup d'œil qui avait pénétré
les menées de l'hypocrisie et découvert, bien avant le triomphe
des Tartuffes, la plaie secrète et venimeuse du règne.

1. La première représentation du Malade imaginaire eut lieu le 10 fé


vrier 1673. Après la quatrième représentation qu'ileut le courage d'achever
malgré d'horribles souffrances, Molière mourut entre les bras de deux
sœurs religieuses, « de celles, dit Grimarest, qui viennent ordinairement à
Paris quéter pendant le carême. et auxquelles il donnait l'hospitalité.»
C'était le 17 février 1673.
2. Femmes savantes, III, .
XXIV NOTICE
Il s'est dans notre siècle rencontré des critiques pour réclamer
contre les attaques de Molière en faveur des Vadius et des
Trissotins cependant, on peut l'avouer, ce n'est pas ce point
d'histoire littéraire qui nous passionne à l'heure présente ; et
même, ce qu'on se plaît un peu ridiculement à chercher dans
les Femmes savantes, ce sont moins des leçons de bon goût et
de bon sens que des arguments pour la question litigieuse de
l'éducation des femmes.
Nous n'entrerons pas dans cette querelle , qui s'apaisera et
s'oubliera comme tant d'autres. Mais nous croyons qu'on a un
peu abusé du droit d'interprétation , soit en réduisant la pensée
de Molière à la fameuse tirade du bonhomme Chrysale, soit en
étendant outre mesure le sens du vers :
Je consens qu'une femme ait des clartés de tout.

On ne saurait sans parti-pris chercher là un programme


d'enseignement. Mais, quoi qu'il en soit des opinions diverses
exprimées à ce sujet, nous inclinons à croire que le sentiment
de Molière ne différait guère de celui de Montaigne, qui
n'aimait pas les pédantes, qui reprochait déjà aux femmes de
son temps de se servir « d'une façon de parler et d'écrire nou
velle et savante », et se plaignait que « la doctrine qui ne leur
a pu arriver en l'âme » leur demeurât « en la langue¹ ».
Aussi la comédie des Femmes savantes n'a pas autant vieilli
que quelques-uns se le persuadent, et c'est même une de celles
qu'on joue encore le plus souvent toute de mouvement et de
gaîté, très diverse de style et de personnages, n'offrant aucune
figure de premier plan, dispersant la lumière et l'intérêt sur
tous les groupes et sur toutes les physionomies, très franche
de langage et très vive d'allure, elle n'exige pas, comme le
Tartuffe et le Misanthrope, un jeu aussi parfait, des effets aussi
étudiés , des acteurs aussi consommés dans leur art. Pour y
trouver du plaisir, le public ne demande aux interprètes que de
la bonne humeur, une diction pure et facile, de l'aisance et de
la distinction : le rire jaillit de lui-même .
Dans ce rapide examen des œuvres de Molière, nous
ne nous sommes arrêtés qu'aux comédies principales, laissant
de côté les pièces moins importantes, dont nous nous
sommes contentés de donner le titre et la date. Il convient
cependant de ne point passer sous silence ces farces non

1. « Si les bien-nées me croient, ajoute l'auteur des Essais, elles se con


tenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses. Elles cachent
et couvrent leurs beautez soubs des beautez estrangeres : c'est grande
simplesse d'estouffer sa clarté pour luire d'une lumière empruntée ; elles
sont enterrées et ensevelies soubs l'art... Il ne faut qu'esveiller un peu et
rechauffer les facultez qui sont en elles. » (MONTAIGNE, Essais, liv. III,
ch. 111.)
SUR LE THÉATRE DE MOLIÈRE. XXV
moins immortelles, et qui constituent la partie la plus consi
dérable de son théâtre.
A en parcourir le catalogue, à noter les diverses occasions où
elles se sont produites, il est facile de se convaincre que, si
Molière a trop souvent, selon le mot de Boileau,
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin1 ,

que, s'il « dérogeait à son génie noble par des plaisanteries


grossières » , ce n'était pas toujours « en faveur de la multi
tude », mais des honnêtes gens et du roi lui -même , qui ne
dédaignaient point ces hautes bouffonneries, cette franche et
prodigieuse gaîté. Il est même probable que l'auteur du Misan
thrope se plaisait plus qu'on ne l'a dit, et qu'on ne le suppose ,
à ces fantaisies exubérantes, à cette ivresse dionysiaque, à ces
libres vendanges gauloises. En vain répétera-t-on qu'il tra
vaillait alors sur les ordres du roi , et qu'il dut souvent à la
hâte et à bride abattue improviser et faire jouer ces farces
dont gémit encore plus d'un lettré trop délicat : on n'a point
par contrainte de si fréquentes et irrésistibles saillies , de si
belles poussées de rire. Celui qui se plaisait tant aux boutades
du joyeux vivant Chapelle, et qui disait plaisamment à ce
bouffon de Lulli : « Allons, Baptiste, fais- nous rire » , n'était
pas d'un caractère aussi sombre , d'une nature aussi mélanco
lique qu'on s'est plu à nous le représenter. Les biographes, et
Grimarest tout le premier, ont singulièrement exagéré sur ce
point et poussé au noir les traits de leur personnage. A défaut
de renseignements plus explicites, rapportons-nous-en au
témoignage qui nous paraît le plus authentique et le plus
digne de foi, au portrait moral si bien tracé par La Grange :
« Il se fit remarquer à la cour, nous dit-il , pour un homme
civil et honnête, ne se prévalant point de son mérite et
de son crédit, s'accommodant à l'humeur de ceux avec qui il
était obligé de vivre, ayant l'àme belle , libérale : en un mot,
possédant et exerçant toutes les qualités d'un parfaitement
honnête homme³ . Quoiqu'il fût très agréable en conversation
lorsque les gens lui plaisaient , il ne parlait guère en compagnie
à moins qu'il ne se trouvât avec des gens pour qui il eût une
estime particulière : cela faisait dire à ceux qui ne le connais
saient pas qu'il était réveur et mélancolique ; mais s'il parlait

1. Art poétique, ch. 11, v. 397.


2. Bolæana.
3. On appelait ainsi, au dix-septième siècle, celui qui savait observer
toutes les bienséances, qui avait dans l'esprit, dans le langage, dans les
manières, tout ce qui fait les relations sûres et agréables. « L'honnête
homme, écrivait Bussy, est un homme poli et qui sait vivre. » - « On ne
s'imagine d'ordinaire Platon et Aristote, nous dit Pascal, qu'avec de
grandes robes et comme des personnages toujours graves et sérieux.
C'étaient d'honnêtes gens, qui riaient comme les autres avec leurs amis. »
2
XXVI NOTICE
peu, il parlait juste ; et d'ailleurs il observait les manières et
les mœurs de tout le monde ; il trouvait moyen ensuite d'en
faire des applications admirables dans ses comédies, où l'on
peut dire qu'il a joué tout le monde, puisqu'il s'y est joué le
premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille et
qui regardaient ce qui se passait dans son domestique¹ . »
On peut d'ailleurs contrôler l'exactitude de ces lignes par
l'examen des meilleures peintures du temps, et entre autres
du beau portrait de la galerie du Louvre 2. Aucune humeur
chagrine n'apparaît sur cette physionomie . Le front est pensif,
le regard singulièrement lumineux, ardent et profond , comme
il sied à un contemplateur ; les narines sont ouvertes et fré
missantes, la lèvre est d'un beau dessin , puissante, railleuse,
facile au rire, le masque paraît très mobile, le col ample et
bien dégagé ; la vie enfin éclate dans toutes les parties de cette
tête admirable³ . L'impression qui nous en reste, c'est qu'avec
une aptitude étonnante à pénétrer d'un regard jusqu'au fond
des âmes, avec une expérience qui ne laissait point de place
aux illusions, une philosophie inaltérable, il y avait dans ce
génie une gaîté non forcée, très soudaine quoique sachant se
contenir, très railleuse mais sans apreté, plus en profondeur
qu'en surface , se tenant peut-être à l'ordinaire sur ses gardes
mais très communicative dans ses moments d'expansion ; gaîté
de sage, toujours pleine de sens, toujours mêlant au rire des
vérités fécondes ; gaîté de poète , qu'anime, échauffe , élève « la
gaillardise de l'imagination »; qui jouit loyalement de ses
propres saillies et ne craint pas, aux heures de verve , de
s'abandonner à l'improvisation large et facile, sûre qu'elle est
d'elle-même, et de ses grâces familières, et de sa puissance
créatrice 5.
C'est cette gaîté qui l'aidait à défier la maladie et à se roidir

1. Préface de 1682.
2. Ce portrait attribué d'abord à Mignard, puis à Coypel père, a été
relégué enfin parmi les œuvres d'auteurs inconnus. Quoi qu'il en soit, il
est très beau Michelet aimait à le visiter, à le contempler, trouvant
qu'à lui seul il éclairait toute la salle. Un autre portrait - celui-là bien
authentique, - se trouve à la Comédie-Française : Molière nous y apparaît
encore jeune, ardent, vigoureux. Cette toile très remarquable a été peinte
par Mignard.
3. Oui, la vie et la force. Il n'est d'ailleurs point parlé dans la notice de
La Grange du Molière attristé, consumé, ravagé par la maladie qu'on
nous représente d'habitude comme le vrai Molière. « Il était, nous dit-il,
d'une très bonne constitution ; et sans l'accident qui laissa son mal sans
aucun remède, il n'eût pas manqué de forces pour le surmonter. >>
4. Comparer au Molière, dont nous parlons, le Regnard qui se trouve
également dans la galerie des portraits du château de Versailles. La phy
sionomie en est tout épanouie, toute réjouie, l'œil est émerillonné, d'une
gaité bien franche, mais toute en surface.
5. Sainte-Beuve a dit aussi de Molière : « Il est immanquable qu'excité
et une fois poussé dans l'entretien, il devait redevenir le Molière que nous
avons.» (Causeries du lundi, t. III, p. 4, 3° édit.)
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . XXVII
coutre ses assauts . Loin de céder aux attaques du mal , elle
semblait aiguillonnée par les souffrances : c'est en effet dans
les dernières années de sa vie que Molière écrivait ses fantaisies
les plus étincelantes, ses farces les plus riches de ton, les plus
légèrement enlevées, telles que Pourceaugnac, Scapin, et le
Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire, et ces entrées
de ballet avec leur pompe bouffonne , où le rire n'a pas plus à
se préoccuper de la vraisemblance, que dans les scènes carna
valesques et les folies extravagantes qui terminent d'ordinaire
les pièces d'Aristophane¹ . Ce n'est pas qu'on ne puisse relever
çà et là quelques plaisanteries un peu trop faciles et trop
répétées, quelques traits que le temps a émoussés, quelques
vestiges de ces bouffonneries excessives que l'auteur lui-même
avait tant contribué à bannir de la scène. Mais, ce qu'il im
porte d'y remarquer avant tout, c'est par quelle convenance
de ton, par quelle nouveauté de langage, par quelle vérité
dans les mœurs et les caractères, il a su réhabiliter la farce et
l'élever à la hauteur de son génie, bien loin d'abaisser son
génie à son antique effronterie et à sa trivialité proverbiale.
Certes , mieux encore que le poète grec, son rival de gloire,
notre grand comique , s'il eût eu le droit de faire entendre son
éloge sur le théâtre, aurait pu dire à son siècle, par la voix du
chœur, dans une parabase hardie : « S'il est juste, ô Muse,
fille de Jupiter , d'honorer le plus honnête et le plus illustre
des poètes comiques, c'est à notre poète qu'il appartient de dire
qu'il a mérité la plus belle renommée..... Après nous avoir
délivrés des turpitudes, des inepties, des ignobles bouffon
neries, il a créé , élevé comme une tour un art majestueux
tout formé d'éloquentes paroles, de grandes pensées et de
fines railleries 2. >>

1. En signalant ce progrès toujours croissant de la verve comique chez


Molière, nous n'entendons pas oublier le progrès non moins continuel de
l'observation morale et du sens dramatique. Ce qui fait la supériorité de
ses dernières farces sur les premières, c'est précisément cette profondeur
d'observation, ce sont ces traits de caractère si réels, si naïvement copiés,
et, si l'on peut dire ainsi, cette raison si ferme dans les plus étourdis
santes folies, cette vérité constante au milieu de l'invraisemblable.
2. Εἰ δ᾽ οὖν εἰκό; τινα τιμῆσαι, θύγατερ Διὸς, ὅστις ἄριστος
τωμῳδοδιδάσκαλος ἀνθρώπων καὶ κλεινότατος γεγένηται,
ἄξιος εἶναι φησ' εὐλογίας μεγάλης ὁ διδάσκαλος ἡμῶν...
Τοιαῦτ' ἀφελὼν κακὰ καὶ φόρτον καὶ βωμολοχεύματ' ἀγεννῆ,
ἐποίησε τέχνην μεγάλην ἡμῖν κἀπύργωσ ' οἰκοδομήσας
ἔπεσιν μεγάλοις καὶ διανοίαις καὶ σκώμμασιν οὐκ ἀγοραίοις.
(ARISTOPHANE, La paix, v. 736-38 et 748-50.)
ÉTUDE SUR L'AVARE

D'après la notice qui précède on peut dans le théâtre de Molière


distinguer tout au moins cinq pièces où ce rare et fameux
esprit s'est révélé dans toute sa puissance et son originalité ;
où il semble avoir atteint l'idéal suprême du grand art ; où il
a su allier tant de force à tant de grâce, tant d'imagination à
tant de bon sens , tant de poésie à tant de vérité, qu'on les
estime à juste titre non seulement les plus belles productions
de son génie, mais encore les plus admirables inspirations de
la muse comique.
De ces cinq pièces , la première en date est le Tartuffe,
qu'il écrivit en 1664 , avec une émotion qui ne laisse pas un
instant refroidir la scène et se communique encore aux spec
tateurs après deux siècles de révolutions dans les mœurs et
dans la langue . Il était impossible d'inaugurer avec plus d'é
clat et de grandeur la comédie de caractère , la peinture défi
nitive de l'homme , le poème éternel des générations.
L'année suivante, au fort de la lutte excitée par l'appa
rition de Tartuffe, il fit représenter Don Juan , pièce conçue
en dehors de toutes les règles alors souveraines ; sans unité
de temps , sans unité de lieu ; avec une prodigieuse variété
de scènes et d'incidents , et une diversité de ton non moins
étonnante ; drame à la fois réel et fantastique, que Shakes
peare seul eût pu rêver ; et cependant aussi , pour qui s'af
franchit de certains préjugés d'école, véritable comédie de
caractère, digne de prendre place parmi celles que nous
honorons de ce nom et d'où jusqu'ici l'on a voulu l'exclure.
En 1666, nouvelle transformation de ce génie hors de pair.
Il donne le Misanthrope, qui n'est peut-être qu'une page dé
tachée de sa vie, un tableau de ses propres souffrances, mais
qui reste, en tous cas, la peinture la plus générale de l'homme
et de la société ; chef- d'œuvre unique , parmi les chefs-d'œuvre
des littératures modernes ; comédie sans intrigue , sans
incidents ; belle et simple comme ces tragédies antiques où
rien ne vise à l'effet, où tout le charme consiste dans le
naturel exquis des sentiments et la grâce divine du langage .
Vient ensuite, en 1668 , l'Avare , qui continue cette série
ÉTUDE SUR L'AVARE . XXIX
de hauts chefs-d'œuvre, et où notre grand moraliste a repré
senté des couleurs les plus vives , marqué des traits les plus
vigoureux une passion effrayante en elle-même, ignoble dans
sa cause, avilissante dans ses effets ; et cela, sans tomber
dans le tragique, sans trop assombrir la scène , sans effarou
cher le rire.
Enfin paraissent , en 1672 , les Femmes savantes, dont l'in
trigue légère rappelle celle du Misanthrope, et dont certaines
figures n'ont pas autant vieilli que l'on pourrait le croire ,
parce que l'imagination qui les a créées n'est autre que l'é
ternelle raison , parce que le sujet lui- même , le pédantisme
avec ses ridicules, la distinction du charlatanisme et de la
science vraie dans l'éducation des femmes , touche à tous les
lieux et intéresse tous les temps .
Quatre des pièces que nous venons de citer sont aujour
d'hui classiques et figurent dans les nouveaux programmes
universitaires . La part que dans nos études l'on faisait autre
fois à Molière était vraiment trop restreinte, et c'est avec
justice qu'on a accordé à Tartuffe , à l'Avare et aux Femmes
savantes le privilège réservé jusqu'ici au seul Misanthrope.
Souhaitons que le progrès accompli soit définitif.

II

Ce rapide résumé pourrait suffire à montrer quelle place


l'Avare occupe dans le développement du génie de Molière ; et
si de plus on se souvient que , dans cette même année qui vit
paraître l'Avare, Molière avait déjà donné son Amphitryon,
dont la langue et la versification sont le régal des délicats , on
comprendra que nous avons affaire ici à une conception de la
maturité de notre grand poète , à une œuvre de plein génie .
Cependant il est malheureusement certain que l'Avare,
représenté pour la première fois , le 9 septembre 1668 , sur le
théâtre du Palais-Royal, ne reçut pas du public un accueil
favorable. Ce ne fut même pas un demi-succès , ce fut un
insuccès complet . La pièce ne fut jouée en effet que neuf fois
de suite ; reprise après un intervalle de deux mois, elle ne
fut pas plus heureuse et ne put tenir l'affiche de façon régulière
et constante. Cette fois encore, comme pour le Misanthrope,
Boileau devança les suffrages de la postérité ; mais c'est
vainement qu'il tenta d'éclairer le jugement de ses contem
porains et d'entraîner leurs applaudissements : son assiduité aux
représentations, ses approbations hautement manifestées, ne
lui attirèrent que des railleries¹ .

1. S'il faut en croire le Boloana, Racine lui-même , qui était alors brouillé
avec Mo'ière, aurait été du nombre des railleurs. Je vous vis dernière
XXX ÉTUDE SUR L'AVARE .
D'où venaient donc les mauvaises dispositions du parterre,
et comment expliquer que les vives reparties et les traits
comiques jetés à pleines mains dans la pièce n'aient pu dé
rider les spectateurs et enlever leurs suffrages ? C'est là une
question difficile à résoudre . Peut-être le fond un peu sombre
de cette comédie, non moins dramatique que le Tartuffe ,
a-t-il jeté sur la scène une tristesse que les plus franches
saillies ne sont point parvenues à dissiper. Peut-être aussi
faut-il s'en rapporter tout simplement au jugement de Gri
marest, le premier biographe de Molière, qui attribue l'in
succès de l'Avare à l'emploi de la prose , contraire aux habi
tudes de ce temps .
Il est possible, en effet, que cette forme ait dérouté le public
et choqué des oreilles qui aimaient à entendre au théâtre la
cadence du vers . Ce n'est pas qu'avant Molière il n'y ait eu
des comédies en prose ; dès le seizième siècle, Larivey en avait
donné l'exemple. Mais , à l'époque où parut l'Avare, le vers
s'imposait pour tout ce qui était comédie de caractère , pour
tout ce qui touchait au grand art . La comédie faisait partie
des genres poétiques , et jamais idée ne serait venue à un
critique du dix- septième siècle de la ranger , comme a pu le
faire de nos jours un professeur du Collège de France¹ ,
parmi les genres de la prose . L'observation de Grimarest
semble donc assez bien fondée , et le motif qu'il nous donne ,
pour n'être pas conforme aux mœurs et coutumes de notre
théâtre contemporain, est cependant plus sérieux que tout
d'abord on est porté à le croire .
Mais si l'usage exigeait si impérieusement la forme du
vers pour les grandes œuvres dramatiques , comment se fait
il que Molière ait cru pouvoir y déroger ? Faut- il admettre , avec
quelques critiques, que le sujet ne comportait pas le déve
loppement poétique ? Mais au contraire , les situations drama
tiques abondent dans la pièce , hardies , saisissantes et parti
culièrement propres à l'ampleur et à l'harmonie des vers .
Faut-il penser que Molière, à qui la versification coûtait si
peu d'efforts, n'a pu trouver le temps d'ajuster à son œuvre
le balancement régulier de la césure et les ailes de la rime ?
Nous savons, il est vrai , que le poète était quelquefois obligé
de travailler à la hâte, quand le roi, qui ne savait pas attendre,
le pressait pour ses plaisirs ; mais, celte fois , rien ne nous
permet de supposer que Molière n'a pu travailler à son loisir
et à sa convenance .
D'autre part, les divers commentateurs ont déjà fait rc
marquer que les vers tout faits sont fréquents dans l'Avare,

ment à l'Avare, dit-il un jour à Boileau, et vous riiez tout seul sur le
théâtre. Je vous estime trop, lui répondit l'illustre critique, pour
croire que vous n'y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement.
1. Paul Albert, La Prose ( Paris, Hachette et Cie).
ÉTUDE SUR L'AVARE . XXXI
que des scènes entières sont rhythmées , comme celles d'Am
phitryon, en vers libres , auxquels il ne manque absolument
que la rime. Comme cette forme ne se montre point dans
les premières œuvres de Molière et qu'elle apparaît , pour la
première fois, dans le Sicilien, pour se développer plus am
plement dans l'Avare et dans Georges Dandin, il m'est impos
sible de ne pas y reconnaître un dessein évident, un système
régulier¹ . Au seizième siècle, Pierre de Larivey, s'excusant de
n'avoir pas astreint ses comédies « au nombre et mesure des
vers » , disait assez judicieusement : « Je l'ay faict parce qu'il
m'a semblé que le commun peuple, qui est le principal per
sonnage de la scène , ne s'étudie tant à agencer ses paroles
qu'à publier son affection , qu'il a plutost dicte que pensée .
Il est vray que Plaute, Cécil, Térence, et tous les anciens ,
ont embrassé, si non le vray cors, à tout le moins l'ombre de
la poésie, usans de quelques vers ïambiques , mais avec telle
liberté, licence et dissolution , que les orateurs mesmes sont,
le plus souvent, mieux serrez en leurs périodes et cadences….. »
Il me semble que Molière a dû être frappé de ces raisons et
qu'en renonçant à l'emploi du vers , il a cependant voulu
conserver sur le théâtre l'ombre de la poésie, sachant d'ail
leurs combien le rhythme est favorable à la diction théâtrale 2 .
D'autre part, on remarquera que si les vers libres et sans
rime se rencontrent même dans les propos d'Harpagon , de
Frosine et de Maître Jacques, cependant c'est surtout des
lèvres de Cléante, de Mariane, de Valère et d'Elise qu'ils
s'échappent en tirades cadencées et continues , comme si , par
un dessein délicat, le poète avait voulu réserver aux jeunes
gens de la pièce cette harmonie des paroles , si caressante à
l'oreille , si douce au cœur.
Il résulte de ce procédé que la langue, qui est toujours
d'une souplesse remarquable dans les œuvres de Molière , se

1. Notre édition classique de l'Avare était déjà sous presse, lorsque parut
le sixième tome des Euvres de Molière dans la collection dite des Grands
écrivains. Nous n'avions donc pu, quand nous écrivious ces lignes, avoir
connaissance de l'étude que M. Mesnard a consacrée à la prose rhythmée
de Molière dans la Notice du Sicilien. Mais nous sommes heureux de con
stater que nos conclusions sont conformes à celles de M. Mesnard, qui , par
des raisons solidement établies et plus longuement déduites que nous ne
pouvions le faire dans une édition classique, prouve l'évidence de ce des
sein et de ce système que nous avons toujours reconnu dans cette partie de
l'œuvre de Molière .
2. Dans ses Comédies et Proverbes, Alfred de Musset a fait aussi un large
emploi de la prose rhythmée, et il n'est pas rare d'y rencontrer des phrases
cadencées comme celle-ci :
O patrie! ô patrie!
Mot incompréhensible!
L'homme n'est-il donc né que pour un coin de terre,
Pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour?
Quiconque a entendu au Théâtre-Français M. Delaunay et Mme Favart
réciter cette prose mesurée sait combien elle soutient, anime et fait chanter
la voix de l'acteur.
XXXII ÉTUDE SUR L'AVARE.
plie ici avec un charme pénétrant à toutes les exigences de
l'action dramatique ; tantôt vive, alerte, populaire , pleine
d'effets comiques dans les propos de Frosine ou de Maitre
Jacques ; tantôt brusque, vibrante et saccadée dans les in
terrogations inquiètes et défiantes d'Harpagon ; tantôt gra
cieuse et chantante dans les confidences amoureuses de
Cléante et de Mariane , ou de Valère et d'Elise .

III

La trame de la pièce, la fabulation du Drame, Molière l'a


empruntée , comme on sait, au comique latin Plaute , qui lui
même en était sans doute redevable aux Grecs. L'histoire de
la cassette , les défiances d'Harpagon fouillant ses domes
tiques, le vol du quatrième acte , le fameux monologue de
l'avare volé , toutes ces scènes offrent des ressemblances évi
dentes avec les traits analogues de la comédie latine . Mais là
s'arrête la comparaison.
En effet, le type d'Euclion n'a pas le relief puissant et
dramatique que Molière a donné à son avare. C'est une phy
sionomie un peu indécise qui rappelle à la fois celle d'Har
pagon et celle de Sire Grégoire, le gaillard Savetier de La
Fontaine. Comme ce dernier, il est pauvre , très pauvre ; il
a trouvé un trésor dont il ne sait que faire ; ignorant la
valeur de l'argent , il ne songe qu'à l'enfouir, à le dérober à
tous les regards . Comme Harpagon , il est ombrageux , mé
fiant, dur pour sa pauvre vieille esclave . Cependant Eunomia
parle de lui comme d'un bon homme : Hominem haud malum
mecastor ; Mégadore le tient en haute estime :
Certe edepol equidem te civem sine mala omni malitia
Semper sum arbitratus, et nunc arbitror ;
bien plus , il recherche son alliance , et, sans s'inquiéter de sa
pauvreté, lui demande la main de sa fille. On pourrait donc
supposer qu'avant sa trouvaille Euclion jouissait d'une
certaine égalité d'humeur, qui lui a valu cette bonne re
nommée , et que les faveurs subites de la fortune ont rompu
l'équilibre de ses facultés : mais il n'en est rien . Euclion a
toujours été ladre , sombre , farouche ; il a des mots, des traits ,
des instincts qui n'appartiennent qu'à un avare . Que dis-je ?
Son avarice est la plus incurable, la plus invétérée ; car chez
lui c'est un vice de nature, - une névrose héréditaire , dirait
un romancier de notre temps . Son aïeul était avare , son père
était avare, et Euclion ne fait que continuer une affection de
famille . Voilà donc ce grand principe de l'hérédité si cher à
nos romanciers, cette grande découverte du naturalisme,
1. Voir le Prologue de l'Aulularia et la scène quatrième de l'acte second.
ETUDE SUR L'AVARE . XXXIII
servant de point de départ à un poète latin pour l'invention
d'une pièce représentée il y a deux mille ans ! Ce n'est pas la
peine, soit dit en passant, d'en faire à la fois tant de bruit et
tant de mystère .
Malheureusement le caractère d'Euclion s'écarte de cette
conception première et vraiment originale ; il offre des inco
hérences , des contradictions évidentes ; et c'est ce qui ex
plique pourquoi les commentateurs ont tour à tour blâmé ou
excusé le dénouement de la pièce ¹ , qui n'est autre que celui de
la fable de La Fontaine , selon qu'ils ont considéré dans Eu
clion les angoisses de l'avare qualifié , ou les tribulations d'un
pauvre bonhomme que le hasard met soudain en possession
d'un trésor . En réalité, Euclion n'est ni l'un ni l'autre , parce
qu'il est tantôt l'un , tantôt l'autre . Et cependant, la pièce de
Plaute n'est pas une œuvre de médiocre valeur : elle vit par
le mouvement, la gaîté, le style, la force comique. D'ailleurs ,
comme l'a finement remarqué M. Naudet, Euclion n'est pas , à
vrai dire , le rôle le plus important de l'Aulularia : « C'est la
marmite qui est le personnage moral du drame . Cette mar
mite est comme l'Achille de l'Iliade : dans son repos , elle
domine toute l'action , toujours présente et invisible .
Avec Molière , l'aspect change entièrement. Toute l'action
tourne autour d'Harpagon : pas un incident qui ne soit
amené par son avarice ; pas un trait qui n'ait pour but de la
mettre en lumière.
Qu'était Harpagon avant les événements de la pièce ? Toutes
ses actions le montrent suffisamment, et , au besoin , Maître
Jacques se chargera de nous l'apprendre : c'était un avare ,
un vilain , un ladre , un fesse-mathieu . Il n'a point connu la
pauvreté ; il appartient à la bourgeoisie, et c'est par tradition
de famille qu'il a un train de maison : cuisinier, servante,
laquais, cocher , chevaux, carrosse. Dans cette idée générale,
Molière se montre profond moraliste et se rencontre avec
Montaigne : « De vray, dit celui-ci , ce n'est pas la nécessité,
c'est plutost abondance qui produict l'avarice . » On voit
combien ce point de départ est opposé à celui de Plaute , dont
l'avare est après tout un pauvre homme digne de pitié . Har
pagon est donc riche, et son avarice n'a point d'excuse . Mais
cette avarice n'aurait rien de dramatique, je dirai même rien
de réel, si elle était purement contemplative. L'avare ne se
contente pas d'épargner ; la vue de tas d'or immobilisés ne
suffit pas à satisfaire sa passion ; il est âpre au gain, il ne
vit que pour le gain. « Les écus, dit le père Grandet, de
Balzac, vivent et grouillent comme des hommes : ça va , ça
vient, ça sue, ça produit . » Ainsi pense Harpagon . Il a passé
1. Voir l'Avant-propos de la Marmite dans l'excellente traduction de
Plaute, donnée par M. J. Naudet , et l'Introduction de l'Aulularia dans
l'édition classique de M. L. Crouslé ( Paris, Eugène Belin , 1877) .
2.
XXXIV ÉTUDE SUR L'AVARE.
sa vie à faire travailler son argent : il ne rêve que trafics ,
contrats , marchés usuraires. S'il a dix mille écus d'or inactifs,
dans une cassette, c'est qu'on les lui rendit hier ; il attend
avec impatience une occasion favorable de les placer. Jette
t-il un coup d'œil sur le somptueux équipage de son fils :
« Il y aurait là, dit- il , de quoi faire une bonne constitution . >>
Le fils avoue-t- il, pour excuser ses dépenses , que le jeu fait
les frais de sa toilette : « Si vous êtes heureux au jeu , ré
plique Harpagon, vous levriez en profiter et mettre à honnête
intérêt l'argent que vous gagnez. » Et le voilà estimant aiguil
lettes , perruque et rubans : « Il y a du moins vingt pistoles ,
et vingt pistoles rapportent, par année , dix - huit livres six sols
huit deniers, à ne les placer qu'au denier douze . »
Ainsi , dès les premières scènes le portrait est achevé, et
nous ne serons pas étonnés qu'un homme, dont toutes les
pensées s'absorbent dans ces préoccupations basses , se laisse
aller aux actes les plus vils, à l'usure la plus sordide et la
plus raffinée . C'est une passion devenue habitude : plus de
remords, plus de scrupules , plus de conscience . Il en souffre
cependant : il craint pour son or, il tremble pour sa vie , et
c'est là son châtiment. Mais ce n'est pas assez . Toutes ses
transes , ses terreurs, ses angoisses ne le rendent que ridi
cule ; ses calculs honteux , sa ladrerie, sa rapacité , ne le ren
dent qu'infàme ; Molière a voulu qu'il fùt odieux : il en a fait
un tyran domestique.
Harpagon a deux enfants, un fils et une fille : mais il n'a
jamais rien fait pour leur éducation , pour leur bonheur ; leur
moralité se ressent de l'abandon dans lequel s'est écoulée
leur enfance ; les voilà grands, leur père les redoute et les
considère comme ses plus grands ennemis. Avec quelle har
diesse cet intérieur n'est-il pas dépeint ! Avec quel art cette
famille n'est-elle pas groupée ! Elise et Cléante , privés de leur
mère dès leur jeune âge, n'ont dù connaître que les priva
tions , la gêne d'une vie étroite, les récriminations acerbes,
les vilenies de toute espèce . Tyrannisés chaque jour dans
leurs goûts , leurs inclinations, leurs moindres désirs , ils ne
songent qu'aux moyens d'échapper cette contrainte . Cléante,
qui aime d'autant plus la dépense qu'il est tenu plus serré ,
mange à l'avance le bien qui doit lui revenir de sa mère ,
s'adresse aux usuriers pour obtenir un peu d'argent, et fina
lement se trouve, par l'entremise d'un juif, abouché avec son
père, qui lui a fait proposer, sans le connaître, le plus infernal
marché qui se puisse imaginer. Elise , qui , par la sincérité de
son cœur, la franchise de sa nature, rappelle les figures
charmantes de Mariane, dans le Tartuffe, et d'Henriette ,
dans les Femmes savantes, est cependant loin d'avoir la dou
ceur de caractère , l'ingénuité de sentiments qui rend ces
deux jeunes filles si touchantes et si sympathiques : c'est une
enfant mal élevée ; elle a dans la maison paternelle une intrigue
ÉTUDE SUR L'AVARE . XXXV
amoureuse ; elle repousse avec une irrévérencieus e ironie
l'alliance que son père lui propose , et se ferait bel et bien en
lever au dénouement, si le seigneur Anselme ne venait fort à
propos arranger toutes choses et aplanir toutes difficultés .
Faut-il, après cela , s'étonner que des enfants , qui ont vécu
sans direction , qui chaque jour ont découvert chez leur père
quelque nouvelle turpitude , en soient venus à s'entendre avec
des valets pour le tromper, à se moquer de sa malédiction, à
souhaiter sa mort, et finalement à lui imposer leur volonté par
une sorte de chantage ? C'est encore là un de ces traits d'ob
servation profonde que Molière a su mettre en relief avec une
puissance dramatique vraiment digne de celui qui nous avait
déjà donné les vigoureuses peintures de Tartuffe.
En vérité, Rousseau a été bien mal inspiré , quand il a dé
claré ce spectacle immoral. Ce philosophe déclamateur, qui
écrivait des traités sur l'éducation et abandonnait ses enfants
au coin des bornes , s'est attaqué à l'Avare avec plus de mala
dresse encore qu'au Misanthrope . Car il lui était bien facile de
comprendre qu'ici ce n'est pas Cléante qui est en jeu , mais
Harpagon ; que ce n'est pas l'irrévérence filiale que Molière
expose en spectacle, mais bien l'avilissement où l'avarice en
traine un père de famille , le faisant déchoir de sa dignité de
maître aux yeux de ses domestiques , le dégradant de son titre
de père aux yeux de ses enfants. Qu'on retranche cette scène de
la malédiction où s'indignait Rousseau , et la peinture philo
sophique de Molière aura perdu toute sa sanction morale.
Mais il y a longtemps qu'on a réfuté les sophismes de
Rousseau : inutile de nous y attarder. L'Allemand Schlegel ,
qui, dans son Cours de littérature dramatique, s'est donné
tant de mal pour déprécier le génie de notre grand comique ¹ ,
s'est montré beaucoup plus habile, en reprochant à Molière
d'avoir confondu dans un même personnage type de l'avare
et celui du vieillard amoureux et galantin2 . La critique est
sérieuse ; elle a fait son chemin ; et, même chez les admira
teurs les plus fervents de Molière il n'est pas rare de ren◄
contrer cette conviction , que l'amour d'Harpagon est en con
tradiction avec son avarice , ou tout au moins affaiblit son
caractère avaricieux ; qu'en donnant une maîtresse à un
homme qui n'aime et ne doit aimer que l'argent, le poète a
péché contre la règle la plus essentielle de son art, détruit
l'unité du caractère principal , l'unité d'âme de la pièce.

1. Schlegel a poussé le dédain de Molière et le mauvais goût jusqu'à


préférer, dit-on, au Misanthrope le Solliciteur de Scribe.
2. « L'intrigue d'amour, dit il , est banale, pesamment conduite, et fait
souvent perdre de vue le caractè. e principal. » L'historien Cantu a reproduit
cette critique avec une sévérité non moins partiale. Enfin nous avons
rencontré cette même opinion dans un récent feuilleton dramatique où
nous avons été fort surpris de la retrouver. C'est pourquoi nous avons
cru devoir la discuter avec soin.
XXXVI ÉTUDE SUR L'AVARE.
Je n'atténue en rien la valeur de cette critique , je n'en
dissimule point la force . Mais , quand une accusation aussi
grave est portée contre un homme qui entendait si bien son
métier, on comprendra que nous fassions nos réserves et que
nous demandions la revision du procès .
Y a-t-il conflit entre l'avarice d'Harpagon et ses projets de
mariage ? Oui certes , puisque ce conflit est le principal ressort
de l'intrigue et crée les situations les plus comiques . Mais ,
quel que soit le parti que Molière ait tiré de cette complication ,
tout le mouvement scénique , toute la variété d'incidents qui en
résultent, ne constitueraient pas une excuse suffisante, si cette
complication était incompatible avec le caractère du person
nage qui s'y trouve engagé. Or non seulement ici il n'y a
rien de contradictoire , mais encore j'ose affirmer que le ca
ractère avaricieux d'Harpagon ne faiblit pas un seul instant.
Revenons au texte et , au besoin , sachons lire entre les lignes¹ .
Harpagon s'est mis en tête d'épouser Mariane : c'est une
idée de vieillard . Mais cette idée se façonne si bien selon sa
tournure d'esprit, elle s'absorbe si bien dans sa passion do
minante, qu'elle revêt elle- même une apparence avaricieuse.
Je me doute fort que dans ce mariage Harpagon voit d'abord
un bon tour à jouer à ses enfants , en trompant les espérances
qu'ils peuvent fonder sur son âge. Il a soixante ans bien
comptés ; mais , sauf sa fluxion qui le prend de temps en temps ,
il est encore vert et veut le prouver ; il n'entend pas qu'on
escompte sitôt sa succession . Et puis, enfants , valets , ser
vante, c'est trop de gens à surveiller : il flaire des trahisons ,
il sent bien que tout ce monde conspire contre lui , en veut à
son argent . Son intendant, qui flette si bien ses instincts, ne
le rassure que médiocrement : car Valère n'a aucune autorité
sur les domestiques , et il faut que le maître intervienne pour
apaiser les querelles de son majordome et de ses serviteurs .
Ah ! s'il avait un autre lui-même pour ordonner sa maison et
le laisser tout entier à ses placements , à sa chasse aux écus !………
Mais, quoi ? Mariane ne semble- t-elle pas faite pour ce rôle ?
Elle est jeune donc il la façonnera . Elle a un maintien hon
néte, de la douceur : partant, point de résistance à craindre,
ce sera une servante dévouée. Enfin, elle a toute la mine de
faire un bon ménage………. Que de sous- entendus dans ce mot !

1. Avec Molière et les poètes dramatiques du dix-septième siècle, il faut


tenir compte des moindres répliques et interpréter souvent le dialogue.
Car chez eux le drame ne se développe pas lentement, avec préliminaires
et indications accessoires : les caractères se meuvent au milieu d'une crise,
qui se précipite et ne permet pas de retours en arrière ; quelques mots
suffisent pour nous instruire de la situation. Comment Tartuffe est il arrivé
à dominer Orgon? Par quels progrès de passion Alceste en est- il venu à ne
pouvoir lutter contre son amour? Molière ne le dit pas ; mais quelques
traits habilement jetés dans le dialogue peuvent nous faire deviner ce que
le poète a laissé dans l'ombre.
ÉTUDE SUR L'AVARE . XXXVII
Est-il nécessaire de le développer ici, et toute la pièce n'en
est-elle pas le meilleur commentaire ? Donc, toutes ces qua
lités ont gagné l'âme d'Harpagon, et il est résolu d'épouser
Mariane……….. pourvu qu'il y trouve quelque bien, c'est-à- dire,
comme il l'expliquera brutalement à Frosine, pourvu que la
mère de Mariane s'aide un peu, fasse quelque effort, se saigne
pour cette occasion.
Sont-ce là les traits d'un caractère qui faiblit ? L'avarice
d'Harpagon est-elle amoindrie par son amour ? S'il vous
reste quelque doute, relisez tout l'entretien d'Harpagon et de
Frosine, l'admirable portrait que l'entremetteuse fait de sa
protégée , les espérances qu'elle donne au vieillard d'un bien
de terre dont il sera le maître, et dites s'il n'y pas là de
quoi séduire un avare.
L'erreur des critiques , qui, à la suite de Schlegel , ont
blâmé cette intrigue , vient de ce qu'ils ont pris l'amour
d'Harpagon pour une passion nouvelle , indépendante, con
tradictoire, tandis que ce n'est en réalité qu'une des formes
de son avarice. L'erreur des critiques , c'est de vouloir définir ,
circonscrire la nature humaine et supprimer tout ce qui
n'entre pas dans leur système . Ils raisonnent sur nos senti
ments , nos affections , comme sur des concepts abstraits , ou
bliant que nos passions offrent comme nous-mêmes des aspects
ondoyants et divers . Ils ont étudié toute l'âme humaine , mais
n'ont pas étudié la vie ; ils connaissent tout l'homme, mais
ignorent les hommes . Grands philosophes , grands psycholo
gistes, ils n'entendent rien à la science du moraliste et moins
encore à l'art du poète dramatique. Tartuffe , emporté par
une lubricité habituelle aux gens de son espèce, se trahit - il
grossièrement ; le portrait est manqué , le caractère est
faux ! Harpagon, par un désir fréquent chez les vieillards
restés veufs , rêve -t- il de s'unir avec Mariane ; c'est un ca
ractère contradictoire dans les termes , une conception inco
hérente ! Comme si notre nature n'était pas faite de contraires !
Comme si dans la vie nous n'étions pas travaillés en tous
sens par des instincts , des désirs, des passions en lutte per
pétuelle avec notre passion dominante Sans doute Molière
aurait pu se contenter de portraire l'avarice , de faire ressortir
la tyrannie que l'avare exerce sur son entourage , de mettre
en scène les conflits effrayants qui s'élèvent entre lui et ses
enfants ; mais il a voulu pousser plus loin . Il a mis son Har
pagon en conflit avec lui-même ; il l'a placé dans une situation
où, désireux de cacher son caractère , d'en masquer les dehors
repoussants, il est, malgré ses efforts, trahi par ses instincts,
saisi à la gorge par son propre vice . Et cette situation une
fois conçue, voyez comme toute l'âme d'Harpagon est mise en
lumière, comme le tableau devient plus vivant, plus drama
tique . Les circonstances les plus vulgaires prennent ici une
XXXVIII ÉTUDE SUR L'AVARE .
importance qu'elles n'auraient pas sans cela ; les incidents se
succèdent avec plus de rapidité, le drame y gagne plus de
mouvement et d'intérêt. Pas une scène qui n'éclaire la lutte
intérieure qui se livre dans l'âme d'Harpagon ; pas un détail
qui ne soit un coup de couteau dans le cœur du vieux ladre.
C'est Frosine qui lui demande un petit secours en reconnais
sance de ses messages d'amour ; c'est Maître Jacques qui pour
les apprêts du souper lui réclame beaucoup d'argent, et mange
tout son bien par le simple énoncé du menu ; c'est Cléante qui
offre une collation , aux frais du bonhomme , et le dépouille d'un
diamant magnifique pour le passer au doigt de Mariane , en sa
présence, sans qu'il ose souffler mot ; c'est le carrosse qu'il
faut mettre en état ; ce sont les chevaux qu'il faut ferrer... De
l'argent ! de l'argent ! de l'argent ! c'est le seul refrain qu'il
entende. Pour rengrégement de mal, il découvre l'amour de
Cléante et de Mariane ; de là, dépit, colère , querelle , malé
diction . Au milieu de tout ce tracas, le malheureux perd la
tête, oublie de surveiller sa cassette ; on la lui vole . Jamais
situation dramatique n'a été mieux développée ; jamais trouble
n'a été mieux mené de son point de départ à son comble .
Lorsque Harpagon s'aperçoit du vol de sa cassette , il est déjà
par toute cette série d'événements torturé , irrité , affolé ; le
vol de la cassette lui donne le coup de grâce . Alors , ce n'est
plus un être humain , c'est une brute en fureur ; alors , ce ne
sont plus des angoisses , des transes, des malédictions , ce
sont des affres, des râles de mourant, des cris d'halluciné .
Je sais que, de notre temps, la peinture de l'avarice s'est
compliquée d'aperçus nouveaux ; je sais qu'il est arrivé du
type d'Harpagon comme de celui de don Juan, que nos ro
manciers et poètes ont en quelque sorte idéalisé. Mais , tel
qu'il a été tracé par Molière, Harpagon n'en reste pas moins
la personnification la plus complète, la plus vivante , la plus
dramatique du caractère avaricieux . L'avare philosophe, créé
par Balzac , le Gobseck, se complaisant dans sa force , se sen
tant, de par son or, le maître du monde et professant pour
l'humanité le mépris le plus hautain , représente bien sans
doute le type de l'usurier dans un siècle qui, multipliant les
contrats, les transactions, les besoins , les appétits , a fait de
l'argent la première puissance terrestre : mais ce n'est pas là
une conception dramatique . Le portrait du père Grandet, par
le même romancier, me semble plus généralement, plus humai
nement conçu même après l'avare de Molière , cet avare de
Balzac intéresse , parce qu'il offre un caractère dramatique
bien rendu , parce qu'il présente une variété bien étudiée du
type avaricieux . Quant à l'avare poète , rêvé par le poète russe
Pouchkine , il semble n'avoir été imaginé que pour mieux
1. Pouchkine, un des plus grands poètes russes de l'école romantique, a
ÉTUDE SUR L'AVARE . XXXIX
faire ressortir la réalité et la vie des peintures de Molière et
de Balzac . S'il contemple ses pièces d'or, il les voit << s'endor
mant au fond de ses coffres du sommeil de la force et du calme
éternel , comme dorment les dieux dans les cieux profonds ; >>
il allume des torches dans le caveau où reposent ses richesses
<< pour repaître ses regards de tous ces monceaux éblouis
sants » ; avec une puissance d'imagination étonnante , il dresse
ses écus en une colline d'or idéale , qu'il compare à la colline
élevée par Xerxès, et contemple de sa hauteur, comme le roi
de l'Asie, tout ce qui lui est soumis . « Qu'est-ce qui ne m'est
pas soumis ? dit-il . D'ici je puis gouverner le monde comme
un esprit d'en haut . Je n'ai qu'à vouloir, et de splendides
palais s'élèveront. Les nymphes accourront en troupes folâtres
dans mes jardins magnifiques ; les Muses m'apporteront leurs
offrandes, le libre génie demandera à devenir mon esclave, et
la vertu et le travail, avec ses veilles , attendront humblement de
moi leur récompense . Je n'aurai qu'à siffler, et le crime en
trera en rampant, obéissant et craintif, et me lèchera la main ,
et me regardera dans les yeux pour chercher à y lire ma vo
lonté. Tout est soumis à moi , moi je ne le suis à rien , car je
suis au-dessus de tout désir . Je suis calme, je sais ma force ,
et cette conscience me suffit . » Est - ce bien là le langage
d'un avare? C'est du romantisme byronien , c'est une extase
lyrique ; mais rien dans cette poésie n'est conforme à la vérité ,
rien n'est moins dramatique. L'avare n'a pas l'imagination si
poétique, si puissante ; en général, c'est un pauvre sot, un
égoïste à tête faible, combattant tous ses désirs , tous ses be
soins , rétrécissant son existence et ses pensées , et travaillé
sans cesse par la crainte de manquer des choses nécessaires
à la vie. Harpagon n'est que cela . Il n'a d'imagination que
pour calculer le revenu de son argent et se forger de vaines
terreurs ; la présence même de Mariane ne lui inspire qu'un
compliment ridicule, et l'amour ne peut pas plus lui donner
de l'esprit qu'il n'est capable d'amoindrir son avarice.

IV

Nous avons dit plus haut qu'il n'est pas un détail de la


pièce qui ne concoure à fortifier l'impression unique qu'elle
est destinée à produire , qui ne serve à accentuer les traits du
caractère principal. Nous ne pouvons évidemment suivre

surtout imité Byron. Le meilleur de ses poèmes dramatiques est Boris


Godounoff, drame d'allure shakespearienne, écrit en prose et en vers. -
Pouchkine est né à Saint- Pétersbourg, en 1799, et fut tué en duel en 1837 ;
il avait commencé par écrire dans notre langue, et parmi ses œuvres on
trouve quelques poésies françaises. - C'est à son Baron avare que nous
faisons allusion et que nous empruntons quelques citations.
XL ÉTUDE SUR L'AVARE .
l'œuvre scène par scène, réplique par réplique ce serait faire
un commentaire perpétuel et non une étude d'ensemble. Mais,
puisqu'il nous reste à examiner les personnages secondaires
de l'Avare, nous en profiterons pour faire ressortir de cette
analyse la simplicité de conception qui préside à l'œuvre en
tière , et qui n'apparaît peut- être d'une façon plus évidente
en aucune autre pièce de Molière .
On sait qu'un des procédés comiques de notre poète con
siste à mettre en présence d'un personnage entêté, aveuglé
par une passion quelconque, un rôle de domestique dont le
langage familier et le bon sens populaire forment un contraste
naturel avec les ridicules et les travers de son maître . C'est
ainsi qu'au bonhomme Orgon et à son absurde bigotisme il
oppose Dorine et sa verve malicieuse ; à la préciosité de Phi
laminte la simplicité villageoise de Martine ; aux sottes pré
tentions de Monsieur Jourdain la franche nature de Nicole ,
et aux ridicules manies d'Argan le sans- gène bouffon de
Toinette. Mais ici , comment admettre qu'un avare se laissât
contrecarrer? Personne ne doit commander qu'Harpagon , et
si Valère arrive à se faire le factotum de la maison, c'est par
une habileté calculée , par une longue suite de complaisances ,
qui font croire au maitre que son intendant est encore plus
avare que lui-même . Mais le rôle de Valère n'est point co
mique et ne saurait l'être dès lors , pour égayer la pièce et
donner en même temps à l'avarice d'Harpagon matière à
s'exercer, il fallait divers rôles de domestiques ; car Harpagon
est riche ; il tient son rang dans la bourgeoisie, et ne peut se
dispenser d'un train de maison ; mais , comme d'autre part il
est avare, il saura bien trouver moyen de doubler les emplois
sans augmenter les gages.
Maître Jacques , le rôle le plus gai de la pièce , n'a qu'à
changer de casaque pour être tour à tour cocher et cuisinier.
Ces deux offices sont bien certainement les deux plus impor
tants de la maison , et c'est ce qui explique pourquoi Maître
Jacques le prend de si haut avec Valère, et comment il se
permet de rapporter à son maître , sans mâcher les mots, tous
les propos désobligeants qu'on tient sur son compte .
Pour dame Claude , le balai qu'elle ne quitte pas nous ren
seigne suffisamment sur ses fonctions ordinaires ; mais nous
voyons que, le cas échéant, on y joint de plus l'office de som
melier et qu'on la constitue au gouvernement des bou
teilles.
Il n'est pas jusqu'à Brindavoine et La Merluche qui ne
cumulent les emplois . Vêtus sordidement, ils font les gros
ouvrages de la maison ; mais, dès qu'on voit venir du monde ,
on leur fait endosser des habits qui ont la prétention d'être
plus décents que leurs souquenilles, et, tant bien que mal , en
dépit des taches d'huile sur le devant du pourpoint et des
ÉTUDE SUR L'AVARE . XLI
trous au derrière du haut-de-chausse, voilà ces valets d'étable
transformés en laquais d'antichambre .
Le rôle de Maitre Simon , si court qu'il puisse paraître, n'est
cependant pas inutile, car il projette sa lumière sur le rôle
principal, dont il éclaire les dessous . Maître Simon est un
honnête courtier d'usure à la dévotion d'Harpagon : il fait
tout doucement sa petite pelotte à la suite de son chef de file,
et prend tous les renseignements , toutes les anties qu'Har
pagon ne saurait prendre lui-même sans se compromettre .
Frosine , que les registres de Molière désignent du nom de
« femme d'intrigue, » ne nous semble pas d'une moralité su
périeure à celle de Maître Simon . En s'entremettant pour le
mariage de Mariane et d'Harpagon, elle fait une assez vilaine
besogne ; et si, au IVe acte , elle cherche les moyens de rompre
ce qu'elle a noué , c'est sans doute parce qu'elle espère obtenir
de la générosité de Cléante ce qu'elle n'a pu tirer de l'avarice
de son père . Bref, par son intrigue et son industrie , c'est une
sorte de Scapin femelle. Mais ses petits talents merveilleux
ne peuvent rien sur l'âme d'Harpagon : son art de traire les
hommes ne sert qu'à donner plus de relief à l'insensibilité de
ce chien de vilain .
Que dire enfin de La Flèche , sinon qu'il est le digne valet
de Cléante ? Après avoir consciencieusement aidé son maître
à se ruiner, il n'hésite pas à voler le père pour subvenir aux
folies du fils , qui , lui-même, une fois en possession de la cas
sette, ne la rend à son père qu'après s'en être servi comme
d'un moyen de chantage.
Tout cela est assez triste, dira-t-on . Harpagon n'est qu'un
misérable , Cléante un mauvais fils, Elise une enfant mal
élevée ; Valère, malgré l'excellence de ses intentions , pratique
hardiment cette maxime que « la fin justifie les moyens , » et
joue un rôle de petit Tartuffe ; Maître Jacques ment impu
demment, et ferait pendre volontiers Monsieur l'Intendant pour
se venger de quelques coups de bâton ; Maître Simon et La
Flèche sont de vrais coquins qualifiés , et Frosine une intri
gante sans scrupules et sans vergogne . Où donc est la gaîté
de la pièce ? Elle est précisément dans cette étude des carac
tères, dans ces traits d'une admirable profondeur comique,
dans ces situations incomparables , que Molière a emprun
tées de divers côtés en les accommodant à son œuvre et
à son génie , de façon à en faire sa propriété ; elle est dans
cet art infini qui a groupé tous les personnages autour de la
figure centrale , chacun selon l'importance de son emploi dans
la maison, ou de son rang dans la famille, ou des services
qu'il peut rendre. Les rôles du commissaire et d'Anselme
sont les seuls qui ne soient pas essentiels au développement
de l'action principale ; ils sont épisodiques et n'aident qu'au
dénouement un peu postiche de la pièce . Mais ce dénoue
XLII ÉTUDE SUR L'AVARE.
ment lui-même fournit encore des traits caractéristiques ,
donne lieu à des scènes où le vice d'Harpagon se montre sous
un nouveau jour, éclaire enfin cette âme d'avare jusque dans
cette arrière-boutique, dont parle Montaigne et où Molière n'a
jamais oublié de pénétrer.
En résumé, l'étude de l'Avare offre un intérêt particulier.
Elle donne lieu à de curieuses comparaisons , à d'ingénieux
rapprochements qu'on peut établir entre Molière , Plaute,
Larivey, Balzac et autres. Elle nous permet de saisir , plus faci
lement que celle du Misanthrope où du Tartuffe, le double
caractère de Molière, son génie de poète comique et son génie
de moraliste. Enfin , l'étude de la langue de l'Avare, de cette
prose si ferme et si souple, si hardie et si ondoyante, qui à
la netteté et à la franchise ajoute encore le rhythme et l'har
monie, n'est pas un des moindres charmes que procure la lec
ture attentive de cette comédie.
E. B.
L'AVARE
PERSONNAGES

HARPAGON¹ , père de Cléante et d'Élise , et amoureus


de Mariane.
ANSELME, père de Valère et de Mariane .
CLEANTE , fils d'Harpagon , amant de Mariane.
ÉLISE , fille d'Harpagon , amante de Valère.
VALÈRE , fils d'Anselme et amant d'Elise .
MARIANE, fille d'Anselme, amante de Cléante et aimée
d'Harpagon.
FROSINE, femme d'intrigue.
Maître SIMON, courtier.
Maître JACQUES , cuisinier et cocher d'Harpagon.
LA FLÈCHE , valet de Cléante.
Dame CLAUDE, servante d'Harpagon.
BRINDAVOINE
LA MERLUCHE laquais d'Harpagon.
Un Commissaire et son Clerc.

La scène est à Paris, dans la maison d'Harpagon.

1. Apná , piller, voler ; dρñaуý , rapine ; harpago, sorte de crochet pour


tirer à soi ; tous ces mots, dont la racine indique l'idée de rapacité, ont
fourni à Molière le nom d'Harpagon, comme ils avaient déjà fourni à
Plaute l'expression unique harpagare :
Aurum mi intus harpagatum est. (Aulularia, act. li, sc. II. )

2
L'AVARE

COMÉDIE

ACTE PREMIER

SCÈNE I

VALÈRE, ÉLISE .

VALÈRE .
Ilé quoi ! charmante Elise , vous devenez mélancolique ,
après les obligeantes assurances que vous ave eu la bonté
de me donner de votre foi ? Je vous vois soupirer , hélas ,
au milieu de ma joie ! Est-ce du regret , dites-moi , de m'avoir
fait heureux ? et vous repentez- vous de cet engagement où¹
mes feux ont pu vous contraindre?
ÉLISE.
Non, Valère , je ne puis pas me repentir de tout ce que
je fais pour vous . Je m'y sens entraîner par une trop douce
puissance , et je n'ai pas même la force de souhaiter que

1. Où. Nous ferons remarquer, une fois pour toutes, que Molière, con
formément à l'usage du dix-septième siècle, se sert de l'adverbe où comme
d'un véritable pronom conjonctif dans les circonstances où nous employons
de lourdes locutions comme auquel, dans lequel, etc. Exemples :
1° Auquel, à laquelle :
Et l'hymen d'Henriette est le bien où j'aspire. (Fem. sav., 1, 4.)
Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit. (Ibid., 111, 6.)
20 Dans lequel, dans laquelle :
( Tart. , 111, 8.)
Au plus beau des portraits où pureté il s'est peint.
lui-même
Cette
Où du parfait amour consiste la beauté. (Fem. sav., IV, 2.)
3. Chez qui, chez lequel :
Le véritable Amphitryon
Est l'Amphitryon où l'on dine. (Amph., III, 5.)
4. Vers laquelle, vers qui :
Et je sais encor moins comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l'incline. (Mis., Iv, 1.)
5º Au sujet desquels, à propos desquels :
J'estime plusfaux
De tous ces celabrillants
que la pompe fleurie
où chacun se récrie. (Ibid., 1, 2.)
On pourrait trouver des emplois analogues dans Corneille, Pascal , Bos
suet, et surtout chez les écrivains du seizième siècle.
3
4 L'AVARE .
les choses ne fussent pas . Mais , à vous dire vrai , le succès¹
me donne de l'inquiétude ; et je crains fort de vous aimer
un peu plus que je ne devrais.
VALERE.
Hé ! que pouvez-vous craindre , Elise , dans les bontés
que vous avez pour moi ?
ÉLISE .
Hélas ! cent choses à la fois : l'emportement d'un père ;
les reproches d'une famille ; les censures du monde ; mais
plus que tout, Valère , le changement de votre cœur ; et
cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le
plus souvent les témoignages trop ardents d'une innocente
amour .
VALÈRE .
Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les
3
autres. Soupçonnez-moi de tout, Elise, plutôt que de
manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour
cela ; et mon amour pour vous durera autant que ma vie.
ÉLISE .
Ah ! Valère , chacun tient les mêmes discours . Tous les
hommes sont semblables par les paroles ; et ce n'est que
les actions qui les découvrent différents.
VALÈRE.
Puisque les seules actions font connaître ce que nous
sommes , attendez donc au moins à juger de mon cœur
6
par elles , et ne me cherchez point des crimes dans les in

1. Succès, issue bonne ou mauvaise d'une entreprise. Cf. :


Vous vous tromperez. Soit. J'en veux voir le succès.
Mais... J'aurai le plaisir de perdre mon procès.
(Misanth., 1, 1.)
2. Innocente amour. Dans l'ancienne langue française, amour était du
genre féminin comme tous les substantifs dérivés des noms latins en or
(dolor, la douleur; color, la couleur). La règle moderne ne commença à
s'établir qu'au seizième siècle. Mais les poètes ont continué quelquefois
l'ancienne tradition.
3. Plutôt que. Il y a ici une ellipse que repousse l'usage moderne. Le
sens est : Soupçonnez-moi de tout plutôt que (de me soupçonner) de man
quer à ma foi. Ces tours elliptiques étaient très favorables à la rapidité
du discours.
4. Découvrent, manifestent, font voir, font connaître. - Ce n'est que les
actions. Au dix-septième siècle, les meilleurs écrivains ont considéré ce
comme sujet dans ces sortes de phrases, et mis le verbe au singulier. Cf.:
« Ce n'est pas des larmes que je veux tirer de vos yeux. » (BOSSUET.)
Ce n'est pas les Troyens, c'est Hector qu'on poursuit. (RACINE.)
5. Attendez à juger, attendez pour juger. Cf.: « Qu'attendez-vous à vous
convertir? (BOSSUET, Or. fun. d'Anne de Gonzague. )
6. Dans, pour avec, par le moyen de. Cf. La pensée de la mort ne
rendit pas sa vieillesse moins tranquille ni moins agréable. Dans la même
ACTE I , SCENE I. 5
justes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne m'assassinez
point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon
outrageux ; et donnez- moi le temps de vous convaincre , par
mille et mille preuves , de l'honnêteté de mes feux.
ÉLISE.
Hélas ! qu'avec facilité on se laisse persuader par les
personnes que l'on aime ! Oui , Valère , je tiens votre cœur
incapable de m'abuser . Je crois que vous m'aimez d'un
véritable amour , et que vous me serez fidèle ; je n'en veux
point du tout douter, et je retranche¹ mon chagrin aux
appréhensions du blàme qu'on pourra me donner.
VALÈRE.
Mais pourquoi cette inquiétude ?
ÉLISE.
Je n'aurais rien à craindre , si tout le monde vous voyait
des yeux dont je vous vois ; et je trouve en votre personne
de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous.
Mon cœur , pour sa défense , a tout votre mérite , appuyé du
secours d'une reconnaissance où le ciel m'engage envers
vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant, qui
commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre ; cette
générosité surprenante, qui vous fit risquer votre vie, pour
dérober la mienne à la fureur des ondes " ; ces soins pleins
6
de tendresse, que vous me fites éclater après m'avoir tirée
de l'eau ; et les hommages assidus de cet ardent amour, quc
ni le temps , ni les difficultés n'ont rebuté , et qui , vous
faisant négliger et parents et patrie , arrête vos pas en ces
lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée , et vous
a réduit, pour me voir , à vous revêtir de l'emploi de do
mestique de mon père. Tout cela fait chez moi , sans
vivacité on lui vit faire seulement de plus graves réflexions... » (BOSSUET,
Or. fun. de Michel Le Tellier.)
Ne l'examinons point dans la grande rigueur. (Misanth., 1, 1.)
1. Je retranche, je réduis, je borne mon chagrin à...
2. Dont, avec lesquels, par lesquels. Cf.: tt La beauté me ravit partout où
je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous en
traine. D (Don Juan, 1, 2.)
3. Aux choses, dans les choses.
4. Où. Voyez page 21 , note 1.
5. Voilà qui fait un beau vers :
Pour dérober la mienne à la fureur des ondes.
Voir la Notice sur cet emploi des vers blancs dans la prose théâtrale.
6. Me, pour moi, en ma faveur. C'est le datif attributif des Latins. Cf. :
Je veux jusqu'au trépas incessamment pleurer
Ce que tout l'univers ne peut me réparer. (Psyché, II, 1.)
7. Fortune, sort, condition.
8. Domestique se disait anciennement de toute personne attachée à une
6 L'AVARE.
doute, un merveilleux effet ; et c'en est assez à mes yeux,
pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir ; mais
ce n'est pas assez , peut-être , pour le justifier aux autres¹ ,
et je ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments.
VALERE.
De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul
amour que je prétends , auprès de vous , mériter quelque
chose ; et quant aux scrupules que vous avez , votre père ,
lui-même, ne prend que trop de soin de vous justifier à
tout le monde ; et l'excès de son avarice , et la manière
austère dont il vit avec ses enfants , pourraient autoriser
des choses plus étranges. Pardonnez- moi , charmante Elise,
si j'en parle ainsi devant vous . Vous savez que sur ce cha
pitre on n'en peut pas dire de bien . Mais enfin , si je puis ,
comme je l'espère , retrouver mes parents , nous n'aurons
pas beaucoup de peine à nous le rendre favorable. J'en
attends des nouvelles avec impatience , et j'en irai chercher
moi-même, si elles tardent à venir.
ÉLISE.
Ah ! Valère , ne bougez² d'ici , je vous prie ; et songez
seulement à vous bien mettre dans l'esprit de mon père .
VALÈRE .
Vous voyez comme je m'y prends , et les adroites com
plaisances qu'il m'a fallu mettre en usage , pour m'intro
duire à son service ; sous quel masque de sympathie , et de
rapports de sentiments 3³ , je me déguise pour lui plaire ; et
quel personnage je joue tous les jours avec lui , afin d'ac
quérir sa tendresse . J'y fais des progrès admirables ; et
j'éprouve que pour gagner les hommes , il n'est point de
grande maison, que cette personne fût ou non de naissance illustre (éty
mologie : domus, maison ; domesticus, qui est de la maison). « La Roche
pot, mon cousin germain et mon ami intime, était domestique de feu M. le
duc d'Orléans, et extrêmement dans sa confidence. » (DE RETZ. ) -LOUIS XI.
" On dit que vous avez écrit mon histoire. » - COMMINES. Il est vrai, sire,
et j'ai parlé en bon domestique. (FENELON .)
1. Justifier quelque chose à quelqu'un. Cf.: « Pour justifier à tout le
monde l'innocence de mon ouvrage. D ( Tartuffe, 1er placet au Roi . ) « C'est
ainsi que notre bergère se justifiait à Cérès. » (LA FONTAINE, Psyché, 11. )
2. Ne bougez. L'omission du mot pas dans la négation était fréquente au
dix-septième siècle. Cf. Si vous n'aimez ces traits, dites mieux. » (SÉVI
GNÉ.) Je croyais que je ne bougerais d'ici. » (Id.)
3. Rapports de sentiments, conformité de sentiments, de pensées.
4. J'y fais. L'emploi de y, au dix-septième siècle, était plus varié qu'au
jourd'hui. Ici, ce pronom équivaut à en cela, et se rapporte au sens général
de la phrase, comme dans ces vers des Femmes savantes, III, 6 :
HENRIETTE. Je me trouve fort bien, ma mère, d'être bête,
Et j'aime mieux n'avoir que de communs propos,
Que de me tourmenter à dire de beaux mots.
PHILAMINTHE. Oui, mais j'y suis blessée, et ce n'est pas mon compte.
ACTE I , SCENE II . 7
meilleure voie¹ , que de se parer à leurs yeux de leurs incli
nations ; que de donner dans leurs maximes , encenser leurs
défauts , et applaudir à ce qu'ils font . On n'a que faire
d'avoir peur de trop charger 2 la complaisance ; et la ma
nière dont on les joue a beau être visible , les plus fins tou
jours sont de grandes dupes du côté de la flatterie ; et il n'y
a rien de si impertinent , et de si ridicule , qu'on ne fasse
avaler, lorsqu'on l'assaisonne en louange. La sincérité
souffre un peu au métier que je fais : mais quand on a besoin
des hommes , il faut bien s'ajuster à eux³ ; et puisqu'on ne
saurait les gagner que par là , ce n'est pas la faute de ceux
qui flattent , mais de ceux qui veulent être flattés " .
ÉLISE.
Mais que ne tâchez-vous aussi à ' gagner l'appui de mon
frère, en cas que la servante s'avisât de révéler notre secret ?
VALÈRE .
On ne peut pas ménager l'un et l'autre ; et l'esprit du
père , et celui du fils , sont des choses si opposées , qu'il est
difficile d'accommoder ces deux confidences ensemble. Mais
vous, de votre part, agissez auprès de votre frère , et servez
vous de l'amitié qui est entre vous deux, pour le jeter dans
nos intérêts . Il vient. Je me retire . Prenez ce temps pour lui
parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous
jugerez à propos .
ÉLISE.
Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence .

SCÈNE II

CLÉANTE , ÉLISE .
CLEANTE .
Je suis bien aise de vous trouver seule , ma sœur ; et je
1. Voie, moyen.
2. Charger la complaisance. l'exagérer, l'outrer. Cf.:
De protestations, d'offres et de serments
Vous chargez la fureur de vos embrassements. (Misanth., 1, 1.)
3. S'ajuster à, s'accommoder à, se régler sur. Cf.: « Tâchez de vous ajuster
aux mœurs. »(SÉVIGNÉ.)
Suivons, suivons l'exemple, ajustons -nous au temps. (Psyché, 1, 1.)
4. Valère ne semble pas avoir bien bonne opinion de la nature humaine.
Mais, en cela, il est d'accord avec nos moralistes, et met en pratique cette
maxime de La Rochefoucauld : « L'intérêt met en œuvre toutes sortes de
vertus et de vices. »
5. Tâcher à, comme tâcher de. Emploi fréquent. Cf.:
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler. (Misanth., iv, 2.)
Je vois qu'envers mon frère ou tache à me noircir. (Tart., III, 4.)
L'AVARE. 3
8 L'AVARE.
brûlais de vous parler , pour m'ouvrir à vous d'un secret¹ .
ÉLISE.
Me voilà prête à vous ouïr, mon frère . Qu'avez- vous à
me dire?
CLEANTE.
Bien des choses , ma sœur, enveloppées dans un mot :
J'aime.
ÉLISE.
Vous aimez ?
CLEANTE .
2
Oui, j'aime. Mais avant que d'aller plus loin , je sais
que je dépends d'un père , et que le nom de fils me soumet
à ses volontés ; que nous ne devons point engager notre foi
sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour ; que
le ciel les a faits les maîtres de nos vœux , et qu'il nous est
enjoint de n'en disposer que par leur conduite ; que , n'étant
prévenus d'aucune folle ardeur , ils sont en état de se trom
per bien moins que nous , et de voir beaucoup mieux ce qui
nous est propre ; qu'il en faut plutôt croire les lumières de
leur prudence, que l'aveuglement de notre passion ; et que
l'emportement de la jeunesse nous entraîne le plus souvent
dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela , ma sœur,
afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire5 ;
car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie
de ne me point faire de remontrances.
ÉLISE.
Vous êtes-vous engagé , mon frère , avec celle que vous
aimez?
CLEANTE .
Non, mais j'y suis résolu 7 ; et je vous conjure , encore une
fois, de ne me point apporter de raisons pour m'en dis
suader.
1. S'ouvrir à quelqu'un d'un secret, lui confier ce secret . Cf.: « Je vous
défends de vous ouvrir à qui que ce soit de vos peines. (BOSSUET, Lett.
à la sœur Cornuau, 150.) C'était à lui qu'il s'ouvrait de sa passion. » (Ha
MILTON, Grammont, 11.)
2. Avant que d'aller. Molière a employé indifféremment, avec l'infinitif,
les trois formes : avant de, avant que de, avant que.
3. Conduite, direction.
4. En est explétif comme dans ces phrases : En croirai-je mes yeux ? -
En êtes-vous arrivé là ? Je n'en peux mais, etc.
5. La précaution est plaisante et fine.
6. Engagé avec. Même sens que dans ces vers :
J'etais, par les doux nonds d'une ardeur mutuelle,
Engagé de parole avecque cette belle. (Ec. des Femmes, v, 3.)
7. Y, à cela, à m'engager. Cf.:
Vous me haissez donc ? - J'y fais tous mes efforts. (Amph., 11, 6.)
ACTE I , SCÈNE II . 9
ÉLISE.
Suis-je, mon frère , une si étrange personne?
CLEANTE .
Non, ma sœur ; mais vous n'aimez pas. Vous ignorez la
douce violence qu'un tendre amour fait sur nos cœurs , et
j'appréhende votre sagesse .
ÉLISE .
Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse . Il
n'est personne qui n'en manque , du moins une fois en sa
vie ; et si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos
yeux bien moins sage que vous .
CLEANTE .
Ah ! plût au ciel que votre âme , comme la mienne ...
ÉLISE.
Finissons auparavant votre affaire , et me dites¹ qui est
celle que vous aimez .
CLEANTE .
Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers ,
et qui semble être faite pour donner de l'amour à tous ceux
qui la voient. La nature, ma sœur , n'a rien formé de plus
aimable ; et je me sentis transporté , dès le moment que je
la vis . Elle se nomme Mariane, et vit sous la conduite
d'une bonne femme de mère² , qui est presque toujours ma
lade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'a
mitié qui ne sont pas imaginables . Elle la sert, la plaint ,
et la console avec une tendresse qui vous toucherait l'âme.
Elle se prend d'un air le plus charmant du monde aux
choses qu'elle fait ; et l'on voit briller mille grâces en toutes
ses actions, une douceur pleine d'attraits , une bonté toute
engageante, une honnêteté adorable, une ... Ah ! ma sœur ,
je voudrais que vous l'eussiez vue !

1. Me dites, dites-moi . Quand deux verbes à l'impératif se suivaient et


que le second était accompagné d'un pronom, les écrivains du dix-septième
siècle mettaient ce pronom avant le dernier verbe . Cf.:
Va, cours, vole, et nous venge. (CORNEILLE, Cid, 1, 5.)
Polissez-le sans cesse et le repolissez. (BOILEAU, Art poét., 1. )
2. Bonne femme de mère. Le mot bonne femme n'était point pris alors en
mauvaise part , et signifiait simplement vieille femme. De même bonhomme
se disait d'un homme déjà vieux. « J'ai perdu mon bonhomme de père. »
(BALZAC.) Le bonhomme Broussel eut scrupule de souffrir que son nom
fût allégué comme un obstacle à la paix. » ( DE RETZ. ) « On apprit à Cham
bord la mort du bonhomme Corneille. » (Journal de Dangeau.)
3. D'un air le plus charmant. Au dix-septième siècle, les substantifs
suivis d'un adjectif au superlatif n'étaient pas toujours précédés de l'article
défini ; on employait souvent l'adjectif indéfini un. Cf.: « George Dandin,
vous avez fait une sottise la plus grande du monde. » (G. Dandin, 1, 1.)
10 L'AVARE .
ÉLISE.
J'en vois beaucoup , mon frère, dans les choses que vous
me dites ; et pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit
que vous l'aimez.
CLEANTE .
J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accom
modées¹ , et que leur discrète conduite a de la peine à
étendre à tous leurs besoins le bien qu'elles peuvent avoir.
Figurez -vous , ma sœur , quelle joie ce peut être que de re
lever la fortune d'une personne que l'on aime ; que de
donner adroitement quelques petits secours aux modestes
nécessités d'une vertueuse famille ; et concevez quel dé
plaisir ce m'est de voir que, par l'avarice d'un père , je sois
dans l'impuissance de goûter cette joie, et de faire éclater à
cette belle aucun témoignage de mon amour .
ÉLISE.
Oui , je conçois assez , mon frère, quel doit être votre
chagrin.
CLEANTE .
Ah ! ma sœur , il est plus grand qu'on ne peut croire .
Car enfin , peut- on rien voir de plus cruel que cette rigou
reuse épargne qu'on exerce sur nous ? que cette sécheresse
étrange où l'on nous fait languir? Et que nous servira d'a
voir du bien , s'il ne nous vient que dans le temps que
nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir ? et si , pour
m'entretenir même , il faut que maintenant je m'engage de
tous côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les
jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter
des habits raisonnables ? Enfin , j'ai voulu vous parler pour
m'aider à sonder mon père sur les sentiments où je suis ; et
3
si je l'y trouve contraire , j'ai résolu d'aller en d'autres
lieux, avec cette aimable personne, jouir de la fortune que

1. Accommodées, riches. Voyez encore plus loin, même acte, scène vII :
Le seigneur Anselme est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage,
et fort accommode. »
Il est à remarquer que incommodé s'est employé dans le sens de pauvre.
Cf.: «Revenons donc aux personnes incommodées, pour le soulagement des
quelles nos pères... assurent qu'il est permis de dérober, non seulement
dans une extrême nécessité... » (PASCAL, 8° Provinc.)
2. Dans le temps que, dans le temps où. C'est l'expression latine : Tem
pore quo. Cf. Nous voilà au temps, m'a-t-il dit, que je dois partir pour
l'armée. (Fourb. de Scap. , II, 8.)
3. Sije l'y trouve contraire. Y équivaut souvent, dans Molière, aux ex
pressions à lui, à elle, à eux. Cf. :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms. (Misanth., 11, 5.)
ACTE I , SCÈNE III . 11
le ciel voudra nous offrir . Je fais chercher partout , pour ce
dessein, de l'argent à emprunter ; et si vos affaires , ma
sœur, sont semblables aux miennes , et qu'il faille que
notre père s'oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous
deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient
depuis si longtemps son avarice insupportable .
ÉLISE .
Il est bien vrai que tous les jours il nous donne , de plus
en plus , sujet de regretter la mort de notre mère , et que...
CLEANTE .
J'entends sa voix . Eloignons- nous un peu pour nous
achever notre confidence , et nous joindrons après nos
forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.

SCÈNE III¹

HARPAGON, LA FLÈCHE.

HARPAGON.
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas¹ .
Allons , que l'on détale de chez moi , maître juré filou ,
vrai gibier de potence.
LA FLÈCHE.
Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit
vieillard ; et je pense , sauf correction , qu'il a le diable au
corps.
HARPAGON.
Tu murmures entre tes dents !

1. 11 paraît que pendant quelque temps il a été de tradition au théâtre de


passer les premières scènes et de commencer la pièce à la scène troisième.
Nous ferons remarquer, à ce sujet, que les deux premières scènes con .
tiennent la plus grande partie de l'exposition, préparent l'entrée d'Harpa
gon, nous intéressent aux projets d'Elise et de Cléante et nous font hair,
avec ces jeunes gens, la tyrannie dont ils souffrent. Cailhava, dans ses
Etudes sur Molière, a eu raison de protester contre la mutilation qu'on
faisait subir à l'Avare et qu'il appelle la plus absurde des traditions.
2. Voyez Plaute, Aulularia, act. I, sc. i :
EUCLIO, STAPHYLA.
E. Exi, inquam ; age, exi ! Exeundum hercle tibi hinc est foras,
Circumspectatrix cum oculis emissiciis !
S. Nam cur me miseram verberas ? E. Ut misera sis,
Atque ut te dignam mala malam ætatem exigas.
S. Nain me qua causa extrusisti ex ædibus?
E. Tibi ego rationem reddam, stimulorun seges?
Illuc regredere ab ostio ! illuc, sis. Vide,
Ut incedit, etc...
12 L'AVARE.
LA FLÈCHE.
Pourquoi me chassez-vous ?
HARPAGON.
C'est bien à toi , pendard , à me demander des raisons :
Sors vite , que je ne t'assomme¹ .
LA FLÈCHE.
Qu'est- ce que je vous ai fait ?
HARPAGON.
Tu m'as fait, que je veux que tu sortes .
LA FLÈCHE.
Mon maître , votre fils , m'a donné ordre de l'attendre .
HARPAGON.
Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma
maison planté tout droit comme un piquet , à observer ce
qui se passe, et faire ton profit de tout . Je ne veux point
avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires ; un
traître dont les yeux maudits assiègent toutes mes actions ,
dévorent ce que je possède , et furettent de tous côtés pour
voir s'il n'y a rien voler 2 .
LA FLÈCHE .
Comment diantre voulez -vous qu'on fasse pour vous
voler ? Etes-vous un homme volable , quand vous renfermez
toutes choses , et faites sentinelle jour et nuit ?
HARPAGON.
Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sen
tinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mou
chards , qui prennent garde à ce qu'on fait ? (Bas , à part .)

1. Que je ne t'assomme. Que... ne équivaut à quin des Latins. Cf. :


Je ne sais qui me tient, infâme,
Que je ne t'arrache les yeux. (Amphytr., 11, 8.)
2. Euclion, dans Plaute, témoigne les mêmes craintes :
Circumspectatrix cum oculis emissiciis...
Oculos hercle ego istos, improba, effodiam tibi,
Ne me observare possis, quid rerum geram...
Quæ in occipitio quoque habet oculos, pessumna.
Ce dernier trait est d'un comique excellent ; mais Harpagon ne le cède
en rien à Euclion, car un homme qui se plaint que les regards d'un valet dé
vorent ce qu'il possède trahit par là-même son caractère et son avarice.
3. Mouchards. On disait aussi dans le même sens des mouches. « Il n'y a
rien qui rende tant odieux les tyrans que les mouches, c'est-à - dire les es
pions qui vont partout espiant ce qui se fait et qui se dit. » (AMYOT, De la
Curiosité, 27.)
Les mouches de cour sont chassées. (LA FONT., Fabl., IV, 3.)
On trouve, dès le quinzième siècle, le verbe moucher au sens d'épier,
espionner :
Et qui plus est, mouscher par les provinces
Pour mieux ouyr et rapporter aux princes. (FAIFEU.)
ACTE I , SCÈNE III. 13
Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon
argent. (Haut. ) Ne serais-tu point homme à aller faire
courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?
LA FLÈCHE.
Vous avez de l'argent caché ?
HARPAGON.
Non , coquin, je ne dis pas cela . (Bas, à part. ) J'enrage.
(Haut. ) Je demande si malicieusement tu n'irais point faire
courir le bruit que j'en ai.
LA FLÈCHE.
Hé ! que nous importe que vous en ayez , ou que vous
n'en ayez pas , si c'est pour nous la même chose ?
HARPAGON .
( Levant la main pour lui donner un soufflet. )
Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement
ci par les oreilles. Sors d'ici , encore une fois .
LA FLÈCHE.
Hé bien , je sors.
HARPAGON .
Attends . Ne m'emportes- tu rien?
LA FLÈCHE .
Que vous emporterais-je ?
HARPAGON .
Viens çà , que je voie . Montre- moi tes mains.
LA FLÈCHE .
Les voilà.
HARPAGON.
Les autres.
LA FLÈCHE.
Les autres ?
HARPAGON.
Oui .
LA FLÈCHE .
Les voil๠.

Le mot mouche semble donc avoir formé mouchard. Mais ce dernier ne


se rencontre pas avant le seizième siècle, et Mézeray nous apprend que ce
nom fut donné pour la première fois aux espions d'un inquisiteur appelé
de Mouchy. Cette dernière étymologie, dit M. Littré, a été adoptée par
Voltaire.
1. Cette scène est imitée de la scène II de l'acte IV de l'Aulularia.
EUCLIO, STROBILUS.
E. Ostende huc manns.
S. Em tibi. E. Ostende. S. Eccas. E. Video. Age, ostende etiam tertiam.
Il est certain que, pour un avare, ceux qu'il soupçonne ont des yeux
14 L'AVARE.
HARPAGON, montrant les haut-de-chausses de La Flèche.
N'as -tu rien mis ici dedans !
LA FLÈCHE.
Voyez vous-même¹ .
HARPAGON , tâtant le bas des haut-de- chausses de La Flèche.
Ces grands haut-de- chausses sont propres à devenir les
recéleurs des choses qu'on dérobe, et je voudrais qu'on en
eût fait pendre quelqu'un .
LA FLÈCHE, à part.
Ah ! qu'un homme comme cela mériterait bien ce qu'il
craint ! et que j'aurais de joie à le voler !
HARPAGON.
Euh?
LA FLÈCHE.
Quoi?
HARPAGON.
Qu'est-ce que tu parles de voler ?
LA FLÈCHE .
Je dis que vous fouilliez bien partout , pour voir si je
vous ai volé.
HARPAGON.
C'est ce que je veux faire . (Il fouille dans les poches de
la Flèche .)
LA FLÈCHE , à part.
La peste soit de l'avarice et des avaricieux !
HARPAGON.
Comment ? que dis- tu ?
jusque derrière la tète , selon l'expression de Plaute, et plus de mains que
les autres hommes. Cependant la plaisanterie du poète latin passe ici la
vraisemblance, et celle de Molière ne blesse pas moins la vérité. Dans le
Riche vilain, de Chappuzeau ( 1663) , le même trait paraît à quelques criti
ques reproduit avec plus de bonheur :
CRISPIN.
Çà, montre-moi ta main.
PHILIPPIN
Tenez.
CRISPIN.
L'autre.
PHILIPPIN.
Tenez ; voyez jusqu'à demain.
CRISPIN.
L'autre.
PHIL'PPIN.
Allez la chercher. En ai-je une douzaine?
Toutefois, il est incontestable que le mot de Molière fait rire et peut
s'expliquer ou par la colère violente d'Harpagon ou par le souci exagéré
qu'il a de son argent.
1. Cf. PLAUTE, Aulular. , act. VI, sc. II :
E. Agedum, exentedum pallium.
S. Tuo arbitratu. E. Ne inter tunicas habeas. S. Tenta, qua lubet.
ACTE I , SCÈNE III. 15
LA FLÈCHE.
Ce que je dis ?
HARPAGON.
Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux ?
LA FLÈCHE .
Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux.
HARPAGON.
De qui veux-tu parler?
LA FLÈCHE
Des avaricieux.
HARPAGON.
Et qui sont-ils , ces avaricieux?
LA FLÈCHE.
Des vilains et des ladres .
HARPAGON.
Mais qui est-ce que tu entends par là?
LA FLÈCHE .
De quoi vous mettez-vous en peine ?
HARPAGON.
Je me mets en peine de ce qu'il faut.
LA FLÈCHE .
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ?
HARPAGON.
Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à
qui tu parles quand tu dis cela .
LA FLÈCHE .
Je parle... Je parle à mon bonnet¹ .
HARPAGON.
Et moi , je pourrais bien parler à ta barrette " .
LA FLÈCHE .
M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux ?
HARPAGON.
Non ; mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent.
Tais-toi.
LA FLÈCHE .
Je ne nomme personne.
HARPAGON .
Je te rosserai , si tu parles.

1. Parler à son bonnet, se parler à soi-même.


2. Parler à la barrette de quelqu'un, lui parler sans ménagement, le
frapper à la tête. La barrette, selon Ménage, était un bonnet à l'usage des
paysans de la Gascogne et du Languedoc.
3.
16 L'AVARE .
LA FLÈCHE.
Qui se sent morveux, qu'il se mouche¹ .
HARPAGON.
Te tairas-tu ?
LA FLÈCHE .
Oui, malgré moi.
HARPAGON.
Ha, Ha !
LA FLÈCHE.
montrant à Harpagon une poche de son justaucorps.
Tenez, voilà encore une poche. Etes -vous satisfait?
HARPAGON.
Allons , rends - le-moi sans te fouiller 2 .
LA FLÈCHE .
Quoi?
HARPAGON.
Ce que tu m'as pris.
LA FLÈCHE.
Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON .
Assurément?
LA FLÈCHE.
Assurément.
HARPAGON.
Adieu . Va-t'en à tous les diables !
LA FLÈCHE , à part.
Me voilà fort bien congédié³ .
HARPAGON.
Je te le mets sur ta conscience , au moins .

1. Expression proverbiale pour dire : « Celui qui se sent coupable des


choses qu'on blâme, en général, doit prendre pour lui la censure. » (LITTRÉ.)
2. Sans te fouiller, pour sans que je te fouille. Il n'est pas rare de
trouver dans Molière un infinitif ayant un autre sujet que celui de la phrase,
et employé avec une préposition , là où nous mettrions un mode personnel
avec une conjonction. Elle me touche assez pour m'en charger moi
même. » (Bourg. gentilh. ) Nous trouvons mème à une époque plus rappro
chée « Bien loin d'en répondre devant Dicu , il semble qu'il leur ait réservé
ce dernier et infaillible moyen. » (LA BRUYÈRE.)
3. Cf. PLAUT. , Aulul., act. IV, sc. II :
EUCLIO, STROBILUS.
E. Jam scrutari mitto. Redde huc. S. Quid reddam ? E. Ah, nugas agis.
Certe habes. S. Habeo ego ? Quid habeo ? E. Non dico ? Audire expetis ?
Id meum, quidquid habes, redde. S. Insanis : perscrutatus es
Tuo arbitratu... E. Abi quo lubet.
Juppiter te dique perdant ! S. Hand male gratias agit.
Il faut remarquer que le dernier mot, si comique et si vrai, du vieil Har
pagon n'est point emprunté à Plaute.
ACTE I , SCÈNES IV ET V. 17

SCÈNE IV

HARPAGON , seul.
Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort, et je ne
me plais point à voir ce chien de boiteux-l๠. Certes , ce
n'est pas une petite peine que de garder chez soi une
grande somme d'argent ; et bien heureux qui a tout son
fait bien placé , et ne conserve seulement que ce qu'il
faut pour sa dépense ! On n'est pas peu embarrassé à in
venter dans toute une maison une cache³ fidèle : car , pour
moi, les coffres-forts me sont suspects , et je ne veux jamais
m'y fier . Je les tiens justement une franche amorce 4 à
voleurs ; et c'est toujours la première chose que l'on va
attaquer.

SCÈNE V

HARPAGON, ÉLISE et CLÉANTE, parlant ensemble,


et restant dans le fond du théâtre.
HARPAGON, se croyant seul.
Cependant je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré
dans mon jardin dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix
5
mille écus en or, chez soi , est une somme assez ... (A
part, apercevant Elise et Cléante . ) O ciel ! je me serai trahi
moi-même . La chaleur m'aura emporté , et je crois que
j'ai parlé haut en raisonnant tout seul . (A Cléante et à Elise.)
Qu'est-ce?
1. Ce chien de boiteux- là. Béjart, qui jouait le rôle de La Flèche, était
boiteux.
2. Tout son fait. Fait s'employait pour désigner la fortune de quelqu'un,
ou même sa condition, sa conduite, tout ce qui le concernait. Cf.:
Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix.
(LA FONT., Fables, x, 10.)
Et avec la seconde signification :
Tout son fait, croyez-moi , n'est rien qu'hypocrisie. (Tartuffe, 1, 1, 6.)
3. Cache, pour cachette. Cf. :
11 dit au roi Je sais, Sire, une cache
Et ne crois pas qu'autre que moi la sache. (LA FONT. , Fables, vi, 6.)
4. Je les tiens une franche amorce. Tenir a ici le même sens qu'aujour
d'hui tenir pour. « Je vous tiens mon véritable père. D (Ec. des Femmes,
v, 6). La plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses. » (LA
FONT., Vie d'Esope.)
5. Dix mille écus est une somme. Il n'est pas rare de trouver, au dix
septième siècle, le verbe s'accordant, par attraction, non avec le sujet qui
est au pluriel, mais avec l'attribut qui est au singulier, et réciproquement.
Cf. " Cinquante domestiques est une étrange chose. » (SÉVIGNÉ. ) Sa ma
ladie sont des vapeurs. » (Id.)
18 L'AVARE.
CLEANTE .
Rien , mon père.
HARPAGON,
Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?
ÉLISE .
Nous ne venons que d'arriver.
HARPAGON.
Vous avez entendu...
CLEANTE .
Quoi , mon père ?
HARPAGON.
Là ...
ÉLISE.
Quoi?
HARPAGON .
Ce que je viens de dire ?
CLEANTE .
Non.
HARPAGON .
Si fait, si fait.
ÉLISE.
Pardonnez-moi.
HARPAGON .
Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots . C'est
que je m'entretenais en moi-même de la peine qu'il y a au
jourd'hui à trouver de l'argent ; et je disais, qu'il est bien
heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi .
CLEANTE.
Nous feignions à vous aborder , de peur de vous inter
rompre.
HARPAGON.
Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez

1. Il est bien heureux qui. Cette tournure est très ancienne :


Il faict mal, qui ne leur complaist. (VILLON, Gr. Testam.)
Il sera bien fin qui me trompera.. (LARIVEY, Le Laquais, v.)
Il passe pour tyran quiconque s'y fait maître.
(CORNEILLE, Cinna, 11, 2.)
Cet il, qui était autrefois un tour très heureux, la tyrannie de l'usage
l'a aboli. ( VOLTAIRE .)
2. Nous feignions. Feindre à, suivi d'un infinitif, signifiait : hésiter à.
Molière emploie aussi feindre de au même sens :
Vous ne devez point feindre à me le faire voir. (Misanth., v, 2.)
Je ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait nous ren
contrer il y a six jours. » (Mal. imag., 1, 5.)
ACTE I , SCENE V. 19
pas prendre les choses de travers , et vous imaginer que je
dise que c'est moi qui ai dix mille écus .
CLEANTE .
Nous n'entrons point dans vos affaires .
HARPAGON.
Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !
CLEANTE .
Je ne crois pas...
HARPAGON.
Ce serait une bonne affaire pour moi.
ÉLISE.
Ce sont des choses...
HARPAGON.
J'en aurais bon besoin .
CLEANTE.
Je pense que...
HARPAGON.
Cela m'accommoderait fort.
ÉLISE.
Vous êtes...
HARPAGON.
Et je ne me plaindrais pas , comme je fais , que le temps.
est misérable¹ .
CLEANTE.
Mon Dieu ! mon père, vous n'avez pas lieu de vous
plaindre, et l'on sait que vous avez assez de bien .
HARPAGON.
Comment ? j'ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont
menti . Il n'y a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui
font courir tous ces bruits-là.
ÉLISE.
Ne vous mettez point en colère .
HARPAGON.
Cela est étrange ! que mes propres enfants me trahissent,
et deviennent mes ennemis !
CLEANTE.
Est-ce être votre ennemi , que de dire que vous avez du
bien?
1. Cette méfiance d'Harpagon à l'égard de ses enfants est un des traits
les mieux imaginés et les plus vrais de ce caractère : l'avarice dessèche le
cœur; les parents les plus proches sont pour l'avare ses plus grands enne
mis; dans son fils il ne voit qu'un héritier qui convoite ses biens, et, tout
entier à son ardeur de conserver et d'entasser, il souhaiterait volontiers la
mort de tous les siens, plus cruel en cela qu'Orgon qui n'affecte que l'in
différence.
20 L'AVARE .
HARPAGON.
Oui . De pareils discours, et les dépenses que vous faites ,
seront cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi
couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de
pistoles¹ .
CLEANTE.
Quelle grande dépense est-ce que je fais?
HARPAGON.
Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux
équipage que vous promenez par la ville ? Je querellais hier
votre sœur , mais c'est encore pis . Voilà qui crie vengeance
au ciel ; et , à vous prendre depuis les pieds jusqu'à la tête,
il y aurait là de quoi faire une bonne constitution 2. Je vous
l'ai dit vingt fois , mon fils , toutes vos manières me déplai
sent fort vous donnez furieusement dans le marquis ; et ,
pour aller ainsi vêtu , il faut bien que vous me dérobiez .
CLEANTE.
Hé! comment vous dérober?
HARPAGON.
Que sais -je ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entre
tenir l'état que vous portez?
CLEANTE.
Moi , mon père ? c'est que je joue ; et comme je suis fort
heureux , je mets sur moi tout l'argent que je gagne .
HARPAGON.
C'est fort mal fait . Si vous êtes heureux au jeu, vous
devriez en profiter , et mettre à honnête intérèt l'argent que
vous gagnez , afin de le trouver un jours . Je voudrais bien
savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans

1. Pistoles. Pièce d'or qui n'était point battue au coin de France et


qui valait onze livres et quelques sous. ( LITTRÉ.) - Cousu de pistoles,
expression proverbiale équivalant à tout cousu d'or.
Son voisin au contraire était tout cousu d'or.
(LA FONT., Fables, vi , 2.)
2. Constitution, établissement d'une rente, d'une pension.
3. Etat, mise d'une personne , façon de se vêtir.
4. Cet aveu de Cléante offrait une belle occasion de moraliser sur les
suites funestes du jeu , et c'est à quoi n'eût pas manqué un auteur vul
gaire. Mais Molière peignait trop bien les passions pour tomber dans une
pareille faute. Harpagon est avare avant d'être père, et le sentiment qui
le domine doit répondre à l'aveu qu'il reçoit. Aussi, loin de s'effrayer,
comme un bon père, des égarements de son fils, loin de le blâmer de s'a
bandonner à la plus terrible des passions, il le blâme de n'avoir pas un vice
de plus, de ne pas profiter de son bonheur pour mettre à honnête intérêt
l'argent
caractèrequ'il gagne. IlMolière
était impossible
semble lired'entrer
au fondplusdu profondément dans le
de l'Avare. cœur de ses person
nages. » (Note d'Aimé MARTIN.)
ACTE I , SCÈNE V. 21
dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu'à la tête ; et si
une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit pas pour attacher
un haut-de-chausses ? Il est bien nécessaire d'employer de
l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des che
veux de son cru¹ , qui ne coûtent rien . Je vais gager qu'en
perruques et rubans , il y a du moins 2 vingt pistoles ; et
vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols
huit deniers , à ne les placer qu'au denier douze³ .
CLEANTE.
Vous avez raison .
HARPAGON.
Laissons cela , et parlons d'autre affaire . ( Apercevant
Cléante et Elise qui se font des signes .) Euh ! (Bas , à part. )
Je crois qu'ils se font signe l'un à l'autre de me voler ma
bourse . (Haut . ) Que veulent dire ces gestes -là ?
ÉLISE .
Nous marchandons , mon frère et moi , à qui parlera le
premier ; et nous avons tous deux quelque chose à vous
dire.
HARPAGON.
Et moi, j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous
deux.
CLEANTE .
C'est de mariage, mon père , que nous désirons vous
parler.
HARPAGON.
Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
ÉLISE .
Ah ! mon père.
HARPAGON.
Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot , ma fille , ou la chose qui
vous fait peur ?
CLEANTE.
Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon

1. De son cru. On dit bien : du vin de son cru, des vers de son cru , des
verités de son cru, etc. Mais des cheveux de son cru, le mot est une vraie
trouvaille.
2. Du moins, comme au moins, pour le moins.
3. Un denier d'intérêt pour douze deniers de prêt, c'est-à-dire un peu
plus de huit pour cent.
4. La défiance ne saurait être poussée plus loin, à moins qu'Harpagon,
comme le Baron avare du poète russe Pouchkine, n'accuse ses enfants de
vouloir le tuer pour le voler.
22 L'AVARE.
que vous pouvez l'entendre¹ ; et nous craignons que nos
sentiments ne soient pas d'accord avec votre choix.
HARPAGON.
Un peu de patience. Ne vous alarmez point. Je sais ce
qu'il faut à tous deux ; et vous n'aurez , ni l'un ni l'autre,
aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends
faire. Et, pour commencer par un bout (à Cléante) : avez
vous vu, dites-moi , une jeune personne appelée Mariane,
qui ne loge pas loin d'ici ?
CLEANTE.
Oui , mon père.
HARPAGON.
Et vous ?
ÉLISE.
J'en ai ouï parler .
HARPAGON.
Comment, mon fils , trouvez-vous cette fille ?
CLEANTE .
Une fort charmante personne .
HARPAGON.
Sa physionomie?
CLEANTE .
Toute honnête et pleine d'esprit.
HARPAGON.
Son air et sa manière?
CLEANTE.
Admirables , sans doute .
HARPAGON.
Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériterait
assez que l'on songeât à elle ?
CLEANTE.
Oui , mon père .
HARPAGON.
Que ce serait un parti souhaitable ?
CLEANTE.
Très souhaitable.

1. De la façon que. Cf.: « Il semble, de la façon que vous parlez, que la


vérité dépende de notre volonté. » (PASCAL, Provinc., vIII.)
Corneille a employé de la manière que :
De la manière enfin qu'avec toi j'ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu. (Cinna, v, 1.)
ACTE 1 , SCÈNE V. 23
HARPAGON .
Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage¹ ?
CLEANTE .
Sans doute .
HARPAGON.
Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle ?
CLEANTE .
Assurément.
HARPAGON.
Il y a une petite difficulté ; c'est que j'ai peur qu'il n'y
ait pas avec elle tout le bien qu'on pourrait prétendre² .
CLEANTE .
Ah ! mon père, le bien n'est pas considérable³ , lorsqu'il
est question d'épouser une honnête personne .
HARPAGON .
Pardonnez-moi, pardonnez-moi . Mais ce qu'il y a à dire ,
c'est que, si l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite ,
on peut tâcher de regagner cela sur autre chose .
CLEANTE.
Cela s'entend.
HARPAGON .
Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ;
car son maintien honnête et sa douceur m'ont gagné l'àme ;
et je suis résolu de l'épouser, pourvu que j'y trouve quel
que bien ".
CLEANTE .
Euh ?
HARPAGON.
Comment?
CLEANTE .
Vous êtes résolu , dites - vous ....

1. Qu'elle a toute la mine de... Sa mine fait conjecturer que... Cf.: J'ai
bien la mine, pour moi, de payer plus cher vos folies. (Scapin, 1, 1. )
2. Tout le bien qu'on pourrait prétendre, comme auquel on pourrait
prétendre.
3. Considérable, digne de considération. Cf.
Je vous tiens préférable
A tout ce que j'y vois de plus considérable. (Misanth., 1. 2.)
4. La restriction nous rassure. Nous ne reprocherons donc pas à Molière,
comme on l'a fait, d'avoir peint son avare amoureux et d'avoir ainsi détruit
l'unité de ce caractère. Harpagon n'aime pas, mais il épouserait volontiers
une femme jeune, une honnête personne, à condition toutefois qu'il ne lui
en coutât rien et qu'il en pût tirer quelque avantage. Aussi , dès qu'il
verra à quelles dépenses l'obligent les apprêts seuls de ses noces, il renon
cera sans trop de peine à son idée. En attendant, ses projets serviront à
mettre en plein jour sa lésine et à faire naitre cette rivalité du père et du
24 L'AVARE .
HARPAGON.
D'épouser Mariane.
CLEANTE .
Qui ? vous, vous ?
HARPAGON .
Oui, moi , moi ; moi . Que veut dire cela?
CLEANTE.
Il m'a pris tout-à-coup un éblouissement, et je me retire
d'ici.
HARPAGON .
Cela ne sera rien . Allez vite boire dans la cuisine un
grand verre d'eau claire .

SCÈNE VI

HARPAGON , ÉLISE.
HARPAGON.
Voilà de mes damoiseaux flouets¹ , qui n'ont non plus ' de
vigueur que des poules . C'est là , ma fille , ce que j'ai résolu
pour moi . Quant à ton frère , je lui destine une certaine
veuve dont ce matin on m'est venu parler ; et pour toi , je
te donne au seigneur Anselme.
ÉLISE .
Au seigneur Anselme ?
HARPAGON.
Oui . Un homme mûr, prudent et sage , qui n'a pas plus
de cinquante ans , et dont on vante les grands biens .
ELISE, faisant la révérence.
Je ne veux point me marier , mon père , s'il vous plaît.
HARPAGON , Contrefaisant Elise.
Et moi, ma petite fille ma mie³ , je veux que vous vous
mariiez, s'il vous plaît.
fils, qui n'est pas un des moindres ressorts de l'action. Voir l'Etude qui
précède la pièce.
1. Les éditions du dix - septième siècie portent flouet, diminutif de flou.
C'était l'orthographe en usage, et La Fontaine a écrit de même :
Damoiselle belette, au corps long et flouet. (Fables, I, 17.)
2. Qui n'ont non plus. Il y a là une légère négligence : l'expression
manque d'harmonie."
3. Ma mie. L'orthographe véritable et primitive était m'amie pour ma
amie. « Un homme du treizième siècle qui nous entendrait dire le lende
main au lieu de l'endemain ; quel que soit celui que je visiterai, au lieu de
qui que je visiterai ; en quelque lieu qu'on arrive, au lieu de en quel lieu
qu'on arrive; mon épée au lieu de m'épée (ma épée), s'exprimerait sans
doute d'une façon peu flatteuse sur le bon goût et la correction de langage
de ses arrière-neveux. » (LITTRE, Hist. de la Langue franç.)
ACTE I , SCÈNE VI . 23
ELISE , faisant encore la révérence .
Je vous demande pardon , mon père .
HARPAGON, contrefaisant Elise.
Je vous demande pardon , ma fille.
ÉLISE.
Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais
(faisant encore la révérence) , avec votre permission , je ne
l'épouserai point.
HARPAGON.
Je suis votre très humble valet ; mais (contrefaisant en
core Elise), avec votre permission , vous l'épouserez dès ce
soir.
ÉLISE.
Dès ce soir?
HARPAGON.
Dès ce soir.
ELISE , faisant encore la révérence.
Cela ne sera pas , mon père .
HARPAGON, contrefaisant encore Elise.
Cela sera, ma fille.
ÉLISE .
Non .
HARPAGON.
Si.
ÉLISE.
Non , vous dis-je.
HARPAGON.
Si , vous dis-je.
ÉLISE .
C'est une chose où vous ne me réduirez point.
HARPAGON.
C'est une chose où je te réduirai .
ÉLISE.
Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari¹ .
HARPAGON.
Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras . Mais voyez
1. C'est aussi la résolution que prend Mariane dans le Tartuffe. Cf.:
DORINE.
Sur cette autre union quelleMARIANE.
est donc votre attente ?
De me donner la mort si l'on me violente.
DORINE.
Fort bien. C'est un recours où je ne songeais pas :
Vous n'avezsans
Le remède qu'àdoute
mourir
estpour sortir d'embarras,
merveilleux...
26 L'AVARE.
quelle audace ! A- t-on jamais vu une fille parler de la sorte
à son père ?
ÉLISE.
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la
sorte?
HARPAGON.
C'est un parti où il n'y a rien à redire ; et je gage que
tout le monde approuvera mon choix.
ÉLISE.
Et moi , je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune
personne raisonnable.
HARPAGON, apercevant Valère de loin.
Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fas
sions juge de cette affaire ?
ÉLISE .
J'y consens.
HARPAGON.
Te rendras-tu à son jugement ?
ÉLISE.
Oui, j'en passerai par ce qu'il dira.
HARPAGON .
Voilà qui est fait.

SCÈNE VII

VALÈRE, HARPAGON , ÉLISE.


HARPAGON.
Ici , Valère. Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison ,
de ma fille , ou de moi.
VALERE .
C'est vous, monsieur, sans contredit.
HARPAGON.
Sais-tu bien de quoi nous parlons ?
VALÈRE.
Non . Mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute
raison.
HARPAGON.
Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi
riche que sage ; et la coquine me dit au nez qu'elle se
moque de le prendre¹ . Que dis- tu de cela ?
1. Se moquer de (avec un infinitif), refuser de faire une chose en la ri
diculisant, en s'en moquant .
ACTE I , SCÈNE VII . 27
VALERE.
Ce que j'en dis ?
HARPAGON.
Oui.
VALÈRE .
Eh , eh.
HARPAGON.
Quoi?
VALÈRE.
Je dis que , dans le fond , je suis de votre sentiment ; et
vous ne pouvez pas que vous n'ayez raison¹ . Mais aussi
n'a-t-elle pas tort tout à fait ; et...
HARPAGON.
Comment ! le seigneur Anselme est un parti considé
rable c'est un gentilhomme qui est noble 2 , doux , posé ,
sage, et fort accommodé , et auquel il ne reste aucun enfant
de son premier mariage . Saurait-elle mieux rencontrer ?
VALERE.
Cela est vrai . Mais elle pourrait vous dire que c'est un peu
précipiter les choses , et qu'il faudrait au moins quelque temps
pour voir si son inclination pourra s'accommoder avec...
HARPAGON .
C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux .
Je trouve ici un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ;
ct il s'engage à la prendre sans dot.
VALÈRE.
Sans dot?
HARPAGON.
Oui.
VALÈRE .
Ah ! je ne dis plus rien . Voyez-vous , voilà une raison
tout à fait convaincante il se faut rendre à cela .
HARPAGON.
C'est pour moi une épargne considérable .
VALERE.
Assurément, cela ne reçoit point de contradiction . Il est
vrai que votre fille vous peut représenter³ que le mariage
1. Vous ne pouvez pas que... Latinisme... Non possum quin exclamem. »
(CICERON, de Oratore, 11, 39.)
Je ne puis cette fois que je ne les excuse. (BOILEAU, Sat., x.)
2. Trait de satire contre ceux qui se disaient gentilshommes, sans être
vraiment de race noble.
3. Vous peut représenter. Les pronoms personnels compléments d'un
infinitif dépendant d'un autre verbe, se plaçaient le plus souvent, au dix
septième siècle, avant le premier des deux verbes, qui se trouvait ainsi as
28 L'AVARE .
est une plus grande affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va
d'être heureux ou malheureux, toute sa vie ; et qu'un enga
gement qui doit durer jusqu'à la mort ne se doit jamais
faire qu'avec de grandes précautions.
HARPAGON.
Sans dot.
VALERE.
Vous avez raison . Voilà qui décide tout, cela s'entend . Il
y a des gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occa
sions l'inclination d'une fille est une chose sans doute où
l'on doit avoir de l'égard ; et que cette grande inégalité
d'âge, d'humeur , et de sentiments, rend un mariage sujet
à des accidents très fâcheux .
HARPAGON.
Sans dot.
VALÈRE .
Ah ! il n'y a pas de réplique à cela . On le sait bien. Qui
diantre peut aller là contre ? Ce n'est pas qu'il n'y ait
quantité de pères qui aimeraient mieux ménager la satis
faction de leurs filles que l'argent qu'ils pourraient donner ;
qui ne les voudraient point sacrifier à l'intérêt , et cherche
raient , plus que toute autre chose , à mettre dans un ma
riage cette douce conformité qui sans cesse y maintient
l'honneur, la tranquillité, et la joie ; et que ...
HARPAGON.
Sans dot¹ .
VALÈRE.
Il est vrai , cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le
moyen de résister à une raison comme celle-là ?
HARPAGON, à part, regardant du côté du jardin .
Ouais ! il me semble que j'entends un chien qui aboie.
N'est-ce point qu'on en voudrait à mon argent? (A Valère .)
Ne bougez. Je reviens tout à l'heure .

similé à un auxiliaire. Dans la même phrase, nous en trouvons un second


exemple : ne se doit jamais faire.
1. Voilà ce fameux sans dot, dont Molière a sans doute pris l'idée chez
Plaute. Mais, dans la pièce de Plaute, c'est Euclion qui consent au mariage
de sa fille avec Mégadore, à condition que celui-ci la prenne sans dot :
Faxint ; illud facito ut memineris
Convenisse ut ne quid dotis mea ad te afferret filia.
L'idée n'a rien de comique. Molière fait au contraire du sans dot une
raison péremptoire qui coupe court à toutes les objections ; il donne à ce
mot une valeur sans réplique ; il le quintessencie en quelque sorte, et ré
sume en deux syllabes tout le caractère de l'Avare. Sans dot : les considé
rations d'argent avant les intérêts de famille, l'épargne avant le bonheur
des enfants, le gain avant la morale. Sans dot!
ACTE I , SCÈNE VIII . 29

SCÈNE VIII

ÉLISE, VALÈRE .

ÉLISE.
Vous moquez-vous , Valère , de lui parler comme vous
faites ?
VALERE.
C'est pour ne point l'aigrir , et pour en venir mieux à
bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout
gâter ; et il y a de certains esprits qu'il ne faut prendre
qu'en biaisant ; des tempéraments ennemis de toute résis
tance ; des naturels rétifs que la vérité fait cabrer¹ , qui
toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison² ,
et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les conduire .
Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en vien
drez mieux à vos fins , et...
ÉLISE .
Mais ce mariage , Valère ?
VALÈRE .
On cherchera des biais pour le rompre.
ÉLISE.
Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce
soir?
VALÈRE.
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
ÉLISE .
Mais on découvrira la feinte , si l'on appelle des mé
decins .
VALÈRE.
Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ?

1. Que la vérité fait cabrer. Pourquoi cabrer, et non se cabrer? 11 y a là


un fait grammatical, un procédé de style, très général aux seizième, dix
septième et dix- huitième siècles, un usage dont la découverte est due à
M. Frédéric Godefroy, le savant auteur du Lexique comparé de la langue
de Corneille et de la langue du dix-septième siècle Le pronom personnel
se supprime généralement après les verbes faire, laisser, mener, regarder,
sentir, voir,
achève le sensentendre,
. Pour plusécouter, suivis eux-mêmes d'un autre verbe qui
de détails sur cet usage curieux de l'ancienne
et bonne
sonne l. langue, voir le Lexique de M. Godefroy, à l'article Pronom per
2. Se roidissent contre le droit chemin. « Cette métaphore représente le
chemin de la raison comme escarpé et difficile à gravir. · (GÉNIN . ) L'in
terprétation est subtile, ingénieuse ; mais en réalité c'est un contre - sens
portant
diresur en
la signification du mot contre,
veut face de, en présence de. qui, comme adversus des Latins,
30 L'AVARE.
Allez , allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous
plaira , ils vous trouveront des raisons pour vous dire d'où
cela vient.
SCÈNE IX

HARPAGON, ÉLISE, VALÈRE.


HARPAGON, à part , dans le fond du théatre.
Ce n'est rien , Dieu merci .
VALÈRE , sans voir Harpagon .
Enfin notre dernier recours , c'est que la fuite nous peut
mettre à couvert de tout ; et si votre amour, belle Elise ,
est capable d'une fermeté¹ ... (Apercevant Harpagon . ) Oui , il
faut qu'une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle
regarde comme un mari est fait ; et, lorsque la grande
raison de sans dot s'y rencontre , elle doit être prête à prendre
tout ce qu'on lui donne 2.
HARPAGON.
Bon . Voilà bien parlé , cela.
VALÈRE.
Monsieur, je vous demande pardon si je m'emporte
un peu , et prends la hardiesse de lui parler comme je
fais.
HARPAGON.
Comment ? j'en suis ravi , et je veux que tu prennes sur
elle un pouvoir absolu . (A Elise . ) Oui , tu as beau fuir. Je
lui donne l'autorité que le ciel me donne sur toi , et j'en
tends que tu fasses tout ce qu'il te dira.
VALERE , à Élise .
Après cela, résistez à mes remontrances.

SCÈNE X
HARPAGON, VALÈRE.
VALÈRE.
Monsieur , je vais la suivre pour lui continuer les leçons
que je lui faisais .
1. L'entrée d'Harpagon à ce moment fournit un jeu de scène amusant,
et de plus empêche Valère d'achever une proposition qui ne peut que cau
ser un grand embarras à Élise : l'art de Molière est toujours délicat.
2. C'est à peu près le langage de Dorine , dans Tartuffe :
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Mais il y a dans les deux scènes la différence de ton que réclament et la
situation et le caractère des personnages.
ACTE II , SCÈNE 1 . 31
HARPAGON.
Oui , tu m'obligeras . Certes ...
VALERE.
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
HARPAGON.
Cela est vrai . Il faut...
VALERE .
Ne vous mettez pas en peine , je crois que j'en viendrai à
bout.
HARPAGON.
Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville , et
reviens tout à l'heure .
VALÈRE, adressant la parole à Elise, en s'en allant du côté
par où elle est sortie .
Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du
monde ; et vous devez rendre grâces au ciel de l'honnête
homme de père qu'il vous a donné . Il sait ce que c'est que
de vivre. Lorqu'on s'offre de prendre une fille sans dot, on
ne doit point regarder plus avant . Tout est renfermé là
dedans ; et Sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de
naissance, d'honneur , de sagesse, et de probité .
HARPAGON , seul.
Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle !
Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte ¹ !

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

CLEANTE , LA FLÈCHE.
CLÉANTE.
Ah ! traître que tu es , où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne
t'avais-je pas donné ordre... ?
LA FLÈCHE .
Oui , monsieur, et je m'étais rendu ici pour vous attendre
1. Voilà une confiance bien placée ! Mais nous ne saurions en vouloir à
Valère de l'artifice qu'il emploie pour tromper Harpagon , car, en réalité,
ce n'est pas de Valère, mais de sa propre passion qu'Harpagon est la dupe.
L'AVARE.
32 L'AVARE .
de pied ferme ; mais monsieur votre père , le plus malgra
cieux des hommes , m'a chassé dehors malgré moi , et j'ai
couru risque d'être battu .
CLEANTE.
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que
jamais ; et depuis que je ne t'ai vu , j'ai découvert que mon
père est mon rival .
LA FLÈCHE .
Votre père amoureux?
CLÉANTE.
Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher
le trouble où cette nouvelle m'a mis .
LA FLÈCHE .
Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se
moque-t-il du monde ? et l'amour a -t-il été fait pour des
gens bâtis comme lui ?
CLEANTE .
Il a fallu , pour mes péchés , que cette passion lui soit venue
en tête.
LA FLÈCHE .
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre
amour?
CLEANTE .
Pour lui donner moins de soupçon , et me conserver au
besoin des ouvertures¹ plus aisées pour détourner ce ma
riage. Quelle réponse t'a-t-on faite ?
LA FLÈCHE .
Ma foi, monsieur, ceux qui empruntent sont bien mal
heureux ; et il faut essuyer d'étranges choses , lorsqu'on
en est réduit à passer, comme vous , par les mains des fesse
mathieux 2 .
CLEANTE .
L'affaire ne se fera point ?
LA FLÈCHE.
Pardonnez-moi . Notre Maître Simon , le courtier qu'on
nous a donné , homme agissant et plein de zèle , dit qu'il a
1. Ouvertures, occasions, expédients. Cette signification a vieilli.
2. Fesse-Mathieux. On a donné de ce mot diverses étymologies. Saint
Mathieu fut, dit-on, avant sa conversion, receveur de tributs ou changeur,
et la malignité populaire lui attribuait la réputation de se livrer à l'usure.
Fesser Mathieu, c'était le battre pour lui tirer de l'argent. On a vu aussi
dans le mot fesse-mathieu une corruption de feste-Mathieu, si bien que
fester saint Mathieu serait l'équivalent de prêter à usure. Enfin, signalons
l'opinion par laquelle fesse serait la corruption non de feste, mais de fait :
il fait saint Mathieu, d'où fait-mathieu et fesse-mathieu .
ACTE II , SCENE I. 33
fait rage pour vous ; et il assure que votre seule physio
nomie lui a gagné le cœur.
CLEANTE.
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?
LA FLÈCHE.
Oui ; mais à quelques petites conditions , qu'il faudra
que vous acceptiez , si vous avez dessein que les choses so
fassent.
CLEANTE .
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?
LA FLÈCHE.
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte . Il apporte
encore plus de soin à se cacher que vous , et ce sont des
mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut
point du tout dire son nom , et l'on doit aujourd'hui l'aboucher
avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit ,
par votre bouche, de votre bien et de votre famille ; et je
ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les
choses faciles.
CLEANTE .
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne
peut m'ôter le bien.
LA FLÈCHE .
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre
entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien
faire :
« Supposé que le préteur voie toutes ses sûretés, et que l'em
prunteur soit majeur , et d'une famille où le bien soit ample,
solide, assuré, clair, et net de tout embarras , on fera une bonne
et exacte obligation par devant un notaire, le plus honnête
homme qu'il se pourra , et qui , pour cet effet, sera choisi par
le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit dùment
dressé. »
CLEANTE .
Il n'y a rien à dire à cela.
LA FLÈCHE.
« Le prêteur, pour ne charger sa conscience d'aucun scru
pule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit¹ . >>
CLEANTE .
Au denier dix-huit ? Parbleu , voilà qui est honnête . Il
n'y a pas lieu de se plaindre.
1. Au denier dix-huit, c'est-à-dire un denier d'intérêt pour dix-huit de
niers prêtés, soit un peu plus de cinq et demi pour cent.
34 L'AVARE.
LA FLÈCHE.
Cela est vrai. « Mais comme ledit préteur n'a pas chez lui la
somme dont il est question , et que, pour faire plaisir à l'em
prunteur, il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre,
sur le pied du denier cinq¹ , il conviendra que ledit premier
emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu
que ce n'est que pour l'obliger que ledit préteur s'engage à cet
emprunt. »
CLEANTE .
Comment diable ! quel Juif ! quel Arabe est- ce là ! C'est
plus qu'au denier quatre ² .
LA FLÈCHE .
Il est vrai , c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là
dessus.
CLEANTE .
Que veux-tu que je voie ? j'ai besoin d'argent, et il faut
bien que je consente à tout .
LA FLÈCHE.
C'est la réponse que j'ai faite .
CLEANTE.
Il y a encore quelque chose ?
LA FLÈCHE.
Ce n'est plus qu'un petit article. « Des quinze mille francs
qu'on demande, le préteur ne pourra compter en argent que
douze mille livres ; et pour les mille écus restants, il faudra
que l'emprunteur prenne les hardes, nippes et bijoux, dont
s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis , de bonne foi,
au plus modique prix qu'il lui a été possible. »
CLEANTE .
Que veut dire cela?
LA FLÈCHE.
Ecoutez le mémoire. « Premièrement , un lit de quatrepieds,
à bandes depoints de Hongrie, appliquées fort proprement sur
un drap de couleur d'olive ; avec six chaises et la courte
pointe de même ; le tout bien conditionné, et doublé d'un petit
taffetas changeant rouge et bleu. ―――――――― Plus, un pavillon³ à
queue, d'une bonne serge d'Aumale rose-sèche , avec le molet↳
et les franges de soie. »

1. Au denier cinq, à vingt pour cent.


2. Au denier quatre, à vingt-cinq pour cent.
3. Pavillon. On appelait ainsi le tour de lit en étoffe plissée, que l'on
suspend au plafond.
4. Molet. Petite frange qui sert à garnir les meubles. » ( LITTRÉ . )
ACTE II , SCÈNE I. 35
CLEANTE .
Que veut-il que je fasse de cela ?
LA FLÈCHE.
Attendez. « Plus une tenture de tapisserie des Amours
de Gombaut et de Macée ¹ . · Plus, une grande table de
bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés , qui se
tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six
escabelles. »
CLEANTE .
Qu'ai-je affaire, morbleu...
LA FLÈCHE.
Donnez-vous patience. « Plus trois gros mousquets , tout
garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes² assortis
santes. - Plus, un fourneau de brique , avec deux cornues
et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de dis
tiller. »
CLEANTE .
J'enrage.
LA FLÈCHE .
Doucement. « Plus un luth de Bologne, garni de toutes
ses cordes , ou peu s'en faut. - ·Plus , un trou-madame³ et un
damier, avec un jeu de l'oie renouvelé des Grecs , fort propres
à passer le temps lorsque l'on n'a que faire. - Plus , une peau
d'un lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin ; curiosité
agréable pour pendre au plancher d'une chambre. -- Le tout ,
ci-dessus mentionné , valant loyalement plus de quatre mille
cinq cents livres , et rabaissé à la valeur de mille écus , par la
discrétion du prêteur " . »
1. Les amours de Gombaut et de Macée. Voir au tome VII des Euvres
de Molière (édit. des Grands écrivains) une note très développée et très
intéressante sur ce sujet de tenture, qui se composait, dit M. Jules
Guiffrey, de huit panneaux représentant les principales scènes de la vie
champêtre. Les jeux et les plaisirs des paysans font la matière des pre
miers tableaux ; puis viennent les fiançailles, le festin de noces, et enfin la
mort du héros de ce petit drame rustique. »
2. Les trois fourchettes. On appelait ainsi des bâtons terminés d'un bout
par une pointe, qui se fichait en terre, et de l'autre par un fer fourchu sur
lequel les soldats appuyaient leurs mousquets pour tirer plus juste.
3. Trou-madame. « Sorte de jeu , qui se joue avec treize petites boules,
qu'on fait couler dans autant de trous, marqués pour la perte ou le gain. »
(LITTRE.)
4. L'idée plaisante de cet inventaire de vieilles friperies se trouvait déjà
dans La Belle plaideuse de Boisrobert. Voici la scène, que Molière a si
bien développée, amplifiée , métamorphosée : Ergaste, fils prodigue d'un
père avare, cherche, comme Cléante, à se procurer des fonds ; son valet
L'AVARE
36
338

.
CLEANTE .
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion , le traître , le
bourreau qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure sem
blable ? Et n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige ,
sans vouloir encor m'obliger à prendre , pour trois mille
livres , les vieux rogatons qu'il ramasse ? Je n'aurai pas
deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me
résoudre à consentir à ce qu'il veut ; car il est en état de me
faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard
sur la gorge .
LA FLÈCHE .
Je vous vois , monsieur , ne vous en déplaise , dans le
grand chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner,
prenant argent d'avance , achetant cher, vendant à bon
marché , et mangeant son blé en herbe¹ .
CLEANTE.
Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont
réduits par la maudite avarice des pères ; on s'étonne
après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent 2 .

Filipin s'est adressé, comme La Flèche, à un usurier, et fait part à son


maitre de ses négociations.
FILIPIN.
Milon à l'usurier vient de tåter le pouls :
Si vous n'avez l'argent, il ne tiendra qu'à vous.
Mais...
ERGASTE.
Quoi, mais ? Ne fais point ici de préambule.
Parle.
FILIPIN.
Mais l'usurier me paraît ridicule.
ERGASTE.
Comment?
FILIPIN.
A votre père il ferait des leçons.
Têtebleu qu'il en sait, et qu'il fait de façons!
C'est le fesse-mathieu le plus franc que je sache.
J'ai pensé lui donner deux fois sur la moustache.
Il veut bien vous fournir les quinze mille francs ;
Mais, monsieur, les deniers ne sont pas tous comptants.
Admirez le caprice injuste de cet homme!
Encor qu'au denier douze il prête cette somme
Sur bonne caution, il n'a que mille écus
Qu'il donne argent comptant. ERGASTE.
Où donc est le surplus?
FILIPIN.
Je ne sais si je puis vous le conter sans rire.
Il dit que du Cap-Vert il lui vient un navire,
Et fournit le surplus de la somme en guenons,
En fort beaux perroquets, en douze gros canons,
Moitié fer, moitié fonte, et qu'on vend àla livre.
Si vous voulez ainsi la somme, on vous la livre.
1. Le texte de Rabelais diffère peu : Abatant bois, bruslant les grosses
souches pour la vente des cendres, prenant argent d'avance, achetant cher,
vendant à bon marché, et mangeant son bled en herbe. » (Livre III , ch. II.)
2. Cette réflexion nous ferait haïr Cléante, s'il avait un meilleur père,
et si l'intérêt de la pièce était concentré sur lui-même. Mais Molière veut
ACTE II , SCÈNE II . 37
LA FLÈCHE.
Il faut avouer que le vôtre animerait contre sa vilanie le
plus posé homme du monde. Je n'ai pas , Dieu merci , les
inclinations fort patibulaires ; et parmi mes confrères , que
je vois se mêler de beaucoup de petits commerces , je sais
tirer adroitement mon épingle du jeu , et me démêler pru
demment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu
l'échelle ; mais , à vous dire vrai , il me donnerait, par ses
procédés , des tentations de le voler ; et je croirais , en le
volant, faire une action méritoire ¹ .
CLEANTE.
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encor.

SCÈNE II

HARPAGON, Maître SIMON ; CLÉANTE et LA FLÈCHE,


dans le fond du théâtre.

MAITRE SIMON.
Oui, monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'ar
gent. Ses affaires le pressent d'en trouver, et il en passera
par tout ce que vous en prescrirez .
HARPAGON.
Mais croyez-vous , maître Simon , qu'il n'y ait rien à pé
ricliter ? et savez-vous le nom , les biens et la famille de
celui pour qui vous parlez ?
MAITRE SIMON .
Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond , et ce
n'est que par aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais
Vous serez de toutes choses éclairci par lui-même ; et son
homme m'a assuré que vous serez content , quand vous le
connaîtrez . Tout ce que je saurais vous dire , c'est que sa
famille est fort riche , qu'il n'a plus de mère déjà , et qu'il
s'obligera, si vous voulez , que son père mourra 2 avant
qu'il soit huit mois .

rendre l'avarice odieuse, et nous montrer ici ce que peut devenir un fils
dont le père est avare.
1. Par ces paroles de La Flèche, Molière nous prépare au vol de la cas
sette.
2. Il s'obligera que son père mourra. Cet emploi de deux futurs, dont
l'un régit l'autre, est conforme à l'usage latin . Cf. : « Je reviendrai voir sur
le soir en quel état elle sera. » ( Médecin malgré lui, 11. )
J'ai des raisons à faire approuver ma conduite,
Et je connaîtrai bien si vous l'aurez instruite. (Femmes sav., II, 8.)
38
33s L'AVARE.
HARPAGON.
C'est quelque chose que cela. La charité , maître Simon ,
nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le
pouvons.
MAITRE SIMON.
Cela s'entend .
LA FLÈCHE, bas à Cléante, reconnaissant Maitre Simon.
Que veut dire ceci ? Notre Maître Simon qui parle à votre
père !
CLEANTE, bas, à La Flèche.
Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais- tu pour me
trahir¹ ?
MAITRE SIMON, à La Flèche.
Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que
c'était céans ? (A Harpagon . ) Ce n'est pas moi , monsieur ,
au moins , qui leur ai découvert votre nom et votre logis :
mais, à mon avis , il n'y a pas grand mal à cela. Ce sont
des personnes discrètes , et vous pouvez ici vous expliquer
ensemble.
HARPAGON.
Comment?
MAITRE SIMON, montrant Cléante .
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les
quinze mille livres dont je vous ai parlé.
HARPAGON.
Comment , pendard , c'est toi qui t'abandonnes à ces cou
pables extrémités ?
CLEANTE .
Comment , mon père , c'est vous qui vous portez à ces
honteuses actions ? (Maitre Simon s'enfuit et La Flèche va se
cacher.)
SCÈNE III 2

HARPAGON, CLÉANTE.

HARPAGON.
C'est toi qui te vcux ruiner par des emprunts si condam
nables ?

1. Etre pour, suivi d'un infinitif, avec le sens de être fait pour, être
capable de, ètre de nature à, était fréquemment employé au seizième siècle
et au dix-septième. Cette locution si rapide ne se rencontre que rarement
aux dix-huitième et dix- neuvième siècles.
2. L'idée de cette scène si dramatique est encore empruntée à La Belle
ACTE II, SCENE III . 39
CLEANTE .
C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si
criminelles?
HARPAGON.
Oses-tu bien, après cela , paraître devant moi?
CLEANTE .
Osez-vous bien , après cela, vous présenter aux yeux du
monde?
HARPAGON.
N'as-tu point de honte , dis-moi , d'en venir à ces dé
bauches-là ? de te précipiter dans des dépenses effroyables,
et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents
t'ont amassé avec tant de sueurs ?
CLEANTE .
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition
par les commerces que vous faites ? de sacrifier gloire et ré
putation au désir insatiable d'entasser écu sur écu , et de

Plaideuse de Boisrobert. Ergaste s'est adressé à un notaire, pour obtenir


l'argent dont il a besoin ; celui- ci le met en relation avec un usurier, qui
doit lui faire ce prêt et qui n'est autre qu'Amidor, le père d'Ergaste lui
même :
BARQUET.
11 sort de mon étude,
Parlez-lui.
ERGASTE.
Quoi ! c'est là celui qui fait le prêt?
BARQUET.
Oui, monsieur.
AMIDOR.
Quoi ! c'est là ce payeur d'intérêt ?
Quoi ! c'est donc toi, méchant filou, traine-potence?
C'est
Je t'aienvu.vain que ton œil évite ma présence,
ERGASTE.
Qui doit être enfin le plus honteux,
Mon père ? Et qui paraît le plus sot de nous deux ?
FILIPIN.
Nous voilà bien chanceux !
BARQUET.
La plaisante aventuro!
ERGASTE.
Quoi ! jusques à son sang étendre son usure?
BARQUET.
Laissons-les.
AMIDOR.
Débanché, traître, infâme, vaurien !
Je me retranche tout pour t'assurer du bien:
J'épargne, je ménage, et mon fonds, que j'augmente
Tous les ans, pour le moins, de mille francs de reute
N'est que pour t'élever sur ta condition ;
Mais tu secondes mal ma bonne intention,
Je prends pour un ingrat un soin fort inutile :
11 dissipe en un jour plus qu'on n'épargne en mille
Et par son imprudence, et par sa lâcheté,
Détruit le doux espoir dontERGASTE.
je m'étais flatté.
A quoi diable me sert une épargne si folle, etc.
Comme tous ces traits sont froids, languissants, ennuyeux ! Comme Mo
lière a bien fait d'aller reprendre son bien chez Boisrobert!
4.
RE
40 L'AVA .
renchérir, en fait d'intérêts , sur les plus infâmes subtilités
qu'aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?
HARPAGON .
Ote-toi de mes yeux, coquin , ôte-toi de mes yeux .
CLEANTE.
Qui est plus criminel , à votre avis , ou celui qui achète
un argent dont il a besoin , ou bien celui qui vole un argent
dont il n'a que faire ?
HARPAGON.
Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles.
(Seul.) Je ne suis pas fâché de cette aventure , et ce m'est
un avis de tenir l'œil plus que jamais sur toutes ses actions ¹ .

SCÈNE IV

FROSINE, HARPAGON.

FROSINE.
Monsieur....
HARPAGON.
Attendez un moment , je vais revenir vous parler. (A part.)
Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent 2 .

SCÈNE V

LA FLÈCHE, FROSINE.

LA FLÈCHE , sans voir Frosine.


L'aventure est tout à fait drôle . Il faut bien qu'il ait
quelque part un ample magasin de hardes ; car nous n'avons
rien reconnu au mémoire que nous avons .
FROSINE .
Hé ! c'est toi , mon pauvre La Flèche ! D'où vient cette
rencontre ?

1. Ce m'est un avis. Ainsi Harpagon ne rougit point de la situation in


fâme que vient de lui faire son avarice, et il ne voit dans cette honteuse
rencontre qu'une occasion favorable, un avis de veiller sur les actes de son
fils. C'est encore là un trait de caractère que l'art de Molière a su mettre
en relief.
2. Dans la comédie de Plaute, Euclion, qui craint aussi pour son or, va
lui faire de fréquentes visites.
MEGADORUS.
Quo abis?
EUCLIO.
Jam huc ad te revortar ; nam est, quod invisam domum.
ACTE II , SCÈNE IV. 41
LA FLÈCHE .
Ah ! ah! c'est toi , Frosine ? Que viens-tu faire ici ?
FROSINE .
Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires ,
me rendre serviable aux gens , et profiter du mieux qu'il
m'est possible des petits talents que je puis avoir. Tu sais
que dans ce monde il faut vivre d'adresse , et qu'aux per
sonnes comme moi le Ciel n'a donné d'autres rentes que
l'intrigue, et que l'industrie.
LA FLÈCHE.
As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?
FROSINE .
Oui, je traite pour lui quelque petite affaire,dont j'espère
une récompense .
LA FLÈCHE .
De lui? Ah ! ma foi , tu seras bien fine si tu en tires quel
que chose ; et je te donne avis que l'argent céans est fort
cher.
FROSINE .
Il y a de certains services qui touchent merveilleusement .
LA FLÈCHE.
Je suis votre valet ; et tu ne connais pas encor le seigneur
Harpagon . Le seigneur Harpagon est de tous les humains.
l'humain le moins humain ; le mortel de tous les mortels le
plus dur, et le plus serré . Il n'est point de service qui pousse
sa reconnaissance jusqu'à lui faire ouvrir les mains . De la
louange , de l'estime , de la bienveillance en paroles , et de
l'amitié, tant qu'il vous plaira ; mais de l'argent, point
d'affaires ¹ . Il n'est rien de plus sec et de plus aride que ses
bonnes grâces et ses caresses ; et donner est un mot pour
qui il a tant d'aversion , qu'il ne dit jamais Je vous donne,
mais Je vous prête le bonjour.
FROSINE .
Mon Dieu ! Je sais l'art de traire les hommes ; j'ai le
secret de m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs cœurs ,
de trouver les endroits par où ils sont sensibles .
LA FLÈCHE.
Bagatelles ici . Je te défie d'attendrir , du côté de l'argent,
l'homme dont il est question . Il est Turc là-dessus , mais
1. Point d'affaires, en aucune façon. Molière emploie souvent cette lo
cution. Cf.: « Point d'affaires, je suis inexorable. » (Georg. Dandin, 111, 8.)
J'ai bean lui faire signe et montrer que c'est ruse ;
Point d'affaire, il poursuit sa plainte jusqu'au bout.
(L'Étourdi, mn, 5 )
42 L'AVARE.
d'une turquerie à désespérer tout le monde ; et l'on pourrait
crever, qu'il n'en branlerait pas . En un mot, il aime l'argent
plus que réputation , qu'honneur et que vertu ; et la vue
d'un demandeur lui donne des convulsions . C'est le frapper
par son endroit mortel , c'est lui percer le cœur , c'est lui
arracher les entrailles ; et si¹ ..... Mais il revient , je me
retire.

SCÈNE VI

HARPAGON, FROSINE.
HARPAGON, bas, à part.
Tout va comme il faut . (Haut. ) Hé bien , qu'est- ce , Fro
sine ?
FROSINE .
Ah, mon Dieu ! que vous vous portez bien ! et que vous
avez là un vrai visage de santé !
HARPAGON.
Qui, moi ?
FROSINE .
Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.
HARPAGON.
Tout de bon ?
FROSINE .
Comment ! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous
êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus
vieux que vous .
HARPAGON.
Cependant , Frosine , j'en ai soixante bien comptés.
FROSINE .
Hé bien , qu'est-ce que cela , soixante ans ? voilà bien de
quoi ! C'est la fleur de l'âge , cela ; et vous entrez maintenant
dans la belle saison de l'homme.
HARPAGON.
Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me
feraient point de mal, que je crois³ .
1. « Cette peinture du caractère d'Harpagon est placée ici avec beaucoup
d'art. Elle prépare l'intérêt de la scène suivante. On veut savoir si Frosine
réussira à attendrir Harpagon du côté de l'argent. Frosine est si bien
avertie, elle a tant de finesse et de savoir-faire ! Harpagon est si dur, si
intraitable, si peu accessible à la séduction ! cette lutte de la ruse et de
l'avarice, de la cupidité et de la rapacité, promet un tableau achevé. Molière
ne sort jamais de son sujet, et ses scènes les plus comiques sont toujours
le développement de ses caractères. » (Note d'Aimé MARTIN. )
2. Que je crois, pour à ce que je crois. L'usage moderne a encore
ACTE II , SCÈNE VI . 43
FROSINE.
Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela , et
vous êtes d'une pâte à vivre jusques à cent ans .
HARPAGON.
Tu le crois ?
FROSINE.
Assurément . Vous en avez toutes les marques . Tenez
vous un peu. Oh ! que voilà bien là , entre vos deux yeux,
un signe de longue vie !
HARPAGON.
Tu te connais à cela ?
FROSINE.
Sans doute. Montrez-moi votre main . Ah ! mon Dieu !
quelle ligne de vie !
HARPAGON .
Comment?
FROSINE .
Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?
HARPAGON.
Hé bien, qu'est-ce que cela veut dire?
FROSINE .
Par ma foi ! je disais cent ans ; mais vous passerez les six
vingts¹ .

abrégé cette formule, et l'on dit tout simplement : je crois, je pense. Cc


pendant l'ancienne tournure n'est pas complètement abandonnée :
Tu n'es pas, que je pense, un homme scrupuleux.
(V. HUGO, Ruy-Blas, 1, 2.)
1. Six-vingts, six fois vingt, c'est-à-dire cent vingt. Cette façon de
compter est un souvenir de l'emploi que faisaient les Celtes du système
vigintésimal. On disait encore au dix-septième siècle sept- vingts, huit
vingts, etc.
Toute cette partie de la scène VI de l'acte second est imitée de la comédie
de l'Arioste I Suppositi : Pasiphile veut persuader à Cléandre, qui est
sexagénaire, qu'il fera très bien d'épouser une jeune personne, et le dialogue
se continue ainsi :
PASIPHILE.
N'êtes-vous pas jeune?
CLEANDRE .
Je suis dans ma cinquantième année.
PASIPHILE.
..... Vous ne paraissez pas en avoir plus de trente-sept.
CLEANDRE.
Je touche cependant à l'âge que je te dis.
PASIPHILE.
Votre tournure est telle que vous passerez la centaine. Montrez-moi votre main.
CLEANDRE.
Te connais-tu donc, Pasiphile, en chiromancie?
PASIPHILE.
J'ai quelque peu pratiqué cet art. De grâce, laissez-moi voir votre main.
CLEANDRE.
La voici.
PASIPHILE.
Oh! quelle belle ligne, et longue, et nette ! Je n'en ai jamais vu de mieux tracée.
44 L'AVARE .
HARPAGON.
Est-il possible?
FROSINE.
Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez
en terre et vos enfants , et les enfants de vos enfants .
HARPAGON.
Tant mieux¹ . Comment va notre affaire ?
FROSINE .
Faut-il le demander ? et me voit-on mêler 2 de rien dont
je ne vienne à bout ? J'ai , surtout, pour les mariages , un
talent merveilleux . Il n'est point de partis au monde que
je ne trouve en peu de temps le moyen d'accoupler ; et je
crois , si je me l'étais mis en tète, que je marierais le Grand
Turc avec la République de Venise³ . Il n'y avait pas sans
doute de si grandes difficultés à cette affaire-ci . Comme j'ai
commerce chez elles , je les ai à fond l'une et l'autre entre
tenues de vous ; et j'ai dit à la mère le dessein que vous
aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et
prendre l'air à sa fenêtre.
HARPAGON.
Qui a fait réponse....
FROSINE .
Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai
témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir
au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a
consenti sans peine, et me l'a confiée pour cela .
HARPAGON.
C'est que je suis obligé , Frosine , de donner à souper au
seigneur Anselme ; et je serai bien aise qu'elle soit du régal .
FROSINE.
Vous avez raison . Elle doit après dîner rendre visite à
1. Encore un trait excellent. L'avare considère ses enfants, comme ses
plus grands ennemis, parce qu'il doit leur laisser son trésor. Dans le
Baron avare de Pouchkine , le Baron songeant, devant ses coffres, que
tant de richesses deviendront à sa mort la possession de son héritier, de
son fils, s'écrie : Oh ! si je pouvais cacher ce caveau à tous les regards
indignes ! Oh ! si je pouvais sortir du sépulcre, et m'asseoir sur ce coffre
comme une ombre gardienne, et, comme je le fais à cette heure, défendre
mes trésors contre l'approche de tout vivant ! On le voit, c'est toujours
la même pensée, le même sentiment.
2. Me voit-on mêler. Voir page 47, note 1.
3. Cette plaisanterie rappelle cette autre de Rabelais : « Et te dis, Dendin
mon fils joly, que, par ceste méthode, je pourrois paix mettre , ou trèves
pour le moins, entre le grand roy et les Vénitiens, entre l'empereur et les
Suisses, entre les Anglais et Escossois, entre le pape et les Ferrarois.
Iray-je plus loing ? Ce m'est Dieu , entre le Turc et le Sophy, entre les
Tartares et les Moscovites. » (Livre III, ch. xI.)
ACTE II , SCÈNE VI . 45
votre fille , d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à
la foire , pour venir ensuite au souper.
HARPAGON.
Hé bien , elles iront ensemble dans mon carrosse , que je
leur prêterai .
FROSINE .
Voilà justement son affaire.
HARPAGON.
Mais , Frosine , as-tu entretenu la mère touchant le bien
qu'elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il fallait
qu'elle s'aidât un peu , qu'elle fit quelque effort, qu'elle se
saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore
n'épouse-t-on point une fille, sans qu'elle apporte quelque
chose.
FROSINE .
Comment? c'est une fille qui vous apportera douze mille
livres de rente.
HARPAGON.
Douze mille livres de rente ?
FROSINE .
Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une
grande épargne de bouche. C'est une fille accoutumée à
vivre de salade , de lait , de fromage et de pommes , et à la
quelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie , ni
consommés exquis , ni orges mondés perpétuels , ni les autres
délicatesses qu'il faudrait pour une autre femme ; et cela
ne va pas à si peu de chose , qu'il¹ ne monte bien , tous les
ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela , elle
n'est curieuse que d'une propreté fort simple , et n'aime
point les superbes habits , ni les riches bijoux , ni les meubles
somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ;
et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an .
De plus , elle a une aversion horrible pour le jeu , ce qui
n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais
une de nos quartiers , qui a perdu à trente et quarante
vingt mille francs cette année 2. Mais n'en prenons rien que
1. Il est pris au sens neutre : lud
2. Le jeu était en effet un vice à la mode à cette époque, et Boileau, dans
sa dixième Satire, nous a tracé le portrait de la joueuse :
Hé, que serait-ce donc, si le démon du jeu,
Versant dans son esprit sa ruineuse rage,
Tous les jours mis par elle à deux doigts du naufrage,
Tu voyais tous tes biens au sort abandonnés,
Devenir le butin d'un pique ou d'un sonuez !
Le doux charme pour toi! •
· · • •
46 L'AVARE.
le quart. Cinq mille francs au jeu par an , et quatre mille
francs en habits et bijoux , cela fait neuf mille livres ; et
mille écus que nous mettons pour la nourriture , ne voilà
t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?
HARPAGON.
Oui, cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de
réel.
FROSINE.
Pardonnez-moi . N'est-ce pas quelque chose de réel que
de vous apporter en mariage une grande sobriété , l'héritage
d'un grand amour de simplicité de parure , et l'acquisition
d'un grand fonds de haine pour le jeu?
HARPAGON.
C'est une raillerie que de vouloir me constituer son dot⚫
de toutes les dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai pas
donner quittance de ce que je ne reçois pas , et il faut bien
que je touche quelque chose .
FROSINE .
Mon Dieu , vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé
d'un certain pays, où elles ont du bien , dont vous serez le
maître.
HARPAGON.
Il faudra voir cela. Mais , Frosine, il y a encore une
chose qui m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois ;
et les jeunes gens d'ordinaire n'aiment que leurs sem
blables , ne cherchent que leur compagnie . J'ai peur
qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût, et que
cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres
qui ne m'accommoderaient pas .
FROSINE.
Ah ! que vous la connaissez mal ! C'est encore une parti
cularité que j'avais à vous dire . Elle a une aversion épou
vantable pour tous les jeunes gens, et n'a de l'amour que
pour les vieillards.

C'est ainsi que souvent par une forcenée


Une triste famille, à l'hôpital traînée,
Voit ses biens en décret sur tous les murs écrits
De sa déroute illustre effrayer tout Paris.
1. Son dot. Molière a employé dot au masculin, bien que le féminin
commençât à l'emporter. Cf.:
L'ordre est que le futur doit doter la future
Du tiers du dot qu'il a. (Ec. des femmes, IV, 2.)
Ménage écrivait, en 1672 : « Il faut dire la dot et non pas le dot, comme
dit M. de Vaugelas dans sa traduction de Quinte- Curce, et M. d'Ablan
court dans tous ses livres. >
ACTE II , SCÈNE VI . 47
HARPAGON.
Elle?
FROSINE .
Oui , elle. Je voudrais que vous l'eussiez entendu parler
là-dessus . Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune
homme ; mais elle n'est point plus ravie , dit-elle , que lors
qu'elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majes
tueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants ; et
je vous avertis de n'aller pas vous faire plus jeune que vous
êtes . Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ; et il
n'y a pas quatre mois encore , qu'étant prête d'être mariée ,
elle rompit tout net le mariage , sur ce que son amant fit
voir qu'il n'avait que cinquante-six ans , et qu'il ne prit
point de lunettes pour signer le contrat.
HARPAGON.
Sur cela seulement ?
FROSINE.
Oui . Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que
cinquante- six ans ; et surtout, elle est pour les nez qui por
tent des lunettes.
HARPAGON.
Certes , tu me dis là une chose toute nouvelle.
FROSINE .
Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire . On lui voit dans
sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais
que pensez-vous que ce soit ? des Adonis ? des Céphales ? des
Paris ? et des Apollons ? Non . De beaux portraits de Saturne ,
du roi Priam , du vieux Nestor, et du bon père Anchise
sur les épaules de son fils .
HARPAGON.
Cela est admirable ! Voilà ce que je n'aurais jamais
pensé ; et je suis bien aise d'apprendre qu'elle est de cette
humeur. En effet, si j'avais été femme, je n'aurais point
aimé les jeunes hommes .
FROSINE.
Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes

1. Entendu et non entendue. La règle moderne n'avait pas encore pré


valu, et Molière suit l'usage de toute la cour et de tous nos bons auteurs,
constaté par Vaugelas. Cf. :
Les a-t-on vu souvent se parler, se chercher ? (RACINE, Phedre.)
Les a-t-on vu marcher parmi nos ennemis ? (ID. , Esther.)
L'Académie trouvait encore, en 1704, qu'il serait mauvais de dire : c'est
une chose que j'ai crainte, parce que crainte « fait mal à l'oreille. On se
réglait donc, pour l'accord des participes, et sur l'harmonie du langage et
sur la logique.
48 L'AVARE.
gens , pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux , de beaux
godelureaux¹ , pour donner envie de leur peau ; et je vou
drais bien savoir quel ragoût il y a à eux?
HARPAGON.
Pour moi , je n'y en comprends point ; et je ne sais pas
comment il y a des femmes qui les aiment tant.
FROSINE .
Il faut être folle fieffée . Trouver la jeunesse aimable !
Est-ce avoir le sens commun? Sont-ce des hommes que de
jeunes blondins ? et peut-on s'attacher à ces animaux-là?
HARPAGON .
C'est ce que je dis tous les jours . Avec leur ton de poule
laitée² , et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe
de chat , leurs perruques d'étoupes , leurs haut-de-chausses
tout tombants , et leurs estomacs débraillés ! ...
FROSINE .
Eh ! cela est bien bâti auprès d'une personne comme
vous ! Voilà un homme, cela . Il y a là de quoi satisfaire à
la vue ; et c'est ainsi qu'il faut être fait, et vêtu , pour
donner de l'amour .
HARPAGON .
Tu me trouves bien?
FROSINE .
Comment ? vous êtes à ravir , et votre figure est à peindre.
Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Il ne se peut pas
mieux. Que je vous bie marcher . Voi un corps taillé ,
libre , et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune
incommodité .
HARPAGON.
Je n'en ai pas de grandes , Dieu merci ³ . Il n'y a que ma
fluxion qui me prend de temps en temps .
FROSINE .
Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal , et
vous avez grâce à tousser .

1. Godelureau (origine inconnue) , jeune étourdi, qui fait le joli cœur.


2. Poule laitée. « On dit, pour se moquer d'un lâche, d'un sot qui se
mêle du ménage des femmes, que c'est une poule mouillée, une poule
laitée, un tate-poules. » (Dict. de TRÉVOUX.)
3. Ici Harpagon est pris d'une quinte de toux. On sait que Molière était
très sujet à ces accès, dont il mourut ; comme il jouait le rôle d'Harpagon,
c'est à su propre infirmité qu'il faisait allusion et qu'il empruntait un
effet comique .
ACTE II , SCÈNE VI . 49
HARPAGON.
Dis-moi un peu. Mariane ne m'a-t-elle point encor vu ?
N'a-t-elle point pris garde à moi en passant¹ ?
FROSINE .
Non. Mais nous nous sommes fort entretenues de vous.
Je lui ai fait un portrait de votre personne ; et je n'ai pas
manqué de lui vanter votre mérite, et l'avantage que ce
lui serait d'avoir un mari tel que vous.
HARPAGON.
Tu as bien fait , et je t'en remercie .
FROSINE .
J'aurais , monsieur, une petite prière à vous faire . J'ai
un procès que je suis sur le point de perdre , faute d'un peu
d'argent (Harpagon prend un air sérieux) ; et vous pourriez
facilement me procurer le gain de ce procès , si vous aviez
quelque bonté pour moi... Vous ne sauriez croire le
plaisir qu'elle aura de vous voir . (Harpagon reprend un air
gai). Ah ! que vous lui plairez ! et que votre fraise à l'an
tique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais , surtout,
elle sera charmée de votre haut- de-chausses , attaché au
pourpoint avec des aiguillettes . C'est pour la rendre folle
de vous ; et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût
merveilleux .
HARPAGON.
Certes , tu me ravis de me dire cela.
FROSINE .
En vérité, monsieur , ce procès m'est d'une conséquence 2
tout à fait grande. (Harpagon reprend son air sérieux . ) Je
suis ruinée si je le perds ; et quelque petite assistance me
rétablirait mes affaires ... Je voudrais que vous eussiez vu

1. En passant, lorsque je passais. C'est d'après le même usage que


Boileau a dit :
Si son astre, en naissant, ne l'a formé poète. (Art poétique, 1.)
c'est-à-dire, lorsque l'auteur est né.
2. D'une conséquence. Cf. a« Des affaires de la dernière conséquence vous
ont obligé à partir. » (Festin de Pierre , 1, 3. ) « Prépare-toi à vivre dans un
grand respect avec un homme de ma conséquence . » (Médecin m. lui, 111,
11.)
On voit que cette expression s'appliquait alors aux personnes aussi bien
qu'aux choses. « Des grammairiens ont affirmé que conséquence ne peut
jamais se dire pour importance ; qu'autrement important pourrait se dire
pour conséquent, ce qui est, comme on sait, une grosse faute. Ils ont
raison. Conséquence ne veut jamais dire que suite plus ou moins grave.
Mais, de là, les anciens ont tiré la locution de conséquence qui, signifiant
proprement ayant des suites, a pris facilement le sens de l'importance et
s'est appliquée non seulement aux choses, mais aux personnes. » ( LITTRÉ.
50 L'AVARE.
le ravissement où elle était , à m'entendre ' parler de vous.
(Harpagon reprend un air gai . ) La joie éclatait dans ses yeux
au récit de vos qualités ; et je l'ai mise enfin dans une im
patience extrême de voir ce mariage entièrement conclu .
HARPAGON.
Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai , je te
l'avoue, toutes les obligations du monde.
FROSINE .
Je vous prie , monsieur , de me donner le petit secours que
je vous demande . (Harpagon reprend encore son air sérieux . )
Cela me remettra sur pied , et je vous en serai éternelle
ment obligée.
HARPAGON.
Adieu. Je vais achever mes dépêches.
FROSINE.
Je vous assure, monsieur , que vous ne sauriez jamais
me soulager dans un plus grand besoin.
HARPAGON.
Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous
mener à la foire .
FROSINE .
Je ne vous importunerais pas, si je ne m'y voyais forcée
par la nécessité .
HARPAGON.
Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure,pour ne vous
point faire malades .
FROSINE.
Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite² . Vous
ne sauriez croire, monsieur, le plaisir que …… .
HARPAGON.
Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle . Jusqu'à tantôt .
FROSINE, seule.
Que la fièvre te serre, chien de vilain à tous les diables "!

1. A m'entendre, lorsqu'elle m'entendait, en m'entendant. Cette tour


nure correspond au gérondif en do, ou au supin en u des Latins . C'est un
emploi très ancien dans notre langue. Cf.: A saillir un fossé, le coursier
trébucha et rompit à son maistre le col. ( FROISSART. ) a A entrer en
l'église de S. Thumas, fist li rois de France grant reverense. » (Id.)
2. Dont je vous sollicite. On disait également solliciter une chose de
quelqu'un et solliciter quelqu'un d'une chose. Cf. :
En exigeant de moi cette confession,
Vous me sollicitez d'une lâche action. (ROTROU, Bélis., 1, 2.)
Leur amitié, leur bien, leur pouvoir, tout m'invite
A prendre le parti dont je vous sollicite.
(LA FONTAINE, Filles de Minée.)
3. Il ne faut pas de virgule après vilain, malgré les éditions modernes.
ACTE III , SCÈNE I. 51
Le ladre a été ferme à toutes mes attaques. Mais il ne me
faut pas pourtant quitter la négociation; et j'ai l'autre
côté, en tous cas , d'où je suis assurée de tirer bonne ré
compense¹.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

HARPAGON, CLÉANTE , ÉLISE , VALÈRE , Dame CLAUDE,


tenant un balai, Maître JACQUES , BRINDAVOINE,
LA MERLUCHE.

HARPAGON.
Allons , venez çà tous 2 , que je vous distribue mes ordres
pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez , dame
Claude . Commençons par vous . Bon , vous voilà les armes
à la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout ;
et surtout, prenez garde de ne point frotter les meubles
trop fort, de peur de les user. Outre cela , je vous constitue ,
pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il
s'en écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose , je
m'en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages .
MAITRE JACQUES , à part .
Châtiment politique.

De même dans Rabelais, Livre III, Prologue : « Arrière mastins. Hors de


la quarriere, hors de mon soleil, cahuaille au diable ! »
1. Quoi de mieux conçu que l'Avare? L'amour même ne le rend pas
libéral, et la flatterie la mieux adaptée à un vieillard amoureux n'en peut
rien arracher. » (LA HARPE.) Le cœur d'Harpagon est en effet desséché par
toute une vie d'avarice.
« Amour tend toujours en haut, dit l'Internelle consolacion, et ne veult
point estre retenue en petites et basses choses. Harpagon n'a jamais eu
d'amour pour personne.
2. On a blâme Molière d'avoir donné à Harpagon un nombreux domestique,
tandis que ce train dispendieux est au contraire admirablement conçu. « Il
n'est pas toujours permis, dit Auger, d'ètre avare à sa manière et selon
son goût.... Quel lustre ne donnent pas à l'avarice d'Harpagon la notoriété
de son opulence et l'obligation qui en résulte pour lui de vivre à peu
près selon son état ?.... Il a des chevaux, mais ils meurent de faim ; il a
des valets, mais ils ne sont ni vêtus, ni nourris ; il a un intendant qui ne
lui coûte rien, et qui semble enchérir sur lui-même en épargne sordide ;
il donne un repas, mais il voudrait qu'on le fit sans argent, comme il veut
qu'on épouse sa fille sans dot..
52 L'AVARE .
HARPAGON, à dame Claude.
Allez.

SCÈNE II

HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE,


Maître JACQUES, BRINDAVOINE, LA MERLUCHE .
HARPAGON.
Vous , Brindavoine , et vous , La Merluche, je vous établis
dans la charge de rincer les verres, et de donner à boire ;
mais seulement lorsque l'on aura soif, et non pas selon la
coutume de certains impertinents de laquais qui viennent
provoquer les gens , et les faire aviser¹ de boire , lorsqu'on n'y
songe pas. Attendez qu'on vous en demande plus d'une fois ,
et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d'eau.
MAITRE JACQUES , à part.
Oui, le vin pur monte à la tête.
LA MERLUCHE.
Quitterons-nous nos siquenilles , monsieur ?
HARPAGON.
Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez
bien de gåter vos habits.
BRINDAVOINE.
Vous savez bien, monsieur , qu'un des devants de mon
pourpoint est couvert d'une grande tache de l'huile de la
lampe.
LA MERLUCHE .
Et moi , monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout
troué par derrière , et qu'on me voit , révérence parler ³...
HARPAGON, à La Merluche.
Paix . Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et
présentez toujours le devant au monde * . (A Brindavoine,
en lui montrant comment il doit mettre son chapeau au-devant
de son pourpoint, pour cacher la tache d'huile . ) Et vous ,
tenez toujours votre chapeau ainsi , lorsque vous servirez .
1. Les faire aviser. Voir la note 1 de la page 47.
2. Siquenilles, pour souquenilles.
3. Révérence parler, comme parlant par révérence, formule qu'on
emploie quand on dit quelque chose qui pourrait déplaire. Cf.: « Sa vie
(de Frédéric II) et, révérence parler, la mienne, sont de plaisants con
trastes. (VOLTAIRE, Lettres.)
4. Ce trait bouffon devient de l'excellent comique, parce qu'il est pris
dans le caractère même d'Harpagon .
ACTE III, SCÈNE IV. 53
33333

SCÈNE III

HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE , VALÈRE,


Maître JACQUES.

HARPAGON.
Pour vous, ma fille , vous aurez l'œil sur ce que l'on des
servira, et prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât,
Cela sied bien aux filles . Mais cependant préparez-vous à
bien recevoir ma maîtresse , qui vous doit venir visiter , et
vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que jc
vous dis ?
ÉLISE.
Oui , mon père.

SCÈNE IV

HARPAGON, CLÉANTE, VALÈRE, Maître JACQUES.


HARPAGON.
Et vous, mon fils le damoiseau , à qui j'ai la bonté de
pardonner l'histoire de tantôt , ne vous allez pas aviser non
plus de lui faire mauvais visage.
CLEANTE.
Moi, mon père? mauvais visage ; et par quelle raison ?
HARPAGON.
Mon Dieu ! nous savons le train des enfants dont les
pères se remarient, et de quel œil ils ont coutume de re
garder ce qu'on appelle belle-mère . Mais si vous souhaitez
que je perde le souvenir de votre dernière fredaine , je vous
recommande, surtout , de régaler d'un bon visage¹ cette
personne-là , et de lui faire enfin tout le meilleur accueil
qu'il vous sera possible.
CLÉANTE.
A vous dire le vrai , mon père , je ne puis pas vous pro
mettre d'être bien aise qu'elle devienne ma belle- mère . Je
mentirais , si je vous le disais ; mais , pour ce qui est de la

1. Régaler d'un bon visage. Cette expression peut paraître étrange , si


l'on oublie le sens étymologique du verbe régaler, qui n'est qu'une forme
itérative de galer, encore usité au dix-septième siècle. Galer signifiait se
réjouir, et s'employait aussi activement : galer le bon temps, galer quel
qu'un. Cf.:
Çà, là, galons-le en enfant de bon lieu. (LA FONTAINE.)
54 L'AVARE.
bien recevoir, et de lui faire bon visage, je vous promets de
vous obéir ponctuellement sur ce chapitre¹.
HARPAGON .
Prenez-y garde au moins .
CLEANTE .
Vous verrez que vous n'aurez pas sujet de vous en
plaindre.
HARPAGON.
Vous ferez sagement .

SCÈNE V

HARPAGON, VALÈRE, Maître JACQUES.


HARPAGON.
Valère , aide-moi à ceci . Ho çà, Maître Jacques , appro
chez-vous , je vous ai gardé pour le dernier.
MAITRE JACQUES .
Est- ce à votre cocher, monsieur , ou bien à votre cuisinier
que vous voulez parler ? car je suis l'un et l'autre.
HARPAGON.
C'est à tous les deux.
MAITRE JACQUES.
Mais à qui des deux le premier ?
HARPAGON.
Au cuisinier.
MAITRE JACQUES .
Attendez donc , s'il vous plaît . ( Maitre Jacques ôte sa ca
saque de cocher, et parait vêtu en cuisinier.)
HARPAGON.
Quelle diantre de cérémonie 2 est-ce là ?
MAITRE JACQUES .
Vous n'avez qu'à parler.
HARPAGON.
Je me suis engagé, Maître Jacques , à donner ce soir à
souper.
MAITRE JACQUES .
Grande merveille !

1. Cléante est sincère dans ses paroles, puisqu'il aime Mariane. Mais sa
réponse n'est point entendue dans son vrai sens par son père, et c'est ce
qui divertit le spectateur.
2. Diantre de cérémonie. Diantre n'est qu'une modification de diable, et,
comme ce dernier mot, s'emploie adjectivement. Cf. : « Qu'on est aisément
amadoué par ces diantres d'animaux- là ! » (Bourg. gentilh. , 11, 3.)
ACTE III , SCÈNE V. 55
HARPAGON.
Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère¹ ?
MAITRE JACQUES .
Oui , si vous me donnez bien de l'argent.
HARPAGON.
Que diable , toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient
autre chose à dire de l'argent, de l'argent , de l'argent .
Ah ! ils n'ont que ce mot à la bouche de l'argent. Tou
jours parler d'argent. Voilà leur épée de chevet : de
l'argent.
VALERE .
Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle
là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec
bien de l'argent . C'est une chose la plus aisée du monde ,
et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fît bien autant mais
pour agir en habile homme , il faut parler de faire bonne
chère avec peu d'argent .
MAITRE JACQUES .
Bonne chère avec peu d'argent !
VALERE.
Oui.
MAITRE JACQUES.
Par ma foi , monsieur l'intendant , vous nous obligerez
de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de
cuisinier aussi bien vous mêlez-vous céans d'être le fac
toton .
HARPAGON.
Taisez-vous . Qu'est-ce qu'il nous faudra ?
MAITRE JACQUES.
Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne
chère pour peu d'argent .
HARPAGON.
Haye ! je veux que tu me répondes.

1. Faire bonne chère, en langage de traiteur, faire une bonne cuisine.


Mais ce mot a d'abord signifié : faire bon visage (de l'italien ciera, visage);
puis, par extension, faire bon accueil ; et enfin offrir ou faire un bon
repas, ce qui est une manière de bien accueillir.
2. Que diable, interjection , comme diable! Génin pense qu'il faut écrire
queldiable, qu'on prononçait queu diable et qu'on a fini par écrire que diable.
3. Epée de chevet, au sens propre, épée qu'on accroche au chevet de
son lit pour l'avoir toujours sous la main ; au figuré, argument familier
dont on se sert à tout propos.
4. Une chose la plus aisée. Cf. plus haut, acte I, sc. Elle se prend
d'un air le plus charmant du monde aux choses qu'elle fait ! Aujourd'hui,
au lieu de l'adjectif indéfini un , précédant le substantif, l'usage veut l'ar
ticle défini le, la.
20

L'AVARE . 5
56 L'AVARE .
MAITRE JACQUES .
Combien serez-vous de gens à table ?
HARPAGON.
Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que
huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE .
Cela s'entend.
MAITRE JACQUES.
Hé bien , il faudra quatre grands potages , et cinq assiettes .
Potages... Entrées ...
HARPAGON.
Que diable ? Voilà pour traiter une ville entière .
MAITRE JACQUES.
Rôt...
HARPAGON , mettant la main sur la bouche de Maitre Jacques.
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
MAITRE JACQUES .
Entremets ¹ ...
HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche
de Maître Jacques .
Encore ?
VALERE, à Maitre Jacques .
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ?
et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force
1. Tout ce passage a été singulièrement amplifié dans l'édition de 1682.
Voici cette version, dans laquelle nous soulignons tout ce qui a été ajouté
à l'édition originale .
MAITRE JACQUES .
Hé bien, il faudra quatre grands potages, bien garnis, et cinq assiettes
» d'entrées ; potages, bisque ; potage de perdrix aux choux verts; potage
» de santé, potage de canards aux navets. Entrées, fricassée de poulets,
» tourte de pigeonneaux, ris de veau, boudin blanc et morilles.
HARPAGON.
» Que diable ! voilà pour traiter une ville entière.
MAITRE JACQUES .
» Rôt, dans un grandissime bassin en pyramide; une grande longe de
» veau de rivière, trois faisans, trois poutardes grasses, douze pigeons de
» volière, douze poulets de grain, six lapereaux de garenne, douze per
» dreaux, deux douzaines de cailles, trois douzaines d'ortolans...
HARPAGON.
» Ah! traître, tu manges tout mon bien. »
Cette amplification se récitait encore au théâtre, au commencement de
notre siècle, et Cailhava s'en plaignait en ces termes : « Quelques Maitre
Jacques, consultés par Harpagon sur le repas qu'il est obligé de donner,
croient faire merveille en ajoutant une longue énumération de plats à ceux
dont parle Molière, et ils ne se doutent pas que, dès ce moment, Harpagon
n'est plus ni avare ni comique, en s'écriant : Ah ! traître, tu manges tout
mon bien. » Il est probable cependant que , du temps même de Molière,
Maître Jacques débitait cette tirade ou quelque autre semblable, soit pour
faire parade de sa science culinaire , soit pour exaspérer son maître et jouir
de son ahurissement.
ACTE III , SCÈNE V. 57
de mangeaille ? Allez-vous- en lire un peu les préceptes de
la santé, et demander aux médecins s'il y a rien¹ de plus
préjudiciable à l'homme que de manger avec excès .
HARPAGON.
Il a raison .
VALERE .
Apprenez, Maître Jacques, vous et vos pareils , que c'est
un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ;
que, pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite , il
faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne ; et
que, suivant le dire d'un ancien , Il faut manger pour vivre
et non pas vivre pour manger 2 .
HARPAGON.
Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse
pour ce mot . Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue
de ma vie Il faut vivre pour manger, et non pas manger
pour vi... Non, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?
VALÈRE .
Qu'il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.
HARPAGON, à Maitre Jacques.
Oui . Entends-tu ? (A Valère . ) Qui est le grand homme
qui a dit cela ?
VALÈRE .
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON.
Souviens-toi de m'écrire ces mots . Je les veux faire gra
ver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle ³ .
VALÈRE.
Je n'y manquerai pas . Et pour votre souper, vous n'avez
qu'à me laisser faire. Je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON.
Fais donc.
MAITRE JACQUES .
Tant mieux, j'en aurai moins de peine.
HARPAGON , à Valère.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guères , et qui

1. S'il y a rien. C'est le texte de l'édition originale. Rien (du latin rem)
signifie proprement quelque chose. Quelques éditions portent s'il n'y a rien ?
ce ne peut être qu'une faute d'impression.
2. C'est là un vieil adage usité par les Romains, qui l'exprimaient par
les initiales de chaque mot : E. V. V. N. V. V. E., ede ut vivas ne vivas,
ut edeas.
3. « Quel luxe ! quelle dépense ! Harpagon peut-il mieux témoigner son.
admiration pour cette belle sentence d'hygiène économique ? » (AUGER. )
58 L'AVARE .
rassasient d'abord : quelque bon haricot bien gras , avec
quelque pâté en pot, bien garni de marrons¹ .
VALÈRE .
Reposez-vous sur moi .
HARPAGON.
Maintenant , Maître Jacques , il faut nettoyer mon car
rosse .
MAITRE JACQUES .
Attendez . Ceci s'adresse au cocher. (Maitre Jacques remet
sa casaque.) Vous dites ...
HARPAGON.
Qu'il faut nettoyer mon carrosse , et tenir mes chevaux
tout prêts pour conduire à la foire ...
MAITRE JACQUES .
Vos chevaux , monsieur ? Ma foi , ils ne sont point du
tout en état de marcher . Je ne vous dirai point qu'ils sont
sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait
fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes
si austères , que ce ne sont plus rien que des idées ou des
fantômes, des façons de chevaux.
HARPAGON.
Les voilà bien malades , ils ne font rien .
MAITRE JACQUES.
Et, pour ne faire rien , monsieur, est-ce qu'il ne faut rien
manger? Il leur vaudrait bien mieux , les pauvres animaux ,
de travailler beaucoup , de manger de même . Cela me
fend le cœur de les voir ainsi exténués ; car enfin , j'ai une
tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est
moi-même, quand je les vois pâtir ; je m'ôte tous les jours
pour eux les choses de la bouche ; et c'est être , monsieur ,
d'un naturel trop dur , que de n'avoir nulle pitié de son
prochain * .
1. L'édition de 1682 ajoute ici : Là, que cela foisonne.
2. Il leur vaudrait bien mieux de travailler. Avec l'impersonnel il vaut
mieux, Molière emploie volontiers la préposition de. Cf. plus loin : « Il
vaut bien mieux pour vous de prendre un vieux mari qui vous donne beau
coup de bien. (Avare, III, 8. ) Et encore : « Il me vaudrait bien mieux
d'ètre au diable que d'être à lui. (Don Juan, II, 1. )
3. J'ai une tendresse...., qu'il me semble. Tournure elliptique, dans
laquelle que équivaut à tellement que. Cf.: « Je suis dans une colère,
que je ne me sens pas. » (Mar. for. , sc. 6.)
4. Chacune de ces paroles est un trait de sentiment naïf qui fait rire
et qui touche à la fois. Les chevaux de Maitre Jacques ne sont pas d'une
espèce différente de la sienne ; ce sont ses compagnons, ses amis; en un
mot, c'est son prochain; il prend sur sa nourriture pour ajouter à la leur ;
et ce qu'il peut dire de plus tendre à son maître, c'est qu'après ses chevaux,
il est la personne qu'il aime le plus. » (AUGER.)
ACTE III , SCÈNE V. 59
HARPAGON .
Le travail ne sera pas grand , d'aller jusqu'à la foire.
MAITRE JACQUES .
Non , monsieur, je n'ai point le courage de les mener,
et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet
en l'état où ils sont. Comment voudriez -vous qu'ils traî
nassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas¹ se traîner eux
mêmes ?
VALÈRE.
2
Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de
les conduire ; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour ap
prêter le souper.
MAITRE JACQUES .
Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main
d'un autre que sous la mienne .
VALÈRE.
Maître Jacques fait bien le raisonnable.
MAITRE JACQUES .
Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire .
HARPAGON.
Paix !
MAITRE JACQUES .
Monsieur , je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois
que ce qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain
et le vin, le bois , le sel et la chandelle, ne sont rien que
pour vous gratter 3 , et vous faire sa cour. J'enrage de cela ,
et je suis fâché tous les jours d'entendre ce qu'on dit de
vous car enfin , je me sens pour vous de la tendresse , en
dépit que j'en aie " ; et après mes chevaux, vous êtes la
personne que j'aime le plus .

1. Qu'ils ne peuvent pas. Que , répondant au latin quum, a le sens de :


lorsque, tandis que. Cf.:
Et la raison bien souvent les pardonne,
Que l'honneur et l'amour ne les pardonnent pas.
(Amphitr., III, 5.)
2. J'obligerai n'a pas le sens de je forcerai, mais de j'engagerai.
3. Gratter, flatter, caresser. Cf.: « Il le gratte par où il se démange. »
(Bourg. gentilh., III, 4.)
4. En dépit que j'en aie. Cette expression est impossible à expliquer
grammaticalement. Elle équivaut à malgré que j'en aie :
- Me voulez-vous tonjours appeler de ce nom?
- Ah! malgré que j'en aie, il me vient à la bouche.
(Ec. des femmes, 1, 1. )
Mais cette dernière locution se décompose sans peine ; car elle équivaut à
mal gré que j'en aie, mauvais gré que j'en aie, forme elliptique pour :
quelque mauvais gré que j'en aie. Dans la première expression, on ne peut
60 L'AVARE.
HARPAGON.
Pourrais-je savoir de vous , Maître Jacques , ce que l'on
dit de moi ?
MAITRE JACQUES .
Oui , monsieur, si j'étais assuré que cela ne vous fâchât
point.
HARPAGON.
Non , en aucune façon .
MAITRE JACQUES .
Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en
colère.
HARPAGON.
Point du tout ; au contraire , c'est me faire plaisir , et je
suis bien aise d'apprendre comme on parle de moi .
MAITRE JACQUES .
Monsieur, puisque vous le voulez , je vous dirai franche
ment qu'on se moque partout de vous ; qu'on nous jette de
tous côtés cent brocards à votre sujet ; et que l'on n'est point
plus ravi que de vous tenir au cul et aux chausses ¹ , et de
faire sans cesse des contes de votre lésine. L'un dit que
vous faites imprimer des almanachs particuliers , où vous
faites doubler les Quatre-Temps et les Vigiles , afin de pro
fiter des jeunes où vous obligez votre monde. L'autre , que
vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos
valets dans le temps des étrennes , ou de leur sortie d'avec
vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien .
Celui-là conte qu'une fois vous fîtes assigner le chat d'un de
vos voisins , pour vous avoir mangé un reste d'un gigot de
mouton . Celui- ci , que l'on vous surprit une nuit, en ve
nant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux ; et que

au contraire sous-entendre quelque car en quelque dépit que j'en aie


n'offre absolument aucun sens. La forme correcte serait donc : Dépit que
j'en aie; ce serait logique . Mais le dix-septième siècle a reçu du seizième
la forme en dépit quej'en aie et s'en est servi sans l'examiner avec rigueur.
Cf.:
Il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net.
D'épouser une fille en dépit qu'elle en ait. (Fem. sav., v, 1.)
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai bean l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer. (Misanth., 1, 1.)
1, Tenir au cul et aux chausses, critiquer sans réserve, empoigner quel
qu'un vigoureusement.
2. Le même trait se rencontre dans Plaute :
Pulmentum pridem eii eripuit miluus :
Homo ad prætorem deplorabundus venit;
Infit ibi postulare, plorans, ejulans,
Ut sibi liceret miluim vadarier. (Aulul., 11, 4.)
3. En venant, lorsque vous venicz.
ACTE III , SCÈNE VI . 61
votre cocher, qui était celui d'avant moi , vous donna dans
l'obscurité je ne sais combien de coups de bâton dont vous
ne voulûtes rien dire¹ . Enfin , voulez-vous que je vous dise ?
On ne saurait aller nulle part où l'on ne vous entende
accommoder de toutes pièces . Vous êtes la fable et la risée
de tout le monde, et jamais on ne parle de vous que sous
les noms d'avare , de ladre, de vilain , et de fesse- mathieu .
HARPAGON, en battant Maitre Jacques.
Vous êtes un sot, un maraud , un coquin et un impu
dent .
MAITRE JACQUES .
Hé bien , ne l'avais-je pas deviné? Vous ne m'avez pas
voulu croire . Je vous l'avais bien dit que je vous fâcherais
de vous dire 2 la vérité .
HARPAGON.
Apprenez à parler .
SCÈNE VI

VALÈRE, Maître JACQUES .

VALERE , riant.
A ce que je puis voir , Maître Jacques , on paye mal votre
franchise.
MAITRE JACQUES .
Morbleu ! monsieur le nouveau venu , qui faites l'homme
d'importance , ce n'est pas votre affaire . Riez de vos coups
de bâton quand on vous en donnera , et ne venez point rire
des miens .
VALERE .
Ah ! Monsieur Maître Jacques , ne vous fâchez pas , je
vous prie.
MAITRE JACQUES , ὰ part.
Il file doux . Je veux faire le brave , et s'il est assez sot pour
me craindre , le frotter quelque peu . (Haut. ) Savez-vous
bien, monsieur le rieur , que je ne ris pas , moi ; et que, si
vous m'échauffez la tête , je vous ferai rire d'une autre sorte?
(Maitre Jacques pousse Valère jusqu'au fond du théâtre en le
menaçant.)

1. Ce trait de l'avoine dérobée aux chevaux passe pour être emprunté à


l'Histoire générale des cardinaux par Aubery ( 1642) , où il est raconté du
cardinal Angelotto .
2. De vous dire, en vous disant. Cf.: « Est-ce pour rire, ou si tous deux
vous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ? » (Méd. m. l., 1, 6.)
62 L'AVARE.
VALERE .
Eh ! doucement .
MAITRE JACQUES .
Comment, doucement ? Il ne me plaît pas , moi !
VALÈRE.
De grâce!
MAITRE JACQUES .
Vous êtes un impertinent !
VALÈRE .
Monsieur Maître Jacques !
MAITRE JACQUES .
Il n'y a point de monsieur Maître Jacques pour un
double¹.Si je prends un bâton , je vous rosserai d'importance.
VALÈRE.
Comment, un bâton ! (Valère fait reculer Maitre Jacques à
son tour.)
MAITRE JACQUES .
Eh ! je ne parle pas de cela.
VALÈRE .
Savez-vous bien , monsieur le fat² , que je suis homme à
vous rosser vous-même ?
MAITRE JACQUES .
Je n'en doute pas.
VALÈRE .
4
Que vous n'êtes, pour tout potage , qu'un faquin de
cuisinier ?
MAITRE JACQUES .
Je le sais bien.
VALÈRE .
Et que vous ne me connaissez pas encore ?
MAITRE JACQUES .
Pardonnez-moi .

1. Pour un double, c'est-à- dire : il n'y en a pas à ce prix-là, ou même,


fl n'y en a point. Le double était une petite pièce de monnaie valant deux
deniers.
2. Fat, qui signifiait d'abord niais, sot, et qui s'emploie aujourd'hui
pour désigner un sot prétentieux, n'a ordinairement dans Molière et Boileau
qu'une signification de mépris. Cf.:
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon,
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon. (Tartuffe, 1, 2.)
3. Pour tout potage, pour toute chose, uniquement. Expression familière
et plaisante, qui s'est conservée jusqu'à nous. Cf.: « Tu seras Paul - Louis
pour tout potage, id est rien : terrible mot. (Paul-Louis COURIER , Lett.
à l'Acad.)
4. Faquin, mot récent dans notre langue, nous vient de l'italien facchino
(portefaix), et s'emploie au figuré pour désigner un homme de rien.
ACTE III, SCÈNE VII . 63
VALÈRE.
Vous me rosserez , dites -vous ?
MAITRE JACQUES.
Je le disais en raillant.
VALÈRE.
Et moi , je ne prends point de goût à votre raillerie .
(Donnant des coups de bâton à Maitre Jacques . ) Apprenez que
vous êtes un mauvais railleur¹ .
MAITRE JACQUES , seul.
Peste soit la sincérité ! c'est un mauvais métier. Désor
mais j'y renonce , et je ne veux plus dire vrai. Passe encor
pour mon maître , il a quelque droit de me battre ; mais ,
pour ce monsieur l'intendant, je m'en vengerai si je puis.

SCÈNE VII

MARIANE, FROSINE , Maître JACQUES.

FROSINE .
Savez-vous , Maître Jacques , si votre maître est au logis ?
MAITRE JACQUES .
Oui , vraiment, il y est ; je ne le sais que trop.
FROSINE.
Dites-lui, je vous prie , que nous sommes ici² .

SCÈNE VIII

MARIANE, FROSINE.

MARIANE .
Ah ! que je suis , Frosine, dans un étrange état ! Et
s'il faut dire ce que je sens , que j'appréhende cette vue !
FROSINE.
Mais pourquoi ? et quelle est votre inquiétude?
MARIANE.
Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous

1. On suppose que l'idée de cette scène est empruntée à une farce ita
lienne, La cameriera nobile La femme de chambre de qualité) : Arlequin
fait le brave avec Lelio et le menace ; Lelio feint d'avoir peur et recule
devant Arlequin. Mais tout à coup il change de ton, fait à son tour reculer
Arlequin et châtie son insolence par quelques coups de bâton.
2. Dans l'édition de 1682 , cette scène se termine par ces mots de Maître
Jacques : Ah! nous voilà pas mal.
5.
64 L'AVARE.
point les alarmes d'une personne toute prête¹ à voir le sup
plice où l'on veut l'attacher2 ?
FROSINE.
Je vois bien que , pour mourir agréablement, Harpagon
n'est pas le supplice que vous voudriez embrasser ; et je
connais , à votre mine , que le jeune blondin dont vous
m'avez parlé vous revient un peu dans l'esprit .
MARIANE.
Oui, c'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me
défendre ; et les visites respectueuses qu'il a rendues chez
nous , ont fait, je vous l'avoue, quelque effet dans mon
âme.
FROSINE.
Mais avez-vous su quel il est ?
MARIANE.
Non , je ne sais point quel il est ; mais je sais qu'il est
fait d'un air à se faire aimer ; que si l'on pouvait mettre
les choses à mon choix , je le prendrais plutôt qu'un autre;
et qu'il ne contribue pas peu à me faire trouver un tour
ment effroyable dans l'époux qu'on veut me donner.
FROSINE .
Mon Dieu ! tous ces blondins sont agréables , et débitent
fort bien leur fait ; mais la plupart sont gueux comme des
rats ; et il vaut mieux pour vous de prendre un vieux
mari qui vous donne beaucoup de bien . Je vous avoue que
les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je
dis , et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un
tal époux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez
moi , vous mettra bientôt en état d'en prendre un plus ai
mable qui réparera toutes choses.
MARIANE.
Mon Dieu ! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque ,
1. Prête à, comme près de. On employait aussi dans le même sens : prêt
de, qui était même considéré comme plus élégant. Cf.:
Un grand destin commence, un grand destin s'achève,
L'empire est prêt à choir, et la France s'élève. (CORNEILLE, Attila, 1, 2.)
On a fait contre vous dix entreprises vaines ;
Peut-être que l'onzième est prête d'éclater. (ID., Cinna, u, 1.)
2. Mariane n'a point encore vu Harpagon ; Harpagon ne s'est pas
même présenté chez elle ; comment ne cherche- t-elle pas à s'excuser sur
l'inconvenance de sa démarche ? Comment une jeune fille vient-elle ainsi
chez celui qui veut l'épouser ? Enfin comment se fait-il que Mariane ait été
confiée par sa mère à une femme comme Frosine ? Voilà bien des incon
venances, et il est d'autant plus utile de les relever, qu'on en trouve rare
ment de semblables dans Molière. » (AIMÉ MARTIN . ) Cette remarque serait
très juste, s'il s'agissait d'un roman mais le théâtre vit de certaines con
ventions qui ne sont pas toujours d'accord avec le train ordinaire de la vie.
ACTE III , SCÈNE X. 65
pour être heureuse , il faut souhaiter ou attendre le trépas
de quelqu'un ! Et la mort ne suit pas tous les projets que
nous faisons .
FROSINE .
Vous moquez-vous ? Vous ne l'épousez qu'aux conditions
de vous laisser¹ veuve bientôt ; et ce doit être là un des
articles du contrat. Il serait bien impertinent de ne pas
mourir dans trois mois 2 ! Le voici en propre personne.
MARIANE.
Ah ! Frosine , quelle figure !

SCÈNE IX

HARPAGON, MARIANE , FROSINE.


HARPAGON , à Mariane.
Ne vous offensez pas , ma belle , si je viens à vous avec
des lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux ,
sont assez visibles d'eux-mêmes , et qu'il n'est pas besoin
de lunettes pour les apercevoir ; mais enfin c'est avec des
lunettes qu'on observe les astres , et je maintiens et garantis
que vous êtes un astre , mais un astre, le plus bel astre qui
soit dans le pays des astres ... Frosine , elle ne répond mot,
et ne témoigne , ce me semble , aucune joie de me voir.
FROSINE.
C'est qu'elle est encore toute surprise ; et puis les filles
ont toujours honte à témoigner d'abord ce qu'elles ont dans
l'âme.
HARPAGON.
Tu as raison . (A Mariane . ) Voilà , belle mignonne, ma
fille qui vient vous saluer .

SCÈNE X

HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE .


MARIANE.
Je m'acquitte bien tard, madame , d'une telle visite.
1. Aux conditions de vous laisser. Nous avons déjà signalé cet emploi
de l'infinitif gouverné par un autre sujet que celui de la phrase. Voir acte I,
scène : Rends-le-moi sans te fouiller. »
2. Toutes ces plaisanteries sur la mort nous semblent aujourd'hui un peu
grossières. Mais elles étaient acceptées au dix -septième siècle, et l'on sait
combien Regnard en a usé dans son Légataire universel.
66 L'AVARE .
ÉLISE.
Vous avez fait , madame, ce que je devais faire , et c'était
à moi de vous prévenir.
HARPAGON.
Vous voyez qu'elle est grande ; mais mauvaise herbe
croît toujours¹ .
MARIANE , bas à Frosine .
O l'homme déplaisant !
HARPAGON , à Frosine .
Que dit la belle ?
FROSINE .
Qu'elle vous trouve admirable .
HARPAGON.
C'est trop d'honneur que vous me faites, adorable mi
gnonne.
MARIANE , à part.
Quel animal!
HARPAGON .
Je vous suis trop obligé de ces sentiments.
MARIANE, à part.
Je n'y puis plus tenir.

SCÈNE XI

IIARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE,


FROSINE, BRINDAVOINE .

HARPAGON.
Voici mon fils aussi , qui vous vient faire la révé
rence .
MARIANE , bas à Frosine .
Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont
je t'ai parlé.
FROSINE , à Mariane .
L'aventure est merveilleuse .

1. Aimé Martin rappelle que cette plaisanterie produisit un jour sur


l'esprit de M. de Sévigné le même effet que sur celui de Mariane. « Il
m'est venu voir, dit-elle, un président, et avec lui le fils de sa femme, qui
a vingt ans, et à qui je trouvai, sans exception, la plus agréable et la plus
jolie figure que j'aie jamais vue. J'allais dire que je l'avais vu à cinq ou
six ans, et que j'admirais qu'on pût croitre en si peu de temps . Sur cela il
sort une voix terrible de ce nouveau visage, qui me plante au nez, d'un air
ridicule, que mauvaise herbe croit toujours ? Voilà qui fut fait, je lui trouvai
des cornes, et, s'il m'eût donné des coups de massue sur la tête, il ne m'eût
pas plus affligée. »
ACTE III , SCÈNE XI . 67
HARPAGON.
Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands
enfants ; mais je serai bientôt défait et de l'un et de l'autre.
CLEANTE, à Mariane.
Madame, à vous dire le vrai , c'est ici une aventure où
sans doute je ne m'attendais pas ; et mon père ne m'a pas
peu surpris , lorsqu'il m'a dit tantôt le dessein qu'il avait
formé.
MARIANE.
Je puis dire la même chose. C'est une rencontre imprévue
qui m'a surprise autant que vous ; et je n'étais point pré
parée à une pareille aventure .
CLEANTE .
Il est vrai que mon père , madame, ne peut pas faire un
plus beau choix , et que ce m'est une sensible joie que l'hon
neur de vous voir ; mais avec tout cela , je ne vous assurerai
point que je me réjouis du dessein où vous pourriez être
de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous l'avoue ,
est trop difficile pour moi ; et c'est un titre , s'il vous plaît ,
que je ne vous souhaite point . Ce discours paraîtra brutal
aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous
serez personne à le prendre comme il faudra ; que c'est
un mariage , madame , où vous vous imaginez bien que je
dois avoir de la répugnance ; que vous n'ignorez pas ,
sachant ce que je suis , comme il choque mes intérêts ; et
que vous voulez bien enfin que je vous dise , avec la per
mission de mon père , que , si les choses dépendaient de
moi , cet hymen ne se ferait point¹ .
HARPAGON.
Voilà un compliment bien impertinent. Quelle belle
confession à lui faire !
MARIANE .
Et moi, pour vous répondre , j'ai à vous dire que les
1. Cette scène est particulièrement remarquable par son rhythme poé
tique, et le couplet de Cléante peut se scander ainsi :
Il est vrai que mon père,
(Madame),
Ne pent pas faire un plus beau choix
Et que ce n'est une sensible joie
Que l'honneur de vous voir ;
Mais, avec tout cela,
Je ne vous assurerai point
Que je me réjonis
Dn dessein où vous pourriez être
De devenir ma belle-mère ;
Le compliment, je vous l'avoue,
Est trop difficile pour moi;
Et c'est un titre, s'il vous plait,
Que je ne vous souhaite point, etc.
68 L'AVARE.
choses sont fort égales ; et que , si vous auriez de la répu
gnance à me voir votre belle-mère , je n'en aurais pas
moins sans doute à vous voir mon beau-fils . Ne croyez
pas , je vous prie, que ce soit moi qui cherche à vous donner
cette inquiétude. Je serais fort fâchée de vous causer du dé
plaisir ; et, si je ne m'y vois forcée par une puissance ab
solue , je vous donne ma parole que je ne consentirai point
au mariage qui vous chagrine.
HARPAGON.
Elle a raison à sot compliment il faut une réponse de
même. Je vous demande pardon , ma belle , de l'imperti
nence de mon fils. C'est un jeune sot , qui ne sait pas encore
la conséquence des paroles qu'il dit.
MARIANE .
Je vous promets que ce qu'il m'a dit ne m'a point du
tout offensée ; au contraire, il m'a fait plaisir de m'expli
quer ainsi ses véritables sentiments. J'aime de lui un aveu
de la sorte ; et s'il avait parlé d'autre façon , je l'estimerais
bien moins .
HARPAGON.
C'est beaucoup de bonté à vous , de vouloir ainsi excuser
ses fautes. Le temps le rendra plus sage , et vous verrez
qu'il changera de sentiments .
CLEANTE.
Non , mon père , je ne suis point capable d'en changer ;
et je prie instamment madame de le croire.
HARPAGON .
Mais voyez quelle extravagance ! il continue encor plus
fort.
CLEANTE .
Voulez-vous que je trahisse mon cœur ?

1. Si vous auriez..., je n'en aurais pas moins. Cet emploi de deux con
ditionnels, dont l'un est gouverné par l'autre, n'est pas rare au dix-sep
tième siècle. Cf.:
Vos parents, comme vous imprudents,
Croyant en leur esprit que de tout je dispose,
Diraient, en me blåmant, que j'en serais la cause.
(REGNIER, Sat., xiv.)
S'il s'en trouvaient qui crussent que j'aurais blessé la charité que je
vous dois en décriant votre morale... D (PASCAL, 11 Provinc.)
« Pour moi, j'aurais toutes les hontes du monde, s'il fallait qu'on
vint me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que je n'aurais
pas vu. » (Préc. ridic. , sc. 10. )
2. Promettre s'emploie familièrement pour assurer, affirmer. Cf.: « Je
vous promets que je ne saurais les donner à moins. » (Médecin m. l., 1, 6.)
ACTE III , SCÈNE XI . 69
HARPAGON.
Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ¹ ?
CLEANTE .
Hé bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon :
souffrez , madame, que je me mette ici à la place de mon
père , et que je vous avoue que je n'ai rien vu dans le
monde de si charmant que vous ; que je ne conçois rien
d'égal au bonheur de vous plaire ; et que le titre de votre
époux est une gloire , une félicité , que je préférerais aux
destinées des plus grands princes de la terre . Oui , madame ,'
le bonheur de vous posséder est à mes regards la plus belle
de toutes les fortunes ; c'est où j'attache toute mon ambi
tion . Il n'y a rien que je ne sois capable de faire pour une
conquête si précieuse ; et les obstacles les plus puissants ...
HARPAGON .
Doucement, mon fils , s'il vous plaît.
CLEANTE .
C'est un compliment que je fais pour vous à madame.
HARPAGON.
Mon Dieu ! j'ai une langue pour m'expliquer moi-même,
et je n'ai pas besoin d'un procureur comme vous³ . Allons ,
donnez des sièges .
FROSINE.
Non , il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire ,
afin d'en revenir plus tôt , et d'avoir tout le temps ensuite
de vous entretenir.
HARPAGON , à Brindavoine .
Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.

1. On trouve à l'acte II de l'Ecole des maris une scène à peu près sem
blable à celle - ci, entre Isabelle , Valère et Sganarelle. Harpagon , dit
Aimé Martin, demande ici pardon à Mariane des protestations de Cléante ;
et, dans l'Ecole des maris, Sganarelle prie Isabelle de ménager celui
dont elle vient d'entendre les protestations. Enfin , les deux amants sont
dans la même situation, et se servent du même stratagème pour s'en
tendre. Ces scènes produisent toujours beaucoup d'effet au théâtre. Voilà
sans doute pourquoi Molière n'a pas craint de les reproduire plusieurs
fois..
2. C'est où, comme c'est là que. Cf.: « C'est où tombe celui qui met sa
confiance dans les richesses. ( BOSSUET, Or. fun. de Michel Le Tellier. )
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute. (Tartuffe, I, 1.)
3. Var. Et je n'ai pas besoin d'un interprète comme vous. (Edit. de
1682.)
70 L'AVARE .

SCÈNE XII

HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE,


FROSINE .
HARPAGON , à Mariane.
Je vous prie de m'excuser, ma belle , si je n'ai pas songé
à vous donner un peu de collation avant que de partir.
CLEANTE .
J'y ai pourvu , mon père ; et j'ai fait apporter ici quel
ques bassins d'oranges de la Chine, de citrons doux et de
confitures, que j'ai envoyé quérir de votre part.
HARPAGON , bas à Valère.
Valère?
VALERE , à Harpagon .
Il a perdu le sens.
CLEANTE .
Est-ce que vous trouvez , mon père , que ce ne soit pas
assez¹ ? Madame aura la bonté d'excuser cela , s'il lui plaît .
MARIANE .
C'est une chose qui n'était pas nécessaire .
CLEANTE.
Avez-vous jamais vu , madame , un diamant plus vif que
celui que vous voyez que mon père a au doigt ??
MARIANE .
Il est vrai qu'il brille beaucoup .
CLEANTE, ôtant du doigt de son père le diamant
et le donnant à Mariane.
Il faut que vous le voyiez de près.
MARIANE .
Il est fort beau , sans doute , et jette quantité de feux.
1. Que ce ne soit pas assez. On dirait plutôt aujourd'hui : Est-ce que
vous trouvez que ce n'est pas assez ? Mais il est évident que le subjonctif
convient mieux, puisqu'il n'y a pas affirmation , mais bien doute. Cf.:
Que vient de te donner cette farouche bête ?
Cette lettre, monsieur, qu'avecque cette boête
On prétend qu'ait reçue Isabelle pour vous. (Ecole des Maris, 11, 5.)
2. Que celui que vous voyez que mon père... Cette répétition de que
parait bien pénible aux grammairiens modernes. Mais, au dix-septième
siècle, cette tournure familière se retrouve fréquemment chez les meilleurs
écrivains elle est en effet commode, rapide et très conforme aux usages
de la conversation . Cf.:
Et que pourra faire un époux
Que vous voulez qui soit nuit et jour avec vous ? (LA FONTAINE.)
Cet enfant sans parents qu'elle dit qu'elie a vu. (RACINE.)
MM. de Bouillon ont répondu par un écrit que je crois qu'on vous a
envoyé aussi. » (SÉVIGNÉ.)
ACTE III , SCÈNE XII . 71
CLEANTE , se mettant au devant de Mariane qui veut
rendre le diamant .
Nenny, madame, il est en de trop belles mains . C'est un
présent que mon père vous a fait.
HARPAGON.
Moi?
CLÉANTE .
N'est-il pas vrai , mon père , que vous voulez que ma
dame le garde pour l'amour de vous ?
HARPAGON, bas, à son fils .
Comment ?
CLEANTE , à Mariane .
Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.
MARIANE .
Je ne veux point...
CLEANTE , à Mariane .
Vous moquez-vous ? il n'a garde de le reprendre.
HARPAGON, à part.
J'enrage.
MARIANE.
Ce serait...
CLEANTE , empêchant toujours Mariane de rendre le diamant.
Non, vous dis-je, c'est l'offenser.
MARIANE .
De grâce...
CLEANTE .
Point du tout.
HARPAGON , à part.
Peste soit...
CLÉANTE .
Le voilà qui se scandalise ' de votre refus .
HARPAGON, bas , à son fils.
Ah ! traître !
CLEANTE , à Mariane.
Vous voyez qu'il se désespère .
HARPAGON, bas , à son fils, en le menaçant.
Bourreau que tu es !
CLEANTE.
Mon père, ce n'est pas ma faute ; je fais ce que je puis
pour l'obliger à la 2 garder, mais elle est obstinée .
1. Se scandalise, s'offense, s'irrite.
2. La, c'est-à-dire la bague.
122
72 L'AVARE .
HARPAGON, bas à son fils, avec emportement.
Pendard !
CLEANTE .
Vous êtes cause , madame , que mon père me querelle.
HARPAGON, bas à son fils , avec les mêmes gestes.
Le coquin !
CLEANTE, à Mariane .
Vous le ferez tomber malade. De grâce , madame, ne
résistez point davantage .
FROSINE, à Mariane .
Mon Dieu , que de façons ! Gardez la bague, puisque
monsieur le veut.
MARIANE , à Harpagon.
Pour ne vous point mettre en colère , je la garde main
tenant ; et je prendrai un autre temps pour vous la
rendre¹ .
SCÈNE XIII

HARPAGON, MARIANE, ELISE, CLÉANTE, VALÈRE ,


FROSINE, BRINDAVOINE.
BRINDAVOINE.
Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.
HARPAGON.
Dis-lui que je suis empêché , et qu'il revienne une autre
fois.
BRINDAVOINE.
Il dit qu'il vous apporte de l'argent ' .
HARPAGON , à Mariane .
Je vous demande pardon ; je reviens tout à l'heure .
1. L'idée de cette scène est empruntée d'une farce italienne Le Case
svaliggiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons . Scapin fait admirer à Fla
minia une bague que Pantalon porte au doigt ; il la prend pour la lui
faire mieux admirer ; Flaminia loue la beauté du diamant, et Scapin
l'offre à la maîtresse de Pantalon, sans que celui-ci ose protester. « Le
trait est joli, dit M. Nisard ; par la façon dont Molière l'imite dans l'Avare,
il doublera de prix. Pourquoi l'imitation est- elle plus comique que l'ori
ginal ? C'est que le fils de l'Avare fait des cadeaux à sa maitresse aux frais
de son père, c'est que l'Avare est amoureux, et qu'il ne sait ni reprendre
ni laisser à Mariane son diamant ; c'est que Pantalon est généreux et
qu'Harpagon est avare. »
2. Ici Molière met en action le monologue de Sganarelle , dans la pre
mière scène du Mariage forcé.
SGANARELLE.
Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis ; et
que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me
vienne quérir vite chez le seigneur Geronimo ; et si l'on vient m'en de
mander, qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la
journée.
ACTE III , SCÈNE XV. 73

SCÈNE XIV

HARPAGON, MARIANE, ÉLISE , CLÉANTE , VALÈRE ,


FROSINE, LA MERLUCHE .
LA MERLUCHE , Courant, et faisant tomber Harpagon.
Monsieur...
HARPAGON.
Ah ! je suis mort !
CLEANTE .
Qu'est-ce, mon père ? Vous êtes-vous fait mal?
HARPAGON.
Le traître assurément a reçu de l'argent de mes débi
teurs , pour me faire rompre le cou .
VALERE, à Harpagon.
Cela ne sera rien .
LA MERLUCHE , à Harpagon.
Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire
d'accourir vite.
HARPAGON.
Que viens -tu faire ici , bourreau?
LA MERLUCHE.
Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.
HARPAGON.
Qu'on les mène promptement chez le maréchal .
CLEANTE .
En attendant qu'ils soient ferrés , je vais faire pour vous ,
mon père , les honneurs de votre logis , et conduire madame
dans le jardin , où je ferai porter la collation .

SCÈNE XV

HARPAGON, VALÈRE .
HARPAGON.
Valère, aie un peu l'œil à tout cela , et prends soin , je
te prie, de m'en sauver le plus que tu pourras pour le ren
voyer au marchand .
VALERE.
C'est assez.
HARPAGON , seul.
O fils impertinent ! as- tu envie de me ruiner¹ !
1. Cet acte est certainement le mieux conçu , le plus intéressant de toute
74 L'AVARE .

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

CLÉANTE , MARIANE, ÉLISE , FROSINE.


CLEANTE .
Rentrons ici , nous serons beaucoup mieux . Il n'y a plus
autour de nous personne de suspect, et nous pouvons
parler librement.
ÉLISE.
Oui , madame, mon frère m'a fait confidence de la pas
sion qu'il a pour vous . Je sais les chagrins et les déplaisirs
que sont capables de causer de pareilles traverses ; et c'est,
je vous assure , avec une tendresse extrême que je m'inté
resse à votre aventure.
MARIANE .
C'est une douce consolation que de voir dans ses intérêts
une personne comme vous ; et je vous conjure, madame,
de me garder toujours cette généreuse amitié , si capable de
m'adoucir les cruautés de la fortune.
FROSINE .
Vous êtes , par ma foi , de malheureuses gens , l'un et
l'autre, de ne m'avoir point, avant tout ceci, avertie de votre
affaire. Je vous aurais sans doute détourné cette inquiétude ,
et n'aurais point amené les choses où l'on voit qu'elles sont .
CLÉANTE .
Que veux-tu ? C'est ma mauvaise destinée qui l'a voulu
ainsi . Mais , belle Mariane , quelles résolutions sont les vôtres ?

la pièce. Il n'y a pas une scène , pas un incident, pas une réplique qui ne
renferme quelque trait profond d'observation et ne concoure au dévelop
pement du caractère d'Harpagon . L'idée en est cependant bien simple, et
sans aucune complication dramatique : Harpagon va se marier, et reçoit
chez lui sa future. Obligé de lui faire fète, le voilà placé dans une situation
qui répugne sa passion dominante, à son avarice. De là cette série amu
sante de contrastes, dont la conception, aussi simple que variée, aussi
profonde que naturelle, est une des plus heureuses inventions du génie de
Molière.
ACTE IV, SCÈNE I. 75
MARIANE .
Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? Et
dans la dépendance où je me vois , puis-je former que des
souhaits¹ ?
CLEANTE .
Point d'autre appui pour moi dans votre cœur que de
simples souhaits ? point de pitié officieuse ² ? point de secou
rable bouté? point d'affection agissante ?
MARIANE .
Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place , et
voyez ce que je puis faire. Avisez , ordonnez vous-même , je
m'en remets à vous ; et je vous crois trop raisonnable , pour
vouloir exiger de moi que ce qui peut m'être permis par
l'honneur et la bienséance.
CLEANTE .
3
Hélas ! où me réduisez-vous , que de me renvoyer à ce
que voudront me permettre les fâcheux sentiments d'un ri
goureux honneur, et d'une scrupuleuse bienséance !
MARIANE .
Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais
passer sur quantité d'égards où notre sexe est obligé , j'ai
de la considération pour ma mère . Elle m'a toujours élevée
avec une tendresse extrême , et je ne saurais me résoudre à
lui donner du déplaisir. Faites , agissez auprès d'elle, em
ployez tous vos soins à gagner son esprit . Vous pouvez faire
et dire tout ce que vous voudrez , je vous en donne la li
cence ; et s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur ,
je veux bien consentir à lui faire un aveu moi-même de
tout ce que je sens pour vous 5.
1. Puis-je former que des souhaits. Tournure elliptique fréquemment
employée au dix- septième siècle. Que équivaut à autre chose que, si ce
n'est (en latin præterquam ou simplement quam). Cf. un peu plus loin :
« Je vous crois trop raisonnable pour exiger de moi que ce qui peut m'être
permis. »
Recevons les vainqueurs sans penser qu'à leur gloire.
(CORN., Hor., II, 1.)
Et que puis-je espérer qu'un tourment éternel,
Si je poursuis un crime aimant le criminel ? (ID., Cid, III, 2.)
2. Officieuse, qui s'affirme par de bons offices.
3. Où me réduisez-vous que de me renvoyer. Le que sert à donner plus
de force à la phrase, il est explétif. De me renvoyer équivaut à en me
renvoyant.
4. S'il ne tient qu'à. L'emploi de il comme pronom neutre était d'un
usage fréquent aux seizième et dix-septième siècles. Cf. « Il n'est pas
croyable ce que la parole était capable de faire. » (BOSSUET. )
5. Tout ce couplet est rhythmé avec exactitude, comme presque toute
cette scène.
76 L'AVARE .
CLEANTE.
Frosine, ma pauvre Frosine , voudrais-tu nous servir ?
FROSINE .
Par ma foi , faut-il le demander ? je le voudrais de tout
mon cœur. Vous savez que de mon naturel je suis assez
humaine. Le ciel ne m'a point fait l'âme de bronze , et je
n'ai que trop de tendresse à rendre de petits services , quand
je vois des gens qui s'entr'aiment en tout bien et en tout
honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?
CLEANTE.
Songe un peu, je te prie .
MARIANE .
Ouvre-nous des lumières¹ .
ÉLISE.
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait .
FROSINE.
Ceci est assez difficile . ( A Mariane). Pour votre mère , elle
n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourrait-on
la gagner, et la résoudre à transporter au fils le don qu'elle
veut faire au père. (A Cléante . ) Mais le mal que j'y trouve ,
c'est que votre père est votre père .
CLEANTE .
Cela s'entend .
FROSINE.
Je veux dire qu'il conservera du dépit, si l'on montre
qu'on le refuse , et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à
donner son consentement à votre mariage . Il faudrait, pour
bien faire , que le refus vînt de lui-même, et tâcher par
quelque moyen de le dégoûter de votre personne¹ .
CLEANTE .
Tu as raison.
FROSINE.
Oui, j'ai raison , je le sais bien . C'est là ce qu'il faudrait ;
mais le diantre est d'en pouvoir trouver les moyens .....
Attendez. Si nous avions quelque femme un peu sur l'âge,
qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire
une dame de qualité , par le moyen d'un train fait à la
hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse ,
que nous supposerions de la Basse- Bretagne , j'aurais assez
1. Ouvre-nous des lumières. Molière a dit dans le même sens et plus
correctement ouvrir un moyen, ouvrir des avis.
2. Cette dernière phrase s'adresse à Mariane.
ACTE IV, SCÈNE I. 77
d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une
personne riche¹ , outre ses maisons , de cent mille écus en
argent comptant ; qu'elle serait éperdûment amoureuse de
lui, et souhaiterait de se voir sa femme , jusqu'à lui donner
tout son bien par contrat de mariage ; et je ne doute point
qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition . Car enfin , il vous
aime fort, je le sais , mais il aime un peu plus l'argent ; et
quand, ébloui de ce leurre , il aurait une fois consenti à ce
qui vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désa
busât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre
marquise.
CLEANTE.
Tout cela est fort bien pensé.
FROSINE.
Laissez-moi faire . Je viens de me ressouvenir d'une de
mes amies qui sera notre fait³.
CLEANTE.
Sois assurée , Frosine, de ma reconnaissance si tu viens
à bout de la chose . Mais , charmante Mariane , commençons ,
je vous prie, par gagner votre mère : c'est toujours beau
coup faire que de rompre ce mariage . Faites-y , de votre
part , je vous en conjure, tous les efforts qu'il vous sera
possible . Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur
elle cette amitié qu'elle a pour vous . Déployez sans réserve
les grâces éloquentes , les charmes tout puissants que le ciel
a placés dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez
rien, s'il vous plaît, de ces tendres paroles , de ces douces

1. Nous avons déjà signalé cet emploi de deux conditionnels, par une
certaine loi de symétrie qui s'appliquait aussi aux futurs.
2. Je ne doute point qu'il ne prêtât. Cet imparfait du subjonctif, construit
avec un indicatif présent, équivaut à un conditionnel : Il prêterait, je n'en
doute point.... Cf.:
Je n'y veux point aller
De peur qu'elle ne vint encor me quereller. (Tartuffe, 1, 2.)
On craint qu'il n'essuydt les larmes de sa mère.
(RACINE, Androm., 1, 4.)
3. Ne tendez point de fils à faux : en m'occupant d'un embarras qui
ne viendra point, vous égarez mon attention ; tel est cependant l'effet du
discours de Frosine. Elle s'engage à détourner Harpagon du dessein d'é
pouser Mariane, par le moyen d'une vicomtesse de Basse-Bretagne , dont
elle se promet des merveilles et le spectateur avec elle. Cependant la
pièce finit sans qu'on y revoie ni Frosine, ni sa Basse -Bretonne qu'on attend
toujours. (DIDEROT. ) Frosine reparaît à la scène iv de l'acte V ; il est
vrai qu'elle n'amène point de Basse- Bretonne, mais elle n'en parle ici que
pour montrer son esprit de ruse et d'intrigue ; pourquoi vouloir que tous
les embarras projetés soient mis à exécution ?
78 L'AVARE .
prières et de ces caresses touchantes à qui¹ je suis persuadé
qu'on ne saurait rien refuser .
MARIANE .
J'y ferai tout ce que je puis , et n'oublierai aucune
chose.

SCÈNE II

HARPAGON, CLÉANTE , MARIANE , ÉLISE , FROSINE .

HARPAGON, à part, sans être aperçu.


Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle
mère, et sa prétendue belle -mère ne s'en défend pas fort .
Y aurait-il quelque mystère là-dessous ?
ÉLISE.
Voilà mon père.
HARPAGON.
Le carrosse est tout prêt. Vous pouvez partir quand il
vous plaira .
CLÉANTE.
Puisque vous n'y allez pas , mon père, je m'en vais les
conduire.
HARPAGON.
Non , demeurez . Elles iront bien toutes seules , et j'ai
besoin de vous.

SCÈNE III

HARPAGON , CLÉANTE .

HARPAGON .
Oh çà , intérêt de belle-mère à part , que te semble à toi
de cette personne?
CLEANTE.
Ce qui m'en semble ?
HARPAGON.
Oui , de son air , de sa taille , de sa beauté , de son esprit?
1. A qui. Il n'est pas rare, au dix-septième siècle, de trouver le pronoin
qui avec un nom de chose pour antécédent. Cf.:
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret. (Tartuffe, m, 3.)
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
(CORNEILLE, Cinna, v, 3.)
ACTE IV, SCÈNE III. 79
CLEANTE.
Là , là .
HARPAGON.
Mais encore?
CLEANTE .
A vous en parler franchement , je ne l'ai pas trouvée ici
ce que je l'avais crue . Son air est de franche coquette ; sa
taille est assez gauche , sa beauté très médiocre , et son
esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit , mon
père, pour vous en dégoûter ; car, belle-mère pour belle
mère, j'aime autant celle-là qu'une autre .
HARPAGON.
Tu lui disais tantôt pourtant...
CLEANTE.
Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom ; mais c'était
pour vous plaire.
HARPAGON.
Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle?
CLEANTE.
Moi ? point du tout.
HARPAGON.
J'en suis fâché ; car cela rompt une pensée¹ qui m'était
venue dans l'esprit . J'ai fait, en la voyant ici , réflexion sur
mon âge ; et j'ai songé qu'on pourra trouver à redire de
me voir marier à une si jeune personne. Cette considé
ration m'en faisait quitter le dessein ; et, comme je l'ai fait
demander, et que je suis pour elle engagé de parole , je te
l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes.
CLEANTE.
A moi ?
HARPAGON.
A toi.
CLEANTE .
En mariage?
HARPAGON
En mariage.

1. Rompre une pensée, comme : rompre un dessein, en empêcher l'exé


cution. L'emploi du mot rompre, avec le sens de prévenir, empêcher, était
très fréquent au dix-septième siècle. Corneille s'en est souvent servi , et
Voltaire a eu tort de l'en blåmer.
2. De me voir marier, et non : de me voir me marier. Nous avons déjà
signalé cet usage, suivi par tous les écrivains de la bonne langue. Voir
page 47, note 1.
L'AVARE. 6
80 L'AVARE.
CLEANTE .
Écoutez . Il est vrai qu'elle n'est pas fort à mon goût ;
mais pour vous faire plaisir , mon père , je me résoudrai à
l'épouser, si vous voulez .
HARPAGON.
Moi ? Je suis plus raisonnable que tu ne penses . Je ne
veux point forcer ton inclination .
CLEANTE.
Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l'amour de
yous.
HARPAGON .
Non , non ; un mariage ne saurait être heureux où l'in
clination n'est pas.
CLÉANTE .
C'est une chose, mon père , qui peut-être viendra en
suite, et l'on dit que l'amour est souvent un fruit du ma
riage.
HARPAGON .
Non ; du côté de l'homme on ne doit point risquer l'af
faire ; et ce sont des suites fâcheuses où je n'ai garde de
me commettre¹ . Si tu avais senti quelque inclination pour
elle , à la bonne heure ; je te l'aurais fait épouser, au lieu
de moi ; mais cela n'étant pas , je suivrai mon premier
dessein, et je l'épouserai moi-même.
CLEANTE .
Hé bien , mon père, puisque les choses sont ainsi , il faut
vous découvrir mon cœur ; il faut vous révéler notre secret.
La vérité est que je l'aime , depuis un jour que je la vis
dans une promenade ; que mon dessein était tantôt de vous
la demander pour femme ; et que rien ne m'a retenu que la
déclaration de vos sentiments et la crainte de vous déplaire.
HARPAGON.
Lui avez-vous rendu visite ??
CLEANTE .
Oui , mon père .
HARPAGON.
Beaucoup de fois?

1. Commettre, avec le sens d'exposer à quelque danger. Cf.: « La reine,


à peine sortie d'une tourmente épouvantable, ose encore se commettre à
la furie de l'Océan et à la rigueur de l'hiver. » ( BOSSUET, Or. fun de la
reine d'Angleterre.) « Sans commettre l'autorité du roi , son seigneur, elle
employait son crédit à procurer un peu de repos aux catholiques accablés. »
ID., ibid.)
2. Remarquez le changement de ton : Harpagon cesse de tutoyer son fils.
ACTE IV, SCÈNE III . 81
CLEANTE .
Assez, pour le temps qu'il y a.
HARPAGON.
Vous a-t-on bien reçu ?
CLEANTE .
Fort bien, mais sans savoir qui j'étais , et c'est ce qui a
fait tantôt la surprise de Mariane.
HARPAGON.
Lui avez-vous déclaré votre passion , et le dessein où vous
étiez de l'épouser?
CLEANTE.
Sans doute ; et même j'en avais fait à sa mère quelque
peu d'ouverture.
HARPAGON.
A-t-elle écouté pour sa fille votre proposition ?
CLEANTE .
Oui, fort civilement.
HARPAGON.
Et la fille correspond- elle fort à votre amour ?
CLEANTE .
Si j'en dois croire les apparences , je me persuade , mon
père , qu'elle a quelque bonté pour moi.
HARPAGON, bas , à part.
Je suis bien aise d'avoir appris un tel secret ; et voilà jus
tement ce que je demandais . (Haut . ) Oh ! sus¹ , mon fils ,
savez-vous ce qu'il y a ? C'est qu'il faut songer , s'il vous
plait, à vous défaire de votre amour , à cesser toutes vos
poursuites auprès d'une personne que je prétends 2 pour
moi, et à vous marier dans peu avec celle qu'on vous des
tine 3.

1. Sus (de super) n'est autre chose que sur. La contraction de super en
sus se trouvait déjà chez les Latins : suspendere pour superpendere.
2. Une personne que je prétends. Aujourd'hui prétendre demanderait un
complément indirect. Mais on disait très bien alors prétendre quelque
chose, prétendre quelqu'un. Cf. supra, acte I, sc. v : « J'ai peur qu'il n'y
ait pas, avec elle, tout le bien qu'on pourrait prétendre. »
Et la preuve après tout que je vous en demande,
C'est de ne plus souffrir qu'Alceste vous prétende. (Misanth., V, 2.)
3. L'épreuve de l'Avare sur le cœur de son fils est la même que celle de
Mithridate dans la tragédie de Racine. Harpagon et le roi de Pont sont
deux vieillards amoureux ; l'un et l'autre ont leur fils pour rival, l'un et
l'autre se servent du même artifice pour découvrir l'intelligence qui est
entre leur fils et leur maîtresse, et les deux pièces finissent par le mariage
du jeune homme. » (VOLTAIRE . ) Une même situation peut être en effet ou
comique ou tragique, selon les personnages et les intérêts qui sont en jeu ;
82 L'AVARE.
CLEANTE .
Oui , mon père, c'est ainsi que vous me jouez ! Hé bien ,
puisque les choses en sont venues là , je vous déclare , moi ,
que je ne quitterai point la passion que j'ai pour Mariane ;
qu'il n'y a point d'extrémité où je ne m'abandonne pour
vous disputer sa conquête ; et que , si vous avez pour vous
le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours peut
être qui combattront pour moi.
HARPAGON.
Comment , pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes
brisées ¹ !
CLEANTE.
C'est vous qui allez sur les miennes , et je suis le premier
en date.
HARPAGON .
Ne suis-je pas ton père , et ne me dois - tu pas respect² ?
CLEANTE .
Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient
obligés de déférer aux pères ; et l'amour ne connaît per
sonne.
HARPAGON .
Je te ferai bien me connaître , avec de bons coups de
bâton.
CLEANTE .
Toutes vos menaces ne feront rien.
HARPAGON.
Tu renonceras à Mariane.
CLEANTE.
Point du tout.
HARPAGON.
Donnez-moi un bâton tout à l'heure.

mais il ne faut pas que la critique pousse trop loin ces comparaisons et ce
parallélisme; si l'on cherchait à développer la simple remarque de Voltaire,
on risquerait de tomber dans la confusion et l'erreur.
1. Brisées. On appelle ainsi, au sens propre, les branches que brise un
veneur pour reconnaître les passages de la bête qu'on doit chasser.
2. Ne me dois-tu pas respect. M. Frédéric Godefroy a justement remarqué
que cette suppression de l'article est un des caractères des écrivains qui
relèvent du seizième siècle. Cf.:
Mais que me répondrait votre incrédulité,
Si je vous faisais voir qu'on vous dit vérité? (Tartuffe, v, 3.)
J'ai tendresse pour toi, j'ai passion pour elle.
(CORNEILLE, Nicom., IV, 8.)
ACTE IV, SCÈNE IV . 83

SCÈNE IV '

HARPAGON, CLÉANTE , Maître JACQUES .


MAITRE JACQUES .
Eh ! Eh ! Eh ! messieurs , qu'est-ce ci ? A quoi songez
vous?
CLEANTE .
Je me moque de cela .
MAITRE JACQUES , à Cléante.
Ah ! monsieur, doucement !
HARPAGON.
Me parler avec cette impudence !
MAITRE JACQUES , à Harpagon.
Ah ! monsieur, de grâce !
CLEANTE.
Je n'en démordrai point.
MAITRE JACQUES , à Cleante.
Hé quoi ! à votre père ?
HARPAGON.
Laisse-moi faire .
MAITRE JACQUES , à Harpagon .
Hé quoi ! à votre fils ? Encor passe pour moi.
HARPAGON.
Je te veux faire toi-même , Maître Jacques , juge de cette
affaire, pour montrer comme j'ai raison .
MAITRE JACQUES .
J'y consens. (A Cléante.) Eloignez-vous un peu.
HARPAGON.
J'aime une fille , que je veux épouser ; et le pendard a
l'insolence de l'aimer avec moi , et d'y prétendre malgré
mes ordres.
MAITRE JACQUES .
Ah ! il a tort.
HARPAGON.
N'est-ce pas une chose épouvantable, qu'un fils qui veut
1. Cette scène est encore imitée de la Cameriera nobile, farce italienne.
Scapin joue entre Pantalon et le docteur à peu près le même rôle que Maitre
Jacques entre Cléante et Harpagon.
2. Qu'est-ce ci. Cette expression familière n'a pas été dédaignée par Cor
neille, dans les situations les plus dramatiques. Cf. :
Qu'est-ce ci, mes enfants? Ecoutez-vous vos flammes ? (Horace, 11, 7.)
84 L'AVARE.
entrer en concurrence avec son père ? et ne doit-il pas , par
respect, s'abstenir de toucher à mes inclinations?
MAITRE JACQUES .
Vous avez raison . Laissez-moi lui parler , et demeurez là .
CLEANTE, à Maître Jacques qui s'approche de lui.
Hé bien , oui , puisqu'il veut te choisir pour juge , je n'y
recule point ; il ne m'importe qui ce soit ; et je veux bien
aussi me rapporter à toi , Maître Jacques , de notre différend .
MAITRE JACQUES .
C'est beaucoup d'honneur que vous me faites .
CLÉANTE.
Je suis épris d'une jeune personne qui répond à mes
vœux , et reçoit tendrement les offres de ma foi ; et mon
père s'avise de venir troubler notre amour par la demande
qu'il en fait faire .
MAITRE JACQUES .
Il a tort assurément.
CLEANTE.
N'a-t-il point de honte, à son åge , de songer à se marier ?
Lui sied-il bien d'être encore amoureux ? et ne devrait- il
pas laisser cette occupation aux jeunes gens ?
MAITRE JACQUES .
Vous avez raison, il se moque. Laissez-moi lui dire deux
mots . (A Harpagon . ) Hé bien , votre fils n'est pas si étrange
que vous le dites , et il se met à la raison . Il dit qu'il sait
le respect qu'il vous doit, qu'il ne s'est emporté que dans
la première chaleur , et qu'il ne fera point refus de se sou
mettre à ce qu'il vous plaira , pourvu que vous vouliez le
traiter mieux que vous ne faites , et lui donner quelque per
sonne en mariage dont il ait lieu d'être content.
HARPAGON.
Ah ! dis-lui , Maître Jacques , que moyennant cela , il
pourra espérer toutes choses de moi , et que , hors Mariane,
je lui laisse la liberté de choisir celle qu'il voudra.
MAITRE JACQUES .
Laissez-moi faire. (A Cléante. ) Hé bien , votre père n'est
pas si déraisonnable que vous le faites , et il m'a témoigné

1. Je n'y recule point, je ne recule point à te choisir pour juge. L'emploi


de y dans Molière est très étendu et très divers. Cf.
Je me vois, ma cousine, ici persécutee
Par des gens dont l'humeur y paraît concertée. (Mis., v, 3.)
Dès demain je t'épouse et t'y veux appeler.
- Dès demain ? - Par pudeur tu feins d'y reculer.
(Ecole des Maris, п, 15.)
ACTE IV. SCÈNE IV. 85
que ce sont vos emportements qui l'ont mis en colère ; qu'il
n'en veut seulement qu'à votre manière d'agir , et qu'il sera
fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez , pourvu
que vous vouliez vous y prendre par la douceur , et lui
rendre les déférences, les respects et les soumissions¹ qu'un
fils doit à son père.
CLEANTE.
Ah ! Maître Jacques , tu lui peux assurer que s'il m'ac
corde Mariane , il me verra toujours le plus soumis de
tous les hommes , et que jamais je ne ferai aucune chose²
que par ses volontés .
MAITRE JACQUES , à Harpagon .
Cela est fait. Il consent à ce que vous dites .
HARPAGON.
Voilà qui va le mieux du monde .
MAITRE JACQUES , à Cléante .
Tout est conclu . Il est content de vos promesses .
CLÉANTE .
Le ciel en soit loué !
MAITRE JACQUES .
Messieurs , vous n'avez qu'à parler ensemble ; vous voilà
d'accord maintenant ; et vous alliez vous quereller faute de
vous entendre .
CLEANTE .
Mon pauvre Maître Jacques , je te serai obligé toute ma
vie.
MAITRE JACQUES .
Il n'y a pas de quoi , monsieur.
HARPAGON .
Tu m'as fait plaisir , Maître Jacques , et cela mérite une
récompense. (Harpagon fouille dans sa poche, Maitre Jacques
tend la main, mais Harpagon ne tire que son mouchoir en
disant) : Va, je m'en souviendrai , je t'assure.
MAITRE JACQUES .
Je vous baise les mains .

1. Les déférences, les respects et les soumissions. Un grand nombre de


termes abstraits, qu'on n'emploie aujourd'hui qu'au singulier, se rencon
trent au pluriel chez les écrivains et surtout chez les poètes du dix-sep
tième siècle. Il est à remarquer, a dit Ménage, que comme la poésie est
hyperbolique, elle aime les pluriers, et que les pluriers ne contribuent pas
peu à la sublimité de l'oraison. » Voir, pour plus de détails, le Lexique de
la Langue de Corneille, par Godefroy, à l'article Hontes.
2. Jamaisje ne ferai aucune chose. Aucune chose n'est pas pris négative
ment, mais avec le sens de quelque chose, la moindre chose.
86 L'AVARE .

SCÈNE V

HARPAGON, CLÉANTE .

CLEANTE.
Je vous demande pardon , mon père , de l'emportement
que j'ai fait paraître.
HARPAGON.
Cela n'est rien.
CLEANTE .
Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde .
HARPAGON.
Et moi , j'ai toutes les joies du monde de te voir raison
nable.
CLEANTE .
Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute !
HARPAGON.
On oublie aisément les fautes des enfants , lorsqu'ils ren
trent dans leur devoir.
CLEANTE.
Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extra
vagances ?
HARPAGON.
C'est une chose où tu m'obliges par la soumission et le
respect où tu te ranges¹ .
CLEANTE.
Je vous promets, mon père , que , jusques au tombeau , je
conserverai dans mon cœur le souvenir de vos bontés.
HARPAGON.
Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que de
moi tu n'obtiennes .
CLEANTE .
Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien , et c'est
m'avoir assez donné que de me donner Mariane.
HARPAGON.
Comment ?
CLEANTE .
Je dis, mon père , que je suis trop content de vous , et que
je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de
m'accorder Mariane.

1. C'est une chose où. Voir, sur cet emploi de où, acte I, scène I
ACTE IV, SCENE V. 87
HARPAGON.
Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ?
CLEANTE.
Vous, mon père .
HARPAGON.
Moi ?
CLEANTE .
Sans doute.
HARPAGON.
Comment ? C'est toi qui as promis d'y renoncer ' .
CLÉANTE.
Moi, y renoncer !
HARPAGON.
Oui.
CLEANTE.
Point du tout.
HARPAGON.
Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ?
CLEANTE .
Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.
HARPAGON.
Quoi , pendard ! derechef ?
CLEANTE.
Rien ne me peut changer .
HARPAGON.
Laisse-moi faire , traître .
CLEANTE .
Faites tout ce qu'il vous plaira .
HARPAGON.
Je te défends de me jamais voir.
CLEANTE.
A la bonne heure.
HARPAGON.
Je t'abandonne.
CLEANTE.
Abandonnez .
HARPAGON.
Je te renonce pour mon fils.

1. Y se rapportant à un nom de personne est d'un emploi fréquent chez


les auteurs du dix-septième siècle.
2. Rien ne me peut changer. Nous avons déjà fait remarquer cet usage
de mettre le pronom complement avant le verbe qui régit l'infinitif, au lieu
de le placer, comme nous faisons, devant l'infinitif même.
6,
888

L'AVARE

.
CLEANTE .
Soit.
HARPAGON,
Je te déshérite .
CLEANTE.
Tout ce que vous voudrez .
HARPAGON.
Et je te donne ma malédiction.
CLEANTE.
Je n'ai que faire de vos dons¹ .

SCÈNE VI

CLEANTE, LA FLÈCHE.

LA FLÈCHE, sortant du jardin avec une cassette.


Ah ! monsieur , que je vous trouve à propos ! Suivez-moi
vite .
CLEANTE .
Qu'y a-t-il ?
LA FLÈCHE .
Suivez-moi , vous dis -je, nous sommes bien.
CLEANTE.
Comment ?
LA FLÈCHE.
Voici votre affaire.
CLEANTE.
Quoi ?
LA FLÈCHE.
J'ai guigné ceci tout le jour.
CLEANTE.
Qu'est-ce que c'est ?
LA FLÈCHE.
Le trésor de votre père que j'ai attrapé.

1. J.-J. Rousseau s'est récrié contre l'immoralité de ce trait : « Si la plai


santerie est excellente, a-t-il dit, en est-elle moins punissable ; et la pièce
où l'on fait aimer le fils insolent qui l'a faite, en est elle moins une école
de mauvaises mœurs ? » La Harpe, Chamfort, Saint-Marc Girardin et autres
critiques ont longuement et habilement réfuté le sophisme de Rousseau.
Il est inutile de rapporter leurs raisonnements qui peuvent se réduire à
ceci : Molière ne nous présente point Cléante comme un personnage que
nous devions aimer ; il a voulu montrer comment les vices des pères dé
truisent chez les enfants le respect filial, et comment dans le conflit de deux
passions opposées se perdent les sentiments les plus naturels, les conve
nances les plus légitimes.
89
ACTE IV, SCÈNE VII .
CLEANTE .
Comment as- tu fait ?
LA FLÈCHE.
Vous saurez tout. Sauvons-nous , je l'entends crier.

SCÈNE VII¹

HARPAGON, criant au voleur, dès le jardin .


Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier ! Jus
tice, juste ciel ! Je suis perdu , je suis assassiné, on m'a coupé
la gorge , on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ?
Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il? Que ferai -je
pour le trouver? Où courir ? Où ne pas courir ? N'est- il
point là ? N'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (A lui-même,
se prenant par le bras . ) Rends-moi mon argent , coquin ! ...
Ah ! c'est moi ! ... Mon esprit est troublé, et j'ignore où je
suis, qui je suis , et ce que je fais . Hélas ! mon pauvre ar
gent, mon pauvre argent, mon cher ami , on m'a privé de
toi ! Et puisque tu m'es enlevé , j'ai perdu mon support ,
ma consolation , ma joie ; tout est fini pour moi , et je n'ai
plus que faire au monde . Sans toi , il m'est impossible de
vivre. C'en est fait , je n'en puis plus , je me meurs , je suis
mort, je suis enterré. N'y a-t-il personne qui veuille me

1. Cette scène, d'une vigueur sans égale, est imitée de Plaute, dont
voici le texte :
Perii ! Interii ! Occidi ! Quo erram ? Quo non curram? Tene, tene ! Quem? Quis?
Nescio nil video : cæcuseo, atque equidem, quo eam, aut ubi sim, aut qui sim,
Nequeo cum animo certum investigare. Obsecro vos ego, mi auxilio,
Orod obtestor, sitis et hominem demonstretis, qui eam abstulerit.
Qui est ? Quid ridetis ? Novi omnis scio, fures esse hic compluris,
Qui vestitu et creta occultant sese atque sedent, quasi sint frugi.
Quid ais tu? Tibi credere certum'st : nam esse bonum e voltu cognosco.
Em , nemo habet horum! Occidisti! Dic igitur, si quis habet. Nescis ?
Heu, me miserum ! misere perii ! male perditus, pessume ornatus eo,
Tantum gemiti et male mastitiæ hic dies mihi obtulit,
Famem et pauperiem perditissimus ego sum omnium senum,
In terra. Nam quid mihi opu'st vita, qui tantum auri perdidi,
Quod custodivi sedulo ? Egomet me defraudavi
Animumque meum geninmque meum. Nunc alii lætificantur
Meo malo et damno. Pati nequo.
Molière est ici bien supérieur au comique latin par l'énergie des traits.
Euclion n'est que comique, tandis qu'Harpagon touche au tragique. Eu
clion nous fait pitié, car nous le savons pauvre, et s'il redoute la misère et
la faim, ce n'est pas sans raison. Harpagon, au contraire, est riche, et sa
perte n'est que légère ; mais son avarice est telle, l'amour de l'argent le
possède si entièrement, qu'en présence du vol qui le prive de quelques
milliers d'écus, il passe successivement de l'effarement à l'hallucination, à
la stupeur, à l'abattement, et enfin à la folie furieuse.
Il peut être curieux de comparer à cette scène l'imitation que Larivey a
faite du poète latin dans sa comédie des Esprits. On la trouvera dans
l'Appendice que nous joignons à la pièce de Molière.
90 L'AVARE.
ressusciter , en me rendant mon cher argent , ou en m'ap
prenant qui l'a pris ? Euh ? que dites- vous ? Ce n'est
personne. Il faut , qui que ce soit qui ait fait le coup,
qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure ; et l'on a
choisi justement le temps¹ que je parlais à mon traître de
fils. Sortons . Je veux aller quérir la justice , et faire donner
la question à toute ma maison : à servantes , à valets , à fils ,
à fille , et à moi aussi . Que de gens assemblés ! Je ne jette
mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons , et
tout me semble mon voleur. Eh ? de quoi est-ce qu'on parle
là ? de celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait- on là-haut ?
Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce , si l'on sait des nou
velles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise . N'est
il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous et se
mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part , sans doute ,
au vol que l'on m'a fait . Allons vite , des commissaires , des
archers , des prévôts , des juges , des gênes , des potences et
des bourreaux . Je veux faire pendre tout le monde ; et si
je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après² .

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I
HARPAGON, LE COMMISSAIRE, SON CLERC.
LE COMMISSAIRE.
Laissez-moi faire . Je sais mon métier, Dieu merci . Ce
n'est pas d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des
vols , et je voudrais avoir autant de sacs de mille francs
que j'ai fait pendre de personnes .
HARPAGON.
Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire
en main ; et si l'on ne me fait retrouver mon argent, je de
manderai justice de la Justice.
LE COMMISSAIRE .
Il faut faire toutes les poursuites requises . Vous dites
qu'il y avait dans cette cassette...?
1. Le temps que. Latinisme, tempus quo.
2. C'est la résolution qu'exécute, dans La Fontaine, l'avare qui a perdu son
trésor, s'estimant encore heureux de n'avoir point à faire les frais du licou.
91
ACTE V, SCÈNE I.
HARPAGON.
Dix mille écus bien comptés .
LE COMMISSAIRE.
Dix mille écus !
HARPAGON.
Dix mille écus .
LE COMMISSAIRE .
Le vol est considérable.
HARP AGON.
Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité
de ce crime¹ ; et s'il demeure impuni, les choses les plus
sacrées ne sont plus en sûreté !
LE COMMISSAIRE.
En quelles espèces était cette somme?
HARPAGON.
En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes .
LE COMMISSAIRE.
Qui soupçonnez-vous de ce vol ?
HARPAGON .
Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers
la ville et les faubourgs .
LE COMMISSAIRE.
Il faut, si vous m'en croyez , n'effaroucher personne , et
tâcher doucement d'attraper quelques preuves , afin de
procéder après , par la rigueur, au recouvrement des deniers
qui vous ont été pris.

SCÈNE II

HARPAGON, LE COMMISSAIRE, SON CLERC,


Maître JACQUES.

MAÎTRE JACQUES , dans le fond du théâtre, en se retournant


du côté par lequel il est entré.
Je m'en vais revenir . Qu'on me l'égorge tout à l'heure ;
qu'on me lui fasse griller les pieds ; qu'on me le mette
dans l'eau bouillante , et qu'on me le pende au plancher.
HARPAGON , à Maitre Jacques.
Qui? celui qui m'a dérobé ?
1. Voilà comment quelques mots, échappés à la passion, peuvent peindre
tout un caractère. » (Aimé MARTIN.)
2. On appelait trébuchet une petite balance pour peser des monnaies et
reconnaitre si elles n'étaient pas rognées ou altérées. Des pistoles trébu
chantes étaient donc des pistoles de bon poids.
92 L'AVARE.
MAITRE JACQUES.
Je parle d'un cochon de lait que votre intendant me
vient d'envoyer, et je veux vous l'accommoder à ma fan
taisie.
HARPAGON.
Il n'est pas question de cela ; et voilà monsieur à qui il
faut parler d'autre chose .
LE COMMISSAIRE , à Maitre Jacques.
Ne vous épouvantez point : je suis homme à ne vous
point scandaliser ' , et les choses iront dans la douceur2 .
MAITRE JACQUES .
Monsieur est de votre souper ?
LE COMMISSAIRE .
Il faut ici , mon cher ami , ne rien cacher à votre maître.
MAITRE JACQUES .
Ma foi, monsieur , je montrerai tout ce que je sais faire ,
et je vous traiterai du mieux qu'il me sera possible.
HARPAGON.
Ce n'est pas là l'affaire.
MAITRE JACQUES .
Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais ,
c'est la faute de monsieur notre intendant, qui m'a rogné
les ailes avec les ciseaux de son économie³ .
HARPAGON.
Traître il s'agit d'autre chose que de souper , et je veux
que tu me dises des nouvelles de l'argent qu'on m'a pris .
MAITRE JACQUES .
On vous a pris de l'argent ?
HARPAGON.
Oui, coquin ; et je m'en vais te faire pendre si tu ne me
le rends.
LE COMMISSAIRE, à Harpagon.
Mon Dieu ! ne le maltraitez point . Je vois à sa mine qu'il
est honnête homme, et que, sans se faire mettre en prison ,
il vous découvrira ce que vous voulez savoir . Oui , mon
ami , si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait
aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre

1. Scandaliser, faire un esclandre. De scandalum le moyen âge avait


tiré esclande, esclandre, tandis que scandale est de formation moderne
(seizième siècle).
2. Dans la douceur, en douceur.
3. La métaphore est bien ambitieuse. Mais quoi ? Maitre Jacques a con
science de son génie culinaire.
93
ACTE V, SCÈNE II .
maître. On lui a pris aujourd'hui son argent , et il n'est pas
que¹ vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire .
MAITRE JACQUES bas , à part.
Voici justement ce qu'il me faut pour me venger de
notre intendant. Depuis qu'il est entré céans , il est le fa
vori , on n'écoute que ses conseils ; et j'ai aussi sur le cœur
les coups de bâton de tantôt.
HARPAGON.
Qu'as-tu à ruminer?
LE COMMISSAIRE , à Harpagon.
Laissez-le faire . Il se prépare à vous contenter, et je vous
ai bien dit qu'il était honnête homme.
MAITRE JACQUES .
Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses ,
je crois que c'est monsieur votre cher intendant qui a fait
le coup .
HARPAGON.
Valère?
MAITRE JACQUES .
Oui.
HARPAGON.
Lui, qui me parait si fidèle ?
MAITRE JACQUES .
Lui-même. Je crois que c'est lui qui vous a dérobé .
HARPAGON.
Et sur quoi le crois-tu ?
MAITRE JACQUES .
Sur quoi?
HARPAGON.
Oui.
MAITRE JACQUES .
Je le crois... sur ce que je le crois .
LE COMMISSAIRE .
Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.
HARPAGON.
L'as-tu vu rôder autour du lieu où j'avais mis mon
argent ?
MAITRE JACQUES .
Oui , vraiment. Où était-il votre argent ?
1. Il n'est pas que vous ne sachiez. Tournure latine : que... ne répond à
quin ou quominus . Nous avons déjà trouvé : « Vous ne pouvez pas que vous
n'ayez raison. » (Acte I, sc. vII. )
94 L'AVARE.
HARPAGON.
Dans le jardin.
MAITRE JACQUES .
Justement . Je l'ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi
est-ce que cet argent était ?
HARPAGON.
Dans une cassette.
MAITRE JACQUES .
Voilà l'affaire. Je lui ai vu une cassette.
HARPAGON .
Et cette cassette, comment est-elle faite ? Je verrai bien
si c'est la mienne.
MAITRE JACQUES.
Comment elle est faite ?
HARPAGON.
Oui.
MAITRE JACQUES .
Elle est faite... Elle est faite comme une cassette.
LE COMMISSAIRE.
Cela s'entend. Mais dépeignez-la un peu pour voir.
MAITRE JACQUES.
C'est une grande cassette...
HARPAGON.
Celle qu'on m'a volée est petite.
MAITRE JACQUES .
Eh ! oui , elle est petite si on le veut prendre par l๠;
mais je l'appelle grande pour ce qu'elle contient.
LE COMMISSAIRE.
Et de quelle couleur est elle ?
MAITRE JACQUES.
De quelle couleur ?
LE COMMISSAIRE.
Oui.
MAITRE JACQUES .
Elle est de couleur... là , d'une certaine couleur... Ne
sauriez-vous m'aider à dire ?
HARPAGON.
Euh ?
MAITRE JACQUES.
N'est-elle pas rouge?

1. Le prendre par là, considérer ainsi la chose. Maitre Jacques se sert


à dessein d'expressions vagues.
1
ACTE V , SCÈNE III. 93
HARPAGON.
Non , grise.
MAITRE JACQUES .
Eh oui, gris-rouge. C'est ce que je voulais dire .
HARPAGON .
Il n'y a point de doute . C'est elle assurément. Ecrivez ,
monsieur, écrivez sa déposition . Ciel ! à qui désormais se
fier? Il ne faut plus jurer de rien ; et je crois , après cela ,
que je suis homme à me voler moi-même.
MAITRE JACQUES , à Harpagon ,
Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire , au
moins, que c'est moi qui vous ai découvert cela.

SCÈNE III

HARPAGON, LE COMMISSAIRE, SON CLERC, VALÈRE.


Maître JACQUES .

HARPAGON .
Approche. Viens confesser l'action la plus noire , l'at
tentat le plus horrible qui jamais ait été commis .
VALERE.
Que voulez-vous , monsieur ?
HARPAGON.
Comment ! traître , tu ne rougis pas de ton crime?
VALERE .
De quel crime voulez-vous donc parler ?
HARPAGON .
De quel crime je veux parler, infâme ! comme si tu ne
savais pas ce que je veux dire ! C'est en vain que tu pré
tendrais de le déguiser l'affaire est découverte , et l'on
vient de m'apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma
bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me trahir ? pour
me jouer un tour de cette nature ?
VALÈRE .
Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout , je ne veux
point chercher de détours et vous nier la chose.
MAITRE JACQUES , à part.
Oh ! oh ! aurais -je deviné sans y penser ?

1. Prétendre de, comme prétendre à, ou prétendre sans préposition. Cf.:


Ne prétendez pas, mes pères, de faire accroire au monde que... » (PASCAL,
Provinc., XI.)
96 L'AVARE.
VALÈRE.
C'était mon dessein de vous en parler , et je voulais
attendre pour cela des conjonctures favorables ; mais puis
qu'il est ainsi , je vous conjure de ne vous point fâcher , et
de vouloir entendre mes raisons .
HARPAGON .
Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur
infâme ?
VALERE.
Ah ! monsieur, je n'ai pas mérité ces noms . Il est vrai
que j'ai commis une offense envers vous ; mais , après tout ,
ma faute est pardonnable.
HARPAGON.
Comment, pardonnable? un guet-apens ? un assassinat de
la sorte ?
VALÈRE.
De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous
m'aurez ouï , vous verrez que le mal n'est pas si grand que
vous le faites .
HARPAGON .
Le mal n'est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang,
mes entrailles , pendard¹ ?
VALÈRE.
Votre sang, monsieur , n'est pas tombé dans de mauvaises
mains . Je suis d'une condition à ne lui point faire de tort ,
et il n'y a rien en tout ceci que je ne puisse bien réparer.
HARPAGON.
C'est bien mon intention , et que tu me restitues ce que
tu m'as ravi.
VALERE .
Votre honneur , monsieur, sera pleinement satisfait .
HARPAGON.
Il n'est pas question d'honneur là- dedans . Mais , dis-moi ,
qui t'a porté à cette action ?
VALÈRE.
Hélas ! me le demandez-vous ?

1. Cette confusion qui commence est imitée de Plaute. Mais ici elle est
amenée d'une façon plus vive et plus naturelle . La scène de Plaute étant
trop longue pour pouvoir être rapportée dans ces notes, nous renvoyons le
lecteur à l'édition de l'Aulularia ( act. IV, sc. x), publiée par M. Crouslé.
(Paris, Eugène Belin, 1877.)
2. La métaphore est bien hardie : mais elle est amenée par l'exclamation
d'Harpagon. Valère peut croire que mon sang , mes entrailles, est un cri
de passion arraché à l'amour paternel et s'applique à Elise.
ACTE V, SCÈNE I11. 97
HARPAGON.
Oui, vraiment, je te le demande.
VALERE .
Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire :
l'Amour.
HARPAGON.
L'Amour ?
VALÈRE .
Oui.
HARPAGON.
Bel amour ! bel amour , ma foi ! l'amour de mes louis
d'or !
VALÈRE.
Non , monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont
tenté, ce n'est pas cela qui m'a ébloui ; et je proteste de ne
prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez
celui que j'ai .
HARPAGON.
Non ferai¹ , de par tous les diables ! je ne te le laisserai
pas. Mais voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol
qu'il m'a fait !
VALÈRE .
Appelez-vous cela un vol ?
HARPAGON .
Si je l'appelle un vol ? un trésor comme celui-là !
VALÈRE .
C'est un trésor , il est vrai , et le plus précieux que vous
ayez sans doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me
le laisser. Je vous le demande à genoux , ce trésor plein de
charmes ; et pour bien faire , il faut que vous me l'accor
diez 2 .
HARPAGON.
Je n'en ferai rien . Qu'est- ce à dire, cela ?
VALÈRE.
Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait
serment de ne nous point abandonner .
HARPAGON.
Le serment est admirable , et la promesse plaisante !

1. De même que l'on disait non fait, si fait, on a dit aussi non ferai, si
ferai.
2. Ce mouvement de passion si naturel va permettre à Molière de pro
longer cette scène de méprise sans sortir de la vraisemblance, sans tomber
dans la charge.
98 L'AVARE .
VALÈRE.
Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à
jamais.
HARPAGON.
Je vous en empêcherai bien , je vous assure .
VALERE .
Rien que la mort ne nous peut séparer.
HARPAGON.
C'est être bien endiablé après mon argent.
VALERE.
Je vous ai déjà dit, monsieur , que ce n'était point l'in
térêt qui m'avait poussé à faire ce que j'ai fait . Mon cœur
n'a point agi par les ressorts ' que vous pensez , et un motif
plus noble m'a inspiré cette résolution .
HARPAGON.
Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut
avoir mon bien . Mais j'y donnerai bon ordre ; et la justice ,
pendard effronté, me va faire raison de tout.
VALERE .
Vous en userez comme vous voudrez , et me voilà prêt à
souffrir toutes les violences qu'il vous plaira ; mais je vous
prie de croire au moins que, s'il y a du mal , ce n'est que
moi qu'il en faut accuser , et que votre fille en tout ceci
n'est aucunement coupable.
HARPAGON.
Je le crois bien, vraiment ; il serait fort étrange que ma
fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon
affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l'as
enlevée.
VALERE .
Moi ? je ne l'ai point enlevée , et elle est encore chez
vous .
HARPAGON , bas, à part.
O ma chère cassette ! (Haut . ) Elle n'est point sortie de ma
maison ?
VALERE .
Non, monsieur.
HARPAGON.
Hé ! dis-moi un peu : tu n'y as point touché ?
1. Ce mot a été employé dans des acceptions très diverses par les auteurs
du dix-septieme siècle ; mais tous les emplois qu'on peut signaler se rap
portent à deux significations principales, et désignent au figuré : 1 ° les mo
tifs quelconques d'une action ; 2º les moyens quelconques de mener à bien
un dessein,
ACTE V, SCÈNE III . 95
VALERE .
Moi , y toucher ! Ah ! vous lui faites tort aussi bien qu ¹à
moi, et c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que
j'ai brûlé pour elle.
HARPAGON, à part.
Brûlé pour ma cassette !
VALÈRE .
J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître
aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête
pour cela.
HARPAGON , à part.
Ma cassette trop honnête !
VALÈRE.
Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien
de criminel n'a profané la passion que ses beaux yeux
m'ont inspirée.
HARPAGON, à part.
Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle, comme un
amant d'une maîtresse.
VALÈRE .
Dame Claude, monsieur , sait la vérité de cette aventure ,
et elle vous peut rendre témoignage ...
HARPAGON .
Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ?
VALERE .
Oui , monsieur , elle a été témoin de notre engagement ;
et c'est après avoir connu l'honnêteté de ma flamme qu'elle
m'a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi , et
recevoir la mienne.
HARPAGON.
Eh ? (A part.) Est-ce que la peur de la justice le fait
extravaguer ? (A Valère. ) Que nous brouilles-tu¹ ici de ma
fille ?
VALERE .
Je dis , monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde
à faire consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.
HARPAGON.
La pudeur de qui ?
VALERE .
De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu
1. Drouiller, faire confusion, en parlant, d'une chose avec une autre.
100 L'AVARE.
se résoudre à nous signer¹ mutuellement une promesse de
mariage .
HARPAGON.
Ma fille t'a signé une promesse de mariage ?
VALERE.
Oui, monsieur, comme de ma part je lui en ai signé
une.
HARPAGON.
O ciel autre disgrâce !
MAITRE JACQUES , au commissaire.
Ecrivez, monsieur , écrivez .
HARPAGON.
Rengrégement de mal ! surcroît de désespoir ! (Au com
missaire. ) Allons , monsieur, faites le dû de votre charge² ,
et dressez-lui-moi son procès , comme larron , et comme
suborneur 3.
VALERE .
Ce sont des noms qui ne me sont point dus , et quand on
saura qui je suis ...

SCÈNE IV

HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, VALÈRE, FROSINE,


Maître JACQUES, LE COMMISSAIRE , SON CLERC .

HARPAGON.
Ah fille scélérate ! fille indigne d'un père comme
moi ! c'est ainsi que tu pratiques les leçons que je t'ai
données ! Tu te laisses prendre d'amour pour un voleur
infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement !
Mais vous serez trompés l'un et l'autre . (A Elise) . Quatre

1. Elle a pu se résoudre à nous signer équivaut à elle a pu se résoudre


à ce que nous nous signions. Ce genre de construction , où l'infinitif a un
autre sujet que celui du verbe dont il dépend, n'est pas rare chez Molière
et en général chez tous les écrivains du dix - septième siècle.
2. Le dû de votre charge, le devoir de votre charge. Cf.:
Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien,
Et qu'au du de ma charge on ne me trouble en rien.
(Tartuffe, v, 4.)
Vous avez fait le dû de votre office.
(CORNEILLE, Suite du Menteur, 1, 4.)
3. MAITRE JACQUES. - Comme larron et comme suborneur. - VALÈRE
Ce sont, etc... (Edition de 1682.)
ACTE V, SCÈNE IV .
bonnes murailles¹ me répondront de ta conduite ; (à Valére),
et une bonne potence me fera raison de ton audace..
VALÈRE .
Ce ne sera point votre passion qui jugera l'affaire, et l'on
m'écoutera, au moins , avant que de me condamner.
HARPAGON.
Je me suis abusé de dire une potence , et tu seras roué
tout vif.
ELISE, aux genoux d'Harpagon.
Ah ! mon père ! prenez des sentiments un peu plus
humains , je vous prie ; et n'allez point pousser les choses
dans les dernières violences du pouvoir paternel . Ne vous
laissez point entraîner aux premiers mouvements de votre
passion , et donnez-vous le temps de considérer ce que vous
voulez faire . Prenez la peine de mieux voir celui dont vous
vous offensez2 . Il est tout autre que vos yeux ne le jugent ;
et vous trouverez moins étrange que je me sois donnée à
lai, lorsque vous saurez que sans lui vous ne m'auriez plus
il y a longtemps . Oui , mon père , c'est celui qui me sauva de
ce grand péril que vous savez que je courus dans l'eau , et
à qui vous devez la vie de cette même fille , dont ...
HARPAGON .
Tout cela n'est rien ; et il valait bien mieux pour moi
qu'il te laissât noyer que de faire ce qu'il a fait³ .
ÉLISE.
Mon père, je vous conjure , par l'amour paternel , de me...
HARPAGON .
Non, non, je ne veux rien entendre ; et il faut que la
justice fasse son devoir.

1. Quatre bonnes murailles, c'est- à-dire un couvent. Cette menace des


pères et des tuteurs n'est pas rare dans Molière ; elle est conforme à l'esprit
du temps. Cf.:
Ah! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux.
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l'instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout :
Mais un cul de couvent me vengera de tout.
(Ecole des Femmes, v, 5.)
« Ecoute, il n'y a point de milieu à cela. Choisis d'épouser dans quatre
jours, ou Monsieur, ou un couvent. (Malade imag., 11 , 6.)
2. S'offenser de quelqu'un. M. de Vaugelas remarque qu'il faut dire
s'offenser contre quelqu'un au lieu de s'offenser de quelqu'un. » (Acad. Obs.
sur Vaugel.) L'expression de Molière est cependant conforme à l'étymologie
latine de offenser (offendere) : jusqu'au seizième siècle on disait offendre.
3. Le mot est cruel, effrayant, mais bien conforme au caractère d'Har
pagon.
102 L'AVARE.
MAITRE JACQUES , à part.
Tu me payeras mes coups de bâton .
FROSINE, à part.
Voici un étrange embarras .

SCÈNE V

ANSELME , HARPAGON, ÉLISE , MARIANE


FROSINE, VALÈRE, Maître JACQUES, LE COMMISSAIRE
SON CLERC
ANSELME .
Qu'est-ce , seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému .
HARPAGON .
Ah ! seigneur Anselme ! vous me voyez le plus infortuné
de tous les hommes , et voici bien du trouble et du désordre
au contrat¹ que vous venez faire . On m'assassine dans
le bien , on m'assassine dans l'honneur ; et voilà un traître ,
un scélérat, qui a violé tous les droits les plus saints , qui
s'est coulé chez moi , sous le titre de domestique , pour me
dérober mon argent et pour me suborner ma fille .
VALÈRE.
Qui songe à votre argent, dont vous me faites un gali
matias?
HARPAGON.
Oui , ils se sont donné l'un à l'autre une promesse de ma
riage . Cet affront vous regarde, seigneur Anselme , et c'est
vous qui devez vous rendre partie 2 contre lui , et faire toutes
les poursuites de la justice pour vous venger de son in
solence.
ANSELME .
Ce n'est pas mon dessein de me faire épouser par force,
et de rien prétendre à un cœur qui se serait donné ; mais ,
pour vos intérêts, je suis prêt à les embrasser ainsi que
les miens propres .
HARPAGON.
Voilà monsieur, qui est un honnête commissaire³ , qui
1. Au contrat, relativement au contrat, dans ce qui concerne le contrat.
2. Vous rendre partie. On dirait aujourd'hui : vous porter partie.
3. Un honnête commissaire. C'était alors ce qu'on pouvait appeler rara
avis. Cet office se vendait, et, comme il est dit dans les Caquets de l'accou
chée, tant qu'on le leur vendra , jamais ils ne feront rien qui vaille. »
Dans l'Ecole des Maris, Sganarelle ne témoigne pas de grands égards à
l'homme dejustice :
Vous serez pleinement contenté de vos soins,
Mais ne vous laissez pas graisser la patte au moins.
10
ACTE V, SCÈNE V.
n'oubliera rien , à ce qu'il m'a dit , de la fonction de son
office . (Au commissaire, montrant Valére.) Chargez-le comme
il faut, monsieur , et rendez les choses bien criminelles.
VALERE.
Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion
que j'ai pour votre fille, et le supplice où vous croyez¹ que
je puisse être condamné pour notre engagement , lorsqu'on
saura ce que je suis....
HARPAGON.
Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujour
d'hui n'est plein que de ces larrons de noblesse , que de
ces imposteurs , qui tirent avantage de leur obscurité , et
s'habillent insolemment du premier nom illustre qu'ils
s'avisent de prendre .
VALÈRE.
Sachez que j'ai le cœur trop bon pour me parer de quelque
chose qui ne soit point à moi , et que tout Naples peut rendre
témoignage de ma naissance.
ANSELME.
Tout beau ! prenez garde à ce que vous allez dire. Vous
risquez ici plus que vous ne pensez ; et vous parlez devant
un homme à qui tout Naples est connu , et qui peut aisé
ment voir clair dans l'histoire que vous ferez .
VALÈRE, en mettant fièrement son chapeau.
Je ne suis point homme à rien craindre ; et si Naples vous
est connu, vous savez qui était don Thomas d'Alburci.
ANSELME .
Sans doute , je le sais ; et peu de gens l'ont connu mieux
que moi.
HARPAGON.
Je ne me soucie ni de don Thomas , ni de don Martin .
(Harpagon, voyant deux chandelles allumées, en souffle une³ . )
1. Le supplice où,.. Sur cet emploi de où, voyez la note de la scène re
de l'acte lor.
2. S'habiller d'un nom, expression vive et énergique dont je n'ai trouvé
que cet exemple. Boileau lui- même ne s'est pas montré aussi hardi, lors
qu'il a dit :
D'un masque plus honnête habilla les visages. (Art poél., ch. II.)
3. Ce jeu de scène est indiqué pour la première fois dans l'édition de
1682. Il s'est établi à ce sujet une tradition que l'acteur Grandmesnil décrit
ainsi :
Molière ayant employé, pour dénouer sa pièce, une reconnaissance ro
manesque qui a peu d'intérêt, les comédiens ont imaginé le jeu de la bougie
pour égayer une scène que le public n'écoute jamais sans quelque impa
tience. Voici comment ce jeu s'exécute : Harpagon éteint une des deux
bougies placées sur la table du notaire. A peine a-t-il tourné le dos, que
L'AVARE.
F
104 L'AVARE .
ANSELME .
De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu'il en veut
dire .
VALÈRE.
Je veux dire que c'est lui qui m'a donné le jour.
ANSELME .
Lui?
VALÈRE.
Oui.
ANSELME.
Allez, vous vous moquez . Cherchez quelque autre his
toire qui vous puisse mieux réussir : et ne prétendez pas
vous sauver sous cette imposture.
VALERE.
Songez à mieux parler. Ce n'est point une imposture , et
je n'avance rien qu'il ne me soit aisé de justifier .
ANSELME .
Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d'Alburci ?
VALÈRE.
Oui, je l'ose ; et je suis prêt de¹ soutenir cette vérité
contre qui que ce soit.
ANSELME
L'audace est merveilleuse ! Apprenez pour vous con
fondre , qu'il y a seize ans , pour le moins , que l'homme
dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfants et sa
femme , en voulant dérober leur vie aux cruelles persécu
tions qui ont accompagné les désordres de Naples * , et qui
en firent exiler plusieurs nobles familles.
VALÈRE.
Oui . Mais apprenez , pour vous confondre , vous , que son
fils , âgé de sept ans, avec un domestique , fut sauvé de ce
Maître Jacques la rallume. Harpagon, la voyant brûler de nouveau , s'en
empare, l'éteint et la garde dans sa main. Mais pendant qu'il écoute, les
deux bras croisés, la conversation d'Anselme et de Valère, Maître Jacques
passe derrière lui et rallume la bougie. Un instant après, Harpagon dé
croise les bras, voit la bougie brûler, la souffle et la met dans la poche
droite de son haut- de-chausses, où Maître Jacques ne manque pas de la
rallumer une quatrième fois. Enfin, la main d'Harpagon rencontre la
flamme de la bougie, et c'est ainsi qu'il occupe la scène jusqu'au moment
où l'idée lui vient de se faire rendre par Anselme les dix mille écus qui lui
ont été volés. » (Lettre de Grandmesnil, citée par Aimé MARTIN.)
1. Molière emploie d'ordinaire prêt de au lieu de prêt à. La distinction
que nos grammairieus ont étabiie entre ces deux locutions n'existait pas
au dix-septième siècle, et les bons écrivains de cette époque ont en général
donne la préférence à prêt de.
2. L'époque à laquelle se passe l'action de cette comédie est assez indé
terminée . Cependant Molière semble en cet endroit faire allusion à la ré
volution qui eut pour héros et pour chef Masaniello ( 1647-1648).
ACTE V, SCENE V. 105
naufrage par un vaisseau espagnol , et que ce fils sauvé est
celui qui vous parle . Apprenez que le capitaine de ce vais
seau , touché de ma fortune¹ , prit amitié pour moi ; qu'il
me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent
mon emploi dès que je m'en trouvai capable ; que j'ai su
depuis peu que mon père n'était point mort, comme je
l'avais toujours cru ; que, passant ici pour l'aller chercher ,
une aventure par le ciel concertée me fit voir la charmante
Elise ; que cette vue me rendit esclave de ses beautés , et
que la violence de mon amour et les sévérités de son père
me firent prendre la résolution de m'introduire dans son
logis, et d'envoyer un autre à la quête de mes parents.
ANSELME .
Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles,
nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que
vous ayez bâtie sur une vérité ?
VALÈRE.
Le capitaine espagnol , un cachet de rubis qui était à
mon père, un bracelet d'agate que ma mère m'avait mis
au bras , le vieux Pédro , ce domestique qui se sauva avec
moi du naufrage.
MARIANE.
Hélas ! à vos paroles , je puis ici répondre, moi , que vous
n'imposez point5 ; et tout ce que vous dites me fait connaître
clairement que vous êtes mon frère.
VALÈRE.
Vous, ma sœur ?
MARIANE.
Oui ; mon cœur s'est ému dès le moment que vous avez
ouvert la bouche , et notre mère , que vous allez ravir , m'a
mille fois entretenue des disgrâces de notre famille . Le ciel
ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage ; mais
il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté ; et
ce furent des corsaires qui nous recueillirent , ma mère et

1. Nous avons déjà trouvé ce mot fortune au sens de destinée, condition.


2. Concertée, disposée, préparée.
3. Quête, au sens primitif de recherche. Cf.:
Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines...
(L'Etourdi, v, 14.)
4. Que ce ne soit... Il s'agit d'une hypothèse ; c'est pourquoi Molière cm
ploie le subjonctif. Cf.:
La plus belle des deux, je crois que ce soit l'autre.
(CORNEILLE, Le Menteur, 1, 4.)
5. Au dix-septième siècle , on ne faisait pas encore la distinction établie
par les grammairiens modernes entre imposer et en imposer.
106 L'AVARE.
moi , sur un débris de notre vaisseau . Après dix ans d'es
clavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté , et
nous retournâmes dans Naples , où nous trouvâmes tout
notre bien vendu , sans y pouvoir trouver des nouvelles de
notre père . Nous passâmes à Gênes , où ma mère alla ra
masser quelques malheureux restes d'une succession qu'on
avait déchirée¹ ; et de là , fuyant la barbare injustice de ses
parents, elle vint en ces lieux , où elle n'a presque vécu
que d'une vie languissante .
ANSELME.
O Ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu
fais bien voir qu'il n'appartient qu'à toi de faire des miracles!
Embrassez -moi , mes enfants , et mêlez tous deux vos trans
ports à ceux de votre père 2 !
VALÈRE .
Vous êtes notre père?
MARIANE .
C'est vous que ma mère a tant pleuré ?
ANSELME .
Oui , ma fille, oui , mon fils , je suis don Thomas d'Al
burci , que le ciel garantit des ondes avec tout l'argent qu'il
portait, et qui , vous ayant tous crus morts durant plus de
seize ans , se préparait , après de longs voyages , à chercher
dans l'hymen d'une douce et sage personne la consolation
de quelque nouvelle famille . Le peu de sûreté que j'ai vu
pour ma vie à retourner à Naples m'a fait y renoncer pour
toujours ; et ayant su trouver moyen d'y faire vendre ce que
j'avais , je me suis habitué " ici , où , sous le nom d'Anselme ,
j'ai voulu m'éloigner les chagrins de cet autre nom qui m'a
causé tant de traverses.
HARPAGON , à Anselme .
C'est là votre fils?
1. Il ne s'agit pas d'un testament anéanti , mais de biens disputés entre
diverses personnes. Cf. : « Pour ne pas partager vos biens, et pour soute
nir le vain honneur de votre nom, vous déchirez et vous déshonorez l'hé
ritage de Jésus-Christ. » ( MASSILLON, Carême.)
Moi j'irais de mon fils, le seul bien qui me reste
Déchirer avec vous l'héritage funeste ! (VOLTAIRE, Mérope, 1, 3.)
2. Ces reconnaissances, que le mélodrame emploie seul de notre temps,
étaient alors moins choquantes qu'elles nous paraissent aujourd'hui. Mo
lière s'en est servi à diverses reprises, ce qui prouve que le public accep
tait sans peine ces imaginations romanesques.
3. A retourner, en retournant, si je retournais. Cf. : « A remonter encoro
plus haut, on voit...» (BOSSUET, Polit., 11, 2. )
4. Je me suis habitué ici , je me suis établi, fixé en cette ville. Cf. : « Il
traitoit tout de mesmes les aultres, excepté un estranger, qui s'estoit venu
habituer à Athènes. p (AMYOT.)
ACTE V, SCÈNE VI . 107
ANSELME.
Oui.
HARPAGON.
Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus
qu'il m'a volés .
ANSELME.
Lui , vous avoir volé ?
HARPAGON.
Lui-même.
VALÈRE .
Qui vous dit cela?
HARPAGON
Maître Jacques .
VALÈRE, à Maitre Jacqucs.
C'est toi qui le dis ?
MAITRE JACQUES.
Vous voyez que je ne dis rien.
HARPAGON.
Oui . Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa dépo
sition .
VALÈRE.
Pouvez-vous me croire capable d'une action si lâche ?
HARPAGON.
Capable, ou non capable , je veux ravoir mon argent.

SCÈNE VI

HARPAGON, ANSELME, ÉLISE, MARIANE, CLÉANTE,


VALÈRE, FROSINE, Maître JACQUES, LA FLÈCHE,
LE COMMISSAIRE , SON CLERC .
CLEANTE .
Ne vous tourmentez point, mon père, et n'accusez per
sonne . J'ai découvert des nouvelles de votre affaire , et je
viens ici pour vous dire que , si vous voulez vous résoudre
à me laisser épouser Mariane , votre argent vous sera rendu .
HARPAGON.
Où est-il?
CLEANTE .
Ne vous en mettez point en peine : il est en lieu dont je
réponds, et tout ne dépend que de moi . C'est à vous de me
dire à quoi vous vous déterminez ; et vous pouvez choisir ,
ou de me donner Mariane , ou de perdre votre cassette ¹ .
1. C'est là une espèce de chantage, qui ne nous remet pas trop en grâce
108 L'AVARE.
HARPAGON.
N'en a-t-on rien ôté?
CLEANTE.
Rien du tout. Voyez si c'est votre dessein de souscrire à
ce mariage , et de joindre votre consentement à celui de sa
mère , qui lui laisse la liberté de faire un choix entre nous
deux .
MARIANE , à Cleante .
Mais vous ne savez pas que ce n'est pas assez que ce con
sentement ; et que le ciel (montrant Valère) , avec un frère
que vous voyez , vient de me rendre un père (montrant
Anselme) dont vous avez à m'obtenir.
ANSELME.
Le ciel , mes enfants , ne me redonne point à vous pour
être contraire¹ à vos vœux . Seigneur Harpagon , vous jugez
bien que le choix d'une jeune personne tombera sur le fils
plutôt que sur le père . Allons , ne vous faites point dire ce
qu'il n'est pas nécessaire d'entendre , et consentez, ainsi que
moi , à ce double hyménée .
HARPAGON .
Il faut, pour me donner conseil , que je voie ma cas
sette.
CLEANTE .
Vous la verrez saine et entière .
HARPAGON .
Je n'ai point d'argent à donner en mariage à mes en
fants .
ANSELME .
Hé bien , j'en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète
point.
HARPAGON.
Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux
mariages?
ANSELME .
Oui, je m'y oblige . Etes-vous satisfait ?
HARPAGON.
Oui, pourvu que, pour les noces , vous me fassiez faire
un habit 2 .

avec Cléante. A père avare fils prodigue, " dit le proverbe. Mais la pro
digalité de Cléante se complique un peu de friponnerie.
1. Pour être contraire. Voir la note 2, p. 34.
2. Remarquez sous le comique du dialogue la profondeur de l'observa
tion et la gradation savante des traits. « Qu'importe à l'avare que ses en
fants se marient à tel ou tel : il ne voit qu'une chose, sa cassette on lui
ACTE V, SCÈNE VI . 109
ANSELME .
D'accord . Allons jouir de l'allégresse que cet heureux
jour nous présente .
LE COMMISSAIRE .
Hola ! messieurs , holà ! Tout doucement, s'il vous plaît.
Qui me payera mes écritures ?
HARPAGON.
Nous n'avons que faire de vos écritures .
LE COMMISSAIRE .
Oui, mais je ne prétends pas , moi , les avoir faites pour
rien .
HARPAGON, montrant Maitre Jacques.
Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne
à pendre.
MAITRE JACQUES .
Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des
coups de bâton pour dire vrai , et on me veut pendre pour
mentir¹ .
ANSELME .
Seigneur Harpagon , il faut lui pardonner cette impos
ture .
HARPAGON.
Vous payerez donc le commissaire ?
ANSELME.
Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.
HARPAGON.
Et moi , voir ma chère cassette 2 .

promet de la lui rendre, s'il consent au mariage, il y consent. Mais il fait


réflexion qu'un mariage coûte toujours quelque chose aux parents : aussitôt
il déclare qu'il n'a point d'argent à donner (notez qu'on lui a rendu sa
cassette) on ne lui en demandera pas. Sûr de n'avoir rien à dépenser, ii
cherche s'il ne pourrait pas gagner quelque chose ; et il demande qu'on lui
fasse faire un habit. » (PAUL-ALBERT. )
1. Pour, suivi d'un infinitif, marque la cause et équivaut à parce que. Cf.:
Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose.
(CORNEILLE, Cinna, III, 4.)
2. Ainsi le dernier mot d'Harpagon est encore un trait de caractère
selon le précepte d'Horace :
Servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.
APPENDICE

PLAUTE

SCÈNES CHOISIES DE LA MARMITE

PROLOGUE
LE DIEU LARE . Ne vous demandez pas qui je suis ; en peu de mots
je me ferai connaitre. Je suis le dieu de la famille, le dieu lare, le
gardien de la maison d'où vous m'avez vu sortir . Voilà bien des années
que j'y demeure et que je la protège , veillant aux intérêts du père et
de l'aïeul de celui qui l'occupe aujourd'hui . L'aïeul m'a confié avec
toute sorte de prières un trésor inconnu de tous ; il l'a enfoui au
milieu du foyer, me suppliant de le lui garder. A sa mort (il était
și avare ! ) il ne voulut point en parler à son fils, et il aima mieux le
laisser sans ressources que de lui découvrir ce trésor. Celui-ci n'hérita
que d'un petit coin de terre, d'où à grand'peine pouvait- il arracher de
quoi vivre misérablement. Donc , après la mort de l'homme au trésor,
je voulus voir si le fils ne me rendrait pas plus d'honneurs que
n'avait fait son père. Mais non : de moins en moins se soucia-t-on de
moi, de moins en moins veilla-t-on à mon culte. Je le payai de retour
et le laissai mourir dans sa misère. Après lui vint son fils , - c'est
celui qui demeure là aujourd'hui : même caractère que son père et son
aïeul . Mais il a une fille unique , qui, au contraire, m'apporte chaque
jour ou de l'encens , ou du vin, ou tout autre présent ; elle m'offre
des couronnes ; aussi , pour la remercier, et permettre à son père de
la marier plus facilement, s'il en prenait le parti, j'ai fait découvrir le
trésor au vieil Euclion . Mais j'entends le bonhomme qui gronde là
dedans selon sa coutume. Il pousse dehors sa vieille esclave pour
n'avoir point de témoin tandis qu'il ira, comme je suppose, visiter
son or et s'assurer qu'on ne l'a pas dérobé.

ACTE PREMIER
SCÈNE I
EUCLION, STAPHYLA ¹ .
EUCLION. - Sors, te dis-je ; allons, sors 2. Je veux que tu sortes, là,
dehors, entends-tu, inévitable sentinelle dont les yeux sont toujours à
fureter partout.
1. Staphyla, esclave d'Euclion.
2. Comparer cette scène avec la scène i de l'acte V de l'Avare.
110
APPENDICE. 111
STAPHYLA. Pourquoi me bats-tu, pauvre malheureuse que je suis?
EUCLION. ――― Justement, pour te rendre malheureuse, et qu'une
coquine de ton- espèce ait le sort qu'elle mérite .
STAPHYLA. Et pourquoi me chasser de la maison ?
EUCLION. ―――― Ai-je des comptes à te rendre, échine à étrivières ¹ ?
Allons, quitte cette porte, ―――――― par là, s'il te plaît. Voyez comme elle
marche ! Ah çà , sais-tu ce qui t'attend ? Si je prends tout à l'heure un
fouet ou un bâton, je te ferai bien allonger ton pas de tortue.
STAPHYLA . — Que les dieux ne m'ont-ils fait pendre, plutôt que de
me donner un tel maître !
EUCLION . Je crois que la carogne murmure entre ses dents ....! Je
vais, par ma foi, t'arracher les yeux, pendarde, pour t'empêcher de
m'épier, et tout ce que je fais. Plus loin ! encore ! encore ! encore !
halte ! ne bougeons plus ! Si tu branles d'où tu es seulement d'un
travers de doigt, ou de la largeur d'un ongle, ou si tu tournes la tête
avant que je te le permette, à l'instant même je te fais mettre en croix
pour te donner une leçon . Je n'ai jamais rien vu de si méchant que
cette maudite vieille, et je crains bien qu'avec sa perfidie elle ne me
joue quelque tour sans que je m'en doute, ou qu'elle ne flaire l'endroit
où j'ai caché mon or. Elle a des yeux jusque derrière la tête, la
coquine ! .... Maintenant, allons voir si mon or est bien comme je l'ai
mis. Ah ! qu'il me cause de tourments et de misères !

SCÈNE II

STAPHYLA, seule.
Par Castor, je me demande quelle mouche a piqué mon maître, ou
quelle folie le travaille pour me rendre ainsi malheureuse et me
chasser dix fois par jour de la maison . Non , je ne peux deviner quel
vertigo l'a pris. Toute la nuit il a l'œil au guet, et tout le jour il ne
bouge de la maison non plus qu'un cordonnier cagneux.

SCÈNE III

EUCLION, STAPHYLA,
EUCLION. - Maintenant que j'ai l'esprit en repos , je peux sortir de la
maison. Je me suis assuré que tout va bien là-dedans . Rentre à
présent, et garde le logis.
STAPHYLA . Oui-da ? garder le logis ? sans doute pour qu'on n'em
porte les murailles ? car chez nous il n'y a pas d'autre aubaine pour
les voleurs on n'y trouve que des coins vides et des toiles d'araignée.
EUCLION. - C'est une merveille vraiment que pour te faire plaisir
Jupiter ne m'ait pas donné les trésors du roi Philippe ou du roi
Darius, triple empoisonneuse? Je veux qu'on garde mes toiles
d'araignée, moi ! Je suis pauvre, je ne le nie pas ; je m'y résigne. Je
1. L'expression latine stimulorum seges ( littéralement champ planté
d'aiguillons) n'a pas d'équivalent dans la langue française. Il est vrai qu'à
l'exemple de Naudet, on la traduit souvent par grenier à coups de fouet.
Mais nous n'avons pas cru devoir suivre cette tradition , ayant peine à nous
figurer ce que peut être un grenier à coups de fouet, et saisissant difficile
ment le comique de cette expression bizarre
7.
112 APPENDICE.
prends ce que les dieux me donnent. Rentre et mets le verrou . Je
serai de retour dans un instant. Garde-toi de laisser entrer personne à
la maison. On vient toujours demander du feu ; je veux qu'on l'éteigne
afin qu'on n'ait point de prétexte pour en emprunter . Si tu laisses
vivre une étincelle, je t'étoufferai sans miséricorde. Ah ! dis que l'eau
s'est enfuie, si l'on vient en demander. Quant aux couteaux, hache,
pilon, mortier, et tous les ustensiles que les voisins empruntent sans
cesse, dis que les voleurs sont venus et ont tout emporté. Enfin, je
veux qu'en mon absence on ne laisse entrer à la maison âme qui vive.
Tu m'entends bien : quand même la Fortune se présenterait en per
sonne, refuse- lui la porte.
STAPHYLA. ――――― Je crois, par ma foi, qu'elle n'a garde de la demander.
Elle s'est toujours tenue à distance de chez nous.
EUCLION. - Tais-toi et rentre.
STAPHYLA. Je me tais et je rentre.
EUCLION. - Ferme la porte, entends-tu, à double verrou. Je reviens
sur l'heure. Quel supplice d'être obligé de sortir ! C'est bien malgré
moi que je m'éloigne ; mais je sais ce que je fais. Le président de
notre curie a annoncé une distribution d'argent. Si j'abandonne ma
part et ne la réclame pas, je serai en butte à tous les soupçons ; on
dira, je n'en doute pas, que j'ai de l'or à la maison . Car il n'est pas
vraisemblable qu'un pauvre homme dédaigne une mince pièce de
monnaie et ne se soucie point de la réclamer. Déjà même j'ai beau
prendre tous les soins pour cacher mon secret à tout le monde , tout le
monde en paraît instruit : tout le monde me salue avec plus d'empres
sement qu'autrefois ; on m'aborde, on s'arrête, on me serre la main ;
on me demande comment je vais, ce que je fais, ce que deviennent
mes affaires. Mais allons où j'avais dessein d'aller, et sans m'arrêter
je rentrerai à la maison au plus vite.

ACTE DEUXIÈME
SCÈNE II
EUCLION, MÉGADORE 1 .
EUCLION. — J'avais, en sortant, le pressentiment que je ferais une
course inutile ; aussi je n'y allais point sans regret. Aucun des
hommes de la curie n'est venu, non plus que le président qui devait
faire la distribution d'argent. Rentrons à la hâte ; tandis que je suis
ici, mon esprit est à la maison.
MEGADORE. - Salut et prospérité , Euclion .
EUCLION. - Que les dieux te protègent, Mégadore.
MÉGADORE . Eh bien ! dis -moi, tout va-t-il comme tu veux?
EUCLION. Il n'est pas ordinaire qu'un riche aborde si poliment un
pauvre. Cet homme sait que j'ai de l'or ; c'est pourquoi il me salue de
si bonne grâce.
MÉGADORE . Réponds-moi donc te portes -tu bien ?
EUCLION. Hélas ! pas trop bien du côté de l'argent.
MEGADORE. Qu importe ? avec de la bonne humeur, tu as tout ce
qu'il faut pour vivre heureux.
1. Mégadore, riche vieillard, voisin d'Euclion.
APPENDICE . 113
EUCLION. - La vieille, bien sûr, lui a parlé de mon or. Cela ne fait
pas de doute. Mais je lui couperai la langue et lui arracherai les yeur
en rentrant.
MEGADORE . - Qu'as-tu donc à te parler à toi-même ?
EUCLION. -- Je me plains de ma pauvreté. J'ai une fille , une grande
fille, sans dot, partant d'un placement difficile. Je ne vois personne
qui veuille m'en débarrasser.
MEGADORE. C'est assez, Euclion , sois en repos ; on te donnera de
quoi ; je te viendrai en aide. Que te faut-il , parle, tu n'as qu'un mot
à dire.
EUCLION. Il m'offre de l'argent, c'est qu'il veut m'en demander. Il
baye après mon or, pour le dévorer. D'une main il tient une pierre,
et de l'autre il m'offre du pain. Je ne me fie pas au riche qui prodigue
les flatteries à un pauvre. S'il lui passe la main sur le dos , c'est pour
lui faire quelque tort. Je les connaîs , ces polypes , qui ne lâchent plus
ce qu'ils ont touché.
MEGADORE. - Ecoute-moi un moment : j'ai deux mots à te dire,
Euclion, sur une affaire qui nous intéresse tous deux .
EUCLION. C'est fait de moi ! on a mis le grappin sur mon or, et
maintenant celui-ci veut me faire composer. Mais je vais voir à la
maison.
MEGADORE. Où vas-tu ?
EUCLION. —- Je reviens à l'instant : j'ai à donner un coup d'œil au logis.
MEGADORE, seul . - Il me paraît bien qu'au premier mot que je tou
cherai de sa fille , pour la lui demander en mariage, il croira que je me
moque . Je ne connais pas d'homme que la pauvreté ait rendu plus défiant.
EUCLION, rentrant en scène. Les dieux me protègent, tout est
sauvé tout est sauvé, si du moins il n'y manque rien . Mais j'ai eu
une fière peur avant d'entrer là : je ne respirais plus. Je suis à toi ,
Mégadore, tu me voulais quelque chose....
MEGADORE. - Je te rends grâces. Fais-moi le plaisir de répondre
franchement à mes questions.
EUCLION. Oui, pourvu qu'à tes questions je puisse franchement
répondre.
MEGADORE. - Dis-moi donc que penses-tu de ma naissance ?
EUCLION. Bonne.
MÉGADORE . - De ma probité?
EUCLION. - Bonne.
MÉGADORE. -- De mes actions ?
EUCLION. Exemptes de reproche comme de méchanceté.
MEGADORE . ― Sais-tu mon âge?
EUCLION. Il est grand, je le sais, à peu près comme ta fortune.
MEGADORE . - Et moi, je t'ai toujours considéré comme un brave et
honnête citoyen, et je pense encore de même.
EUCLION. Il a eu vent de mon or ! Eh ! bien, que me veux-tu ?
MEGADORE. - Puisque nous nous connaissons si bien, puisse
l'événement être heureux pour toi et pour moi comme pour ta fille !
— je te demande ta fille en mariage. Donne-moi donc ta parole.
EUCLION. - Ah ! Mégadore, c'est une plaisanterie indigne de ton
caractère, que de te moquer ainsi d'un pauvre homme qui n'a fait de
mal ni à toi, ni aux tiens . Car, ni par mês discours, ni par mes actions
je n'ai mérité d'être traité de cette façon .
MÉGADORE. - Je n'ai point voulu me moquer de toi, je ne m'en
moque point : la plaisanterie serait déplacée.
EUCLION. ― Pourquoi donc me demander ma fille?
111 APPENDICE .
MEGADORE . - Pour faire ton bonheur, et vous devoir le mien, à
toi et à ta fille.
EUCLION. Il me vient une pensée, Mégadore. Tu es riche, puissant ;
moi je suis pauvre, très pauvre. Si je te donne ma fille en mariage,
il me vient donc cette pensée que nous serons comme le bœuf et l'àne
qu'on aurait attelés ensemble. Ne pouvant trainer même fardeau que
toi, je tomberai , moi pauvre âne, et resterai dans la boue, et toi , le
grand bœuf, tu ne feras pas plus attention à moi que si je n'existais
pas. Je subirai tes mépris et mes pareils se moqueront de moi . Je
n'aurai plus d'étable sûre, si nous rompons ensemble : les ànes me
déchireront à belles dents, les bœufs me chasseront à coups de cornes.
Il y a vraiment trop de danger pour moi à passer du train des ânes
à celui des bœufs .
MEGADORE. A se rapprocher d'honnêtes gens et à s'allier à eux,
il n'y a qu'avantage. Accepte donc mes ouvertures, laisse-toi persuader
et promets-moi ta fille.
EUCLION. - Mais je n'ai pas de dot à lui donner.
MEGADORE . - N'en donne pas. Pourvu qu'elle ait le cœur droit, elle
est assez dotée.
EUCLION. - Je te le dis, pour que tu ne t'imagines point que j'ai
trouvé des trésors.
MEGADORE . Je le sais ; inutile de le dire. Donne-moi ton consen
tement.
EUCLION. - Soit ! ... Mais, o Jupiter, ne m'assassine-t-on pas ?
MEGADORE. ――――― Qu'as-tu?
EUCLION. - N'ai-je pas entendu comme un bruit de fer ? Je suis
un homme mort, si je ne cours au plus vite là-dedans.
MEGADORE. C'est mon jardin que je fais bêcher.... Eh bien ! où
est-il passé? Parti sans me donner de réponse¹ ! Il ne veut pas de moi,
parce qu'il voit que je recherche son amitié. Ils sont tous de même.
Qu'un riche fasse des avances à un pauvre, le pauvre se tient sur ses
gardes ; sa défiance lui fait manquer souvent une bonne affaire ; puis
quand l'occasion est passée, il la regrette trop tard.
EUCLION. - Si je ne te fais arracher la langue du fond du gosier,
vieille coquine.....
MEGADORE . - Il me semble, Euclion , que, malgré mon âge, tu me
prends pour un homme dont on peut se jouer. Je n'ai rien fait qui te
donne ce droit.
EUCLION. — Je te jure, Mégadore, qu'il n'en est rien, et, quand je le
voudrais, l'occasion serait mal choisie.
MEGADORE . - Eh bien ! donc, m'accordes-tu ta fille ?
EUCLION. - Aux conditions que j'ai dites, avec la dot que j'ai dite .
MEGADORE . ― Ainsi, tu me la donnes ?
EUCLION. Je te la donne.
MEGADORE. ― Que les dieux nous soient propices !
EUCLION. Ainsi le veuillent les dieux ! Mais souviens -toi bien de
nos conventions : ma fille ne t'apporte point de dot.
MEGADORE. - Je ne ublie pas.
EUCLION. C'est que je connais vos chicanes, à vous autres : ce
qui était convenu ne l'est plus, ce qui ne l'était pas le devient, selon
qu'il vous plaît.

1. Comparer ces brusques sorties d'Euclion avec le même manège


d'Harpagon, dans l'Avare, acte ler, sc. vii et ix; acte II, sc. Iv et vi.
APPENDICE . 115
MEGADORE. - Non, nous n'aurons rien à débattre . Mais qui empêche
que nous fassions les noces aujourd'hui ?
EUCLION. Rien. On ne peut mieux !
MEGADORE. Je vais donc faire tout préparer. Tu n'as rien à me dire ?
EUCLION. Rien de plus.
MEGADORE. C'est bien . Adieu. — Allons , Strobile , suis-moi , viens
vite au marché.
EUCLION. - Le voilà parti. Dieux immortels, ce que c'est qu'avoir de
l'or ! On lui a dit, j'en suis sûr, que j'avais un trésor ; il le dévore déjā ;
c'est pourquoi il n'a point voulu démordre de cette alliance.....

SCÈNE IV

STROBILE, CONGRION, ANTHRAX¹ .


STROBILE. Mon maître a fait ses provisions au marché, loué
des cuisiniers et des joueuses de flûte sur la place , et m'a ordonné de
partager ses emplettes entre les deux maisons..... Car il veut faire les
noces aujourd'hui même.
ANTHRAX. - Et quelle fille épouse-t-il?
STROBILE. Celle du vieil Euclion, notre voisin. Il m'a donc
ordonné de donner ici moitié des provisions de bouche, un cuisinier
et une joueuse de flûte.
ANTHRAX . - Ainsi, moitié d'une part, et moitié de l'autre ?
STROBILE . Comme tu dis.
CONGRION. Est-ce que le vieux ne pouvait pas payer de son argent
le repas de noces de sa fille ?
STROBILE . Oui-då ?
CONGRION. - Et pourquoi non?
STROBILE . - Et pourquoi non ? tu le demandes ? c'est qu'il n'est pas
de rocher plus sec et plus aride que ce vieillard .
CONGRION. - Bah ? c'est comme tu le dis ?
STROBILE. Juges-en toi- même. Il pousse des soupirs, il se
réclame des dieux et des hommes, il dit que son bien est perdu, qu'il
est ruiné, anéanti , s'il voit seulement passer par la cheminée la fumée
de son bois. Mieux encore, quand il va se coucher, il s'attache une
bourse de cuir devant la bouche.
CONGRION. Pourquoi faire ?
STROBILE. Pour ne point perdre de son vent en dormant.
CONGRION. - Et se bouche-t-il aussi l'ouverture du derrière , pour
ne point lâcher de vent pendant son sommeil ?
STROBILE. ___ Tu dois m'en croire comme je t'en crois.
CONGRION, -- Je t'en crois aussi .
STROBILE. ― En veux-tu savoir plus long ? Quand il se lave il
pleure l'eau qu'il répand .
CONGRION. - Crois- tu qu'à notre prière il nous donnerait un talent
pour acheter notre liberté?
STROBILE . - - Tu lui demanderais de te prêter la famine, qu'il ne te
la donnerait pas . Tiens : l'autre jour , le barbier lui avait coupé les
ongles ; il a ramassé, recueilli avec soin toutes les rogaures.
ANTHRAX . Voilà, par ma foi, le plus chiche-vilain de tous les
vilains.
1. Strobile, esclave de Mégadore. Congrion, Anthrax , cuisiniers de
louage.
116 APPENDICE .
CONGRION. Est-il vraiment aussi chiche et aussi vilain que tu le
dis ?
STROBILE. Dernièrement, un milan lui enleva un morceau de
viande notre homme s'en courut tout en larmes au préteur ; et là,
avec cris et lamentations, il demanda contre le milan une assignation
judiciaire 1. J'en aurais mille traits à te raconter, si nous avions le
temps • · • • •
• · • • • · •

SCÈNE VIII

EUCLION, CONGRION.
EUCLION, seul. J'ai voulu faire effort sur moi- même, et me régaler
pour la noce de ma fille. J'arrive au marché , je demande les poissons :
trop chers ; l'agneau trop cher, le bœuf trop cher ; veau , marée, porc
frais, tout trop cher. D'autant plus cher que je n'avais pas d'argent.
Je suis parti furieux, car je n'avais pas le moyen d'acheter. De cette
façon, je leur ai bien passé la jambe à tous ces coquins-là. Et puis ,
j'ai fait en chemin mes petites réflexions : quand on est prodigue un
jour de fète, le lendemain on manque du nécessaire, parce qu'on n'a
pas épargné. Avec ce raisonnement j'ai fait taire mes désirs et mon
ventre, j'ai rangé mes passions à mon avis, et nous ferons le plus
économiquement possible la noce de ma fille. J'ai acheté un grain
d'encens et des fleurs ; nous les placerons dans notre foyer en
l'honneur du dieu lare , pour qu'il rende le mariage fortuné. Mais ne
vois-je pas ouverte la porte de la maison ? Et quel vacarme au dedans !
Malheureux ! est-ce qu'on me met au pillage ?
CONGRION, de l'intérieur. - Une marmite plus grande, si c'est
possible. Táche d'en trouver une chez les voisins. Celle-ci est trop
petite pour ce qu'elle doit contenir.
EUCLION. ―――――― Malheur à moi ! je suis perdu ; on me ravit mon or,
on cherche ma marmite. Apollon, je t'en conjure, viens à mon aide,
viens à mon secours ; tu m'as déjà rendu même service en pareille
occasion. Perce de tes traits tous ces voleurs de trésor. Mais pourquoi
attendre qu'on m'ait assassiné ? courons vite.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE III

EUCLION, CONGRION.
EUCLION, tenant sa marmite. - - Partout où j'irai, ceci ne me quittera
plus . Je la porterai toujours avec moi , et ne la laisserai plus à la
maison, exposée à de pareils dangers . (Aux cuisiniers et aux joueuses
de flute. ) Allez maintenant, entrez tous, et marmitons, et joueuses de
1. Comparer les propos de Strobile avec le portrait que Maitre Jacques
fait de son maître à Frosine ( acte II, sc. v) et les contes divers que l'on
fait de la lésine d'Harpagon et que le même maitre Jacques rapporte à
celui-ci (acte III, sc. v).
APPENDICE. 1 17
flûte. (A Congrion .) Et fais entrer avec eux, si bon te semble, toute
une troupe d'esclaves . Cuisiniers, remuez, mettez tout en branle tant
qu'il vous plaira . • • • • ·

SCÈNE IV

EUCLION , seul.
Dieux immortels ! quelle témérité à un pauvre d'entrer en
relation d'amitié ou d'intérêt avec un riche ! Me voilà maintenant,
pauvre malheureux, circonvenu par Mégadore. Il a feint de m'envoyer
des cuisiniers pour me faire honneur, et sous ce beau prétexte m'a
dépêché des gens pour me voler. Et mon coq , ou plutôt celui de la
vieille, qui se met de la partie et trame avec eux ma perte ! Oui,
à l'endroit même où j'avais enterré cette marmite il est venu gratter,
de ses ongles, tout autour. Ma foi, la fureur me prend je saisis un
bâton et j'assomme le coq, pris en flagrant délit de vol . Je crois que
les cuisiniers lui avaient graissé la patte pour découvrir mon argent......

SCÈNE V
EUCLION , MÉGADORE.

MEGADORE . Je veux que nous buvions ensemble aujourd'hui ,


Euclion.
EUCLION. Non, je ne saurais boire, moi.
MÉGADORE. - Eh bien, moi, je veux faire porter chez toi un
tonneau de vin vieux.
EUCLION. -- Je m'y refuse : car je suis résolu à ne boire que de l'eau.
MEGADORE. - Eh bien ! si les dieux me prêtent vie, je t'arroserai
comme il faut, l'homme résolu à ne boire que de l'eau !
EUCLION. Je vois où il en veut venir. Il veut m'ensevelir dans
le vin ; après quoi on ferait à mon or voir du pays. Mais j'y pourvoirai :
je trouverai une cachette hors de la maison. Je ferai si bien qu'il
perdra sa peine et son vin.
MEGADORE. - Si tu n'as plus rien à me dire, je vais au bain pour
me préparer au sacrifice. (Il sort.)
EUCLION. - Ah ! ma pauvre marmite, voilà bien des ennemis
conjurés contre toi et contre cet or que je t'ai confié . Maintenant je
n'ai rien de mieux à faire que de la porter dans le temple de la Bonne
Foi je l'y cacherai comme il faut. O Bonne Foi, nous nous con
naissons depuis longtemps : ne va pas, je t'en prie, changer de nom
avec moi, sí je te confie ceci . Je me livre à toi, o Bonne Foi, et j'ai
confiance en toi.
118 APPENDICE.

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE II

EUCLION, STROBILE .
EUCLION, Sortant du temple. Garde-toi bien de révéler à personne
que mon or est ici , ô Bonne Foi ! Je ne crains pas qu'on le trouve ; il
est trop bien caché. C'est que, par Pollux, celui-là ferait un beau
butin , qui trouverait cette marmite pleine d'or ! Je te supplie de ne le
point permettre, ô Bonne Foi ! Maintenant je vais au bain pour le
sacrifice. Il faut ne pas faire attendre mon gendre et me tenir prêt
pour le moment où il viendra chercher ma fille. Veille , ô Bonne Foi ,
je te le recommande encore et toujours , pour que je retrouve ma
marmite intacte et puisse l'emporter sans dommage . Je confie mon or
à ta bonne foi, ô Bonne Foi ! Il est placé dans ton bois sacré, dans
ton temple. (Il sort.)
STROBILE , seul. Dieux immortels ! qu'est-ce que cet homme vient
de m'apprendre ? Il a caché une marmite pleine d'or, ici, dans le
temple ! O Bonne Foi , pourquoi lui serais-tu fidèle plutôt qu'à moi ?...
C'est le père, à ce qu'il m'a semblé, de la fille que mon maitre doit
épouser.... Entrons ici et fouillons dans le temple pour découvrir son
or, pendant qu'il est occupé d'autre part. Si je le trouve, ô
Bonne Foi, je t'offrirai un pot de vin d'un conge entier ; tu peux
y compter...... Et moi , je compte le boire, après te l'avoir offert."

SCÈNE III

EUCLION, seul.
Ce ne peut être sans cause que le corbeau vient de chanter à ma
gauche ; tout en croassant il rasait la terre de ses pieds.... Mon cœur
aussitôt a dansé la courante et bondi dans ma poitrine . Mais courons
vite.
SCÈNE IV

EUCLION, STROBILE.
EUCLION. - Hors d'ici, hors d'ici 1 , ver de terre , qui sors de ton
trou en rampant. Tout à l'heure on ne te voyait pas ; puisque tu te
montres, c'est fait de toi . Ah ! rusé coquin, je vais t'arranger d'une
belle manière !
STROBILE. - Quelle furie te possède ? qu'ai-je à démêler avec toi,
bonhomme? Pourquoi me pousser aussi brutalement ? me trainer et
me battre?
EUCLION. Echine à étrivières, tu le demandes ? voleur, triple
voleur!
STROBILE . - Que t'ai-je pris ?

1. Molière a emprunté quelques traits à cette scène pour la scène troi


sième de l'acte I de l'Avare.
APPENDICE . 119
EUCLION. - Rends-le-moi , s'il te plaît !
STROBILE . Que veux-tu que je te rende?
EUCLION. Tu le demandes ?
STROBILE . Je ne t'ai rien pris à toi.
EUCLION. Mais ce que tu as pris pour toi, et que tu m'as volé,
rends-le-moi. Allons , fais vite.
STROBILE. Quoi, faire vite?
EUCLION. Je ne te laisserai pas l'emporter.
STROBILE . Que veux-tu dire ?
EUCLION. - Rends -le, s'il te plaît ; et pas de plaisanteries ; je ne
badine pas, moi.
STROBILE . ――――――― Que dois-je rendre? Nomme la chose par son nom. Je
te répète que je n'ai rien pris , rien touché.
EUCLION. Montre tes mains.
STROBILE . Voilà.
EUCLION. Montre .
STROBILE . Les voilà.
EUCLION. Bien . Montre-moi la troisième.
STROBILE . ―――――― Il faut que des visions, des vapeurs, des folies aient
troublé le cerveau de ce vieillard . Me fais-tu injure , ou non ?
EUCLION. ― Oui, très grande, de ne pas te faire pendre. Mais tu ne
perdras rien pour attendre, si tu n'avoues pas.
STROBILE . - Que faut-il que j'avoue ?
EUCLION. Qu'est-ce que tu as pris ?
STROBILE. Que les dieux me châtient, si je t'ai pris quelque
chose...!
EUCLION. Dis plutôt si je ne voudrais l'avoir pris ? — Allons ,
secoue ton manteau.
STROBILE. Tant qu'il te plaira.
EUCLION. Tu l'as peut-être mis sous ta tunique.
STROBILE . ― Tâte partout, si tu veux.
EUCLION. Ah! le pendard , fait-il le doucereux pour me donner
le change ! Mais je connais ces supercheries-là. Ça , montre encore ta
main droite.
STROBILE. Voilà.
EUCLION. ― La gauche , maintenant.
STROBILE. Tiens, les voilà toutes les deux ensemble.
EUCLION. Je ne veux pas te fouiller davantage. Rends-le- moi .
STROBILE . - Eh ! rendre quoi?
EUCLION. Ah ! tu te joues de moi tu l'as certainement
STROBILE . Je l'ai ? qu'est-ce que j'ai ?
EUCLION. Tu voudrais me le faire dire, mais tu ne le sauras pas .
Quoi que ce soit d'ailleurs, rends-moi ce qui m'appartient.
STROBILE. ―― Tu as perdu la tête. Je t'ai laissé fouiller tout à ton
aise et tu n'as trouvé sur moi rien qui t'appartienne.
EUCLION. - Demeure. Quel est cet autre qui était là-dedans avec
toi, en mème temps que toi ? Je suis perdu : l'autre est là -dedans ,
qui fait remue-ménage ; si je lâche celui-ci, il se sauvera. Après tout,
je l'ai fouillé ; il n'a rien. Va-t'en donc ! Que Jupiter et tous les
dieux t'exterminent !
STROBILE . ----- Me voilà bien congédié !
EUCLION . Je vais rentrer là et serrer la gorge à ton complice.
Me délivres-tu de ta vue ? t'en iras-tu, ou non?
STROBILE . ----- Je m'en vais.
EUCLION. - Gare à toi, si tu reparais !
120 APPENDICE .

SCÈNE V

STROBILE, seul.
J'aimerais mieux mourir du plus dur supplice, que de ne pas jouer
aujourd'hui même un tour à ce vieillard . Il n'osera plus cacher ici son
or il va l'emporter, je pense, avec lui , et le changer de place.... Eh !
mais, j'entends crier la porte du temple. C'est le vieux qui emporte
l'or. Retirons-nous un peu, près de cette porte.

SCÈNE VI

EUCLION, STROBILE .
EUCLION. - Je pensais ne pouvoir trouver de meilleure foi que dans
la Bonne Foi elle a bien failli me jouer un mauvais tour. Si le
corbeau ne m'avait averti , j'étais malheureusement perdu. Je voudrais
bien le revoir, ce corbeau avertisseur, pour lui offrir quelque chose,
là , une bonne parole : car de lui donner à manger, ce serait autant dé
perdu pour moi. Maintenant, pour cacher ceci, il me faudrait un
endroit bien solitaire. Ah ! le bois de Sylvain, hors des murs :
personne n'y passe, il est tout plein de saules épais ; c'est là que je
prendrai ma cachette. Oui certes, il vaut mieux me confier à Sylvain
qu'à la Bonne Foi.- (Il sort.)
STROBILE, seul. Bien ! très bien ! les dieux me protègent et veulent
mon bonheur. Je cours à l'endroit indiqué, je grimpe sur un arbre, et
de là j'observe en quel lieu le vieillard cachera son or. Mon maitre
m'avait bien ordonné de l'attendre ici ; mais j'irai au-devant des coups
avec plus de courage, fortune en poche.

SCÈNE VIII

STROBILE, seul.
Non, les griffons qui gardent des trésors au fond des montagnes 1
ne m'égalent pas en richesses . Quant à la foule des rois, je n'en parle
pas la mendicité en personne ! C'est moi qui suis le roi Philippe. O
T'heureux jour ! Parti d'ici tout à l'heure, je suis arrivé bien avant
notre homme, et bien avant lui je choisis mon poste, sur un arbre.
De là j'observais où le vieillard enfouissait son or. Dès qu'il eut
tourné le dos, je me laisse glisser de mon arbre, et je déterre la
marmite pleine d'or. Je le vois alors revenir sur ses pas ; mais il ne
m'a pas vu ; car j'ai eu soin d'appuyer un peu en dehors du sentier.
Oh! oh ! le voici. Allons vite cacher ceci à la maison.

1. Le texte porte : Pici divitiis qui aureos montis colunt ( les picus ou les
piverts qui, etc. ). Il y a là un mélange de légendes grecques et de tradi
tions romaines. Dans la mythologie grecque, ce sont les griffons qui gar
dent l'or dans les montagnes du pays des Arimaspes ; dans la mythologie
romaine, le roi Picus, changé en pivert (ou pic-vert) , remplit à peu près
le même office au fond des forêts.
APPENDICE . 121

SCÈNE IX

EUCLION, seul¹ .
Je suis perdu ! je suis mort ! je suis assassiné ! Où courir? où ne
pas courir? Arrête ! arrête ! Qui arrêter ? qui le fera ? - Je ne
sais ; je ne vois plus ; je suis dans les ténèbres ; j'ai beau rappeler mes
esprits , je ne sais plus où je vais , où je suis, qui je suis . Je vous en
prie, secourez-moi , je vous en supplie, je vous en conjure, et montrez
moi l'homme qui me l'a volée . Qu'est- ce ? qu'avez-vous à rire ? Je
vous connais tous : je sais qu'il y a plus d'un voleur parmi ceux qui
se cachent sous des vêtements blanchis et sont assis là comme des
honnêtes gens. Que dis-tu , toi ? Je veux t'en croire ; car tu m'as l'air
d'un homme de bien . Hein? personne d'ici ne l'a ? Tu me fais mourir.
Dis-moi donc si quelqu'un l'a ! Tu n'en sais rien? Hélas ! hélas !
malheureux ! je n'en puis plus, je suis mort, je suis dans le plus
triste état. Ah! que de gémissements, de maux et de désespoir ce jour
m'a apportés ! et la faim, et la misère ! Je suis le plus malheureux
vieillard qu'il y ait sur la terre. Eh ! qu'ai-je affaire de la vie, main
tenant que j'ai perdu un si beau tas d'or, que je gardais avec tant de
soin ? Je me suis dérobé moi-même ; je me suis tout retranché , tout
refusé. Et maintenant d'autres en ont la joie, pour mon malheur et
ma ruine ! Ah ! j'en mourrai !

SCÈNE X

LYCONIDÈS 2, EUCLION.
LYCONIDÈS. -- Qui donc gémit ainsi et se lamente devant notre
maison? C'est Euclion lui-même, si je ne me trompe. Je suis perdu !
il sait tout 3. Faut-il fuir ou demeurer ? l'aborder ou l'éviter ? je ne sais
vraiment que faire.
EUCLION. Qui donc parle ici ?
LYCONIDÈS. - C'est moi, bien malheureux !
EUCLION. Ah! personne ne l'est plus que moi ; je suis le plus
misérable des hommes, tant j'ai souffert de maux et de chagrins.
LYCONIDES. Reprends espoir.
EUCLION. Et comment reprendre espoir, dis- moi ?
LYCONIDES. Parce que, le crime qui te fait tant souffrir, c'est
moi qui l'ai commis ; je l'avoue.
EUCLION. - Que me dis-tu là?
LYCONIDES. La vérité.
EUCLION. Qu'avais-tu donc à me reprocher, jeune homme, pour
agir ainsi avec moi et me perdre, moi et mes enfants ?

1. Comparez à ce monologue la scène septième de l'acte IV de l'Avare.


2. Lyconidès, jeune homme, neveu de Mégadore et amant de la fille
d'Euclion.
3. Lyconidès a outragé la fille d'Euclion dans une fête, et il croit qu'Eu
clion est informé de sa coupable action . Il va donc avouer sa faute et
demander la jeune fille en mariage. De là cette plaisante méprise d'Eu
clion qui, tout préoccupé de son or, croit que Lyconides s'avoue coupable
du vol et veut garder la marmite, confusion que Molière a reproduite et
imitée à la scène troisième de l'acte V de l'Avare.
122 APPENDICE.
LYCONIDES.Un dieu m'a poussé, m'a séduit , m'a entraîné vers elle.
EUCLION. - Comment?
LYCONIDÈS. Je reconnais ma faute et je sais que j'ai de grands
torts pourtant je viens te prier d'oublier tes ressentiments et de me
pardonner.
EUCLION. ――― Comment as-tu osé toucher à ce qui ne t'appartenait
pas ?
LYCONIDES. Que veux-tu? le mal est fait , il est trop tard pour
l'empêcher. Les dieux sans doute l'ont vou Sans leur volonté,
cela ne serait pas arrivé, je pense.
EUCLION. - Mais les dieux veulent aussi , je pense, que je te fasse
mourir chez moi à la chaîne.
LYCONIDES . Ne parle pas ainsi.
EUCLION. - Elle était mienne. Pourquoi y as-tu touché, sans
mon aveu ?
LYCONIDÈS. - Il faut en accuser le vin et l'amour.
EUCLION. - Oser me tenir un pareil langage, impudent effronté !
Mais qu'avec de pareilles raisons on excuse une action comme la
tienne, et bientôt nous irons en plein jour et en public arracher aux
femmes leurs joyaux ; puis, si l'on est pris sur le fait, on dira pour
excuse qu'on était ivre et poussé par l'amour. Ah ! rien n'est plus
méprisable que le vin et l'amour, si l'amour et le vin nous permettent
de satisfaire avec impunité nos passions déréglées.
LYCONIDÈS. Rien ne me forçait pourtant à venir te demander
pardon de ma folie.
EUCLION. - Je n'aime pas les gens, qui, après avoir mal fait,
trouvent toujours des excuses à leur faute. Tu n'avais aucun droit
sur elle, tu le savais bien : tu ne devais pas y porter la main.
LYCONIDÈS. Eh bien ! puisque j'ai eu ce tort, je ne refuse pas
de le réparer et veux qu'elle soit à moi.
EUCLION. - Qu'elle soit à toi ? sans mon aveu ? elle, tout mon bien?
LYCONIDÈS. - Non, c'est ton aveu que je demande . Elle doit
m'appartenir désormais . Toi -même, dis-je, tu reconnaitras qu'elle
doit m'appartenir.
EUCLION. Mais, par Hercule ! je vais te trainer chez le préteur
et te faire un bon procès, si tu ne me rends à l'instant ...
LYCONIDES . - Qu'ai-je à te rendre ?
EUCLION. ――― Mon bien que tu m'as ravi.
LYCONIDÈS. Je t'ai ravi ton bien? comment ? que veux-tu dire ?
EUCLION. - Oui vraiment, fais l'ignorant.
LYCONIDES. - A moins que tu ne me dises ce que tu réclames...
EUCLION. - Ma marmite et mon or , te dis-je ; c'est ce que je te
réclame. Ne m'as-tu pas avoué que tu me l'as dérobée ?
LYCONIDES. Je ne l'ai ni fait, ni avoué.
EUCLION. --- Tu le nies ?
LYCONIDÈS. - Je le nie assurément. Je ne sais ce que c'est que
cet or et cette marmite , et je n'en ai jamais eu connaissance .
EUCLION. C'est celle que tu as enlevée du bois sacré de Syl
vain. Rends-la-moi. Allons , rends. J'aime encore mieux t'en donner
la moitié. Bien que tu m'aies volé, je ne te poursuivrai point comme
voleur. Rends.
LYCONIDÈS. Tu as perdu l'esprit, de m'appeler voleur. Je croyais
que tu voulais parler d'une autre chose que j'ai à cœur. C'est une
affaire importante, dont, si tu es de loisir, je voudrais à loisir parler
avec toi.
APPENDICE . 123
EUCLION. - Réponds-moi , la main sur la conscience : ce n'est pas
toi qui m'as pris mon or ?
LYCONIDES. - Sur ma conscience.
EUCLION. Et tu ne sais pas qui l'a pris ?
LYCONIDÈS. - Sur ma conscience, pas davantage.
EUCLION. Et si tu viens à savoir qui l'a pris , tu me le diras ?
LYCONIDÈS. - Je te le promets .
EUCLION. Et tu ne partageras pas avec le voleur, quel qu'il
soit ? tu ne lui donneras point asile?
LYCONIDES. - Non.
EUCLION. Et si tu ... me trompes ?
LYCONIDÈS. - Alors , que Jupiter me traite selon sa volonté !
EUCLION. - Il suffit. Maintenant , parle : que veux-tu me dire?
LYCONIDES. Si tu ne sais ni mon nom ni ma famille, je vais me
faire connaître. Mon oncle est Mégadore , ton voisin ; Antimachus fut
mon père ; moi-même je me nomme Lyconidès, et ma mère est Eu
nomia.
EUCLION. Je connais ta famille : mais que veux-tu?
LYCONIDÈS. Le voici tu as une fille.
EUCLION. Oui, elle est à la maison.
LYCONIDES. - Tu l'as, je crois, fiancée à mon oncle.
EUCLION. - Tu es bien instruit.
LYCONIDÈS. - Il m'a chargé de te dire qu'il retire sa parole.
EUCLION. Sa parole ? quand tout est prèt, disposé pour la noce!
Que tous les dieux et toutes les déesses le confondent, l'exterminent,
lui qui est cause que j'ai perdu aujourd'hui un si gros tas d'or ! Ah !
pauvre, malheureux Euclion!
LYCONIDES . - Calme-toi et ne prononce pas de malédictions. Main
tenant, - et que puisse l'événement s'accomplir pour ton bonheur
et celui de ta fille... Réponds donc : ainsi le veuillent les dieux !
EUCLION. Ainsi le veuillent les dieux !
LYCONIDÈS. Ainsi pour moi le veuillent-ils aussi ! Ecoute à pré
sent. Il n'est pas d'homme ayant commis une faute qui puisse être
assez vil pour n'en avoir regret et ne vouloir la réparer . Je t'en sup
plie donc, Euclion, si dans l'égarement je vous ai fait outrage à toi
et à ta fille, de me pardonner et de me l'accorder pour femme,
comme le veut la loi . Oui , j'ai fait injure à ta fille, je l'avoue, pen
dant les veilles de Cérès, entraîné par le vin et les ardeurs de la
jeunesse.
EUCLION. Hélas ! hélas ! que me dis-tu là?
LYCONIDES. Pourquoi te désoler ?... C'est pour cette raison que
mon oncle renonce à elle en ma faveur. Entre chez toi et assure-toi
que je dis vrai.
EUCLION. Ah! je n'en puis plus ! Trop de malheurs à la fois
viennent fondre sur moi. Entrons ; je veux savoir ce qu'il en est.
LYCONIDES. - Entre, je te suis.

La comédie de La Marmite ne nous est point parvenue dans son


intégrité. Nous ne possédons du cinquième acte que la première scène .
Mais nous savons par les arguments attribués à Priscien (grammai
rien du cinquième siècle après J.-C. ) qu'Euclion retrouvait sa mar
mite, grâce aux soins de Lyconidès, et que dans sa joie il la donnait
à Lyconidès ainsi que sa fille. Deux vers, conservés par les grammai
124 APPENDICE.
riens, confirment d'ailleurs les arguments et prouvent que le dénoue
ment de La Marmite ressemblait fort à la conclusion du Savetier et du
Financier de La Fontaine . Euclion se félicitait en effet d'être délivré
des soucis que lui avait causés son or : « Je creusais, disait-il,
dix fosses par jour (pour enterrer ma marmite) . Je n'avais de repos
ni le jour ni la nuit ; maintenant je pourrai dormir. »

LARIVEY

SCÈNES CHOISIES DE LA COMÉDIE


LES ESPRITS

ACTE DEUXIÈME
SCÈNE III

SEVERIN (à part). - Mais laissons cela ; je veux premièrement


chasser ces diables¹ de ma maison , puis j'iray trouver mon frère pour
me conseiller avecques luy de ce que je doibs faire. Mais que feray
je icy de ma bourse ?
FRONTIN. Que dictes-vous de bourse ?
SEVERIN. Rien, rien.
FRONTIN. Cette bourse où il y a deux mille escus seroit- elle bien
en ce logis !
SEVERIN. Et où prendrois-je deux mille escus ! Deux mille
neffles ! Tu as bien trouvé ton homme de deux mille escus ! Va, va,
Frontin, marche devant ; j'iray tout bellement après toy.
DESIRÉ. - Voyez s'il confessera avoir un denier.
FRONTIN. - Venez à vostre aise ; je vous attendray bien, s'il vous
plaist.
SEVERIN. ――― Va, Frontin , va : je ne te veux faire tancer ; fay tes
affaires .
FRONTIN. ― Ma foy, Monsieur, je n'ay que faire , dieu mercy.

SEVERIN. - Je me veux retirer deça , puisque je suis seul. Mon


Dieu, que je suis misérable ! M'eut-il peu jamais advenir plus grand
malheur qu'avoir des diables pour mes hostes, qui sont cause que je
ne me puís descharger de ma bourse ! Qu'en feray-je ? Si je la porte
avecques moy, et que mon frère la voye, je suis perdu. Où la pourray
je donc laisser en seureté ?
DESIRÉ . - Elle est pour estre mienne.
SEVERIN . Mais puisque je ne suis veu de personne, il sera

1. On lui a fait croire que sa maison était hantée par des diables ou des
esprits : d'où le titre de la pièce.
APPENDICE. 125
meilleur que je la mette icy, en ce trou, où je l'ay mise autrefois sans
que jamais j'y aie trouvé faute. Oh ! petit trou, combien je te suis
redevable !
DESIRÉ . Mais moy, si vous l'y mettez .
SEVERIN. Mais si on la trouvoit ! Une fois paie pour tousjours.
Je la porteray encores avec moy : je l'ay apportée de plus loing. On
ne me la prendra pas , non. Personne ne me void-il? J'y regarde ,
pource que quand on sçait qu'un qui me resemble a de l'argent , on
luy desrobbe incontinent .
DESIRÉ. Elle sera mieux au trou.
SEVERIN. Que maudits soient les diables qui ne me laissent
mettre ma bourse en ma maison ! Tubieu, que dis-je ! Que ferois-je
s'ils m'escoutoient? Je suis en grande peine ; il vaut mieux que je la
cache, car, puisque la fortune me l'a autrefois gardée, elle voudra bien
me faire encores ce plaisir. Hélas ! ma bourse, hélas ! mon âme, hélas !
toute mon espérance, ne te laisse pas trouver, je te prie.
DESIRÉ. Je pense qu'il ne la laschera jamais .
SEVERIN. Que feray-je? l'y mettrai-je ? Oy ; nenny ; si feray ; je
l'y vay mettre ; mais devant que me descharger je veux veoir si quel
qu'un me regarde. Mon Dieu ! il me semble que je suis veu d'un
chacun, mesmes que les pierres et le bois me regardent . Hé ! mon
petit trou, mon mignon, je me recommande à toy. Or sus, au nom de
Dieu et de sainct Antoine de Padoue, in manus tuas Domine,
commendo spiritum meum . ·
• • • • •
• • • • •

ACTE TROISIÈME
SCÈNE II
SEVERIN. Je suis venu devant pour veoir la cache où repose ma
bourse ; car je ne me puis garder que tousjours je ne luy jette
quelque œillade ; mais puisqu'il n'y a icy personne, je veux veoir si
elle y est encor. O ma bourse ! que te voilà bien ! je ne te veux
autrement toucher, car tu es comme je t'ay mise . Mon gentil trou,
mon mignon, garde-la moy encores une heure seulement ; je te lá
recommande, jaçoit que soys en lieu où je te verray tousjours. • ·

SCÈNE VI
SEVERIN . Mon Dieu qu'il me tardoit que je fusse despesché de
cestuy-cy, afin de reprendre ma bourse ! J'ay faim , mais je veux encor
espargner ce morceau de pain que j'avois apporté ; il me servira bien
pour mon soupper, ou pour demain mon disner, avec un ou deux
navets cuits entre les cendres . Mais à quoy despends-je le temps , que
je ne prends ma bourse , puisque je ne voy personne qui me regarde ?
O m'amour ! t'es-tu bien portée ?.... Jésus, qu'elle est legere ! Vierge
Marie ! qu'est-ce cy qu'on a mis dedans ? Hélas ! je suis destruict, je
suis perdu, je suis ruyné ! Au voleur ! au larron ! au larron ! prenez
le ! arrestez tous ceux qui passent ! fermez les portes, les huys, les
fenestres ! Miserable que je suis ! où cours -je ? à qui le dis-je ? Je ne
sçay où je suis , que je fais, ny où je vas ! Hélas ! mes amys, je me
126 APPENDICE.
recommande à vous tous ! secourez-moy , je vous prie ! je suis mort !
je suis perdu ! Enseignez-moy qui m'a desrobbé mon ame, ma vie,
mon cœur et toute mon esperance ! Que n'ay-je un licol pour me
pendre ! car j'ayme mieux mourir que vivre ainsi. Hélas ! elle est toute
vuyde. Vray Dieu ! qui est ce cruel qui tout à coup m'a ravy mes
biens, mon honneur et ma vie? Ah ! chetif que je suis ! que ce jour
m'a esté malheureux ! A quoy veux-je plus vivre, puis que j'ay perdu
mes escus, que j'avois si soigneusement amassez , et que j'aymois et
tenois plus chers que mes propres yeux ! mes escus, que j'avois
espargné retirant le pain de ma bouche, n'osant manger mon saoul, et
qu'un autre joyt manitenant de mon mal et de mon dommage !
FRONTIN. Quelles lamentations enten-je là ?
SEVERIN. Que ne suis-je auprez de la rivière, afin de me noyer !
FRONTIN. - Je me doute que c'est.
SEVERIN. Si j'avois un cousteau, je me le planterois en l'estomac .
FRONTIN. Je veux veoir s'il dict à bon escient. Que voulez- vous
faire d'un cousteau , seigneur Severin? Tenez , en voilà un .
SEVERIN. - Qui es-tu ?
FRONTIN. - Je suis Frontin. Me voyez-vous pas ?
SEVERIN. --- Tu m'as desrobbé mes escus, larron que tu es ! Ça,
ren-les moy, ren- les moy, ou je t'estrangleray !
FRONTIN . Je ne sçay que vous voulez dire.
SEVERIN. Tu ne les as pas , donc ?
-
FRONTIN. Je vous dis que je ne sçay que c'est.
SEVERIN. - Je sçay bien qu'on me les a desrobbez.
FRONTIN. Et qui les a prins ?
SEVERIN. Si je ne les trouve, je delibère me tuer moy-mesme.
FRONTIN. Hé seigneur Severin , ne soyez pas si colère !
SEVERIN. Comment, colère ? J'ay perdu deux mille escus.
FRONTIN. - Peut-estre que les retrouverez ; mais vous disiez
tousjours que n'aviez pas un lyard, et maintenant vous dictes que
avez perdu deux mille escus ?
SEVERIN. - Tu te gabbes encor de moy, meschant que tu es !
FRONTIN. Pardonnez -moy.
SEVERIN. Pourquoy donc ne pleures-tu?
FRONTIN. Pource que j'espère que les retrouverez .
SEVERIN. Dieu le veuille, à la charge de te donner cinq bons sols !
FRONTIN. Venez disner. Dimanche, vous les ferez publier au
prosne ; quelcun vous les rapportera.
SEVERIN. Je ne veux plus boire ne manger ; je veux mourir ou
les trouver.
FRONTIN. - - Allons, vous ne les trouvez pas pourtant, et si ne
disnez pas .
SEVERIN. - Où veux-tu que j'alle ?... au lieutenant criminel !
FRONTIN. Bon !
SEVERIN. Afin d'avoir commission de faire emprisonner tout le
monde !
FRONTIN. ― Encor meilleur ! Vous les retrouverez . Allons , aussi bien
ne faisons-nous rien icy.
SEVERIN. Il est vray, car encor que quelqu'un de ceux-là les
eust , il ne les rendroit jamais . Jésus ! qu'il y a de larrons en Paris !
FRONTIN . - N'ayez pour de ceux qui sont icy ; j'en respon , je les
congnois tous .
SEVERIN. - Hélas ! je ne puis mettre un pied devant l'autre ! O ma
bourse !
APPENDICE . 127
FRONTIN. - Hoo ! vous l'avez ; je voy bien que vous vous mocquez
de moy.
SEVERIN . - Je l'ay voirement ; mais , hélas ! elle est vuyde , et
elle estoit plaine !
FRONTIN. - Si ne voulez faire autre chose , nous serons icy jusqu es
à demain.
SEVERIN. - Frontin, ayde-moy, je n'en puis plus . O ma bourse !
ma bourse ! hélas ! ma pauvre bourse !

ACTE CINQUIÈME
SCÈNE VIII
SEVERIN. - Qui est là ?
HILAIRE. Mon frère, ouvrez !
SEVERIN. On me vient icy apporter quelques meschantes nouvelles.
HILAIRE. Mais bonnes : vos escuz sont retrouvez.
SEVERIN. Dictes-vous que mes escuz sont retrouvez ?
HILAIRE. Oy, je le dy.
SEVERIN. Je crain d'estre trompé comme auparavant.
HILAIRE. Ils sont icy près , et devant qu'il soit long temps vous
les aurez entre voz mains .
SEVERIN. - Je ne le puis croire, si je ne les voy et les touche.
HILAIRE. ―― D'avant que vous les ayez, il faut que me promettiez
deux choses : l'une, de donner Laurence à Desiré ; l'autre , de consentir
qu'Urbain prenne une femme avec quinze mil livres .
SEVERIN. Je ne sçay que vous dictes : je ne pense à rien qu'à
mes escuz, et ne pensez pas que je vous puisse entendre si je ne les
ay entre mes mains ; je dy bien que, si me les faictes rendre, je ſeray
ce que vous voudrez.
HILAIRE . ―――――― Je le vous prometz.
SEVERIN . --- Et je le vous prometz aussi.
HILAIRE . Si ne tenez vostre promesse, nous les vous osterons .
Tenez, les voilà.
SEVERIN. O Dieu ! ce sont les mesmes ! Hélas ! mon frère ! que je
vous ayme ! Je ne vous pourray jamais recompenser le bien que vous
me faictes, deussé-je vivre mille ans.
HILAIRE . Vous me recompenserez assez , si vous faictes ce dont
je vous prie.
SEVERIN. Vous m'avez rendu la vie , l'honneur et les biens que
j'avois perduz avec cecy.
HILAIRE. -- Voilà pourquoy vous me devez faire ce plaisir.
SEVERIN. Et qui me les avoit desrobez ?
HILAIRE. Vous le sçaurez après ; respondez à ce que je demande.
SEVERIN. Je veux premierement les compter.
HILAIRE . Qu'en est-il besoin?
SEVERIN. -- Ilo ! o ! s'il s'en falloit quelcun ?
HILAIRE. Il n'y a point de faute , je vous en repond .
SEVERIN . Baillez-le- moy donc par escrit.
FORTUNE.0 ! quel avaricieux !

L'AVARE. 7
TABLE DES MATIÈRES

AVERTISSEMENT. ....... V
NOTICE SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE ... VII
ÉTUDE SUR L'AVARE ..... XXVIII
L'AVARE…………..
Acte premier..... 3
Acte deuxième. 31
Acte troisième .. 51
Acte quatrième 74
Acte cinquième ... 90
APPENDICE.
PLAUTE. La Marmite ... 110
LARIVEY. Les Esprits.... 126

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par M. P. Jacquinet, inspecteur général honoraire de l'in
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lologiques, historiques et littéraires; par M. P. Jacquinet.
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nière édition donnée par le poète ( 1682) et publié avec une
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par M. Boully, professeur agrégé de l'Université. 1 vol. in-12,
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Britannicus, tragédie (1669) . Nouvelle édition , revue sur
celle de 1697, avec notes grammaticales, littéraires et histo
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professeur agrégé au lycée Condorcet . 1 vol. in-12, cart. 1 fr.

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