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COMÉDIE
PAR
MOLIÈRE
(1668)
ÉMILE BOULLY D
AGRÉGÉ DES LETTRES
PROFESSEUR DE RHETORIQUE AU LYCÉE DE VANVES
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PARIS
1894
mol 165.60
Harvard College Library
From the Library of
Ferdinand Booher
Gift of James Hydě
120
BelinFrère
père qu'il fût aussi bon comédien que Bellerose » (c'était un fameux acteur
de ce temps-là). Cette réponse frappa le jeune homme, et, sans pourtant
qu'il eût d'inclination déterminée, elle lui fit naitre du dégoût pour la pro
fession de tapissier. » ( GRIMAREST, Vie de Molière.)
1. La troupe de l'Illustre-Théatre était composée de jeunes gens de
familles bourgeoises qui jouaient la comédie bien plutôt par amour de l'art,
comme on dit aujourd'hui, que par l'appât du gain : les deux frères Béjart,
leur sœur Madeleine, Du Parc et sa femme, De Brie et sa femme, le pâlis
sier Ragueneau, raillé par D'Assouci, en faisaient partie.
2. SAINTE-BEUVE, Nouveaux lundis, t. V, p. 270 (3° édition).
3. N'est-il pas permis de supposer du moins que dans ces courses fati
gantes, dans cette vie fiévreuse et pleine de hasards, Molière a surmené sa
robuste santé et altéré à tout jamais cette « très bonne constitution »,
dont La Grange a parlé dans sa Notice?
1.
NOTICE
le centre et le sud de la France : Bordeaux, où il fit repré
senter sans succès une Thébaïde de sa façon ; Nantes, où, dit
on, il se trouva en concurrence avec un Vénitien, montreur de
marionnettes ; Toulouse où il reçut bon accueil ; Lyon,
qui lui fut favorable à ses divers voyag 's et eut la bonne for
tune de voir les premières représentations de l'Etourdi (1655)¹;
Béziers, où pour honorer les Etats du Languedoc , présidés par
le prince de Conti , il joua pour la première fois le Dépit amou
reux (1656) ; Narbonne, Pézenas , Avignon , Grenoble 2 , etc.
Enfin, à la prière de sa troupe il vint s'établir à Rouen , en 1658,
et de là, s'étant ménagé quelques protections à la cour, entre
autres celle de Monsieur³ , qui le présenta au Roi et à la Reine
mère, il revint à Paris, où devant leurs Majestés il joua le
Nicomède de Corneille (24 octobre 1658).
<< Ces nouveaux acteurs ne déplurent point, nous dit La
Grange, et on fut surtout fort satisfait de l'agrément et du jeu
des femmes. Les fameux comédiens qui faisaient alors si bien
valoir l'Hôtel de Bourgogne étaient présents à cette représen
tation. La pièce étant achevée, M. de Molière vint sur le théatre :
et après avoir remercié Sa Majesté , en des termes très modestes,
de la bonté qu'elle avait eue d'excuser ses défauts et ceux de
sa troupe, qui n'avait paru qu'en tremblant devant une
assemblée si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avaient eue
d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du monde, leur
avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d'excellents
originaux, dont ils n'étaient que de très faibles copies ; mais
que . puis qu'Elle avait bien voulu souffrir leurs manières de cam
pagne , il la suppliait très humblement d'avoir agréable qu'il
lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient
acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces. Ce
mais ne furent jointes aux publications des œuvres complètes qu'à partir
de 1845 (3° édit. du Molière d'Aimé Martin).
1. Par exemple, MM. Ræderer et Victor Cousin, qui se sont fort attachés
à démontrer que Molière n'a jamais songé à s'en prendre aux véritables
précieuses. C'était dépenser beaucoup d'esprit pour relever une cause
jugée et perdue depuis Molière et Boileau. Sainte-Beuve a mieux apprécié
ce grand fait littéraire dans les lignes suivantes, que nous empruntons à
son Histoire de Port-Royal ( liv. VI, ch. vi ) :
« Si les puristes comme Vaugelas et les précieuses formées autour de
l'hôtel de Rambouillet avaient été utiles, cette utilité dès longtemps avait
eu son effet, et l'excès seul se faisait désormais sentir. Molière, le premier,
voyant que les prétentions de tous ces grammairiens et instituteurs du
beau langage se prolongeaient outre mesure et quand le résultat était déjà
plus qu'obtenu, s'impatienta et tira sur eux à poudre et à sel. Il mit en
déroute l'arrière-garde des précieux et des précieuses, et nettoya le terrain.
Dans toute sa carrière, des Précieuses ridicules aux Femmes savantes, il ne
cessa de les harceler, de les poursuivre comme un fléau. Encore une fois,
l'utile de ce côté était conquis et gagné, il ne restait que le traînant et le
faux ; il y donna le coup de balai par la main de ses servantes, de ses Mar
tines, en même temps qu'il faisait parler la raison par la bouche de ses
Henriettes.
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . XIII
galants et romanesques, et que la manie de se jouer autour des
sentiments, d'alambiquer ses pensées, de ne s'exprimer qu'en
charades subtiles conduisit directement au galimatias.
La gloire de Molière est d'avoir compris la situation au pre
mier coup d'œil ouvrant sans ménagement les hostilités , que
Boileau continuera plus tard , c'est aux précieuses qu'il s'attaque
avant tout, c'est aux Cathos et aux Madelons qu'il lance ses
premiers traits, envoyant « à tous les diables » les mauvais
romans , les chansons langoureuses, les vers tortillonnés , et
toutes les sottes billevesées qui partaient de leurs bureaux
d'esprit.
La comédie des Précieuses ridicules, représentée pour la pre
mière fois le 18 novembre 1659, « eut un succès qui dépassa
toutes ses espérances¹ » et, d'après le témoignage d'un con
temporain 2, on venait à Paris de vingt lieues à la ronde afin
d'en avoir le divertissement. Sans doute Molière nous a laissé
de plus grands chefs-d'œuvre ; mais jamais il n'a frappé plus
juste et plus à propos, et de toutes ses comédies il n'en est
peut-être pas dont l'importance historique soit plus considé
rable. Les Précieuses marquent en effet l'avènement d'une cri
tique nouvelle et d'un nouvel ordre d'idées, un redressement
vigoureux de l'esprit français qui s'était détourné de sa direc
tion naturelle , et sont par conséquent dans notre histoire
littéraire un événement non moins remarquable que la pre
mière représentation du Cid (1636) ou l'apparition des premières
Provinciales (1656) .
Les Précieuses furent suivies de Sganarelle, de Don Garcie, de
l'Ecole des maris et des Fâcheux, représentés successivement
dans les années 1660 et 1661. Nous ne pourrions entrer dans
l'étude de ces pièces , sans sortir des bornes qui s'imposent à
ce genre de notice. Cependant nous pouvons faire observer
que sous les plaisanteries un peu gauloises de Sganarelle
apparaît une leçon très fine de morale pratique et ménagère ;
que, malgré l'insuccès qui marqua l'apparition de Don Garcie
au théâtre, cette pièce , étudiée au point de vue de la langue et
de la versification , marque un progrès très réel sur ses aînées³;
que dans l'Ecole des Maris, inspirée par les Adelphes de Térence
apparaît pour la première fois la comédie de caractère et de
mœurs, « qui substituait à des situations nées d'une intrigue
artificielle des caractères d'où naissent des situations » et,
- 1.LaEuvres de Molière, édition des Grands écrivains, tome VI, page 493.
meilleure apologie de Molière est contenue dans les lignes suivantes
empruntons au même commentateur : « Rien ne nous apprend
que nous que,
toutefois dans les premiers temps de la pièce, les délicatesses du
public aient été déjà aussi grandes qu'un peu plus tard, et qu'il ait protesté
contre la hardiesse d'une peinture si peu adoucie. » Bien plus, selon le
témoignage de Robinet, George Dandin, joué pour la première fois à Ver
sailles, devant la cour,
Ravit ses royaux spectateurs
Et sans épargne les fit rire.
XXII NOTICE
est un fait malheureusement bien certain . Soit que l'emploi de
la prose, réservé selon les habitudes du temps la farce et
aux pièces bouffonnes, eût indisposé les spectateurs de la
scène et ceux du parterre¹ , soit que le côté sombre et drama
tique de l'Avare eût jeté dans la salle plus de tristesse que les
traits comiques n'excitaient de rires, Molière ne trouva guère
que Boileau pour applaudir à son nouveau chef-d'œuvre et
devancer les suffrages de la postérité. Aujourd'hui , malgré les
déclamations de Rousseau qui trouvait dans l'Avare un spec
tacle immoral, malgré la longue liste d'imitations, ou de rémi
niscences, relevée par le comédien Riccoboni 2, cette œuvre
a pris place au répertoire à côté des grandes comédies telles
que Tartuffe, le Misanthrope et les Femmes savantes ; et elle
est digne de ce rang par le naturel et la logique des carac
tères , la justesse du dialogue, le mouvement et la diversité
des situations, empruntées il est vrai de différents côtés ,
mais transformées, disposées, ajustées avec tant de convenance
et d'à-propos qu'elles semblent créées d'original par la pensée de
l'auteur et servir de cadre naturel à la figure principale de la
pièce.
L'année 1668 nous apparaît donc, dans l'histoire du théâtre
de Molière, comme une des plus heureusement fécondes. Les
années 1664 et 1666 pourraient seules , entrant en comparaison,
nous offrir une égale richesse , une semblable variété de pro
ductions³, mais nous n'oserions dire, malgré la prééminence
qu'il convient d'accorder à Tartuffe et au Misanthrope sur
toutes les œuvres qui les précédèrent ou les suivirent, une
plus grande plénitude de génie.
TROISIÈME PÉRIODE (1669-1673). - N'oublions pas que cette
période de cinq années que nous venons d'étudier est remplie
presque tout entière par la lutte excitée dès l'apparition de
Tartuffe, dont le triomphe définitif n'eut lieu que le 5 février
1669. Mais comment expliquer qu'après le succès considérable
de cette pièce Molière ne soit revenu à la haute comédie et au
grand art qu'avec les Femmes savantes, dont la première repré
sentation eut lieu le 11 mars 1672 ? Comme on ne saurait
croire à un découragement passager, à une éclipse momentanée
de son génie, il nous paraît plus vraisemblable de supposer
1. Préface de 1682.
2. Ce portrait attribué d'abord à Mignard, puis à Coypel père, a été
relégué enfin parmi les œuvres d'auteurs inconnus. Quoi qu'il en soit, il
est très beau Michelet aimait à le visiter, à le contempler, trouvant
qu'à lui seul il éclairait toute la salle. Un autre portrait - celui-là bien
authentique, - se trouve à la Comédie-Française : Molière nous y apparaît
encore jeune, ardent, vigoureux. Cette toile très remarquable a été peinte
par Mignard.
3. Oui, la vie et la force. Il n'est d'ailleurs point parlé dans la notice de
La Grange du Molière attristé, consumé, ravagé par la maladie qu'on
nous représente d'habitude comme le vrai Molière. « Il était, nous dit-il,
d'une très bonne constitution ; et sans l'accident qui laissa son mal sans
aucun remède, il n'eût pas manqué de forces pour le surmonter. >>
4. Comparer au Molière, dont nous parlons, le Regnard qui se trouve
également dans la galerie des portraits du château de Versailles. La phy
sionomie en est tout épanouie, toute réjouie, l'œil est émerillonné, d'une
gaité bien franche, mais toute en surface.
5. Sainte-Beuve a dit aussi de Molière : « Il est immanquable qu'excité
et une fois poussé dans l'entretien, il devait redevenir le Molière que nous
avons.» (Causeries du lundi, t. III, p. 4, 3° édit.)
SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE . XXVII
coutre ses assauts . Loin de céder aux attaques du mal , elle
semblait aiguillonnée par les souffrances : c'est en effet dans
les dernières années de sa vie que Molière écrivait ses fantaisies
les plus étincelantes, ses farces les plus riches de ton, les plus
légèrement enlevées, telles que Pourceaugnac, Scapin, et le
Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire, et ces entrées
de ballet avec leur pompe bouffonne , où le rire n'a pas plus à
se préoccuper de la vraisemblance, que dans les scènes carna
valesques et les folies extravagantes qui terminent d'ordinaire
les pièces d'Aristophane¹ . Ce n'est pas qu'on ne puisse relever
çà et là quelques plaisanteries un peu trop faciles et trop
répétées, quelques traits que le temps a émoussés, quelques
vestiges de ces bouffonneries excessives que l'auteur lui-même
avait tant contribué à bannir de la scène. Mais, ce qu'il im
porte d'y remarquer avant tout, c'est par quelle convenance
de ton, par quelle nouveauté de langage, par quelle vérité
dans les mœurs et les caractères, il a su réhabiliter la farce et
l'élever à la hauteur de son génie, bien loin d'abaisser son
génie à son antique effronterie et à sa trivialité proverbiale.
Certes , mieux encore que le poète grec, son rival de gloire,
notre grand comique , s'il eût eu le droit de faire entendre son
éloge sur le théâtre, aurait pu dire à son siècle, par la voix du
chœur, dans une parabase hardie : « S'il est juste, ô Muse,
fille de Jupiter , d'honorer le plus honnête et le plus illustre
des poètes comiques, c'est à notre poète qu'il appartient de dire
qu'il a mérité la plus belle renommée..... Après nous avoir
délivrés des turpitudes, des inepties, des ignobles bouffon
neries, il a créé , élevé comme une tour un art majestueux
tout formé d'éloquentes paroles, de grandes pensées et de
fines railleries 2. >>
II
1. S'il faut en croire le Boloana, Racine lui-même , qui était alors brouillé
avec Mo'ière, aurait été du nombre des railleurs. Je vous vis dernière
XXX ÉTUDE SUR L'AVARE .
D'où venaient donc les mauvaises dispositions du parterre,
et comment expliquer que les vives reparties et les traits
comiques jetés à pleines mains dans la pièce n'aient pu dé
rider les spectateurs et enlever leurs suffrages ? C'est là une
question difficile à résoudre . Peut-être le fond un peu sombre
de cette comédie, non moins dramatique que le Tartuffe ,
a-t-il jeté sur la scène une tristesse que les plus franches
saillies ne sont point parvenues à dissiper. Peut-être aussi
faut-il s'en rapporter tout simplement au jugement de Gri
marest, le premier biographe de Molière, qui attribue l'in
succès de l'Avare à l'emploi de la prose , contraire aux habi
tudes de ce temps .
Il est possible, en effet, que cette forme ait dérouté le public
et choqué des oreilles qui aimaient à entendre au théâtre la
cadence du vers . Ce n'est pas qu'avant Molière il n'y ait eu
des comédies en prose ; dès le seizième siècle, Larivey en avait
donné l'exemple. Mais , à l'époque où parut l'Avare, le vers
s'imposait pour tout ce qui était comédie de caractère , pour
tout ce qui touchait au grand art . La comédie faisait partie
des genres poétiques , et jamais idée ne serait venue à un
critique du dix- septième siècle de la ranger , comme a pu le
faire de nos jours un professeur du Collège de France¹ ,
parmi les genres de la prose . L'observation de Grimarest
semble donc assez bien fondée , et le motif qu'il nous donne ,
pour n'être pas conforme aux mœurs et coutumes de notre
théâtre contemporain, est cependant plus sérieux que tout
d'abord on est porté à le croire .
Mais si l'usage exigeait si impérieusement la forme du
vers pour les grandes œuvres dramatiques , comment se fait
il que Molière ait cru pouvoir y déroger ? Faut- il admettre , avec
quelques critiques, que le sujet ne comportait pas le déve
loppement poétique ? Mais au contraire , les situations drama
tiques abondent dans la pièce , hardies , saisissantes et parti
culièrement propres à l'ampleur et à l'harmonie des vers .
Faut-il penser que Molière, à qui la versification coûtait si
peu d'efforts, n'a pu trouver le temps d'ajuster à son œuvre
le balancement régulier de la césure et les ailes de la rime ?
Nous savons, il est vrai , que le poète était quelquefois obligé
de travailler à la hâte, quand le roi, qui ne savait pas attendre,
le pressait pour ses plaisirs ; mais, celte fois , rien ne nous
permet de supposer que Molière n'a pu travailler à son loisir
et à sa convenance .
D'autre part, les divers commentateurs ont déjà fait rc
marquer que les vers tout faits sont fréquents dans l'Avare,
ment à l'Avare, dit-il un jour à Boileau, et vous riiez tout seul sur le
théâtre. Je vous estime trop, lui répondit l'illustre critique, pour
croire que vous n'y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement.
1. Paul Albert, La Prose ( Paris, Hachette et Cie).
ÉTUDE SUR L'AVARE . XXXI
que des scènes entières sont rhythmées , comme celles d'Am
phitryon, en vers libres , auxquels il ne manque absolument
que la rime. Comme cette forme ne se montre point dans
les premières œuvres de Molière et qu'elle apparaît , pour la
première fois, dans le Sicilien, pour se développer plus am
plement dans l'Avare et dans Georges Dandin, il m'est impos
sible de ne pas y reconnaître un dessein évident, un système
régulier¹ . Au seizième siècle, Pierre de Larivey, s'excusant de
n'avoir pas astreint ses comédies « au nombre et mesure des
vers » , disait assez judicieusement : « Je l'ay faict parce qu'il
m'a semblé que le commun peuple, qui est le principal per
sonnage de la scène , ne s'étudie tant à agencer ses paroles
qu'à publier son affection , qu'il a plutost dicte que pensée .
Il est vray que Plaute, Cécil, Térence, et tous les anciens ,
ont embrassé, si non le vray cors, à tout le moins l'ombre de
la poésie, usans de quelques vers ïambiques , mais avec telle
liberté, licence et dissolution , que les orateurs mesmes sont,
le plus souvent, mieux serrez en leurs périodes et cadences….. »
Il me semble que Molière a dû être frappé de ces raisons et
qu'en renonçant à l'emploi du vers , il a cependant voulu
conserver sur le théâtre l'ombre de la poésie, sachant d'ail
leurs combien le rhythme est favorable à la diction théâtrale 2 .
D'autre part, on remarquera que si les vers libres et sans
rime se rencontrent même dans les propos d'Harpagon , de
Frosine et de Maître Jacques, cependant c'est surtout des
lèvres de Cléante, de Mariane, de Valère et d'Elise qu'ils
s'échappent en tirades cadencées et continues , comme si , par
un dessein délicat, le poète avait voulu réserver aux jeunes
gens de la pièce cette harmonie des paroles , si caressante à
l'oreille , si douce au cœur.
Il résulte de ce procédé que la langue, qui est toujours
d'une souplesse remarquable dans les œuvres de Molière , se
1. Notre édition classique de l'Avare était déjà sous presse, lorsque parut
le sixième tome des Euvres de Molière dans la collection dite des Grands
écrivains. Nous n'avions donc pu, quand nous écrivious ces lignes, avoir
connaissance de l'étude que M. Mesnard a consacrée à la prose rhythmée
de Molière dans la Notice du Sicilien. Mais nous sommes heureux de con
stater que nos conclusions sont conformes à celles de M. Mesnard, qui , par
des raisons solidement établies et plus longuement déduites que nous ne
pouvions le faire dans une édition classique, prouve l'évidence de ce des
sein et de ce système que nous avons toujours reconnu dans cette partie de
l'œuvre de Molière .
2. Dans ses Comédies et Proverbes, Alfred de Musset a fait aussi un large
emploi de la prose rhythmée, et il n'est pas rare d'y rencontrer des phrases
cadencées comme celle-ci :
O patrie! ô patrie!
Mot incompréhensible!
L'homme n'est-il donc né que pour un coin de terre,
Pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour?
Quiconque a entendu au Théâtre-Français M. Delaunay et Mme Favart
réciter cette prose mesurée sait combien elle soutient, anime et fait chanter
la voix de l'acteur.
XXXII ÉTUDE SUR L'AVARE.
plie ici avec un charme pénétrant à toutes les exigences de
l'action dramatique ; tantôt vive, alerte, populaire , pleine
d'effets comiques dans les propos de Frosine ou de Maitre
Jacques ; tantôt brusque, vibrante et saccadée dans les in
terrogations inquiètes et défiantes d'Harpagon ; tantôt gra
cieuse et chantante dans les confidences amoureuses de
Cléante et de Mariane , ou de Valère et d'Elise .
III
IV
2
L'AVARE
COMÉDIE
ACTE PREMIER
SCÈNE I
VALÈRE, ÉLISE .
VALÈRE .
Ilé quoi ! charmante Elise , vous devenez mélancolique ,
après les obligeantes assurances que vous ave eu la bonté
de me donner de votre foi ? Je vous vois soupirer , hélas ,
au milieu de ma joie ! Est-ce du regret , dites-moi , de m'avoir
fait heureux ? et vous repentez- vous de cet engagement où¹
mes feux ont pu vous contraindre?
ÉLISE.
Non, Valère , je ne puis pas me repentir de tout ce que
je fais pour vous . Je m'y sens entraîner par une trop douce
puissance , et je n'ai pas même la force de souhaiter que
1. Où. Nous ferons remarquer, une fois pour toutes, que Molière, con
formément à l'usage du dix-septième siècle, se sert de l'adverbe où comme
d'un véritable pronom conjonctif dans les circonstances où nous employons
de lourdes locutions comme auquel, dans lequel, etc. Exemples :
1° Auquel, à laquelle :
Et l'hymen d'Henriette est le bien où j'aspire. (Fem. sav., 1, 4.)
Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit. (Ibid., 111, 6.)
20 Dans lequel, dans laquelle :
( Tart. , 111, 8.)
Au plus beau des portraits où pureté il s'est peint.
lui-même
Cette
Où du parfait amour consiste la beauté. (Fem. sav., IV, 2.)
3. Chez qui, chez lequel :
Le véritable Amphitryon
Est l'Amphitryon où l'on dine. (Amph., III, 5.)
4. Vers laquelle, vers qui :
Et je sais encor moins comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l'incline. (Mis., Iv, 1.)
5º Au sujet desquels, à propos desquels :
J'estime plusfaux
De tous ces celabrillants
que la pompe fleurie
où chacun se récrie. (Ibid., 1, 2.)
On pourrait trouver des emplois analogues dans Corneille, Pascal , Bos
suet, et surtout chez les écrivains du seizième siècle.
3
4 L'AVARE .
les choses ne fussent pas . Mais , à vous dire vrai , le succès¹
me donne de l'inquiétude ; et je crains fort de vous aimer
un peu plus que je ne devrais.
VALERE.
Hé ! que pouvez-vous craindre , Elise , dans les bontés
que vous avez pour moi ?
ÉLISE .
Hélas ! cent choses à la fois : l'emportement d'un père ;
les reproches d'une famille ; les censures du monde ; mais
plus que tout, Valère , le changement de votre cœur ; et
cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le
plus souvent les témoignages trop ardents d'une innocente
amour .
VALÈRE .
Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les
3
autres. Soupçonnez-moi de tout, Elise, plutôt que de
manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour
cela ; et mon amour pour vous durera autant que ma vie.
ÉLISE .
Ah ! Valère , chacun tient les mêmes discours . Tous les
hommes sont semblables par les paroles ; et ce n'est que
les actions qui les découvrent différents.
VALÈRE.
Puisque les seules actions font connaître ce que nous
sommes , attendez donc au moins à juger de mon cœur
6
par elles , et ne me cherchez point des crimes dans les in
SCÈNE II
CLÉANTE , ÉLISE .
CLEANTE .
Je suis bien aise de vous trouver seule , ma sœur ; et je
1. Voie, moyen.
2. Charger la complaisance. l'exagérer, l'outrer. Cf.:
De protestations, d'offres et de serments
Vous chargez la fureur de vos embrassements. (Misanth., 1, 1.)
3. S'ajuster à, s'accommoder à, se régler sur. Cf.: « Tâchez de vous ajuster
aux mœurs. »(SÉVIGNÉ.)
Suivons, suivons l'exemple, ajustons -nous au temps. (Psyché, 1, 1.)
4. Valère ne semble pas avoir bien bonne opinion de la nature humaine.
Mais, en cela, il est d'accord avec nos moralistes, et met en pratique cette
maxime de La Rochefoucauld : « L'intérêt met en œuvre toutes sortes de
vertus et de vices. »
5. Tâcher à, comme tâcher de. Emploi fréquent. Cf.:
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler. (Misanth., iv, 2.)
Je vois qu'envers mon frère ou tache à me noircir. (Tart., III, 4.)
L'AVARE. 3
8 L'AVARE.
brûlais de vous parler , pour m'ouvrir à vous d'un secret¹ .
ÉLISE.
Me voilà prête à vous ouïr, mon frère . Qu'avez- vous à
me dire?
CLEANTE.
Bien des choses , ma sœur, enveloppées dans un mot :
J'aime.
ÉLISE.
Vous aimez ?
CLEANTE .
2
Oui, j'aime. Mais avant que d'aller plus loin , je sais
que je dépends d'un père , et que le nom de fils me soumet
à ses volontés ; que nous ne devons point engager notre foi
sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour ; que
le ciel les a faits les maîtres de nos vœux , et qu'il nous est
enjoint de n'en disposer que par leur conduite ; que , n'étant
prévenus d'aucune folle ardeur , ils sont en état de se trom
per bien moins que nous , et de voir beaucoup mieux ce qui
nous est propre ; qu'il en faut plutôt croire les lumières de
leur prudence, que l'aveuglement de notre passion ; et que
l'emportement de la jeunesse nous entraîne le plus souvent
dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela , ma sœur,
afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire5 ;
car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie
de ne me point faire de remontrances.
ÉLISE.
Vous êtes-vous engagé , mon frère , avec celle que vous
aimez?
CLEANTE .
Non, mais j'y suis résolu 7 ; et je vous conjure , encore une
fois, de ne me point apporter de raisons pour m'en dis
suader.
1. S'ouvrir à quelqu'un d'un secret, lui confier ce secret . Cf.: « Je vous
défends de vous ouvrir à qui que ce soit de vos peines. (BOSSUET, Lett.
à la sœur Cornuau, 150.) C'était à lui qu'il s'ouvrait de sa passion. » (Ha
MILTON, Grammont, 11.)
2. Avant que d'aller. Molière a employé indifféremment, avec l'infinitif,
les trois formes : avant de, avant que de, avant que.
3. Conduite, direction.
4. En est explétif comme dans ces phrases : En croirai-je mes yeux ? -
En êtes-vous arrivé là ? Je n'en peux mais, etc.
5. La précaution est plaisante et fine.
6. Engagé avec. Même sens que dans ces vers :
J'etais, par les doux nonds d'une ardeur mutuelle,
Engagé de parole avecque cette belle. (Ec. des Femmes, v, 3.)
7. Y, à cela, à m'engager. Cf.:
Vous me haissez donc ? - J'y fais tous mes efforts. (Amph., 11, 6.)
ACTE I , SCÈNE II . 9
ÉLISE.
Suis-je, mon frère , une si étrange personne?
CLEANTE .
Non, ma sœur ; mais vous n'aimez pas. Vous ignorez la
douce violence qu'un tendre amour fait sur nos cœurs , et
j'appréhende votre sagesse .
ÉLISE .
Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse . Il
n'est personne qui n'en manque , du moins une fois en sa
vie ; et si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos
yeux bien moins sage que vous .
CLEANTE .
Ah ! plût au ciel que votre âme , comme la mienne ...
ÉLISE.
Finissons auparavant votre affaire , et me dites¹ qui est
celle que vous aimez .
CLEANTE .
Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers ,
et qui semble être faite pour donner de l'amour à tous ceux
qui la voient. La nature, ma sœur , n'a rien formé de plus
aimable ; et je me sentis transporté , dès le moment que je
la vis . Elle se nomme Mariane, et vit sous la conduite
d'une bonne femme de mère² , qui est presque toujours ma
lade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'a
mitié qui ne sont pas imaginables . Elle la sert, la plaint ,
et la console avec une tendresse qui vous toucherait l'âme.
Elle se prend d'un air le plus charmant du monde aux
choses qu'elle fait ; et l'on voit briller mille grâces en toutes
ses actions, une douceur pleine d'attraits , une bonté toute
engageante, une honnêteté adorable, une ... Ah ! ma sœur ,
je voudrais que vous l'eussiez vue !
1. Accommodées, riches. Voyez encore plus loin, même acte, scène vII :
Le seigneur Anselme est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage,
et fort accommode. »
Il est à remarquer que incommodé s'est employé dans le sens de pauvre.
Cf.: «Revenons donc aux personnes incommodées, pour le soulagement des
quelles nos pères... assurent qu'il est permis de dérober, non seulement
dans une extrême nécessité... » (PASCAL, 8° Provinc.)
2. Dans le temps que, dans le temps où. C'est l'expression latine : Tem
pore quo. Cf. Nous voilà au temps, m'a-t-il dit, que je dois partir pour
l'armée. (Fourb. de Scap. , II, 8.)
3. Sije l'y trouve contraire. Y équivaut souvent, dans Molière, aux ex
pressions à lui, à elle, à eux. Cf. :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms. (Misanth., 11, 5.)
ACTE I , SCÈNE III . 11
le ciel voudra nous offrir . Je fais chercher partout , pour ce
dessein, de l'argent à emprunter ; et si vos affaires , ma
sœur, sont semblables aux miennes , et qu'il faille que
notre père s'oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous
deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient
depuis si longtemps son avarice insupportable .
ÉLISE .
Il est bien vrai que tous les jours il nous donne , de plus
en plus , sujet de regretter la mort de notre mère , et que...
CLEANTE .
J'entends sa voix . Eloignons- nous un peu pour nous
achever notre confidence , et nous joindrons après nos
forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.
SCÈNE III¹
HARPAGON, LA FLÈCHE.
HARPAGON.
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas¹ .
Allons , que l'on détale de chez moi , maître juré filou ,
vrai gibier de potence.
LA FLÈCHE.
Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit
vieillard ; et je pense , sauf correction , qu'il a le diable au
corps.
HARPAGON.
Tu murmures entre tes dents !
SCÈNE IV
HARPAGON , seul.
Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort, et je ne
me plais point à voir ce chien de boiteux-l๠. Certes , ce
n'est pas une petite peine que de garder chez soi une
grande somme d'argent ; et bien heureux qui a tout son
fait bien placé , et ne conserve seulement que ce qu'il
faut pour sa dépense ! On n'est pas peu embarrassé à in
venter dans toute une maison une cache³ fidèle : car , pour
moi, les coffres-forts me sont suspects , et je ne veux jamais
m'y fier . Je les tiens justement une franche amorce 4 à
voleurs ; et c'est toujours la première chose que l'on va
attaquer.
SCÈNE V
1. De son cru. On dit bien : du vin de son cru, des vers de son cru , des
verités de son cru, etc. Mais des cheveux de son cru, le mot est une vraie
trouvaille.
2. Du moins, comme au moins, pour le moins.
3. Un denier d'intérêt pour douze deniers de prêt, c'est-à-dire un peu
plus de huit pour cent.
4. La défiance ne saurait être poussée plus loin, à moins qu'Harpagon,
comme le Baron avare du poète russe Pouchkine, n'accuse ses enfants de
vouloir le tuer pour le voler.
22 L'AVARE.
que vous pouvez l'entendre¹ ; et nous craignons que nos
sentiments ne soient pas d'accord avec votre choix.
HARPAGON.
Un peu de patience. Ne vous alarmez point. Je sais ce
qu'il faut à tous deux ; et vous n'aurez , ni l'un ni l'autre,
aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends
faire. Et, pour commencer par un bout (à Cléante) : avez
vous vu, dites-moi , une jeune personne appelée Mariane,
qui ne loge pas loin d'ici ?
CLEANTE.
Oui , mon père.
HARPAGON.
Et vous ?
ÉLISE.
J'en ai ouï parler .
HARPAGON.
Comment, mon fils , trouvez-vous cette fille ?
CLEANTE .
Une fort charmante personne .
HARPAGON.
Sa physionomie?
CLEANTE .
Toute honnête et pleine d'esprit.
HARPAGON.
Son air et sa manière?
CLEANTE.
Admirables , sans doute .
HARPAGON.
Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériterait
assez que l'on songeât à elle ?
CLEANTE.
Oui , mon père .
HARPAGON.
Que ce serait un parti souhaitable ?
CLEANTE.
Très souhaitable.
1. Qu'elle a toute la mine de... Sa mine fait conjecturer que... Cf.: J'ai
bien la mine, pour moi, de payer plus cher vos folies. (Scapin, 1, 1. )
2. Tout le bien qu'on pourrait prétendre, comme auquel on pourrait
prétendre.
3. Considérable, digne de considération. Cf.
Je vous tiens préférable
A tout ce que j'y vois de plus considérable. (Misanth., 1. 2.)
4. La restriction nous rassure. Nous ne reprocherons donc pas à Molière,
comme on l'a fait, d'avoir peint son avare amoureux et d'avoir ainsi détruit
l'unité de ce caractère. Harpagon n'aime pas, mais il épouserait volontiers
une femme jeune, une honnête personne, à condition toutefois qu'il ne lui
en coutât rien et qu'il en pût tirer quelque avantage. Aussi , dès qu'il
verra à quelles dépenses l'obligent les apprêts seuls de ses noces, il renon
cera sans trop de peine à son idée. En attendant, ses projets serviront à
mettre en plein jour sa lésine et à faire naitre cette rivalité du père et du
24 L'AVARE .
HARPAGON.
D'épouser Mariane.
CLEANTE .
Qui ? vous, vous ?
HARPAGON .
Oui, moi , moi ; moi . Que veut dire cela?
CLEANTE.
Il m'a pris tout-à-coup un éblouissement, et je me retire
d'ici.
HARPAGON .
Cela ne sera rien . Allez vite boire dans la cuisine un
grand verre d'eau claire .
SCÈNE VI
HARPAGON , ÉLISE.
HARPAGON.
Voilà de mes damoiseaux flouets¹ , qui n'ont non plus ' de
vigueur que des poules . C'est là , ma fille , ce que j'ai résolu
pour moi . Quant à ton frère , je lui destine une certaine
veuve dont ce matin on m'est venu parler ; et pour toi , je
te donne au seigneur Anselme.
ÉLISE .
Au seigneur Anselme ?
HARPAGON.
Oui . Un homme mûr, prudent et sage , qui n'a pas plus
de cinquante ans , et dont on vante les grands biens .
ELISE, faisant la révérence.
Je ne veux point me marier , mon père , s'il vous plaît.
HARPAGON , Contrefaisant Elise.
Et moi, ma petite fille ma mie³ , je veux que vous vous
mariiez, s'il vous plaît.
fils, qui n'est pas un des moindres ressorts de l'action. Voir l'Etude qui
précède la pièce.
1. Les éditions du dix - septième siècie portent flouet, diminutif de flou.
C'était l'orthographe en usage, et La Fontaine a écrit de même :
Damoiselle belette, au corps long et flouet. (Fables, I, 17.)
2. Qui n'ont non plus. Il y a là une légère négligence : l'expression
manque d'harmonie."
3. Ma mie. L'orthographe véritable et primitive était m'amie pour ma
amie. « Un homme du treizième siècle qui nous entendrait dire le lende
main au lieu de l'endemain ; quel que soit celui que je visiterai, au lieu de
qui que je visiterai ; en quelque lieu qu'on arrive, au lieu de en quel lieu
qu'on arrive; mon épée au lieu de m'épée (ma épée), s'exprimerait sans
doute d'une façon peu flatteuse sur le bon goût et la correction de langage
de ses arrière-neveux. » (LITTRE, Hist. de la Langue franç.)
ACTE I , SCÈNE VI . 23
ELISE , faisant encore la révérence .
Je vous demande pardon , mon père .
HARPAGON, contrefaisant Elise.
Je vous demande pardon , ma fille.
ÉLISE.
Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais
(faisant encore la révérence) , avec votre permission , je ne
l'épouserai point.
HARPAGON.
Je suis votre très humble valet ; mais (contrefaisant en
core Elise), avec votre permission , vous l'épouserez dès ce
soir.
ÉLISE.
Dès ce soir?
HARPAGON.
Dès ce soir.
ELISE , faisant encore la révérence.
Cela ne sera pas , mon père .
HARPAGON, contrefaisant encore Elise.
Cela sera, ma fille.
ÉLISE .
Non .
HARPAGON.
Si.
ÉLISE.
Non , vous dis-je.
HARPAGON.
Si , vous dis-je.
ÉLISE .
C'est une chose où vous ne me réduirez point.
HARPAGON.
C'est une chose où je te réduirai .
ÉLISE.
Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari¹ .
HARPAGON.
Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras . Mais voyez
1. C'est aussi la résolution que prend Mariane dans le Tartuffe. Cf.:
DORINE.
Sur cette autre union quelleMARIANE.
est donc votre attente ?
De me donner la mort si l'on me violente.
DORINE.
Fort bien. C'est un recours où je ne songeais pas :
Vous n'avezsans
Le remède qu'àdoute
mourir
estpour sortir d'embarras,
merveilleux...
26 L'AVARE.
quelle audace ! A- t-on jamais vu une fille parler de la sorte
à son père ?
ÉLISE.
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la
sorte?
HARPAGON.
C'est un parti où il n'y a rien à redire ; et je gage que
tout le monde approuvera mon choix.
ÉLISE.
Et moi , je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune
personne raisonnable.
HARPAGON, apercevant Valère de loin.
Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fas
sions juge de cette affaire ?
ÉLISE .
J'y consens.
HARPAGON.
Te rendras-tu à son jugement ?
ÉLISE.
Oui, j'en passerai par ce qu'il dira.
HARPAGON .
Voilà qui est fait.
SCÈNE VII
SCÈNE VIII
ÉLISE, VALÈRE .
ÉLISE.
Vous moquez-vous , Valère , de lui parler comme vous
faites ?
VALERE.
C'est pour ne point l'aigrir , et pour en venir mieux à
bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout
gâter ; et il y a de certains esprits qu'il ne faut prendre
qu'en biaisant ; des tempéraments ennemis de toute résis
tance ; des naturels rétifs que la vérité fait cabrer¹ , qui
toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison² ,
et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les conduire .
Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en vien
drez mieux à vos fins , et...
ÉLISE .
Mais ce mariage , Valère ?
VALÈRE .
On cherchera des biais pour le rompre.
ÉLISE.
Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce
soir?
VALÈRE.
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
ÉLISE .
Mais on découvrira la feinte , si l'on appelle des mé
decins .
VALÈRE.
Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ?
SCÈNE X
HARPAGON, VALÈRE.
VALÈRE.
Monsieur , je vais la suivre pour lui continuer les leçons
que je lui faisais .
1. L'entrée d'Harpagon à ce moment fournit un jeu de scène amusant,
et de plus empêche Valère d'achever une proposition qui ne peut que cau
ser un grand embarras à Élise : l'art de Molière est toujours délicat.
2. C'est à peu près le langage de Dorine , dans Tartuffe :
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Mais il y a dans les deux scènes la différence de ton que réclament et la
situation et le caractère des personnages.
ACTE II , SCÈNE 1 . 31
HARPAGON.
Oui , tu m'obligeras . Certes ...
VALERE.
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
HARPAGON.
Cela est vrai . Il faut...
VALERE .
Ne vous mettez pas en peine , je crois que j'en viendrai à
bout.
HARPAGON.
Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville , et
reviens tout à l'heure .
VALÈRE, adressant la parole à Elise, en s'en allant du côté
par où elle est sortie .
Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du
monde ; et vous devez rendre grâces au ciel de l'honnête
homme de père qu'il vous a donné . Il sait ce que c'est que
de vivre. Lorqu'on s'offre de prendre une fille sans dot, on
ne doit point regarder plus avant . Tout est renfermé là
dedans ; et Sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de
naissance, d'honneur , de sagesse, et de probité .
HARPAGON , seul.
Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle !
Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte ¹ !
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
CLEANTE , LA FLÈCHE.
CLÉANTE.
Ah ! traître que tu es , où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne
t'avais-je pas donné ordre... ?
LA FLÈCHE .
Oui , monsieur, et je m'étais rendu ici pour vous attendre
1. Voilà une confiance bien placée ! Mais nous ne saurions en vouloir à
Valère de l'artifice qu'il emploie pour tromper Harpagon , car, en réalité,
ce n'est pas de Valère, mais de sa propre passion qu'Harpagon est la dupe.
L'AVARE.
32 L'AVARE .
de pied ferme ; mais monsieur votre père , le plus malgra
cieux des hommes , m'a chassé dehors malgré moi , et j'ai
couru risque d'être battu .
CLEANTE.
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que
jamais ; et depuis que je ne t'ai vu , j'ai découvert que mon
père est mon rival .
LA FLÈCHE .
Votre père amoureux?
CLÉANTE.
Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher
le trouble où cette nouvelle m'a mis .
LA FLÈCHE .
Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se
moque-t-il du monde ? et l'amour a -t-il été fait pour des
gens bâtis comme lui ?
CLEANTE .
Il a fallu , pour mes péchés , que cette passion lui soit venue
en tête.
LA FLÈCHE .
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre
amour?
CLEANTE .
Pour lui donner moins de soupçon , et me conserver au
besoin des ouvertures¹ plus aisées pour détourner ce ma
riage. Quelle réponse t'a-t-on faite ?
LA FLÈCHE .
Ma foi, monsieur, ceux qui empruntent sont bien mal
heureux ; et il faut essuyer d'étranges choses , lorsqu'on
en est réduit à passer, comme vous , par les mains des fesse
mathieux 2 .
CLEANTE .
L'affaire ne se fera point ?
LA FLÈCHE.
Pardonnez-moi . Notre Maître Simon , le courtier qu'on
nous a donné , homme agissant et plein de zèle , dit qu'il a
1. Ouvertures, occasions, expédients. Cette signification a vieilli.
2. Fesse-Mathieux. On a donné de ce mot diverses étymologies. Saint
Mathieu fut, dit-on, avant sa conversion, receveur de tributs ou changeur,
et la malignité populaire lui attribuait la réputation de se livrer à l'usure.
Fesser Mathieu, c'était le battre pour lui tirer de l'argent. On a vu aussi
dans le mot fesse-mathieu une corruption de feste-Mathieu, si bien que
fester saint Mathieu serait l'équivalent de prêter à usure. Enfin, signalons
l'opinion par laquelle fesse serait la corruption non de feste, mais de fait :
il fait saint Mathieu, d'où fait-mathieu et fesse-mathieu .
ACTE II , SCENE I. 33
fait rage pour vous ; et il assure que votre seule physio
nomie lui a gagné le cœur.
CLEANTE.
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?
LA FLÈCHE.
Oui ; mais à quelques petites conditions , qu'il faudra
que vous acceptiez , si vous avez dessein que les choses so
fassent.
CLEANTE .
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?
LA FLÈCHE.
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte . Il apporte
encore plus de soin à se cacher que vous , et ce sont des
mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut
point du tout dire son nom , et l'on doit aujourd'hui l'aboucher
avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit ,
par votre bouche, de votre bien et de votre famille ; et je
ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les
choses faciles.
CLEANTE .
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne
peut m'ôter le bien.
LA FLÈCHE .
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre
entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien
faire :
« Supposé que le préteur voie toutes ses sûretés, et que l'em
prunteur soit majeur , et d'une famille où le bien soit ample,
solide, assuré, clair, et net de tout embarras , on fera une bonne
et exacte obligation par devant un notaire, le plus honnête
homme qu'il se pourra , et qui , pour cet effet, sera choisi par
le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit dùment
dressé. »
CLEANTE .
Il n'y a rien à dire à cela.
LA FLÈCHE.
« Le prêteur, pour ne charger sa conscience d'aucun scru
pule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit¹ . >>
CLEANTE .
Au denier dix-huit ? Parbleu , voilà qui est honnête . Il
n'y a pas lieu de se plaindre.
1. Au denier dix-huit, c'est-à-dire un denier d'intérêt pour dix-huit de
niers prêtés, soit un peu plus de cinq et demi pour cent.
34 L'AVARE.
LA FLÈCHE.
Cela est vrai. « Mais comme ledit préteur n'a pas chez lui la
somme dont il est question , et que, pour faire plaisir à l'em
prunteur, il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre,
sur le pied du denier cinq¹ , il conviendra que ledit premier
emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu
que ce n'est que pour l'obliger que ledit préteur s'engage à cet
emprunt. »
CLEANTE .
Comment diable ! quel Juif ! quel Arabe est- ce là ! C'est
plus qu'au denier quatre ² .
LA FLÈCHE .
Il est vrai , c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là
dessus.
CLEANTE .
Que veux-tu que je voie ? j'ai besoin d'argent, et il faut
bien que je consente à tout .
LA FLÈCHE.
C'est la réponse que j'ai faite .
CLEANTE.
Il y a encore quelque chose ?
LA FLÈCHE.
Ce n'est plus qu'un petit article. « Des quinze mille francs
qu'on demande, le préteur ne pourra compter en argent que
douze mille livres ; et pour les mille écus restants, il faudra
que l'emprunteur prenne les hardes, nippes et bijoux, dont
s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis , de bonne foi,
au plus modique prix qu'il lui a été possible. »
CLEANTE .
Que veut dire cela?
LA FLÈCHE.
Ecoutez le mémoire. « Premièrement , un lit de quatrepieds,
à bandes depoints de Hongrie, appliquées fort proprement sur
un drap de couleur d'olive ; avec six chaises et la courte
pointe de même ; le tout bien conditionné, et doublé d'un petit
taffetas changeant rouge et bleu. ―――――――― Plus, un pavillon³ à
queue, d'une bonne serge d'Aumale rose-sèche , avec le molet↳
et les franges de soie. »
.
CLEANTE .
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion , le traître , le
bourreau qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure sem
blable ? Et n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige ,
sans vouloir encor m'obliger à prendre , pour trois mille
livres , les vieux rogatons qu'il ramasse ? Je n'aurai pas
deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me
résoudre à consentir à ce qu'il veut ; car il est en état de me
faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard
sur la gorge .
LA FLÈCHE .
Je vous vois , monsieur , ne vous en déplaise , dans le
grand chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner,
prenant argent d'avance , achetant cher, vendant à bon
marché , et mangeant son blé en herbe¹ .
CLEANTE.
Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont
réduits par la maudite avarice des pères ; on s'étonne
après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent 2 .
SCÈNE II
MAITRE SIMON.
Oui, monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'ar
gent. Ses affaires le pressent d'en trouver, et il en passera
par tout ce que vous en prescrirez .
HARPAGON.
Mais croyez-vous , maître Simon , qu'il n'y ait rien à pé
ricliter ? et savez-vous le nom , les biens et la famille de
celui pour qui vous parlez ?
MAITRE SIMON .
Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond , et ce
n'est que par aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais
Vous serez de toutes choses éclairci par lui-même ; et son
homme m'a assuré que vous serez content , quand vous le
connaîtrez . Tout ce que je saurais vous dire , c'est que sa
famille est fort riche , qu'il n'a plus de mère déjà , et qu'il
s'obligera, si vous voulez , que son père mourra 2 avant
qu'il soit huit mois .
rendre l'avarice odieuse, et nous montrer ici ce que peut devenir un fils
dont le père est avare.
1. Par ces paroles de La Flèche, Molière nous prépare au vol de la cas
sette.
2. Il s'obligera que son père mourra. Cet emploi de deux futurs, dont
l'un régit l'autre, est conforme à l'usage latin . Cf. : « Je reviendrai voir sur
le soir en quel état elle sera. » ( Médecin malgré lui, 11. )
J'ai des raisons à faire approuver ma conduite,
Et je connaîtrai bien si vous l'aurez instruite. (Femmes sav., II, 8.)
38
33s L'AVARE.
HARPAGON.
C'est quelque chose que cela. La charité , maître Simon ,
nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le
pouvons.
MAITRE SIMON.
Cela s'entend .
LA FLÈCHE, bas à Cléante, reconnaissant Maitre Simon.
Que veut dire ceci ? Notre Maître Simon qui parle à votre
père !
CLEANTE, bas, à La Flèche.
Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais- tu pour me
trahir¹ ?
MAITRE SIMON, à La Flèche.
Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que
c'était céans ? (A Harpagon . ) Ce n'est pas moi , monsieur ,
au moins , qui leur ai découvert votre nom et votre logis :
mais, à mon avis , il n'y a pas grand mal à cela. Ce sont
des personnes discrètes , et vous pouvez ici vous expliquer
ensemble.
HARPAGON.
Comment?
MAITRE SIMON, montrant Cléante .
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les
quinze mille livres dont je vous ai parlé.
HARPAGON.
Comment , pendard , c'est toi qui t'abandonnes à ces cou
pables extrémités ?
CLEANTE .
Comment , mon père , c'est vous qui vous portez à ces
honteuses actions ? (Maitre Simon s'enfuit et La Flèche va se
cacher.)
SCÈNE III 2
HARPAGON, CLÉANTE.
HARPAGON.
C'est toi qui te vcux ruiner par des emprunts si condam
nables ?
1. Etre pour, suivi d'un infinitif, avec le sens de être fait pour, être
capable de, ètre de nature à, était fréquemment employé au seizième siècle
et au dix-septième. Cette locution si rapide ne se rencontre que rarement
aux dix-huitième et dix- neuvième siècles.
2. L'idée de cette scène si dramatique est encore empruntée à La Belle
ACTE II, SCENE III . 39
CLEANTE .
C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si
criminelles?
HARPAGON.
Oses-tu bien, après cela , paraître devant moi?
CLEANTE .
Osez-vous bien , après cela, vous présenter aux yeux du
monde?
HARPAGON.
N'as-tu point de honte , dis-moi , d'en venir à ces dé
bauches-là ? de te précipiter dans des dépenses effroyables,
et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents
t'ont amassé avec tant de sueurs ?
CLEANTE .
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition
par les commerces que vous faites ? de sacrifier gloire et ré
putation au désir insatiable d'entasser écu sur écu , et de
SCÈNE IV
FROSINE, HARPAGON.
FROSINE.
Monsieur....
HARPAGON.
Attendez un moment , je vais revenir vous parler. (A part.)
Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent 2 .
SCÈNE V
LA FLÈCHE, FROSINE.
SCÈNE VI
HARPAGON, FROSINE.
HARPAGON, bas, à part.
Tout va comme il faut . (Haut. ) Hé bien , qu'est- ce , Fro
sine ?
FROSINE .
Ah, mon Dieu ! que vous vous portez bien ! et que vous
avez là un vrai visage de santé !
HARPAGON.
Qui, moi ?
FROSINE .
Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.
HARPAGON.
Tout de bon ?
FROSINE .
Comment ! vous n'avez de votre vie été si jeune que vous
êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus
vieux que vous .
HARPAGON.
Cependant , Frosine , j'en ai soixante bien comptés.
FROSINE .
Hé bien , qu'est-ce que cela , soixante ans ? voilà bien de
quoi ! C'est la fleur de l'âge , cela ; et vous entrez maintenant
dans la belle saison de l'homme.
HARPAGON.
Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me
feraient point de mal, que je crois³ .
1. « Cette peinture du caractère d'Harpagon est placée ici avec beaucoup
d'art. Elle prépare l'intérêt de la scène suivante. On veut savoir si Frosine
réussira à attendrir Harpagon du côté de l'argent. Frosine est si bien
avertie, elle a tant de finesse et de savoir-faire ! Harpagon est si dur, si
intraitable, si peu accessible à la séduction ! cette lutte de la ruse et de
l'avarice, de la cupidité et de la rapacité, promet un tableau achevé. Molière
ne sort jamais de son sujet, et ses scènes les plus comiques sont toujours
le développement de ses caractères. » (Note d'Aimé MARTIN. )
2. Que je crois, pour à ce que je crois. L'usage moderne a encore
ACTE II , SCÈNE VI . 43
FROSINE.
Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela , et
vous êtes d'une pâte à vivre jusques à cent ans .
HARPAGON.
Tu le crois ?
FROSINE.
Assurément . Vous en avez toutes les marques . Tenez
vous un peu. Oh ! que voilà bien là , entre vos deux yeux,
un signe de longue vie !
HARPAGON.
Tu te connais à cela ?
FROSINE.
Sans doute. Montrez-moi votre main . Ah ! mon Dieu !
quelle ligne de vie !
HARPAGON .
Comment?
FROSINE .
Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?
HARPAGON.
Hé bien, qu'est-ce que cela veut dire?
FROSINE .
Par ma foi ! je disais cent ans ; mais vous passerez les six
vingts¹ .
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
HARPAGON.
Allons , venez çà tous 2 , que je vous distribue mes ordres
pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez , dame
Claude . Commençons par vous . Bon , vous voilà les armes
à la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout ;
et surtout, prenez garde de ne point frotter les meubles
trop fort, de peur de les user. Outre cela , je vous constitue ,
pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il
s'en écarte quelqu'une, et qu'il se casse quelque chose , je
m'en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages .
MAITRE JACQUES , à part .
Châtiment politique.
SCÈNE II
SCÈNE III
HARPAGON.
Pour vous, ma fille , vous aurez l'œil sur ce que l'on des
servira, et prendrez garde qu'il ne s'en fasse aucun dégât,
Cela sied bien aux filles . Mais cependant préparez-vous à
bien recevoir ma maîtresse , qui vous doit venir visiter , et
vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que jc
vous dis ?
ÉLISE.
Oui , mon père.
SCÈNE IV
SCÈNE V
1. Cléante est sincère dans ses paroles, puisqu'il aime Mariane. Mais sa
réponse n'est point entendue dans son vrai sens par son père, et c'est ce
qui divertit le spectateur.
2. Diantre de cérémonie. Diantre n'est qu'une modification de diable, et,
comme ce dernier mot, s'emploie adjectivement. Cf. : « Qu'on est aisément
amadoué par ces diantres d'animaux- là ! » (Bourg. gentilh. , 11, 3.)
ACTE III , SCÈNE V. 55
HARPAGON.
Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère¹ ?
MAITRE JACQUES .
Oui , si vous me donnez bien de l'argent.
HARPAGON.
Que diable , toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient
autre chose à dire de l'argent, de l'argent , de l'argent .
Ah ! ils n'ont que ce mot à la bouche de l'argent. Tou
jours parler d'argent. Voilà leur épée de chevet : de
l'argent.
VALERE .
Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle
là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec
bien de l'argent . C'est une chose la plus aisée du monde ,
et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fît bien autant mais
pour agir en habile homme , il faut parler de faire bonne
chère avec peu d'argent .
MAITRE JACQUES .
Bonne chère avec peu d'argent !
VALERE.
Oui.
MAITRE JACQUES.
Par ma foi , monsieur l'intendant , vous nous obligerez
de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de
cuisinier aussi bien vous mêlez-vous céans d'être le fac
toton .
HARPAGON.
Taisez-vous . Qu'est-ce qu'il nous faudra ?
MAITRE JACQUES.
Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne
chère pour peu d'argent .
HARPAGON.
Haye ! je veux que tu me répondes.
L'AVARE . 5
56 L'AVARE .
MAITRE JACQUES .
Combien serez-vous de gens à table ?
HARPAGON.
Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que
huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE .
Cela s'entend.
MAITRE JACQUES.
Hé bien , il faudra quatre grands potages , et cinq assiettes .
Potages... Entrées ...
HARPAGON.
Que diable ? Voilà pour traiter une ville entière .
MAITRE JACQUES.
Rôt...
HARPAGON , mettant la main sur la bouche de Maitre Jacques.
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
MAITRE JACQUES .
Entremets ¹ ...
HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche
de Maître Jacques .
Encore ?
VALERE, à Maitre Jacques .
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ?
et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force
1. Tout ce passage a été singulièrement amplifié dans l'édition de 1682.
Voici cette version, dans laquelle nous soulignons tout ce qui a été ajouté
à l'édition originale .
MAITRE JACQUES .
Hé bien, il faudra quatre grands potages, bien garnis, et cinq assiettes
» d'entrées ; potages, bisque ; potage de perdrix aux choux verts; potage
» de santé, potage de canards aux navets. Entrées, fricassée de poulets,
» tourte de pigeonneaux, ris de veau, boudin blanc et morilles.
HARPAGON.
» Que diable ! voilà pour traiter une ville entière.
MAITRE JACQUES .
» Rôt, dans un grandissime bassin en pyramide; une grande longe de
» veau de rivière, trois faisans, trois poutardes grasses, douze pigeons de
» volière, douze poulets de grain, six lapereaux de garenne, douze per
» dreaux, deux douzaines de cailles, trois douzaines d'ortolans...
HARPAGON.
» Ah! traître, tu manges tout mon bien. »
Cette amplification se récitait encore au théâtre, au commencement de
notre siècle, et Cailhava s'en plaignait en ces termes : « Quelques Maitre
Jacques, consultés par Harpagon sur le repas qu'il est obligé de donner,
croient faire merveille en ajoutant une longue énumération de plats à ceux
dont parle Molière, et ils ne se doutent pas que, dès ce moment, Harpagon
n'est plus ni avare ni comique, en s'écriant : Ah ! traître, tu manges tout
mon bien. » Il est probable cependant que , du temps même de Molière,
Maître Jacques débitait cette tirade ou quelque autre semblable, soit pour
faire parade de sa science culinaire , soit pour exaspérer son maître et jouir
de son ahurissement.
ACTE III , SCÈNE V. 57
de mangeaille ? Allez-vous- en lire un peu les préceptes de
la santé, et demander aux médecins s'il y a rien¹ de plus
préjudiciable à l'homme que de manger avec excès .
HARPAGON.
Il a raison .
VALERE .
Apprenez, Maître Jacques, vous et vos pareils , que c'est
un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes ;
que, pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite , il
faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne ; et
que, suivant le dire d'un ancien , Il faut manger pour vivre
et non pas vivre pour manger 2 .
HARPAGON.
Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t'embrasse
pour ce mot . Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue
de ma vie Il faut vivre pour manger, et non pas manger
pour vi... Non, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?
VALÈRE .
Qu'il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.
HARPAGON, à Maitre Jacques.
Oui . Entends-tu ? (A Valère . ) Qui est le grand homme
qui a dit cela ?
VALÈRE .
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON.
Souviens-toi de m'écrire ces mots . Je les veux faire gra
ver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle ³ .
VALÈRE.
Je n'y manquerai pas . Et pour votre souper, vous n'avez
qu'à me laisser faire. Je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON.
Fais donc.
MAITRE JACQUES .
Tant mieux, j'en aurai moins de peine.
HARPAGON , à Valère.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guères , et qui
1. S'il y a rien. C'est le texte de l'édition originale. Rien (du latin rem)
signifie proprement quelque chose. Quelques éditions portent s'il n'y a rien ?
ce ne peut être qu'une faute d'impression.
2. C'est là un vieil adage usité par les Romains, qui l'exprimaient par
les initiales de chaque mot : E. V. V. N. V. V. E., ede ut vivas ne vivas,
ut edeas.
3. « Quel luxe ! quelle dépense ! Harpagon peut-il mieux témoigner son.
admiration pour cette belle sentence d'hygiène économique ? » (AUGER. )
58 L'AVARE .
rassasient d'abord : quelque bon haricot bien gras , avec
quelque pâté en pot, bien garni de marrons¹ .
VALÈRE .
Reposez-vous sur moi .
HARPAGON.
Maintenant , Maître Jacques , il faut nettoyer mon car
rosse .
MAITRE JACQUES .
Attendez . Ceci s'adresse au cocher. (Maitre Jacques remet
sa casaque.) Vous dites ...
HARPAGON.
Qu'il faut nettoyer mon carrosse , et tenir mes chevaux
tout prêts pour conduire à la foire ...
MAITRE JACQUES .
Vos chevaux , monsieur ? Ma foi , ils ne sont point du
tout en état de marcher . Je ne vous dirai point qu'ils sont
sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait
fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes
si austères , que ce ne sont plus rien que des idées ou des
fantômes, des façons de chevaux.
HARPAGON.
Les voilà bien malades , ils ne font rien .
MAITRE JACQUES.
Et, pour ne faire rien , monsieur, est-ce qu'il ne faut rien
manger? Il leur vaudrait bien mieux , les pauvres animaux ,
de travailler beaucoup , de manger de même . Cela me
fend le cœur de les voir ainsi exténués ; car enfin , j'ai une
tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est
moi-même, quand je les vois pâtir ; je m'ôte tous les jours
pour eux les choses de la bouche ; et c'est être , monsieur ,
d'un naturel trop dur , que de n'avoir nulle pitié de son
prochain * .
1. L'édition de 1682 ajoute ici : Là, que cela foisonne.
2. Il leur vaudrait bien mieux de travailler. Avec l'impersonnel il vaut
mieux, Molière emploie volontiers la préposition de. Cf. plus loin : « Il
vaut bien mieux pour vous de prendre un vieux mari qui vous donne beau
coup de bien. (Avare, III, 8. ) Et encore : « Il me vaudrait bien mieux
d'ètre au diable que d'être à lui. (Don Juan, II, 1. )
3. J'ai une tendresse...., qu'il me semble. Tournure elliptique, dans
laquelle que équivaut à tellement que. Cf.: « Je suis dans une colère,
que je ne me sens pas. » (Mar. for. , sc. 6.)
4. Chacune de ces paroles est un trait de sentiment naïf qui fait rire
et qui touche à la fois. Les chevaux de Maitre Jacques ne sont pas d'une
espèce différente de la sienne ; ce sont ses compagnons, ses amis; en un
mot, c'est son prochain; il prend sur sa nourriture pour ajouter à la leur ;
et ce qu'il peut dire de plus tendre à son maître, c'est qu'après ses chevaux,
il est la personne qu'il aime le plus. » (AUGER.)
ACTE III , SCÈNE V. 59
HARPAGON .
Le travail ne sera pas grand , d'aller jusqu'à la foire.
MAITRE JACQUES .
Non , monsieur, je n'ai point le courage de les mener,
et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet
en l'état où ils sont. Comment voudriez -vous qu'ils traî
nassent un carrosse, qu'ils ne peuvent pas¹ se traîner eux
mêmes ?
VALÈRE.
2
Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de
les conduire ; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour ap
prêter le souper.
MAITRE JACQUES .
Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main
d'un autre que sous la mienne .
VALÈRE.
Maître Jacques fait bien le raisonnable.
MAITRE JACQUES .
Monsieur l'intendant fait bien le nécessaire .
HARPAGON.
Paix !
MAITRE JACQUES .
Monsieur , je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois
que ce qu'il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain
et le vin, le bois , le sel et la chandelle, ne sont rien que
pour vous gratter 3 , et vous faire sa cour. J'enrage de cela ,
et je suis fâché tous les jours d'entendre ce qu'on dit de
vous car enfin , je me sens pour vous de la tendresse , en
dépit que j'en aie " ; et après mes chevaux, vous êtes la
personne que j'aime le plus .
VALERE , riant.
A ce que je puis voir , Maître Jacques , on paye mal votre
franchise.
MAITRE JACQUES .
Morbleu ! monsieur le nouveau venu , qui faites l'homme
d'importance , ce n'est pas votre affaire . Riez de vos coups
de bâton quand on vous en donnera , et ne venez point rire
des miens .
VALERE .
Ah ! Monsieur Maître Jacques , ne vous fâchez pas , je
vous prie.
MAITRE JACQUES , ὰ part.
Il file doux . Je veux faire le brave , et s'il est assez sot pour
me craindre , le frotter quelque peu . (Haut. ) Savez-vous
bien, monsieur le rieur , que je ne ris pas , moi ; et que, si
vous m'échauffez la tête , je vous ferai rire d'une autre sorte?
(Maitre Jacques pousse Valère jusqu'au fond du théâtre en le
menaçant.)
SCÈNE VII
FROSINE .
Savez-vous , Maître Jacques , si votre maître est au logis ?
MAITRE JACQUES .
Oui , vraiment, il y est ; je ne le sais que trop.
FROSINE.
Dites-lui, je vous prie , que nous sommes ici² .
SCÈNE VIII
MARIANE, FROSINE.
MARIANE .
Ah ! que je suis , Frosine, dans un étrange état ! Et
s'il faut dire ce que je sens , que j'appréhende cette vue !
FROSINE.
Mais pourquoi ? et quelle est votre inquiétude?
MARIANE.
Hélas ! me le demandez-vous ? et ne vous figurez-vous
1. On suppose que l'idée de cette scène est empruntée à une farce ita
lienne, La cameriera nobile La femme de chambre de qualité) : Arlequin
fait le brave avec Lelio et le menace ; Lelio feint d'avoir peur et recule
devant Arlequin. Mais tout à coup il change de ton, fait à son tour reculer
Arlequin et châtie son insolence par quelques coups de bâton.
2. Dans l'édition de 1682 , cette scène se termine par ces mots de Maître
Jacques : Ah! nous voilà pas mal.
5.
64 L'AVARE.
point les alarmes d'une personne toute prête¹ à voir le sup
plice où l'on veut l'attacher2 ?
FROSINE.
Je vois bien que , pour mourir agréablement, Harpagon
n'est pas le supplice que vous voudriez embrasser ; et je
connais , à votre mine , que le jeune blondin dont vous
m'avez parlé vous revient un peu dans l'esprit .
MARIANE.
Oui, c'est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me
défendre ; et les visites respectueuses qu'il a rendues chez
nous , ont fait, je vous l'avoue, quelque effet dans mon
âme.
FROSINE.
Mais avez-vous su quel il est ?
MARIANE.
Non , je ne sais point quel il est ; mais je sais qu'il est
fait d'un air à se faire aimer ; que si l'on pouvait mettre
les choses à mon choix , je le prendrais plutôt qu'un autre;
et qu'il ne contribue pas peu à me faire trouver un tour
ment effroyable dans l'époux qu'on veut me donner.
FROSINE .
Mon Dieu ! tous ces blondins sont agréables , et débitent
fort bien leur fait ; mais la plupart sont gueux comme des
rats ; et il vaut mieux pour vous de prendre un vieux
mari qui vous donne beaucoup de bien . Je vous avoue que
les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je
dis , et qu'il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un
tal époux ; mais cela n'est pas pour durer ; et sa mort, croyez
moi , vous mettra bientôt en état d'en prendre un plus ai
mable qui réparera toutes choses.
MARIANE.
Mon Dieu ! Frosine, c'est une étrange affaire, lorsque ,
1. Prête à, comme près de. On employait aussi dans le même sens : prêt
de, qui était même considéré comme plus élégant. Cf.:
Un grand destin commence, un grand destin s'achève,
L'empire est prêt à choir, et la France s'élève. (CORNEILLE, Attila, 1, 2.)
On a fait contre vous dix entreprises vaines ;
Peut-être que l'onzième est prête d'éclater. (ID., Cinna, u, 1.)
2. Mariane n'a point encore vu Harpagon ; Harpagon ne s'est pas
même présenté chez elle ; comment ne cherche- t-elle pas à s'excuser sur
l'inconvenance de sa démarche ? Comment une jeune fille vient-elle ainsi
chez celui qui veut l'épouser ? Enfin comment se fait-il que Mariane ait été
confiée par sa mère à une femme comme Frosine ? Voilà bien des incon
venances, et il est d'autant plus utile de les relever, qu'on en trouve rare
ment de semblables dans Molière. » (AIMÉ MARTIN . ) Cette remarque serait
très juste, s'il s'agissait d'un roman mais le théâtre vit de certaines con
ventions qui ne sont pas toujours d'accord avec le train ordinaire de la vie.
ACTE III , SCÈNE X. 65
pour être heureuse , il faut souhaiter ou attendre le trépas
de quelqu'un ! Et la mort ne suit pas tous les projets que
nous faisons .
FROSINE .
Vous moquez-vous ? Vous ne l'épousez qu'aux conditions
de vous laisser¹ veuve bientôt ; et ce doit être là un des
articles du contrat. Il serait bien impertinent de ne pas
mourir dans trois mois 2 ! Le voici en propre personne.
MARIANE.
Ah ! Frosine , quelle figure !
SCÈNE IX
SCÈNE X
SCÈNE XI
HARPAGON.
Voici mon fils aussi , qui vous vient faire la révé
rence .
MARIANE , bas à Frosine .
Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C'est justement celui dont
je t'ai parlé.
FROSINE , à Mariane .
L'aventure est merveilleuse .
1. Si vous auriez..., je n'en aurais pas moins. Cet emploi de deux con
ditionnels, dont l'un est gouverné par l'autre, n'est pas rare au dix-sep
tième siècle. Cf.:
Vos parents, comme vous imprudents,
Croyant en leur esprit que de tout je dispose,
Diraient, en me blåmant, que j'en serais la cause.
(REGNIER, Sat., xiv.)
S'il s'en trouvaient qui crussent que j'aurais blessé la charité que je
vous dois en décriant votre morale... D (PASCAL, 11 Provinc.)
« Pour moi, j'aurais toutes les hontes du monde, s'il fallait qu'on
vint me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que je n'aurais
pas vu. » (Préc. ridic. , sc. 10. )
2. Promettre s'emploie familièrement pour assurer, affirmer. Cf.: « Je
vous promets que je ne saurais les donner à moins. » (Médecin m. l., 1, 6.)
ACTE III , SCÈNE XI . 69
HARPAGON.
Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ¹ ?
CLEANTE .
Hé bien, puisque vous voulez que je parle d'autre façon :
souffrez , madame, que je me mette ici à la place de mon
père , et que je vous avoue que je n'ai rien vu dans le
monde de si charmant que vous ; que je ne conçois rien
d'égal au bonheur de vous plaire ; et que le titre de votre
époux est une gloire , une félicité , que je préférerais aux
destinées des plus grands princes de la terre . Oui , madame ,'
le bonheur de vous posséder est à mes regards la plus belle
de toutes les fortunes ; c'est où j'attache toute mon ambi
tion . Il n'y a rien que je ne sois capable de faire pour une
conquête si précieuse ; et les obstacles les plus puissants ...
HARPAGON .
Doucement, mon fils , s'il vous plaît.
CLEANTE .
C'est un compliment que je fais pour vous à madame.
HARPAGON.
Mon Dieu ! j'ai une langue pour m'expliquer moi-même,
et je n'ai pas besoin d'un procureur comme vous³ . Allons ,
donnez des sièges .
FROSINE.
Non , il vaut mieux que de ce pas nous allions à la foire ,
afin d'en revenir plus tôt , et d'avoir tout le temps ensuite
de vous entretenir.
HARPAGON , à Brindavoine .
Qu'on mette donc les chevaux au carrosse.
1. On trouve à l'acte II de l'Ecole des maris une scène à peu près sem
blable à celle - ci, entre Isabelle , Valère et Sganarelle. Harpagon , dit
Aimé Martin, demande ici pardon à Mariane des protestations de Cléante ;
et, dans l'Ecole des maris, Sganarelle prie Isabelle de ménager celui
dont elle vient d'entendre les protestations. Enfin , les deux amants sont
dans la même situation, et se servent du même stratagème pour s'en
tendre. Ces scènes produisent toujours beaucoup d'effet au théâtre. Voilà
sans doute pourquoi Molière n'a pas craint de les reproduire plusieurs
fois..
2. C'est où, comme c'est là que. Cf.: « C'est où tombe celui qui met sa
confiance dans les richesses. ( BOSSUET, Or. fun. de Michel Le Tellier. )
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute. (Tartuffe, I, 1.)
3. Var. Et je n'ai pas besoin d'un interprète comme vous. (Edit. de
1682.)
70 L'AVARE .
SCÈNE XII
SCÈNE XIV
SCÈNE XV
HARPAGON, VALÈRE .
HARPAGON.
Valère, aie un peu l'œil à tout cela , et prends soin , je
te prie, de m'en sauver le plus que tu pourras pour le ren
voyer au marchand .
VALERE.
C'est assez.
HARPAGON , seul.
O fils impertinent ! as- tu envie de me ruiner¹ !
1. Cet acte est certainement le mieux conçu , le plus intéressant de toute
74 L'AVARE .
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
la pièce. Il n'y a pas une scène , pas un incident, pas une réplique qui ne
renferme quelque trait profond d'observation et ne concoure au dévelop
pement du caractère d'Harpagon . L'idée en est cependant bien simple, et
sans aucune complication dramatique : Harpagon va se marier, et reçoit
chez lui sa future. Obligé de lui faire fète, le voilà placé dans une situation
qui répugne sa passion dominante, à son avarice. De là cette série amu
sante de contrastes, dont la conception, aussi simple que variée, aussi
profonde que naturelle, est une des plus heureuses inventions du génie de
Molière.
ACTE IV, SCÈNE I. 75
MARIANE .
Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? Et
dans la dépendance où je me vois , puis-je former que des
souhaits¹ ?
CLEANTE .
Point d'autre appui pour moi dans votre cœur que de
simples souhaits ? point de pitié officieuse ² ? point de secou
rable bouté? point d'affection agissante ?
MARIANE .
Que saurais-je vous dire ? Mettez-vous en ma place , et
voyez ce que je puis faire. Avisez , ordonnez vous-même , je
m'en remets à vous ; et je vous crois trop raisonnable , pour
vouloir exiger de moi que ce qui peut m'être permis par
l'honneur et la bienséance.
CLEANTE .
3
Hélas ! où me réduisez-vous , que de me renvoyer à ce
que voudront me permettre les fâcheux sentiments d'un ri
goureux honneur, et d'une scrupuleuse bienséance !
MARIANE .
Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrais
passer sur quantité d'égards où notre sexe est obligé , j'ai
de la considération pour ma mère . Elle m'a toujours élevée
avec une tendresse extrême , et je ne saurais me résoudre à
lui donner du déplaisir. Faites , agissez auprès d'elle, em
ployez tous vos soins à gagner son esprit . Vous pouvez faire
et dire tout ce que vous voudrez , je vous en donne la li
cence ; et s'il ne tient qu'à me déclarer en votre faveur ,
je veux bien consentir à lui faire un aveu moi-même de
tout ce que je sens pour vous 5.
1. Puis-je former que des souhaits. Tournure elliptique fréquemment
employée au dix- septième siècle. Que équivaut à autre chose que, si ce
n'est (en latin præterquam ou simplement quam). Cf. un peu plus loin :
« Je vous crois trop raisonnable pour exiger de moi que ce qui peut m'être
permis. »
Recevons les vainqueurs sans penser qu'à leur gloire.
(CORN., Hor., II, 1.)
Et que puis-je espérer qu'un tourment éternel,
Si je poursuis un crime aimant le criminel ? (ID., Cid, III, 2.)
2. Officieuse, qui s'affirme par de bons offices.
3. Où me réduisez-vous que de me renvoyer. Le que sert à donner plus
de force à la phrase, il est explétif. De me renvoyer équivaut à en me
renvoyant.
4. S'il ne tient qu'à. L'emploi de il comme pronom neutre était d'un
usage fréquent aux seizième et dix-septième siècles. Cf. « Il n'est pas
croyable ce que la parole était capable de faire. » (BOSSUET. )
5. Tout ce couplet est rhythmé avec exactitude, comme presque toute
cette scène.
76 L'AVARE .
CLEANTE.
Frosine, ma pauvre Frosine , voudrais-tu nous servir ?
FROSINE .
Par ma foi , faut-il le demander ? je le voudrais de tout
mon cœur. Vous savez que de mon naturel je suis assez
humaine. Le ciel ne m'a point fait l'âme de bronze , et je
n'ai que trop de tendresse à rendre de petits services , quand
je vois des gens qui s'entr'aiment en tout bien et en tout
honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?
CLEANTE.
Songe un peu, je te prie .
MARIANE .
Ouvre-nous des lumières¹ .
ÉLISE.
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait .
FROSINE.
Ceci est assez difficile . ( A Mariane). Pour votre mère , elle
n'est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourrait-on
la gagner, et la résoudre à transporter au fils le don qu'elle
veut faire au père. (A Cléante . ) Mais le mal que j'y trouve ,
c'est que votre père est votre père .
CLEANTE .
Cela s'entend .
FROSINE.
Je veux dire qu'il conservera du dépit, si l'on montre
qu'on le refuse , et qu'il ne sera point d'humeur ensuite à
donner son consentement à votre mariage . Il faudrait, pour
bien faire , que le refus vînt de lui-même, et tâcher par
quelque moyen de le dégoûter de votre personne¹ .
CLEANTE .
Tu as raison.
FROSINE.
Oui, j'ai raison , je le sais bien . C'est là ce qu'il faudrait ;
mais le diantre est d'en pouvoir trouver les moyens .....
Attendez. Si nous avions quelque femme un peu sur l'âge,
qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire
une dame de qualité , par le moyen d'un train fait à la
hâte, et d'un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse ,
que nous supposerions de la Basse- Bretagne , j'aurais assez
1. Ouvre-nous des lumières. Molière a dit dans le même sens et plus
correctement ouvrir un moyen, ouvrir des avis.
2. Cette dernière phrase s'adresse à Mariane.
ACTE IV, SCÈNE I. 77
d'adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une
personne riche¹ , outre ses maisons , de cent mille écus en
argent comptant ; qu'elle serait éperdûment amoureuse de
lui, et souhaiterait de se voir sa femme , jusqu'à lui donner
tout son bien par contrat de mariage ; et je ne doute point
qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition . Car enfin , il vous
aime fort, je le sais , mais il aime un peu plus l'argent ; et
quand, ébloui de ce leurre , il aurait une fois consenti à ce
qui vous touche, il importerait peu ensuite qu'il se désa
busât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre
marquise.
CLEANTE.
Tout cela est fort bien pensé.
FROSINE.
Laissez-moi faire . Je viens de me ressouvenir d'une de
mes amies qui sera notre fait³.
CLEANTE.
Sois assurée , Frosine, de ma reconnaissance si tu viens
à bout de la chose . Mais , charmante Mariane , commençons ,
je vous prie, par gagner votre mère : c'est toujours beau
coup faire que de rompre ce mariage . Faites-y , de votre
part , je vous en conjure, tous les efforts qu'il vous sera
possible . Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur
elle cette amitié qu'elle a pour vous . Déployez sans réserve
les grâces éloquentes , les charmes tout puissants que le ciel
a placés dans vos yeux et dans votre bouche ; et n'oubliez
rien, s'il vous plaît, de ces tendres paroles , de ces douces
1. Nous avons déjà signalé cet emploi de deux conditionnels, par une
certaine loi de symétrie qui s'appliquait aussi aux futurs.
2. Je ne doute point qu'il ne prêtât. Cet imparfait du subjonctif, construit
avec un indicatif présent, équivaut à un conditionnel : Il prêterait, je n'en
doute point.... Cf.:
Je n'y veux point aller
De peur qu'elle ne vint encor me quereller. (Tartuffe, 1, 2.)
On craint qu'il n'essuydt les larmes de sa mère.
(RACINE, Androm., 1, 4.)
3. Ne tendez point de fils à faux : en m'occupant d'un embarras qui
ne viendra point, vous égarez mon attention ; tel est cependant l'effet du
discours de Frosine. Elle s'engage à détourner Harpagon du dessein d'é
pouser Mariane, par le moyen d'une vicomtesse de Basse-Bretagne , dont
elle se promet des merveilles et le spectateur avec elle. Cependant la
pièce finit sans qu'on y revoie ni Frosine, ni sa Basse -Bretonne qu'on attend
toujours. (DIDEROT. ) Frosine reparaît à la scène iv de l'acte V ; il est
vrai qu'elle n'amène point de Basse- Bretonne, mais elle n'en parle ici que
pour montrer son esprit de ruse et d'intrigue ; pourquoi vouloir que tous
les embarras projetés soient mis à exécution ?
78 L'AVARE .
prières et de ces caresses touchantes à qui¹ je suis persuadé
qu'on ne saurait rien refuser .
MARIANE .
J'y ferai tout ce que je puis , et n'oublierai aucune
chose.
SCÈNE II
SCÈNE III
HARPAGON , CLÉANTE .
HARPAGON .
Oh çà , intérêt de belle-mère à part , que te semble à toi
de cette personne?
CLEANTE.
Ce qui m'en semble ?
HARPAGON.
Oui , de son air , de sa taille , de sa beauté , de son esprit?
1. A qui. Il n'est pas rare, au dix-septième siècle, de trouver le pronoin
qui avec un nom de chose pour antécédent. Cf.:
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret. (Tartuffe, m, 3.)
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
(CORNEILLE, Cinna, v, 3.)
ACTE IV, SCÈNE III. 79
CLEANTE.
Là , là .
HARPAGON.
Mais encore?
CLEANTE .
A vous en parler franchement , je ne l'ai pas trouvée ici
ce que je l'avais crue . Son air est de franche coquette ; sa
taille est assez gauche , sa beauté très médiocre , et son
esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit , mon
père, pour vous en dégoûter ; car, belle-mère pour belle
mère, j'aime autant celle-là qu'une autre .
HARPAGON.
Tu lui disais tantôt pourtant...
CLEANTE.
Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom ; mais c'était
pour vous plaire.
HARPAGON.
Si bien donc que tu n'aurais pas d'inclination pour elle?
CLEANTE.
Moi ? point du tout.
HARPAGON.
J'en suis fâché ; car cela rompt une pensée¹ qui m'était
venue dans l'esprit . J'ai fait, en la voyant ici , réflexion sur
mon âge ; et j'ai songé qu'on pourra trouver à redire de
me voir marier à une si jeune personne. Cette considé
ration m'en faisait quitter le dessein ; et, comme je l'ai fait
demander, et que je suis pour elle engagé de parole , je te
l'aurais donnée, sans l'aversion que tu témoignes.
CLEANTE.
A moi ?
HARPAGON.
A toi.
CLEANTE .
En mariage?
HARPAGON
En mariage.
1. Sus (de super) n'est autre chose que sur. La contraction de super en
sus se trouvait déjà chez les Latins : suspendere pour superpendere.
2. Une personne que je prétends. Aujourd'hui prétendre demanderait un
complément indirect. Mais on disait très bien alors prétendre quelque
chose, prétendre quelqu'un. Cf. supra, acte I, sc. v : « J'ai peur qu'il n'y
ait pas, avec elle, tout le bien qu'on pourrait prétendre. »
Et la preuve après tout que je vous en demande,
C'est de ne plus souffrir qu'Alceste vous prétende. (Misanth., V, 2.)
3. L'épreuve de l'Avare sur le cœur de son fils est la même que celle de
Mithridate dans la tragédie de Racine. Harpagon et le roi de Pont sont
deux vieillards amoureux ; l'un et l'autre ont leur fils pour rival, l'un et
l'autre se servent du même artifice pour découvrir l'intelligence qui est
entre leur fils et leur maîtresse, et les deux pièces finissent par le mariage
du jeune homme. » (VOLTAIRE . ) Une même situation peut être en effet ou
comique ou tragique, selon les personnages et les intérêts qui sont en jeu ;
82 L'AVARE.
CLEANTE .
Oui , mon père, c'est ainsi que vous me jouez ! Hé bien ,
puisque les choses en sont venues là , je vous déclare , moi ,
que je ne quitterai point la passion que j'ai pour Mariane ;
qu'il n'y a point d'extrémité où je ne m'abandonne pour
vous disputer sa conquête ; et que , si vous avez pour vous
le consentement d'une mère, j'aurai d'autres secours peut
être qui combattront pour moi.
HARPAGON.
Comment , pendard ! tu as l'audace d'aller sur mes
brisées ¹ !
CLEANTE.
C'est vous qui allez sur les miennes , et je suis le premier
en date.
HARPAGON .
Ne suis-je pas ton père , et ne me dois - tu pas respect² ?
CLEANTE .
Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient
obligés de déférer aux pères ; et l'amour ne connaît per
sonne.
HARPAGON .
Je te ferai bien me connaître , avec de bons coups de
bâton.
CLEANTE .
Toutes vos menaces ne feront rien.
HARPAGON.
Tu renonceras à Mariane.
CLEANTE.
Point du tout.
HARPAGON.
Donnez-moi un bâton tout à l'heure.
mais il ne faut pas que la critique pousse trop loin ces comparaisons et ce
parallélisme; si l'on cherchait à développer la simple remarque de Voltaire,
on risquerait de tomber dans la confusion et l'erreur.
1. Brisées. On appelle ainsi, au sens propre, les branches que brise un
veneur pour reconnaître les passages de la bête qu'on doit chasser.
2. Ne me dois-tu pas respect. M. Frédéric Godefroy a justement remarqué
que cette suppression de l'article est un des caractères des écrivains qui
relèvent du seizième siècle. Cf.:
Mais que me répondrait votre incrédulité,
Si je vous faisais voir qu'on vous dit vérité? (Tartuffe, v, 3.)
J'ai tendresse pour toi, j'ai passion pour elle.
(CORNEILLE, Nicom., IV, 8.)
ACTE IV, SCÈNE IV . 83
SCÈNE IV '
SCÈNE V
HARPAGON, CLÉANTE .
CLEANTE.
Je vous demande pardon , mon père , de l'emportement
que j'ai fait paraître.
HARPAGON.
Cela n'est rien.
CLEANTE .
Je vous assure que j'en ai tous les regrets du monde .
HARPAGON.
Et moi , j'ai toutes les joies du monde de te voir raison
nable.
CLEANTE .
Quelle bonté à vous d'oublier si vite ma faute !
HARPAGON.
On oublie aisément les fautes des enfants , lorsqu'ils ren
trent dans leur devoir.
CLEANTE.
Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extra
vagances ?
HARPAGON.
C'est une chose où tu m'obliges par la soumission et le
respect où tu te ranges¹ .
CLEANTE.
Je vous promets, mon père , que , jusques au tombeau , je
conserverai dans mon cœur le souvenir de vos bontés.
HARPAGON.
Et moi, je te promets qu'il n'y aura aucune chose que de
moi tu n'obtiennes .
CLEANTE .
Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien , et c'est
m'avoir assez donné que de me donner Mariane.
HARPAGON.
Comment ?
CLEANTE .
Je dis, mon père , que je suis trop content de vous , et que
je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de
m'accorder Mariane.
1. C'est une chose où. Voir, sur cet emploi de où, acte I, scène I
ACTE IV, SCENE V. 87
HARPAGON.
Qui est-ce qui parle de t'accorder Mariane ?
CLEANTE.
Vous, mon père .
HARPAGON.
Moi ?
CLEANTE .
Sans doute.
HARPAGON.
Comment ? C'est toi qui as promis d'y renoncer ' .
CLÉANTE.
Moi, y renoncer !
HARPAGON.
Oui.
CLEANTE.
Point du tout.
HARPAGON.
Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ?
CLEANTE .
Au contraire, j'y suis porté plus que jamais.
HARPAGON.
Quoi , pendard ! derechef ?
CLEANTE.
Rien ne me peut changer .
HARPAGON.
Laisse-moi faire , traître .
CLEANTE .
Faites tout ce qu'il vous plaira .
HARPAGON.
Je te défends de me jamais voir.
CLEANTE.
A la bonne heure.
HARPAGON.
Je t'abandonne.
CLEANTE.
Abandonnez .
HARPAGON.
Je te renonce pour mon fils.
L'AVARE
.
CLEANTE .
Soit.
HARPAGON,
Je te déshérite .
CLEANTE.
Tout ce que vous voudrez .
HARPAGON.
Et je te donne ma malédiction.
CLEANTE.
Je n'ai que faire de vos dons¹ .
SCÈNE VI
CLEANTE, LA FLÈCHE.
SCÈNE VII¹
1. Cette scène, d'une vigueur sans égale, est imitée de Plaute, dont
voici le texte :
Perii ! Interii ! Occidi ! Quo erram ? Quo non curram? Tene, tene ! Quem? Quis?
Nescio nil video : cæcuseo, atque equidem, quo eam, aut ubi sim, aut qui sim,
Nequeo cum animo certum investigare. Obsecro vos ego, mi auxilio,
Orod obtestor, sitis et hominem demonstretis, qui eam abstulerit.
Qui est ? Quid ridetis ? Novi omnis scio, fures esse hic compluris,
Qui vestitu et creta occultant sese atque sedent, quasi sint frugi.
Quid ais tu? Tibi credere certum'st : nam esse bonum e voltu cognosco.
Em , nemo habet horum! Occidisti! Dic igitur, si quis habet. Nescis ?
Heu, me miserum ! misere perii ! male perditus, pessume ornatus eo,
Tantum gemiti et male mastitiæ hic dies mihi obtulit,
Famem et pauperiem perditissimus ego sum omnium senum,
In terra. Nam quid mihi opu'st vita, qui tantum auri perdidi,
Quod custodivi sedulo ? Egomet me defraudavi
Animumque meum geninmque meum. Nunc alii lætificantur
Meo malo et damno. Pati nequo.
Molière est ici bien supérieur au comique latin par l'énergie des traits.
Euclion n'est que comique, tandis qu'Harpagon touche au tragique. Eu
clion nous fait pitié, car nous le savons pauvre, et s'il redoute la misère et
la faim, ce n'est pas sans raison. Harpagon, au contraire, est riche, et sa
perte n'est que légère ; mais son avarice est telle, l'amour de l'argent le
possède si entièrement, qu'en présence du vol qui le prive de quelques
milliers d'écus, il passe successivement de l'effarement à l'hallucination, à
la stupeur, à l'abattement, et enfin à la folie furieuse.
Il peut être curieux de comparer à cette scène l'imitation que Larivey a
faite du poète latin dans sa comédie des Esprits. On la trouvera dans
l'Appendice que nous joignons à la pièce de Molière.
90 L'AVARE.
ressusciter , en me rendant mon cher argent , ou en m'ap
prenant qui l'a pris ? Euh ? que dites- vous ? Ce n'est
personne. Il faut , qui que ce soit qui ait fait le coup,
qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure ; et l'on a
choisi justement le temps¹ que je parlais à mon traître de
fils. Sortons . Je veux aller quérir la justice , et faire donner
la question à toute ma maison : à servantes , à valets , à fils ,
à fille , et à moi aussi . Que de gens assemblés ! Je ne jette
mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons , et
tout me semble mon voleur. Eh ? de quoi est-ce qu'on parle
là ? de celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait- on là-haut ?
Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce , si l'on sait des nou
velles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise . N'est
il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous et se
mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part , sans doute ,
au vol que l'on m'a fait . Allons vite , des commissaires , des
archers , des prévôts , des juges , des gênes , des potences et
des bourreaux . Je veux faire pendre tout le monde ; et si
je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après² .
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
HARPAGON, LE COMMISSAIRE, SON CLERC.
LE COMMISSAIRE.
Laissez-moi faire . Je sais mon métier, Dieu merci . Ce
n'est pas d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des
vols , et je voudrais avoir autant de sacs de mille francs
que j'ai fait pendre de personnes .
HARPAGON.
Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire
en main ; et si l'on ne me fait retrouver mon argent, je de
manderai justice de la Justice.
LE COMMISSAIRE .
Il faut faire toutes les poursuites requises . Vous dites
qu'il y avait dans cette cassette...?
1. Le temps que. Latinisme, tempus quo.
2. C'est la résolution qu'exécute, dans La Fontaine, l'avare qui a perdu son
trésor, s'estimant encore heureux de n'avoir point à faire les frais du licou.
91
ACTE V, SCÈNE I.
HARPAGON.
Dix mille écus bien comptés .
LE COMMISSAIRE.
Dix mille écus !
HARPAGON.
Dix mille écus .
LE COMMISSAIRE .
Le vol est considérable.
HARP AGON.
Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité
de ce crime¹ ; et s'il demeure impuni, les choses les plus
sacrées ne sont plus en sûreté !
LE COMMISSAIRE.
En quelles espèces était cette somme?
HARPAGON.
En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes .
LE COMMISSAIRE.
Qui soupçonnez-vous de ce vol ?
HARPAGON .
Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers
la ville et les faubourgs .
LE COMMISSAIRE.
Il faut, si vous m'en croyez , n'effaroucher personne , et
tâcher doucement d'attraper quelques preuves , afin de
procéder après , par la rigueur, au recouvrement des deniers
qui vous ont été pris.
SCÈNE II
SCÈNE III
HARPAGON .
Approche. Viens confesser l'action la plus noire , l'at
tentat le plus horrible qui jamais ait été commis .
VALERE.
Que voulez-vous , monsieur ?
HARPAGON.
Comment ! traître , tu ne rougis pas de ton crime?
VALERE .
De quel crime voulez-vous donc parler ?
HARPAGON .
De quel crime je veux parler, infâme ! comme si tu ne
savais pas ce que je veux dire ! C'est en vain que tu pré
tendrais de le déguiser l'affaire est découverte , et l'on
vient de m'apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma
bonté, et s'introduire exprès chez moi pour me trahir ? pour
me jouer un tour de cette nature ?
VALÈRE .
Monsieur, puisqu'on vous a découvert tout , je ne veux
point chercher de détours et vous nier la chose.
MAITRE JACQUES , à part.
Oh ! oh ! aurais -je deviné sans y penser ?
1. Cette confusion qui commence est imitée de Plaute. Mais ici elle est
amenée d'une façon plus vive et plus naturelle . La scène de Plaute étant
trop longue pour pouvoir être rapportée dans ces notes, nous renvoyons le
lecteur à l'édition de l'Aulularia ( act. IV, sc. x), publiée par M. Crouslé.
(Paris, Eugène Belin, 1877.)
2. La métaphore est bien hardie : mais elle est amenée par l'exclamation
d'Harpagon. Valère peut croire que mon sang , mes entrailles, est un cri
de passion arraché à l'amour paternel et s'applique à Elise.
ACTE V, SCÈNE I11. 97
HARPAGON.
Oui, vraiment, je te le demande.
VALERE .
Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu'il fait faire :
l'Amour.
HARPAGON.
L'Amour ?
VALÈRE .
Oui.
HARPAGON.
Bel amour ! bel amour , ma foi ! l'amour de mes louis
d'or !
VALÈRE.
Non , monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m'ont
tenté, ce n'est pas cela qui m'a ébloui ; et je proteste de ne
prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez
celui que j'ai .
HARPAGON.
Non ferai¹ , de par tous les diables ! je ne te le laisserai
pas. Mais voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol
qu'il m'a fait !
VALÈRE .
Appelez-vous cela un vol ?
HARPAGON .
Si je l'appelle un vol ? un trésor comme celui-là !
VALÈRE .
C'est un trésor , il est vrai , et le plus précieux que vous
ayez sans doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me
le laisser. Je vous le demande à genoux , ce trésor plein de
charmes ; et pour bien faire , il faut que vous me l'accor
diez 2 .
HARPAGON.
Je n'en ferai rien . Qu'est- ce à dire, cela ?
VALÈRE.
Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait
serment de ne nous point abandonner .
HARPAGON.
Le serment est admirable , et la promesse plaisante !
1. De même que l'on disait non fait, si fait, on a dit aussi non ferai, si
ferai.
2. Ce mouvement de passion si naturel va permettre à Molière de pro
longer cette scène de méprise sans sortir de la vraisemblance, sans tomber
dans la charge.
98 L'AVARE .
VALÈRE.
Oui, nous nous sommes engagés d'être l'un à l'autre à
jamais.
HARPAGON.
Je vous en empêcherai bien , je vous assure .
VALERE .
Rien que la mort ne nous peut séparer.
HARPAGON.
C'est être bien endiablé après mon argent.
VALERE.
Je vous ai déjà dit, monsieur , que ce n'était point l'in
térêt qui m'avait poussé à faire ce que j'ai fait . Mon cœur
n'a point agi par les ressorts ' que vous pensez , et un motif
plus noble m'a inspiré cette résolution .
HARPAGON.
Vous verrez que c'est par charité chrétienne qu'il veut
avoir mon bien . Mais j'y donnerai bon ordre ; et la justice ,
pendard effronté, me va faire raison de tout.
VALERE .
Vous en userez comme vous voudrez , et me voilà prêt à
souffrir toutes les violences qu'il vous plaira ; mais je vous
prie de croire au moins que, s'il y a du mal , ce n'est que
moi qu'il en faut accuser , et que votre fille en tout ceci
n'est aucunement coupable.
HARPAGON.
Je le crois bien, vraiment ; il serait fort étrange que ma
fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon
affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l'as
enlevée.
VALERE .
Moi ? je ne l'ai point enlevée , et elle est encore chez
vous .
HARPAGON , bas, à part.
O ma chère cassette ! (Haut . ) Elle n'est point sortie de ma
maison ?
VALERE .
Non, monsieur.
HARPAGON.
Hé ! dis-moi un peu : tu n'y as point touché ?
1. Ce mot a été employé dans des acceptions très diverses par les auteurs
du dix-septieme siècle ; mais tous les emplois qu'on peut signaler se rap
portent à deux significations principales, et désignent au figuré : 1 ° les mo
tifs quelconques d'une action ; 2º les moyens quelconques de mener à bien
un dessein,
ACTE V, SCÈNE III . 95
VALERE .
Moi , y toucher ! Ah ! vous lui faites tort aussi bien qu ¹à
moi, et c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que
j'ai brûlé pour elle.
HARPAGON, à part.
Brûlé pour ma cassette !
VALÈRE .
J'aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître
aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête
pour cela.
HARPAGON , à part.
Ma cassette trop honnête !
VALÈRE.
Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien
de criminel n'a profané la passion que ses beaux yeux
m'ont inspirée.
HARPAGON, à part.
Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d'elle, comme un
amant d'une maîtresse.
VALÈRE .
Dame Claude, monsieur , sait la vérité de cette aventure ,
et elle vous peut rendre témoignage ...
HARPAGON .
Quoi ! ma servante est complice de l'affaire ?
VALERE .
Oui , monsieur , elle a été témoin de notre engagement ;
et c'est après avoir connu l'honnêteté de ma flamme qu'elle
m'a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi , et
recevoir la mienne.
HARPAGON.
Eh ? (A part.) Est-ce que la peur de la justice le fait
extravaguer ? (A Valère. ) Que nous brouilles-tu¹ ici de ma
fille ?
VALERE .
Je dis , monsieur, que j'ai eu toutes les peines du monde
à faire consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.
HARPAGON.
La pudeur de qui ?
VALERE .
De votre fille ; et c'est seulement depuis hier qu'elle a pu
1. Drouiller, faire confusion, en parlant, d'une chose avec une autre.
100 L'AVARE.
se résoudre à nous signer¹ mutuellement une promesse de
mariage .
HARPAGON.
Ma fille t'a signé une promesse de mariage ?
VALERE.
Oui, monsieur, comme de ma part je lui en ai signé
une.
HARPAGON.
O ciel autre disgrâce !
MAITRE JACQUES , au commissaire.
Ecrivez, monsieur , écrivez .
HARPAGON.
Rengrégement de mal ! surcroît de désespoir ! (Au com
missaire. ) Allons , monsieur, faites le dû de votre charge² ,
et dressez-lui-moi son procès , comme larron , et comme
suborneur 3.
VALERE .
Ce sont des noms qui ne me sont point dus , et quand on
saura qui je suis ...
SCÈNE IV
HARPAGON.
Ah fille scélérate ! fille indigne d'un père comme
moi ! c'est ainsi que tu pratiques les leçons que je t'ai
données ! Tu te laisses prendre d'amour pour un voleur
infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement !
Mais vous serez trompés l'un et l'autre . (A Elise) . Quatre
SCÈNE V
SCÈNE VI
avec Cléante. A père avare fils prodigue, " dit le proverbe. Mais la pro
digalité de Cléante se complique un peu de friponnerie.
1. Pour être contraire. Voir la note 2, p. 34.
2. Remarquez sous le comique du dialogue la profondeur de l'observa
tion et la gradation savante des traits. « Qu'importe à l'avare que ses en
fants se marient à tel ou tel : il ne voit qu'une chose, sa cassette on lui
ACTE V, SCÈNE VI . 109
ANSELME .
D'accord . Allons jouir de l'allégresse que cet heureux
jour nous présente .
LE COMMISSAIRE .
Hola ! messieurs , holà ! Tout doucement, s'il vous plaît.
Qui me payera mes écritures ?
HARPAGON.
Nous n'avons que faire de vos écritures .
LE COMMISSAIRE .
Oui, mais je ne prétends pas , moi , les avoir faites pour
rien .
HARPAGON, montrant Maitre Jacques.
Pour votre payement, voilà un homme que je vous donne
à pendre.
MAITRE JACQUES .
Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des
coups de bâton pour dire vrai , et on me veut pendre pour
mentir¹ .
ANSELME .
Seigneur Harpagon , il faut lui pardonner cette impos
ture .
HARPAGON.
Vous payerez donc le commissaire ?
ANSELME.
Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.
HARPAGON.
Et moi , voir ma chère cassette 2 .
PLAUTE
PROLOGUE
LE DIEU LARE . Ne vous demandez pas qui je suis ; en peu de mots
je me ferai connaitre. Je suis le dieu de la famille, le dieu lare, le
gardien de la maison d'où vous m'avez vu sortir . Voilà bien des années
que j'y demeure et que je la protège , veillant aux intérêts du père et
de l'aïeul de celui qui l'occupe aujourd'hui . L'aïeul m'a confié avec
toute sorte de prières un trésor inconnu de tous ; il l'a enfoui au
milieu du foyer, me suppliant de le lui garder. A sa mort (il était
și avare ! ) il ne voulut point en parler à son fils, et il aima mieux le
laisser sans ressources que de lui découvrir ce trésor. Celui-ci n'hérita
que d'un petit coin de terre, d'où à grand'peine pouvait- il arracher de
quoi vivre misérablement. Donc , après la mort de l'homme au trésor,
je voulus voir si le fils ne me rendrait pas plus d'honneurs que
n'avait fait son père. Mais non : de moins en moins se soucia-t-on de
moi, de moins en moins veilla-t-on à mon culte. Je le payai de retour
et le laissai mourir dans sa misère. Après lui vint son fils , - c'est
celui qui demeure là aujourd'hui : même caractère que son père et son
aïeul . Mais il a une fille unique , qui, au contraire, m'apporte chaque
jour ou de l'encens , ou du vin, ou tout autre présent ; elle m'offre
des couronnes ; aussi , pour la remercier, et permettre à son père de
la marier plus facilement, s'il en prenait le parti, j'ai fait découvrir le
trésor au vieil Euclion . Mais j'entends le bonhomme qui gronde là
dedans selon sa coutume. Il pousse dehors sa vieille esclave pour
n'avoir point de témoin tandis qu'il ira, comme je suppose, visiter
son or et s'assurer qu'on ne l'a pas dérobé.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
EUCLION, STAPHYLA ¹ .
EUCLION. - Sors, te dis-je ; allons, sors 2. Je veux que tu sortes, là,
dehors, entends-tu, inévitable sentinelle dont les yeux sont toujours à
fureter partout.
1. Staphyla, esclave d'Euclion.
2. Comparer cette scène avec la scène i de l'acte V de l'Avare.
110
APPENDICE. 111
STAPHYLA. Pourquoi me bats-tu, pauvre malheureuse que je suis?
EUCLION. ――― Justement, pour te rendre malheureuse, et qu'une
coquine de ton- espèce ait le sort qu'elle mérite .
STAPHYLA. Et pourquoi me chasser de la maison ?
EUCLION. ―――― Ai-je des comptes à te rendre, échine à étrivières ¹ ?
Allons, quitte cette porte, ―――――― par là, s'il te plaît. Voyez comme elle
marche ! Ah çà , sais-tu ce qui t'attend ? Si je prends tout à l'heure un
fouet ou un bâton, je te ferai bien allonger ton pas de tortue.
STAPHYLA . — Que les dieux ne m'ont-ils fait pendre, plutôt que de
me donner un tel maître !
EUCLION . Je crois que la carogne murmure entre ses dents ....! Je
vais, par ma foi, t'arracher les yeux, pendarde, pour t'empêcher de
m'épier, et tout ce que je fais. Plus loin ! encore ! encore ! encore !
halte ! ne bougeons plus ! Si tu branles d'où tu es seulement d'un
travers de doigt, ou de la largeur d'un ongle, ou si tu tournes la tête
avant que je te le permette, à l'instant même je te fais mettre en croix
pour te donner une leçon . Je n'ai jamais rien vu de si méchant que
cette maudite vieille, et je crains bien qu'avec sa perfidie elle ne me
joue quelque tour sans que je m'en doute, ou qu'elle ne flaire l'endroit
où j'ai caché mon or. Elle a des yeux jusque derrière la tête, la
coquine ! .... Maintenant, allons voir si mon or est bien comme je l'ai
mis. Ah ! qu'il me cause de tourments et de misères !
SCÈNE II
STAPHYLA, seule.
Par Castor, je me demande quelle mouche a piqué mon maître, ou
quelle folie le travaille pour me rendre ainsi malheureuse et me
chasser dix fois par jour de la maison . Non , je ne peux deviner quel
vertigo l'a pris. Toute la nuit il a l'œil au guet, et tout le jour il ne
bouge de la maison non plus qu'un cordonnier cagneux.
SCÈNE III
EUCLION, STAPHYLA,
EUCLION. - Maintenant que j'ai l'esprit en repos , je peux sortir de la
maison. Je me suis assuré que tout va bien là-dedans . Rentre à
présent, et garde le logis.
STAPHYLA . Oui-da ? garder le logis ? sans doute pour qu'on n'em
porte les murailles ? car chez nous il n'y a pas d'autre aubaine pour
les voleurs on n'y trouve que des coins vides et des toiles d'araignée.
EUCLION. - C'est une merveille vraiment que pour te faire plaisir
Jupiter ne m'ait pas donné les trésors du roi Philippe ou du roi
Darius, triple empoisonneuse? Je veux qu'on garde mes toiles
d'araignée, moi ! Je suis pauvre, je ne le nie pas ; je m'y résigne. Je
1. L'expression latine stimulorum seges ( littéralement champ planté
d'aiguillons) n'a pas d'équivalent dans la langue française. Il est vrai qu'à
l'exemple de Naudet, on la traduit souvent par grenier à coups de fouet.
Mais nous n'avons pas cru devoir suivre cette tradition , ayant peine à nous
figurer ce que peut être un grenier à coups de fouet, et saisissant difficile
ment le comique de cette expression bizarre
7.
112 APPENDICE.
prends ce que les dieux me donnent. Rentre et mets le verrou . Je
serai de retour dans un instant. Garde-toi de laisser entrer personne à
la maison. On vient toujours demander du feu ; je veux qu'on l'éteigne
afin qu'on n'ait point de prétexte pour en emprunter . Si tu laisses
vivre une étincelle, je t'étoufferai sans miséricorde. Ah ! dis que l'eau
s'est enfuie, si l'on vient en demander. Quant aux couteaux, hache,
pilon, mortier, et tous les ustensiles que les voisins empruntent sans
cesse, dis que les voleurs sont venus et ont tout emporté. Enfin, je
veux qu'en mon absence on ne laisse entrer à la maison âme qui vive.
Tu m'entends bien : quand même la Fortune se présenterait en per
sonne, refuse- lui la porte.
STAPHYLA. ――――― Je crois, par ma foi, qu'elle n'a garde de la demander.
Elle s'est toujours tenue à distance de chez nous.
EUCLION. - Tais-toi et rentre.
STAPHYLA. Je me tais et je rentre.
EUCLION. - Ferme la porte, entends-tu, à double verrou. Je reviens
sur l'heure. Quel supplice d'être obligé de sortir ! C'est bien malgré
moi que je m'éloigne ; mais je sais ce que je fais. Le président de
notre curie a annoncé une distribution d'argent. Si j'abandonne ma
part et ne la réclame pas, je serai en butte à tous les soupçons ; on
dira, je n'en doute pas, que j'ai de l'or à la maison . Car il n'est pas
vraisemblable qu'un pauvre homme dédaigne une mince pièce de
monnaie et ne se soucie point de la réclamer. Déjà même j'ai beau
prendre tous les soins pour cacher mon secret à tout le monde , tout le
monde en paraît instruit : tout le monde me salue avec plus d'empres
sement qu'autrefois ; on m'aborde, on s'arrête, on me serre la main ;
on me demande comment je vais, ce que je fais, ce que deviennent
mes affaires. Mais allons où j'avais dessein d'aller, et sans m'arrêter
je rentrerai à la maison au plus vite.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE II
EUCLION, MÉGADORE 1 .
EUCLION. — J'avais, en sortant, le pressentiment que je ferais une
course inutile ; aussi je n'y allais point sans regret. Aucun des
hommes de la curie n'est venu, non plus que le président qui devait
faire la distribution d'argent. Rentrons à la hâte ; tandis que je suis
ici, mon esprit est à la maison.
MEGADORE. - Salut et prospérité , Euclion .
EUCLION. - Que les dieux te protègent, Mégadore.
MÉGADORE . Eh bien ! dis -moi, tout va-t-il comme tu veux?
EUCLION. Il n'est pas ordinaire qu'un riche aborde si poliment un
pauvre. Cet homme sait que j'ai de l'or ; c'est pourquoi il me salue de
si bonne grâce.
MÉGADORE . Réponds-moi donc te portes -tu bien ?
EUCLION. Hélas ! pas trop bien du côté de l'argent.
MEGADORE. Qu importe ? avec de la bonne humeur, tu as tout ce
qu'il faut pour vivre heureux.
1. Mégadore, riche vieillard, voisin d'Euclion.
APPENDICE . 113
EUCLION. - La vieille, bien sûr, lui a parlé de mon or. Cela ne fait
pas de doute. Mais je lui couperai la langue et lui arracherai les yeur
en rentrant.
MEGADORE . - Qu'as-tu donc à te parler à toi-même ?
EUCLION. -- Je me plains de ma pauvreté. J'ai une fille , une grande
fille, sans dot, partant d'un placement difficile. Je ne vois personne
qui veuille m'en débarrasser.
MEGADORE. C'est assez, Euclion , sois en repos ; on te donnera de
quoi ; je te viendrai en aide. Que te faut-il , parle, tu n'as qu'un mot
à dire.
EUCLION. Il m'offre de l'argent, c'est qu'il veut m'en demander. Il
baye après mon or, pour le dévorer. D'une main il tient une pierre,
et de l'autre il m'offre du pain. Je ne me fie pas au riche qui prodigue
les flatteries à un pauvre. S'il lui passe la main sur le dos , c'est pour
lui faire quelque tort. Je les connaîs , ces polypes , qui ne lâchent plus
ce qu'ils ont touché.
MEGADORE. - Ecoute-moi un moment : j'ai deux mots à te dire,
Euclion, sur une affaire qui nous intéresse tous deux .
EUCLION. C'est fait de moi ! on a mis le grappin sur mon or, et
maintenant celui-ci veut me faire composer. Mais je vais voir à la
maison.
MEGADORE. Où vas-tu ?
EUCLION. —- Je reviens à l'instant : j'ai à donner un coup d'œil au logis.
MEGADORE, seul . - Il me paraît bien qu'au premier mot que je tou
cherai de sa fille , pour la lui demander en mariage, il croira que je me
moque . Je ne connais pas d'homme que la pauvreté ait rendu plus défiant.
EUCLION, rentrant en scène. Les dieux me protègent, tout est
sauvé tout est sauvé, si du moins il n'y manque rien . Mais j'ai eu
une fière peur avant d'entrer là : je ne respirais plus. Je suis à toi ,
Mégadore, tu me voulais quelque chose....
MEGADORE. - Je te rends grâces. Fais-moi le plaisir de répondre
franchement à mes questions.
EUCLION. Oui, pourvu qu'à tes questions je puisse franchement
répondre.
MEGADORE. - Dis-moi donc que penses-tu de ma naissance ?
EUCLION. Bonne.
MÉGADORE . - De ma probité?
EUCLION. - Bonne.
MÉGADORE. -- De mes actions ?
EUCLION. Exemptes de reproche comme de méchanceté.
MEGADORE . ― Sais-tu mon âge?
EUCLION. Il est grand, je le sais, à peu près comme ta fortune.
MEGADORE . - Et moi, je t'ai toujours considéré comme un brave et
honnête citoyen, et je pense encore de même.
EUCLION. Il a eu vent de mon or ! Eh ! bien, que me veux-tu ?
MEGADORE. - Puisque nous nous connaissons si bien, puisse
l'événement être heureux pour toi et pour moi comme pour ta fille !
— je te demande ta fille en mariage. Donne-moi donc ta parole.
EUCLION. - Ah ! Mégadore, c'est une plaisanterie indigne de ton
caractère, que de te moquer ainsi d'un pauvre homme qui n'a fait de
mal ni à toi, ni aux tiens . Car, ni par mês discours, ni par mes actions
je n'ai mérité d'être traité de cette façon .
MÉGADORE. - Je n'ai point voulu me moquer de toi, je ne m'en
moque point : la plaisanterie serait déplacée.
EUCLION. ― Pourquoi donc me demander ma fille?
111 APPENDICE .
MEGADORE . - Pour faire ton bonheur, et vous devoir le mien, à
toi et à ta fille.
EUCLION. Il me vient une pensée, Mégadore. Tu es riche, puissant ;
moi je suis pauvre, très pauvre. Si je te donne ma fille en mariage,
il me vient donc cette pensée que nous serons comme le bœuf et l'àne
qu'on aurait attelés ensemble. Ne pouvant trainer même fardeau que
toi, je tomberai , moi pauvre âne, et resterai dans la boue, et toi , le
grand bœuf, tu ne feras pas plus attention à moi que si je n'existais
pas. Je subirai tes mépris et mes pareils se moqueront de moi . Je
n'aurai plus d'étable sûre, si nous rompons ensemble : les ànes me
déchireront à belles dents, les bœufs me chasseront à coups de cornes.
Il y a vraiment trop de danger pour moi à passer du train des ânes
à celui des bœufs .
MEGADORE. A se rapprocher d'honnêtes gens et à s'allier à eux,
il n'y a qu'avantage. Accepte donc mes ouvertures, laisse-toi persuader
et promets-moi ta fille.
EUCLION. - Mais je n'ai pas de dot à lui donner.
MEGADORE . - N'en donne pas. Pourvu qu'elle ait le cœur droit, elle
est assez dotée.
EUCLION. - Je te le dis, pour que tu ne t'imagines point que j'ai
trouvé des trésors.
MEGADORE . Je le sais ; inutile de le dire. Donne-moi ton consen
tement.
EUCLION. - Soit ! ... Mais, o Jupiter, ne m'assassine-t-on pas ?
MEGADORE. ――――― Qu'as-tu?
EUCLION. - N'ai-je pas entendu comme un bruit de fer ? Je suis
un homme mort, si je ne cours au plus vite là-dedans.
MEGADORE. C'est mon jardin que je fais bêcher.... Eh bien ! où
est-il passé? Parti sans me donner de réponse¹ ! Il ne veut pas de moi,
parce qu'il voit que je recherche son amitié. Ils sont tous de même.
Qu'un riche fasse des avances à un pauvre, le pauvre se tient sur ses
gardes ; sa défiance lui fait manquer souvent une bonne affaire ; puis
quand l'occasion est passée, il la regrette trop tard.
EUCLION. - Si je ne te fais arracher la langue du fond du gosier,
vieille coquine.....
MEGADORE . - Il me semble, Euclion , que, malgré mon âge, tu me
prends pour un homme dont on peut se jouer. Je n'ai rien fait qui te
donne ce droit.
EUCLION. — Je te jure, Mégadore, qu'il n'en est rien, et, quand je le
voudrais, l'occasion serait mal choisie.
MEGADORE . - Eh bien ! donc, m'accordes-tu ta fille ?
EUCLION. - Aux conditions que j'ai dites, avec la dot que j'ai dite .
MEGADORE . ― Ainsi, tu me la donnes ?
EUCLION. Je te la donne.
MEGADORE. ― Que les dieux nous soient propices !
EUCLION. Ainsi le veuillent les dieux ! Mais souviens -toi bien de
nos conventions : ma fille ne t'apporte point de dot.
MEGADORE. - Je ne ublie pas.
EUCLION. C'est que je connais vos chicanes, à vous autres : ce
qui était convenu ne l'est plus, ce qui ne l'était pas le devient, selon
qu'il vous plaît.
SCÈNE IV
SCÈNE VIII
EUCLION, CONGRION.
EUCLION, seul. J'ai voulu faire effort sur moi- même, et me régaler
pour la noce de ma fille. J'arrive au marché , je demande les poissons :
trop chers ; l'agneau trop cher, le bœuf trop cher ; veau , marée, porc
frais, tout trop cher. D'autant plus cher que je n'avais pas d'argent.
Je suis parti furieux, car je n'avais pas le moyen d'acheter. De cette
façon, je leur ai bien passé la jambe à tous ces coquins-là. Et puis ,
j'ai fait en chemin mes petites réflexions : quand on est prodigue un
jour de fète, le lendemain on manque du nécessaire, parce qu'on n'a
pas épargné. Avec ce raisonnement j'ai fait taire mes désirs et mon
ventre, j'ai rangé mes passions à mon avis, et nous ferons le plus
économiquement possible la noce de ma fille. J'ai acheté un grain
d'encens et des fleurs ; nous les placerons dans notre foyer en
l'honneur du dieu lare , pour qu'il rende le mariage fortuné. Mais ne
vois-je pas ouverte la porte de la maison ? Et quel vacarme au dedans !
Malheureux ! est-ce qu'on me met au pillage ?
CONGRION, de l'intérieur. - Une marmite plus grande, si c'est
possible. Táche d'en trouver une chez les voisins. Celle-ci est trop
petite pour ce qu'elle doit contenir.
EUCLION. ―――――― Malheur à moi ! je suis perdu ; on me ravit mon or,
on cherche ma marmite. Apollon, je t'en conjure, viens à mon aide,
viens à mon secours ; tu m'as déjà rendu même service en pareille
occasion. Perce de tes traits tous ces voleurs de trésor. Mais pourquoi
attendre qu'on m'ait assassiné ? courons vite.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE III
EUCLION, CONGRION.
EUCLION, tenant sa marmite. - - Partout où j'irai, ceci ne me quittera
plus . Je la porterai toujours avec moi , et ne la laisserai plus à la
maison, exposée à de pareils dangers . (Aux cuisiniers et aux joueuses
de flute. ) Allez maintenant, entrez tous, et marmitons, et joueuses de
1. Comparer les propos de Strobile avec le portrait que Maitre Jacques
fait de son maître à Frosine ( acte II, sc. v) et les contes divers que l'on
fait de la lésine d'Harpagon et que le même maitre Jacques rapporte à
celui-ci (acte III, sc. v).
APPENDICE. 1 17
flûte. (A Congrion .) Et fais entrer avec eux, si bon te semble, toute
une troupe d'esclaves . Cuisiniers, remuez, mettez tout en branle tant
qu'il vous plaira . • • • • ·
SCÈNE IV
EUCLION , seul.
Dieux immortels ! quelle témérité à un pauvre d'entrer en
relation d'amitié ou d'intérêt avec un riche ! Me voilà maintenant,
pauvre malheureux, circonvenu par Mégadore. Il a feint de m'envoyer
des cuisiniers pour me faire honneur, et sous ce beau prétexte m'a
dépêché des gens pour me voler. Et mon coq , ou plutôt celui de la
vieille, qui se met de la partie et trame avec eux ma perte ! Oui,
à l'endroit même où j'avais enterré cette marmite il est venu gratter,
de ses ongles, tout autour. Ma foi, la fureur me prend je saisis un
bâton et j'assomme le coq, pris en flagrant délit de vol . Je crois que
les cuisiniers lui avaient graissé la patte pour découvrir mon argent......
SCÈNE V
EUCLION , MÉGADORE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE II
EUCLION, STROBILE .
EUCLION, Sortant du temple. Garde-toi bien de révéler à personne
que mon or est ici , ô Bonne Foi ! Je ne crains pas qu'on le trouve ; il
est trop bien caché. C'est que, par Pollux, celui-là ferait un beau
butin , qui trouverait cette marmite pleine d'or ! Je te supplie de ne le
point permettre, ô Bonne Foi ! Maintenant je vais au bain pour le
sacrifice. Il faut ne pas faire attendre mon gendre et me tenir prêt
pour le moment où il viendra chercher ma fille. Veille , ô Bonne Foi ,
je te le recommande encore et toujours , pour que je retrouve ma
marmite intacte et puisse l'emporter sans dommage . Je confie mon or
à ta bonne foi, ô Bonne Foi ! Il est placé dans ton bois sacré, dans
ton temple. (Il sort.)
STROBILE , seul. Dieux immortels ! qu'est-ce que cet homme vient
de m'apprendre ? Il a caché une marmite pleine d'or, ici, dans le
temple ! O Bonne Foi , pourquoi lui serais-tu fidèle plutôt qu'à moi ?...
C'est le père, à ce qu'il m'a semblé, de la fille que mon maitre doit
épouser.... Entrons ici et fouillons dans le temple pour découvrir son
or, pendant qu'il est occupé d'autre part. Si je le trouve, ô
Bonne Foi, je t'offrirai un pot de vin d'un conge entier ; tu peux
y compter...... Et moi , je compte le boire, après te l'avoir offert."
SCÈNE III
EUCLION, seul.
Ce ne peut être sans cause que le corbeau vient de chanter à ma
gauche ; tout en croassant il rasait la terre de ses pieds.... Mon cœur
aussitôt a dansé la courante et bondi dans ma poitrine . Mais courons
vite.
SCÈNE IV
EUCLION, STROBILE.
EUCLION. - Hors d'ici, hors d'ici 1 , ver de terre , qui sors de ton
trou en rampant. Tout à l'heure on ne te voyait pas ; puisque tu te
montres, c'est fait de toi . Ah ! rusé coquin, je vais t'arranger d'une
belle manière !
STROBILE. - Quelle furie te possède ? qu'ai-je à démêler avec toi,
bonhomme? Pourquoi me pousser aussi brutalement ? me trainer et
me battre?
EUCLION. Echine à étrivières, tu le demandes ? voleur, triple
voleur!
STROBILE . - Que t'ai-je pris ?
SCÈNE V
STROBILE, seul.
J'aimerais mieux mourir du plus dur supplice, que de ne pas jouer
aujourd'hui même un tour à ce vieillard . Il n'osera plus cacher ici son
or il va l'emporter, je pense, avec lui , et le changer de place.... Eh !
mais, j'entends crier la porte du temple. C'est le vieux qui emporte
l'or. Retirons-nous un peu, près de cette porte.
SCÈNE VI
EUCLION, STROBILE .
EUCLION. - Je pensais ne pouvoir trouver de meilleure foi que dans
la Bonne Foi elle a bien failli me jouer un mauvais tour. Si le
corbeau ne m'avait averti , j'étais malheureusement perdu. Je voudrais
bien le revoir, ce corbeau avertisseur, pour lui offrir quelque chose,
là , une bonne parole : car de lui donner à manger, ce serait autant dé
perdu pour moi. Maintenant, pour cacher ceci, il me faudrait un
endroit bien solitaire. Ah ! le bois de Sylvain, hors des murs :
personne n'y passe, il est tout plein de saules épais ; c'est là que je
prendrai ma cachette. Oui certes, il vaut mieux me confier à Sylvain
qu'à la Bonne Foi.- (Il sort.)
STROBILE, seul. Bien ! très bien ! les dieux me protègent et veulent
mon bonheur. Je cours à l'endroit indiqué, je grimpe sur un arbre, et
de là j'observe en quel lieu le vieillard cachera son or. Mon maitre
m'avait bien ordonné de l'attendre ici ; mais j'irai au-devant des coups
avec plus de courage, fortune en poche.
SCÈNE VIII
STROBILE, seul.
Non, les griffons qui gardent des trésors au fond des montagnes 1
ne m'égalent pas en richesses . Quant à la foule des rois, je n'en parle
pas la mendicité en personne ! C'est moi qui suis le roi Philippe. O
T'heureux jour ! Parti d'ici tout à l'heure, je suis arrivé bien avant
notre homme, et bien avant lui je choisis mon poste, sur un arbre.
De là j'observais où le vieillard enfouissait son or. Dès qu'il eut
tourné le dos, je me laisse glisser de mon arbre, et je déterre la
marmite pleine d'or. Je le vois alors revenir sur ses pas ; mais il ne
m'a pas vu ; car j'ai eu soin d'appuyer un peu en dehors du sentier.
Oh! oh ! le voici. Allons vite cacher ceci à la maison.
1. Le texte porte : Pici divitiis qui aureos montis colunt ( les picus ou les
piverts qui, etc. ). Il y a là un mélange de légendes grecques et de tradi
tions romaines. Dans la mythologie grecque, ce sont les griffons qui gar
dent l'or dans les montagnes du pays des Arimaspes ; dans la mythologie
romaine, le roi Picus, changé en pivert (ou pic-vert) , remplit à peu près
le même office au fond des forêts.
APPENDICE . 121
SCÈNE IX
EUCLION, seul¹ .
Je suis perdu ! je suis mort ! je suis assassiné ! Où courir? où ne
pas courir? Arrête ! arrête ! Qui arrêter ? qui le fera ? - Je ne
sais ; je ne vois plus ; je suis dans les ténèbres ; j'ai beau rappeler mes
esprits , je ne sais plus où je vais , où je suis, qui je suis . Je vous en
prie, secourez-moi , je vous en supplie, je vous en conjure, et montrez
moi l'homme qui me l'a volée . Qu'est- ce ? qu'avez-vous à rire ? Je
vous connais tous : je sais qu'il y a plus d'un voleur parmi ceux qui
se cachent sous des vêtements blanchis et sont assis là comme des
honnêtes gens. Que dis-tu , toi ? Je veux t'en croire ; car tu m'as l'air
d'un homme de bien . Hein? personne d'ici ne l'a ? Tu me fais mourir.
Dis-moi donc si quelqu'un l'a ! Tu n'en sais rien? Hélas ! hélas !
malheureux ! je n'en puis plus, je suis mort, je suis dans le plus
triste état. Ah! que de gémissements, de maux et de désespoir ce jour
m'a apportés ! et la faim, et la misère ! Je suis le plus malheureux
vieillard qu'il y ait sur la terre. Eh ! qu'ai-je affaire de la vie, main
tenant que j'ai perdu un si beau tas d'or, que je gardais avec tant de
soin ? Je me suis dérobé moi-même ; je me suis tout retranché , tout
refusé. Et maintenant d'autres en ont la joie, pour mon malheur et
ma ruine ! Ah ! j'en mourrai !
SCÈNE X
LYCONIDÈS 2, EUCLION.
LYCONIDÈS. -- Qui donc gémit ainsi et se lamente devant notre
maison? C'est Euclion lui-même, si je ne me trompe. Je suis perdu !
il sait tout 3. Faut-il fuir ou demeurer ? l'aborder ou l'éviter ? je ne sais
vraiment que faire.
EUCLION. Qui donc parle ici ?
LYCONIDÈS. - C'est moi, bien malheureux !
EUCLION. Ah! personne ne l'est plus que moi ; je suis le plus
misérable des hommes, tant j'ai souffert de maux et de chagrins.
LYCONIDES. Reprends espoir.
EUCLION. Et comment reprendre espoir, dis- moi ?
LYCONIDES. Parce que, le crime qui te fait tant souffrir, c'est
moi qui l'ai commis ; je l'avoue.
EUCLION. - Que me dis-tu là?
LYCONIDES. La vérité.
EUCLION. Qu'avais-tu donc à me reprocher, jeune homme, pour
agir ainsi avec moi et me perdre, moi et mes enfants ?
LARIVEY
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE III
1. On lui a fait croire que sa maison était hantée par des diables ou des
esprits : d'où le titre de la pièce.
APPENDICE. 125
meilleur que je la mette icy, en ce trou, où je l'ay mise autrefois sans
que jamais j'y aie trouvé faute. Oh ! petit trou, combien je te suis
redevable !
DESIRÉ . Mais moy, si vous l'y mettez .
SEVERIN. Mais si on la trouvoit ! Une fois paie pour tousjours.
Je la porteray encores avec moy : je l'ay apportée de plus loing. On
ne me la prendra pas , non. Personne ne me void-il? J'y regarde ,
pource que quand on sçait qu'un qui me resemble a de l'argent , on
luy desrobbe incontinent .
DESIRÉ. Elle sera mieux au trou.
SEVERIN. Que maudits soient les diables qui ne me laissent
mettre ma bourse en ma maison ! Tubieu, que dis-je ! Que ferois-je
s'ils m'escoutoient? Je suis en grande peine ; il vaut mieux que je la
cache, car, puisque la fortune me l'a autrefois gardée, elle voudra bien
me faire encores ce plaisir. Hélas ! ma bourse, hélas ! mon âme, hélas !
toute mon espérance, ne te laisse pas trouver, je te prie.
DESIRÉ. Je pense qu'il ne la laschera jamais .
SEVERIN. Que feray-je? l'y mettrai-je ? Oy ; nenny ; si feray ; je
l'y vay mettre ; mais devant que me descharger je veux veoir si quel
qu'un me regarde. Mon Dieu ! il me semble que je suis veu d'un
chacun, mesmes que les pierres et le bois me regardent . Hé ! mon
petit trou, mon mignon, je me recommande à toy. Or sus, au nom de
Dieu et de sainct Antoine de Padoue, in manus tuas Domine,
commendo spiritum meum . ·
• • • • •
• • • • •
ACTE TROISIÈME
SCÈNE II
SEVERIN. Je suis venu devant pour veoir la cache où repose ma
bourse ; car je ne me puis garder que tousjours je ne luy jette
quelque œillade ; mais puisqu'il n'y a icy personne, je veux veoir si
elle y est encor. O ma bourse ! que te voilà bien ! je ne te veux
autrement toucher, car tu es comme je t'ay mise . Mon gentil trou,
mon mignon, garde-la moy encores une heure seulement ; je te lá
recommande, jaçoit que soys en lieu où je te verray tousjours. • ·
SCÈNE VI
SEVERIN . Mon Dieu qu'il me tardoit que je fusse despesché de
cestuy-cy, afin de reprendre ma bourse ! J'ay faim , mais je veux encor
espargner ce morceau de pain que j'avois apporté ; il me servira bien
pour mon soupper, ou pour demain mon disner, avec un ou deux
navets cuits entre les cendres . Mais à quoy despends-je le temps , que
je ne prends ma bourse , puisque je ne voy personne qui me regarde ?
O m'amour ! t'es-tu bien portée ?.... Jésus, qu'elle est legere ! Vierge
Marie ! qu'est-ce cy qu'on a mis dedans ? Hélas ! je suis destruict, je
suis perdu, je suis ruyné ! Au voleur ! au larron ! au larron ! prenez
le ! arrestez tous ceux qui passent ! fermez les portes, les huys, les
fenestres ! Miserable que je suis ! où cours -je ? à qui le dis-je ? Je ne
sçay où je suis , que je fais, ny où je vas ! Hélas ! mes amys, je me
126 APPENDICE.
recommande à vous tous ! secourez-moy , je vous prie ! je suis mort !
je suis perdu ! Enseignez-moy qui m'a desrobbé mon ame, ma vie,
mon cœur et toute mon esperance ! Que n'ay-je un licol pour me
pendre ! car j'ayme mieux mourir que vivre ainsi. Hélas ! elle est toute
vuyde. Vray Dieu ! qui est ce cruel qui tout à coup m'a ravy mes
biens, mon honneur et ma vie? Ah ! chetif que je suis ! que ce jour
m'a esté malheureux ! A quoy veux-je plus vivre, puis que j'ay perdu
mes escus, que j'avois si soigneusement amassez , et que j'aymois et
tenois plus chers que mes propres yeux ! mes escus, que j'avois
espargné retirant le pain de ma bouche, n'osant manger mon saoul, et
qu'un autre joyt manitenant de mon mal et de mon dommage !
FRONTIN. Quelles lamentations enten-je là ?
SEVERIN. Que ne suis-je auprez de la rivière, afin de me noyer !
FRONTIN. - Je me doute que c'est.
SEVERIN. Si j'avois un cousteau, je me le planterois en l'estomac .
FRONTIN. Je veux veoir s'il dict à bon escient. Que voulez- vous
faire d'un cousteau , seigneur Severin? Tenez , en voilà un .
SEVERIN. - Qui es-tu ?
FRONTIN. - Je suis Frontin. Me voyez-vous pas ?
SEVERIN. --- Tu m'as desrobbé mes escus, larron que tu es ! Ça,
ren-les moy, ren- les moy, ou je t'estrangleray !
FRONTIN . Je ne sçay que vous voulez dire.
SEVERIN. Tu ne les as pas , donc ?
-
FRONTIN. Je vous dis que je ne sçay que c'est.
SEVERIN. - Je sçay bien qu'on me les a desrobbez.
FRONTIN. Et qui les a prins ?
SEVERIN. Si je ne les trouve, je delibère me tuer moy-mesme.
FRONTIN. Hé seigneur Severin , ne soyez pas si colère !
SEVERIN. Comment, colère ? J'ay perdu deux mille escus.
FRONTIN. - Peut-estre que les retrouverez ; mais vous disiez
tousjours que n'aviez pas un lyard, et maintenant vous dictes que
avez perdu deux mille escus ?
SEVERIN. - Tu te gabbes encor de moy, meschant que tu es !
FRONTIN. Pardonnez -moy.
SEVERIN. Pourquoy donc ne pleures-tu?
FRONTIN. Pource que j'espère que les retrouverez .
SEVERIN. Dieu le veuille, à la charge de te donner cinq bons sols !
FRONTIN. Venez disner. Dimanche, vous les ferez publier au
prosne ; quelcun vous les rapportera.
SEVERIN. Je ne veux plus boire ne manger ; je veux mourir ou
les trouver.
FRONTIN. - - Allons, vous ne les trouvez pas pourtant, et si ne
disnez pas .
SEVERIN. - Où veux-tu que j'alle ?... au lieutenant criminel !
FRONTIN. Bon !
SEVERIN. Afin d'avoir commission de faire emprisonner tout le
monde !
FRONTIN. ― Encor meilleur ! Vous les retrouverez . Allons , aussi bien
ne faisons-nous rien icy.
SEVERIN. Il est vray, car encor que quelqu'un de ceux-là les
eust , il ne les rendroit jamais . Jésus ! qu'il y a de larrons en Paris !
FRONTIN . - N'ayez pour de ceux qui sont icy ; j'en respon , je les
congnois tous .
SEVERIN. - Hélas ! je ne puis mettre un pied devant l'autre ! O ma
bourse !
APPENDICE . 127
FRONTIN. - Hoo ! vous l'avez ; je voy bien que vous vous mocquez
de moy.
SEVERIN . - Je l'ay voirement ; mais , hélas ! elle est vuyde , et
elle estoit plaine !
FRONTIN. - Si ne voulez faire autre chose , nous serons icy jusqu es
à demain.
SEVERIN. - Frontin, ayde-moy, je n'en puis plus . O ma bourse !
ma bourse ! hélas ! ma pauvre bourse !
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE VIII
SEVERIN. - Qui est là ?
HILAIRE. Mon frère, ouvrez !
SEVERIN. On me vient icy apporter quelques meschantes nouvelles.
HILAIRE. Mais bonnes : vos escuz sont retrouvez.
SEVERIN. Dictes-vous que mes escuz sont retrouvez ?
HILAIRE. Oy, je le dy.
SEVERIN. Je crain d'estre trompé comme auparavant.
HILAIRE. Ils sont icy près , et devant qu'il soit long temps vous
les aurez entre voz mains .
SEVERIN. - Je ne le puis croire, si je ne les voy et les touche.
HILAIRE. ―― D'avant que vous les ayez, il faut que me promettiez
deux choses : l'une, de donner Laurence à Desiré ; l'autre , de consentir
qu'Urbain prenne une femme avec quinze mil livres .
SEVERIN. Je ne sçay que vous dictes : je ne pense à rien qu'à
mes escuz, et ne pensez pas que je vous puisse entendre si je ne les
ay entre mes mains ; je dy bien que, si me les faictes rendre, je ſeray
ce que vous voudrez.
HILAIRE . ―――――― Je le vous prometz.
SEVERIN . --- Et je le vous prometz aussi.
HILAIRE . Si ne tenez vostre promesse, nous les vous osterons .
Tenez, les voilà.
SEVERIN. O Dieu ! ce sont les mesmes ! Hélas ! mon frère ! que je
vous ayme ! Je ne vous pourray jamais recompenser le bien que vous
me faictes, deussé-je vivre mille ans.
HILAIRE . Vous me recompenserez assez , si vous faictes ce dont
je vous prie.
SEVERIN. Vous m'avez rendu la vie , l'honneur et les biens que
j'avois perduz avec cecy.
HILAIRE. -- Voilà pourquoy vous me devez faire ce plaisir.
SEVERIN. Et qui me les avoit desrobez ?
HILAIRE. Vous le sçaurez après ; respondez à ce que je demande.
SEVERIN. Je veux premierement les compter.
HILAIRE . Qu'en est-il besoin?
SEVERIN. -- Ilo ! o ! s'il s'en falloit quelcun ?
HILAIRE. Il n'y a point de faute , je vous en repond .
SEVERIN . Baillez-le- moy donc par escrit.
FORTUNE.0 ! quel avaricieux !
L'AVARE. 7
TABLE DES MATIÈRES
AVERTISSEMENT. ....... V
NOTICE SUR LE THEATRE DE MOLIÈRE ... VII
ÉTUDE SUR L'AVARE ..... XXVIII
L'AVARE…………..
Acte premier..... 3
Acte deuxième. 31
Acte troisième .. 51
Acte quatrième 74
Acte cinquième ... 90
APPENDICE.
PLAUTE. La Marmite ... 110
LARIVEY. Les Esprits.... 126