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Moïse l’AfricAin

MigrAtion de récits et brAssAge de Mythologies


en Afrique subsAhArienne

Édition critique, traduction et commentaire


Moïse l’AfricAin

MigrAtion de récits et brAssAge de Mythologies


en Afrique subsAhArienne

édition critique, traduction et commentaire

par

iyas Hassan

Ouvrage publié avec le concours du


ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères (DGMDP) et du
Centre national de la recherche scientifique (UMIFRE 6, USR 3135)

Presses de l’ifpo
damas - beyrouth
2018
Ifpoche
5
Série Bilingue 2

Directeur des publications de l’Ifpo :


Michel MOUTON
Directeur de la collection :
Frédéric IMBERT

Presses de l’
Responsable : Nadine MÉOUCHY

Édition, stylage et édition numérique, infographie

Site de Beyrouth
Infographie et PAO : Rami YASSINE
Technicien supérieur PAO : Antoine EID

Site de Damas
Technicienne suprérieure PAO : Lina KHANMÉ-SBERNA

Diffusion
Chargée de diffusion : Lina NACOUZI

Mots-clés : Qaṣaṣ, Moïse, Entretien secret, Mont Sinaï, manuscrits de


l’Afrique Subsaharienne, Islam d’Afrique, Migration des récits.
Keywords : Qaṣaṣ, Moses, Secret Appointment, Mount Sinai, Sub-
Saharan African manuscripts, African Islam, narratives’ migration.
‫ مخطوطات إفريقية‬،‫ جبل الطور‬،‫ مناجاة‬،‫ موسى‬،‫ َقصص‬: ‫كلمات محورية‬
.‫ هجرة احلكايات‬،‫ إسالم إفريقيا‬،‫جنوب الصحراء‬
© 2018, INSTITUT FRANÇAIS DU PROCHE-ORIENT
B.P. 11-1424 Beyrouth, Liban
diffusion-ifpo@ifporient.org

Ifpoche
Collection

ISBN 978-2-35159-745-3
ISSN 2219-8296
Dépôt légal : 4e trimestre 2018
Sommaire

remerciements ............................................................................... 7
introduction ...................................................................................... 9
récit de Moïse .................................................................................. 43
bibliographie ..................................................................................... 129
Remerciements

Ce travail a bénéficié aux différentes étapes de sa


réalisation du soutien du Professeur Georges Bohas. Je
tiens à lui dire ma gratitude pour sa bienveillance et ses
généreux conseils.
Je voudrais exprimer ma reconnaissance aussi
envers l’Institut de recherches en Sciences Humaines de
l’Université Abdou Moumouni de Niamey et son directeur
M. Seyni Moumouni d’avoir mis à notre disposition, dans
le cadre du programme Vecmas, une partie de leurs fonds
précieux.
Je remercie également mon ami M. Yves Gonzalez-
Quijano du temps qu’il bien voulu consacrer à la
relecture de l’introduction ainsi que de ses remarques et
suggestions toujours pertinentes.
C’est grâce à l’initiative de M. Frédéric Imbert,
directeur du Département des Études Arabes, Médiévales
et Modernes de l’Ifpo, que Moïse l’Africain a trouvé son
chemin vers la collection Ifpoche. Qu’il en soit remercié
chaleureusement, ainsi que de sa relecture minutieuse et
de ses propositions qui ont enrichi cette édition.
Mes remerciements vont enfin à M. Michel Mouton,
directeur de l’Ifpo, d’avoir accepté la publication de
cet ouvrage et à Mme Nadine Méouchy, responsable
du service des Presses, pour toute l’attention qu’elle a
montrée pendant la phase éditoriale.
Introduction

Moïse ou la littérature compositionnelle

Le qa a subsaharien. Un nouveau champ de recherche pour la


littérature arabe

Le manuscrit présenté et commenté ici est issu de


la collection de la bibliothèque du Département des
Manuscrits Arabes et Ajami (MARA) de l’Institut de
Recherches en Sciences Humaines à l’Université Abdou
Moumouni de Niamey (Niger), où il est conservé sous le
numéro 3785. Il n’est pas daté et porte la signature de
Sa d b. Ism l dont on ne sait rien qui le dédicace au
dernier folio à son fr re , tr s probablement dans la foi,
Sayyid A mad b. Mu ill h, pas plus connu que le premier.
Sa d b. Ism l est donc vraisemblablement le copiste.
Il est toutefois impossible de déterminer son rôle dans
la composition du récit que relate ce manuscrit. Rien
en effet ne permet de savoir s’il consigne par écrit un
enseignement oral qu’il a reçu directement, s’il réalise
une copie, fid le ou moins fid le, d’un autre manuscrit ou
s’il compose lui-même le texte à partir d’éléments qu’il
connaît. Peut-être qu’une meilleure connaissance des
fonds subsahariens permettra, dans l’avenir, d’en savoir
davantage. L’état actuel de notre connaissance de cette
littérature invite à considérer le récit comme anonyme.
Le manuscrit porte, sur le premier folio, un titre
distinct, i at M s qui veut-dire simplement Récit de
10 moïse l’africain

Mo se. Il renferme une version islamique de l’entretien


entre Dieu et le prophète biblique Moïse sur le Mont
Sinaï, sous forme d’un long dialogue. Plusieurs autres
manuscrits aux contenus différents, conservés dans la
même bibliothèque, portent ce même titre, vague sans
doute, mais qui n’a rien de banal. i at M s évoque
en effet un genre bien connu de la littérature religieuse
arabe, le qa a que l’on peut traduire littéralement
par les récits . es prémices de ce genre littéraire, à
l’origine oral, remontent à l’antiquité arabe, comme en
témoignent des usages du terme qa a et du verbe qa a
dans le Coran 1. Une fois islamisé, le qa a commença tôt
à prendre une forme canonique dans l’exégèse coranique
(ta s r) durant les deux premiers siècles de l’Hégire
(VIIe et VIIIe siècles ap. J.-C.), avant d’intégrer les écrits
historiographiques. Il se développa ensuite pendant près
d’un siècle avant de donner lieu, à partir du XIe siècle, à
des ouvrages thématiques avec ce qui sera appelé qa a
al an i ou, plus couramment aujourd’hui, qi a al
an i , genre prosaïque hagio-onomastique relatant la
version islamique de la vie et des miracles des prophètes,
pour la plupart bibliques, antérieurs à Muhammad.
Il convient de noter que ce schéma évolutif n’est
pas propre au genre qa a , mais concerne plusieurs
genres littéraires religieux s’étant développés à la même
période. n effet, l’exég se coranique ta s r) était à ses
origines un champ globalisant qui a repris et mobilisé
toute sorte de matériaux culturels, inscrivant dans le
champ du sacré des récits légendaires et mythologiques
de sources et de natures variées. Ainsi, des genres tels

1. Coran 3,67 ; 4,164 ; 6,130 ; 7,7/35/101/176 ; 11,100/120 ; 12, 3/111 ;


18,13 ; 28,25.
introduction 11

les as al nu l (circonstances de la révélation des


versets du Coran), al n si a l mans (l’abrogeant et
l’abrogé), voire, dans une certaine mesure, le hadith, ont
connu cette phase d’élaboration dans le champ du ta s r
avant de s’en détacher pour prendre des traits qui leur
sont propres, et constituer des espaces distincts dans la
littérature islamique.
Deux auteurs sont emblématiques du genre qa a
al an i . e premier est Ab Is q A mad al- a lab
(m. 427/1036) auteur du premier recueil connu de récits
des prophètes, le célèbre Ar is al ma lis, appelé aussi
a a al an i . e second est Mu ammad b. Abd All h
al- is qui aurait vécu au IIe siècle, mais dont l’identité
demeure obscure, et que l’on confond parfois avec le
cél bre philologue Al b. amza al- is , mort, lui, au
début du IXe si cle. n attribue à is un autre cél bre
a a al an i dont le plus vieux manuscrit remonte au
XIIIe si cle. Ces deux auteurs sont en effet représentatifs
de deux catégories, ou écoles, au sein de cette littérature
(Nagel, 1986 : 177-178), selon que le matériel narratif
utilisé provient immédiatement des ouvrages de ta s r,
ce qui est le cas de l’ uvre de a lab , ou est puisé, loin
de la littérature savante, à la pratique des sermonnaires
et conteurs publics (qu , sing. q ), c’est-à-dire à une
tradition orale dite populaire.
Cependant, la parenté avec le genre qa a que
suggère le titre i at M s est quelque peu trompeuse,
d’où d’ailleurs tout son intérêt. Et ce n’est pas là le seul
piège que tend ce manuscrit de Niamey à son lecteur
contemporain, a fortiori s’il s’agit d’un lecteur averti,
spécialiste de ce type de narrations. Car quiconque
fréquente cette littérature islamique dans sa version
orientale se trouve vite dans l’embarras face à cet
12 moïse l’africain

entretien secret mun t) entre Moïse et Dieu, qui


ne correspond que tr s peu aux différents R cits de Mo se
relatés dans les a a al an i . De par sa structure, sa
rhétorique et ses choix rédactionnels que j’évoquerai
plus loin, ce texte n’a en effet de cesse de se revendiquer
de la littérature islamique savante et, en même temps,
d’a rmer une hétérodoxie libre de tout canon.
Au premier abord, il ressemble de fait aux textes
islamiques orientaux relevant du genre annoncé dans
le titre, le qa a en l’espèce, parce qu’il puise son cadre
général et une partie de son matériel narratif dans
cette littérature mère telle qu’elle fut développée dans
l’exégèse et dans le hadith. Toutefois, les choix qu’il y
effectue ainsi que l’aisance avec laquelle il conjugue les
références sunnites canoniques avec celles considérées
comme apocryphes (ma t), tout en y associant des
éléments chiites et d’autres se rapportant probablement
à des croyances locales, autrement dit la manière dont il
recompose sa matière première lui confère un caractère
éminemment composite.
Mon choix de le rebaptiser Mo se l’A ricain, trahison
que me semble autoriser, sinon suggérer l’exercice
d’édition critique, vise ainsi à mettre en exergue cet
aspect qui mérite d’être souligné. Car ce caractère
composite n’est pas propre à i at M s ni d’ailleurs
au genre auquel il appartient. Il s’avère, au contraire,
largement valable pour une grande partie des manuscrits
arabes subsahariens que nous connaissons, tous domaines
confondus, et constitue ainsi un angle d’approche très
propice pour aborder cette partie de la littérature arabe
de l’ ccident musulman. Il est en effet rare que les textes
issus des collections subsahariennes soient identiques
à ce qui est supposé être leurs sources d’inspiration,
introduction 13

y compris quand il s’agit d’ouvrages qui s’annoncent,


implicitement ou explicitement, comme étant la copie
d’une œuvre orientale ou andalouse connue. Un grand
nombre des manuscrits issus de ces collections sont en
fait le produit d’un processus de migration de textes de
l’Orient musulman vers son Occident. Et ce processus
laisse indéniablement ses traces sur la structure des
textes qui constituent le lieu où se croisent des éléments
d’origines très variées, africaines comme orientales,
populaires comme savantes, religieuses comme profanes.
Ainsi, après un long séjour dans la littérature
islamique d’Orient, ce prophète biblique archétype du
musulman pieux prend ici encore de nouveaux traits.
C’est dans ce sens qu’il faut lire le renvoi à l’Afrique
dans le titre, avec les connotations géographiques et
chronologiques qu’il revêt. Les nouvelles transformations
que connaît Moïse lors de son dernier voyage islamique
méritent en effet d’ tre envisagées sous l’angle de la
position géographiquement excentrée de l’Afrique
subsaharienne, et de l’arrivée relativement tardive de
ces narrations dans cette partie du continent, éloignée
des différents centres de gravité qu’a connus le monde
musulman durant l’époque médiévale.
Ces écarts déroutants invitent à observer une piste
précieuse que ces narrations afro-musulmanes suggèrent,
concernant les transformations que continue à connaître
une culture savante dont les canons semblaient déjà
définitivement stables.
Par ailleurs, malgré la grande différence entre
les deux contextes, l’arrivée et l’adaptation de ces
narrations en Afrique subsaharienne seraient le miroir
d’un processus similaire lointain qu’avait connu ce
même matériel lors de son arabisation entre le VIIe et le
14 moïse l’africain

VIIIe siècles, à une époque où l’arabe devenait la langue


inclusive d’un empire multiculturel en formation. En
effet, Mo se l’A ricain résulte de la transformation d’un
matériel non pas islamique, mais, plus justement,
islamisé. n le sait, la figure canonique de Mo se dans les
sources islamiques et cela reste valable pour les autres
figures prophétiques est le résultat d’un processus de
décomposition/recomposition d’un matériel narratif
biblique et parabiblique, opéré déjà dans le corpus
coranique et poursuivi durant les premiers siècles de
l’Hégire dans le champ du ta s r puis du hadith. L’aspect
composite évoqué plus haut au sujet de Mo se l’A ricain
est tout à fait valable pour Mo se le musulman tel
qu’il figure dans les sources orientales, exégétiques
comme le a s r Muq til au VIIIe siècle, de hadith comme
le Sa al u r au IXe siècle ou historiographiques
comme l’Histoire des prophètes et des rois (Ta r al rusul
a l mul de abar au e siècle, pour ne citer que trois
œuvres-étapes. Résultat de la conjugaison d’éléments
mythologiques arabes avec des traditions judaïques
recomposées, Mo se le musulman ressemble beaucoup
à Mo se l’A ricain, par certains de ses traits sans doute,
mais surtout par le mécanisme de sa formation.
Suivre une telle piste permettrait d’observer, d’une
part, la formation d’une littérature narrative arabe dans
une zone géographique o une telle démarche est encore
inédite de l’autre elle offrirait la possibilité de soumettre
la phase de formation des récits religieux des débuts de
l’islam à un nouvel examen rétrospectif, en bénéficiant
de l’étude des correspondances entre deux processus
culturels, en l’occurrence la formation du qa a oriental
puis celle du qa a subsaharien. Une telle approche
permettrait de mettre en miroir deux matériels narratifs
introduction 15

similaires, développés dans une même langue, à savoir


l’arabe dans ses registres classique et médian, pratiquée à
deux époques différentes dans des zones géographiques
éloignées.
Les manuscrits relevant du genre qa a et édités
dans le cadre du programme Vecmas 2 présentent des
caractéristiques similaires à Mo se l’A ricain. Les éléments
qu’ils rév lent confirment indéniablement l’importance
de cette piste. Bien que leur nombre soit encore insu sant
pour permettre d’émettre des hypothèses sur le
mécanisme de leur formation ainsi que pour esquisser un
portrait général d’une littérature arabe subsaharienne ,
le nombre de manuscrits relevant du genre qa a et déjà
recensés 3 promet de pouvoir entreprendre un tel travail
théorique dans un avenir proche.

2. « Valorisation et éditions critique des manuscrits arabes


subsahariens ou Vecmas, est un programme de recherche développé
à l’UM ICA CN S, Université umi re yon et NS de yon
depuis 2008, dans le cadre duquel la présente édition a été réalisée.
Trois autres publications de manuscrits relevant du genre qa a ont déjà
eu lieu. Il s’agit de e Roman d’Ale andre om ouctou istoire du icornu
Le manuscrit interrompu et de es prouesses de l’Imam Ali I n A i ali et
de son fils al usa n, édités et traduits par Georges Bohas, Abderrahim
saguer et Ahyaf sinno et parus respectivement chez Actes Sud en
et Geuthner en 2016 ; puis du récit de a addud al ri a (la Docte
Sympathie) édité par Floréal sanagustin et paru d’abord en arabe aux
éditions de l’ NS en , puis en fran ais chez Geuthner, en . Mo se
l’A ricain est le quatrième dans cette série.
3. L’inventaire établi par Abderrahim Saguer, de l’équipe ICAR-Vecmas
à partir de quatre catalogues provenant du Mali, de la Mauritanie, du
Ghana et du Niger, indique une cinquantaine de textes relevant du
genre qa a dont seulement les quatre susmentionnés ont fait l’objet
d’un travail d’édition. Je remercie A. Saguer d’avoir accepté de partager
avec moi ses recherches dont certaines sont encore inédites.
16 moïse l’africain

La littérature compositionnelle : sources et matériel narratif de


Moïse l’Africain

Mo se l’A ricain présente une trame narrative


cohérente, ce qui laisse croire qu’il ne s’agit pas d’une
simple compilation d’éléments hétéroclites, ni d’un
agencement de plusieurs récits et traditions, comme
c’est le cas dans une partie importante de la littérature
narrative médiévale arabe. La manière dont les emprunts
à la littérature savante sont effectués ainsi que la mani re
dont les éléments empruntés sont agencés et lissés dans le
tissu textuel indiquent plutôt qu’il s’agit d’une réécriture
à partir d’éléments souvent identifiables.
Cette hypothèse est corroborée par le fait que
l’auteur insère six titres qui répartissent le contenu en
six chapitres thématiques. Construits tous sur la base de
la formule es questions de Mo se à propos de , ces
titres répondent ainsi à une logique interne au récit et
produisent un effet de pause dans le long dialogue entre
les deux personnages.
Mais alors que la répartition du texte en chapitres
telle que proposée par l’auteur donne déjà d’importants
indices de lecture, il est possible de procéder à deux
autres découpages. Le premier tente de se situer en
amont de l’œuvre, pour ainsi dire, et de reconnaître
ainsi le matériel ayant servi à sa composition. Quant au
second, il aborde le texte comme une œuvre achevée et
vise à y distinguer des cycles, dans le but de l’analyser,
en s’appuyant sur des crit res thématiques différents de
ceux de l’auteur.
introduction 17

Des « sources-troncs »
Du point de vue du matériel exploité, il est possible de
diviser le texte en cinq sections distinctes, précédées par
un passage introductif qui sera commenté plus loin.
La première section commence au milieu du deuxième
folio et va jusqu’à la fin du folio , o commence la
deuxi me section avec le premier titre interne, es
questions de Mo se à propos de ce que Dieu a interdit .
Elle se poursuit jusqu’au premier tiers du folio 7 et
s’achève avec le troisième titre, identique au premier,
à savoir es questions de Mo se à propose de ce que
Dieu a interdit . Avec la répétition du titre, qui annonce
donc la suite thématique de ce qui précède, commence
paradoxalement une nouvelle section inspirée d’une
autre source. Cette troisième section va jusqu’au début
du folio 11.
À cet endroit central du manuscrit s’opèrent plusieurs
changements, de thème, de source et de cycle (voir ci-
dessous). Cette section se poursuit jusqu’à la dernière
ligne du folio 16 où commence la dernière section qui
s’achève avec les dernières lignes du manuscrit, au
folio 19.
Ces cinq sections correspondent à cinq sources ou
univers textuels ayant pu servir à l’auteur de Mo se
l’A ricain comme matière première. Les emprunts à
ce niveau assurent le cadre général de la narration
et servent de base permettant d’accueillir les autres
emprunts, de les agencer et de les développer. n effet, à
l’intérieur de chacune des cinq sections, l’auteur mobilise
dans l’élaboration de son récit un très grand nombre de
hadiths et de fragments textuels issus de la littérature
religieuse, tous genres confondus, comme on peut le
18 moïse l’africain

constater à travers les nombreux renvois proposés en


notes dans le texte arabe de l’édition 4.
Je suggère de nommer les sources à partir desquelles
s’effectue le premier niveau d’emprunt des sources-
troncs , et de voir celles dont sont issus les fragments
combinés dans chaque section comme des sources-
branches .
Dans les deux premières sections, deux hadiths
en rapport avec le prophète Moïse servent chacun de
source-tronc. Le premier, à partir duquel a été élaborée la
première section, est le hadith des signes de l’avènement
de la communauté de Muhammad dans la Torah ( ad
i t ummat Mu ammad, désormais Hadith des signes),
mentionné, entre autres sources, par Ibn As ir dans son
Histoire de Damas Ibn Man r, Mu ta ar, t. 25, p. 366-367)
et que l’on trouve dans plusieurs œuvres exégétiques
voir à titre d’exemple Ibn a r, a s r, en marge de
Coran 7,154 5).
Dans la deuxi me section, on peut identifier sans
di culté le adith des si qualit s ( ad al i l al sitt)
qu’on trouve également dans l’Histoire d’Ibn As ir
(idem) et le a Ibn abb n F ris , I s n, t. 14, p. 100-
101). D’autres hadiths similaires à ce dernier, que l’on
peut considérer comme des variantes, sont également
mobilisés et investis dans l’élaboration du cadre narratif

4. Je fais l’économie ici d’une présentation exhaustive de ces sources. Le


lecteur les découvrira au cours de la lecture dans l’apparat critique en
marge du texte arabe, puis les retrouvera dans la bibliographie.
5. Les commentaires du Coran ont été consultés exclusivement en ligne,
principalement sur le site de Mu assasat l al a t, alta sir com. Je ne
renvoie de ce fait pas à des numéros de pages, mais aux numéros des
versets commentés.
introduction 19

dans cette section, notamment un hadith d’après Budayl


b. Maysara et un autre d’apr s Mu ammad b. a b al-
Qura Ibn Man r, Mu ta ar, t. 25, p. 375).
La source-tronc est moins visible dans la troisième
section. On y reconnaît toutefois les traits du hadith
relatant d’apr s Ibn Abb s le dernier pr che prononcé
par le prophète Muhammad avant sa mort (désormais
Dernier prêche , tel qu’il figure dans des sources chiites
comme Les balises de la Voie pour reconnaître les gens de la foi
(A l m al d n i t al mu min m d’al- asan al-Daylam 6
datant du VIIIe siècle de l’Hégire. De par son style,
mais aussi à travers les thèmes qu’elle évoque et leur
encha nement, cette section investit en effet le Dernier
prêche sans toutefois chercher à en être la réplique.
Dans ces trois premières sections qui représentent
à peu près la moitié du manuscrit, l’auteur réemploie
des éléments puisés principalement dans l’univers du
hadith. Ce dernier reste présent dans la seconde moitié,
mais y occupe désormais une place secondaire, d’autres
éléments ayant pris désormais le dessus. n note en effet
un changement de registre dès le début de la quatrième
section, qui situe le récit désormais dans la littérature de
l’au-delà. Mais alors que cette partie du texte représente
indéniablement une section à part, distincte de ce qui la
précède et de ce qui la suit, et alors que beaucoup de ses
sources-branches ont été identifiées, il n’a pas été possible
de reconnaître avec certitude une source-tronc. Cette
section rappelle en effet plusieurs uvres eschatologiques
connues, comme l’anonyme Livre de la splendeur [de Dieu]
( it al a ama) qui remonte probablement au IVe siècle

6. Voir l’intégralité du hadith dans Daylam , A l m : 410-428.


20 moïse l’africain

de l’Hégire 7, et son homonyme attribué à Ab al- ay


al- I fah n m. . lle peut également évoquer,
dans une moindre mesure et par certains aspects, La perle
de facture et le dévoilement des secrets de la vie future (al-Durra
al ira a ul m al ira d’al- az l m. .
lle évoque enfin, notamment dans sa derni re partie,
des éléments de la littérature de Mi r 8. L’absence
d’éléments intertextuels évidents ne permet cependant
pas d’émettre des hypothèses solides concernant les
œuvres consultées par l’auteur et à partir desquelles
cette partie du texte a été élaborée.
Quant à la cinquième et dernière section, elle
correspond indéniablement aux prêches rassemblés
par al- azal dans es e hortations dans les paroles di ines
reformulées par le Prophète (al Ma i l a d al
qudsi a al- az l , Ras il, p. 608-623). En déplaçant le
récit dans la tradition soufie cette fois-ci, cette section
illustre un autre aspect de la culture religieuse plurielle
de son auteur.
Ces sources-troncs étant ainsi identifiées, une
importante réserve doit être formulée quant à la manière
dont elles ont été exploitées dans l’élaboration de Mo se
l’A ricain. n effet, alors que leur in uence immédiate peut-
être aisément démontrée, il n’est en aucun cas possible
de savoir si l’auteur connaissait ces textes séparément et
sous leur forme savante ou si, au contraire, il a formulé

7. Sur l’attribution problématique de cette uvre, voir Ab D b, al Ada ,


p. 57-64.
8. C’est le nom générique que donne J. . Benchei h à l’ensemble des
versions d’al Isr a l Mi r , récit du voyage nocturne de Mu ammad
vers Jérusalem, puis de son ascension à travers les cieux pour rencontrer
Dieu (Bencheikh 1988, p. 238-242).
introduction 21

son texte à partir d’un matériel déjà transformé, à


travers des versions intermédiaires, en arabe standard ou
en arabe moyen. Tant que nous ne connaissons pas les
auteurs et leur formation intellectuelle, cette question
restera malheureusement sans réponse.

Les « sources-branches » : élargissement, fusion,


reformulation
Alors que les sources-troncs assurent le point de
départ et le cadre des différentes parties du récit, les
fragments issus des sources-branches, eux, créent les
développements. En comparant la version donnée par
l’auteur de chaque source-tronc avec ce qui est censé
être son origine, on observe tout d’abord un phénomène
d’élargissement. L’auteur mobilise sa culture religieuse
pour nourrir et travailler sa matière première. Certains
hadiths doublent, voire triple de volume. Les références
explosent. La parole génère de la parole et les fragments
s’enchaînent et s’enchevêtrent.
L’exemple le plus évident est la réécriture du Hadith
des si qualit s, source-tronc de la deuxième section. Dans
la version savante de ce hadith que l’on trouve dans
plusieurs sources 9, Moïse pose à Dieu sept questions
dont six sur des qualités, et une sur un défaut. Ce hadith
use d’une formule interrogative répétitive equel de
es serviteurs est mise dans la bouche de Mo se, avant
une très brève réponse de Dieu. Cette formule utilise le
superlatif pour connaître le plus pieux (a u i di a
atq ?), le mieux guidé (ahd ), le plus sage (a am) le plus

9. Voir les versions d’Ibn As ir dans Ibn Man r, Mu ta ar, t. 25, 373 et
, ou celle de F ris , I s n, t. 14, p. 100-101.
22 moïse l’africain

savant (a lam), le plus puissant (a a ), le plus riche (a n )


puis, enfin, le plus pauvre afqar), considéré comme un
défaut s’agissant de la pauvreté de l’âme.
On observe tout d’abord dans Mo se l’A ricain un
dédoublement de ce hadith. Il est en effet investi deux
fois sous deux titres différents, à savoir es questions
de Mo se à propos de ce que Dieu a interdit et es
questions de Mo se à propos des bonnes uvres . Cela
étant, d’un point de vue à la fois thématique et esthétique,
et si l’on fait abstraction de la césure créée par le second
titre, ces deux textes peuvent former une unité. Les
questions portant indifféremment sur des qualités et
des défauts se multiplient ici pour atteindre le nombre
de quarante-cinq, vingt-cinq dans la première partie et
vingt dans la seconde. La version de Mo se l’A ricain est
trois fois et demi plus longue que celle d’Ibn As ir.
Or, les quarante-cinq questions ne miment pas toutes
le adith des si qualit s. n effet, l’auteur s’en tient à vingt-
six questions usant du superlatif, portant sur d’autres
qualités et défauts que ceux évoqués dans la version
savante. Ainsi, Moïse demande à savoir qui est le plus
aimé par Dieu, le mieux préparé à la mort, le plus soumis
à Dieu, le plus injuste, le plus loin de sa miséricorde, celui
qui le craint le plus, celui qui a le cœur le plus dur, etc.
Mais comme s’il s’identifiait au personnage de Mo se et
ne voulait pas rater cette rare occasion de rencontrer
Dieu en personne, l’auteur continue sur sa lancée en lui
adressant d’autres questions, n’utilisant plus la formule
adoptée dans le adith des si qualit s et cherchant à
conna tre la rétribution de différents actes, comme ceux
de fausser les balances, de trahir un pacte, de vivre dans
la fornication, de retarder sa prière, de faire pression sur
introduction 23

sa femme au moment d’un divorce pour qu’elle renonce


à sa dot, etc.
Ces nouvelles questions, greffées au adith des si
qualités, n’ont pas été inventées par l’auteur. Elles portent
sur des points liés aux dogmes, aux rites ou à la bonne
conduite sociale du fid le, et trouvent écho dans le Coran
(huit emprunts) ainsi que dans des hadiths épars (vingt-
et-une indentifications recensées en marge du texte
arabe).
Ce travail de reformulation est accompli avec une
étonnante liberté vis-à-vis de la littérature canonique et
de ses contraintes. Le adith des si qualit s est loin d’être
une exception. Ainsi, sans passer par un élargissement,
l’auteur compose la dernière section sous forme de
paroles divines reformulées par le Prophète ( ad quds ) à
l’instar des E hortations attribuées à al- az l , en puisant
ces fragments notamment dans sept chapitres différents
parmi les trente-huit constituant de ce livre 10.
Cette liberté peut être exprimée autrement, lorsque
la reformulation modifie le message porté par la sources-
tronc. C’est le cas du Hadith des signes qui, au-delà des
transformations, fusions et agencements qu’il illustre,
demeure particulièrement intéressant de par sa chute.
Dans la version orientale de ce récit Ibn Man r,
Mu ta ar, t. 25, p. 366-367), Moïse découvre dans la Torah
les signes de l’avènement d’une nouvelle communauté.
Admiratif face à sa piété, mais aussi séduit par des
privilèges que Dieu lui a réservés, le Patriarche n’a de
cesse de demander d’être le messager de Dieu auprès de
cette communauté. Il réit re sa demande, Fais d’eux

10. Il s’agit des chapitres de 1 à 5, puis 15 et 26. Le lecteur trouvera ces


renvois en marge du texte arabe.
24 moïse l’africain

ma communauté , chaque fois qu’il lit l’une de ces


qualités décrites dans la Torah, chose que Dieu lui refuse
systématiquement en lui rétorquant qu’il s’agit d’une
communauté destinée à un autre prophète dénommé
A mad. défaut de pouvoir en tre le guide, Mo se finit
par demander à Dieu de le compter parmi les fid les de
ce futur prophète. Mais Dieu lui refuse également cette
requ te et lui ordonne Prends ce qui t’a été donné et
sois reconnaissant 11. Dans une version plus courte (Ibn
Man r, Mu ta ar, t. 25, p. 364), Dieu explique ce refus
simplement par la chronologie, cette communauté ainsi
que son guide devant exister longtemps après la mort
de Mo se u arrives trop t t par rapport à eux , et ils
arriveront trop tard pour que tu puisses les conna tre
(taqaddamta a ista ar ).
La supériorité de l’islam par rapport aux autres
monothéismes, thème de ce hadith comme de tant d’autres
de la même catégorie, tient compte, dans ses versions
orientales, de la spécificité de chaque religion ainsi que du
facteur chronologique. Du point de vue de l’orthodoxie,
la succession des trois religions est prédestinée par Dieu.
Elle donne au troisième monothéisme une complétude
à laquelle le christianisme et le judaïsme ne peuvent
prétendre. Dans Mo se l’A ricain, cette supériorité n’est
plus une nouvelle à annoncer, mais déjà un fait accompli
qui, à la fin de la version subsaharienne, ne laisse à Dieu
d’autres choix que d’accéder à la demande de Moïse
et d’accepter sa conversion à l’islam. Cette chute qui
modifie la portée de ce hadith, laisse aussi une trace sur
l’ensemble du récit et contribue à la construction d’une

11. Coran, 7,144.


introduction 25

nouvelle figure islamique de Mo se. Avec sa conversion,


celui-ci cède dans la suite du récit les derniers traits qui
lui restaient de son ancienne figure biblique et prend
ceux d’un modeste disciple interrogeant son maître,
fonction remplie désormais par Dieu. Ce glissement étant
effectué, il n’est plus étonnant qu’à la question début
du folio Seigneur s- u satisfait de moi , Dieu
réponde Demande à tes voisins musulmans s’ils sont
satisfaits de toi, Je le suis aussi.
Ce glissement dans les rôles qui accompagne la
manipulation des sources est plus lisible encore dans la
troisième section, ayant comme source-tronc le Dernier
prêche. Dans cette longue tradition chiite attribuée à
Ibn Abb s comme transmetteur-témoin, le proph te
de l’islam, au cours du dernier discours qu’il prononce
devant les fid les et qui évoque des questions diverses,
est interrompu régulièrement par les questions des
compagnons, auxquelles il répond.
Le Dernier prêche investit la formule suivante qui
fait Dieu fait pour lui , comme qui regarde dans
la maison de son voisin et aperçoit les parties intimes
d’un homme, les cheveux d’une femme ou une partie
de son corps, méritera que Dieu le fasse entrer en enfer
avec les hypocrites Daylam , A l m, p. qui gagne
illicitement de l’argent, Dieu n’acceptera de lui ni don
ni aumône, ni libération d’esclave, ni petit ni grand
p lerinage p. . n la trouve aussi sous cette forme
Qui fait aura comme rétribution , comme dans
Qui sort de chez lui pour vaquer aux affaires de son
frère ou pour lui faire du bien, aura la rétribution de ceux
qui combattent dans la voie de Dieu.
On trouve en fait dans Mo se l’A ricain de nombreux
thèmes évoqués par le Prophète dans le Dernier prêche,
26 moïse l’africain

telle la complicité avec un gouverneur injuste Daylam ,


A l m, p. 411), le renoncement aux enseignements du
Coran après les avoir appris (p. 412, 417), le voyeurisme
évoqué dans l’exemple ci-dessus, la contestation du
destin (p. 413), la calomnie (p. 415), et bien d’autres.
Cependant, contrairement au Hadith des signes et au Hadith
des si qualit s évoqués plus haut, l’auteur ne mime pas
ici sa source-tronc, mais la décompose d’emblée pour la
recomposer en la mêlant aux sources-branches, assurant
ce faisant le glissement dont il est question.
Tout en gardant les mêmes thèmes, l’auteur favorise
la forme question/réponse, comme si le disciple qu’est
devenu Moïse révisait le Dernier prêche avec le maître
d’école coranique qu’est devenu Dieu. a formule Qui
fait Dieu fait pour lui s’adapte à la situation et devient
Quelle sera la rétribution de celui qui fait il aura
Dieu fera pour lui . Ainsi Qui apprend le Coran puis en
abandonne l’usage, Dieu le ressuscitera aveugle p. ,
devient - Seigneur Quelle sera la rétribution de celui
qui aura oublié le Coran apr s l’avoir appris - Au jour
dit, il sera ressuscité sourd et aveugle début du folio .
L’écart avec la source peut être encore plus important
quand l’auteur procède à des fusions, introduisant dans
la source-tronc des éléments issus des sources-branches.
Toujours dans le cas du Dernier prêche, observons la
transformation de la rétribution de la calomnie Qui
alimente la calomnie entre deux personnes, Dieu
l’exposera dans sa tombe à un feu qui le brûlera jusqu’au
Jour du Jugement Daylam , A l m, p. 415). Cet emprunt
devient dans Mo se l’A ricain - Seigneur Quelle sera
la rétribution de celui qui aura calomnié son frère
musulman - Je ferai passer ses bonnes actions au compte
introduction 27

de celui qu’il aura calomnié fin du folio . Cette réponse


qui ne correspond pas à la rétribution mentionnée dans
le Dernier prêche provient en fait du hadith canonique de
celui qui fait faillite ad al mu is), qui prévoit, le
Jour du Jugement, un échange des bonnes et mauvaises
actions entre le calomniateur et le calomnié, bien sûr en
faveur de ce dernier (Muslim, a i , p. 1199-1200).
On peut relever des cas de fusion tout au long du
récit, comme l’apparat critique permet de l’observer. Ils
peuvent s’avérer encore plus complexes quand l’auteur
mobilise des éléments issus de plusieurs sources, comme
dans le cas de la question posée par Moïse au sujet de
la solidarité entre musulmans (dernier tiers du folio 8).
Mo se demande Quelle sera la rétribution de celui
qui sort de chez lui pour vaquer aux affaires de son
fr re musulman , Dieu répond Il sera immergé
dans Ma miséricorde jusqu’à son retour à la maison .
La formulation de l’auteur croise trois hadiths connus,
traitant de trois questions différentes la solidarité entre
musulmans, la compassion avec l’aveugle et la compagnie
des personnes malades. Quant au premier, qui existe avec
des variantes, il est mobilisé pour son thème, à savoir
l’importance de l’entraide dans la communauté :
e plus aimé par Dieu est celui qui est le plus utile pour les autres .
Les œuvres que Dieu apprécie le plus sont celles qui rendent un
musulman heureux, qui le soulagent d’un fardeau, qui le libèrent
d’une dette ou qui satisfont pleinement sa faim. Accompagner mon
fr re musulman pour vaquer à ses affaires m’est plus important que
de m’isoler par dévotion dans une mosquée pendant un mois
Qui sort de chez lui pour vaquer aux affaires de son fr re musulman
jusqu’à ce que ce dernier obtienne ce qu’il cherche, Dieu fixera ses
pieds le Jour o les autres trébucheront. Alb n , a , t. 1, p. 97).
28 moïse l’africain

L’auteur emprunte aux deux autres la métaphore de


l’immersion dans la miséricorde de Dieu, faisant ainsi un
mélange th me-formule Qui accompagne un aveugle
pour vaquer à ses affaires sera immergé dans la
miséricorde jusqu’à son retour Asqal n , Ma li , t. 11,
p. qui sort de chez lui pour rendre visite à une
personne souffrante sera baigné de la miséricorde jusqu’à
ce qu’il arrive chez elle. Quand il s’assiéra, la miséricorde
le submergera Hinid, an , t. 9, p. 100).
Le travail de décomposition/recomposition, très
probablement spontané et non intentionnel, offre des
indices sur la nature des connaissances religieuses de
l’auteur ainsi que sur l’attitude des milieux religieux
ayant produit cette littérature en Afrique subsaharienne
vis à vis des textes canoniques d’Orient. Ce phonème
permet aussi, à certains endroits, de déceler chez l’auteur
un certain goût pour l’écriture narrative. Examinons la
réécriture du hadith de la création de la mort , comme
je propose de le nommer, hadith très peu cité dans les
sources savantes, et que l’auteur reformule en gardant
presque tous les éléments, mais on y changement
sensiblement le ton. Voici le hadith tel qu’il figure dans La
mer eille des mer eilles, qui d’entre les raret s n’a pas son pareil
( ar dat al a i a ar dat al ar i ), vraisemblablement
d’Ibn Sir al- ard m. entre et ,
qui le transmet à partir de e commencement et l’ istoire
(al ad a l ta r ) datant du Xe siècle apr. J.-C. et dont
l’attribution demeure incertaine 12 :

12. Je réfère systématiquement à l’apparat critique la 2e édition de


éhéran, parue en , qui l’attribue à Maqdis m. apr. mais
qui reprend à l’identique comme le fait une autre édition cairote non
datée et publiée par Ma ta at al aq a al d ni a l’édition de C. HUA
introduction 29

amm d b. ayd a rapporté d’apr s is qui le tient de I rima


qui l’a transmis d’Ibn Abb s que Dieu soit satisfait d’eux deux.
Ce dernier dit es israélites dirent à Mo se fils d’Amram paix
sur lui : “demande à ton Seigneur quand a-t-Il créé le monde”.
Mo se demanda alors Seigneur N’as- u pas entendu ce que es
serviteurs disent Dieu lui inspira Mo se J’ai créé quatorze
mille villes en argent que j’ai remplies de sénevé 13. J’y ai créé
un oiseau et je lui ai destiné un grain de sénevé par jour comme
subsistance. L’oiseau s’est mis à consommer les grains jusqu’au jour
où il a épuisé toutes les réserves. Ainsi, une fois qu’il a obtenu toute
la subsistance que Je lui avais réservée, il est mort. J’ai ensuite créé
le monde . n a alors interrogé Ibn Abb s était Son tr ne
Sur l’eau, répondit-il. t o était l’eau poursuit-on. Portée sur le
vent, dit-il.

Visiblement insatisfait de la monotonie de ce hadith,


peu adaptée à la gravité de son thème et à l’importance
majeure du moment auquel il réfère (la veille de la
création du monde), l’auteur se réapproprie le récit en
le dotant d’une charge dramatique, et en déplaçant son
centre de gravité vers le thème de l’inéluctabilité de la
mort, et de l’horreur qu’elle représente :
J’étais quand rien n’était, Mo se J’ai créé quatre-vingt mille
villes, l’une sur l’autre, la largeur de chacune d’elle est pareille à
votre bas monde que voici. L’élévation de chaque ville équivaut à
la distance qu’il y a entre le ciel et la terre. J’ai rempli ces villes
de sénevé, puis J’ai créé un oiseau vert auquel J’ai dit Si tu finis
de manger ce qui se trouve dans ces villes, Je te ferai goûter les
angoisses de la mort”. L’oiseau entreprit de manger un grain par
jour. Voyant les grains diminuer, l’oiseau eut peur de la mort. Il
se mit alors à manger chaque semaine un grain. Puis, comme les

(Paris, 1901), qui avait attribué al ad a l ta’r à A mad b. Sahl al-


Bal m. .
13. Plante de la famille des Crucif res, à eurs jaunes et graines tr s
petites qui servent à confectionner la moutarde.
30 moïse l’africain

grains diminuaient encore, il se mit à manger un grain par mois. Il


persévéra ainsi bien longtemps. Voyant ensuite les grains diminuer
encore, il se mit à manger un grain par an, par peur de la mort,
jusqu’à épuisement total des grains dans toutes les villes. Il s’enfuit
en pleurant, terrorisé par la mort et criant Seigneur Seigneur
Ah Ah Ah Mis re de mis re, et encore mis re tristesse et
encore tristesse Malheur, malheur et encore malheur Comme est
violente, violente et violente l’angoisse de la mort Il fuyait ainsi
devant la mort. Il proclamait soixante-dix fois gloire à Dieu ,
et soixante-dix fois louange à Dieu , apr s avoir mangé chaque
grain. Après la mort de l’oiseau, Je créai dans ces villes soixante-dix
mille anges et soixante-dix mille djinns et Je fixai la durée de la vie
de chacun d’eux à mille ans.

Sources chiites
Le cas des sources chiites imbriquées dans la
littérature sunnite savante et populaire mérite d’être
souligné. Outre le Dernier prêche, texte ancré dans la
littérature chiite et évoqué en plusieurs occasions plus
haut, on identifie dans Mo se l’A ricain d’autres éléments
éminemment chiites, comme les quatre sortes de lumière
originelle à partir desquelles fut créé le trône divin
folio , que l’on trouve chez ulayn , t. 1, p. 75-
77) ou encore l’éloge de la prière al a la (folio 3), rituel
pratiqué par les adeptes du chiisme duodécimain, en
marge des prières canoniques, et que l’auteur insère dans
le Hadith des signes.
Alors que cette porosité des frontières dogmatiques
n’a pas encore fait l’objet d’études spécifiques, on
note que ce phénomène est généralisable à une partie
importante des manuscrits arabes subsahariens que
nous connaissons et qui regorgent d’éléments illustrant
ce croisement de traditions. Les manuscrits faisant
l’éloge des prouesses de Al et d’al- usayn, édités par
introduction 31

Bohas, Sinno et Saguer en 2016, en seraient la meilleure


illustration.

La structure : de quoi parle-t-on avec Dieu ?

De par la grande diversité des thèmes évoqués, allant


de la création du monde jusqu’à la légitimé ou non de
manger de la viande sans la partager avec ses voisins,
Mo se l’A ricain se présente comme une œuvre générale,
à des fins vraisemblablement pédagogiques. Celles-ci
concernent différents aspects de la religion islamique
et de sa vision du monde, et n’ont en définitive aucun
rapport avec le prophète biblique Moïse, ni même avec le
regard que porte l’islam sur le judaïsme et sa littérature
sacrée.
La grande diversité thématique du texte reste
néanmoins cadrée. Au-delà du découpage proposé par
l’auteur (voir ci-dessus), le récit qui se présente comme
une œuvre close peut être divisé en cinq cycles, introduits
par un prologue. Alors que ce dernier inscrit le récit dans
son cadre générique, chacun des cinq cycles 14 projette
le récit dans un univers distinct porté sur le dogme, les
mœurs, la justice divine, l’origine du monde ou la morale.

Le prologue
L’ouverture du récit, qui pose son cadre, donne un très
bon exemple sur les rapports qu’entretient Mo se l’A ricain
avec le genre qa a . n effet, apr s la basmala et l’évocation
du Proph te, vient un rappel du titre Dans cet écrit se
trouve le récit de l’ ntretien secret de Dieu avec Mo se

14. J’ai rajouté les titres des cycles entre crochets.


32 moïse l’africain

Paix sur lui . Il est suivi immédiatement de la mention de


la premi re source , à savoir a b al-A b r, un savant
yéménite juif converti à l’islam, devenu légendaire grâce
à l’abondance des récits aux apparences judaïques que la
tradition islamique lui a attribués. Le narrateur provoque
l’entretien secret entre Dieu et Moïse à l’aide d’une courte
introduction narrative, où l’on voit le patriarche biblique
proposer de faire de son corps un pont pour que puisse
passer le troupeau de son beau-p re Jethro. n effet,
satisfait de la piété et de la serviabilité de Moïse, Dieu
décide de s’adresser à lui sans intermédiaire . t c’est
précisément à cet emplacement qu’un verset du Coran
est introduit. Il s’agit du verset 8, o Mo se choisit
parmi son peuple soixante-dix hommes pour assister
à Notre rendez-vous . Dieu fait ensuite descendre la
Torah sur Moïse, sous forme de cinq tablettes en rubis.
Dès lors que celui-ci se met à les lire, apparaît le Hadith
des signes qui annonce l’avènement de la communauté de
Muhammad, ouvrant ainsi la première section.
En regardant de plus près l’architecture de ce prologue,
on s’aperçoit que l’Ancien Testament introduit le Coran,
et que ce dernier, dès qu’il prend place dans le récit, ouvre
l’espace textuel au hadith qui, lui, va occuper la partie
la plus importante de la narration. Outre le fait qu’elle
rappelle la chronologie de la formation du qa a (de la
Bible au Coran, et de celui-ci aux textes qui l’interprètent,
dont la littérature de hadith), cette architecture mime
parfaitement l’écriture hagio-historique canonique, et
la maîtrise jusqu’à en jouer des subtilités. C’est ce que
montre par exemple l’usage dosé du Coran, où la Parole
sert à la fois d’élément légitimateur, de passerelle vers la
prose exégétique de l’auteur introduite essentiellement
introduction 33

sous forme de hadith ou encore de trait esthétique. Car


l’évocation du Coran au milieu d’une prose aux allures
historiographiques ou hagiographiques est de fait l’une
des marques distinctives de la littérature de qa a dans ses
manifestations tardives. Dans cette dernière, des versets
coraniques épars ponctuent la narration et y constituent
des points de repère qui font vaguement écho aux faits
relatés en prose 15.
Une fois ce cadre esthétique posé, la narration du
récit principal, celui de la rencontre entre Dieu et Moïse,
est suspendue pour être réduite à un échange verbal
entre les deux, où le Patriarche pose des questions au
Créateur et écoute ses réponses, en utilisant la formule :
Mo se dit Seigneur question Dieu répondit
Mo se réponse . e r le du narrateur principal
extra-diégétique, ayant ouvert le récit, est minimisé. Il
se limite désormais à donner la parole à tour de rôle à
ses deux personnages. La narration est renvoyée à un
cadre intérieur où, notamment à partir de la quatrième
section au milieu du manuscrit, Dieu devient le principal
narrateur.

Les cinq cycles de Moïse l’Africain


La discussion entre les deux personnages s’ouvre sur
l’annonce d’un événement majeur, à savoir l’avènement,
dans un avenir indéfini, du proph te Muhammad et de sa
communauté. En livrant la Torah à Moïse sur le Mont Sinaï,

15. La littérature sur la relation entre le verset coranique et la prose


para-coranique ultérieure est désormais assez importante. Je renvoie à
titre illustratif au récent travail de C. Pennacchio sur « Abraham et les
idoles de son p re Pennacchio 2017) qui assimile les acquis de cette
littérature.
34 moïse l’africain

Dieu ouvre le récit par le cycle de la Bonne Nouvelle .


Transmise sur cinq tables en rubis, la Torah dresse le
portrait d’un nouveau peuple élu. Si Moïse ne devine pas
quelle est cette communauté dont les membres sont
versés dans la religion , et se trouve obligé d’interroger
Dieu à son sujet, le lecteur, lui, la reconnaît vite, ne serait-
ce que par le fait que Dieu a attribué à ses membres un
mois de je ne pour lequel Il leur pardonne leurs fautes
sur onze mois . Mais les indices faisant allusion à des rites
ou à des faits manquent en beaucoup d’autres endroits,
et l’on se trouve, comme Moïse, curieux de connaître
cette communauté dont les membres acc dent au
paradis sans qu’on leur demande des comptes ou
dont les mauvaises uvres se transforment en bonnes
uvres . Ce cycle porte en effet de nombreuses bonnes
nouvelles comme celles-ci, non pas pour Mo se, mais
pour le lecteur destinataire du manuscrit qui fait d’ores
et déjà partie de la communauté élue. Quant à Moïse, il
n’a, face à ce portrait attrayant, d’autre choix que de se
joindre aux lecteurs en se convertissant à l’islam, chose
que Dieu lui accorde à la fin de ce cycle.
Ce portrait idéal sera pourtant nuancé dans les deux
cycles suivants que j’ai proposé d’appeler Cycle des
m urs ce que dit Dieu de Ses serviteurs et Cycle du
jugement Mo se explore la rétribution des m urs . Dans
le cycle des mœurs, on reconnaît le croyant davantage
par sa conduite que par les privilèges que Dieu lui
accorde. n effet, une fois que le dogme de la suprématie
de l’islam a été posé dans le premier cycle, la narration
fournit une définition morale de la piété. Dieu décrit ceux
qu’Il préfère d’entre Ses serviteurs, et ceux qui, du fait
de leur comportement, s’éloignent de Sa miséricorde
et se privent de Son paradis. Dès lors que cette nuance
introduction 35

est marquée, le cycle du jugement, lui, est consacré à


spécifier les cas en décrivant la rétribution exacte des
bonnes et des mauvaises œuvres. Sont ainsi évoqués
pêle-mêle des actes de foi (croire ou ne pas croire), des
rites (observer ou non telle ou telle pratique obligatoire
ou surérogatoires) ou des formes de sociabilité (avoir
telle ou telle attitude envers son prochain).
Avec le Cycle de la stupéfaction , le récit se dégage
des rapports entre Dieu et les humains, des obligations
émanant de cette relation et de leurs conséquences.
n demandant à Dieu Seigneur es- u , Mo se
déplace la narration dans un ailleurs, l’ouvrant sur un
registre qui ne se rapporte plus aux fid les et à leur ici-
bas, mais au Créateur et à ses perspectives. Comme je
l’ai indiqué plus haut, on reconnaît dans ce cycle des
éléments mythologiques issus de l’univers exégétique et,
notamment, de plusieurs œuvres phares de la littérature
eschatologique arabe. travers ses deux parties, e
tr ne Dieu raconte Sa splendeur et ’éternité
l’insupportable narration , ce cycle offre une plaisante
représentation de l’espace infini et de l’éternité. n y
trouve notamment une version non canonique de la
Genèse que j’aborderai un peu plus loin.
Le corps, objet de nombreuses traditions citées ou
évoquées dans les cycles précédents, se libère à son tour
de la pesanteur des rituels (ablutions, gestualité de la
pri re, etc. . Plut t que défini par son degré de soumission
à l’institution, il est désormais convoqué pour illustrer la
toute-puissance divine à travers l’infinité qu’il incarne. e
corps humain est en effet remplacé par le corps angélique
qui prend des dimensions incommensurables, grâce à un
procédé rhétorique de multiplication, fréquent dans la
36 moïse l’africain

littérature eschatologique 16. Ainsi, entre chaque pilier


de Son tr ne, Dieu crée trois cents lignes d’anges pour
chacun d’entre eux, Il crée trois cents têtes, dans chaque
tête cent mille bouches, dans chaque bouche, cent mille
langues, chacune parlant un langage différent . Sachant
que le tr ne repose sur trois cent mille piliers dont la
longueur de chacun atteint les trois cent mille ans de
marche , on apprend, par une simple multiplication,
que le nombre global des langues parlées sous le trône
divin atteint, au moins, le chiffre astronomique de 19
langues Cela sans tenir compte du fait que Dieu passe
sous silence le nombre exact d’anges qui se tiennent dans
chacune des trois cents lignes se trouvant entre deux
piliers du tr ne
Dès lors, rien d’étonnant à ce que Moïse qui continue
à poser des questions sur l’au-delà, poussé par son
insatiable curiosité, finisse par s’effondrer sous le poids
de cette insupportable narration, râlant comme un
oiseau égorgé, pendant trois jours , avant de recouvrer
ses esprits et dire Gloire à oi
Insatisfait par ce qu’il a entendu et par ce qu’il n’a
pas supporté d’imaginer, Moïse mène le cycle de la
stupéfaction vers sa fin en demandant à Dieu de lui ouvrir
les portes du ciel pour y jeter un regard. Dieu lui accorde
cette faveur, et Moïse voit de ses propres yeux les anges
et le trône. L’allusion à l’ascension de Muhammad dans la
littérature de Mi r est évidente. Si Moïse n’accomplit pas
l’ascension physiquement privil ge réservé sans doute
au proph te de l’islam il la réalise du regard. à encore,
cette nuance n’est pas anodine. Car dans son nouveau

16. Voir la description de la cohorte d’anges du premier ciel dans


Bencheikh 1988, p. 37.
introduction 37

rôle de musulman pieux, Moïse ne peut plus occuper la


place que lui réserve Dieu au sixième ciel dans le Mi r 17.
Il l’observe depuis l’ici-bas. L’au-delà n’est pas une
expérience vécue pour lui. C’est un conte. L’expérience
étant déjà vécue et racontée par Muhammad depuis fort
longtemps, Moïse, comme tout autre musulman, ne peut
que l’écouter et s’en émerveiller. Rien d’étonnant, dès lors,
que cette ascension visuelle soit br ve et somme toute
banale en comparaison avec celle du Mi r . Elle opère
m me un effet inverse alors que l’acc s au ciel sublime
le récit dans le Mi r , il marque dans Mo se l’A ricain la fin
du merveilleux, comme si l’expérience sensible mettait
fin à l’imagination provoquée par la narration divine,
et ramenait ainsi le récit à ses dimensions terrestres.
L’observation oculaire ne durera ainsi pas longtemps
et Moïse, après avoir posé plusieurs questions sur les
proph tes Idr s Hénoch, Noé, Abraham et Job, termine ce
cycle en demandant à Dieu Seigneur Pourquoi as- u
élu Muhammad au-dessus de tous les autres proph tes
Voici que le récit retrouve son point de départ. a fin
du quatri me cycle touche en effet le premier. a chute
du récit est annoncée. Après une brève excursion céleste,
la narration va finalement aboutir au pr che, th me du

17. Le rôle de Moïse est si important dans le Mi r qu’il contribue à la


définition du deuxi me pilier de l’islam, le rite de la pri re au sujet de
l’accomplissement duquel le Coran reste silencieux. La Loi musulmane
arrête les prières obligatoires au nombre de cinq en prenant appui sur
un épisode du Mi r . Ce dernier met en scène le prophète Muhammad
en train de négocier avec Dieu à l’aide de Mo se qui lui donne des
conseils depuis le sixi me ciel pour réduire le nombre de pri res
imposées à sa communauté de cinquante à cinq (Bencheikh 1988, 73-
74 ; cet épisode est systématiquement mentionné en marge du verset
17, voir par exemple, abar , as r).
38 moïse l’africain

cinquième et dernier cycle qui prend de fait la forme


d’une conclusion. Dieu ordonne à Mo se à la fin du cycle
de la stupéfaction - is neuf chapitres de la orah et
interroge-moi à leur sujet Mo se lut donc et y trouva un
écrit qui scintillait . a discussion est interrompue.
Les voix narratrices se taisent et on lit avec Moïse une
homélie formée d’une série de commandements ou de
sentences, empruntés essentiellement aux E hortations
d’al- az l . Formulées à la deuxi me personne du
singulier, ces paroles pseudo-bibliques s’adressent
directement aux fils d’Adam . a Bonne Nouvelle et la
définition du bon et du mauvais musulman disparaissent,
alors que se dissipe la teinte fantastique qu’avait pris la
narration au cycle précédent. Le cycle du prêche est en
effet un avertissement qui annonce une autre nouvelle,
mauvaise cette fois-ci, celle d’une mort bien plus proche
que ce qu’on imagine, qui guette le lecteur, tout lecteur
Le texte s’arrête avant que Moïse n’ait eu le temps de
poser d’autres questions à Dieu. Mais que pourrait-il
encore demander après avoir entendu la terre lui dire :
Je mangerai ta chair comme tu as mangé mes fruits.
Je boirai de ton sang comme tu as bu de mes euves. Je
réduirai tes os en poussière, en un lieu où tu seras sans
sauveur et sans demeure

Une Genèse subsaharienne ?


Alors que les Histoires universelles islamiques tout
comme les écrits eschatologiques reprennent la Genèse
vétérotestamentaire dans ses grandes lignes, notamment
en ce qui concerne la création de l’Homme, le début de
la création du monde est loin d’y faire l’unanimité. De
même, l’interprétation des versets coraniques faisant
introduction 39

allusion à la création des cieux et de la terre 18 qui


précède la création d’Adam, laisse une grande marge à
des récits mythologiques divers et variés. Mo se l’A ricain
évoque cette littérature de l’au-delà dans son quatrième
cycle. La version non canonique qu’il donne de la Genèse
mérite d’être notée.
Dans cette Genèse, Dieu entame la création à partir
du néant J’étais alors que rien n’était . Il commence
par créer quatre-vingt mille cités superposées qu’Il
remplit de grains de sénevé. Il y crée un oiseau vert et
lui accorde une vie dont la durée est équivalente au
temps qu’il lui faut pour consommer le sénevé. Essayant
de repousser sa fin, l’oiseau réduit au maximum sa
consommation de sénevé. Incapable toutefois de
s’abstenir de toute nourriture, la mort finit par le
rattraper avec l’épuisement de ses réserves. À la mort
de cet oiseau, les cités demeurent vides. Dieu les remplit
alors de soixante-dix mille créatures de djinns et d’anges,
dont la durée de vie de chacun est fixée à mille ans. Ces
derniers y vivent jusqu’au jour où l’un d’eux commet
un péché. a col re de Dieu s’abat alors indifféremment
sur l’ensemble de ces créatures réduites, ainsi que leur
citées, au néant. Dieu crée ensuite de nouvelles créatures
qui ne Lui désobéissent en rien et ne connaissent pas
le péché. Il se tourne ensuite vers la création de Son
trône en commençant par créer une perle à partir de
laquelle celui-là est façonné. Il fait ensuite exister le
calame qui écrit tout ce qui adviendra jusqu’au Jour de la
résurrection. C’est seulement à ce moment-là qu’Il se met

18. Voir par exemple les commentaires de abar et d’Ibn a r en marge


de Coran 2,29 ; 32,4 ; 41,12 ; 65,12 ; 71, . Voir également la Gen se chez
Maqdis , t. , p. et suiv.
40 moïse l’africain

à créer sept cieux et les sept terres, ainsi que le paradis,


le feu de l’enfer et toutes les armées d’Ibl s qui, lui, a été
implicitement créé auparavant. Ensuite, Dieu crée mille
hommes à la fois, qu’Il nomme tous Adam. Ces Adams
vivent chacun mille ans. À leur disparition, Dieu prend
de l’argile et crée enfin un autre Adam, destiné à devenir
l’ancêtre de l’humanité.
Alors que les éléments composant cette Genèse sont
pour la plupart issus de sources identifiées, l’origine de
certaines croyances qu’elle évoque demeure obscure.
C’est notamment le cas du passage faisant débuter
l’existence du genre humain par la création d’un groupe,
ou d’un homme multiple , avec le récit des mille Adams
dont l’existence précède celle de leur homonyme ancêtre
des hommes 19.
L’originalité de la Genèse de Mo se l’A ricain réside
par ailleurs dans sa composition. Toutes réserves
émises concernant la part qu’aurait joué le hasard
dans l’agencement de ses éléments, la graduation de
la création que cette Genèse révèle suscite l’intérêt. En
l’observant de près, on constate que le premier élément
que crée Dieu est la mort. Ainsi, avant de débuter son
œuvre, Il met en place une inéluctable vérité : ses
créatures seront éphémères. C’est ce qu’il ne cessera de
confirmer, en mettant fin aux différentes étapes de sa
gen se avec la mort, naturelle dans le cas des mille
Adams, ou provoquée par lui dans le cas de soixante-
dix mille créatures (djinns et anges). Après la création
de la mort, Dieu découvre, dans un schéma similaire à
celui de la Genèse biblique même s’il ne s’agit pas ici du

19. Maqdis ad , p. 57) évoque sans le citer un récit faisant débuter


l’existence des humains par la création de 1200 Adams.
introduction 41

péché de la chair, que ses créatures peuvent lui désobéir.


Il crée ainsi le châtiment, en les anéantissant. À la suite
du châtiment, Il façonne une population totalement
dévote, créant avec elle l’obéissance. Ensuite, créant le
calame qui écrira l’histoire future de l’univers, Dieu crée
la prédestination. C’est donc après la mort, le châtiment,
l’obéissance et la prédestination que les humains sont
créés collectivement. Dans cet enchaînement, la création
d’Adam avec de l’argile devient secondaire, l’humanité
dans sa pluralité, et dans la pluralité de ses mythologies,
étant ainsi déjà créée en amont de la genèse monothéiste.

Autour de cette édition

Contrairement à d’autres textes inscrits dans le


même genre, comme ’histoire du icornu ou Les prouesse
de l’Imam Ali (Bohas, et al., écrits en arabe
médian di cilement accessible pour les non spécialistes,
Mo se l’A ricain est rédigé en arabe classique standard
respectant la grammaire et la syntaxe de ce registre de
l’arabe, nonobstant quelques erreurs marginales, que j’ai
choisi de ne pas corriger. Ainsi, hormis la ponctuation et
le découpage en paragraphes, mes interventions dans le
texte arabe ont été très limitées. La plupart d’entre elles
ont été introduites entre crochets, comme l’ajout de la
lettre alif que le copiste omet en beaucoup d’endroits.
Pour certains rares cas de figure, j’ai modifié
l’orthographe du copiste. Par exemple, celui-ci semble
confondre les deux formes de la lettre t en position
finale ‫ت‬, ‫)ة‬, en les permutant sans suivre de règle précise.
Il lui arrive ainsi d’écrire ‫ مناجات‬à la place de ‫ مناجاة‬et,
inversement, ‫ ياقوة‬à la place de ‫ياقوت‬. Pour la uidité de
la lecture, j’ai donc harmonisé l’écriture en suivant les
42 moïse l’africain

règles de l’arabe standard moderne. De même, je n’ai pas


suivi son écriture du alif remplacé par endroits et d’une
manière non systématique par un (‫ وة‬à la place
de ‫) اة‬, comme dans certaines transcriptions du Coran,
ou par un (‫ ورية‬à la place de ‫) وراة‬. J’ai également
normalisé l’écriture du mot ibn, pour lequel le copiste
ne semble pas suivre une r gle définie étant donné qu’il
marque le alif là o il ne doit pas figurer apr s le vocatif
par exemple), et l’omet là où l’on s’attend à le trouver.
nfin, l’on observera que la traduction fran aise est
moins annotée que le texte arabe. n effet, les multiples
renvois, citations et comparaisons fournis dans l’apparat
critique en arabe s’adressent prioritairement au lecteur
spécialiste, nécessairement arabisant, susceptible de
revenir à ces sources non traduites pour l’écrasante
majorité d’entre elle. J’ai ainsi évité d’alourdir la
traduction avec des renvois à des titres auxquels le
lecteur francophone n’a de toutes les façons pas accès,
et me suis borné à commenter les termes et notions dont
la compréhension est indispensable pour un lecteur non
initié.

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