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MITTERAND, Henri, « 

Chronotopies romanesques : Germinal » dans : Poétique, n° 81,


1990, p. 89-104

HENRI MITTERAND
 
CHRONOTOPIES ROMANESQUES : GERMINAL
In Poétique no 81, février 1990/Seuil.
 
On a vu paraître, ces dernières années, de nombreux ouvrages et articles sur les lieux
romanesques. Mais bien rares sont les tentatives de saisit ensemble, dans leur connexions mutuelles, le
temps et l’espace. C’est dire le mérite  des Mikhaïl Bakhtine sur le chronotope, c'est-à-dire, selon ses
propres termes, sur « ce qui se traduit littéralement par temps-espace : la corrélation essentielle des
rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature.
Les observations de Bakhtine, pour la plupart anciennes d’une cinquantaine d’années, mais qui
ont conservé tout leur intérêt, se présentent en ordre assez dispersé. Les lecteurs de langue française
peuvent les trouver pour l’essentiel dans deux ouvrages publiés en français aux éditions Gallimard :
Esthétique et Théorie du roman et Esthétique de la création verbale.  Bakhtine ne se préoccupe pas de
systématiser sa théorie, qui reste hétérogène, éclatée en multiples définitions et en multiples exemples,
usant d’une terminologie variable et faisant allusion à une classification des genres et à une théorie du
dialogisme qu’il faut aller chercher ailleurs. Tout cela n’en diminue nullement l’importance : chacun  doit
seulement tenter de reconstruire la vision cohérente qui sous-tend ces pages profondes et denses. (p.
89)
 
LES PRINCIPAUX ASPECTS DE LA CHRONOTOPIE 
 
Les fondements du modèle
 
L’indissolubilité du temps et de l’espace
 
Bakhtine construisait sa théorie à la fin des années 20, sous l’influence immédiate de la physique
einsteinienne. Mais il faut sans doute faire remonter son inspiration jusqu’à l’Esthétique transcendantale
de Kant, que l’on me pardonnera de citer un peu longuement.
Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme
forme pure de toute institution externe ne sert de condition a priori qu’aux phénomènes extérieurs. Au
contraire, comme toutes les représentation qu’elles aient ou non pour objets des choses extérieures,
appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état intérieur, et
que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans le
temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général, la condition immédiate
des phénomènes intérieurs, et, par là même, la condition immédiate des phénomènes extérieurs. Si je
puis dire a priori que tous les phénomènes sont dans l’espace, et qu’ils sot déterminés a priori suivant les
relations de l’espace, je puis dire d’une manière tout à fait générale du principe du sens interne que tous
les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu’ils sont
nécessairement soumis aux relations du temps. (pp. 90-91)
 
LA PREDOMINANCE DUTEMPS
 
Dans la vision concrète, globalisante de Goethe, l’espace terrestre et l’histoire humaine sont
inséparables, ce qui se transmettra à l’œuvre donnant son intensité et sa matérialité au temps
historique, son humanité imprégnée de pensée à l’espace.
Et comme chez Kant, la connexion n’est pas exactement réciproque, mais elle implique une
subordination de l’espace au temps : chronotopie, temps espace et non pas espace temps (qui est la
formule d’Einstein). La théorie du chronotope est une théorie du temps romantique plus que de
l’espace romanesque. Mieux vaudrait dire : chronospatial en forgeant un néologisme. Car ce
dont Bakhtine fait gloire à Goethe. C’est d’avoir compris et montré que « les choses sont dans le
temps et au pouvoir du temps ». Certes, le temps est « concrètement localisé dans un espace » le
« temps de l’événement » se rattache indissolublement au lieu concert de son accomplissement » ;
mais c’est le temps qui dispose de l’activité créatrice. C’est le temps qui dynamise et dialectise
l’espace, et, dans le récit. C’est le temps qui dynamise la description aussi bien que la
narration.
           Le temps, écrit Bakhtine, se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace
s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. » Corrigeons
immédiatement cela, en soulignant le caractère dialectique de la réflexion Bakhtinienne : il est bien clair
que le pouvoir productif-créatif » du temps en se mesure que par les transformations des lieux, ou par
les migrations d’un lieu à un autre. Toute révolution s’accomplit par une transgression des frontières
topographiques. Et l’histoire d’une société est évidemment déterminée par les ressources de son sol, ou
les formes de son territoire. Taine, ici, ne serait pas très loin. (p. 91)
 
CHRONOTOPIE ET VALEURS
 
Temps historique et temps cyclique
 
Le chronotope favori de Bakhtine est évidemment celui de l’histoire.
Cette prime accordée à l’historicité sur le temps de la nature et de la vie rattache Bakhtine à la
tradition du matérialisme historique.
On trouve chez Bakhtine, comme dans toute l’esthétique et la critique marxistes de la première
moitié de ce siècle, l’idée d’un progrès continu de la représentation romanesque, à travers la
diversification des genres du roman. Les grands narrateurs sont ceux qui, comme Rabelais et Goethe,
ont su rendre compte du mouvement de l’histoire dans sa relation avec les transformations de l’espace
terrestre. La thèse culmine avec la substitution affichée de la modalité du devoir-faire au simple constat
de l’existant :
La grande forme épique (la grande épopée à qui comprend aussi le roman, doit procurer une
image d’ensemble du monde et de la vie, doit refléter le monde et la vie en entier. Le roman doit donner
l’image globale du monde et de la vie sous l’angle d’une époque prise dans son intégrité. Il faut que les
événements représentés dans le roman, d’une façon ou d’une autre, se substituent à toute la vie d’une
époque. C’est en cette aptitude à fournir un substitut au tout de la réalité que réside sa substantialité
artistique. Les degrés de cette substantialité et, conséquemment, d’une signification artistique varient
considérablement selon les romans qui se caractérisent par le degré de pénétration réaliste face au tout
de la réalité dont procède la substantialité qui prend forme dans le tout du roman. (p. 92-93)
 
LES NIVEAUX ET LES FORMES DU CHRONOTOPE
 
L’élaboration du modèle chronotopique est donc au cœur de la pensée esthétique et critique de
Bakhtine. Ce modèle représente sans doute l’apport le plus neuf, le plus vivant, le plus fécond de ce
siècle à la tradition esthétique hégélo-marxiste. Son exploitation peut vivifier la sémiotique et plus
extensivement la poétique romanesque, bien au-delà de cet espace idéologique. Il convient maintenant
d’en bien dégager les hiérarchies internes, les niveaux et les formes, pour autant que la polysémie du
terme chronotope, dans nos deux ouvrages de référence, rende possible une classification. (p.93)
 
LE CHRONOTOPE CULTUREL
 
Dans son emploi le plus général, chronotope désigne tout univers humain déterminé
consubstantiellement par une époque et un lieu, et aussi toute vision, toute représentation homogène
d’un tel univers, tout tableau du monde intégrant la compréhension d’une époque et celle d’un cosmos.
C’est en ce sens que Bakhtine a pu dire de Rome qu’elle est « le grand chronotope de l’histoire
humaine », ou que le monde spatio-temporel de Rabelais est « le cosmos nouvellement découvert à
l’époque de la Renaissance », un univers de l’espace et du temps que l’homme peut et doit désormais
conquérir : le chronotope de l’existence humaine illimité et universel. (p. 93)
 
LE CHRONOTOPE DE GENRE
 
En une deuxième acception, déjà plus circonscrite au vocabulaire de l’esthétique littéraire, le
chronotope est le trait déterminant d’un genre, du point de vue de son traitement du temps,
primordialement, et, secondairement, de l’espace. On croisé ici la théorie des genres : le drame et
l’épopée s’inscrivent dans le temps mythologique ; tandis que l’idylle se construit sur une chronotopie
cyclique, combinant les cycles saisonniers de la nature et le temps conventionnel, familier, de la vie
pastorale, et qu’enfin dans le roman l’espace devient concret et saturé d’un temps plus substantiel, empli
par un sens réel de la vie entrant dans un rapport essentiel plus substantiel, empli par un sens réel de la
vie entrant dans un rapport essentiel avec le héros et son destin. C’est le temps historique, ou encore le
temps des mœurs. (pp. 93-94)
 
LE CHRONOTOPE DE SOUS-GENRE, OU D’ESPECE
 
A un troisième niveau de spécificité, le chronotope devient le principe générateur et organisateur
d’une classe d’œuvres dans un genre donné. Principe duel d’ailleurs, comprenant un trait temporel et un
trait spatial. Ainsi, le roman grec associe le temps des aventures et l’espace des contrées étrangères –
mais de contrées abstraitement étrangères. Le roman de chevalerie a pour « chronotope original » le
« monde des merveilles dans le temps de l’aventure ». Le roman picaresque jette ses héros sur la
« grande route du monde familier ».
 
De la sorte le chronotope, principale matérialisation du temps dans l’espace, apparaît comme le
centre de la concrétisation figurative, comme l’incarnation du roman tout entier. Tous les éléments
abstraits du roman -généralisations philosophiques et sociales, idées, analyse des causes et des effets, et
ainsi de suite-gravitent autour du chronotope, et, par son intermédiaire, prennent chair et sang et
participent au caractère imagé de l’art littéraire. (p. 94)
 
LE CHRONOTOPE D’ŒUVRE
 
Il en résulte que chaque œuvre romantique singulière – et c’est quatrième niveau de
détermination du concept de chronotope – présente une variante combinatoire des traits chronotopiques
de genres et de sous-genres. Les chronotopes entrent en intersection pour définir la formule
chronotopique d’une œuvre :
Dans Don Quichotte par exemple, le croisement parodique du chronotope du monde étranger et
merveilleux des romans de chevalerie avec la grande route du monde familier du roman picaresque est
fort caractéristique.
Un genre comme l’idylle peut prêter aux autres quelques-uns de ses motifs chronotopiques :
Bakhtine relève l’influence de l’idylle sur le roman sentimental à la Rousseau, sur le roman familial, sur el
roman régionaliste. C’est le grand dialogisme des chronotopes. (p. 94)
 
LE CHRONOTOPE THEMATIQUE
 
Nous n’avons jusqu’ici porté notre attention dans notre propre itinéraire à travers les écrits de
Bakhtine qu’à des chronotopes typologiques, caractérisant les structures profondes du récit romantique.
Mais de plus, par une sorte de décrochement polysémique, apparaissent sous ce même terme une série
de motifs ou de schèmes spatio-temporels qui relèvent plutôt, à mon sens, des structures superficielles :
sortes de chronotopes à la fois cellulaires et thématisés, figurations thématiques de surface telles que la
route, le château ou les tréteaux, définis par Bakhtine lui-même comme des « thèmes isolés qui entrent
comme éléments constitutifs dans les sujets de romans ». Bakhtine ne se préoccupe pas de les spécifier,
et il ne craint pas d’appeler, chronotope aussi bien le motif situationnel de la rencontre (avec tous ses
entours antérieurs et ultérieurs : la séparation, la recherche, la découverte, la reconnaissance, etc. et ses
valeurs affectives, euphoriques ou dysphoriques) que les motifs purement locaux de la route, du salon
bourgeois – chronotope caractéristique du roman balzacien – ou du château – chronotope des romans de
chevalerie. Mais le motif de la route, en particulier, lui permet de construire une brillante démonstration
sur le roman grec, et de remonter par conséquent du chronotope thématique jusqu’au chronotope
structurel. Il montre en effet que le chronotope de la route induit tout un système de présuppositions,
qui fournit au roman d’aventures sa structure spécifique ; la route ne se conçoit que comme lieu de
l’itinéraire, avec ses péripéties et ses rencontres, son programme préconstruit de parcours, d’obstacles,
d’épreuves de victoires ou d’échecs sur le temps et sur la distance. « L’importance du chronotope de la
route, peut ainsi indiquer Bakhtine, est énorme dans la littérature ; rares sont les œuvres qui se passent
de certaines de ses variantes, et beaucoup d’entre elles sont directement bâties sur lui. Nous allons y
revenir. (p. 95)
 

LE CHRONOTOPE ASPECTUEL
 
Réflexion faire, il resterait peut-être un sixième emploi de la notion de chronotope ; c’est celui
qui en fait une sorte de catégorie qualitative, un modale, de la représentation d’un monde, telle que
l’étendue, la distance (catégorie à dominante spatiale) ou la croissance (catégorie à dominante
temporelle). Le propre de Rabelais, aux yeux de Bakhtine, est d’avoir construit son monde fictif sur
l’antinomie de l’extension et de la croissance, d’une part, et de l’étiolement et de la dégénérescence,
d’autre part. Tout ce qui est précieux, qualitativement positif – la nourriture, la boisson, la santé, la
bonté, doit s’étendre le plus loin possible ; tout ce qui est négatif – la maladie, l’antiphysis, la corruption,
le mal, la méchanceté, le mensonge – doit périr. Ainsi « la catégorie de la croissance, de la croissance
véritable, spatio-temporelle, est l’une des catégories fondamentales du monde rabelaisien ». (p. 95)
 
UNE ILLUSTRATION DU CHRONOTOPE
 
On mesure la richesse et la complexité de ce matériel théorique et terminologique. Du
chronotope, articulation fondamentale de l’entendement humain, jusqu’au chronotope thématisé en
situation et en lieux définis, en passant par le chronotope culturel et le chronotope compositionnel, le
dégradé est subtil – et ma classification risque d’en forcer les angles. La question est de savoir si, tel
quel l’ensemble forme un modèle permettant de mieux décrire, de mieux comprendre la substance et la
forme des textes romanesques, au-delà des exemples étudiés par Bakhtine. Je serais tenté de répondre
ou – sous conditions. Essayons, à titre expérimental, d’explorer les « valeurs chronotopiques » de
Germinal.  Je m’étonnais, en commençant, que Bakhtine fasse silence sur ce roman, alors même que,
justement, la catégorie chronotopique de la croissance, de la germination, est à ses yeux critère de
qualification esthétique. La voie est donc largement dégagée pour l’analyse. (p. 96)
 
 
POUR HISTORISER L’ETUDE DE LA CHRONOTOPIE
 
Il faut bien dire, entre parenthèses, que la chronotopicité – même sans le mot – est au cœur de
la réflexion sur l’esthétique romantique, pendant tout le XIXe siècle. Ne faisons pas de Bakhtine un début
absolu. Tous les grands romanciers ont intuitivement saisi la solidarité de l’espace et du temps, l’ont
symboliquement représentée (que l’on songe au miroir de Stendhal qui se promène le long d’un chemin,
ou au dépliement du monstre à former de crustacé qui, au début de l’Histoire des Treize, de Balzac,
figure l’espace parisien à l’heure de son éveil), et commentée ; la correspondance de Flaubert est emplie
d’observations et d’interrogations sur le difficile amalgama des moments et des lieux, des durées et des
étendues. On est loin d’avoir épuisé l’inventaire et l’étude de la réflexion des romanciers du XIXe siècle et
du XXe siècle sur cette partie essentielle de leur travail. Les titres mêmes de leurs œuvres majeures –
illusion perdues, l’Education sentimentale, Germinal. A la recherche du temps perdu, Voyage au bout de
la nuit, la condition humaine, la Semaine sainte, et j’en passe – forment ensemble un métadiscours
ininterrompu sur le temps-espace du roman. Ce sont des titres en soi chronotopiques. (p. 96)
 
REEVALUATION DU CHRONOTOPE
 
La particularité du mythe Germinalien
 
Tout d’abord en refusant de s’asservir absolument aux catégories et aux échelles de mesure
historico-sociologiques établies par Mikhaïl Bakhtine, même si, dans un premier temps, elles semblent
commodes et si l’on est séduit par les variations qu’elles autorisent sur le roman grec, sur Rabelais ou
sur Goethe. Le cas de Germinal est significatif à cet égard. Toute tentative de réduire sa chronotopie à
une simple mode particulier de relation entre le roman et l’histoire, entre le réel et sa représentation, ne
peut être que mutilante. Car le temps idyllique et cyclique et le temps biographique et historique, ici loin
de se distinguer, de se séparer, de coexister comme l’eau et l’huile, se confondent et se conjoignent pour
donner naissance à une chronotopie qui n’est ni totalement celle de la lucidité (le temps des grèves
sauvages dans l’enfer industriel) ni totalement celle de l’imaginaire mythique, mais qui participe des
deux à la foi, comme l’ont déjà montré jean Borie, David Baguley, Roger Ripoll, Auguste Dezalay ou
Sandy Pettrey. C’est en ce sens qu’au moins pour ce qui concerne Zola, sur lequel, on l’a vue, Bakhtine
observe un silence prudent, la notion de chronotope doit être réévaluée. Zola transpose la temporalité de
l’histoire en une temporalité de nature, dépassant ainsi l’antinomie entre le hasard historique et la
nécessité biologique, ente la conjoncture et l’éternité.
La dynamique des mouvements humains rejoint dans l’œuvre de Zola celle des forces naturelles.
Et, de même que Zola prête à la nature les emportements et les coups de folie de l’humanité, il décrit les
flux et les reflux des foules en images de nature. Le peuple en colère est meute, torrent, inondation.
Imagerie romantique, sans doute, mais qui accompagne une prise de conscience historiquement inédite
et qu’on ne trouve. Telle quelle, ni chez Balzac, ni chez Hugo, ni chez Michelet, no chez Flaubert ; il est
clair que pour Zola l’émergence de la foule, de la masse humaine, comme énergie autonome, est
destinée à modifier radicalement el cours de l’histoire.
L’exemple de Germinal montre donc bien que toute définition univoque du chronotope
romantique est insuffisante et inexacte. Il faut éviter les formules péremptoires qui prétendent
enfermer dans une seule phrase tout l’espace-temps d’une œuvre qui a survécu à la propre
contemporanéité. Le texte de Zola, toujours mobile, ne s’arrête jamais sur une image ou un sens.
C’est pourquoi Michel Serres y voit une métaphore globale de cette circulation à catastrophes qui est au
fondement de la thermodynamique, science clé du XIX e siècle – par où nous revenons au temps-espace
d’une civilisation du charbon et de al vapeur, mais aussi à la circulation du sang dans l’arbre
généalogique, à celle du désir entre les corps et de la nature aux corps, à la circulation et à l’échange des
biens, de l’or, de l’alcool, des femmes, des signes… tout coule et se dissipe chez Zola dans une
chronotopie de la circulation généralisée, avec ses flux et ses stases, ses débordements, ses débâcles ou
ses épuisements, ses entropies aussi. Car le grand moteur universel est soumis à la dégradation de
l’énergie – et la révolution, elle-même, se dévore et s’épuise. Contrairement à ce que croit et proclame
Bakhtine, et en dépit du finale postiche de Germinal, le futur n’est pas toujours sûr. D’où, peut-être, la
résolution finale dans l’imaginaire chronotopique de Zola, d’une intuition nerve et profonde de la
dialectique sociale en la figure dominante, elle-même chronotopique, de l’éternel retour ; d’où la
prégnance souvent observable de la temporalité circulaire du mythe sur celle, vectorisée, de l’histoire,
comme si le moteur de la vie, selon les mots d’Auguste Dezalay, n’était qu’un moteur immobile. (pp.
100-101)
 
POUR UNE SEMIOTISATION DU CHRONOTOPE
 
 
La notion de chronotope mérite donc d’être sémiotisée plus qu’elle ne l’est dans Esthétique et
Théorie du roman. C’est dur este une étape indispensable vers l’étude rhétorique et stylistique, de la
manière dont le temps et l’espace sont conjointement verbalisés et rendus perceptibles pour le lecteur.
 
Le roman embraye sur la description d’un espace et d’un temps, amis pour leur imposer ses
propres lois. Le lieu romanesque s’y réalise immédiatement comme un lieu d’épreuves. Epreuve
pragmatique : il faut vaincre la fatigue, la peur de l’inconnu, pénétrer ce lieu étrange. Epreuve
cognitive : il faut reconnaître les signes, dissiper la sensation angoissante de l’opacité des choses. Le
repérage spatial, focalisé par le personnage, est une première performance et aussi une manière
d’appropriation : l’espace de la mine devient dès lors l’espace du héros.
Montsou n’est donc pas un simple décor, un simple espace de référence géographique et
historique. Chacun de ses attributs topographiques fait l’objet d’une récriture en code-roman et d’une
modalisation surdéterminée par la matrice générale du récit. D’espace contingent ou simplement possible
dans les premières lignes (Lantier aurait pu ne pas s’arrêter à cet endroit), il est devenu espace
nécessaire. D’espace mystérieux, il est devenu espace de connaissance et de certitude : c’est là que le
héros sait désormais pouvoir et devoir trouver le pain, le travail ; et c’est là que se déroulera
l’affrontement symbolique de ce monstre des temps nouveaux, le Voreux, pour lequel Lantier est déjà
désigné. Enfin, d’espace interdit, l’espace de la mine est devenu espace permis en attendant de devenir
espace obligatoire ; car le héros ne pourra en sortir que de deux manières, également condamnables
quoique au regard de deux lois différentes, soit en transgression les limites disposées par et pour la
ségrégation sociale (ce sera la ruée sur les routes d’alentour), soit en abandonnant ses compagnons
d’épreuves (ce sera le départ final pour Paris).
Loin donc que le roman s’explique dans les termes d’une chronotopie historique, on le voit, c’est
plutôt l’inverse qui se passe, c’est l’attention chronotopique initiale ; telle que les documents
préparatoires en conservent la trace, qui trouve sa clef dans le roman. Il faut bien que l’espace réel
d’Anzin, identifiable bic et runs cesse d’être perçu dans le langage de l’histoire et de la géographie, s’il
doit apparaître comme le théâtre d’une lutte ouvrière qui réincarne les anciennes jacqueries et les
anciennes terreurs, et, au-delà, la révolte séculaire et toujours récurrente de l’esclave contre le maître. Il
n’est de chronotope, somme toute, que toujours déjà modalisé et modélisé par les formes du récit.
 
La théorie bakhtinienne du chronotope est une contribution fondamentale à l’étude des
composantes du roman et, au-delà, à l’étude des genres. Elle montre le temps à l’œuvre dans l’espace et
l’espace à l’œuvre dans le temps, solidairement. On peut et on doit en dériver toutes sortes
d’applications, y compris dans l’ordre du langage. Elle renouvelle profondément notre réflexion sur al
relation du roman et de l’histoire, de la littérature et de l’évolution des sociétés. Elle permet de
comprendre pourquoi un grand roman, comme Germinal, ou l’Education sentimentale, ou Les Misérables,
peut être plus riche de savoir, sur le « tout de la vie », qu’une pure spéculation philosophique ou une
encyclopédie historique ou scientifique. Elle aide l’analyse littéraire à poser de vraies et grandes
questions aux textes.
Mais il est clair qu’au chronotope Bakhtinien manque la double dimension du contenu symbolique
et de la forme sémiotique. La relation que Bakhtine institue être l’œuvre et l’histoire par le moyen du
chronotope est trop unilatérale. Il resterait sans doute maintenant à la médiatiser et à l’affiner, en tenant
compte non seulement du temps-espace dans l’œuvre, mais aussi du temps-espace de l’œuvre. (102-
103)
 
NOTES
 
1-    Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard. 1984, p. 257.
2-    Emmanuel Kant, Esthétique transcendantale, Critique de la raison pure, Paris, Gmier-
Flammarion. P.92.
3-    Esthétique et Théorie du roman, Paris, Gallimard. 1978, p.237.
4-    Esthétique de la création verbale, p.232.
5-    Ibid.
6-    Ibid, p. 233.
7-    Ibid., p. 248
8-    Ibid., p. 233
9-    Voir aussi Esthétique et Théorie du roman, op. cit., p 350
10-Esthétique de la création verbale, op. cit. p.249.
11-Esthétique et Théorie de roman. Op. cit. p. 383
12-Ibid., p234
13-Ibid., p. 269
14-Ibid., p. 300
15-Ibid., p. 391
16-Ibid., p. 310
17-Ibid. p.248
18-Ibid. p.249
19-Ibid. p.314
20-Ibid. p.384
21-Ibid. p.375
 
Notes esentielles constituées par Lin Bernard Nka, Université de Bergen.

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