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DÉFRICHER DES VOIES NOUVELLES

Le rôle des institutions dans


le développement économique :
les leçons de l’histoire
Jacques Brasseul*,
professeur de sciences économiques

Underdevelopment is a failure Les institutions, L’analyse historique et l’expérience


resulting from the resistance clé de la performance du développement réel dans le tiers-
of social institutions. économique monde ont largement discrédité la
SIMON KUZNETS (1968)
première explication, qui conserve
Des explications traditionnelles cependant des partisans et aussi une
du sous-développement, deux grandes grande faveur dans l’opinion publique.
tendances ont dominé dans l’après- Cependant la deuxième explication
guerre : la première est l’explication pèche un peu trop par son optimisme,
tiers-mondiste, avec ses diverses variantes d’une part parce que nombre de pays
– néomarxiste, dépendantiste, struc- ont résisté à ce phénomène de diffu-
turaliste –, selon laquelle les pays du sion de la modernité et ne montrent
tiers-monde devraient leur retard à guère de signes d’un développement
l’exploitation et au pillage dont ils ont rapide, et d’autre part du fait du fameux
été victimes de la part des pays capi- “fossé croissant” entre pays riches et
talistes avancés depuis les grandes pays pauvres, encore souligné avec
découvertes (lesquels pays devraient alarme dans le dernier rapport sur le
leur richesse aux mêmes causes, déve- développement de la Banque mon-
loppement et sous-développement diale (1999), qui annonce par la voix
étant ainsi les deux facettes d’un même de son économiste en chef, Joseph
phénomène, l’expansion du capita- Stiglitz : Le monde est en train de perdre
lisme mondial); la seconde est l’ex- la bataille contre la pauvreté.
plication néoclassique, illustrée par le Les théories institutionnalistes du
schéma linéaire de Rostow, selon sous-développement permettent d’ex-
laquelle le processus de développe- pliquer cette contradiction entre les faits
ment, basé sur l’industrialisation, se et la vision optimiste néoclassique. Il
diffuserait progressivement dans le
monde depuis son origine, la révo-
lution industrielle en Angleterre au
* Jacques Brasseul enseigne l’histoire économique
dans les universités de Toulon et de Lyon, et a
XVIIIe siècle. Dans cette dernière expli- publié un manuel d’histoire des faits économiques
cation, on aurait un phénomène de (2 tomes De l’Antiquité à la révolution indus-
contagion progressive, de tache d’huile, trielle du XVIIIe siècle et De la révolution industrielle

où le développement gagnerait de
à la Première Guerre mondiale, Armand Colin,
1997 et 1998). La dernière partie sur le XXe siècle
proche en proche. est actuellement en préparation.

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modernisation, des marchés
désorganisés dont le fonction-
nement est encore entravé par des
politiques économiques mal
conçues, des régimes fiscaux et
des régimes de change qui sont
autant d’obstacles à toute évo-
lution, tout cela ne constituant
qu’une liste très incomplète...
(Cité par Klein, 1977).
Des institutions
pour faciliter
les transactions
Plus récemment, c’est sur-
tout le courant néo-institu-
tionnaliste de la New Economic
History, avec son chef de file
Douglass North, prix Nobel
de sciences économiques en
1615. Première mention imprimée de l’expression “ économie politique ”, dont on a tant usé et abusé.
1993, qui a produit une théo-
rie élaborée d’un développe-
ne s’agit pas d’une troisième explica- trepreneur institutionnel” qui lance les ment économique lié aux institutions.
tion, mais d’un complément à appor- changements au niveau des institutions. Ce nouvel institutionnalisme se dis-
ter à la deuxième, pour mieux rendre (Cité par Dopfer, 1994). tingue du premier par la synthèse
compte de la réalité présente et pas- Pour les institutionnalistes, l’éco- entre l’analyse des institutions et la
sée, et peut-être aussi comprendre les nomie est un système d’activités reliées pensée néoclassique, alors que Veblen
perspectives qui s’ouvrent avec le qui comprend un savoir-faire et des et ses disciples rejetaient les théories
deuxième millénaire. En gros, selon techniques, un stock de capital phy- formalisées. Autrement dit, on pour-
ces théories, les institutions sont la clé sique, mais aussi un réseau complexe rait affirmer en simplifiant que les
de la performance des économies (North, de relations personnelles renforcées marginalistes voulaient de la théorie
1992) et les différences entre insti- par les habitudes, les coutumes, les pas- sans institutions, les institutionnalistes
tutions, les blocages ou les adapta- sions et les croyances d’un peuple. des institutions sans théorie, alors que
tions réussies au plan institutionnel, Cette conception est applicable aussi North et ses adeptes veulent combi-
expliquent les écarts de développe- bien aux sociétés modernes qu’aux ner institutions et théorie.
ment, les succès des uns et les échecs sociétés du paléolithique, ou à n’im- Le concept des coûts de transac-
des autres. porte quelle autre. L’économiste doit tion, élaboré par un autre prix Nobel,
Le courant institutionnaliste en étudier tous ces aspects, et c’est sur Ronald Coase, est le principal outil
économie apparaît à la fin du XIXe siècle ce point que les économistes ortho- utilisé ici pour comprendre le rôle
aux États-Unis avec Thorstein Veblen doxes divergent. Ceux-ci considèrent des institutions. L’analyse économique
(1857-1929). Sur la question du déve- comme exogènes des éléments tels orthodoxe ne s’intéressait qu’aux coûts
loppement, il note que celui-ci se que les déterminants à long terme de de production et considérait que les
produit lorsque des actions individuelles la croissance, l’attitude envers le tra- coûts de transaction étaient nuls. Ce
créent des institutions capables de sou- vail, le comportement face à l’épargne sont les coûts qui accompagnent
tenir leur dynamique dans un proces- et au risque, la qualité de l’esprit d’en- l’échange, qui résultent de la gestion
sus cumulatif. Le sous-développement treprise, la résistance des institutions et de la coordination du système éco-
se perpétue quand les institutions ne au changement et la taille des mar- nomique dans son ensemble et non de
peuvent fournir un cadre instrumental chés. Cependant, affrontés au pro- la fabrication physique des biens. Dans
adéquat pour les actions humaines et blème des pays sous-développés, les une société complexe, la plupart des
dégénèrent en pratiques rituelles. Ces néoclassiques sont obligés de tenir gens – de l’avocat au comptable, de
actions individuelles ne sont pas seule- compte de ces variables. C’est le cas l’homme politique au banquier – ne
ment celles orientées autour de la recherche d’Arnold Harberger qui note que dans sont pas engagés directement dans
du profit, mais aussi celles qui tendent un pays pauvre, les obstacles à la crois- des activités de production, mais dans
à changer les institutions qui détermi- sance abondent : des élites sociales et des activités visant à réduire les coûts
nent les comportements individuels. Il politiques non réceptives au changement, de transaction, qui comptent pour
n’y a pas que l’entrepreneur capitaliste des lacunes énormes en termes de qua- environ la moitié du PIB. On peut les
qui a un rôle à jouer, il y a aussi “l’en- lification et de capacités requises pour la classer en trois catégories :

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groupes de pression, les associations,
Évolution des coûts de production et de transaction avec le développement
etc., sont justement appelées dans le
langage courant “institutions”. Mais pour
Coûts de production Coûts de transaction les institutionnalistes, les organisa-
société primitive élevés faibles tions ne sont pas les institutions. Elles
⇓ ⇓ ⇓ ne sont que les acteurs ou les joueurs,
tandis que les institutions sont les
société développée faibles élevés règles du jeu. Celles-ci changent avec
le temps, s’adaptent aux nouvelles
– coûts de recherche qui concernent miers : les institutions seules feront techniques, aux modifications des prix
l’information préalable nécessaire à la différence en limitant ou non cet relatifs, aux nouvelles idées, de façon
l’échange, accroissement. essentiellement continue, progressive,
– coûts de négociation, impliqués par Les institutions sont définies, depuis selon des voies tracées par la struc-
la détermination des conditions et Veblen, comme les règles, les codes ture institutionnelle passée. C’est ce
termes de l’échange, de conduite, les normes de compor- qu’on appelle la dépendance par rapport
– coûts d’application (enforcement) des tement, mais aussi la manière dont au sentier, formule imagée qui implique
contrats au sens large, c’est-à-dire ces conventions sont appliquées. Ce que le présent est dans une large mesure
tout le côté juridique qui découle de sont “les comportements réguliers et conditionné par le passé, et que des ten-
leur mise en œuvre conforme aux codifiés des gens dans une société, dances lourdes se maintiennent à cause
termes initiaux. ainsi que les idées et les valeurs asso- des forces d’inertie propres aux socié-
Des coûts de transaction élevés ciées à ces régularités” (Neale, 1994). tés et aux comportements, ce que John
constituent un obstacle à la crois- On peut faire une liste non limitative Stuart Mill appelait déjà “l’esclavage
sance parce qu’ils freinent les échanges. de ces institutions adaptées capables des circonstances antérieures”. Le phé-
Le rôle des institutions est justement de limiter les coûts de transaction. nomène de “path dependence” explique
de réduire ces coûts. L’histoire éco- Elle correspond en partie aux carac- qu’il soit difficile de sortir des struc-
nomique de l’Occident est, selon téristiques de l’économie de marché : tures institutionnelles données d’une
North, l’histoire de la mise en place les thèses des néo-institutionnalistes société.
progressive d’institutions adaptées, sont résolument libérales. Appliqué à l’évolution à long terme,
propres à contenir la montée des coûts • La garantie des droits de propriété. le cadre théorique ainsi posé permet
de transactions qui accompagne la divi- • Le bon fonctionnement des méca- à North (1992) d’affirmer que “ l’Essor
sion accrue du travail et donc la com- nismes du marché. du monde occidental est l’histoire d’in-
plexité croissante des sociétés. • La sécurité des échanges. novations institutionnelles réussies
Dans une communauté primitive, • Le respect du droit. qui sont venues à bout de la faim et
les liens personnels limitent les coûts • L’autorité de l’État. des famines, des maladies et de la
de transaction car les participants à • L’intégrité des administrations. pauvreté, pour produire le monde
l’échange se connaissent et sont donc • Les mécanismes de représentation développé moderne.” Entre le XVe et
obligés d’adopter des normes d’équité. populaire. le XVIIIe siècle, certains pays mettent en
Les coûts de production y sont par • La protection des inventeurs. place des institutions favorables au
contre élevés car la société n’est pas • La mise en place de marchés des progrès économique (la Hollande et
spécialisée et dispose de peu de capi- denrées (bourses de commerce), des l’Angleterre), tandis que d’autres
tal technique. titres (bourses de valeurs) et des échouent à le faire (les also-rans comme
Lorsque les marchés s’élargissent, devises (marché des changes). l’Espagne et la France). Ces institu-
les relations économiques devien- • La mobilité des facteurs de pro- tions permettent de contenir la mon-
nent impersonnelles et il faut proté- duction (capital, travail). tée des coûts de transaction, d’ac-
ger les contractants des fraudes, abus • La liberté d’entreprendre. croître la productivité de telle façon
et autres pratiques coûteuses ou dis- • L’abolition des privilèges et des que la tendance aux rendements
suasives des échanges, par tout un monopoles des corporations ou des décroissants dans l’agriculture soit
arsenal institutionnel, notamment manufactures. contrée, de récompenser les innova-
juridique. Le développement s’ac- • Les comportements civiques. teurs, bref de rassembler finalement
compagne d’un accroissement des coûts • Le degré de confiance. les conditions favorables à la révolu-
de transaction, au fur et à mesure que • L’éthique. tion industrielle.
la société devient plus complexe, et Celle-ci consiste en une spéciali-
d’une réduction des coûts de produc- L’histoire économique, sation accrue permise par un élargis-
tion, au fur et à mesure que le capi- sement des marchés, et un change-
tal s’accumule et que la société se une histoire des institutions? ment dans l’organisation économique
spécialise. Toute la question est de Il faut distinguer les institutions pour limiter les coûts de transaction,
savoir si la baisse des seconds ne sera des organisations. Ces dernières, les ce qui a favorisé à son tour les inno-
pas annulée par la hausse des pre- entreprises, les administrations, les vations techniques et la croissance.

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tent pour limiter cette augmentation.
L’écart de développement entre les deux Amériques Si cette adaptation n’est pas réussie
et si les coûts de production ne bais-
L’approche institutionnaliste permet à North d’expliquer l’évolution sent pas suffisamment pour com-
divergente de l’Amérique latine et de l’Amérique anglo-saxonne depuis la penser la hausse des coûts de tran-
découverte. Pourquoi ces deux parties du continent qui ont une histoire saction, la croissance peut être bloquée
proche, découvertes et peuplées par des Européens à partir de 1492, comme dans nombre de sociétés à
sont-elles si différentes, l’une faisant partie du tiers-monde et l’autre du l’Est et au Sud. Le sous-développe-
monde développé ? La réponse tient aux institutions et au phénomène de ment persistant en Afrique ainsi que
path dependence. les difficultés énormes de la transi-
tion en Russie s’expliquent par des
L’Espagne du XVe siècle est divisée en royaumes indépendants dont les coûts de transaction exorbitants liés
plus puissants sont la Castille et l’Aragon. Mais leurs institutions sont à divers facteurs institutionnels : fai-
opposées, la première est un État hiérarchique, centralisé et militaire, blesse de l’État, insécurité générale, cor-
austère et dépouillé, en guerre avec ses voisins musulmans au sud de la ruption, népotisme, forte influence
péninsule, le second est un État commerçant méditerranéen, décentralisé, des groupes de pression ou des groupes
en paix avec ses voisins et qui commence à développer des pouvoirs locaux ethniques, puissance des mafias,
au sein des Cortès. L’union de la Castille et de l’Aragon, par le mariage d’Isabelle manque d’intégrité des administra-
et Ferdinand, en 1469, première étape de la puissance et de l’unité tions, mauvais fonctionnement du
marché, etc. La seule voie possible
espagnole, va se traduire peu à peu par l’étouffement des institutions
du développement réside donc dans
aragonaises et l’imposition du modèle castillan, mélange de bureaucratie
l’élaboration progressive d’institu-
autoritaire et de mercantilisme étroitement dirigiste, “ orientés pour le
tions capables de maîtriser ces coûts.
seul profit de la couronne ” (North). Autrement dit, les chances d’une L’expérience des pays développés
évolution à l’anglaise seront perdues pour l’Espagne. Ce modèle sera repro- montre que le marché ne peut fonc-
duit outre-Atlantique dans les colonies espagnoles, provoquant, par-delà tionner qu’avec un cadre institutionnel
les siècles, le sous-développement durable de l’Amérique latine. favorable, un cadre dont l’État ne
La Grande-Bretagne met au contraire progressivement en place des représente qu’un élément. ■
institutions décentralisées et libérales qui vont faire son succès écono-
mique, ainsi que celui de ses ex-colonies de peuplement (les États-Unis,
le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande). Les principaux jalons de cette
évolution sont les suivants : 1215, Magna Carta ; 1571, liberté de circu-
lation des produits sur tout le territoire; 1649, première révolution anglaise;
1679, Habeas corpus ; 1689, Bill of Rights. L’Angleterre apporte dans ses
colonies les premières institutions parlementaires, libérales, favorables à
l’entreprise, aux droits individuels, etc.

Mais c’est la deuxième révolution Ces changements sont ceux que


industrielle à la fin du XIXe siècle, nous connaissons au XXe siècle, c’est-
caractérisée par la “ croissance du à-dire l’hyperspécialisation et la hausse
stock des connaissances” et l’inter- sans précédent des niveaux de vie, et
pénétration totale de la science et de là encore le développement de tout un
la technologie, qui constitue en fait secteur tertiaire qui devient domi-
le point de rupture majeur, compa- nant et dont le rôle est de coordon-
rable à ce qu’a été la révolution néo- ner et de faire fonctionner une société
lithique (l’apparition de l’agriculture de plus en plus compliquée, “de per-
il y a dix mille ans, première révolu- mettre des échanges complexes ”
tion économique), et North peut alors (North, 1994), en réalisant une “adap-
parler d’une seconde révolution éco- tation efficace ”. La croissance n’est
nomique, amenant “une courbe d’offre donc possible que par le jeu d’équi-
élastique des connaissances nouvelles, libre entre les deux types de coûts :
une technologie capitalistique et la les coûts de production qui baissent
nécessité de changements majeurs avec les changements technologiques,
de l’organisation économique pour les coûts de transaction qui aug-
réaliser le potentiel de cette techno- mentent avec la complexification de
logie.” (1981) la société, et les institutions qui s’adap-

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