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« MALADE DE SON GÉNIE… » : RACONTER LES PATHOLOGIES DES GENS

DE LETTRES, DE TISSOT À BALZAC

Anne C. Vila, Ronan Y. Chalmin

Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | « Dix-huitième siècle »

2015/1 n° 47 | pages 55 à 71
ISSN 0070-6760
ISBN 9782707186317
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« Malade de son génie… » :
raconter les pathologies
des gens de lettres,
de Tissot à Balzac
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Nombreuses sont les pages que la littérature occidentale a
consacrées au mythe du savant malingre et chétif, le corps souf-
frant au point de mourir de cette intense activité cérébrale qui le
distingue du commun des mortels.
En 1832, Honoré de Balzac publie une nouvelle, Louis
Lambert, qui n’est autre que le récit de la longue agonie du jeune
Louis, « ce pauvre poète si nerveusement constitué, souvent vapo-
reux autant qu’une femme, dominé par une mélancolie chronique,
tout malade de son génie comme une jeune fille l’est de cet amour
qu’elle appelle et qu’elle ignore1 ». De tous les auteurs modernes,
Balzac est incontestablement celui qui a rendu célèbre l’idée de
« pensée homicide », d’une vie se réduisant comme une « peau
de chagrin » sous la double intensité du vouloir et du pouvoir,
axiome fondamental de ses études philosophiques2. La pensée, cette
« force vive » (Lambert, 631), affaiblit les organismes, détruit les
fonctions vitales, transforme le corps en cadavre. Cependant, la
triste mais étrange condition d’être « malade de son génie », d’être
victime de la toute puissance de la pensée, n’est pas une inven-
tion balzacienne ; les malades de leur génie abondent déjà au siècle
précédent, où ils côtoient indifféremment les artisans épuisés par
le travail éreintant des ateliers et les aristocrates vaporeux habitués
des salons.

1. Honoré de Balzac, Louis Lambert dans La Comédie humaine, Paris, Galli-


mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. 11, p. 612.
2. Balzac explique dans son « Avant-Propos » que les études philosophiques se
proposent de montrer les « ravages de la pensée… sentiment à sentiment ». Dans
La Comédie humaine, vol. 1, p. 19.

dix-huitième siècle, n°47 (2015)


56 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
L’image du penseur malade dont s’inspire Balzac à de
nombreuses reprises dans sa Comédie, relève d’un paradoxe propre
au siècle des Lumières : le siècle philosophique par exemple, sacre
de l’encyclopédiste et de l’intellectuel, est également celui qui
donne naissance à la catégorie nosologique des « maladies des gens
de lettres ». Deux thèmes prédominent dans les tentatives faites au
18e siècle pour définir les caractères distinctifs de cette nouvelle
classe de pathologies. L’idée, d’abord, que les savants sont plus
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sujets à la maladie en raison des tensions physiques produites par
un usage soutenu de la pensée. Le second est un mélange de fasci-
nation et de perplexité face à l’intensité de la passion intellectuelle
qui pousse certains individus à sacrifier leur santé dans une quête
de connaissances.
Les maux attribués à l’intellectualité excessive font partie de
la longue liste des « maux de civilisation » qui voient le jour au
18e siècle, sous l’effet non seulement des anathèmes aux accents
rousseauistes lancés contre la civilisation elle-même, mais aussi
d’une nouvelle conception unitaire de l’homme qui intègre le
physique et le moral en accordant un rôle de premier plan à la
sensibilité. Par de nombreux aspects, les vapeurs et les maladies des
gens de lettres sont deux faces d’un même problème : ceux qui les
contractent sont malades parce qu’ils sont trop cultivés, autrement
dit trop vivement « stimulés » par les nombreuses impressions qui
assaillent leurs nerfs (rendus même plus impressionnables par un
mode de vie sédentaire). Selon la conception médicale dominante
de la relation entre santé, nerfs et conditions de vie, plus la place
d’une personne est élevée dans la hiérarchie socioculturelle, plus
sa constitution est délicate et réactive. Passé un certain point, une
sensibilité accrue ne laisse pas espérer un plus grand raffinement de
l’esprit, mais ouvre sur la funeste perspective de « tomber malade
de trop sentir3 ».
De tous les ouvrages consacrés aux dangers liés à la condition
d’homme de lettres, nul ne connaît un succès aussi éclatant, aussi
durable, que De la santé des gens de lettres du médecin lausannois
Samuel-Auguste Tissot. Publié pour la première fois en français
en 1768, ce livre est réédité par les soins de l’auteur plusieurs

3. Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, 1972, p. 314.


« Malade de son génie... » 57
fois au cours des trois décennies suivantes, traduit en allemand,
anglais, italien, espagnol et polonais avant la fin du siècle, et imité
jusqu’aux années 1830 par d’autres auteurs4. La célébrité même
du traité de Tissot nécessite, en premier lieu, de le resituer dans
le contexte élargi du discours émergeant sur les maladies des gens
de lettres au 18e siècle, avant que d’en parcourir les originalités
rhétoriques et discursives.
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La médicalisation des gens de lettres
Certains historiens ont attribué, dans la seconde moitié du
18e siècle, la prolifération de l’écriture dédiée aux pathologies
intellectuelles à l’influence de Jean-Jacques Rousseau, et plus parti-
culièrement à sa célèbre « dénonciation de l’aliénation produite
par les lettres, les arts et les sciences5 ». Il y a, en effet, des échos
distincts et répétés de Rousseau dans La santé des gens de lettres.
Pour démontrer les « funestes influences » des études opiniâtres sur
le système nerveux, Tissot cite par exemple ce passage extrait de la
longue préface à la pièce Narcisse, où Rousseau tente de se justifier
une nouvelle fois du sens à donner à son Discours sur les sciences et
les arts couronné en 1750 : « Le travail de cabinet rend les hommes
délicats, affaiblit leur tempérament ; et l’âme garde difficilement sa
vigueur, quand le corps a perdu la sienne. L’étude use la machine,
épuise les esprits, détruit les forces, énerve le courage, rend pusilla-
nime, incapable de résister également à la peine et aux passions6. »
Cependant, il est à noter que, bien qu’un large courant rous-
seauiste traverse la littérature spécialisée sur les maladies des gens
de lettres, il n’est pas toujours favorable à Rousseau. Par ailleurs,
les médecins qui écrivent sur le sujet sont tout aussi enclins à citer

4. Voir Jean-Joseph Virey, L’art de perfectionner l’homme, ou De la médecine spi-


rituelle et morale (1808), étienne Brunaud, De l’hygiène des gens de lettres (1819),
et Joseph-Henri Réveillé-Parise, Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux
de l’esprit (1834).
5. François Azouvi, préface à De la santé des gens de lettres, Slatkine Reprints,
1981, p. v.
6. Jean-Jacques Rousseau, « Préface à Narcisse ou l’Amant de lui-même » (1752),
dans Rousseau, Œuvres complètes, Paris, 1964, vol. II, p. 966. Cité dans Tissot,
De la santé des gens de lettres, 3e éd. (Lausanne, Grasset, 1775) (désormais abrégé
en SGL), p. 31.
58 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
les auteurs anciens ou de la Renaissance comme Celsus et Ficin
qu’à célébrer « Jean-Jacques », suggérant que même les plus rous-
seauistes d’entre eux sont motivés par des raisons qui dépassent le
désir de rendre crédit à sa philosophie morale.
Chronologiquement, l’intérêt pour les infirmités causées par
l’étude intensive dans l’Europe des Lumières précède les carrières
de Rousseau et Tissot. On peut approximativement remonter
jusqu’au célèbre Problème XXX d’Aristote, qui l’un des premiers
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suggère l’association promise à un bel avenir entre maladie mélan-
colique et supériorité intellectuelle, ainsi qu’à des auteurs du début
de l’ère moderne comme Marsile Ficin (De triplici vita, 1489) et
Daniell Bartoli (Dell’huomo di lettere difeso et emendato, 1660). Ce
syndrome s’impose comme problème médical avec le Traité des
maladies des artisans de Bernardino Ramazzini (latin, 1700), qui se
conclut par un long chapitre sur les gens de lettres (curieusement
absent dans la traduction française7). L’innovation de Ramazzini
était surtout dans son approche de ces maladies comme produits
de conditions professionnelles plutôt que de tempéraments innés.
En classifiant les savants selon les effets physiques de leur travail,
Ramazzini incite les médecins du 18e siècle à élargir leur attention
au-delà des besoins alimentaires propres au savant (sujet déjà bien
établi dans la tradition médicale européenne) vers d’autres dimen-
sions de la routine du lettré qui peuvent être surveillées.
L’intérêt pour le savant en tant que patient est étroitement lié
à l’expansion de l’hygiène comme branche distincte de la méde-
cine – phénomène qui favorise parfois ce que le médecin Théo-
dore Tronchin appelle la « manufacture » des maladies8. Claire-
ment, le nouvel effort médical visant à identifier et à traiter les
problèmes de santé des gens de lettres, parmi d’autres occupations,
est soutenu par un mélange d’activisme de la santé et d’esprit d’en-

7. Dinah Ribard explique la stratégie du traducteur français de Ramazzini,


Antoine-François Fourcroy, dans « Pathologies intellectuelles et littérarisation de
la médecine : Une voie pour l’histoire du travail intellectuel », dans Littérature et
médecine : approches et perspectives (16e-19e siècle), dir. Carlino et Wenger, Genève,
Droz, 2007, p. 113-134.
8. Rudy Le Menthéour développe l’idée de Tronchin dans La Manufacture
de maladies : la dissidence hygiénique de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Classiques
Garnier, 2011. Voir aussi Laurence Brockliss et Colin Jones, The Medical World of
Early Modern France, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 441-479.
« Malade de son génie... » 59
treprise. Cependant, l’inquiétude de la communauté médicale
sur les dangers perçus de l’application mentale est plus intense et
personnelle que leurs soucis pour les troubles liés à la profession
des autres groupes à risque. Après tout, les docteurs qui traitent
ces patients distingués sont eux-mêmes gens de lettres : même s’ils
ne publient pas activement, leurs affiliations académiques, leur
adhésion à des sociétés médicales et philosophiques, et leur corres-
pondance font d’eux des membres de la République des Lettres.
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De plus, comme le note Daniel Roche, les médecins participent
à la campagne d’héroïsation des grands penseurs par leurs témoi-
gnages et éloges9. En d’autres termes, quand les docteurs prennent
la plume pour avertir le public des risques que le travail intellec-
tuel pose à la santé, ils écrivent aussi à leur propos et à celui de
leurs confrères.
C’est le cas non seulement chez les docteurs qui contribuent
à l’émergence ou l’invention des maladies des gens de lettres
comme problème médical en France, mais également chez leurs
homologues de l’autre côté de la Manche. Citons, par exemple, les
« hyp doctors » anglais des années 1720 et 1730 comme Bernard
Mandeville, Nicholas Robinson et George Cheyne, la première
vague de médecins à tenir compte de l’appel de Ramazzini à prêter
attention à l’environnement de travail et de vie des érudits. Affir-
mant que les troubles nerveux sont en hausse au sein de l’élite
sociale de la nation, ces médecins distinguent les savants et raffinés
comme particulièrement sujets au « spleen », une maladie impli-
quant mauvaise digestion et dépression. Selon eux, les causes du
spleen tiennent de facteurs à la fois incontrôlables, comme le
tempérament nerveux, la géographie, et même le climat (comme
celui pluvieux d’Angleterre), et contrôlables, comme de mauvaises
habitudes parmi lesquelles on compte, chez les savants, la séden-
tarité, la négligence du corps, et une « imagination travailleuse »
qui concentre maladivement l’esprit savant sur un sujet unique10.

9. Voir « Médecins et lumières au 18e siècle », dans Daniel Roche, Les Répu-
blicains des lettres : gens de culture et Lumières au 18e siècle, Paris, Fayard, 1988,
p. 308-330 ; et Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : Essai sur le culte des
grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
10. Nicholas Robinson, A new system of the spleen, vapours, and Hypochondriack
Melancholy : […], London, 1729, p. 22. Cité dans Carolyn Flynn, « Running
60 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
George Cheyne, le plus célèbre des « hyp doctors » donne un ton
distinctement personnel à son fameux traité The English Malady
(1733) en y insérant le récit autobiographique de sa lutte contre
le spleen ; il y adopte également un style narratif « sentimental »
afin d’encourager à la compassion pour les autres patients dont il
rapporte les maux11.
à partir des années 1760, les médecins s’adressant aux gens de
lettres commencent à publier des travaux consacrés spécifiquement
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aux effets physiologiques et pathologiques supposés de l’étude.
Certains de ces ouvrages sont rassurants : par exemple, La Méde-
cine de l’esprit (2e édition datée de 1769) du Docteur-Régent pari-
sien Antoine le Camus, un manuel contenant des régimes diététi-
ques et hygiéniques précis qui, assure Le Camus à ses lecteurs, leur
permettront d’atteindre leur plein potentiel intellectuel12.
L’alarmisme est d’avantage prévalent dans les contributions au
genre de deux célèbres médecins suisses. En 1763, Johann Georges
Zimmermann consacre aux effets de l’intellectualité excessive un
long chapitre de son traité sur l’expérience en médecine (Von der
Erfahrung in der Arzneikunst, 1763 ; traduction française en 1774),
où il parle de l’amour de la connaissance comme d’une noble
mais dangereuse passion. Ceux qui appliquent trop intensément
leurs esprits sont, avertit Zimmermann, susceptibles de souffrir
de désordres de la digestion, de maux de tête incapacitants, de
nerfs affaiblis, d’hypochondrie, de perte de la vue et de l’ouïe, et
de profonde mélancolie. Enfin, en 1768, Tissot, confrère suisse
de Zimmermann, publie la première version française autorisée

out of Matter : The Body Exercised in Eighteenth-Century Fiction », dans The


Languages of Psyche : Mind and Body in Enlightenment Thought, dir. G. S. Rous-
seau, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 156. Voir aussi Vladimir
Janković, Confronting the Climate : British Airs and the Making of Environmental
Medicine, New York, Palgrave Macmillan, 2010.
11. Anita Guerrini, Obesity and Depression in the Enlightenment : The Life and
Times of George Cheyne, University of Oklahoma Press, 2000, p. 150. Voir aussi
Sylvie Kleiman-Lafon, « The Healing Power of Words : Medicine as Literature
in Bernard Mandeville’s Treatise of the Hypochondriack and Hysterick Diseases »,
dans Medicine and Narration in The Eighteenth Century, dir. Sophie Vasset, SVEC,
2013:04, p. 161-181.
12. Sur Le Camus, voir Alexandre Wenger, La fibre littéraire : le discours médi-
cal sur la lecture au 18e siècle, Genève, Droz, 2007, p. 90-95 et passim.
« Malade de son génie... » 61
de son De la santé des gens de lettres, un ouvrage rempli de récits
effrayants de savants défaits par un travail excessif, lu par certains
des membres les plus illustres de l’élite intellectuelle européenne.
Au fur et à mesure des diverses rééditions de son livre, Tissot
s’attache à engager un travail collaboratif entre lui-même, ses collè-
gues médecins et son lectorat savant13. D’ailleurs, il se garde bien
de porter un jugement purement négatif sur le rôle de l’étude.
La correction contenue dans le tout dernier article de l’édition de
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1775 est là pour lever tout malentendu possible à la lecture dudit
ouvrage : 
Il faut se garder d’en conclure que je regarde les études comme dangereuses,
et que je veuille en dégoûter ; cette grande question est pendante, et je suis
éloigné de vouloir entrer dans ce fameux procès qui n’aurait jamais dû exister
[…]. On ne peut pas nier que la connaissance des Lettres n’augmente le
bonheur de celui qui la possède quand il ne l’a acquise ni aux dépens de ses
devoirs ni aux dépens de sa santé. [SGL, 240]
Tissot, à n’en pas douter, tient clairement à prendre ses
distances vis-à-vis du « fameux procès » que Rousseau avait lancé,
bien malgré lui, contre les arts et sciences au milieu du siècle.
Toutefois, il souligne à maintes reprises les risques que courent
les gens de lettres qui ne savent pas modérer leur travail réflexif.
Peu de savants sont nés avec « l’heureuse constitution » (SGL,
125) nécessaire pour soutenir le travail intellectuel assidu sans en
subir les conséquences fâcheuses. Comme Tissot l’indique dans
un autre ajout à l’édition de 1775, faisant allusion cette fois-ci au
non moins célèbre Voltaire : « L’exemple d’un homme illustre qui
faisait déjà de très jolis vers à l’âge de 6 ans, et qui à l’âge de quatre-
vingts ans écrit avec autant de feu et plus de gaieté qu’à celui de
trente, est un exemple peut-être unique » (SGL, 127-128). Si l’on
prend en considération la notoriété publique des ennuis de santé

13. « Je serai bien satisfait si cette respectable partie des hommes, qui se consa-
cre à l’instruction des autres, trouve ici quelques conseils dont l’observance puisse
diminuer les maux auxquels leur vocation les expose. Ils pourraient eux-mêmes
contribuer à perfectionner cet ouvrage, s’ils voulaient bien me communiquer
les observations importantes qu’ils peuvent avoir faites sur leur propre état »,
S.-A. Tissot, SGL, « préface », p. XII. Sur l’impact du livre parmi les patients
de Tissot, voir Séverine Pilloud, Les Mots du corps : expérience de la maladie dans
les lettres de patients à un médecin du 18e siècle : Samuel-Auguste Tissot, Lausanne,
éditions BHMS, 2013, p. 279-281.
62 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
du « vieux malade de Ferney », cet exemple ne fait que renforcer
la loi plus générale qui préside à De la santé des gens de lettres : la
pensée épuise ceux qui s’y livrent sans précaution aucune. Tissot va
le prouver à son lecteur en lui proposant la lecture, parfois doulou-
reuse, de nombreux cas symptomatiques.

Raconter la maladie : Tissot, peintre et écrivain


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De la santé des gens de lettres a des prétentions littéraires que lui
dicte son époque. Il est frappant de voir que Tissot parle autant
de son sujet en médecin qu’en écrivain soucieux de sa plume. Il a
parfaitement compris que l’impact de son discours médical sera le
résultat de son exposition littéraire. D’emblée donc, Tissot tient
à insister sur l’impression à causer chez le lecteur. Un seul mot
suffit pour résumer l’opération : tableau. Il s’explique ainsi dans
son précédent opuscule L’Onanisme : « La peinture du danger,
quand on s’est livré au mal, est peut-être le plus puissant motif de
correction ; c’est un tableau effrayant, bien propre à faire reculer
l’horreur14. » Animé par un souci de santé publique, Tissot utilise
à son profit cette horreur de la représentation, artistiquement
travaillée. Celle-ci est le fruit de cette première observation déjà
évoquée, qui s’inscrit dans la mémoire du lecteur comme la plus
repoussante des compositions. Alexandre Wenger précise que « les
tableaux médicaux ont par conséquent pour objectif de toucher
ces types de malade par là-même où ils pèchent15 » ; autrement
dit, l’imagination pour les masturbateurs et la réflexion pour les
érudits. De ce traumatisme intentionnellement provoqué par le
médecin dans l’esprit de celui qui le lit surgira la répétition inces-
sante des tableaux de la décomposition que donne chaque fois à
voir la masturbation dans cette galerie des horreurs qu’est devenu
L’Onanisme : « Le tableau, qu’offre ma première observation, est
terrible ; j’en fus effrayé moi-même, la première fois que je vis l’in-
fortuné qui en est le sujet. Je sentis alors plus que je n’avais fait
encore, la nécessité de montrer aux jeunes gens toutes les horreurs

14. Samuel-Auguste Tissot, L’Onanisme. Dissertation sur les maladies produites


par la masturbation (1760), Paris, La Différence, 1992, p. 169.
15. Alexandre Wenger, « La Peinture du danger : lecture, imagination et
‘‘tableau médical’’ au 18e siècle », dans Littérature et médecine, op. cit., p. 271.
« Malade de son génie... » 63
du précipice dans lequel ils se jettent volontairement16. » Dans
ce siècle qui se vide petit à petit de la peur d’un châtiment divin,
l’image froide et médicale du mort en sursis est la plus probante
des mises en garde.
Fort du succès de son Onanisme, Tissot va poursuivre sa
dénonciation de la corruption du corps sous l’effet de pratiques
qu’on désignera bientôt de « monomaniaques17 ». Désormais, il ne
s’agit plus de masturbation mais d’érudition. Avec la publication
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de la Santé des gens de lettres, Tissot n’aura de cesse de mettre en
garde les savants de toutes les générations contre ce qu’il nomme
poétiquement « l’épuisement littéraire » (SGL, 22). Voilà, pour
commencer, et pour reprendre une méthode ayant fait ses preuves
dans son précédent ouvrage, le triste « tableau » d’un jeune gentil-
homme suisse rapporté par l’ami de Tissot, M. Zimmermann,
abandonné totalement à l’étude de la métaphysique, et dont le
corps meurtri porte les stigmates :
[…] bientôt il sentit une lassitude d’esprit, à laquelle il opposa de nouveaux
efforts d’application, ils augmentèrent la faiblesse, et ils les redoubla. Ce
combat dura six mois et les sens tombèrent par une gradation insensible dans
l’état de stupeur le plus complet. Sans être aveugle, il paraissait ne pas voir ;
sans être sourd, il paraissait ne pas entendre ; sans être muet, il ne parlait
plus. Du reste il dormait, buvait, mangeait sans goût et sans dégoût, sans
demander et sans refuser. [SGL, 22]
Devenu stupide, on le crut alors incurable. On laissa là tout trai-
tement. Cet état végétatif dura une année entière. Pourtant, on lut
un jour devant lui une lettre à haute voix. Au son, il tressaillit, et se
tint l’oreille comme par douleur. On lut en haussant encore la voix
et le mal redoubla. On insista, et le sens de l’ouïe, déclare Tissot,
fut racheté par la souffrance. Il en fut ainsi des autres sens, racheté
un par un dans la douleur. Sorti enfin de la stupidité dans laquelle
l’avait précipité l’étude excessive, il fut paraît-il un des premiers
philosophes suisses. La médecine n’eut aucun effet sur ce corps, qui
se soigna lui-même de son propre mal. « Il est, dit Tissot, impossible

16. S.-A. Tissot, L’Onanisme, p. 44.


17. Terme inventé par J.-E.-D. Esquirol au 19e siècle. On peut se référer au
chapitre « Monomania » dans Jan Goldstein, Console and Classify : The French
Psychiatric Profession in the Nineteenth Century, Chicago, University of Chicago
Press, 1987.
64 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
d’expliquer ces phénomènes autrement que par le vice des nerfs, et
par l’influence que l’âme a sur eux » (SGL, 23).
Tissot alors insiste sur les rapports que l’âme, ou l’esprit, entre-
tiennent constamment avec le corps. Il s’agit d’une des premières
formulations d’un psycho-somatisme de la maladie, et d’une toute
puissance de l’esprit sur les affections du corps. Tissot en vient à
parler des affections de l’estomac dues à la réflexion immodérée.
« L’homme qui pense le plus est celui qui digère le plus mal, toutes
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choses égales d’ailleurs ; celui qui pense le moins est celui qui digère
le mieux » (SGL, 24). Les problèmes gastriques sont typiques de
l’affection mélancolique liée à la pratique assidue de la philoso-
phie. C’est ici l’équation traditionnelle, qui traverse la culture
occidentale, et qui joint à l’attitude réflexive le mal mélancolique
traduit notamment par des troubles gastriques. Tissot ajoute en
effet : « M. Boerhaave, qui vécut longtemps dans une ville où
l’on cultive beaucoup les lettres, dit que l’étude commence par
détruire l’estomac, et que si l’on y remédie, le mal peut dégénérer
en mélancolie » (SGL, 27). Pis, toujours selon cette gradation des
symptômes chère à Tissot, l’intempérance littéraire amène comme
il a pu la voir chez certains malades une perte de l’appétit, la cessa-
tion absolue des digestions, un affaiblissement général, l’amaigris-
sement, l’atrophie, les spasmes, les convulsions et la privation de
tous les sens. « La scénographie de Tissot nous restitue l’envers de
la pensée, le corps assassiné par la lettre », dit justement Chris-
tophe Calame18. Mais cette scénographie morbide n’est pas sans
cacher d’autres fonctionnalités qu’il nous faut aussi aborder.

Immortalisation et sacralisation
La longue digression que Tissot fait à l’article 12 de la Santé
des gens de lettres sur l’ami perdu M. de Brenles, disparu à l’âge
de 54 ans « avec tous les caractères de la caducité de corps la plus
complète » (SGL, 36), nous offre un autre bel exemple de la scéno-
graphie de la maladie et de la mort dans l’œuvre de Tissot, et des
différents registres utilisés par l’auteur.

18. Christophe Calame, « La Lettre qui tue », préface à S.-A. Tissot, De la santé
des gens de lettres, Paris, Éditions de la Différence, 1991, p. 14.
« Malade de son génie... » 65
Le douloureux récit de la mort de l’ami cher auquel est convié
le lecteur débute par un portrait pour le moins élogieux des
qualités intellectuelles de M. de Brenles, forces mentales uniques
qui seront la source même de la faiblesse du corps :
Si le génie le plus vaste, l’âme la plus élevée et la plus honnête, le cœur le plus
bienfaisant, l’ardeur la plus vive pour le bien public, l’imagination la plus
brillante et la plus gaie, l’esprit le plus juste et le plus aimable, les connais-
sances les plus étendues, si tous ces dons, dis-je, étaient des titres pour une
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longue vie, M. de Brenles aurait été, jusqu’à l’âge le plus avancé, l’honneur
de sa patrie, le conseil le plus éclairé et le plus intègre de ses concitoyens,
l’ennemi le plus redoutable de la chicane, un flambeau dans l’Académie, le
guide et le modèle des jeunes gens, le meilleur des amis, les délices de la
société… [SGL, 36]
De prime abord, Tissot pose très clairement le rapport antithé-
tique entre génie et vie. Selon son raisonnement, le génie prive de
la vie. De même, dans La Recherche de l’absolu, Balzac constatera-
t-il au sujet de Bathazar Claës : « Le génie n’est-il pas un constant
excès qui dévore le temps, l’argent, le corps et qui mène à l’hôpital
plus rapidement encore que les passions mauvaises19 ? » Ainsi en
est-il de Brenles, qui voit ses forces vitales disparaître à mesure
qu’il pense.
Plus précisément, Tissot, et c’est toute l’ambition médicale de
La santé des gens de lettres, met en cause le travail intellectuel comme
raison de la maladie du corps : « lors même qu’il sentait que ce travail
excédait ses forces, et qu’il en était la victime » (SGL, 36). Bien avant
l’apparition du terme juridique fréquemment utilisé aujourd’hui,
Tissot met en scène la « pénibilité du travail », non pas manuel mais
intellectuel. Tissot insiste : « Sa santé dut nécessairement souffrir de
tant de travaux, dans lesquels il portait toujours ce feu qui lui était
naturel ; il y a longtemps qu’elle avait commencé à s’altérer : une
maladie violente qu’il eut à Berne, il y a plusieurs années, après un
travail pénible dans un voyage entrepris pour les intérêts du public,
lui portèrent une atteinte dont elle ne s’était jamais entièrement

19. La Comédie humaine, vol. X, p. 672. Sur cette question, voir Josué V.
Harari, « La Recherche de l’absolu : The Pleasures of Science and the Pains of
Philosophy : Balzac’s Quest for the Absolute », Yale French Studies, n° 67, 1984,
p. 135-163.
66 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
remise » (SGL, 38). Tissot cherche alors les raisons qui peuvent avoir
déclenché la mort précoce du cher ami :
Sensible, comme il l’était, aux charmes de l’honnêteté et de la vertu, il a peut-
être été souvent trop affecté de tout ce que bien des gens, vus de près dans les
matières d’intérêt, offrent de révoltant à l’homme vrai et droit, dont la vue
de la méchanceté déchire le cœur, comme la cause physique de la douleur
déchire les nerfs. […] Des accès de fièvre irrégulière, qui n’étaient que les
vains efforts d’une nature luttant contre les désordres que cause, dans toute la
machine, un affaiblissement aussi total, l’attaquèrent en Valais ; il revint chez
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lui, et chaque accès enlevant une partie de ses forces, il résista peu et finit
tranquillement, sans aucune agonie, en se félicitant d’entrer dans une sueur
qu’il crut salutaire et qui fut le dernier effort de cette nature épuisée par les
seuls travaux de la tête. [SGL, 38]
Mais si Tissot met particulièrement bien en lumière la respon-
sabilité du travail (intellectuel) dans la cause du décès, il n’en
interroge pas moins la valeur même de ce travail. Car ce travail
répété et intensif de la tête, cet « abus de la pensée » qui conduit
à la mort en provoquant un affaiblissement du corps, a un but
collectif. Autrement dit, si M. de Brenles meurt, c’est pour le
bien de la société, et non dans un souci de reconnaissance person-
nelle. Cela donne alors au récit de cette perte inestimable un ton
hagiographique surprenant. Le portrait exécuté par Tissot de cet
homme d’exception a tout du saint. Il s’agit du récit de la vie d’un
« saint » laïc, que le long martyre vient conclure. Nous sommes ici
de plain-pied dans le registre de l’hagiographie, une hagiographie
qui concerne un savant qui porte toute son énergie à la recherche
du bien public, loin de préoccupations purement égoïstes20.
Par cette scénographie particulière de la maladie d’un ami au
destin exceptionnel, Tissot sacralise ; il remplace le saint par le
savant, nouvelle figure sacrée du siècle des Lumières, d’un abandon
de soi au péril de sa santé, pour le bien général, et qui ouvre sur la
dimension sacrificielle de son décès, si l’on s’en tient aux « derniers
mots » du portrait brossé par Tissot, et que ce dernier n’hésite pas à
restituer pour le lecteur : « Cette crise fera grand plaisir à mon ami,
furent ses derniers mots ; il expira en finissant de les prononcer »
(SGL, 38). Comment ne pas comprendre ces dernières paroles

20. Sur l’hagiographie des savants, voir particulièrement Dinah Ribard, Racon-
ter, vivre, penser : histoires de philosophes, 1650-1766, Paris, Vrin, 2003.
« Malade de son génie... » 67
d’un homme condamné comme un don du corps à la science, dans
l’optique d’une meilleure connaissance des maladies humaines ?
Car, cette mort, si injuste soit-elle, a valeur de savoir, et permet à
Tissot d’en tirer un savoir. Pour reprendre une formule de Sabine
Arnaud qui sied parfaitement au texte tissotien, « le récit est le
format qui permet de garder une trace du cas, la configuration
narrative est l’instrument de l’élaboration d’un savoir21 ».
Face à l’exemplarité, moins du cas lui-même que du patient,
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Tissot ne s’excuse pas moins auprès du lecteur de n’en faire qu’un
portrait imparfait : « Qu’on pardonne à ma juste douleur ce
portrait faible, et déplacé peut-être, d’un ami bien digne d’être
peint mieux et plus en détail… » (SGL, 39). Aussi, par un subtil
glissement d’un type de registre à un autre, au phénomène de
sacralisation du savant par l’homme de médecine vient s’ajouter
celui de l’immortalisation. En effet, Tissot sacralise et immorta-
lise son ami M. de Brenles. Pour ce faire, et non sans surprendre
le lecteur, Tissot se lance dans une passionnée défense et illustra-
tion de l’éloge littéraire : « Voilà les hommes qu’il faudrait faire
connaître aux autres hommes ; voilà le véritable savant, celui qui
n’a acquis les connaissances les plus étendues que pour les faire
servir au bien général ; voilà par là-même celui que les lettres
doivent célébrer » (SGL, 40).
Cette profession de foi du médecin devenu écrivain – c’est-à-
dire celui qui, s’il n’a le pouvoir de sauver, a le pouvoir d’immorta-
liser, Tissot la poursuit, l’amplifie même :
Présenter, comme modèles, les morts dignes d’en servir, leur rendre un juste
tribut d’admiration, de reconnaissance et de regrets ; exciter, par cet hommage,
chez ceux qui leur survivent, l’émulation de la gloire et de la vertu, émulation
qui seule mène à tout, et qui devrait être la base de tout système d’éducation,
voilà sans doute quel est ou quel doit être le but de tous les éloges funèbres ;
et qui y aurait plus de droit que l’illustre ami dont la perte me sera toujours
récente, et dont il m’a été doux de m’occuper un moment avec des lecteurs que
j’aime à supposer capables de sentir cette perte. [SGL, 41]
Cet aparté dans le livre de médecine que se veut être la Santé
des gens de lettres est indicatif à plus d’un titre. Il souligne l’ambi-
tion littéraire cachée du texte et révèle les motivations profondes

21. Sabine Arnaud, « Une Maladie indéfinissable ? L’hystérie, de la métaphore au


récit, au 18e siècle », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, n° 1, 2010, p. 73.
68 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
de Tissot. Un jeu s’instaure entre l’auteur et le lecteur, disciple et
ami. Tissot soigne, Tissot guérit parfois, mais Tissot écrit, aussi,
Tissot éduque. Éducation du corps, dans une exposition du mal
et de son remède, mais aussi éducation du cœur et de l’esprit,
dans l’émulation provoquée par le récit de cas extraordinaires. Si
le génie est, à dose excessive, un poison qui tue le corps, il est tout
autant un remède aux maux de la société, de la civilisation. Le
génie acquiert une valeur de « pharmakon », dont le corps humain
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pâtit, mais dont le corps social bénéficie22. Tissot exprime avec
subtilité ce double mouvement, moins contradictoire que complé-
mentaire, d’une pensée homicide et salutaire, que Balzac reprendra
à son compte dans La Comédie humaine.
Au-delà donc du registre hagiographique qui ouvre l’article,
Tissot vise le registre panégyrique qui clôt ce même article. À l’aide
de procédés stylistiques et rhétoriques, le texte de Tissot immor-
talise celui qui vient de mourir. Tissot, à travers la mise en récit
patiente et rigoureuse de la maladie, de ses causes et de ses consé-
quences, offre l’immortalité à celui qui meurt dans la douleur. Le
sacrifice de sa personne n’est inutile ni pour la société qui a pu
profiter de ses qualités intellectuelles, ni pour le lectorat qui peut
tirer de son exemple matière à réflexion et à émulation.
En définitive, cette double sacralisation/immortalisation d’une
figure publique malheureusement disparue cache sans doute une
tension interne non résolue chez Tissot entre le médecin et l’écrivain,
entre l’homme de sciences qui ne peut promettre au corps la vie éter-
nelle, et l’homme de lettres qui, s’il n’a pas la connaissance médicale
suffisante pour atténuer la douleur, offre à l’individu, devenu person-
nage de fiction, la possibilité de survivre à travers les âges.

L’autopathographie, entre théorisation


et valorisation du savoir médical
Sabine Arnaud dit à juste titre du médecin devenu écrivain :
« Devant le patient, il n’est plus face à un corps, il est face à un

22. Sur cette question primordiale, voir le classique Jean Starobinski, « Le
Remède dans le mal : la pensée de Rousseau », dans Le Remède dans le mal. Criti-
que et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989.
« Malade de son génie... » 69
personnage23. » Qu’en est-il alors, lorsque le patient n’est autre
que le médecin lui-même ? Tissot pousse la confidence au lecteur
jusqu’au point de raconter non plus la maladie, mais sa maladie24.
En effet, à l’article 85, alors que l’ouvrage touche à sa fin, il se
trouve un passage absent de la première édition de 1768, où Tissot
se met lui-même en scène. Désirant prouver l’efficacité d’un trai-
tement des maux d’estomac par l’usage d’eaux minérales, il se met
à nu et raconte sa propre maladie, sur le mode bien connu de ce
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siècle de la confession. Tissot devient à la fois médecin, patient, et
personnage. Il est, à ce moment de l’ouvrage, sujet de la narration
et de l’expérimentation.
Mon estomac s’était affaibli insensiblement, peut-être d’abord par un peu
trop de travail, et ensuite d’une façon plus marquée à la suite de deux mala-
dies inflammatoires violentes en 1770 et 1771. Je ne digérais plus rien sans
douleur, et si je ne me bornais pas à la plus petite quantité des aliments les
plus digestibles, ou les douleurs étaient très vives et duraient, ou je rendais les
aliments presque d’abord après les avoir pris, et j’étais presque toujours dans
un état de malaise. [SGL, 229]
Nous avons ici une narration d’observation parfaite, avec
la peinture du mal, accompagnée de ses causes et de ses symp-
tômes. Comme pour le cas de M. de Brenles, le travail excessif
est à nouveau mis en cause, avec, en sus, la présence de maladies
inflammatoires. Toutefois, au mal qui l’accable, Tissot applique
un de ses propres remèdes, la boisson de diverses eaux minérales :
« … je dois le rétablissement de mon estomac à cette boisson, à
la cessation presqu’entière du travail pendant onze semaines, à la
longueur de la route que je prolongeai beaucoup au retour, au
grand usage du cheval pendant tout le temps que je fus à Spa,
et à la régularité du régime que j’y observai » (SGL, 229). Il y a,
contrairement au cas de Brenles, succession ici du récit de l’ob-
servation et du récit de la guérison. Le récit du cas pathologique
est réduit à sa plus simple expression, et l’importance semble être

23. Arnaud, « Une Maladie indéfinissable ? », p. 78.


24. Sur l’autopathographie pratiquée par les penseurs de la période pré-mo-
derne, voir les pages que Michel Beaujour consacre à Cardan dans Miroirs d’encre :
rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, 1980, p. 316-319 ; et « L’Autobiographie »,
dans Sabine Arnaud, L’Invention de l’hystérie au temps des Lumières (1670-1820),
Paris, éditions EHESS, 2014, p. 106-116.
70 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin
accordée à la guérison suite à l’analyse du mal et à l’application du
remède approprié.
Le procédé stylistique est ici intéressant à double titre. Il a
d’abord pour fonction de sympathiser avec le lecteur, en lui disant,
par l’anecdote, « moi aussi, je suis malade, je ne suis pas exempt
des maux dont souffrent mes patients ». Mais il a aussi valeur de
publicité (je me suis guéri sous l’action de mes propres soins).
Tissot s’identifie donc au lecteur malade qui le lit ; le médecin
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est un patient comme les autres. Mais, en même temps, par le
récit enchâssé du mal et du remède, il valorise son propre statut
d’expert. L’analyse des symptômes, le traitement approprié qu’il
nécessite, la rapidité de la guérison suite à la bonne application du
remède, a valeur d’exemplarité. Patient et médecin à la fois, auteur
et personnage du même ouvrage, Tissot semble donc tirer tous les
bénéfices d’une exposition de la maladie et de sa guérison, non
sans muer la confession en autoglorification.

à la lecture de ces passages différents mais révélateurs de la Santé


des gens de lettres, on voit donc s’effectuer un glissement d’un type de
registre à un autre, par l’utilisation de techniques d’écriture appro-
priées, de l’hagiographique au panégyrique, puis au biographique,
pour ne citer que les plus saillantes. Voilà sans doute une spécifi-
cité de l’écriture de Tissot, qui marie les genres rhétoriques, dans
une optique de construction d’un savoir médical, mais aussi dans
une optique esthétique indéniable. Car, de tous les cas rapportés
par Tissot, que ce soit ceux d’inconnus, de proches, de célébrités,
ou de lui-même, que ce soit dans le choix calculé des lettres de
lecteurs insérées dans le texte, nous assistons ici à une reconnais-
sance de la souveraineté de l’écriture dans le récit de la maladie. En
fin de compte, De la santé des gens de lettres demeure une œuvre de
littérature, dans un siècle qui en compte tant de remarquables, et
de remarquées. Sur une scène médicale largement littérarisée, Tissot
veut se faire une place de choix, et laisser à la postérité l’image d’un
médecin compétent comme d’un homme de lettres influent.
En prolongeant notre réflexion, c’est ici que le récit ultérieur
de Louis Lambert est tout à fait emblématique de l’opération qui
s’effectue du 18e au 19e siècle, de Tissot à Balzac, dans le rapport
toujours complexe qu’entretient science et récit. Balzac, à l’inverse
« Malade de son génie... » 71
de Tissot, n’a plus besoin du patient pour raconter la maladie. Par
la simple puissance de son écriture, il est désormais capable de
mettre en scène un personnage de fiction, Louis, qui devient lui-
même patient, « malade de son génie… », puis hissé au rang de
cas clinique25. Dans cette constante mise en scène de la maladie qui
occupe tant la médecine que la littérature de l’époque, on assiste
alors, en prenant comme repères chronologiques Tissot et Balzac,
à un mouvement de « littérarisation du médical » (propre à l’es-
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thétique tissotienne) vers celui de « médicalisation du littéraire »
(propre à l’esthétique balzacienne). Si le lecteur du 18e siècle avait
accès, grâce à un texte comme De la santé des gens de lettres, au récit
plus littéraire que clinique de la maladie, combien de romans au
19e siècle mettent en scène des personnages de fiction devenus cas
cliniques, Louis Lambert chez Balzac, mais aussi Emma Bovary chez
Flaubert, quelques Rougon-Macquart chez Zola, des Esseintes chez
Huysmans, et bien d’autres encore, développant ainsi une scénogra-
phie remarquable de la maladie dans la littérature moderne.
Au terme de ce long parcours, c’est sans aucun doute Physidor,
l’un des médecins balzaciens des Martyrs ignorés, qui résume avec
acuité le danger contenu dans l’acte de penser : « La pensée est plus
puissante que le corps, elle le mange, l’absorbe et le détruit ; la pensée
est le plus violent de tous les agents de destruction, elle est le véri-
table ange exterminateur de l’humanité, qu’elle tue et qu’elle vivifie,
car elle vivifie et tue ». Quelle solution préconiser pour l’individu,
face à un tel danger ? Physidor lui-même semble la suggérer tandis
qu’il cite l’exemple d’un homme qui, au moment du récit, est âgé de
127 ans. À la brûlante question du secret de sa longévité, Physidor
répond, sans la moindre hésitation : « Il n’a jamais pensé26. »

Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin

25. La précision du traitement clinique de ce personnage de fiction sera


d’ailleurs saluée par le monde médical, Louis Lambert obtenant une « fortune
psychiatrique considérable ». Juan Rigoli, « L’Aliénisme, entre science et récit (de
Pinel à Balzac) », Littérature, vol. 109, 1998, p. 11.
26. Honoré de Balzac, Les Martyrs ignorés, dans Honoré de Balzac, La Comédie
des Ténèbres, Paris, Omnibus, 2006, p. 967-972. Sur les risques liés à la monomanie
chez Balzac, voir Ronan Y. Chalmin, « Orgasme : Pour une érotique de l’or dans
Facino Cane de Balzac », Romanic Review, vol. 102, n° 1-2, 2011, p. 201-216.

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